POURQUOI JE LIS ‘LES AMOURS JAUNES’ DE TRISTAN CORBIÈRE PAR FRÉDÉRICK HOUDAER

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3 Pourquoi je lis …

Les Amours jaunes de Tristan Corbière par :

Frédérick Houdaer Ils te croiront mort Les bourgeois sont bêtes

Les Feux Follets

ISBN 9 782954 129457 7,5 € — 80 p.


Les Feux Follets

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Nous avons demandé à l’écrivain et au poète : « Quel livre-monde vous fait courir ? Quel roman terminal vous fait écrire ? Quel ouvrage du passé vous semble écrit pour le présent ? Choisissez bien ; vous n’aurez qu’une cartouche. »

« Trente ans après sa découverte, Corbière reste un événement inouï dans mon parcours de lecteur. Seules -mes découvertes (plus tardi­ves) de Richard Brautigan et de Réjean Ducharme peuvent lui être comparées. Qu’ai-je trouvé dans ce recueil ? Une planche de salut, pour com­mencer. On pourrait faire tout un poème des anathèmes jetés sur ce livre, dresser un inventaire foutraque : coq-à-l’âne à gogo, hiatus, élisions, dédain des règles, syllabes mal comptées, suppression de pronom, un peu-beaucoup d’épate-bourgeois…

Les Feux Follets est une collection de courts essais critiques et élogieux, poétiques et fougueux, de ces romans souterrains qui « font monde », percent, sapent et minent les représentations, incan­ tent au réel, s’imposent comme une condition sine qua non à la Vie.

Les Feux Follets est une collection dirigée par Alain Jugnon et Fabien Thévenot

Pourquoi je lis Les Amours jaunes de Tristan Corbière

Cela m’a secoué, à l’ado­ lescence. Au beau milieu de ces années Betty Blue, je découvrais ce que je voulais devenir : Tristan Corbière gérant de vidéoclub. Pas de quoi redonner le sourire à la conseillère d’éducation. »


Frédérick Houdaer

Les Amours jaunes

Ils te croiront mort  Les bourgeois sont bêtes

Le Feu Sacré

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Pourquoi je lis Les Amours jaunes de Tristan Corbière



FAIRE DUNKERQUE

Retrouver Corbière, Tristan Corbière... Écrire sur lui… L’idée m’en vient un jour de lecture publique dans une ville de bord de mer. Pas à Saint-Malo, ni à Brest, ni dans aucune des grosses villes de cette Bretagne d’où vient notre héros… non, le déclic se produit un samedi, à Dunkerque. Vingt-cinq années que je ne suis pas revenu dans ce port ( depuis le décès de mes grands-parents ). À l’époque, les usines étaient déjà fermées, les plages déjà désertes. Depuis, la ville ne s’est guère plus enfoncée, guère plus ensablée… Sa laideur est toujours aussi intéressante, comme je peux le constater en sillonnant ses rues pendant plusieurs heures : Friterie La Croix sise à côté d’un sex-shop fermé, cantate de Jean Bart au carillon du beffroi et musique techno diffusée par les hautparleurs de la rue piétonne, bunkers éternellement reconvertis en pissotière… Faire Dunkerque, comme ici ils font carnaval. Malgré le vent. Avec le vent. Ma carte ? Mon itinéraire ? Cela fait belle lurette que les bourrasques ont mis en pièce mon plan de la ville. Je marche, marche, dans une tentative d’épuisement… de quoi ? De qui ? Un échauffement 3


excessif avant la lecture poétique que je dois faire à la bibliothèque municipale ? Cette dernière, je la trouve sans la chercher. Un bâtiment tout en petites céramiques vertes digne de l’ Allemagne de l’Est. Je m’adresse à une bibliothécaire qui ne travaille pas pour la Stasi. Je l’interroge sur ce que lisent les gens du coin : « Ce n’est pas le problème, me répond-elle. Le problème, ce sont les sacs plastiques qu’on doit empêcher d’entrer ici. » Elle m’en montre plusieurs qui ont pénétré les lieux avec moi, comme de petits fantômes malicieux : « Les sacs plastiques, faut se battre sans cesse contre eux, avec le vent d’ici. Vous êtes allé à Malo-les-Bains ? Ici, on n’a pas de méduses sur la plage, mais on a des sacs plastiques. » J’opine du chef avant d’aller me cacher au milieu des étagères remplies de livres. Ma façon à moi de me concentrer avant ma petite perf’. Je ne le fait pas exprès, mais me voilà face au rayon « poésie ». Deux Prévert + un Victor Hugo + … La non-sélection habituelle. Et au milieu, un livre pas récent, une petite brique jaune que je reconnais de suite.

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UNE BIBLE JAUNE, DANS LES Années 80 J’ai retrouvé dernièrement une vieille photo de moi. J’avais 16-17 ans. J’y posais dans un costume jaune, devant ma première voiture qui était jaune également, et ma petite amie de l’époque était à mes côtés, et elle portait une robe jaune. J’ai regardé cette photo, je n’ai pas bien compris ce que je voyais. Extrait d’une vieille interview de Tim Burton

Dans les années 80, sur une idée de Monsieur Guy Schoeller – qui a partagé sa vie avec des femmes aussi différentes que Françoise Sagan ou Bettina Graziani et a annoncé des années durant la parution de son Guide du bluffeur sans jamais en écrire la première page – , naît aux éditions Laffont la collection Bouquins, très vite surnommée « La Pléïade du pauvre ». Y sont réédité, dans de forts volumes peu coûteux, tout Gaston Leroux, tout Jules Verne, tout Michel Zevaco, etc. Dans les années 80, je me noie. Je viens pourtant d’apprendre à nager ( à quinze ans ! ), mais je coule. À pic. La faute à cette « génération Grand Bleu » dont on me rabat les oreilles ? Tous les postes ( télés comme radios ) résonnent du générique du Top 50, Bernard Tapie – ministrable – explique crânement que « s’il était un escroc, ça se saurait », ni le cancer ni la Francisque du Président de la République ne sont encore visibles… 5


Je me noie. De temps en temps, je mets la main sur un livre qui forme comme une poche d’oxygène sous la banquise, qui me donne de l’air pour une semaine, un mois… J’avale beaucoup plus de romans que de poésie. Mais Baudelaire reste mon roi. Surtout le Baudelaire de « Mon cœur mis à nu »… J’ai déjà lu de nombreux ouvrages de la collection Bouquins ( Chéri-Bibi, Fantomas ), quand je tombe sur la petite bible jaune. Sur sa couverture tournesol : Rimbaud ( d éjà lu ), Lautréamont ( je voulais m’y frotter ), Charles Cros et Tristan Corbière ( q ui ? ). Points communs entre les quatre : écrire de la poésie, mourir jeunes… être des aliens ? Le livre me fascine, me fascine physiquement bien avant que je ne l’ouvre. Je ne me souviens pas avoir déjà vu un recueil de poésie dans cette fabuleuse collection ( pour plus de détails sur sa genèse, relire le début de ce chapitre ). Pourquoi toutes ces précisions sur la cuisine de l’édition française ? Pour montrer à quel point nous sommes loin de la première aventure éditoriale des Amours jaunes. L’unique ouvrage de Corbière ( son « monstre de livre » comme il l’avait lui-même qualifié ) a été publié à compte d’auteur en 1873. La même année qu’Une saison en enfer. 6


Chez des éditeurs parisiens à la réputation sulfureuse, les frères Glady. Des pornographes ou quasi. Le livre, tiré à 500 exemplaires et vendu au prix de 7,50 francs, n’a rencontré aucun succès. Peu de temps après, décès de l’auteur. Puis, dépôt de bilan des éditeurs. Par quel miracle profane Verlaine a-t-il mis la main sur l’ouvrage, dix ans plus tard ? Toujours est-il que c’est grâce au Pauvre Lélian et ses fameux « Poètes Maudits » que l’on a pu découvrir, dans les années 80 du XIXe siècle, Corbière ( et Marcelline Desbordes-Valmore, et Rimbaud et Mallarmé et Villiers de l’Isle-Adam ! ). Retour à mes années 80, pendant lesquelles les critiques font mine de ne pas savoir trancher entre Besson, Beineix et Carax ! J’ai ce gros pavé jaune entre les mains. Je le lis de la première à la dernière page. Lautréamont ne me déçoit pas. Je passe à côté de Charles Cros. Et je rencontre Tristan Corbière. Ma prof de français de l’époque refuse que je fasse un exposé sur l’auteur des Amours jaunes. « Poète mineur », « n’arrive pas à la cheville d’un Mallarmé ou d’un Rimbaud », etc. C’est vrai. Et cela n’a aucune importance, comme tout ce qui sort de la bouche de cette enseignante. Trente ans plus tard, j’ai révisé mon avis. Sur l’école ? Il s’est considérablement durci. Sur 7


Corbière ? Il reste un événement inouï dans mon parcours de lecteur. Seules mes découvertes ( plus tardives ) de Richard Brautigan et de Réjean Ducharme peuvent lui être comparées. Et à plus d’un titre ( on y reviendra ). Qu’ai-je trouvé dans ce recueil ? Ou plutôt… que n’y ai-je pas trouvé ! Une planche de salut, pour commencer. Des « blasphèmes et calembours », une « ruée de syllabes quelconques », un « cliquetis perpétuel d’antithèses », des « alliances de mots les plus baroques », un « charabia romantique », de « l’argot de barrière », des « pirouettes et génuf lexions », de « l’ironie tapageuse », de « l’amertume secrète »… On pourrait faire tout un poème des anathèmes jetés sur ce livre. Dresser un inventaire foutraque : coq-à-l’âne à gogo, hiatus, élisions ( « sans voir s’elle était blonde » ), dédain des règles ( « pas de métier » affirmera Laforgue ), syllabes mal comptées, suppression de pronom, un peu-beaucoup d’épate-bourgeois… Cela m’a secoué, à l’adolescence. Au beau milieu de ces « années Betty Blue », je découvrais ce que je voulais devenir : Tristan Corbière gérant de vidéoclub. Pas de quoi redonner le sourire à la conseillère d’éducation. Je ne m’en suis pas souvenu sur le coup, mais j’avais déjà vu passer ces drôles d’Amours 8


jaunes. Huysmans en avait fait une des lectures de son Des Esseintes… peu convaincu par ce livre « où le cocasse se mêlait à une énergie désordonnée, où des vers déconcertants éclataient dans des poèmes d’une parfaite obscurité… C’était à peine français ; l’auteur parlait nègre, procédait par un langage de télégramme, abusait des suppressions de verbe, affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets de commis-voyageur ; puis, tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes, et soudain jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui se brise… ». Des vacheries pas si mal senties que cela.

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