"Pratique(s) et pas commode"- mémoire - Diplôme supérieur Design - ©Léonie Bonnet - Juin 2018

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Note au lecteur Nous abordons ce mémoire de recherche à partir de quatre entrées apparaissant sous la forme de quatre livrets distincts : le désengagement de l’usager vu sous l’angle de l’usage, le désengagement physique, le désengagement de la pensée et enfin le sujet dans sa globalité mis à l’épreuve par la pratique en design. La cartographie ci-après fait le lien entre ces chapitres.


Les pièces de ce coffret présentent un mémoire de recherche en design mené sous la direction de Julien Borie & Laurence Pache en 2017-2018 dans le cadre du Diplôme Supérieur des Arts Appliqués en design écoresponsable, option design de produit, Cité Scolaire Raymond Loewy - Pôle Supérieur de Design de Nouvelle-Aquitaine à La Souterraine.




Avant-propos Depuis que j’étudie le design, j’ai toujours trouvé étrange la distance qui existe entre mes études et le quotidien. La discipline du design, telle que je l’envisage, me semble être celle d’induire des comportements vertueux par le biais d’objets et ainsi, de réfléchir sur la façon de « bien-vivre » des gens entre eux. Les objets, au sens large, influencent nos modes de vie et nos mœurs, pourtant il semble que nous n’ayons pas un rapport conscient envers eux lorsque nous les utilisons. Qui se demande si un objet peut avoir des conséquences néfastes sur l’environnement ? Il semble que les objets ne reçoivent un peu d’attention, de manière ponctuelle, seulement lorsqu’ils ne remplissent pas leur promesse de fonctionnement et qu’une frustration se fait sentir chez les usagers. Maintenant que j’en viens à questionner le design et la raison pour laquelle je m’engage dans cette pratique, je me demande de quel design nous avons besoin aujourd’hui. Les questions qui m’animent sont de savoir si le design a le pouvoir de repenser les objets quotidiens au point d’induire des comportements plus responsables et par quels moyens il peut s’exercer dans ce but, sans pour autant décider des façons de vivre à la place des destinataires des objets. Je pense qu’il est important que le design projette des objets qui investissent les individus, les questionnent et leur permettent de s’engager au travers de la pratique de leur environnement matériel. Il est tout aussi important de refuser la conception d’objets à entreposer ça ou là qui poussent les usagers à ne s’intéresser qu’à l’image qu’ils dégagent. C’est à mes yeux un enjeu sociétal majeur aujourd’hui, sinon, à quoi bon pratiquer le design ?

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7h10 : top chrono sortir la capsule du tiroir l’insérer refermer vérifier le réservoir d’eau enfoncer la touche on à peine le temps de s’habiller que le café est déjà prêt faire un brin de toilette enfiler ses chaussures boire son café chercher ses clés 7h25 : pile à l’heure.


Introduction Cet appareil est si simple et rapide. Oui mais… où est passé le plaisir de la préparation du café dans cette expérience ? Certes l’utilisation de cet appareil ne nécessite que très peu de gestes de la part de l’usager. Cela vaut pour la plupart des appareils domestiques utilisés aujourd’hui. Les appareils sont des objets servant une ou plusieurs fonctions en particulier. Ils ne nécessitent pas la manipulation des usagers, voire ils tendent à l’automatisme. Ils leur permettent de déléguer des pratiques, telles que faire le ménage ou la cuisine et ils sont ainsi la promesse d’un gain de temps, d’une certaine praticité et de confort dans l’utilisation. Cependant, si nous changeons de point de vue, nous pouvons affirmer qu’ils appauvrissent totalement l’expérience des usagers. Dans l’utilisation des appareils, ceux-ci se désengagent et sont mis à distance par l’incompréhension du fonctionnement. Comment peuvent-ils s’intéresser à ces objets et se rendre compte que la façon dont ils ont été dessinés oriente complètement leur comportement, jusqu’à le déresponsabiliser ? Sur le plan pratique, si les appareils se détériorent ou se cassent, les usagers ne peuvent pas les réparer. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils produisent des déchets quotidiens en insérant cette capsule de café dosé, qui passe de la boîte noire de l’appareil au trou noir de la poubelle. Ils ne prêtent pas non plus attention au fait qu’avec cette capsule, ils ne touchent à aucun moment le café qu’ils vont boire et qu’ils payent quatre fois plus cher. Ils ne réalisent pas non plus que, s’ils n’avaient pas un accès immédiat à l’électricité, ils ne

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pourraient pas boire ce café. Ils ne se questionnent pas ainsi sur le sens de ce comportement et s’ils ont vraiment besoin de cet appareil et tout ce qu’il engendre pour la simple action de préparer un café. Les usagers auraient-ils de moins en moins d’emprise sur leurs actions quotidiennes avec l’utilisation des appareils ? Les designers encourageraient-ils ce manque de contrôle en dessinant des appareils, pourtant admis comme des incontournables d’un certain confort de vie ? Ils dessinent des objets qui conditionnent les expériences des individus, dès lors, leur responsabilité est en jeu. Peuvent-ils décider d’investir ou au contraire d’exclure les usagers dans l’utilisation de l’objet ? Peuvent-ils leur permettre d’avoir le contrôle sur leurs actions quotidiennes ? Nous pensons qu’il est nécessaire aujourd’hui de repenser l’expérience des usagers dans l’utilisation des appareils domestiques, c’est-à-dire faire en sorte qu’ils puissent avoir une pratique libre avec les dispositifs. Nous appelons dispositif l’objet qui n’est pas un appareil, qui est ouvert à des libertés d’utilisation. Il est important de replacer des expériences concrètes dans l’utilisation en impliquant physiquement les individus afin de les mener à être attentifs et à engager des comportements responsables. Cela peut-il s’exercer s’ils demeurent détachés de leurs actions ? Il sera question de chercher à engager l’individu dans le dispositif domestique par le moyen des gestes, combinant l’implication physique et la pensée, tout en questionnant l’apport de possibilités de pratiques libres et non orientées en amont. En somme, nous chercherons à réduire la mise à distance entre l’usager et l’appareil pour qu’il puisse s’en sentir responsable, car, en effet, il paraît impossible de porter une attention active à un objet dont le fonctionnement


est inaccessible et qui ne produit pas d’enrichissement sur le plan de la connaissance et des pratiques. D’un point de vue pragmatique, il est nécessaire de permettre aux usagers d’avoir la mainmise sur le dispositif qu’ils utilisent, ne serait-ce que pour pouvoir le réparer s’il devient hors d’usage d’une part, de générer moins de déchets, donc accepter la nécessité d’avoir des objets durables d’autre part. Il s’agira de questionner d’abord l’expérience qu’ont les usagers dans l’utilisation des appareils domestiques et chercher en quoi les designers seraient à même de les impliquer dans l’utilisation de dispositifs. Nous chercherons ensuite des moyens permettant d’engager les usagers dans des pratiques. La réflexion développée dans cette recherche prend place dans l’univers domestique, ce lieu où les usagers répètent quotidiennement des actions sans se questionner sur celles-ci, tant la routine est présente au détriment de l’attention et de la pensée critique.

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Lexique L’appareil est l’objet servant une fonction en particulier, dont l’usage est prévu et qui ne nécessite pas la manipulation de l’usager, voire qui tend à l’automatisme. Le dispositif, terme issu de dispositum, disponere (latin) qui désignent l’action de mettre en ordre, est l’ensemble d’éléments ou de pièces agencées dans la recherche d’un but. Il soulève la possibilité de plusieurs objets ou plusieurs pièces.

L’usage désigne l’action de se servir d’un objet, de l’utiliser dans un but prédéterminé et de manière habituelle, sans y prêter d’attention.

La pratique, de practice et praxis (latin) qui désignent respectivement la vie active et l’action, se rapproche de la notion d’action et de la conscience dans l’action. La pratique évite l’assignation de l’usage à une façon unique et prédéterminée d’utiliser l’objet. Elle permet l’ouverture de l’objet à une multitude de façons d’utiliser qui ne sont pas déterminées à l’avance mais laissées comme des potentialités d’actions.

D’après Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française et le Centre national des ressources textuelles et lexicales (CNRTL).

La Super-lecture désigne la compréhension et la connaissance supérieure d’une action, d’un comportement ou d’un objet. L’engagement est la participation active de l’usager, de manière physique et au niveau de la pensée et de l’attention.

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Chapitre

Reprendre le contrôle La Simplicité désigne à l’origine un élément « qui est facile à comprendre » et « qui est facilement utilisable ou réalisable ».

La Technologie est définie comme une « technique ou ensemble de techniques ». Par rapport à la technique, elle gagne en richesse et en complexité dans les moyens mis en œuvre. Technologie est utilisé lorsqu’il y a une rupture dans la compréhension de l’objet, lorsqu’il devient complexe voire inaccessible dans sa forme et dans son fonctionnement pour l’usager lambda qui l’utilise. L’automatisation est le processus de remplacement de l’usager par l’appareil pour réaliser des actions plus efficacement. S'exténuer signifie réduire au sens d'affaiblir ou d'amoindrir les forces d'une personne ou d'un objet. Simuler indique « faire apparaître comme réelle une chose qui ne l’est pas ».

Démiurge est initialement issu de Platon dans Timée, renvoie à Dieu et à sa position supérieure d’ordonnateur de l’univers. Il s’agit ici du sentiment de supériorité de l’usager.

Le geste des latin gestus et genere, traduit une manière de faire ou une attitude. Le mouvement, au contraire, désigne la faculté de se mouvoir dans l’espace ou de bouger une partie du corps. Il n’est pas toujours conscient.


Chapitre

réduire la distance L'affordance (du terme anglais to afford : être en mesure de faire quelque chose) signifie « la capacité d'un objet à suggérer sa propre utilisation ». Cette notion est devenue un terme utilisé en ergonomie et en design d'expérience utilisateur pour qualifier l'intuitivité des usages générée par une forme communicante. (D'après Le bloc-notes UX ; Expérience Utilisateur)

La Fascination désigne un effet plaisant d'attirance et de séduction. Le Mystère au sens de ce qui n'est pas connu ou inexplicable. L'aliénation est entendue au sens de dépossession, de perte de maitrise de ses actes, de perte de libertés d'agir ou de penser. La visibilité est la possibilité pour un objet d'être vu. LA Lisibilité désigne la capacité pour un objet d'être perçu et sa capacité à être facilement compris. C’est en somme comprendre le fond par la forme. Induire désigne « amener ou tâcher d'amener à, influencer ou provoquer ». Orienter signifie « disposer, tourner dans telle ou telle direction, remettre sur le bon chemin, influencer ». Nous entendrons induire au sens de guider ou accompagner l'usager, orienter indiquera le fait de diriger et d'inciter, au sens de prendre une décision à la place de l'usager.

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Chapitre ouvrir

les usages

L'« instrument » selon Pierre-Damien Huyghe est ce qui est assigné à un usage, par opposition à l'« appareil » qui est une « disposition technique ouverte à des possibilités », qui contient des possibilités de réglages. Consommer est le fait de mener un élément à son terme, de l'user, de le faire disparaître après l'usage. La déprise signifie « se détacher de », « s'écarter ». Ce terme est utilisé pour qualifier la renonciation des personnes âgées à exercer certaines activités quotidiennes. LE « scrolling » désigne l'action de faire défiler des informations sur un smartphone, notamment issues des réseaux sociaux, sans vraiment prendre le temps de s'y intéresser. L'« ontophanie » est l'apparition de l'être ou la réalité telle qu'elle apparaît (Terme employé par Stéphane Vial dans L’être et l’écran.)


Chapitre Pratiques

de la préparation

L’établi désigne d’abord une table longue et étroite, sur laquelle travaillent des ouvriers et artisans. Le terme est proche de s’établir (de stabilire en latin, stable) qui signifie l’action de s’installer dans un lieu pour un temps déterminé. Un élément qui est établi signifie qu’il est instauré de manière durable. Le terme établi exprime pour nous l’objectif de la construction de la tâche et l’attention portée à la tâche au travail. LE slow food s’est imposé, depuis les années 1980 d’abord en Italie puis dans le monde, comme un mouvement d’ampleur politique. Il lutte contre la disparition de cultures culinaires locales et traditionnelles, et contre l’accélération des modes d’alimentation (la junk food et la nourriture « prête à la consommation » comme les plats préparés). Il promeut l’importance de manger des aliments locaux provenant de petits producteurs et, enfin, il s’attache à rendre les usagers conscients des produits qu’ils mangent, de leur provenance et de la façon dont leurs choix alimentaires peuvent avoir des conséquences écologiques et sociales importantes à prendre en compte. (source : slowfood.com)

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Bibliographie OUvrages Alexandre Victor, Objets, actes et design dans La critique en design, contribution à une anthologie, Jollant Kneebone Françoise (sous la dir. de), 2003 éditions Chambon, isbn : 978-2-87-711257-4 Aristote, Parties des animaux, 1995 éditions flammarion, isbn : 978-2-08-070784-0 Baudrillard Jean, Le système des objets, 1968 éditions gallimard, isbn : 978-2-07-028386-6 Carré François, Danger sédentarité, 2013 éditions cherche midi, isbn : 978-2-74-913512-0 Côme Tony, Pollet Juliette, (sous la dir. de.), L'idée de confort, une anthologie, Paris, 2016 éditions b42 cnap, isbn : 978-2-91-7855-73-7 Comte Hubert, Le paroir, la compagnie des outils, 1983 éditions desforges. Crawford Matthew, L'éloge du carburateur - essai sur le sens et la valeur du travail, (2009), Paris, 2010 éditions la découverte, isbn : 978-2-7071-6006-5 Crawford Matthew, Contact, pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, (2015), Paris, 2016 éditions la découverte, isbn : 978-2-7071-8662-1 Dean Tamara, The human-powered home - choosing muscles over motors, 2008 new society publishers, isbn : 978-0-86571-601-8


Delerm Philippe, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, 1997 éditions gallimard, isbn : 2-07-074483-3. Flamand Brigitte, (sous la dir. de), Le design, essais sur des théories et des pratiques, (2006), Paris, 2013 co-éditions ifm - éditions du regard, isbn : 978-2-91-4863-27-8 Huyghe Pierre-Damien, À quoi tient le design - Entretiens ; À quoi tient le design - Poussées techniques conduite de découverte, 2014 de l'incidence éditeur, isbn : 978-2-918193-23-4. Laizé Gérard, Loeb Frédéric, (avec la collaboration de) Waché Olivier, Se nourrir – de la nécessité à la convivialité, 2010 coédition via – distill, isbn : 978-2-9524628-9-1 Linhart Robert, L’établi, 1981 les éditions de minuit, isbn : 978-2-7073032-9-5. Rey Alain, Dictionnaire historique de la langue française, 2012 le robert, isbn : 978-2-32-100067-9. Séris Jean-Pierre (1994), La technique, 2013 presses universitaires de france, isbn : 978-2-13-062847-7 Simondon Gilbert, Du mode d'existence des objets techniques, (1958), 2012 éditions aubier, isbn : 978-2-7007-0428-0 Vial Stéphane, L'être et l'écran - comment le numérique change la perception, Paris, 2013 presses universitaires de france, isbn : 978-2-13-062170-6 17


Catalogues, revues Geel Catherine, Stiegler Bernard, Quand s’usent les usages, une pratique de la responsabilité…, in Azimuts n°24 édition revue azimuts, août 2005, isbn : 2-912-808-16-2 Tracie McMillan, Le Tigre affamé - Les besoins croissants de la Chine transforment son agriculture et celle du monde, in National Geographic, avril 2018 ng france, issn : 1297-1715

articles numériques Arnaud Wilfried, Harmand Florian, Automatisation, l'érosion des savoirs, 2015, controverse.co/automatisationsavoirs (consulté en juillet 2017) Guillaud Hubert, La tyrannie de la commodité, Blog Le Monde, 24 mars 2018, internetactu.blog.lemonde. fr/2018/03/24/la-tyrannie-de-la-commodite (consulté en mars 2018)

Films et documentaires Julé Sylvain, Le Tulle-Neyret Clément, Roussilhe Gauthier Design for ethics, 2017 Tati Jacques Mon Oncle, 1958. Charlie Chaplin, Les Temps modernes, 1936


Sites internet CNRTL (Centre national des ressources textuelles et lexicales), cnrtl.fr (consulté en décembre 2017) JT de 13h, France 2, diffusion le jeudi 9 novembre 2017, francetvinfo.fr Le bloc-notes UX , Expérience Utilisateur, blocnotes.iergo.fr (consulté en décembre 2017) Slowfood.com (consulté en mars 2018)

iconographie gabymel.com mirkoihrig.com benjaminmazoin.com mayapedal.org isabelledaeron.com newtonespresso.co.nz larevuedudesign.com fairphone.com christoph-thetard.de antoinepateau.fr studiogorm.com Ulian Paolo, L’essenza e l’eccesso, 2013 (corraini edizioni, isbn : 978-88-7570-401-8) ecal.ch tourdefork.net ideo.com philcuttance.com heka-lab.com

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Remerciements Je remercie tout particulièrement mes codirecteurs Julien Borie et Laurence Pache pour leur implication, leurs conseils avisés et leur disponibilité qui m’ont permis d’enrichir cette recherche. Merci aussi à l’ensemble de l’équipe pédagogique du DSAA pour leurs apports et pour la qualité de leurs enseignements qui nous ont permis de nous ouvrir à des horizons nouveaux. Merci à mes camarades de classe et à Clément pour leur soutien.



Conception graphique : Léonie Bonnet Typographies : Andralis, Azo Sans. Papiers : Amber 90g, Rives sensation gloss 270g.

Achevé d’imprimer en mai 2018 par Agi Graphic à La Souterraine. Mémoire édité en 12 exemplaires dans le cadre du diplôme Supérieur des Arts Appliqués en design écoresponsable du Pôle supérieur de design de Nouvelle-Aquitaine, Cité scolaire Raymond Loewy à La Souterraine. Nous avons entrepris les efforts nécessaires pour contacter les ayants droits des images reproduites. Si malgré notre vigilance, des omissions se vérifient, merci de nous contacter. Nous ne manquerons pas d’ajouter les mentions nécessaires pour les prochaines éditions de l’ouvrage.



Pr atique(s) et pas commode Mémoire de recherche en design Léonie Bonnet - DSAA 2017-2018


Reprendre le contrôle



Reprendre le contrôle



sommaire

1. Une promesse de confort

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2. La perte de contact matériel

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3. L'illusion de maîtrise

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4. S'engager

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Conclusion

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fig.1. Moulinex libère la femme , 1957, © DR.


1. Une promesse de confort Appareil et indépendance L’appareil, dans l’espace domestique, apparaît avant tout comme un moyen de gagner du temps et de faciliter l’action. Dès les années 1960, les appareils électroménagers, par la réduction de l’intervention de l’usager et de l’effort nécessaire à l’utilisation, apparaissent comme un moyen de libérer les femmes de leur condition de ménagère fig.1 : ils les libèrent des tâches quotidiennes et leur permettent de gagner du temps dans la préparation des aliments pour pouvoir se consacrer à une autre activité. Aujourd’hui encore, on ne peut nier les bénéfices en termes de praticité des appareils électroménagers. Par exemple, la préparation d’un café par le biais d’une machine Nespresso est autonome et presque instantanée. L’utilisation de cet appareil, comparé à une cafetière italienne classique, libère l’usager de la tâche de doser le café, chauffer l'eau, attendre que le café infuse et éteindre le feu avant que le café ne brûle. Avec cet appareil, l'usager peut se consacrer à faire et à penser à autre chose pendant le temps de préparation.

Simplifier l’utilisation *  Voir le lexique dans le livret Note au lecteur.

Là où il y avait un effort dans la façon de procéder lors de l’utilisation, il y a un gain de facilité et de simplicité *. Stéphane Vial, à propos de l’envoi d’un courrier numérique, dont l’écriture et l’envoi s’exercent au travers d’un appareil (smartphone ou ordinateur) qui relève de la technologie, * dit que, en plus d’être envoyés bien plus rapidement

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1. Stéphane Vial, L'être et l'écran, comment le numérique change la perception, page 237.

Stéphane Vial (1975) est philosophe et enseignantchercheur à l’Université de Nîmes, spécialisé dans la recherche en design et dans les cultures numériques.

que le courrier postal, les courriels sont un moyen beaucoup plus facile, plus instantané et plus aisé de communiquer. En effet, dans l’envoi postal un effort est à fournir dans le fait de trouver un stylo et du papier, s’appliquer à écrire, mettre le courrier sous pli, coller un timbre, sortir pour trouver une boîte aux lettres, sans parler du délai d’acheminement 1. Stéphane Vial exprime l'instantanéité avec la suppression de tous les médiateurs, ces objets, ces personnes et ces actions nécessaires à l’acte de communiquer par lettres, qui ne sont plus indispensables avec l'utilisation de l'appareil. La suppression de cette médiation se rapproche de la suppression des étapes de préparation du café avec la machine Nespresso. Les usagers ont la sensation de gagner en efficacité dans le résultat et dans le temps passé à la préparation. Dans la cuisine, cette sensation de gain de temps, en apparence positive, est liée au fait de défaire les usagers du poids des produits qu'ils mangent et de la préciosité des ressources alimentaires consommées dans un monde fini. L'idée de Progrès a contribué à générer ce détachement : boire du café de manière banale et aisée grâce à l'appareil ne permet pas de se rendre compte du poids écologique qu'engendre cette consommation.

Une condition nécessaire au bien-être La libération de l’usager, le gain de temps et l’instantanéité de l’action apparaissent comme des promesses de confort, au sens de vivre mieux. Les appareils domestiques deviennent alors la condition indispensable du bien-être car « Qualifié de moderne, postmoderne ou ménager, il est aussi une science, la domotique – et, tout autant que


2. Jacques PezeuMassabuau, Éloge de l’inconfort, dans L’idée de confort, une anthologie Du zazen au tourisme spatial, 2016, page 55.

3. Jean Baudrillard,   Le système des objets, 1968, pages 68-69.

Jean Baudrillard (1929-2007) était un philosophe français. Il est connu pour son étude des modes de médiation et des signes de la société contemporaine, notamment autour de la société de consommation.

l’architecte ou le décorateur, c’est l’ingénieur qui le conçoit, le projette, le procure. » 2 Le confort qui apporte la qualité de vie est lié au confort matériel apporté par les appareils et, plus largement, à l’utilisation de la technologie dans le lieu de vie, avec l’automatisation* (dont la machine à laver est un exemple), voire la programmation des appareils domestiques (tels que les stores qui se baissent à une heure programmée). Ainsi, le bien-être dans l’espace domestique aujourd’hui, dans l’opinion commune, passerait par la délégation de nos actions aux appareils. Jean Baudrillard dans les années 1960 assiste à l’apparition de ces appareils de plus en plus autonomes et annonce que « Nous expérimentons dans nos pratiques combien s’exténue la médiation gestuelle entre l’homme et les choses : appareils ménagers, automobiles, gadgets, dispositifs de chauffage, d’éclairage, d’information, de déplacement, tout ceci ne requiert qu’une énergie ou une intervention minimale. » 3 « L’intervention minimale  » dont parle Baudrillard s’illustre dans la réduction des gestes dans l’utilisation de l’appareil : l’intervention de l’usager se fait de plus en plus mince dans une économie d’effort. Il utilise d’ailleurs le verbe « s’exténuer »* pour insister sur la disparation de l’effort dans l’utilisation. Aujourd’hui les usagers pressent un interrupteur ou exécutent un mouvement succinct qui est détecté par l’appareil. L’expérience dans l’utilisation des appareils s’en trouve alors modifiée. Le confort provient aussi de la sensation de maîtrise sur l'appareil qui répond instantanément aux impulsions de l'usager sans lui demander de s'investir physiquement. Cependant ces appareils exténuent la médiation entre les usagers. En d’autres termes, ils les éloignent de l’action et du résultat produit.

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fig.2. Nespresso U : directions for use , 2013, Youtube, © DR.


2. La perte de contact matériel Utilisation de l’appareil et interaction

4. Stéphane Vial, Op. cit. p.6, page 206.

La suppression de la médiation dans l’utilisation de l’appareil éloigne l’usager d’un contact matériel :  en effet si les étapes dans le processus de préparation disparaissent et si l’appareil ne nécessite pas de gestes particuliers dans l’utilisation, ou bien seulement des gestes de contrôle, alors il est possible d’affirmer que le contact matériel est nié dans la plupart des appareils et qu’ainsi il disparaît de notre quotidien, sans que les individus y accordent de l’importance. Selon Stéphane Vial, « Lorsqu’on utilise un objet non informatisé, par exemple une machine à écrire, on peut dire que l’on agit, au sens où l’on produit avec son corps une action mécanique (on enfonce une touche) qui se répercute directement dans la matière de la machine (engrenages et leviers), aboutissant à une action physique (la frappe du caractère sur le ruban encreur). Mais lorsqu’on utilise un ordinateur, on n’agit pas : on interagit. »4 « Agir » relève ainsi du geste mécanique qui se répercute directement sur l’objet pour réaliser l’action alors que le rapport usager-interface numérique est de l’ordre de l’interaction, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de lien direct entre le geste produit par l’utilisateur et l’action. Il en va de même pour l’utilisation de l’appareil : lorsque l’usager utilise un appareil, il n’y a pas de lien de cause à effet entre le fait que l’usager enfonce le bouton marche et le résultat. Ainsi l’interaction installe un autre rapport entre l’usager et l’objet dans l’utilisation où l’expérience est modifiée par la réduction des gestes influençant directement l’action et son résultat. Le processus en jeu dans l’appareil peut devenir complexe pour l’usager.

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© Gabriel Meldaikyte, gabymel.com

fig.3. © Gabriel Meldaikyte, Multi-Touch Gestures, 2012.


Simulation de contact matériel

5. Stéphane Vial, Op. cit. p.6, page 167.

La complexité du processus en jeu dans l’utilisation d’un appareil, surtout numérique, est accentuée par le fait que tous les gestes exercés par l’usager passent au travers d’une interface pour se répercuter sur le système de l’appareil. Ce fonctionnement est tellement abstrait pour l’usager que les interfaces (qui sont dans ce cas-là des écrans) simulent* des expériences matérielles et connues pour provoquer l’image d’une action directe de l’usager sur l’appareil : par exemple Vial nous dit que nous classons des dossiers virtuels ou encore nous dessinons avec des pinceaux virtuels 5. Ces expériences connues que les individus réalisent matériellement convoquent la sensation « d’agir  » véritablement sur l’appareil. Cette sensation passe par les gestes comme changer de page sur une tablette numérique en glissant son doigt sur l’écran à la manière dont on feuillette un livre. Il serait intéressant de questionner ce besoin de simulation : le fonctionnement de l’appareil et le processus sont dissimulés, ainsi les appareils apparaissent complexes à l’usager. A-t-on alors besoin d’une simulation d’action matérielle ? La présence de ce contact matériel est-elle nécessaire dans notre rapport à la compréhension des objets ? Dans le projet Multi-Touch fig.3, Gabriel Meldaikyte a cherché un moyen de pérenniser des gestes exercés dans l’utilisation des appareils numériques. Elle postule que la manière d’utiliser les appareils numériques via les interfaces pourrait évoluer et elle défend l’importance de garder une trace de ces gestes, comme le scroll (faire défiler vers le bas), le swipe (faire défiler sur le côté) s'ils venaient à disparaître avec la mise en place de nouveaux appareils nécessitant des gestes différents.

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fig.4. Image issue de Mon Oncle, Jacques Tati, 1958, © DR.


Pour cela, elle a développé des dispositifs qui forment un répertoire de ces gestes et les communiquent. Bien que ces gestes n’aient aucune utilité hors contexte, ce projet soulève leur récurrence dans le quotidien, puisque nous pouvons les reconnaître hors contexte. Un paradoxe réside dans le fait que les dispositifs mis en place pour donner accès et communiquer ces gestes sont de l’ordre de l’action matérielle : les individus agissent matériellement en utilisant des rouleaux pour faire défiler un texte ou en déplaçant une loupe. Ce projet montre l’importance de l’action matérielle, des perceptions (le toucher) et de la simplicité du dispositif, qui est alors lisible, dans le but de communiquer et permettre d’apprendre des gestes. L'action matérielle est nécessaire pour permettre à l’usager de comprendre son action lorsqu'il utilise un appareil. Il est important en design de permettre à l’usager d’agir matériellement sur le dispositif pour comprendre facilement son fonctionnement.

Un appauvrissement des perceptions Dans l’utilisation d’une machine Nespresso, la matière est absente. Il y a alors une rupture dans l’utilisation de cet appareil car la vue, mais aussi tous les autres sens, sont moins sollicités. Le processus de préparation du café est masqué par la coque de l’appareil. Cette rupture totale se retrouve aussi dans les sons produits par l’appareil : ceux-ci diffèrent d’un processus de préparation visible et décomposé comme lorsque l’eau bout, voire lorsque l’usager moud les grains de café (en considérant que l’usager prépare le café à partir de la matière brute). Dans Mon Oncle, Jacques Tati

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développe un répertoire de sons autour des appareils autonomes de la cuisine moderne ultra équipée des Arpel fig.4. Ces sons accentuent le phénomène de préparation de l’aliment qui, lui, n’apparaît pas ou peu. Dans l’expérience de l’utilisation des appareils de cuisine, nous sommes clairement face à un appauvrissement des perceptions. La rupture dans le processus de préparation, en plus d’être de nature sémantique à cause des gestes de l’utilisation de l’appareil, est avant tout de nature sensible. Peut-on alors statuer sur le fait que cette rupture éloigne l’usager de la connaissance du produit ? Un comportement de déprise de ce qu’il mange, lié à la confiance portée à l’appareil, est-il possible ? L’action en design doit repenser l’expérience de la préparation de manière à replacer voire accentuer le phénomène concret dans l’utilisation.

6. Contrairement aux appareils qui fonctionnent à l'énergie électrique et qui peuvent être autonomes dans leur fonctionnement, les outils sont utilisés manuellement pour exercer un travail ou une action. Ils sont manipulés et l'énergie est fournie par l'homme.

Un des moyens qui peut être mis en place par les designers est celui de favoriser le contact direct et sensible entre les usagers-préparateurs et les aliments. Et si l’expérience de la préparation s’effectuait non plus au travers des appareils mais au travers d’outils ? 6 Dans le projet Bread from scratch fig.5, le designer Mirko Ihrig critique et cherche à répondre à l’ignorance des consommateurs face à la provenance de leur nourriture, à la déprise de la nature de ces aliments et surtout à l’absence de connaissance et d’intérêt pour la manière dont les aliments sont préparés (à propos de la nourriture industrielle ou des fast-food notamment). Il explore l’utilisation d’outils dans le cadre de la préparation du pain. Il éclate le processus de préparation en étapes distinctes pour permettre à l’usager de réaliser la transformation et la préparation de l’aliment à partir de la matière brute. Le terme d’éclatement du processus


est volontairement choisi pour appuyer la distinction entre l’appareil et ce dispositif-là : alors que l’appareil condense le processus de préparation sous son enveloppe, ce dispositif au contraire accorde une importance à bien distinguer les étapes de préparation pour les rendre lisibles et apporter la connaissance de la fabrication du produit. Pour cela il met en place plusieurs objets qui répondent chacun à une étape précise du processus, du moulin manuel pour faire la farine au four pour cuire le pain. Ce projet rend le processus transparent et compréhensible grâce au processus de préparation rendu visible. Enfin, il implique l’usager dans la fabrication avec des outils qui nécessitent d’être manipulés directement. Ce projet est une manière de placer les perceptions dans la préparation et d’apporter la connaissance du processus de préparation de l’aliment. Les outils manipulés par l’usager en sont les médiateurs. Nous pouvons dégager de ce projet la piste suivante : dans le cadre d’une préparation d’aliments (ou autre), les outils apparaissent comme un moyen à investir pour effacer la rupture avec l’aliment et rapprocher l’usager du processus alors caché par l’appareil.

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© Mirko Ihrig, mirkoihrig.com

fig.5. © Mirko Ihrig, Bread from scratch, 2012.


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© Mirko Ihrig


3. L'illusion de maîtrise Moins d'engagement physique

7. Jean Baudrillard, Op.cit. p.7, pages 68-69.

8. D’après le CNRTL (Centre national des ressources textuelles et lexicales).

9. Ibid.

L’appareil est la promesse du confort domestique. L’instantanéité et la simplicité d’utilisation apportent à l’usager l’impression qu’il le maîtrise. Alors que l’utilisation requiert moins d’efforts, moins de gestes et donc moins d’engagement de la part de l’usager, cette maîtrise semble finalement n’être qu’une illusion. Baudrillard mentionne ce manque d’engagement physique, qui est « Parfois un simple contrôle de la main ou de l’œil, jamais l’adresse, tout au plus le réflexe.» 7 L’adresse désigne l’ensemble des moyens mis en œuvre par une personne pour atteindre un but, elle est consciente, alors que le réflexe est une réponse automatique et immédiate. C’est une réaction qui se déclenche mécaniquement dans une situation, elle précède la réflexion8, elle n’est ainsi ni consciente, ni volontaire et dénuée de jugement critique. On peut alors affirmer que l’action de l’usager dans l’appareil, si elle peut être parfois un peu physique, ne relève pas de son engagement psychique et encore moins de sa maîtrise. Baudrillard ajoute qu’« À la préhension des objets qui intéressait tout le corps se sont substitués le contact (main ou pied) et le contrôle (regard, parfois l’ouïe). Bref, les seules « extrémités » de l’homme participent activement de l’environnement fonctionnel. » 9 Avec la pression sur le bouton de la machine Nespresso par exemple (bien que le bouton tende à disparaître avec le contact tactile) l’engagement de l’usager se limite au toucher. Et il en va de même du détecteur de mouvements pour le déclenchement automatique du jet d’eau sur les robinets publics.


Flatter l’usager

10. Ibid.

11. Matthew Crawford, Contact, pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, 2016, page 128.

Ainsi, pourquoi l’engagement de l’usager, aussi réduit soit-il, est-il toujours présent dans l’utilisation ? Baudrillard affirme qu’il est nécessaire pour conserver un sentiment de conduite dans l’utilisation car « Il faut qu’une participation au moins formelle assure l’homme de sa puissance. À ce titre, on peut affirmer que le gestuel de contrôle reste essentiel (…) au bon fonctionnement mental du système. » 10 Cet engagement minime apporte alors l’illusion de constater la répercussion du geste de l’usager sur l’action de l’objet. Il est alors nécessaire à la compréhension, ou du moins à la sensation de compréhension de l’action. Il produit aussi un sentiment de satisfaction car « Lorsque vous appuyez sur le bouton, l’effet produit correspond parfaitement à votre désir, parce que celui-ci est préformaté par une affordance binaire extrêmement simple, celle qu’offre un bouton avec seulement deux options : appuyer ou ne pas appuyer. À partir du moment où vous vous abandonnez à la logique de la machine, votre récompense est un sentiment d’efficacité. »11 Mais ce sentiment n’est-il pas avant tout qu’un moyen de flatter l’usager dans son ego ? En effet, si les gestes nécessaires à l’utilisation sont minimes et si l’usager peut constater le pouvoir de ses gestes sur l’appareil, alors un sentiment de gratification, de pouvoir et de maîtrise sur l’objet qui n’oppose aucune résistance se développe. Ce sentiment flatte alors l’usager dans sa position démiurgique*. Mais dès lors que l’appareil ne fonctionne plus ou résiste aux gestes de commande, le sentiment de maîtrise se transforme en sentiment d’impuissance voire de frustration due à l’incompréhension de l’anomalie et à l’impossibilité d’agir pour la solutionner.

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12. Matthew Crawford, L’éloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, 2010, page 69.

L’exemple du robinet d’eau automatique donné par Matthew Crawford illustre totalement ce revers de situation lorsque l’utilisateur agite ses mains devant le capteur sans que l’eau ne coule et se sent frustré que ses gestes n’engagent pas le résultat attendu en se demandant pourquoi la poignée a été supprimée et par quelles « puissances invisibles » l’eau est contrôlée 12. Ce sentiment de frustration nous rappelle que le semblant de maîtrise sur l’appareil n’est finalement qu’une illusion.

Maîtrise factice et manipulation 13. Matthew Crawford, Op.cit. p.19, pages 142-144.

14. Le prix des capsules de café est bien supérieur au prix du café moulu et en grain : environ 15€/kg pour le café moulu et 70€/kg pour le café en capsule. JT de 13h, France 2, édition du 9 novembre 2017.

L’exemple du joueur de Casino décrit par Matthew Crawford 13 relève le fait que ce sentiment de maîtrise de l’appareil est finalement prévu : les machines à sous sont aujourd’hui informatisées, les résultats sont générés par des algorithmes de manière aléatoire ou bien de manière programmée par les casinos eux-mêmes. Elles ont cependant gardé les attributs des machines à sous mécaniques telles que la manivelle à actionner et les rouleaux qui défilent. Cela permet à ces appareils de simuler l’action mécanique par l’effet visuel des rouleaux qui défilent et ainsi la possibilité pour le joueur d’agir directement sur l’appareil pour lui faire faussement sentir qu’il a une emprise sur le jeu et sur ses chances de gagner. Au quotidien, l’utilisation de la machine Nespresso, réduite à quelques gestes de pression sur les boutons, apporte certes un confort de vie mais, au travers de la satisfaction qu’apporte cet appareil, l’usager pense-t-il aux conséquences de son utilisation quotidienne (le prix 14 par exemple) ? Selon Bernard Stiegler,« (…) le consommateur de la société


15. Interview de Bernard Stiegler conduite par Catherine Geel, Quand s’usent les usages, une pratique de la responsabilité…, Azimuts n°24, 2005.

16. D’après le CNRTL.

hyperindustrielle est un consommateur qui se déqualifie à toute vitesse et qui, du même coup, se désindividue (…). Il ne sait plus « faire à manger  », il ne sait plus compter. Bientôt il ne saura plus conduire ; sa voiture conduira toute seule. Les consommateurs sont pré-formatés dans leurs comportements de consommation, téléguidés, conditionnés (…). » 15 Stiegler fait le lien entre individuation, c’est-à-dire exister et se développer singulièrement, et savoir-faire pratique. On comprendra alors que si les usagers ne mettent plus à l’épreuve leur savoir-faire avec les objets quotidiens, ils ne peuvent plus se développer comme des individus singuliers et leurs actions se transforment en consommation. Par le terme consommer, issu de consummare qui signifie anéantir ou détruire par l’usage 16, nous pouvons faire le lien entre l’action de consommer et le fait de nier l’individuation. D’après ce que dit Stiegler, on peut affirmer que, dans l’usage de l’appareil, les usagers se transforment en consommateurs formatés et prêts à être séduits par des moyens commerciaux. La question de la responsabilité du designer se pose clairement  car, impulsé par les designers chargés de dessiner ces appareils, le sentiment de maîtrise est devenu un moyen de séduction utilisé à des fins commerciales.

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© Benjamin Mazoin, benjaminmazoin.com

fig.6. © Benjamin Mazoin, Objectomie, 2011.


4. S’engager Manipuler le dispositif

17. Aristote, Les parties des animaux.

18. Hubert Comte, Le paroir, la compagnie des outils, 1983, page 130.

L’action en design doit permettre aux gestes de l’usager de se répercuter directement sur l’action de l’objet pour lui permettre de maîtriser réellement le dispositif. Lorsqu’Aristote dit que ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres mais bien qu’il est intelligent car il possède des mains et qu’il est capable d’utiliser des outils et, parmi ces outils, la main qui peut être plusieurs outils à la fois 17, il prouve que la main associée à l’action et à la production et l’intelligence sont liées. Si la main et l’intelligence sont liées, alors la responsabilité du design est de lui faire retrouver sa centralité par le biais des gestes à exercer dans l’utilisation du dispositif. Pour Hubert Comte « La main vit, remue, agit, sent, transmet. Elle n’est pas détachable du corps vivant. (…) Les mains sont les presqu’îles avancées du cerveau. » 18 Si la main est une extension du corps et du cerveau, alors les designers peuvent engager la possibilité pour l’usager de manipuler le dispositif plutôt que simplement l’utiliser. Cela, les designers peuvent l’exercer de plusieurs façons. Le projet Objectomie fig.6, projet de diplôme du designer Benjamin Mazoin, propose un système ouvert d’électroménager pour la cuisine sous la forme de pièces détachées qu’il nomme des « organes fonctionnels ». Selon lui, le cœur des appareils électroménagers est le même (c’est un moteur ou une résistance), ce sont les parties qui permettent la fonction qui varient. Il met alors en place une base commune sur laquelle l’usager doit greffer des pièces pour composer l’appareil. Il donne alors la possibilité à l’usager de choisir parmi les pièces selon la fonction voulue. Avec cet effet

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combinatoire, il dé-spécialise l’appareil et engage l’usager dans la manipulation des pièces : c’est lui qui choisit les pièces, les monte et, par là, se questionne sur l’action à exercer. L’appareil est, de plus, simplifié et son fonctionnement devient lisible. Permettre à l’usager de choisir parmi des possibilités de fonctions permet, d’une part, d’adapter l’objet aux différents besoins et ainsi d’économiser des objets. D’autre part, ce projet ouvre la possibilité de manipuler et d'utiliser en réseau, autrement dit, il permet une liberté de choix qu’un processus de manipulation linéaire, instauré par exemple par une règle à suivre pour composer et utiliser l’objet, ne permet pas. Il faut noter qu’il y a deux possibilités d’actions différentes dans la manipulation en réseau : comme nous l’avons vu avec le projet Objectomie, il y a la possibilité de monter un dispositif de diverses façons en fonction des pièces choisies. Ainsi, le designer ouvre les possibilités d’actions sur la mécanisation de l’objet, car c’est l’usager qui monte le dispositif mais c’est le dispositif qui réalise l’action. Utiliser en réseau peut aussi s’incarner dans la mise en place de multiples outils maniés directement par l’usager et non par le biais d’un dispositif. Le designer met en place des outils qui permettent d’ouvrir des pratiques, et qui pourraient, pourquoi pas, se combiner, ce qui peut permettre d’économiser de la matière et des objets.


L'apport des perceptions

19. Tamara Dean, The human - powered home, choosing muscles over motors, pages 1 et 2.

Tamara Dean est ingénieure et écrivaine nord-américaine. Elle met au point des dispositifs foctionnant à l'énergie humaine, qu'elle utilise quotidiennement chez elle pour la cuisine et le jardinage.

Permettre la manipulation du dispositif est aussi un moyen de replacer les perceptions au centre de celui-ci et ainsi d’apporter une connaissance par les sens : Tamara Dean explique qu’un chef cuisinier s’est rendu compte qu’il pouvait mieux mesurer la qualité de ses sauces lorsqu’il les préparait avec un mixeur alimenté par un vélo car il pouvait sentir leur épaisseur à travers la résistance du pédalage. Il en va de même pour un fabricant qui prépare des savons solides et des crèmes dans un mixeur alimenté par un vélo. Selon lui, si la préparation est mixée trop longtemps elle est gâchée, et tant qu’il mixe à partir du vélo, il sent le moment de s’arrêter. Une machine électrique ne permet pas ce contrôle19. Il y a un lien entre la connaissance et les perceptions car la manipulation de l’aliment ou de toute autre matière par contact direct, sans passer par la médiation d’un appareil, permet de faire confiance aux perceptions pour contrôler la fabrication. Cette pratique revalorise un savoir empirique lié à l’expérience dans un contexte où notre société tend plutôt à livrer nos existences à des appareils « intelligents » qui exercent mieux les tâches de calcul et, maintenant, de prise de décision à notre place. Elle restaure la capacité de l’homme à manipuler, faire et sentir avec son corps comme médiateur direct et ainsi elle se place à contre-courant de l’obsolescence de l’homme face à l’installation des algorithmes dans plusieurs pans de nos vies. L’organisation Guatémaltèque MayaPedal  fig.7 revalorise des vélos abîmés pour les transformer en «bicimaquinas ». Ces machines à pédales permettent à des populations qui n’ont pas accès à l’électricité ni à l’eau entre autres, pomper de l’eau, moudre ou mixer des produits alimentaires et cosmétiques. Ces dispositifs valorisent la capacité de l’homme

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fig.7. © MayaPedal, mayapedal.org


20. Philippe, Delerm, Aider à écosser des petits pois dans La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, 1997, pages 13-14.

à fabriquer à partir de son corps comme seule ressource grâce à des systèmes mécaniques simples, en plus de permettre l’autonomie face à l’utilisation d’appareils qui nécessite un accès à l’électricité. L’usager est à la fois expert, car il contrôle ce qu’il fait, et amateur, grâce à la place des perceptions qui lui permettent de contrôler l’action. Philippe Delerm écrit à propos de ces perceptions et du plaisir simple qu’elles engendrent : « Une pression du pouce sur la fente de la gousse et elle s’ouvre, docile, offerte. (…) On passe les mains dans les boules écossées qui remplissent le saladier. C’est doux ; toutes ces rondeurs contiguës font comme une eau vert tendre, et l’on s’étonne de ne pas avoir les mains mouillées. » 20 Il y a alors trois différents types de contact avec les aliments et de ressenti des perceptions dans la préparation : la matière est cachée dans l’appareil et les cinq sens ne sont pas sollicités (comme dans la machine Nespresso), les perceptions ressenties au travers de la mécanisation d’un dispositif (pédaler ou tourner une manivelle) et, enfin, les perceptions ressenties dans un contact direct avec la matière (la préparation des petits pois). Philippe Delerm communique un plaisir et une dimension poétique liée à ce plaisir sensoriel qui, totalement absent dans l’utilisation de l’appareil, est tout aussi important que le fait de comprendre le processus en jeu dans le dispositif. Si l’une des responsabilités du design est d’engager l’usager dans son rapport au dispositif domestique, il est tout aussi important de prendre en compte la dimension du plaisir sensoriel. Les designers doivent valoriser la dimension sensorielle et le plaisir afin de les rendre possible dans l’utilisation des dispositifs. Si les gestes exercés dans l’action engagent activement

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© Isabelle Daëron, isabelledaeron.com

fig.8. © Isabelle Daëron, Topique insectes, 2014.


Être attentif

21. Pierre-Damien Huygue, À quoi tient le design Poussées techniques, conduite de découverte, 2014, page 43.

l’usager et se lient à la connaissance et au plaisir, ils sont aussi à l’origine de la pensée et de l’attention. Le geste, contrairement au mouvement, est toujours pensé, signifiant et conscient *. Avec le projet Topique insectes  fig.8, Isabelle Daëron a développé une installation à destination des insectes pollinisateurs, qui relie un canal à une butte cultivée pour le Domaine départemental de Chamarande. Le dispositif nécessite que les passants pompent l’eau pour l’acheminer vers les cultures. Par ce geste, ils sont alors conscients qu’ils servent directement les cultures et la pollinisation. Bien que ce geste ne soit pas de l’ordre de la manipulation, il est totalement lisible d’un point de vue sémantique car il permet de comprendre clairement le lien entre le geste exercé et la finalité de l’action. Ainsi il conduit à porter de l’attention à l’environnement direct et à la biodiversité. Pierre-Damien Huyghe marque une proximité entre les différents sens du terme «réaliser  » . Il entend d’abord ce verbe au sens de faire quelque chose ou de produire, puis au sens anglophone (to realize) de se rendre compte 21. De cette proximité, nous comprenons, d’une part, que manipuler directement le dispositif permet d’être pleinement présent et conscient de l’action et d’être attentif, d’autre part que cela représente un enjeu qu’est l’attitude responsable écologique. Ainsi, les gestes sont la condition indispensable à un rapport conscient et attentif à l’environnement direct qui mène à se soucier éthiquement de l’environnement global. Il est important de faire appel à eux dans la manipulation du dispositif. Cependant ils ne sont en aucun cas une condition suffisante car s’ils entrent dans la routine, il peut y avoir une perte d’attention.

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Conclusion Les gestes, au travers d'un engagement physique, apparaissent comme un moyen de mobiliser l'attention des usagers. Cette participation est nécessaire pour leur permettre de contrôler l'action qu'ils mènent, la préparation des aliments par exemple, ainsi que pour les rendre conscient des répercussions que leurs actions engagent.

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Pr atique(s) et pas commode Mémoire de recherche en design Léonie Bonnet - DSAA 2017-2018


Réduire la distance



réduire la distance



sommaire

1. Appareil et « simplexité  »

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2. Complexité et mise à distance

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3. Mise à distance et fascination

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4. Manipulation et lisibilité

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Conclusion

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1. Appareil et « simplexité » Une utilisation intuitive *  Voir le lexique dans le livret Note au lecteur.

1. Matthew Crawford, Contact, pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, 2016, page 79.

2. D'après Le bloc-notes UX ; Expérience Utilisateur.

3. D'après le Centre national des ressources textuelles et lexicales (CNRTL.fr).

Les appareils quotidiens sont d'apparence très simples car l'affordance* rend l'utilisation de l'objet accessible. À ce propos Matthew Crawford indique que « (…) dans la vie quotidienne, nous ne percevons pas de purs objets comme le ferait un observateur désintéressé, mais plutôt par ce qu’on appelle des « affordances » (…). Les affordances suscitent et orientent l’action. »1 L'objet, par sa forme « incite à l'action et guide l'utilisateur dans l'interaction » 2 . On dit couramment d'un appareil, tel qu'un smartphone par exemple, qu'il est intuitif. On le retrouve bien souvent comme un argument de vente pour présenter un objet simple de prise en main et dont l'utilisation est facilitée. Il existe une différence entre l'affordance nécessaire d'un outil, qui est un objet de travail qui doit suggérer son utilisation, et la prise en main intuitive conférée à un appareil qui est nécessaire tant son fonctionnement est dissimulé. Un paradoxe existe entre le caractère intuitif de l'appareil et le terme d'intuition : l'intuition désigne l' « action de deviner, pressentir, sentir quelque chose sans parcourir les étapes de l'analyse ou du raisonnement (…) » 3, elle ouvre ainsi au caractère libre, imaginatif et donc unique de l'individu. De plus, elle suppose une connaissance empirique que les appareils dits intuitifs ne permettent pas. Si l'affordance donne accès à l'usage, cela signifie qu'elle oriente une façon unique d'utiliser objet. L'appareil au caractère intuitif ne laisserait donc pas de place au choix dans l'utilisation.

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fig.1. Machine à café Newton Expresso, 2017, © DR, newtonespresso.co.nz


L'affordance ne permet pas à l'usager de comprendre véritablement l'objet qu'il utilise car elle ne lui permet pas de comprendre le processus d'action de l'appareil et sa logique de fonctionnement. Un designer et un ingénieur se sont associés pour imaginer une machine à café qui puisse être durable et fonctionnelle. L'utilisation de la machine à café Newton Expresso fig.1 est basée sur un geste principal : celui de pousser le levier manuel pour presser l'eau bouillante sur le café et l'infuser. Ce dispositif accentue la différence entre le geste d'appuyer sur un interrupteur qui va générer l'action de faire le café et le geste de presser le café pour en extraire la boisson. Ce dernier geste est sémantiquement lié à l'action et ainsi le dispositif devient totalement lisible. Exploiter le geste et sa charge sémantique est une piste à développer pour apporter la compréhension directe de l'action.

une compréhension superflue ? Jean-Pierre Séris (1941-1994) était professeur de philosophie, notamment à l'Université Paris PanthéonSorbonne où il dirigeait l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques. 4. Jean-Pierre Séris, La technique , 2013, page 5.

Un paradoxe réside dans l'appareil domestique : plus il est simple formellement, plus il s'avère complexe dans son fonctionnement. On parlera d'appareil relevant de la technologie plutôt que de la technique lorsque le fonctionnement devient illisible* et abstrait pour l'usager. Jean-Pierre Séris écrit à ce propos que « L'objet technique, au moins dans la vie quotidienne, se caractérise par la conjonction de deux traits : caractère très élaboré de sa construction et de son fonctionnement, et commodité de son usage, réduisant à zéro la compétence exigée de l'utilisateur. »4 Plus l'appareil est complexe, moins il nécessite de connaissances pour l'utiliser et l'usager n'a ainsi besoin d'aucun savoir-faire particulier

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5. Stéphane Vial, L'être et l'écran, comment le numérique change la perception, page 61.

pour accéder à l'appareil. À partir de cette citation, deux écoles s'opposent : la première considère que cette posture amène les usagers à la perte de compréhension de la technologie et à perdre un savoir. Les technophobes y voient l'ouverture à une forme de passivité et de perte de contrôle des objets technologiques. La deuxième école, quant à elle, est convaincue que nous n'avons pas besoin de comprendre la technologie. Stéphane Vial annonce que la complexité des appareils n'est finalement en rien un problème car conduire une voiture sans connaître son moteur ou utiliser un ordinateur sans être capable d'expliquer son fonctionnement constituent une délivrance plutôt qu'une dépossession. Si la technique est complexe, c'est pour que nous puissions mieux l'utiliser 5. Il voit ce manque de compréhension comme un bénéfice qui débarrasse les usagers d'un poids et qui facilite leurs actions. Si nous extrapolons la posture de Vial, nous pouvons voir dans la complexité des appareils, et leur accessibilité grâce à l'affordance, une forme de démocratisation et de vulgarisation : tous les usagers sans distinction sont en mesure d'utiliser les appareils puisqu'aucune connaissance particulière n'est requise. Cependant, il est important de discuter le point de vue des technophiles : certes l'appareil, par son apparente accessibilité, ne nécessite pas de connaissances pour l'utiliser, cependant une fois que l'appareil tombe en panne, tous les usagers ne possèdent pas le savoir-faire nécessaire à sa réparation (ni les pièces de rechange d'ailleurs) à moins qu'ils soient tous des experts. Finalement, on peut affirmer que l'appareil, au-delà de l'utilisation, n'est absolument pas démocratique et, au-delà de l'impossibilité de réparation, le manque de compréhension constitue en soi une dépossession.


2. Complexité et mise à distance L'abstraction du fonctionnement

6. Matthew Crawford, L'éloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, 2010, page 7.

7. Jean Baudrillard, Le système des objets, 1968, page 75.

8. D'après le Centre national des ressources textuelles et lexicales.

Malgré la simplicité d'utilisation, l'abstraction du fonctionnement reste totale. Matthew Crawford écrit qu' « (…) il s'est développé depuis quelques années dans le monde de l'ingénierie une nouvelle culture technique dont l'objectif essentiel est de dissimuler autant que possible les entrailles des machines. Le résultat, c'est que nombre des appareils que nous utilisons dans la vie de tous les jours deviennent parfaitement indéchiffrables. » 6 L'appareil est comparable à une boîte noire qui absorbe totalement le fonctionnement et même le processus en jeu dans l'appareil. La forme de l'appareil participe d'ailleurs à cette abstraction en capotant les composants ou en dissimulant le mécanisme. Jean Baudrillard soulève bien que « le mécanisme en étant virtuel ou sous-entendu (quelques gestes simples l'évoquent dans sa puissance sans le rendre présent, le corps efficace de l'objet reste illisible), seule la forme est présente qui vient l'envelopper de sa perfection, de sa « ligne », qui vient comme « habiller » et omettre une énergie abstraite et cristallisée. » 7 Le terme « omettre », qui signifie le fait de ne pas mentionner un élément par oubli ou volontairement 8, est bien choisi car il signale que l'exclusion du mécanisme de l'appareil est volontaire. Celle-ci est décidée dans le but d'accorder une plus grande place à l'apparence de l'objet et permettre d'engager une forme de séduction à destination des usagers, au détriment de leur intérêt pour les éléments de fonctionnement. L'appareil, notamment l'électroménager est devenu un élément de décoration dans l'habitat et les designers dessinent des collections d'objets fig.2. 11


fig.2. Collection d’électroménagers Années 50 © Smeg, smeg50style.com


Négation du processus et mise à distance

9. Jean Baudrillard, Op.cit. p.9, page 71.

10. Ibid.

11. Jean-Pierre Séris, Op.cit. p.7, page 6.

L'abstraction totale du fonctionnement mène l'usager à comprendre la finalité de l'appareil mais pas son processus. Selon Baudrillard, la machine à laver est dans sa forme et son usage sans rapport direct à l'action de laver du linge 9 : il dit que « Fonctionnellement, la machine à laver entre à partir de là dans un tout autre champ de relation que le battoir à linge ou le cuveau de jadis, elle entre dans un champ d'association fonctionnel discontinu (…) et non comme les outils traditionnels dans un champ de médiation pratique entre une matière à transformer et un homme qui la transforme. » 10 La perte de compréhension dans le fonctionnement de l'appareil n'est donc pas seulement due à la dissimulation du mécanisme mais à une rupture dans la compréhension du processus de l'appareil et à la perte du rapport de cause à effet. En effet, une rupture s'est installée entre le moment où les usagers lavaient le linge à la main et l'utilisation de la machine à laver pour le faire à leur place car, avec le lavage à la main, ils pouvaient évaluer les conséquences de l'action telle que connaître la quantité d'eau utilisée. Avec l'appareil cette évaluation est impossible car l'eau est peu visible, le hublot étant le seul élément qui permet le contact (visuel) avec l'eau. Séris dit que « La technologie, c'est l'affaire de l'autre. Si j'en fais moi-même, ce sera un métier, une profession, un aspect bien délimité de ma vie (…). » 11 L'auteur exprime une réelle absence d'engagement et de souci dans les actions quotidiennes exercées par le biais d'objets techniques complexes et donc une mise à distance de l'usager. C'est bien la rupture dans la compréhension du processus dans l'appareil qui en est la cause.

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© Peter Fischli, David Weiss

fig.3. © Peter Fischli et David Weiss, Der  Lauf der dinge,1987.


Dans le court-métrage Der Lauf der dinge  fig.3, David Weiss et Peter Fischli donnent à voir un enchainement d'actions déclenchées par des causes à effets avec des objets quotidiens. Le spectateur comprend le rapport direct entre ce qui lance l'action et ce qu'il se produit. C'est ce rapport-là qui est rompu dans l'interaction et dans l'utilisation de l'appareil. À première vue, cet enchaînement d'actions et de catastrophes n'a aucun sens, cependant, l’œuvre nous montre que les objets sont tous liés, que chaque action et mouvement ont des répercussions à la manière d'un effet papillon et qu'aucune action n'est isolée. Si nous faisons l'analogie avec nos comportements, les artistes expriment le fait que nos actions ont toujours des répercussions plus ou moins directes, il est donc de la responsabilité des usagers d'y porter de l'attention. Si nous questionnons, une fois de plus, la machine Nespresso, nous pouvons voir que le processus de préparation (doser le café, faire bouillir l'eau, infuser, …) est condensé dans l'appareil. Au contraire, si l'usager prépare le café avec un objet comme une cafetière italienne ou une cafetière à piston qui demandent d'être manipulées, il doit exercer plusieurs étapes de préparation et le processus est visible. Dans ce cas, l'usager se place bien comme préparateur et transformateur de la matière et non comme spectateur de l'appareil en action. De plus, il peut davantage contrôler la préparation puisqu'il peut doser le café. Si la mise à distance de l'usager est causée par la dissimulation du processus et son condensé dans l'appareil, alors une des actions que les designers peuvent gérer à leur échelle est celle d'éclater et de rendre visible le processus de préparation.

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fig.4. © Léonie Bonnet, Dispositif contraire à la machine Nespresso, 2017.


Nous pouvons imaginer un dispositif qui s'oppose totalement à l'appareil où la préparation s'exerce de façon linéaire, de haut en bas : il faut commencer par moudre mécaniquement le café qui tombe dans un récipient, l'eau contenue dans la carafe en dessous chauffe et monte dans le récipient du dessus qui contient le café. Une fois la flamme éteinte, le café infusé redescend dans la carafe en étant filtré. Enfin, l'usager retire la carafe du dispositif pour servir le café. Ce dispositif contraire éclate les étapes et les rend visiblement reconnaissables, en partant du grain de café brut à moudre et en se terminant à la boisson prête à la consommation fig.4.

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fig.5. © Fabien Roy, luminaire Low Gravity, 2017, larevuedudesign.com


3. mise à distance et fascination fascination de l'appareil

12. Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design - Poussées techniques, conduite de découverte, 2014, page 46. 13. Gilbert Simondon, Du monde d'existence des objets techniques, 2012 (réédition de 1958).

Pierre-Damien Huyghe dit que, nous les usagers, nous imaginons les objets dont nous nous servons bien plus que nous les comprenons 12. Nous pouvons mettre en parallèle ce fait avec un sentiment d'émerveillement et de fascination* que nous développons vis-à-vis de certains appareils technologiques. Gilbert Simondon écrivait que « la croyance inconditionnelle au progrès », ou aux objets qui s’apparentent au progrès, renvoie à « une partie du sentiment d'efficacité de la magie primitive »13. La séduction est donc liée au fait que les usagers ne comprennent pas ces objets. Ainsi, ils développent une croyance en l'efficacité de leur utilisation, c'est en ça que Simondon parle de « sentiment d'efficacité de la magie primitive » : l'objet fonctionne, sans que les usagers en connaissent le moyen, mais cela n'a pas d'importance car la croyance est basée sur le résultat et non sur les moyens. L'issue de cette croyance contemporaine est que ces objets mènent au Progrès, qui est la croyance selon laquelle nous accédons à un meilleur confort de vie, au progrès social et à un avenir meilleur grâce, notamment, au développement de la technologie et à la manière dont nous imaginons et projetons notre futur aujourd'hui. C'est un développement qui ne va que dans un sens et qui ne laisse pas de place à des alternatives. Le Progrès renvoie à une vision du monde qui ne nous appartient pas, que nous ne maîtrisons pas, mais qui serait dominé par une force supérieure, exactement comme les phénomènes naturels il y a quelques siècles, auxquels un mystère* était conféré. Aujourd'hui, la science, par la compréhension

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fig.6. © Fabien Roy, plan éclaté du luminaire Low Gravity, 2017, larevuedudesign.com


du réel, peut expliquer ces phénomènes, alors le mystère a migré vers les appareils que nous utilisons quotidiennement, avec la technologie. Leur complexité valide la confiance aveugle que nous leur conférons et la vision unique du Progrès se matérialise en eux, ne laissant ainsi aucune place à des visions du progrès autres que celles issue de la rationalisation du monde qui guide notre devenir. Le luminaire Low Gravity fig.5,6 de Fabien Roy cherche à étendre la liberté de placement dans l'espace de la source lumineuse. Les nouvelles technologies rendent ce but possible d'une manière totalement séduisante car d'abord inexplicable. La vue en éclaté révèle qu'un drone est dissimulé dans l'objet, permettant de le faire léviter, mais le système n’apparaît pas de manière évidente à l'usager. Le designer cherche ainsi à susciter l'émotion : au moment où l'usager déplace le luminaire et le suspend dans les airs sans que celui-ci ne s'écrase au sol sous le poids de la gravité, le premier sentiment qu'il exprime est celui de plaisir et de fascination. Le designer permet ainsi l'émerveillement en dissimulant le système et en détournant l'usager de celui-ci. Ce projet révèle un besoin d’irrationalité dans notre société où £les phénomènes sont toujours mieux compris et maîtrisés. Les usagers ont-ils alors besoin de ce mystère dans les appareils pour leur apporter un sentiment d'enchantement ? Le manque de clarté et de compréhension de l'appareil en est-il le seul moyen ? Les designers doivent-ils participer à créer des objets dénués de sens pour apporter cet enchantement ?

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Absence de distance critique

14. Pierre-Damien Huyghe, Design et existence dans Le design, essais sur des théories et des pratiques, 2013, page 291.

15. Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design - Poussées techniques, conduite de découverte, Op.cit. p.17, page 46.

16. Ibid.

Nous sommes en droit de nous demander si un objet dont la fonction est d'éclairer a vraiment besoin d'émerveiller. Pierre-Damien Huyghe relève des « (…) tendances de contournement de la « vérité » des objets » qui « (…) organisent des pratiques de la dissimulation et de l'inattention. Leur importe l'apparence, non la parution, l'image non le fait. » 14 Il entend par « contournement de la vérité » le fait que l'objet n’apparaît pas à l'usager dans sa réalité technique. Ainsi, sa forme prend le pas sur ce qu'il est réellement et distrait l'usager. L'objet acquiert un caractère mystérieux. Pierre-Damien Huyghe donne l'exemple du téléphone portable, dont le nom participe également au manque de clarté quand à ce qu'il est réellement car il renvoie à ce qu'il n'est plus (ou plus seulement : un téléphone) 15. Cela entraine l'usager à fantasmer l'appareil et l'empêche d'être pleinement conscient de sa réalité technique. Il dit que lorsque nous utilisons le smartphone nous ne « (…) réalisons pas ce que nous sommes en train de faire et notamment pas ce qui se joue là en matière de mœurs (…) » 16. Le manque de connaissance entraine un manque de visée sur le sens de cette utilisation et la possibilité d'une aliénation*. Finalement, chercher à créer l’émerveillement en complexifiant les appareils n'est-ce pas créer un objet qui détourne et empêche de se questionner sur la visée ? En l'absence de cette distance critique vis-à-vis de nos appareils quotidiens, nous continuons à utiliser des appareils par mimétisme en s'écartant


parfois d'un design cohérent. La responsabilité du designer dans ce contexte est de mettre en place les conditions nécessaires permettant aux usagers de se détourner de la fascination des appareils ou, du moins, il doit apporter un caractère désirable en permettant aux usagers de comprendre et maîtriser leurs objets quotidiens.

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fig. 8. Apple,  Imac G3 , 2000, © DR.

fig. 7. Daniel Weil, Radio in a bag, 1981, © DR.


4. Manipulation et lisibilité Lisibilité et visibilité La compréhension de l'appareil est liée à la visibilité * de ses pièces et de son fonctionnement et à la lisibilité * du système. Les designers peuvent-ils rendre visible le système de l'appareil et le rendre lisible ? En 2000, Apple mettait sur le marché un ordinateur à la coque transparente qui laissait apparaître ses composants électroniques fig.8. En 1981 Daniel Weil exposait une radio déconstruite dans une pochette en plastique transparent fig.7. L'éclatement des parties de l'appareil permettait de rendre visibles tous les composants nécessaires au fonctionnement de la radio. L'usager, ou bien le spectateur, a, dans ces deux cas, accès au système de manière visible et l'appareil n’apparaît plus sous la forme d'une boîte noire fermée au regard. Weil exposait ces composants pour s'insurger contre l'inutilité du capotage systématique. l'Imac montrait les composants et leur apparente complexité mais sans réelle utilité car il n'engageait pas une expérience différente à l'appareil et il ne permettait pas à l'usager d'avoir accès au système. Le mécanisme est bien visible mais absolument pas lisible et voir les composants nécessaires au fonctionnement de l'appareil ne permet pas à l'usager d'en avoir une meilleure compréhension et d'effacer le rapport de mise à distance. Il semble alors qu'aucun système numérique ne puisse être lisible, ou alors il faut que l'usager maîtrise les conditions de fonctionnement et l'électronique, qu'il en soit presque expert. Les designers doivent donc donner physiquement accès à la manipulation des pièces.

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fig. 9.  Fairphone 1 , 2013, © DR, fairphone.com


Donner accès à l'appareil fig.9. Le Fairphone a été conçu dans l'idée d'apporter la transparence totale des matériaux rares utilisés et du système dans un but de durabilité de l'appareil.

En 2013 le Fairphone fig.9 donne la possibilité aux usagers d'avoir accès au système en leur permettant de remplacer eux-mêmes les pièces endommagées. Les usagers peuvent voir les composants et les manipuler et ainsi avoir une meilleure connaissance de l’appareil et de son fonctionnement. Bien que la lisibilité soit meilleure grâce à la manipulation des composants, ce n'est pas suffisant car l'usager endosse le rôle du réparateur. Et même si ce rôle lui permet de comprendre l'agencement des composants électroniques, cela ne l'informe pas tellement sur le fonctionnement du smartphone car il demeure dans un simple rapport d'interaction lors de l'utilisation. De plus, le rôle de réparateur exclut la possibilité de choix : l'appareil n'est pas très ouvert, il propose peu de personnalisation.

Une « affordance » des pratiques Comment alors se passer de l'interaction et engager un rapport d'action de l'usager dans l'utilisation ? Le but pour les designers est d'impliquer les usagers dans la manipulation directe du dispositif et dans un rapport d'action lors de l'utilisation de manière à leur faire comprendre le dispositif. De plus, ils doivent pouvoir les intéresser dans l'utilisation. Si l'appareil est capable, car il le nécessite, d'orienter* son utilisation par sa seule forme, alors les designers doivent prendre le contre-pied de cela et permettre d'induire des pratiques en creux dans le dispositif de manière à intéresser les usagers.

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17. Catherine Geel, Bernard Stiegler, Quand s'usent les usages, une pratique de la responsabilité..., page 81.

Cela peut s'exercer par le fait de laisser des choix ouverts à la décision des usagers, le dispositif serait en mesure de montrer qu'il devient un potentiel d'implication non définie et qu'il ouvre à des pratiques libres. Nous définirons la « pratique » comme une liberté d'actions potentielles où l'usager choisit, en fonction de son besoin et son savoir-faire, l'action à mener. Ce terme a été exploré par Bernard Stiegler qui explique qu'« (…) un objet que l’on pratique ouvre un champ de savoir-faire par lequel le praticien est lui-même transformé : ses savoir-faire, eux-mêmes ouverts de manière indéterminée et singulière, explorent des possibles (…). »17 Dans la pratique on retrouve donc l'idée de potentialités qui ne sont pas fermées ni pré-déterminées, où chaque usager pourra se trouver potentiellement intéressé et enrichi par l'action qu'il mène.




Conclusion Pour réduire la distance établie entre l'appareil et l'usager, il est nécessaire de replacer des dispositifs simples dans leur fonctionnement, accessibles et qui peuvent être totalement maîtrisables. Les designers peuvent favoriser l'utilisation d'outils qui permettent un contact plus direct, aux aliments dans la préparation par exemple. Donner de la visibilité au processus de préparation est aussi un autre paramètre à traiter.

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Pr atique(s) et pas commode Mémoire de recherche en design Léonie Bonnet - DSAA 2017-2018


ouvrir les usages



Ouvrir les usages



sommaire

1. Usage et exclusion

5

2. Usage et expérience

13

3. Usage et perte de sens

17

4. Dessiner des pratiques

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Conclusion

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fig.1. Employés sur une chaine de production dans  Les Temps modernes, Charlie Chaplin, 1936, © DR.


1. Usage et exclusion L'absence de réglages

1. Matthew Crawford, L'éloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, 2010, page 84. *  Voir le lexique dans le livret Note au lecteur.

2. Pierre-Damien Huygue, À quoi tient le designEntretiens, 2014, page 19.

Matthew Crawford (1965) est un philosophe américain chercheur et réparateur de motos. Ses réflexions portent sur le sens du travail et de l’individualité dans les sociétés modernes.

Alors que l'appareil est complexe dans son fonctionnement et qu'il n'est pas toujours lisible, son utilisation a besoin d'être orientée. Cependant, orienter l'usage des appareils revient à déterminer en amont l'environnement de l'usager. D'après Matthew Crawford, nous avons peu d'occasions de « faire » véritablement car notre environnement est souvent prédéterminé à distance 1. Le terme « faire » souligne la possibilité de décision, l'attention portée à l'action et la possibilité d'enrichissement. Pierre-Damien Huyghe décrit la détermination de l'usage par l'exemple de l'appareil photo numérique dans lequel « Me sera épargné, ou économisé, tout un temps de décision : quelle sensibilité, quelle ouverture de diaphragme, quel temps de pose, etc. (…) dans le pré-réglage de l'instrument*, quelque chose a déjà été décidé.» 2 D'un côté, il devient bien plus pratique de se passer des réglages de l'appareil, cela permet de gagner en temps et en facilité d'utilisation. Cependant, l'absence de possibilité de réglage et l'assignation à un mode d'usage excluent totalement l'utilisateur qui n'est pas invité à se questionner dans l'utilisation. Même s'il est toujours possible de sortir des programmes pré-déterminés et de régler l'appareil, ce qui change réellement dans cette expérience ce sont les qualités créatives que permet l'appareil et l'attention que porte l'usager, voire la préciosité qu'il accorde au moment de la captation. L'appareil numérique permet de prendre des centaines de photos en l'espace d'une journée, puis de les sélectionner et jeter les moins bonnes.

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Ces photos ne sont finalement pas le fait d'une recherche de l'image, de questionnements et d'une décision mais relèvent plutôt d'un automatisme dans le geste.

Exclure le pouvoir de décision

3. Ibid.

Pierre-Damien Huyghe est professeur à l'Université Paris-1 PanthéonSorbonne. Ses recherches portent sur la philosophie et l'esthétique, notamment au travers de la technique.

Pierre-Damien Huyghe établit une analogie entre l'usager qui utilise un appareil photo sans possibilités de réglage, et donc sans se poser de questions, et l'employé sur une chaine de production : « Autrement dit, je tends à être, en effet, un employé d'une ligne de production dont les décisions sont antérieures à mon propre geste. (…) L'employé c'est celui qui n'a pas à décider de son opération, mais qui a à exécuter une tâche. Alors que ce que j'appelle « travail » (…) c'est une autre relation à… justement cela implique dans le geste même quelque chose qui est de l'ordre d'une décision ou d'une série de décisions. »3 On pensera alors à l'appauvrissement du travail de l'employé sur la chaine de production et à sa dévalorisation en tant qu'individu dans le sens où ce qui lui est demandé est restreint à la répétition d'un même geste, appris en amont, qu'il doit répéter en continu pendant des heures fig.1. L'auteur établit un parallèle entre la taylorisation de la production et ce qu'on pourrait appeler une forme de taylorisation de l'usage dans la consommation. En plus d'exclure son questionnement et sa prise de décision, l'usage et les pré-réglages sont un moyen d'écarter l'intérêt de l'usager et sa possibilité d'influencer réellement le cours des choses, ce qui est la caractéristique du travail réellement humain.


Un design pour les individus Définir en amont l'usage d'un objet revient-il à orienter* le comportement des utilisateurs plutôt que répondre à un besoin ? Nous pouvons considérer que dessiner un usage revient à considérer les usagers comme une masse uniforme. Si dessiner des usages revient à orienter inévitablement les façons de vivre, alors il est nécessaire que les designers s'adressent à des individus pluriels. Leur rôle doit être celui d'accompagner les individus et leur suggérer des comportements responsables par le biais des dispositifs, et non d'orienter de manière fermée et définitive leurs comportements, au point de les exclure et les désintéresser, voire d'en faire des consommateurs. Une méthode de design inclusif pourrait-elle être une alternative ? Le design inclusif cherche à inclure autant d'individus que possible. Bien qu'il se base sur leurs spécificités, il les considère comme un tout. En cela, il ne restreint à aucun moment le spectre des usagers, ainsi il se peut qu'il ne laisse pas la possibilité d'appropriation et de liberté dans les pratiques. Dans le projet R2B2 fig.2, le designer permet le choix et l'appropriation du dispositif de cuisine grâce à la possibilité de réglages. Les usagers choisissent l'appareil selon l'action qu'ils veulent réaliser (moudre, fouetter, mélanger ou mixer), ils le branchent sur la surface du dispositif et ils peuvent régler la puissance. Ils activent les appareils par un système de pédalier qui met à profit l'énergie humaine. Ces possibilités permettent-elles néanmoins d'ouvrir l'usage ? Mis à part le choix de l'appareil et le réglage de sa puissance, l'usager n'a pas tellement de pouvoir de décision et d'adaptation avec ce dispositif.

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© Christoph Thetard, christoph-thetard.de

fig.2. © Christoph Thetard, R2B2, 2010.


© Christoph Thetard


© Antoine Pateau, antoinepateau.fr

fig. 3. Collectif BAM, Biceps Cultivatus, 2015, © Antoine Pateau.


Le collectif BAM a développé en 2015 trois modules de cuisine en open-source fig.3 dans le but de repenser les pratiques de la cuisine domestique. Ils permettent de cultiver, en valorisant le jus de compost comme un engrais, de conserver, grâce à un système de récipient en terre cuite entouré de sable comme alternative au réfrigérateur électrique, et de préparer les aliments par le biais d'un dispositif mettant à profit l'énergie humaine avec l'impulsion au pied. Ce qui nous intéresse dans ce projet c'est le fait que les designers ne fournissent pas un produit fini prêt à l'emploi mais un principe qui va mobiliser les individus : les plans et les explications de montage sont disponibles en open-source pour permettre à chaque usager de fabriquer les modules. Les plans leur laissent la liberté d'adapter et de régler les dispositifs selon leurs besoins. Ainsi, ce projet apparaît comme une alternative à l'usage orienté du produit fini et à l'exclusion de l'individu. Les designers n'imposent rien mais proposent, c'est une manière plus douce d'accompagner l'usager vers un changement de comportement, sans lui imposer une façon d'utiliser. Ainsi, permettre aux individus de fabriquer et, surtout prévoir dans la conception du dispositif une liberté d'adaptation semble être un moyen essentiel à la recherche de changements de comportements domestiques.

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2. Usage et expérience User ou pratiquer

4. Albert Borgmann cité par Matthew Crawford Op.cit. p.5, page 80.

Les objets dessinés pour la consommation de masse sont-ils des objets d'expérience (enrichissante) ? Albert Borgmann, cité par Matthew Crawford, distingue l'appareil à usage orienté de l'objet qui induit des possibilités de pratiques d'une manière qui n'est pas déterminée à l'avance. Il écrit que l'appareil chaine hi-fi se différencie nettement de l'instrument de musique, qui possède un caractère accessible et intelligible et mobilise l'engagement actif et les compétences de l'individu. L'instrument est ainsi lié à la pratique * alors que l'appareil est lié à la consommation 4. L'instrument de musique engage physiquement l'individu et enrichit ses connaissances. L'appareil ne fait pas appel à son savoir-faire pratique mais il lui permet seulement d'écouter de la musique. Il n'exige pas d'effort dans l'utilisation, il est instantané car n'importe quel genre de musique peut être accessible rapidement. L'usager peut se consacrer à une autre action pendant l'écoute, alors que pratiquer un instrument nécessite un temps de focalisation, de la concentration et un effort de mémorisation. L'instrument de musique, comparé à l'appareil, est gratifiant dans l'expérience car celle-ci est toujours différente. Il permet d'éprouver soi-même, plus que de percevoir puisque c'est l'individu qui compose. Un autre trait fort qui caractérise la différence d'expérience entre l'utilisation de l'appareil et la pratique d'un instrument de musique réside dans l'utilisation plutôt individualiste de l'appareil. La pratique d'un instrument de musique peut s'implanter dans un groupe social, on peut jouer à plusieurs.

15


5. Ibid.

6. Ibid.

Matthew Crawford donne l'exemple de la pratique de la guitare qui produit « un investissement ferme, régulier et généralement collectif autour d'un objet focal (…) » 5 « L'objet focal » désigne ici l'élément central qui permet l'expérience, autour duquel les individus convergent et fixent leur attention. Il ajoute que les instruments en général « unifient notre univers et projettent du sens de façon tout à fait différente des effets de diversion et de distraction engendrés par les marchandises. »6 La pratique de l'instrument devient une expérience singulière et enrichissante qui peut être partagée. L'expérience de l'appareil, parce qu'elle est prédéterminée, standardisée et qu'elle peut se réduire à un usager seul qui ne crée pas, se rapproche de l'objet de consommation qui ne peut rien apporter d'enrichissant à l'individu, si ce n'est un plaisir immédiat voué à disparaître aussitôt qu'il est apprécié *.

valoriser l'expérience Il est de la responsabilité des designers de tenir compte du potentiel de pratiques et donc d'enrichissement des expériences qu'ils proposent. Les designers d'expérience utilisateur (ou UX designers) en font justement le point central de leur activité. Ils travaillent sur le résultat (l'action) et le ressenti de l'usager dans l'utilisation d'un appareil (numérique ou non). Le but est de créer une expérience agréable pour l'usager qui doit pouvoir comprendre intuitivement l'appareil pour s'en servir. Les UX designers placent ainsi de l'attrait dans l'expérience de l'utilisation de l'appareil, autrement dit, ils tentent d'enrichir une expérience trop pauvre dans laquelle l'usager est seul face à l'appareil qui n'est pas


en mesure d'éveiller sa curiosité. Ils cherchent à créer des conditions d'expérience sur un objet qui est totalement nouveau et qui n'a donc pas de référent concernant l'expérience. Plutôt que travailler à rendre l'expérience attrayante, les designers doivent éviter la vacuité de l'expérience de l'usage en proposant une expérience réellement enrichissante : en ouvrant l'usage aux possibilités de pratiques.

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fig. 4. Dessins de cartes Inuits d'Ammassalik, © DR.


3. Usage et perte de sens Déprise

fig.4. Les Inuits utilisaient des cartes en bois sculptées comme supports sensibles de la représentation mentale de leur territoire.

7. Wilfried Arnaud, Florian Harmand, Automatisation, l'érosion des savoirs, dans Controverse, 2015.

Reconsidérer l'expérience dans l'utilisation est d'autant plus important car, lorsque l'expérience est conditionnée et pensée en amont au point d'exclure l'usager, celui-ci abandonne des pratiques qui étaient enrichissantes et qui lui permettaient d'être porteur de connaissances. On peut parler de déprise* de l'usager sur ses actions. Lorsqu'il utilise un GPS, l'usager ne fait qu'entrer l'adresse sur l’appareil. Son but est d'aller d'un point A à un point B le plus rapidement possible. Seul son itinéraire est présent sur l'écran, il se focalise dessus. La possibilité de découvrir le territoire ou modifier le trajet, de manière non prévue en amont, rendus possibles avec une carte routière, disparaissent avec l'utilisation du GPS. Cette utilisation amoindrit la diversité des expériences et la possibilité de choix de l'utilisateur. La déprise est-elle liée à la perte de connaissances ? À propos de l'utilisation du GPS par des pêcheurs Inuits, les auteurs d'un article nous expliquent que ce système automatisé s'interpose entre les pêcheurs et leur environnement et, de fait, réduit l'attention et l'effort cognitif nécessaires pour qu'ils se situent dans l'espace et qu'ils retrouvent leur route. Avec le GPS, ils n'ont plus besoin de se forger une représentation mentale du territoire fig.4 et d'avoir une parfaite connaissance des côtes puisqu'ils la délèguent à l'appareil 7. Ainsi, nous pouvons comprendre par cet exemple que l'usage de l'appareil mène, consciemment ou non, à se détacher de ses connaissances et à perdre la maîtrise (ici de son territoire) car ce savoir n'est plus nécessaire.

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fig. 5. © Studio Gorm, Woodpeg, studiogorm.com


vacuité 8. Sylvain Julé, Clément Le TulleNeyret, Gauthier Roussilhe, Design for ethics, 2017. 9. Sarah Gold est designer. Elle a fondé le studio de design numérique et de service IF à Londres, qui travaille sur des moyens de faire appliquer le respect des droits des individus et de la protection des données.

10. Ibid.

11. Catherine Geel, Bernard Stiegler, Quand s'usent les usages, une pratique de la responsabilit… , page 83.

Dans le documentaire Design for ethics 8, les réalisateurs explorent la question de l'éthique en design et de la responsabilité des designers dans les usages qu'ils dessinent et les expériences qu'ils induisent. La question du manque de visée est soulevée par Sarah Gold 9. Selon elle, dans l'utilisation d'un appareil, tel un smartphone, le problème réside dans la perte de sens dans l'utilisation. Les usagers font usage de cet appareil sans vraiment savoir ce qu'ils cherchent comme résultat et ce qu'il leur apporte. Elle parle du scrolling * sur smartphone et dit que «quelqu'un a conçu cette expérience d'utilisateur, elle a été approuvée par des dirigeants, on a compris les effets qu'elle a sur les gens, mais c'est quand même le genre de design qui est encouragé aujourd'hui. Dans la situation politique où nous sommes je pense que les designers ne devraient pas continuer à concevoir des expériences pour le solipsisme numérique, cette idée que nous sommes seuls au monde avec notre technologie et que nous n'avons pas d'impact.» 10 La designer relève la passivité de l'engagement de l'utilisateur, autant physique que dans le manque de visée de cette action. Il accepte des usages pensés pour lui sans se questionner sur leur valeur symbolique. À propos de l'usage du smartphone, Bernard Stiegler explique que les gens ne savent pas pourquoi ils utilisent les réseaux sociaux ou pourquoi ils y publient des photos. Ils font cela par mimétisme 11 et les designers alimentent cela dans le fait d'imposer des usages aux individus. Selon Stiegler, si les individus acceptent des usages dénués de sens et d’enrichissement « c'est qu'ils souffrent symboliquement, et qu'ils auraient besoin de signifier des choses avec leurs objets techniques. De signi-fier, c’est-à-dire de faire

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12. Ibid.

Bernard Stiegler (1952) est un philosophe français. Il développe sa reflexion autour des mutations sociales, économiques et politiques apportées par l'implantation des technologies, notamment numériques.

des signes. Des signes qui ne soient pas de simples signaux, mais les expressions d'une singularité qui leur fait de plus en plus tragiquement défaut. » 12 Les comportements liés à l'usage sont standardisés et les individus n'ont pas la possibilité de se les approprier, ce qui conduit, d'après Stiegler, à une époque d'appauvrissement des savoirs et de l'imaginaire populaire, qu'il nomme la « misère symbolique », où la plupart des individus acceptent les expériences et la vacuité que la culture de masse leur impose. Il est donc important de mettre en place des dispositifs qui permettent aux usagers de décider, de s'exprimer personnellement et de produire du sens, par le biais de pratiques* libres, plutôt que de dessiner des usages que les individus vont subir. Comment alors donner accès aux pratiques ? Le projet Woodpeg du studio Gorm fig. 5 a développé un principe d'ouverture de l'objet avec des éléments de mobilier : les designers donnent accès à des modules que l'usager choisit et combine. Ce principe de déspécialisation s'applique simplement aux fonctions d'assise et de table mais il serait intéressant de le transférer sur les fonctions de préparation dans l'habitat domestique, car cela permettrait à l'usager de décider du dispositif, de le construire et ainsi d'ouvrir l'usage. Les designers ne dessinent alors plus d'objets mais il donne accès à des moyens d'appropriation de la pratique.




4. Dessiner des pratiques Le design comme générateur d'expériences potentielles

13. Stéphane Vial, L'être et l'écran, comment le numérique change la perception, 2013, page 251.

Les designers travaillent formellement des objets, des espaces, des images, des services… Mais, Stéphane Vial dit que, par ces réalités « Ils structurent notre expérience-du-monde possible », ils sont ainsi « (…) des générateurs d'ontophanie* ou des faiseurs d'êtreau-monde. »13 Au moyen d'objets qui conditionnent les expériences, le design vise à améliorer la qualité de l'existence des individus seuls et entre eux. Il est donc de la responsabilité des designers de se demander de quelles expériences les individus ont besoin aujourd'hui et quels types de comportements sont désirables et bénéfiques dans notre contexte. Il est important que les designers refusent ceux qui ne le sont pas, tels que les conséquences de l'utilisation de l'appareil sur l'usager que nous avons étudiées précédemment. Ils doivent redonner la place aux individus dans l'utilisation des dispositifs en les laissant décider de la pratique ou en tout cas en leur donnant la possibilité d'en définir d'autres, au-delà de l'usage. Ainsi l'objet ne doit pas être fermé à un usage pré-déterminé mais il doit devenir un support d'expériences potentielles qui impliquent l'usager. Les designers doivent alors accepter qu'une part du dispositif ne soit pas orientée mais qu'elle reste ouverte à des possibilités d'action et laisser la décision du côté des individus. Un objet existant illustre par exemple cela : la carte routière, par opposition au GPS, permet d'avoir une vision globale de la route et non une vision seulement centrée sur le trajet déterminé

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14. Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design Poussées techniques, conduite de découverte, 2014, page 17.

en amont. Ainsi la vision de l'espace est totalement différente car le choix de trajet est libre et il se décide sur le moment, alors que le trajet du GPS apparaît comme une injonction. La carte permet donc une ouverture au territoire, voire même l'apport de connaissances géographiques. Il est intéressant de voir aussi que, formellement, c'est un objet assez ouvert et libre dans la prise en main et la manipulation (déplier complètement la carte, la plier en deux, en six, la rouler en boule, …) alors le GPS s'utilise d'une seule manière au travers de l'interface numérique et ne laisse aucune liberté dans la prise en main. Pierre-Damien Huyghe nous dit « Qu'à bien des égards nous (…) sommes épuisés par toute cette hypothèse technique et que nous ne pouvons trouver ressource que dans une autre façon, jusqu'à présent non dominante il est vrai, d'avoir de la considération pour la technique, celle qui fait de la technicité un milieu avec lequel nos vies se dépassent en existences. » 14 Il faut comprendre « épuisé » au sens d'usé ou de consommé, comme s'il n'y avait pas de solution pour aller au-delà, mis à part en considérant une vision alternative de notre possible rapport aux objets techniques. « Existence » va au delà de la « vie » car exister se définit par la conscience de vivre et par le projet. Cela pose donc la question du sens de cette existence et laisse apparaître la possibilité de choisir la manière dont elle peut être menée et les moyens mis en place pour la mener. En laissant une part de choix aux individus, les designers peuvent faire en sorte qu'ils aient de la considération pour le dispositif technique utilisé au quotidien et que ce dernier puisse le faire exister, c'est-à-dire, lui permettre de se questionner sur la manière dont il existe.


Gagner du sens plutôt que du temps

15. Pierre-Damien Huyghe, Op.cit.p.5, page 29.

Ce que l'usager recherche dans l'appareil, dans la machine Nespresso par exemple, ou le GPS, c'est la rapidité d'exécution et la praticité dans l'utilisation. Mettre en place un dispositif à pratiquer et valoriser des potentialités de pratiques libres entraine le fait d'accepter de délaisser la recherche du rendement de l'appareil. Dans ce cas, les usagers doivent assumer de délaisser la praticité de l'appareil et le gain direct de temps pour gagner en libertés et en enrichissement. Selon Pierre-Damien Huyghe, un des rôles du designer doit être celui de « dé-couvreur » 15 : par ce terme il entend que les designers doivent permettre la compréhension des objets techniques – ou des appareils - qui nous entourent au quotidien pour ne plus les imaginer. Cela éviterait de développer une fascination pour eux qui conduit à la perte de sens dans l'utilisation. Cette compréhension doit permettre aux individus d'être conscients des enjeux dans l'utilisation de ces appareils. Ainsi, gagner du sens dans nos comportements avec les objets quotidiens ne peut s'exercer qu'en apportant une compréhension et une liberté d'actions dans le dispositif en dessinant des potentialités de pratiques laissées libres à l'imagination et à l'appropriation des individus.

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Conclusion L'ouverture de l'usage de l'objet est importante pour donner aux usagers la possibilité d'appropriation. Il s'agit d'un moyen pour les intéresser dans l'action, dans la préparation des aliments par exemple, qui devient plus libre, personnelle et enrichissante. Les designers peuvent proposer des usages non figés que les usagers peuvent faire évoluer et modifier.

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Mettre en œuvre la prépar ation



mettre en œuvre la prépar ation



sommaire Une préparation plus lente

5

1. Lisibilité et valeur de la préparation

9

2. Des gestes de maîtrise

13

3. Apprentissage et libertés de pratiquer

17

4. Transmettre visuellement la pratique de la cuisine

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Conclusion

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fig. 1. © Paolo Ulian, L’essenza e l’eccesso, 2013. De gauche à droite : « Appareils qui vous rendent inutilement paresseux », « Outils qui vous font sentir vivants  ».


une préparation plus lente

1. Gérard Laizé et FrédéricLoeb avec la collaboration d’Olivier Waché, Se nourrir, de la nécessité à la convivialité, 2010.

2. Guillaud Hubert, La tyrannie de la commodité, Blog Le Monde, 2018.

La préparation des aliments nous concerne tous, se nourrir est un besoin primaire. De nouveaux modes d’alimentation émergent dans les années 1950 - 1960 comme la restauration rapide, la nourriture transformée sous emballage, les plats préparés ou surgelés. Ils sont des réponses à l’accélération du temps quotidien 1. Les appareils, par exemple les robots Thermomix ou les machines à café instantané, quant à eux, servent la préparation, mais ils s’inscrivent aussi dans la recherche de gain de temps et d’instantanéité. La préparation est rapide, le processus est caché et l’usager qui n’est pas impliqué attend le café. La préparation pratiquée par l’usager, se fait plus rare. Hubert Guillaud, journaliste au Monde, en reprenant les propos de Tim Wu, un juriste, professeur et rédacteur d’opinion au New York Times, écrit que la commodité, devenue un idéal, remet en question nos opinions pour les orienter vers le choix de la facilité qui s’installe alors comme une habitude. Choisir de passer du temps à exercer une tâche semble ne plus avoir de sens ni de bénéfices fig.1. Il défend que nous avons besoin de pratiquer des activités qui prennent du temps et qui nous exposent au risque d’échouer et d’être frustrés car, si toutes nos activités s’exercent au travers de systèmes ou objets qui se plient à nos désirs, nous ne pouvons pas en tirer d’enrichissement personnel et de satisfaction 2. Dans les activités qui nécessitent une focalisation et un engagement dans la tâche, les pratiques de construction, de préparation ou de réparation par exemple, la lenteur et l’expérience acquises pas à pas sont des sources de plaisir et de satisfaction à ne pas nier.

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3. Tracie McMillan, Le Tigre affamé Les besoins croissants de la Chine transforment son agriculture et celle du monde, dans National Geographic, avril 2018.

La recherche de gain de temps en cuisine ne signifie pas un désintérêt pour l’alimentation. Manger reste associé à un plaisir quotidien et parfois un loisir. Manger est aussi un moyen de revendiquer des convictions éthiques et écologiques et d’exprimer des engagements personnels (végétarisme, véganisme, refus des aliments préparés et emballés, …) qui défendent des modes de consommation plus durables. Aujourd’hui, certains pays qui ont fortement développé leur économie à partir de la fin du XXe siècle, ont adopté des modes d’alimentation occidentaux. En Chine par exemple, la consommation de lait a fortement augmenté depuis vingt ans, transformant ainsi les modes de production et l’importation 3. En résultent des conséquences sur la production des ressources alimentaires qui n’est absolument pas soutenable. Engager une prise de conscience de la valeur des ressources alimentaires, de leur caractère fini et non instantané est important aujourd’hui. Permettre des pratiques libres dans la préparation culinaire et l’engagement des usagers dans cette préparation sont les moyens pour mener à l’intérêt et à la conscience des aliments consommés. Il s’agit aussi d’un moyen de centrer les comportements alimentaires sur une temporalité à l’échelle de l’usager, maîtrisable par celui-ci, donc forcément moins instantanée et plus lente que la préparation exercée au travers des appareils utilisés en cuisine. C’est enfin une voie pour lier la préparation à une temporalité directement liée à l’approvisionnement des ressources alimentaires selon les saisons et localement à l’échelle de la région et du territoire.


4. Ce terme est employé par opposition à des systèmes dits « high-tech », c’est-à-dire des objets qui sont développés selon une technique plus complexe, de nature technologique*.

Favoriser l’engagement des usagers, dans des pratiques de préparation alimentaires plus lentes, est un contrepoint à la recherche d’instantanéité. Le respect de la saisonnalité et porter de la valeur aux ressources alimentaires sont liés à l’expérience de la durée. Cette recherche de la considération des ressources par la durée, que l’on pourrait considérer en lien avec les revendications du slow food *, peut être couplée avec le fait de défendre l’utilisation de solutions techniques plus simples, accessibles, appropriables, réparables, en portant de la considération aux ressources utilisées de manière soutenable, pratique que l’on peut rapporter au « low-tech » 4. Il s’agit d’amener tout d’abord à un processus de préparation visible au travers de dispositifs simples et maîtrisables. Ainsi, il sera possible de favoriser un contact direct avec les aliments par la manipulation et un peu d’engagement physique pour permettre l’implication des usagers dans la tâche. Enfin apporter la possibilité d’appropriation et l’évolution des dispositifs est essentiel, c’est-à-dire de ne pas livrer un dispositif et une façon unique d’utiliser, mais permettre que l’usager la fasse évoluer. Dans ce chapitre nous allons donc étudier les moyens à mettre en place dans la mise en œuvre d’une cuisine domestique de pratiques et d’engagement. Le but est d’apporter de la valeur aux gestes de l’usager dans la préparation en permettant des pratiques et en instaurant un moment particulier et plus lent, à l’échelle de celui ou celle qui prépare et à l’échelle de la disponibilité des ressources.

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fig.2. © Laurent Beirnaert, Pierre Bouvier et Paul Tubiana, Oncle Sam, Workshop Low-Tech Factory, ÉCAL, 2012, vimeo.com/52597191.


1. lisibilité et valeur de la préparation Des étapes de préparation visibles Un premier moyen est de rendre visibles les étapes de préparation qui, dans une machine à café instantané ou un robot Thermomix multifonction, sont condensées et cachées. Cela permet de les rendre lisibles et maîtrisables par les usagers. Cette visibilité peut s’effectuer à l’échelle de l’espace ou de l’objet, de manière à rendre les étapes distinctes. Le dispositif de préparation est forcément plus long. Dans le cadre du workshop Low-Tech Factory à l’Écal qui aborde le thème de l’autoproduction, Laurent Beirnaert, Pierre Bouvier et Paul Tubiana ont mis en place un dispositif mécanique de préparation de pop-corn fig.2. Le dispositif fonctionne de haut en bas. Le préparateur active une petite manivelle pour faire tomber indépendamment les deux ingrédients dont les réservoirs sont présents de chaque côté du dispositif. Une goutte d’huile, qu’il faut attendre quelques secondes, est nécessaire pour transformer le grain en pop-corn. Le dispositif communique de manière lente et tangible le processus de production d’une manière presque pédagogique. La modique participation de l’usager qui active la manivelle permet de l’inclure dans le processus mécanique. Cela est un moyen pour qu’il comprenne le fonctionnement. La mise en œuvre d’un tel dispositif semble toutefois conséquente, notamment en termes de matériaux, pour la simple finalité de fabriquer du pop-corn. Pour pratiquer la préparation, nous devons conserver le côté didactique et visible du processus de préparation qui demande du temps.

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la valeur du déchet alimentaire Dans le projet précédent, le temps plus lent dans le processus de préparation apporte de la valeur à l’aliment par le biais de la lisibilité du dispositif. En dehors de la préparation, la valeur de la ressource alimentaire peut se retrouver aussi dans le devenir de l’aliment en déchet, après sa consommation. Un des moyens à combiner dans la cuisine de pratiques peut être celui de rendre compte les déchets des ressources alimentaires consommées. Quand une personne presse trois oranges tous les matins puis qu’elle les jette à la poubelle, elle n’est pas spécialement consciente de la quantité de ressources utilisées. Si 7 milliards de personnes adoptent les mêmes habitudes alimentaires, il n’y aurait pas assez d’orangers sur terre pour une telle consommation de jus d’orange. La valeur de la ressource disparaît dans l’instantanéité de la préparation et dans le fait de considérer ensuite l’aliment comme un déchet. Presser les oranges manuellement, dans un processus un peu plus long que l’utilisation d’un presse-agrumes automatique, constitue une première étape de considération de la ressource. Lorsque la personne trie ses déchets, elle est confrontée visuellement à l’accumulation des déchets des ressources consommées. Rendre visible le déchet constitue alors une deuxième étape de prise de conscience, qui peut prendre place dans la cuisine. Dans le projet Ekokook, les Faltazi ont pensé les usages de la cuisine de manière à réduire la consommation d’énergie et de déchets et à favoriser leur gestion. La cuisine apparaît sous la forme d’un îlot partagé de manière égale. Un côté est réservé à la préparation,


5. La boîte à champignons, laboiteachampignons.com

l’autre est dédié à la gestion des déchets au travers de trois dispositifs qui permettent de trier, traiter et stocker les déchets solides, liquides et organiques. Le dispositif à déchets organiques permet de traiter le compost chez soi, dans un processus qui va du déchet de l’aliment à l’engrais. Les déchets alimentaires ne sont pas évacués hors de la cuisine, ce qui permet de les considérer comme une ressource valorisable. Une entreprise à Paris 5 va plus loin et exploite directement le déchet alimentaire. Elle récupère et transforme le marc de café en substrat pour pleurotes, qu’elle fournit ensuite à des restaurants parisiens. Elle propose aussi des boîtes de substrat destinées aux cuisines domestiques. Cette initiative est un moyen de ne pas considérer l’aliment comme un déchet fini et donne la possibilité de le valoriser avant même le compostage. Ainsi, un dispositif dans la cuisine domestique pourrait permettre de trier et récupérer plusieurs ressources comme les épluchures de légumes ou les pulpes de fruits pressés afin que les usagers leur accordent de la valeur et puissent les réutiliser.

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fig.3. © Léonie Bonnet, image issue d’une vidéo de pratique plastique, 2017.


2. des gestes de maîtrise construire le dispositif Les dispositifs qui permettent la préparation peuvent être développés de deux façons différentes : l’usager peut monter le dispositif et le manipuler au travers d’un système qui va amplifier son geste, une manivelle par exemple, ou bien il peut manipuler directement les objets sous la forme d’outils. Dans le premier cas, l’objet est sous la forme de plusieurs pièces, il n’y a pas de dispositifs fixes qui servent à une fonction en particulier. L’usager peut choisir les pièces, les monter pour former le dispositif au travers duquel il va transformer l’aliment fig.3. Cette option amène un investissement en termes de temps et de choix, cependant, elle apporte aussi une complexité et un grand nombre de pièces pour réaliser une action finalement assez simple. Par exemple, pour moudre des amandes, l’usager va monter un dispositif et utiliser une manivelle pour actionner le mécanisme alors qu’il pourrait aussi bien exercer cette action avec un pilon dans un récipient. Alors, permettre de construire une série de dispositifs à partir des mêmes pièces freine-t-il la pratique dans la préparation ?

Gestes et bénéfice Dans le cas de la manipulation directe avec les outils, les gestes exercés sont sémantiquement plus proches de l’action menée que lors de l’utilisation d’une manivelle, puis lors du geste d’enfoncer un interrupteur.

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© Tour de Fork, tourdefork.net

fig.4. © Tour de Fork, Astrid Luglio, Gelato meccanico, 2014.


Ces gestes permettent d’avoir une meilleure compréhension de l’action et effacent la sensation de mise à distance entre l’usager et l’appareil. Cependant, lorsque l’usager appuie sur l’interrupteur, il a confiance dans l’appareil, il sait que le résultat va être atteint (presser une orange pour y extraire le jus jusqu’à la dernière goutte) alors que s’il exerce lui-même cette action à l’aide d’un outil sur lequel il va presser l’orange manuellement, il peut avoir moins confiance en son geste car celui nécessite plus de temps, il amène de l’inconfort et la promesse de résultat n’est pas certaine. Cependant, ce qui change réellement entre ces deux gestes c’est le bénéfice atteint : celui-ci réside dans le savoir-faire acquis dans l’utilisation de l’outil. Déléguer la préparation d’une mayonnaise à un appareil est certes confortable mais le coup de main pour le faire soi-même sera perdu. Dans le cadre d’un événement culinaire, le studio de design italien Tour de Fork et la designer Astrid Luglio ont dessiné un dispositif inspiré des anciennes sorbetières pour préparer des glaces fig.4. Ce dispositif est muni d’une manivelle que le cuisinier doit tourner pendant vingt minutes afin de monter les ingrédients en sorbet. Alors qu’une glace paraît complexe à réaliser, ce dispositif est relativement simple d’utilisation et il n’est pas énergivore. Il apporte le bénéfice de la maîtrise du processus et la liberté de pouvoir tester des ingrédients différents.

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3. Apprentissage et liberté de pratiquer Le temps de l’apprentissage comme étape

6. Victor Alexandre, Objets, actes et design dans La critique en design, contribution à une anthologie, 2003, page 103. 7. Ibid.

Pour maîtriser les gestes relatifs à la préparation, il faut un temps d’apprentissage. Victor Alexandre écrit que cet apprentissage est particulièrement nécessaire pour les objets qu’il identifie comme dotés d’une « fonction instrumentale, de coopération physique ou cognitive » 6 que sont les outils de travail ou les instruments de musique. L’apprentissage, qui peut s’exercer par la fabrication de l’objet mais surtout par sa pratique, engage la parfaite connaissance et la maîtrise de celui-ci et permet son appropriation. Cette appropriation est indispensable à l’utilisation 7 : personne n’est en mesure de jouer de la guitare sans avoir un minimum de connaissances pratiques acquises par un temps d’exercice. Ce temps d’apprentissage nécessaire à l’utilisation de l’objet entre dans une toute autre temporalité que celle de l’utilisation d’un appareil qui ne nécessite aucun apprentissage préalable ni aucun savoir-faire. Le temps d’apprentissage est plus ou moins long selon l’objet : dix minutes pourront être requises à la prise en main d’un outil pour travailler le bois alors que de nombreuses heures sont nécessaires pour apprendre à jouer du piano. À l’issue, le temps d’apprentissage devient un temps de pratique qui permet d’atteindre des degrés de maîtrise. Aussi, le temps passé à l’apprentissage permet de sortir d’une forme de médiocrité culturelle engendrée par l’atteinte du résultat immédiat.

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© Ideo pour Ikea, ideo.com

fig.5. © Ideo pour Ikea, Concept Kitchen 2025, 2015.


La liberté de pratiquer à l’issue

8. Ibid.

La maîtrise de l’objet est valorisante car, plus elle est importante pour l’usager, plus il peut se détacher de l’apprentissage pour improviser et pratiquer librement une activité par le biais de l’objet. Cela s’incarne avec les instruments de musique, mais aussi en cuisine : on peut suivre mot à mot une recette ou bien choisir de s’en détacher et improviser avec les ingrédients et les condiments dont on dispose. L’usager expert devient aussi amateur car la liberté d’improvisation devient vecteur de plaisir et de satisfaction. C’est en cela que Victor Alexandre écrit qu’« En somme, l’outil sert de faire-valoir à l’actant qui s’approprie ses qualités et s’attribue par transfert psychologique le prestige ou l’excellence des résultats. » 8 Les outils de cuisine sont un moyen pour permettre cette liberté dans la préparation, mais surtout pour permettre une maîtrise dans l’activité. Leur utilisation s’inscrit dans un autre rapport à l’activité de cuisine où la préparation devient un loisir plutôt qu’une tâche. Elle s’effectue dans un temps plus long qui n’est pas celui du temps d’utilisation instantanée dans les appareils qui facilitent la préparation. Le projet Concept kitchen 2025 fig.5, développé en 2015 par le studio Ideo pour Ikea, a pour objectif d’engager des comportements plus soutenables en cuisine sur des thématiques concernant le tri des déchets, la réduction de la consommation d’énergie, la valorisation des aliments pour éviter le gaspillage,… Pour cela, ils ont développé plusieurs modules de cuisine. Celui qui nous intéresse est l’élément central du projet : une table interactive qui concentre les usages liés à la cuisine. Elle propose des

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recettes en temps réel, permet de préparer les repas, doser, peser, cuire, réchauffer et charger des appareils numériques. Cette table est présentée comme permettant de faciliter la préparation et la décision en évitant le gaspillage des aliments. La surface de la table est en interaction continue avec les usagers. Lorsqu’ils posent des aliments, ceux-ci sont détectés par la surface de la table. Le système identifie les ingrédients et une caméra projette des propositions de recettes. L’usager règle le temps dont il dispose pour la préparation, dix minutes ou deux heures, et la projection propose des recettes en fonction de ses choix. En faisant se toucher les aliments sur la table, le système propose des recettes ciblées sur ces aliments et les étapes de préparation sont détaillées. L’intérêt de ce dispositif réside dans le fait qu’il permet de guider les usagers vers des recettes en favorisant les aliments disponibles. S’ils disposent d’aliments qu’ils se sont procuré localement, sans savoir comment les cuisiner, le système propose des recettes. Bien que ce système permette l’apprentissage, il ne permet pas d’aller au-delà et d’ouvrir la pratique de la cuisine, qui apparaît alors comme une injonction tant les étapes de préparation sont dictées. La part d’improvisation est niée. Comment alors donner accès à des recettes et favoriser la consommation d’aliments locaux, tout en laissant des libertés dans la préparation et la possibilité d’improvisation ? Comment permettre un engagement conscient à la nourriture sans la nécessité d’un système numérique complexe ? Aujourd’hui, il est courant de se passer des livres de recettes. Le smartphone, la tablette ou l’ordinateur portable sont amenés en cuisine. Une production en design pourrait permettre l’accessibilité à des recettes d’une manière plus frugale


et plus praticable, par exemple par le biais d’un dispositif ouvert sur lequel les préparateurs pourraient écrire des recettes et les classer en fonction de la disponibilité des aliments par saisons. Un tel dispositif pourrait être un moyen de pousser à l’improvisation et à la créativité dans la préparation tout en conservant la possibilité de consulter des recettes. La cuisine devient, dans ce cas, un véritable espace de pratiques qui place l’usager comme acteur.

La cuisine-établi * *  Voir le lexique dans le livret Note au lecteur.

L’espace de préparation doit être repensé pour transmettre une posture d’engagement dans la tâche de préparation et pour favoriser l’appropriation. L’univers de l’établi de production, de fabrication ou de réparation apparaît comme répertoire dans lequel piocher pour réaliser des transferts vers l’espace de la cuisine. L’établi est l’espace personnel de chaque artisan, réparateur, ouvrier ou fabricant. Lorsqu’ils travaillent sur leurs établis, ces derniers ont un engagement total et sont concentrés dans la tâche. L’activité qu’ils exercent fixe leur attention. Aussi, ils travaillent selon une méthode qui leur est personnelle et qui est bien définie, et leurs outils ou leurs organisations leur sont propres. Robert Linhart soulève cette part d’appropriation et de personnalisation en prenant exemple sur l’espace de travail d’un ouvrier d’une usine Citroën. Avant qu’il soit remplacé par un établi rationalisé et standardisé, dans le but d’accélérer le temps de production sur la chaine, cet « établi bricolé, [l’ouvrier] l’a confectionné lui-même, modifié, transformé, complété. Maintenant, il fait corps avec, il en connaît les ressources

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© Phil Cuttance, philcuttance.com

fig.6. © Phil Cuttance, Faceture, 2012.


9. Robert Linhart, L’établi, 1981.

par coeur (…) » 9. L’auteur transmet l’appropriation de l’espace de travail comme permettant la maitrise de la tâche. Il permet finalement l’efficicacité de l’ouvrier sur la production. Dans le projet Faceture fig.6, le designer Phil Cuttance a créé un établi mobile lui permettant de produire des vases en résine d’une manière très simple. Pour cela, il a mis en place une surface de travail, une étagère pour stocker les résines colorées, un distributeur pour ajouter une substance au mélange, un dispositif lui permettant de mélanger grâce à une roue d’inertie, et enfin un dispositif simple pour visser le moule du vase qu’il manipule. Cet établi de production lui permet de travailler debout, puis assis lorsqu’il manipule le moule pour y répartir la résine de façon homogène. La barrière est poreuse entre l’établi comme mobilier qui sert de surface de travail et l’établi comme outil servant des étapes du processus de production. Nous pouvons constater que le designer suit un processus de travail précis qu’il a défini au préalable. Chaque élément présent sur l’établi permet une étape du processus de production. Les frontières sont minces entre la préparation culinaire et la production : à la manière d’une recette de cuisine, le designer commence par couper, plier, puis mélanger… Il paraît impossible de se servir de cet établi pour d’autres processus de production tant il est spécifique à cette production de vases. L’établi de cuisine, quant à lui, ne doit pas être fermé à des possibilités de différentes recettes. Il doit être à la fois spécifique et il doit pouvoir s’adapter aux différents praticiens de la cuisine qui possèdent chacun leur organisation personnelle. L’espace de cuisine pourrait aussi être arrangé selon les différentes saisons. Le designer pourrait proposer un établi qui change de configuration pour s’adapter

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fig.7. Intérieur d’une cuisine iatlienne, image issue de l’ouvrage Banchetti composizioni di vivande e apparecchio generale de Cristoforo da Messisbugo, 1549, © D.R.


aux recettes issues d’aliments que l’on trouve localement aux différentes périodes de l’année. Les aliments et les recettes changent selon les saisons et les zones géographiques, l’établi de cuisine aussi. Ce n’est plus le praticien qui s’adapte à l’espace de cuisine mais bien l’espace qui peut être adapté à sa pratique et aux saisons. Au Moyen-âge puis à la Renaissance, tous les éléments de mobilier et les objets étaient mobiles, démontables et déplaçables pour les besoins des seigneurs. Peut-on alors imaginer une cuisine-établi non figée en transférant des systèmes utilisés dans les cuisines passées ? fig.7,8

L’aspect combinatoire Le bénéfice d’un appareil multifonctionnel est qu’il permet de combiner plusieurs fonctions en un seul objet, ce qui économise de la place et de la matière. Mettre en place un ensemble d’outils et de dispositifs pose la question de la matière utilisée et de la place requise. Il n’est pas exclu d’imaginer une réduction du nombre de pièces en donnant la possibilité aux praticiens de posséder une seule et même base et un ensemble d’outils sous la forme de « têtes détachables ». Ce système peut donner une grande liberté d’appropriation et il permet d’impliquer les préparateurs qui assemblent le dispositif d’outillage de cuisine. Cette participation est importante pour instaurer la maîtrise de l’espace dédié à la cuisine. Le temps passé à la préparation et la possibilité de personnalisation apportent un attachement à l’espace et à l’activité de préparation. L’aspect combinatoire peut se retrouver dans les dispositifs de rangement qui accompagnent la temporalité de l’approvisionnement des aliments selon leur disponibilité au cours des saisons.

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fig.8. Illustration de la « cuisine des papes », image issue de l’ouvrage Opera de Bartolomeo Scappi, 1570, © D.R.


4. Transmettre visuellement LA CUISINE DE PRATIQUES Donner accès à l’appropriation et aux réglages, laisser une part de liberté et de choix revient à accepter pour le designer de refuser une certaine esthétique. Il s’agit de refuser la séduction par la simple apparence de l’objet et la fascination qu’il engendre, qui pousse les usagers à accepter passivement des usages sans se questionner sur la validité de l’objet. Mais dans quelle mesure est-ce acceptable ? Est-ce possible de mettre en place une esthétique différente basée sur la lisibilité des dispositifs et leur ouverture ? Dans le projet The Alchemist’s dressing table fig.9, le studio Heka Lab a créé un ensemble de dispositifs comprenant des contenants et des outils pour produire des cosmétiques dans l’espace domestique. Il cherche ainsi à apporter le contrôle sur les ingrédients qui composent ces produits. Par les nombreux outils mis en place, ce dispositif joue sur l’apparence des objets pour faire appel à l’univers du rituel et à un langage formel porté sur la préciosité. Par la forme et le choix des matériaux, l’apparence du dispositif est très présente. Elle prend le pas sur les pratiques que le dispositif permet et celui-ci en devient presque un objet de décoration. Ce projet dégage un univers plus qu’il semble réellement permettre la production de cosmétiques. Ainsi, jouer sur l’apparence des objets n’est-il finalement pas un autre moyen pour engager les usagers à se questionner sur les pratiques permises par un dispositif, avant même que celui-ci soit fonctionnel ?

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© Heka Lab, heka-lab.com

fig.9. © Heka Lab, The Alchemist’s dressing table, 2013.


10. Victor Alexandre, Op.Cit. p.17, page 99.

Victor Alexandre rappelle à propos de l’objet que « sa forme est sa façade » 10 et que le design est ainsi dessein par le dessin. Si l’esthétique du dispositif permet de communiquer les valeurs de l’engagement et de l’ouverture à des pratiques et à l’appropriation pour permettre un réel engagement dans la pratique de la cuisine et dans la considération des ressources alimentaires, alors l’apparence que peuvent prendre les dispositifs semble importante. Les transferts de l’univers de l’établi de production de l’artisan ou de l’ouvrier peuvent permettre de transmettre ces valeurs.

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CONCLUSION Aujourd’hui, le moment de préparation est d’avantage porté sur la recherche de gain de temps. La lenteur dans la préparation apparait comme une contrainte alors que des appareils facilitent cette tâche. Encourager des pratiques de préparation culinaire et l’engagement de l’usager dans celles-ci, dans un temps plus long au travers de la gestuelle de l’usager, a le bénéfice de permettre l’acquisition d’une maîtrise et un plaisir qui y est lié. Encourager des pratiques de la préparation permet avant tout d’engager une prise de conscience de la valeur des ressources alimentaires consommées et le fait de prendre en compte leur caractère fini et non instantané. Des moyens doivent être testés pour favoriser la mise en place de ces pratiques de l’alimentation. Pour cela il s’agira de travailler sur l’espace de la cuisine par le mobilier, par les dispositifs et outils utilisés dans la préparation, en favorisant des dispositifs simples, lisibles, maîtrisables et à manipuler directement. Ces dispositifs doivent être assez ouverts pour être appropriables, ainsi que centrés sur la saisonnalité et le caractère mouvant et cyclique des ressources alimentaires. Enfin, transférer un vocabulaire formel et technique, issu de l’univers de la fabrication ou de la réparation sur établi, semble être une voie pour faire passer formellement l’engagement nécessaire dans la préparation alimentaire et faire de cette préparation un moment de production.

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Pr atique(s) et pas commode Mémoire de recherche en design Léonie Bonnet - DSAA 2017-2018


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