"NON-PUBLIC" & DROITS CULTURELS. Éléments pour une (re)lecture de la Déclaration de Villeurbanne

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Avec la collaboration et le soutien de l’Espace Pandora 8 place de la Paix 69200 Vénissieux

Collection « Haute Mémoire »

« Non-public » & droits culturels. Éléments pour une (re)lecture de la Déclaration de Villeurbanne (25 mai 1968). Genouilleux, Éditions La passe du vent, novembre 2018. 204 p., 14 x 20,5 cm.- ISBN : 978-2-84562-329-3 [coll. « Haute Mémoire » ; éd. Michel Kneubühler ; préf. Maryvonne de Saint Pulgent].


« Non-public » & droits culturels Éléments pour une (re)lecture de la Déclaration de Villeurbanne (25 mai 1968)

Textes réunis et présentés par Michel Kneubühler

Préface de Maryvonne de Saint Pulgent, présidente du Comité d’histoire du ministère de la Culture


Remerciements Ce livre n’aurait pu voir le jour sans le concours déterminant que lui a apporté le Comité d’histoire du ministère de la Culture. Que soient donc très vivement remerciés sa présidente, Maryvonne de Saint Pulgent, ainsi que Guillaume Bourjeois, secrétaire général, David Fouqueray, chargé d’études documentaires, et Geneviève Gentil, conseillère auprès de la présidente et mémoire ô combien précieuse du ministère. Les éditeurs tiennent par ailleurs à remercier les maisons d’édition qui ont bien voulu donner leur accord pour que soient reproduits des extraits de certaines de leurs publications, et invitent les lecteurs à découvrir dans leur intégralité les différents ouvrages cités. –4–


Sommaire Page Préface « Étudier le passé, pour comprendre le présent et préparer l’avenir » Maryvonne de Saint Pulgent, présidente du Comité d’histoire du ministère de la Culture 7-8 Avant-propos « Un double prisme » Thierry Renard et Michel Kneubühler

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Pour commencer « Villeurbanne... sur la route de Fribourg ? » Michel Kneubühler 15-37 CHAPITRE 1 Francis Jeanson et l’action culturelle : écrits de 1968 39-91 CHAPITRE 2 Francis Jeanson et l’action culturelle : écrits postérieurs à 1968 93-127 CHAPITRE 3 D’une Déclaration à l’autre (1948-2007)

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Annexes 1. Mai-68 dans l’agglomération lyonnaise et le monde du théâtre : repères chronologiques 2. Francis Jeanson (1922-2009) : repères bio-bibliographiques 3. Orientation bibliographique 1 - La Déclaration de Villeurbanne, le « non-public » et le théâtre en 1968 2 - Francis Jeanson ; André Philip 3 - Les droits culturels

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Préface

« Étudier le passé, pour comprendre le présent et préparer l’avenir » Créé en 1993, le Comité d’histoire du ministère de la Culture a notamment pour missions de « susciter des recherches [...] les publier et assurer leur promotion auprès du public », d’« organiser des séminaires, des colloques et toutes autres manifestations » et de « favoriser le rassemblement et la conservation [de] documents ». Mais il lui appartient aussi de « rassembler et faire connaître les travaux » existants et de « promouvoir la coordination des efforts des institutions et personnes qui effectuent des études et des recherches dans ce domaine ». Aussi est-ce avec un grand intérêt que j’ai pris connaissance des initiatives qu’a suscitées, dans la Métropole de Lyon, le cinquantième anniversaire de la Déclaration de Villeurbanne – outre la présente publication, le colloque « Politiques culturelles et ordre social 1968-2018 : morales, écarts, possibles » organisé par l’Université Lumière-Lyon 2 et la lecture-conférence proposée par le Théâtre des Marronniers. En effet, sous leurs différentes modalités, ces initiatives font parfaitement écho à la conviction qui, il y a un quart de siècle, animait le fondateur et premier président du Comité d’histoire, Augustin Girard : « Une administration se doit de réfléchir sur elle-même, sur son passé et ses racines, pour comprendre son présent et préparer l’avenir ». À l’instar des divers textes ici rassemblés, cette Déclaration rédigée dans l’effervescence de Mai-68 résonne en effet avec certaines des questions les plus fondamentales parmi celles qui préoccupent aujourd’hui les responsables des politiques culturelles – au sein de l’État comme dans les collectivités territoriales – ainsi que les opérateurs culturels ou porteurs de projet : pour le dire rapidement, l’enjeu de la démocratisation culturelle et, au-delà, celui de la démocratie culturelle. En réalité, cette préoccupation n’est pas nouvelle qui, dès 1777, fut énoncée par Jean-Jacques Rousseau dans le fameux article « Art » qu’il rédigea pour l’Encyclopédie : « Puisque les beaux-arts doivent [...] servir de moyens pour accroître et assurer le bonheur des hommes, il est [...] nécessaire qu’ils pénètrent jusqu’à –7–


l’humble cabane du moindre des citoyens ; il faut que [ce] soit un des objets essentiels de l’administration de l’État ». Or, même s’il convient de nuancer le constat de l’« échec de la démocratisation culturelle » maintes fois dressé, l’analyse de Francis Jeanson en 1968 demeure toujours d’actualité : « Il y a d’un côté le public, notre public [...] ; et il y a, de l’autre, un non-public : une immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel sous les formes qu’il persiste à revêtir dans la presque totalité des cas ». Commentant ce texte en 1972, Augustin Girard relevait déjà l’ampleur et la complexité du problème : « comment inventer une action culturelle qui, au lieu de favoriser les favorisés, de cultiver les cultivés, de cumuler sur eux le double privilège de la culture et de l’argent, viserait au contraire la part de la population qui est la plus démunie devant les agressions du monde moderne ? ». Au-delà de l’intérêt qu’ils présentent pour l’historien, les textes ici rassemblés mettent utilement en perspective cette notion de « nonpublic » avec celle des « droits culturels » adoptée par l’UNESCO en 2005 et entrée dix ans plus tard dans notre législation. Une notion qui, à l’automne 2019, sera au cœur d’un colloque que le Comité d’histoire organisera dans le cadre du soixantième anniversaire de la création du ministère des Affaires culturelles et qui vient opportunément nous rappeler que, comme le proclame en son article 27 la Déclaration universelle des droits de l’homme, « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté ». Dans un pays qui, depuis 1946, a inscrit dans sa Constitution que « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte [...] à la culture », comment ne pas partager l’analyse que René Maheu, alors directeur général de l’UNESCO, faisait de cet article 27 lors de la séance d’ouverture de la Conférence de Venise (1970) : « Cela signifie que les pouvoirs publics doivent, dans la mesure du possible, fournir [à tous les êtres humains] les moyens d’exercer ce droit. Tel est le premier fondement et le but premier de la politique culturelle » ? Maryvonne de Saint Pulgent, présidente du Comité d’histoire du ministère de la Culture –8–


Avant-propos

Un double prisme « La plate-forme du 25 mai [...] est un objet rhétorique étonnant, car il autorise des lectures parfaitement contradictoires » Michel Bataillon1 « La question du non-public [...] est demeurée une interrogation exigeante pour qui veut s’en saisir aujourd’hui » Marie-Ange Rauch2

« Un moment privilégié dans l’histoire des institutions culturelles »3, « une étape importante de la décentralisation culturelle »4, « un événement-charnière entraînant des évolutions décisives dans le secteur culturel »5. « Un moment particulier dans l’histoire du théâtre contemporain »6, qui « signe l’émergence d’une identité collective [...] celle du théâtre public »7 et « réintroduit [...] la question de l’autonomie et de la liberté de l’artiste »8. Et encore : « un tournant, avec l’affirmation du pouvoir des créateurs »9, « un des legs caractéristiques du mouvement de Mai »10, « l’écroulement de l’idée d’une possible autonomie, au moins relative, de la culture visà-vis de la politique »11. Au fil des années, la Déclaration de Villeurbanne – qui, en cette année 2018, souffle ses cinquante bougies – a inspiré moult exégèses et commentaires qui en font indiscutablement un jalon dans l’histoire de la politique culturelle en France. Il n’est pas jusqu’à son principal rédacteur, le philosophe Francis Jeanson, pour reconnaître que « Villeurbanne, ce fut pour [lui] un moment assez exceptionnel »12.

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Des lectures plurielles Les études qu’a suscitées ce texte ont en commun d’utiliser, dans leurs analyses, les mêmes mots : ambiguïté, contradiction, malentendu... et de relever que si, le 25 mai 1968, tous les « directeurs des théâtres populaires et des Maisons de la culture » le signèrent – à la seule exception de José Valverde, directeur du Théâtre GérardPhilipe de Saint-Denis –, il s’agissait là d’une « fausse unanimité » (Marion Denizot), obtenue grâce à ce que Michel Bataillon appelle joliment « un exercice de haute école rhétorique ». C’est dire que cette Déclaration ne saurait appeler une lecture univoque, mais que – selon l’époque et le point de vue du commentateur – elle est susceptible d’offrir des interprétations multiples. Or, pour l’essentiel, les analyses auxquelles le texte a donné lieu ont surtout été menées du point de vue de l’histoire du théâtre en France – Philippe Madral, Robert Abirached, Marie-Ange Rauch, Michel Bataillon, Marion Denizot, Denis Guénoun... –, ou de l’évolution de la politique culturelle – Philippe Urfalino, Emmanuelle Loyer... –, voire de la sociologie – Laurent Fleury, Sabine Lacerenza, Guy Saez13... Le plus souvent aussi, les recherches se sont concentrées en premier lieu sur les participants de la réunion, les « professionnels de la profession », qu’il s’agisse des directeurs de centres dramatiques ou de théâtres populaires ou des responsables des Maisons de la culture, mais, paradoxalement, moins sur le principal rédacteur, Francis Jeanson. Ou, plus exactement, quand il est question de lui, c’est pour rappeler en quelques lignes son parcours – en particulier, le compagnonnage avec Sartre et le fameux réseau de « porteurs de valise » pendant la guerre d’Algérie – et souligner qu’à Villeurbanne, il fait figure de « nouveau venu » (Marie-Ange Rauch, Laurent Fleury), « extérieur au réseau de la décentralisation » (Marion Denizot), un participant « presque marginal [...] peu représentatif de la réunion dont il devait formuler les pensées » (Denis Guénoun14). Deux éclairages C’est ce constat qui nous a amenés à proposer, au sein de cette collection « Haute Mémoire », le regroupement de textes qui permettent d’éclairer autrement la Déclaration de Villeurbanne en la replaçant dans un double contexte : – 10 –


– celui de la pensée de son rédacteur en matière d’action culturelle, par la comparaison avec d’autres textes rédigés par lui, soit au cours de la même année 1968 (chapitre 1), soit plus tard, depuis les mois qui ont immédiatement suivi la « grande palabre » de Mai jusqu’à la dernière décennie du XXe siècle (chapitre 2) ; – celui du corpus idéologique auquel se rattachent les réflexions qu’il développe, dans la Déclaration de Villeurbanne comme dans d’autres textes... autant de réflexions qui, comme en témoignent les documents reproduits dans le chapitre 3, font écho, d’une part aux « fondamentaux » de l’éducation populaire – notamment la question de l’émancipation et de la responsabilité du citoyen –, d’autre part aux droits de l’homme – notamment les droits culturels – et aux notions connexes, souvent évoquées, qui leur sont liées, telles la « puissance d’agir »15 (empowerment) ou les « capabilités »16 des personnes. Il nous a semblé en effet que ce double prisme permet de lire autrement ce texte et, à tout le moins, d’en lever certains des malentendus ou certaines des ambiguïtés. En effet, le croisement de la Déclaration avec les autres textes de Jeanson invalide manifestement certaines des lectures qui ont pu en être faites, en particulier celles qui voient dans le recours au néologisme non-public l’assignation implicite de cette « immensité humaine », de ces « énormes quantités d’hommes et de femmes » qui le composent dans une « zone de non-droit »17 : au-delà du parcours du philosophe pendant six décennies – la Résistance, la philosophie sartrienne, l’Algérie, l’action culturelle, la psychiatrie, l’Association Sarajevo... –, sa contribution en juillet 1968, trois semaines à peine après avoir quitté Villeurbanne, à la réunion de l’UNESCO portant précisément sur « les droits culturels en tant que droits de l’homme »18 et sa proximité, à la fois intellectuelle et familiale, avec André Philip, fondateur de la « République des jeunes » et président, jusqu’en mars 1968, de la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture, ne laissent aucun doute sur le sujet. Des résonances pour notre temps Mais le regroupement de ces textes ne présente pas seulement un intérêt pour l’historien du théâtre et des politiques culturelles. Par – 11 –


les résonances qu’il souligne entre la Déclaration de Villeurbanne et certaines des questions qui sont de nos jours fréquemment débattues dans les cercles professionnels ou dans le monde de la recherche – par exemple, le possible « changement de paradigme »19 qu’entraînerait le « respect des droits culturels » récemment inscrit dans la loi française20 ou l’horizon de démocratie culturelle21 qui se substituerait ipso facto au « mythe » de la démocratisation culturelle22 –, il offre également la possibilité de mettre en perspective certains des débats contemporains, introduisant ainsi, dans les réflexions en cours, une distance qui – du moins est-ce le vœu que nous formulons – peut se révéler féconde. Reste une certitude : que nous n’en avons pas terminé avec le texte adopté un beau jour de ce « joli mois de mai », qu’il n’a pas fini de susciter des interprétations diverses, voire contradictoires, mais qu’il a l’immense mérite, un demi-siècle après sa rédaction, de stimuler la réflexion. Et de nous aider à mieux apprécier ce qui est « en jeu » dans le développement de politiques culturelles et la mise en place, à toute échelle, de projets culturels. Thierry Renard & Michel Kneubühler

Notes 1. Michel Bataillon, Un défi en province. Planchon. Chronique d’une aventure théâtrale. Tome II, 1957-1972, Paris, Éditions Marval, 2001, p. 321. 2. Marie-Ange Rauch, « La Déclaration de Villeurbanne », in : Éducation populaire : le tournant des années 70, Paris / Marly-le-Roi, L’Harmattan / INJEP, 2000, p. 142. 3. Marie-Ange Rauch, « Le ‘concile’ de Villeurbanne ou la crise de la décentralisation théâtrale », in : Les Années 1968 : événements, cultures politiques et modes de vie. Lettre d’information, n° 20, 9 décembre 1996, p. 15. 4. Marie-Ange Rauch, « La Déclaration de Villeurbanne », op. cit., p. 130. 5. Jean-Jack Queyranne, Les Maisons de la culture, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence-LGDJ, 1975, cité par Michel Bataillon, op. cit., p. 343. 6. Marie-Ange Rauch, Le Théâtre en France en 1968, crise d’une histoire, histoire d’une crise, Paris, Éditions de l’Amandier, 2008, p. 304.

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7. Marion Denizot, « 1968, 1988, 2008 : le théâtre et ses fractures générationnelles. Entre malentendus et héritages méconnus », in : Sens public, revue internationale, 2009/02, p. 18. 8. Marion Denizot,« Du théâtre populaire à la médiation culturelle : autonomie de l’artiste et instrumentalisation », in : Lien social et politiques, n° 60, automne 2008, p. 67. 9. Laurent Fleury, « L’invention de la notion de ‘non-public’ », in : Les Non-publics. Les arts en réceptions. Tome 1, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 61. 10. Marie-Ange Rauch, « Le ‘concile’ de Villeurbanne ou la crise de la décentralisation théâtrale », in : Les Années 1968 : événements, cultures politiques et modes de vie. Lettre d’information, n° 20, 9 décembre 1996, p. 22. 11. Philippe Urfalino, L’Invention de la politique culturelle, Paris, Hachette Littératures, 2004, p. 258. 12. In : L’Action culturelle dans la cité, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 117. 13. Les références bibliographiques liées à ces différents auteurs sont regroupées dans l’annexe 3. 14. Denis Guénoun, Sur la « Déclaration de Villeurbanne (mai 1968) ». Intervention à la Biennale internationale du spectacle, Nantes, 18 janvier 2018. 15. Christian Maurel, Éducation populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, Paris, L’Harmattan, 2010 [coll. « Le travail du social »]. 16. Amartya Sen, Repenser l’égalité, Paris, Éditions du Seuil, 2000 [coll. « L’histoire immédiate »] ; Martha C. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris, Éditions Flammarion, 2012 [coll. « Climats »]. 17. Laurent Fleury, op. cit., p. 75. 18. Cf. infra, p. 71-81 et p. 83-91. 19. « Nos observations vont dans le sens d’un changement de paradigme : le respect de la diversité et des droits culturels est la condition d’un ‘effet de levier’ essentiel dans les trois axes de la paix, de la pauvreté et du développement » (Patrice Meyer-Bisch, « Respect de la diversité et des droits culturels dans l’espace francophone », in : Rapport 2005, Fribourg, Observatoire de la diversité et des droits culturels, 2006, p. 8). 20. Loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite « loi NOTRe »), article 103 ; loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, l’architecture et au patrimoine (dite « loi LCAP »), article 3. 21. Marie-Claire Martel, Vers la démocratie culturelle, Paris, Conseil économique, social et environnemental, 2017 [coll. « Les avis du CESE »]. 22. Olivier Donnat, « Démocratisation culturelle : la fin d’un mythe », in : Esprit, n° 170, mars-avril 1991, p. 65-82.

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Pour commencer

Villeurbanne... sur la route de Fribourg ? « Assez d’actes, des mots ! » Anonyme, mai 1968

Que se passe-t-il donc à Villeurbanne en ce printemps 1968 ? Il faut d’abord rappeler que ces derniers jours de mai constituent sans doute l’acmé de la crise qui a éclaté en France quelques semaines auparavant1. Depuis le 15 mai, les étudiants lyonnais ont voté le boycott des examens universitaires ; depuis le même jour, à Paris, le Théâtre de l’Odéon est occupé et son directeur, Jean-Louis Barrault, a, le lendemain, posé aux centaines de personnes présentes la fameuse question : « Jean-Louis Barrault est mort, mais il reste un homme vivant. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » ; le 19 mai, à Lyon, les personnels des « TCL » (transports en commun lyonnais) se sont associés, comme de très nombreuses entreprises ou services publics de la région, à la grève illimitée qui touche le pays ; de nombreux journaux ne paraissent plus, et la télévision nationale (il n’existe alors que deux chaînes) n’assure plus qu’un service minimum, si bien que la France entière a l’oreille collée au « transistor », essayant de trouver à l’écoute des « radios périphériques » une information point trop censurée sur ce qu’on appellera assez vite les « événements ». Ce 21 mai 1968, à Villeurbanne... C’est dans ce contexte qu’à l’instigation de Gabriel Monnet, directeur de la Maison de la culture de Bourges et président de l’Association technique pour l’action culturelle (ATAC)2, et d’Hubert Gignoux, directeur du Centre dramatique de l’Est – que, quelques mois plus tard, André Malraux transformera en « Théâtre national de Strasbourg » –, une vingtaine de responsables de centres dramatiques et de Maisons de la culture se retrouvent le 21 mai à Villeurbanne, dans le Théâtre de la Cité que dirigent Roger Planchon et Robert – 15 –


Gilbert (il ne deviendra « Théâtre national populaire » que quatre ans plus tard, en 1972) ; au fil des semaines, une petite vingtaine d’autres responsables de « théâtres populaires » les rejoindront. Pourquoi Villeurbanne ? Parce que, selon Hubert Gignoux (natif de Lyon) qui en a soufflé l’idée, le Théâtre de la Cité, dit MarieAnge Rauch, « offre l’avantage d’être à la fois suffisamment éloigné de Paris et suffisamment représentatif des problèmes de la profession : Roger Planchon s’est signalé au Festival d’Avignon en 1967 par l’intransigeance de sa revendication du pouvoir des créateurs sur leur institution et de leur indépendance absolue vis-à-vis des pouvoirs politiques »3. En effet, lors des Rencontres d’Avignon que, depuis 1964, présidait Jean Vilar, Planchon, à l’été 1967, avait fait cette déclaration tonitruante : « Il est heureux que l’État reconnaisse la liberté des créateurs. Mais cela exige que soient éliminés la loi de 1901, les conseils de notables dirigeant les Maisons de la culture etc. Les créateurs ne veulent plus la liberté, ils veulent le pouvoir »4. Il se trouve que, parmi la vingtaine de participants présents dès le 21 mai à Villeurbanne, figure le philosophe Francis Jeanson. Quelques mots sont nécessaires sur ce personnage important de l’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle dans notre pays – pas seulement l’histoire intellectuelle ou culturelle, mais aussi l’histoire de notre vie politique, voire celle de la psychiatrie5. Un philosophe, acteur et témoin de son siècle Né à Bordeaux en 1922, Jeanson s’engage dans la Résistance en 1943, devient en 1945 journaliste à Alger républicain, rencontre Albert Camus et Jean-Paul Sartre, lequel lui confie de 1951 à 1956 la gérance de la revue Les Temps modernes. C’est le même Sartre qui, en 1951, le charge d’éreinter, dans une critique au vitriol, L’Homme révolté, de Camus. En 1950, après la mort de son ami Emmanuel Mounier, c’est lui qui prend la direction, aux Éditions du Seuil, de la collection « Écrivains de toujours », où il publiera en 1951 un Montaigne et en 1966 un Sartre. À la fin de 1955, Jeanson, fervent partisan de la décolonisation, publie, avec sa première femme, la psychanalyste Colette Tzanck, – 16 –


L’Algérie hors-la-loi, puis, à partir de 1957 et jusqu’en 1961, crée et dirige un réseau de soutien à la lutte du peuple algérien pour son indépendance, le fameux réseau qui portera son nom. Reconnu coupable de haute trahison, il est condamné par contumace à dix ans de prison et s’exile en Suisse avant d’être amnistié en 1966. L’année suivante, il rejoint Jacques Fornier, directeur du Théâtre de Bourgogne, qui le charge de préfigurer la Maison de la culture de Chalon-sur-Saône (aujourd’hui « Espace des arts »)... d’où sa présence à Villeurbanne en mai-juin 1968. Jeanson restera à Chalon jusqu’au jour de l’inauguration de la Maison de la culture (21 novembre 1971) et se tournera ensuite vers l’action sociale dans les établissements psychiatriques, prônant une « psychiatrie ouverte » et mettant en place des actions de formation destinés aux personnels soignants. En 1992, au moment du conflit qui embrase l’ex-Yougoslavie, il s’engagera par ailleurs en faveur du peuple bosniaque, présidant l’Association Sarajevo. Dans son livre L’Action culturelle dans la cité, paru en 1973, Francis Jeanson a lui-même expliqué pour quelles raisons il s’est retrouvé le 20 mai 1968 à Villeurbanne et raconté les débuts de ce que, comme il le rapporte dans un autre texte, Roger Planchon appelait « la grande palabre de Mai » : « Jacques Fornier m’avait demandé de le représenter au cours d’une réunion qui devait avoir lieu, au Théâtre de la Cité, dans l’après-midi du 21 mai. La réunion eut lieu – et ne se termina que quelques semaines plus tard. Il y avait le contexte, bien sûr : les transistors qui nous répercutaient l’écho des barricades, et la CGT qui rassemblait ses militants devant la mairie, sous les fenêtres mêmes de la salle où nous tentions d’inventer notre voie. Mais il y avait là, en outre, tout ce qui comptait dans ce pays en matière de théâtre vivant : tous ceux de la ‘décentralisation’ et du ‘théâtre populaire’ – Planchon et Wilson, Chéreau et Gignoux, Jean-Louis Barrault et Ariane Mnouchkine, Debauche et Bourseiller, Garran et Dasté, Tréhard et Maréchal etc. Et il y avait aussi

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– c’étaient parfois les mêmes – tous ceux qui s’efforçaient, depuis quelques années, de donner sens à l’expérience (délirante ou géniale ?) récemment engagée par Malraux sous le vide label ‘Maison de la culture’ : de Gabriel Monnet (Bourges) à Didier Béraud (Grenoble) en passant par Bernard Mounier (Le Havre)... »6. Dans un autre texte, écrit deux décennies plus tard, il a également évoqué les conditions qui l’ont amené à être le « scribe » de cette réunion : « Dans la journée qui suivit, il se produisit pour moi un phénomène assez mystérieux : ce fut ma rencontre avec Roger Planchon. Nous ne l’avions pas envisagée auparavant, elle ne fut pas préméditée. Nous nous sommes très vite retrouvés sur un même plan, avec une étrange répartition des rôles : il conduisait la stratégie, j’essayais de formaliser la réflexion [...] Il y avait des temps de discussion, puis des temps d’écriture. Je me réfugiais alors dans un petit bureau, en haut, pour tenter de mettre en forme – au moins provisoirement – l’essentiel de ce qui venait de se dire. Quatre jours plus tard, le 25 mai, un texte put être soumis à l’approbation du comité : la Déclaration du comité permanent de Villeurbanne »7. D’excellents ouvrages racontent et commentent ce qui s’est passé à Villeurbanne après le 25 mai, la parution du texte dans Le Monde daté du 28, les discussions au sein du comité permanent jusqu’au 11 juin, les négociations avec le ministère – d’abord quasi clandestines, puis officielles –, jusqu’à la rencontre avec André Malraux le 22 juin ; nombreux également ont été les analystes à étudier comment, dans les mois qui ont suivi, après que « chacun est rentré chez son automobile », comme l’a chanté Claude Nougaro dans un vers génial de sa chanson Paris-Mai, la fugace et trompeuse unanimité de Villeurbanne a fait place à une opposition entre « créateurs » et « animateurs ». Tel n’est pas notre propos ici, l’idée du présent ouvrage étant de confronter le texte de la Déclaration avec d’autres textes signés de Francis Jeanson – certains portant le même millésime, d’autres étant postérieurs – et des documents relevant de la même forme déclarative, qu’ils aient, là aussi, été rédigés en 1968 ou à une autre date. – 18 –


Un manifeste théorique et une plate-forme revendicative Venons-en donc à cette Déclaration : bien que rédigée en urgence et dans des circonstances particulières, après quatre jours à peine de discussions associant vingt à trente personnes, c’est à la fois un jalon important à bien des égards mais aussi un document pétri de contradictions : – primo, parce qu’il mêle à des concepts philosophiques et des prises de position intemporelles des références à l’actualité la plus immédiate ; – secundo, parce qu’il associe une forme de manifeste théorique et une plate-forme de revendications professionnelles ; – tertio, parce que, sous des accents parfois d’apparence révolutionnaire, il tient en réalité un discours plutôt réformiste ; – quarto, parce que le vocabulaire employé – notamment, les fameuses expressions de non-public ou de non-cultivés – a entraîné par la suite de nombreux malentendus. En substance, que dit ce texte8 ? Il commence par mettre en cause la politique de démocratisation culturelle instaurée par André Malraux depuis 1959, année de création du ministère des Affaires culturelles, en même temps que, sous la forme d’une auto-critique bien dans l’air de ces journées, il stigmatise l’illusion à laquelle ont cru les pionniers de la décentralisation théâtrale et des Maisons de la culture : « Car la simple diffusion des œuvres d’art, même agrémentée d’un peu d’animation, apparaissait déjà de plus en plus incapable de provoquer une rencontre effective entre ces œuvres et d’énormes quantités d’hommes et de femmes qui s’acharnaient à survivre au sein de notre société mais qui, à bien des égards, en demeuraient exclus ». Puis, après avoir fait référence à la situation que connaît le pays, il dresse le constat de la profonde « coupure culturelle » qui existe entre « notre public » et le « non-public » : – 19 –


« Il y a d’un côté le public, notre public, et peu importe qu’il soit, selon les cas, actuel ou potentiel (c’est-à-dire susceptible d’être actualisé au prix de quelques efforts supplémentaires sur le prix des places ou sur le volume du budget publicitaire) ; et il y a, de l’autre, un nonpublic : une immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel sous les formes qu’il persiste à revêtir dans la presque totalité des cas ». Logiquement, Jeanson et les signataires de la Déclaration en viennent ensuite à prôner, « sans réserve et sans nuance », une « authentique action culturelle », conçue comme « une entreprise de politisation » tendant « à modifier les rapports actuels entre les hommes » afin de permettre à ces derniers « d’inventer ensemble leur propre humanité » : « C’est pourquoi tout effort d’ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi longtemps qu’il ne se proposera pas expressément d’être une entreprise de politisation, c’est-à-dire d’inventer sans relâche, à l’intention de ce non-public, des occasions de se politiser, de se choisir librement, par-delà le sentiment d’impuissance et d’absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont pratiquement jamais en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité [...] Car il est maintenant tout à fait clair qu’aucune définition de la culture ne sera valable, n’aura de sens, qu’au prix d’apparaître utile aux intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire dans l’exacte mesure où le non-public y pourra trouver l’instrument dont il a besoin ». Les signataires soulignent ensuite la place particulière qu’occupe en la matière le théâtre et la nécessité de « ... maintenir en toute circonstance ce lien dialectique entre l’action théâtrale (ou plus généralement artistique) et l’action culturelle, afin que leurs exigences respectives ne cessent pas de s’enrichir mutuellement, jusque dans les

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contradictions mêmes qui ne manqueront pas de surgir entre elles ». Le texte se termine par une plate-forme de onze revendications portant sur la politique culturelle, le budget de la culture, la gouvernance de l’action publique, l’éducation artistique et culturelle etc. ainsi que sur les questions spécifiques au milieu théâtral. Francis Jeanson et l’action culturelle en 1968 La Déclaration de Villeurbanne – tout le monde est d’accord sur ce point – est née sous la plume de Francis Jeanson. Aussi, pour mieux comprendre le sens de ce texte, est-il intéressant de le mettre en résonance avec d’autres contributions du même auteur sur la question de l’action culturelle. Or, il se trouve que nous disposons, pour la seule année 1968, de trois autres textes rédigés par le philosophe avant ou après ce fameux mois de mai : – le premier est une conférence intitulée « Une ‘Révolution culturelle française’ ? » donnée par Jeanson le 11 février 1968, au Théâtre Daniel-Sorano de Toulouse, dans le cadre du Congrès commun des mouvements protestants9 ; – le deuxième est un rapport que le Service des études et recherches du ministère des Affaires culturelles, créé cinq ans plus tôt par Augustin Girard, a commandé le 3 mai 1968 – moins de trois semaines avant la réunion de Villeurbanne –, à Francis Jeanson et que ce dernier remettra, sous le titre Définition d’une Maison de la culture, dans le deuxième semestre de cette même année 196810 ; – le troisième est une communication donnée lors d’une réunion organisée à Paris, du 8 au 13 juillet 1968, par l’UNESCO ; dans cette communication, Jeanson revient « sur la notion de ‘non-public’ » – c’est du reste le titre qu’il lui a donné ; or, l’intitulé même de cette réunion internationale – à laquelle les organisateurs avaient convié, outre Jeanson lui-même, douze autres experts – ne peut, en 2018, que retenir notre attention : « Les droits culturels en tant que droits de l’homme »11...

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Les extraits reproduits dans le premier chapitre du présent ouvrage attestent à l’évidence une grande cohérence de sens... tout comme, du reste, la vie entière de Jeanson et tous ses engagements. Ainsi, dans le premier texte – la conférence donnée à Toulouse en février 1968 –, le philosophe écarte une définition exclusivement « patrimoniale » de la culture (faut-il y voir une allusion aux « œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France » qu’André Malraux a fait figurer dans le décret fondateur de son ministère ?) et lui préfère une conception résolument anthropologique : « Il faut envisager une culture qui serait, non plus une culture déjà là, déjà faite, un ensemble de produits culturels, mais une culture en train de se faire, une culture vivante, une culture en acte. Cette culture-là, je dirai qu’elle se constitue, qu’elle se compose jour après jour comme une tapisserie sans fin, de tous les rapports qui se tissent entre les hommes »... ... une conception qui, du coup, entraîne logiquement une parfaite égalité et une nécessaire solidarité entre tous les humains : « quels que soient les autres auxquels nous pouvons être confrontés, le vrai pari à faire, c’est qu’ils ne sont pas, fondamentalement, autres que nous. Les situations respectives diffèrent parfois considérablement, mais les ressources proprement humaines sont les mêmes, dans la mesure où chacun est tributaire de tous, où il ne peut inventer l’homme qu’avec tous les hommes et au prix de se vouloir d’abord n’importe lequel d’entre eux ». Difficile, à la lecture de cette dernière phrase, de ne pas entendre comme un écho de la célèbre formule de Sartre qui clôt Les Mots : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » ! Dans le deuxième texte – le rapport Définition d’une Maison de la culture commandé par le ministère –, Jeanson dresse le sévère constat de l’échec de la démocratisation culturelle telle que l’ont

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imaginée André Malraux et ses collaborateurs, notamment Émile-Joseph Biasini12 : s’il reconnaît, à propos des Maisons de la culture, que « plusieurs d’entre elles, en effet, ont connu d’emblée des succès remarquables », il souligne que « certains critiques ont pu se demander si les Maisons de la culture n’étaient apparues dans la vie des provinces françaises que pour y accroître les satisfactions d’une élite locale, d’une minorité de privilégiés ». Ce constat, qu’à l’évidence il partage, lui permet d’entonner un air qu’on retrouve dans plusieurs de ses contributions, y compris dans la Déclaration de Villeurbanne : « L’action dramatique et les différents aspects de l’action culturelle posent le problème – fondamental au niveau d’une Maison de la culture – d’une étroite et solide articulation entre la création des œuvres et celle de leur public. À la fois complémentaires et contradictoires, ces deux dimensions de l’entreprise doivent être mises en mesure d’exercer mutuellement, l’une sur l’autre, une tension dialectique aussi positive que possible ». Quant au troisième texte – la communication « sur la notion de ‘non-public’ » lors de la réunion à l’UNESCO –, il offre à Jeanson l’occasion de dissiper quelques malentendus sur l’expression qu’il a utilisée à Villeurbanne et qui a tout de suite marqué les esprits : « Ainsi l’emploi du terme non-public a-t-il d’emblée signifié [...] [la] volonté de s’adresser, par-delà toute recherche d’un éventuel public, à tous ceux et à toutes celles qui, en tant que citoyens, doivent pouvoir assumer de mieux en mieux leurs responsabilités à l’égard de la chose publique [...] Le non-public constitue un véritable défi pour quiconque se veut partisan d’une culture vivante et agissante, d’une culture qui permette aux hommes de progresser ensemble, jour après jour, vers une plus réelle humanité ». L’invitation de l’UNESCO permet aussi au philosophe de préciser le rôle de l’action culturelle, déjà évoquée à Villeurbanne :

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« L’action culturelle ne vise pas à transformer le système social, mais à mettre les hommes en mesure de se situer de plus en plus consciemment par rapport à lui et de participer de plus en plus réellement aux grandes options qui engagent le présent et l’avenir de la collectivité. S’interdisant ainsi toute confusion avec une action d’ordre politique (au sens le plus habituel de ce terme), elle n’en constitue pas moins une entreprise de démystification et de désaliénation des consciences, c’est-à-dire en somme qu’elle tend à leur fournir les moyens de se politiser – ou, si l’on préfère, de se civiliser : de devenir de plus en plus capables d’assumer leurs responsabilités dans la cité des hommes. À ce titre, toute action culturelle authentique travaille en faveur d’une transformation de la non-démocratie, ou de la démocratie formelle, en une démocratie de plus en plus réelle ». Et, pour qui douterait encore du positionnement idéologique de Jeanson, le voici qui – toujours à l’UNESCO – enfonce le clou : « Une telle attitude implique une conception de la vie culturelle sous-tendue par l’exigence d’une pratique effective du monde [...] Toute entreprise culturelle, en tant qu’elle se veut polarisée par l’existence du nonpublic, doit s’efforcer de fournir à celui-ci, tout à la fois, des instruments de contestation et des moyens de participation. Cette fonction à double sens est la seule fonction sociale qui puisse devenir authentiquement médiatrice – en choisissant de s’exercer de façon positive vis-à-vis de l’ensemble de la collectivité sans contribuer, du même coup, à y mystifier les uns au profit des autres ». Ces extraits attestent, à l’aune des droits de l’homme, une position suffisamment claire pour écarter un certain nombre d’interprétations surprenantes nées d’une lecture sans doute un peu rapide de la Déclaration de Villeurbanne, faisant de ce texte on ne sait quel manifeste élitiste, voire méprisant pour la très grande majorité des êtres humains. Dans son livre, L’Action culturelle dans

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la cité, Jeanson relève du reste qu’en proposant « le terme de nonpublic pour désigner l’ensemble des exclus », il n’imaginait pas « les surprenants malentendus auxquels, durant un certain temps, il allait donner lieu »... au point, d’ailleurs, qu’un des chapitres du livre est précisément intitulé « À propos de quelques malentendus »13. En réalité, il n’y a rien d’étonnant à ce que la Déclaration de Villeurbanne ait donné lieu à tant de lectures contradictoires et de « surprenants malentendus ». Comme l’a relevé Denis Guénoun, le texte exprime « dans sa structure » même, une « contradiction sourde », entre deux tendances : « l’une affirmant, voulant renforcer les droits du théâtre et de ceux qui le pratiquaient et le dirigeaient, l’autre entendant mettre à bas la forme même du spectacle hiérarchique et privilégié, comme appareil d’un monde à refaire »14. Plus généralement, au-delà du seul domaine du théâtre, cette contradiction est aussi celle qui, dans l’histoire des politiques culturelles, fait coexister et parfois entrer en conflit « deux logiques » peu conciliables que, dans un article publié en 2001, Pierre-Michel Menger a décrites : « Ainsi, la politique culturelle contemporaine se dédouble, en adoptant deux logiques que l’analyse historique oppose pourtant comme les termes quasi invariants d’un dilemme familier. L’une, en prescrivant la démocratisation, la conversion du grand nombre au culte et à la fréquentation de l’art savant, et solidairement le soutien au renouvellement de l’offre, consolide d’abord le pouvoir des professionnels de la création. L’autre milite pour l’avènement d’une démocratie culturelle, pour la déconstruction, l’abolition ou l’inversion des divisions hiérarchisantes sur lesquelles est fondée la domination de la culture savante (art pur/art fonctionnel, création originale/culture d’emprunt, culture universelle et autonome/culture locale et hétéronome, etc.). Elle célèbre alors l’invention individuelle, l’amateurisme, le relativisme égalitaire, la coexistence non concurrentielle des différences culturelles »15. Cette analyse rejoint celle qu’à propos des « deux polarités de l’action culturelle », a formulée Jean Caune – dont il convient de rappeler

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qu’avant d’être le théoricien de la médiation que l’on connaît, il dirigea au début des années 1980 la Maison de la culture de Chambéry : « L’action culturelle, en tant que discours mobilisateur, s’est trouvée écartelée entre une démarche ambitieuse et volontariste, qui la concevait comme une intervention destinée à libérer et à mettre en forme la parole des individus, et une perspective, à profil bas, qui faisait d’elle une démarche pédagogique de sensibilisation à l’art. La première la concevait comme une modalité d’intervention sur le monde social s’appuyant sur les langages artistiques [...] La deuxième [...] la considérait comme la globalisation de trois moments distincts dans l’action des équipements culturels : la création artistique qui produit l’objet destiné au public ; la diffusion qui l’inscrit dans un réseau ; l’animation qui sensibilise ou organise le service après-vente du produit. Sans véritable identité [...] l’action culturelle s’est le plus souvent transformée en un mode de relations publiques appliqué à l’activité des équipements culturels »16. C’est bien cette opposition entre « deux logiques », « deux polarités », que, derrière la « fausse unanimité » de Mai, l’on retrouve, semblet-il, dans la Déclaration de Villeurbanne et l’histoire des années qui ont suivi sa rédaction. Action culturelle et éducation populaire : une Déclaration peut en cacher une autre... « Les journées [de Mai-68], et l’époque en général, étaient très déclaratives », observe à juste titre Denis Guénoun17. De fait, dans la semaine même qui suivit l’adoption du texte de Jeanson par le comité permanent, deux autres Déclarations furent rendues publiques, toutes deux rédigées dans le même lieu de la capitale, en l’occurrence le Foyer international d’accueil de Paris (FIAP). Même si, étrangement, aucun des commentateurs du manifeste villeurbannais ne semble évoquer cette proximité à la fois formelle et chronologique, la confrontation des trois textes paraît intéressante. – 26 –


Datée du 27 mai 1968, soit quarante-huit heures après le « concile » du Théâtre de la Cité, le premier d’entre eux a pour titre Déclaration constitutive du Comité national des associations de jeunesse et d’éducation populaire (CNAJEP) et a été signée à Paris par soixante-treize « associations d’éducation populaire, de développement culturel et de jeunesse »18... en fait, la grande majorité des fédérations et associations nationales, alors en froid avec leur ministre de tutelle, François Missoffe, après l’âge d’or qu’elles avaient connu avec son prédécesseur, Maurice Herzog. Dans le contexte de ces dernières semaines de mai, les signataires rappellent d’abord « que l’éducation ne consiste pas essentiellement en un transfert de connaissances ou en la transmission d’un contenu immuable, mais surtout dans la formation d’individus aptes à la transformation nécessaire de la société. Ils estiment que leurs militants sont des agents de développement des personnes, des groupes et de la société ». Dans ces conditions, ajoutent-ils, ils « proposent au gouvernement les points suivants, constituant une base minimum de travail : 1. Nécessité d’une éducation globale et permanente qui entraîne la reconnaissance d’un domaine de l’éducation populaire et du développement culturel, intéressant l’ensemble des activités de chacun (vie personnelle, vie familiale, vie professionnelle, vie sociale, vie politique, vie de loisirs), en vue de permettre aux enfants, aux jeunes et aux adultes de prendre en charge, individuellement et collectivement, leurs responsabilités dans la construction de la société [...] 8. Reconnaissance de la nécessité de la participation des usagers et des associations éducatives compétentes dans l’étude du programme, de la conception et de la mise en place des installations socioculturelles et de loisirs. 9. Participation des usagers à la gestion, à la programmation et à l’animation des institutions culturelles publiques [...] ».

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Le deuxième texte, daté quant à lui du 1er juin 1968, réunit pour partie certains des organismes signataires du texte précédent, auxquels s’ajoutent d’autres structures. Plus spécialisé, il est intitulé Déclaration des mouvements d’éducation des adultes pour une politique de l’éducation populaire et du développement culturel, et a été rédigé par le Groupe d’études et de recherche pour l’éducation des adultes (GEREA) créé trois ans plus tôt sous l’impulsion de Jean Lestavel, responsable de l’association La Vie nouvelle19 ; après avoir affirmé être, eux aussi, « entièrement solidaires de la remise en cause générale qui tend à bouleverser les structures de la société », les vingt-cinq associations signataires font part des convictions suivantes : « [...] Des modes d’existence, basés jusqu’alors sur les principes d’autorité paternaliste et de centralisation technocratique, doivent disparaître au bénéfice d’une société nouvelle où les hommes ne seront plus considérés comme des objets, des assistés ou des machines à consommer, mais comme des êtres libres et responsables ayant une fonction sociale et un pouvoir créateur. [La politique de développement culturel] consiste essentiellement à permettre aux Français et Françaises de se donner, depuis l’enfance et la vie durant – dans tous les domaines de la vie économique, sociale, culturelle et politique – des moyens d’information, de confrontation, de consultation et d’autogestion tels qu’ils permettent de participer, à tous les échelons, à l’élaboration et à l’exécution concernant leurs propres affaires ». Une proximité chronologique... mais pas que Sans qu’il soit nécessaire de se livrer à une exégèse fouillée des trois textes, on perçoit aisément, à leur lecture, une réelle convergence de vues, non seulement sur le soutien aux mouvements qui, alors, agitent la société française, mais aussi sur les objectifs généraux que, dans la diversité de leurs missions, de leur organisation et de leurs tutelles, les différents organismes signataires estiment devoir poursuivre. Au-delà de ces objectifs, il semble légitime de relever aussi dans les trois textes une certaine communauté de valeurs, voire une même généalogie conceptuelle... pour aller vite, la philosophie – 28 –


des Lumières, les droits de l’homme et la revendication républicaine de l’émancipation du citoyen. En effet, la tonalité générale de ces trois textes semble faire écho aux premiers mots du célébrissime discours prononcé par Condorcet, les 20 et 21 avril 1792, à la tribune de l’Assemblée législative : « Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ; assurer à chacun d’eux la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature, et par là, établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi »20. Cette proximité idéologique, du reste, Marie-Ange Rauch l’a bien relevée : « Francis Jeanson s’éloigne de la conception malrucienne de la culture en ce sens qu’il opère un glissement de l’idée de nation à celle de la république. Pour André Malraux, la culture sert à consolider la nation, alors que, pour Francis Jeanson, elle doit contribuer à restaurer le rôle du citoyen au sens où Louis Sala Molins définissait la citoyenneté : ‘Est citoyen celui dont la volonté produit du droit’ [...] Sur ce point, l’action culturelle telle que la conçoit Francis Jeanson me paraît se rapprocher de l’éducation populaire »21. Sans méconnaître les divergences qui ont pu exister, historiquement, entre les hérauts de l’éducation populaire et les militants de « l’animation culturelle », il semble en effet permis de relever une réelle communauté de valeurs. Quelques extraits permettent d’illustrer cette proximité idéologique : – Francis Jeanson promeut une « entreprise de politisation » (Déclaration de Villeurbanne), de « désaliénation des consciences » (UNESCO, 1968) permettant à tous les êtres humains de « devenir de plus en plus capables d’assumer leurs responsabilités dans la cité des hommes » ; – le CNAJEP entend former des individus « aptes à la transformation nécessaire de la société [...] en vue de permettre aux enfants, aux jeunes et aux adultes de prendre en charge, individuellement et collectivement, leurs responsabilités dans la construction de la société » ; – 29 –


– le GEREA veut, quant à lui, construire « une société nouvelle où les hommes [...] seront [...] considérés [...] comme des êtres libres et responsables ayant une fonction sociale et un pouvoir créateur ». Comme on peut le constater, un mot en particulier se retrouve dans les trois textes, celui de responsabilité. Or, c’est un terme que l’on retrouve aussi dans le texte d’une des personnalités importantes de l’histoire politique de la France des années 1930 aux années 1960, qui joua également un rôle majeur dans l’histoire de l’éducation populaire : André Philip. On doit en effet à ce spécialiste de droit et de sciences économiques, député sous la Troisième et la Quatrième Républiques, résistant, ministre à la Libération, à la fois : – la rédaction du Préambule de la Constitution de 1946 (texte qui figure toujours dans notre Loi fondamentale) dans lequel, signe de l’introduction explicite des droits économiques, sociaux et culturels au sein des textes fondamentaux de notre République, est insérée la fameuse formule selon laquelle « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture » ; – la création, le 19 septembre 1944 à Lyon, deux semaines à peine après la libération de la ville, de la « République des jeunes », qui deviendra, quatre ans plus tard, la « Fédération française des maisons des jeunes et de la culture » (FFMJC), fédération qu’il présidera jusqu’au... 31 mars 1968. Dans un livre paru en 1964, intitulé La Gauche, mythe et réalités, André Philip a eu l’occasion de préciser en ces termes sa conception de la culture : « La culture est essentiellement un éveil. On l’a définie comme ce qui reste quand l’homme a oublié tout ce qu’il a appris. C’est surtout un art de vivre la vie de tous les jours dans toutes ses dimensions. C’est une prise de conscience de problèmes et de responsabilités, afin de se mettre en état de comprendre et d’agir [...] Nous croyons à l’égalité de droit de tous les hommes, à la responsabilité de chacun, à la démocratie comme forme de gouvernement et surtout – 30 –


comme art de vivre [...] L’éducation populaire a pour but la formation d’un homme responsable, capable de jouer son rôle dans une société devenue responsable »22. Ainsi, chez André Philip comme chez Jeanson et comme chez les rédacteurs des deux autres Déclarations, s’observe la même insistance à proclamer l’égalité de droit de tous les êtres humains et la responsabilité, individuelle et collective, de chacun et de chaque groupe en vue de contribuer à la transformation sociale. Cette impression de grande proximité intellectuelle est confortée par une information que, dans son livre, Le Théâtre en France en 1968..., Marie-Ange Rauch est apparemment la seule à relever – encore est-ce à la note 449, page 531 ! Il se trouve en effet que la seconde femme de Francis Jeanson, rencontrée en février 1960 alors qu’il venait d’échapper à la vague d’arrestations qui venait de frapper une vingtaine de « porteurs de valises » de son réseau, cette femme qui, par la suite, partagera sa vie pendant quarante-sept ans, n’est autre que... Christiane Philip, la fille d’André Philip ! Or, on sait que le beau-père et le gendre, le premier, protestant cévenol et collaborateur régulier de la Revue du christianisme social, le second, disciple de Sartre et auteur de La Foi d’un incroyant, étaient très proches, au point que c’est à Jeanson qu’André Philip, au soir de sa vie, se confia à travers un grand entretien publié quelque temps après sa mort (5 juillet 1970) en clôture de son ultime ouvrage, André Philip par lui-même, ou les voies de la liberté23. D’où l’hypothèse que les positions de Jeanson affirmées tout au long de cette année 1968 – et, en particulier, dans la Déclaration de Villeurbanne – aient pu aussi, pour partie, se nourrir des échanges avec André Philip. Apparemment, tout laisse à penser en tout cas que le gendre ne pouvait que souscrire à la « profession de foi » sur l’éducation populaire que son beau-père avait publiée quatre ans avant les « événements ». Cinquante ans après... quelles résonances ? Confronter la Déclaration de Villeurbanne avec d’autres écrits de son auteur ou d’autres textes rédigés au cours de ces mêmes semaines – 31 –


de Mai-68 permet, comme on l’a vu, de la replacer dans un certain contexte idéologique, celui des années 1960 et du « développement culturel » – on relèvera que ce syntagme qui connaîtra son heure de gloire au début de la décennie suivante, lors du « moment Duhamel » (ministre des Affaires culturelles de janvier 1971 à avril 1973), figure dans les intitulés mêmes des signataires des deux Déclarations parisiennes. Mais on peut aussi se demander à quels questionnements de notre temps ce document peut, un demisiècle après son adoption par le comité permanent, faire écho. Pour peu qu’on veuille bien le lire attentivement, les résonances, en réalité, sont nombreuses qui, semble-t-il, autorisent à relier les idées exprimées dans la Déclaration à plusieurs préoccupations très présentes dans les réflexions menées depuis le début du XXIe siècle sur les politiques culturelles. Tel est en particulier le cas des débats contemporains sur les droits culturels. Ce n’est évidemment pas un hasard si, trois semaines à peine après avoir quitté Villeurbanne, Francis Jeanson fait partie de la douzaine d’experts invités par l’UNESCO à réfléchir sur cette notion. Il y a en effet dans sa pensée des éléments qu’on peut légitimement rapprocher de certaines réflexions développées dans les textes élaborés au sein des grandes organisations internationales – l’Organisation des Nations-Unies et son agence spécialisée pour l’éducation, la science et la culture qu’est l’UNESCO, mais aussi le Conseil de l’Europe –, y compris quand plusieurs décennies séparent ces documents planétaires de ses propos. En effet, s’il fallait résumer en quelques points la pensée de Jeanson – telle, en particulier, qu’elle se donne à lire à travers les différents textes de 1968 –, nous pourrions retenir, au-delà du constat des limites d’une démocratisation culturelle réduite à la seule diffusion de l’« héritage culturel », les définitions et explicitations suivantes : – la culture, résolument pensée selon son acception anthropologique, ne peut pour Jeanson se limiter à la « simple transmission »24 : elle est avant tout « pratique du monde »25/26/28, « une culture en train de se faire »26, « une culture en acte »25, « l’invention quotidienne, permanente, de l’homme par l’homme »27 ; la culture, déclare-t-il à l’UNESCO, ce sont « les rapports humains en train de s’inventer sans cesse »26, ce qui permet « aux hommes de progresser ensemble, jour après jour, vers une plus réelle humanité »26 ;

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– l’action culturelle, quant à elle, est pour lui une « entreprise de politisation radicale des consciences »27, de « désaliénation des consciences »26, de « mise en rapport des hommes avec eux-mêmes »28 ; elle vise à « mettre les hommes en mesure de pratiquer le monde aujourd’hui, un peu mieux qu’hier »25, à leur permettre de « rompre [leur] actuel isolement, de sortir du ghetto, en se situant de plus en plus consciemment dans le contexte social et historique »24 ; à ses yeux, elle doit « fournir aux exclus de la culture traditionnelle les moyens de se cultiver eux-mêmes, selon leurs propres besoins et leurs véritables exigences »26, de façon qu’ils puissent « assumer de mieux en mieux leurs responsabilités à l’égard de la chose publique »26 ; – la Maison de la culture doit, selon Jeanson, être « un centre de pulsions vers l’extérieur »25 d’où « son équipe animatrice »25 ira « créer les conditions qui rendent possible la mise en rapport des œuvres et des hommes »27, « aller trouver les gens là où ils sont et se mettre au travail avec eux »25, tenir compte de leur « expérience du monde différente de la nôtre »26... Bref, il s’agit, en refusant de « s’adresser au non-public en tant que masse »26, de « se mettre au service de ce non-public pour l’aider à poser les problèmes qui sont les siens et non pas les problèmes qui sont les nôtres »27, de lui « fournir des instruments de contestation et des moyens de participation »26, en un mot de travailler « en faveur d’une transformation de la non-démocratie, ou de la démocratie formelle, en une démocratie de plus en plus réelle »26. Quelques extraits de textes rédigés au cours des deux dernières décennies – à l’échelle internationale, nationale ou territoriale – font écho à ces considérations d’il y a désormais cinquante ans : – l’acception anthropologique du terme culture ? Voyez le Préambule de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle (UNESCO, 2 novembre 2001), qui réaffirme « que la culture doit être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social et qu’elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances »29 ; idem pour la Déclaration sur les droits culturels (Fribourg, 2007) en son article 230 ;

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– la nécessité de « mettre les hommes en mesure de pratiquer le monde aujourd’hui, un peu mieux qu’hier » ? Dans un document daté de septembre 2014, l’Association des directeurs des affaires culturelles des grandes villes et agglomérations de France (ADACGVAF) affirme, parmi « les valeurs et les fondements qui motivent [les] engagements » de ses membres, l’ambition d’« accroître la liberté des résidents du territoire et donc accroître leurs possibilités d’être et d’agir en tant qu’acteurs à part entière du projet de leur territoire »31 ; – ne pas se contenter d’une politique de « simple transmission » en réduisant la politique culturelle à la seule « diffusion » des « œuvres capitales » ? Reconnaissant à la fois les mérites, mais aussi les limites de la démocratisation culturelle menée en France depuis un demi-siècle, « une politique qui donne beaucoup mais écoute peu », la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC) plaide, dans un « document d’orientation politique » rendu public en janvier 2013, pour que l’action des pouvoirs publics prenne en compte « l’appel d’autonomie de chacun » ainsi que son « désir d’expérimentation créatrice », en prenant acte que chaque être humain est « porteur d’une culture propre, d’une identité singulière, tissée d’appartenances multiples, et que c’est en le reconnaissant en tant que personne libre qu’on le mettra en capacité de recevoir, d’échanger, de dialoguer »32 ; – mettre en place une « authentique action culturelle » en faisant de chaque Maison de la culture « un centre de pulsions vers l’extérieur » ? Le décret relatif aux centres culturels adopté le 21 novembre 2013 par la Fédération Wallonie-Bruxelles stipule que « l’action des centres culturels augmente la capacité d’analyse, de débat, d’imagination et d’action des populations d’un territoire, notamment en recourant à des démarches participatives » et qu’un centre culturel « est un lieu de réflexion, de mobilisation et d’action culturelle par, pour et avec les populations, les acteurs institutionnels et les acteurs associatifs d’un territoire. L’action qu’il propose permet, avec celle d’autres opérateurs culturels, l’exercice du droit à la culture par tout individu »33 ; – travailler à l’avènement d’une « démocratie de plus en plus réelle », par le truchement d’une action culturelle conçue comme une « entreprise de politisation » s’adressant « à tous ceux et à toutes celles qui, en tant que citoyens, doivent pouvoir assumer de mieux en mieux leurs responsabilités à l’égard de la chose publique » ? Adopté en – 34 –


novembre 2017, un rapport du Conseil économique, social et environnemental – précisément intitulé Vers la démocratie culturelle –, après avoir affirmé qu’« aborder la question de la démocratie culturelle conduit à interroger la notion de droits culturels », définit comme enjeu central de la politique culturelle le fait de « permettre à chaque individu, à travers la culture, de s’interroger sur le sens de l’intérêt général ; redonner à chacun.e – par la pratique, l’appréciation ou l’exposition culturelle – la conscience qu’il n’y a qu’ensemble que nous pouvons faire société »34 ; – l’affirmation que « les autres [...] ne sont pas fondamentalement autres que nous », que « les ressources proprement humaines sont les mêmes » et le refus de « s’adresser au non-public en tant que masse » ? Voilà qui résonne avec les libertés que proclame la Déclaration de Fribourg, par exemple celle « de poursuivre un mode de vie associé à la valorisation de ses ressources culturelles » et celle « de choisir de se référer ou non à une ou plusieurs communautés culturelles »35. On le voit, si, depuis un demi-siècle, nombreux sont les auteurs à avoir lu la Déclaration de Villeurbanne sous l’angle de l’histoire de la décentralisation théâtrale ou des Maisons de la culture – et les commentaires qu’ils ont livrés sont évidemment fort précieux –, il y a un réel intérêt à confronter ce texte avec d’autres écrits signés de Jeanson ou émanant d’autres milieux que celui du théâtre : cela permet en effet de replacer ce document – ou, en tout cas, la pensée de son rédacteur – dans le champ plus vaste de la politique culturelle et des enjeux qui lui sont liés. Au lecteur, à présent, après avoir analysé l’ensemble des textes ici reproduits, de juger si la Déclaration adoptée le 25 mai 1968 a aussi sa place, plus largement, dans celui de la diversité culturelle et des droits culturels. Ou si, pour le dire autrement, il est légitime de placer Villeurbanne sur la route qui mène à Fribourg. Michel Kneubühler Notes 1. Le lecteur trouvera en annexe 1, p. 184-186, une série de « repères chronologiques » concernant Mai-68 dans l’agglomération lyonnaise et dans le monde du théâtre. 2. Créée en 1966, l’« Association technique pour l’action culturelle » regroupait les directeurs d’entreprises d’action culturelle et de décentralisation théâtrale et avait pour objet « d’une manière générale, [de] répondre à toutes leurs demandes d’assistance technique dans le cadre de leur action ». Cf. infra, p. 68, note 1 et p. 69, note 5.

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3. Rauch (Marie-Ange), Le Théâtre en France en 1968, crise d’une histoire, histoire d’une crise, Paris, Éditions de l’Amandier, 2008, p. 295. 4. La Naissance des politiques culturelles et les Rencontres d’Avignon sous la présidence de Jean Vilar (1964-1970), Paris, La Documentation française / Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2012, p. 296 [coll. « Travaux et documents », n° 6 ; dir. Philippe Poirrier]. 5. L’annexe 2, p. 187-189, regroupe quelques « repères bio-bibliographiques » sur la vie et l’œuvre de Francis Jeanson. 6. In : L’Action culturelle dans la cité, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 117. On trouvera p. 67-68 et p. 68, note 3 les fonctions et responsabilités des différentes personnes mentionnées par Jeanson. 7. In : La Décentralisation théâtrale. 3. 1968, le tournant, Paris / Arles, ANRAT / Actes Sud-Papiers, 2005, p. 86 [dir. Robert Abirached ; 1re éd. 1994]. 8. Le texte intégral de la Déclaration, tel que Francis Jeanson lui-même l’a publié en 1973 dans L’Action culturelle dans la cité, est reproduit p. 61-68. 9. Des extraits de cette conférence – par ailleurs publiée in extenso dans Culture & « non-public », Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, 2009 [coll. « Escales », n° 3 ; dir. Dominique-Emmanuel Blanchard] – sont reproduits infra, p. 41-46. 10. Cf. infra, p. 47-58 ; dans Le Théâtre en France, op. cit. (p. 298), Marie-Ange Rauch écrit que Francis Jeanson a remis son « rapport sur la définition d’une Maison de la culture [...] en février 1968 » ; or, les archives du Service des études et recherches donnent pour « date du contrat » le « 3 mai 1968 » et pour « délai » une période de « 6 mois » ; surtout, le rapport, page 49, fait expressément allusion au « comité permanent des directeurs de théâtres populaires et de Maisons de la culture » et, page 52, de « la formule adoptée à Villeurbanne ». Toutefois, comme le document conservé dans les archives du ministère compte cinquante-trois pages et que, dans une note (n° 435, p. 530), Marie-Ange Rauch précise qu’il n’en comporte que « 48 », il est possible qu’existent deux versions successives, l’une rendue « en février », l’autre complétée après la « grande palabre » de mai-juin : Jeanson aurait alors ajouté cinq pages à son rapport afin d’actualiser la partie relative à la création d’un « projet de création d’un Institut de recherche, de formation et d’action culturelle (IRFAC) » dont on sait qu’elle lui tenait à cœur. En tout état de cause, il est sûr qu’en arrivant à Villeurbanne, comme le souligne Marie-Ange Rauch, « si Jeanson ignore à peu près tout de la profession théâtrale, il connaît en revanche parfaitement le dossier des problèmes que pose le statut de loi 1901 des Maisons de la culture ». 11. Cf. infra, p. 71-81 et p. 83-91. 12. Directeur du théâtre, de la musique et de l’action culturelle – au sein de la direction générale des arts et des lettres – au ministère des Affaires culturelles (1961-1966), Émile-Joseph Biasini (1922-2011) fut le grand artisan de la première vague de Maisons de la culture. Dans un texte intitulé Action culturelle, an I (octobre 1962), il fournit a contrario sa vision de la Maison de la culture par les mots suivants : « Une Maison de la culture n’est pas la salle des fêtes, le centre culturel communal, le siège des associations ou le foyer tant attendu par les vaillantes cohortes littéraires ou musicales de l’endroit, elle n’est pas le local rêvé par les comédiens amateurs, les professeurs du cours du soir, les peintres du dimanche ou les sociétés folkloriques »... 13. L’Action culturelle dans la cité, op. cit., p. 30. Le chapitre en question couvre les pages 29

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à 45. Certains extraits sont reproduits dans le chapitre 2 du présent ouvrage (cf. p. 109-113). 14. Denis Guénoun, Sur la « Déclaration de Villeurbanne (mai 1968) ». Intervention à la Biennale internationale du spectacle, Nantes, 18 janvier 2018. 15. Pierre-Michel Menger, « Art, politisation et action publique », in : Sociétés & Représentations, vol. 11, n° 1, 2001, p. 167-204. 16. Jean Caune, La Démocratisation culturelle. Une médiation à bout de souffle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2006, p. 101-102 [coll. « Art, culture, publics »]. 17. Denis Guénoun, op. cit. 18. Cf. infra, p. 135-141. 19. Cf. infra, p. 143-145. 20. Condorcet (Marie-Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de), Rapport et projet de décret relatifs à l’organisation générale de l’instruction publique, Paris, Assemblée législative, 20 et 21 avril 1792 (extraits en ligne sur le site de l’Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire). 21. Marie-Ange Rauch, « La Déclaration de Villeurbanne », in : Éducation populaire : le tournant des années 70, Paris / Marly-le-Roi, L’Harmattan / INJEP, 2000, p. 134. 22. André Philip, La Gauche, mythes et réalités, Paris, Aubier-Montaigne, 1964. C’est l’auteur qui souligne. 23. André Philip, André Philip par lui-même, ou les voies de la liberté, suivi de Entretiens avec Francis Jeanson, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1971. 24. Déclaration de Villeurbanne, 25 mai 1968. Cf. infra, p. 61-68. 25. Une « Révolution culturelle » française ?, conférence, Toulouse, 11 février 1968. Cf. infra, p. 41-46. 26. Sur la notion de « non-public », Paris, UNESCO, 8-13 juillet 1968. Cf. infra, p. 71-81. 27. Interventions lors de la réunion « Les droits culturels en tant que droits de l’homme », Paris, UNESCO, 8-13 juillet 1968. Cf. infra, p. 83-91. 28. Définition d’une Maison de la culture, rapport au ministère des Affaires culturelles, 1968. Cf. infra, p. 47-58. 29. Cf. infra, p. 161-165. 30. Cf. infra, p. 173-180. 31. Document en ligne sur le site du réseau « Culture 21 » : http://reseauculture21. fr/wp-content/uploads/2014/12/ADAC-GVAF-Nos-engagements-2-10-2014.pdf 32. Intitulé Des politiques culturelles pour les personnes, par les territoires, ce document est lui aussi en ligne sur le site du réseau « Culture 21 » : https:// reseauculture21.fr/wp-content/uploads/2015/09/fncc_droits_culturels.pdf 33. En ligne sur le site : http://www.centresculturels.cfwb.be/ (rubrique « Législation »). 34. Marie-Claire Martel, Vers la démocratie culturelle, Paris, Conseil économique, social et environnemental, 2017 [coll. « Les avis du CESE »] ; en ligne sur le site du CESE : https://www.lecese.fr/travaux-publies/vers-la-democratie-culturelle 35. Cf. infra, p. 173-180. – 37 –



ANNEXES 1. Mai-68 dans l’agglomération lyonnaise et le monde du théâtre : repères chronologiques 2. Francis Jeanson (1922-2009) : repères bio-bibliographiques 3. Orientation bibliographique 1. La Déclaration de Villeurbanne, le « non-public » et le théâtre en 1968 2. Francis Jeanson ; André Philip 3. Les droits culturels


Annexe 1 Mai-68 dans l’agglomération lyonnaise* et le monde du théâtre** : repères chronologiques [N.B. : figurent en Futura BT les événements survenus dans l’agglomération lyonnaise et en Adobe Garamond ceux concernant le théâtre en France]

7 mai – Suite aux violents incidents survenus le 3 mai à Paris (Quartier Latin), une manifestation réunit environ 3.000 étudiants de l’INSA au centre-ville. 10 mai – Occupation de la Faculté des lettres (quai Claude-Bernard). 13 mai – Grève générale. Entre 35.000 et 60.000 manifestants défilent de la Bourse du Travail à la place des Terreaux... du jamais vu depuis la Libération.

13 mai – À l’issue de la manifestation parisienne (200.000 personnes), des intellectuels et artistes (Paul Virilio, Jean-Jacques Lebel...) décident l’occupation prochaine de l’Odéon-Théâtre de France, alors dirigée par Jean-Louis Barrault. 14 mai – Louis Pradel, maire de Lyon, inaugure le Théâtre du Huitième (auj. Maison de la danse), confié à Marcel Maréchal (Théâtre du Cothurne). 15 mai – Les étudiants boycottent les examens.

15 mai – Occupation de l’Odéon par 3.000 personnes. Altercations entre les comédiens syndiqués et les artistes venus investir le théâtre. 16 mai – Encadrée par des drapeaux rouges et noirs, une banderole proclame « Étudiantsouvriers, l’Odéon est ouvert ». Intervention dans la journée de Daniel Cohn-Bendit. Déclaration de Jean-Louis Barrault : « Jean-Louis Barrault est mort, mais il reste un homme vivant. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? ». Dans la nuit du 16 au 17 mai, formation d’un comité d’occupation regroupant artistes, étudiants et ouvriers. 17 mai – Occupation de l’Opéra Garnier et de l’Opéra-Comique par leurs propres personnels, et du Conservatoire national d’art dramatique par ses étudiants. Président de l’Association technique d’action culturelle (ATAC), Gabriel Monnet, directeur de la Maison de la culture de Bourges, décide de réunir un « comité permanent des directeurs

* D’après la chronologie présentée sur le site de la Bibliothèque municipale de Lyon : « Maijuin 68 à Lyon. Actes de la rencontre proposée le samedi 26 avril 2008 par la Bibliothèque municipale de Lyon » [cycle « L’intelligence d’une ville. Vie culturelle et intellectuelle à Lyon entre 1945 et 1975 » ; en ligne : https://www.bm-lyon.fr/mai68/expo/colloque-mai68.pdf]. ** D’après la chronologie élaborée par Marie-Ange Rauch-Lepage, in : Le Théâtre en France en 1968, crise d’une histoire, histoire d’une crise, Paris, Éditions de l’Amandier, 2008.

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de centres dramatiques, de Maisons de la culture et de théâtres populaires » ; sur la suggestion d’Hubert Gignoux, directeur du Théâtre national de Strasbourg, décision est prise de tenir cette réunion loin de l’effervescence parisienne ; le choix se porte sur le Théâtre de la Cité de Villeurbanne, dirigé par Robert Gilbert et Roger Planchon. 18 mai – À partir de cette date, les centres dramatiques et Maisons de la culture se joignent à la contestation en organisant des animations ou des spectacles dans les usines occupées ou en accueillant dans leurs propres locaux des débats et des assemblées générales. 19 mai – Grève illimitée votée par le personnel des Transports en commun lyonnais (TCL). Occupation de la Faculté de médecine. 20 mai – Occupation des grandes usines de l’agglomération (Berliet, Rhodiaceta, Teppaz, Brandt, Paris-Rhône, Uginor...). Les services municipaux sont également en grève.

20 mai – Occupation du Théâtre national populaire (alors à Paris, au Palais de Chaillot) par son personnel. 21 mai – Blocage de la raffinerie de Feyzin et du port Édouard-Herriot. Grève des ouvriers du livre et donc, pas de quotidien dans les kiosques (sauf La Voix du Lyonnais, supplément régional de L’Humanité) ; service minimum à la radio et à la télévision.

21 mai – Au Théâtre de la Cité de Villeurbanne, début des travaux du comité permanent. À Paris (Théâtre de la Porte Saint-Martin), assemblée générale des comédiens, sur l’initiative du Syndicat français des artistes interprètes (SFA). 22 mai – La grève s’étend aux Hospices civils de Lyon (HCL), au Centre de chèques postaux (CCP) ainsi qu’aux grands magasins.

22 mai – Occupation de la Comédie-Française par son personnel. 23 mai – Manifestation étudiante devant l’usine Rhodiaceta de Vaise. 24 mai – Occupation de l’Opéra de Lyon et du Théâtre des Célestins. À l’issue de la manifestation étudiante, affrontements avec les forces de l’ordre ; sur le pont Lafayette, mort du commissaire René Lacroix ; la police procède à 200 arrestations.

24 mai – Au cabinet d’André Malraux qui exigeait que l’électricité soit coupée au Théâtre de l’Odéon (toujours occupé), Jean-Louis Barrault répond par une fin de non-recevoir : « Serviteur, oui, valet non ! ». 25 mai – Au Théâtre de la Cité, adoption de la Déclaration de Villeurbanne, rédigée pour l’essentiel par Francis Jeanson. 28 mai – À l’église Saint-Bonaventure, obsèques du commissaire Lacroix.

28 mai – Parution dans Le Monde de la Déclaration de Villeurbanne. Grève à la Maison de la culture de Grenoble (inaugurée le 3 février précédent par André Malraux) et à la Comédie des Alpes, mais les comédiens organisent des animations dans les usines de la région. 29 mai – Grande manifestation (estimation : 80.000 personnes) de la place Bellecour à la place Jules-Ferry (quartier des Brotteaux).

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30 mai – À Villeurbanne, manifestation devant le Théâtre de la Cité. Le comédien Jean Bouise demande aux manifestants de ne pas occuper le théâtre, où s’est réuni le comité permanent.

1er juin – À Villeurbanne, le comité permanent adopte une motion par laquelle ses membres s’interdisent tout dialogue individuel avec le ministère des Affaires culturelles jusqu’à ce que les différents points évoqués dans la Déclaration soient pris en considération. 31 mai – De la place Bellecour à la place des Terreaux, contre-manifestation en soutien au général de Gaulle (estimation : 70.000 à 100.000 personnes). 3-4 juin – Affrontements dans les Facultés de droit et de lettres. 6 juin – Reprise du travail pour les postiers, les cheminots et les électriciens.

8 juin – À Strasbourg, lors d’une rencontre nationale, les personnels techniques, administratifs et artistiques des théâtres populaires et des Maisons de la culture mettent au point un cahier de revendications. 7 juin – Reprise du travail aux TCL.

9 juin – À Villeurbanne, Francis Raison, directeur du théâtre et des Maisons de la culture au ministère des Affaires culturelles, rencontre « en catimini » le comité permanent. 10 juin – À Villeurbanne, une délégation des personnels techniques, administratifs et artistiques des théâtres populaires et des Maisons de la culture, venue de Strasbourg, rencontre le comité permanent. À Paris, signature d’un protocole d’accord entre le ministère des Affaires culturelles et la Fédération du spectacle. 11 juin – Reprise du travail à la Rhodiaceta, puis dans les jours qui suivent dans les autres grandes usines de l’agglomération.

13-14 juin – À Paris, le bureau du comité permanent – dont font partie Roger Planchon et Francis Jeanson – rencontre à Paris le directeur de cabinet d’André Malraux, Antoine Bernard, Alain Trapenard, conseiller technique, Pierre Moinot, directeur général des arts et des lettres, et Francis Raison. Mi-juin – Annonce du report des examens universitaires à la rentrée de septembre.

19 juin – À Paris, nouvelle rencontre du bureau du comité permanent avec Antoine Bernard. 22 juin – À Paris, le bureau du comité permanent est reçu par André Malraux, qui annonce sa volonté d’infléchir sa politique en tenant compte des travaux de Villeurbanne. 23 et 30 juin – Élections législatives : triomphe du parti gaulliste et de ses alliés qui, dans le Rhône, l’emportent dans 9 des 10 circonscriptions. 29 juin – Intervention des forces de l’ordre à l’École des Beaux-Arts et fin de l’occupation étudiante. 11 juillet – Évacuation de la Faculté des lettres (quai Claude-Bernard) et fermeture des locaux.

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Annexe 2 Francis Jeanson (1922-2009) : repères bio-bibliographiques* 1922 – Naissance à Bordeaux (7 juillet). 1940 – Baccalauréat et études de philosophie à l’Université de Bordeaux. 1943 – Diplôme d’études supérieures de philosophie (10 juin), puis départ clandestin (22 juin) pour l’Espagne afin d’échapper au Service du travail obligatoire (STO) ; arrestation par la police franquiste (6 juillet), puis internement au camp de Miranda de Ebro (province de Burgos) ; le 30 septembre, transfert dans l’ancien hôtel balnéaire Molinar de Carranza (province de Biscaye), transformé en prison ; le 1er décembre, libération, puis départ pour l’Algérie et incorporation dans l’armée d’Afrique. 1944 – Élève-aspirant (15 avril-1er juin), puis aspirant à la compagnie du service du matériel (23 septembre) et responsable de dépôts de munitions à Oran (27 septembre) ; débarquement à Marseille (19 décembre). 1945 – Sur le front alsacien, puis démobilisation (25 août). 1947 – Le Problème moral et la pensée de Sartre (Éd. du Myrte). 1948 – Début de la collaboration avec Les Temps modernes et Esprit ; départ pour l’Algérie (septembre). 1949 – Retour d’Algérie (mai) avant un nouveau séjour (octobre-novembre). 1950 – Directeur de la collection « Écrivains de toujours » (Éd. du Seuil) ; Signification humaine du rire (Éd. du Seuil). 1951 – Montaigne par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Écrivains de toujours »). 1952 – Article « Albert Camus ou l’âme révoltée » dans Les Temps modernes ; La Phénoménologie (Éd. Téqui). 1954 – La Vraie Vérité, suivi de La Récrimination (Éd. du Seuil). 1955 – L’Algérie hors la loi, en collaboration avec Colette Jeanson (Éd. du Seuil) et Sartre par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Écrivains de toujours »). 1956 – Premiers services rendus au Front de libération nationale d’Algérie.

* D’après – notamment – le livre de Marie-Pierre Ulloa, Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence de la Résistance à la guerre d’Algérie, Paris, Berg International éditeurs, 2001 (coll. « Écritures de l’histoire ») et le livre d’entretiens entre Francis Jeanson et Christiane Philip, Entre-deux. Conversations privées. 1974-1999, Latresne, Éditions Le Bord de l’eau, 2000.

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1957 – Fondation du « réseau Jeanson » (octobre). 1960 – Premières arrestations de membres du réseau (20 février), puis conférence de presse clandestine à Paris (15 avril) et publication (22 juin) de Notre guerre (Éd. de Minuit), immédiatement saisi ; ouverture du procès des membres du réseau (5 septembre) ; condamnation par contumace à dix ans de prison (1er octobre) ; rencontre avec Christiane Philip (23 février). 1962 – Publication (mars) de La Révolution algérienne. Problèmes et perspectives (Éd. Feltrinelli, Milan). 1963 – Lignes de départ et La Foi d’un incroyant (tous deux aux Éd. du Seuil). 1965 – Lettre aux femmes (Éd. du Seuil). 1966 – Amnistie (17 juin) ; Sartre. Les écrivains devant Dieu (Desclée de Brouwer) et Simone de Beauvoir, ou l’entreprise de vivre (Le Seuil). 1967 – Participation au colloque sur la notion d’héritage culturel (Maison de la culture de Caen, janvier) ; apparition dans le film La Chinoise, de Jean-Luc Godard (dans son propre rôle) ; début de la collaboration avec Jacques Fornier en vue de la préfiguration de la Maison de la culture de Chalon-sur-Saône. 1968 – Conférence à Toulouse (« Une Révolution culturelle française ? », 11 février) ; participation au « concile » de Villeurbanne (21 mai-11 juin), puis à la réunion à l’UNESCO sur le thème « Les droits culturels en tant que droits de l’homme » (8-13 juillet) ; rédaction et remise au ministère des Affaires culturelles du rapport Définition d’une Maison de la culture. 1970 – Polémique sur la nomination à la Maison de la culture de Chalon-surSaône (printemps) ; premier stage national de formation d’animateurs (avril) ; participation aux Rencontres d’Avignon, « Les options et les choix d’une politique culturelle municipale » (20-24 juillet). 1971 – Colloque de Châteauvallon (29, 30 et 31 mars) ; inauguration de la Maison de la culture de Chalon-sur-Saône et fin de la mission de préfiguration. 1972 – Projet de création d’un Institut de recherche et de formation pour l’action culturelle (janvier) ; projet de formation (Chalon, avril) ; note sur « l’action culturelle et les collectivités locales ». 1973 – L’Action culturelle dans la cité (Éd. du Seuil). 1974 – Sartre dans sa vie (Éd. du Seuil) ; rencontre avec Jean-Pierre Losson, psychiatre à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu (Lyon). 1977 – Du concept de non-public à une pédagogie de la socialité, thèse pour le doctorat d’État de science politique soutenue, sous la direction de Claude Courvoisier, à l’Université de Bourgogne (Dijon). 1978 – Discours sans méthode. Entretiens avec Henri Laborit (Éd. Stock). 1979 – Éloge de la psychiatrie (Éd. du Seuil). 1984 – Fondation de l’association Sud-Ouest Formation Recherche (SOFOR).

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1987 – La Psychiatrie au tournant, ou grandeur et misère de la psychiatrie (Éd. du Seuil). 1991 – Algéries. De retour en retour (Éd. du Seuil). 1992 – Président de l’Association Sarajevo, en soutien au peuple bosniaque. 1994 – Participation à la fondation de la revue Sud / Nord (Éd. Érès). 1997 – Une exigence de sens. Trois conversations avec Dominique-Emmanuel Blanchard (Éd. le Bord de l’eau). 2000 – Entre-Deux. Conversations privées (1974-1999), avec Christiane Philip (Éd. Le Bord de l’eau). 2004 – Quelle formation, pour quelle psychiatrie ?, avec Nicole Rumeau (Éd. Érès). 2004 – La Culture, pratique du monde, avec Philippe Forest et Patrick Champagne (Éd. Cécile Defaut). 2007 – Mort de Christiane Philip-Jeanson (septembre). 2008 – Affaires humaines et Citoyennetés (Éd. Le Bord de l’eau, coll. « Escales », n° 1 et n° 2). 2009 – Cultures & « non-public » et Quel sujet ? Pour quelle foi ? (Éd. Le Bord de l’eau, coll. « Escales », n° 3 et n° 4) ; mort à Arès, le 1er août.

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Table des matières Page Remerciements 4 Sommaire 5 Préface « Étudier le passé, pour comprendre le présent et préparer l’avenir » Maryvonne de Saint Pulgent 7-8 Avant-propos « Un double prisme » Thierry Renard & Michel Kneubühler 9-13 Pour commencer « Villeurbanne... sur la route de Fribourg ? » Michel Kneubühler 15-37 CHAPITRE 1 Francis Jeanson et l’action culturelle : écrits de 1968

39-91

Une « Révolution culturelle » française ? (conférence, Toulouse, 11 février 1968 – extraits)

41-46

Définition d’une Maison de la culture (rapport au ministère des Affaires culturelles, 1968 – extraits)

47-59

Déclaration de Villeurbanne (25 mai 1968)

61-69

Sur la notion de « non-public » « Les droits culturels en tant que droits de l’homme », (Paris, UNESCO, 8-13 juillet 1968)

71-81

Interventions lors de la réunion « Les droits culturels en tant que droits de l’homme », (Paris, UNESCO, 8-13 juillet 1968 – extraits)

83-91


Page CHAPITRE 2 Francis Jeanson et l’action culturelle : écrits postérieurs à 1968

93-127

Intervention lors des Rencontres d’Avignon « Les options et les choix d’une politique culturelle municipale », (Avignon, séance du 22 juillet 1970) 95-97 Chalon, quatre années d’action culturelle (contribution aux travaux préparatoires du colloque de Châteauvallon, mars 1971)

99-102

Projet de formation (Chalon) (printemps 1972 – extraits)

103-107

« À propos de quelques malentendus » (in : L’Action culturelle dans la cité, Paris, Éditions du Seuil, 1973 – extraits)

109-115

« La réunion de Villeurbanne », (in : La Décentralisation théâtrale. 3. 1968 : le tournant Paris / Arles, ANRAT / Actes Sud Papiers, 1994 – extraits)

117-122

« L’action culturelle dans la cité » Entretien avec Yves Jammet (1999) (in : La Culture, pratique du monde, Nantes/Paris, Éditions Cécile Defaut/APSV, 2004 – extraits)

123-127

CHAPITRE 3 D’une Déclaration à l’autre (1948-2007)

129-180

Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels (1966) (Organisation des Nations-Unies – extraits)

131-134

Déclaration constitutive du Comité national des associations de jeunesse et d’éducation populaire – CNAJEP (Paris, 27 mai 1968)

135-141


Page Déclaration des mouvements d’éducation des adultes pour une politique de l’éducation populaire et du développement culturel (GEREA, Paris, 1er juin 1968)

143-145

Recommandation concernant la participation et la contribution des masses populaires à la vie culturelle (UNESCO, Nairobi, 30 novembre 1976 – extraits)

147-154

Déclaration sur les politiques culturelles (UNESCO, Mexico, 26 juillet-6 août 1982 – extraits)

155-160

Déclaration universelle sur la diversité culturelle (UNESCO, Paris, 2 novembre 2001 – extraits)

161-165

Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (UNESCO, Paris, 20 octobre 2005 – extraits)

167-171

Déclaration sur les droits culturels (« Groupe de Fribourg », Fribourg, 7 mai 2007)

173-180

Annexes 184-195 1. Mai-68 dans l’agglomération lyonnaise et le monde du théâtre : repères chronologiques

183-186

2. Francis Jeanson (1922-2009) : repères bio-bibliographiques

187-189

3. Orientation bibliographique 1 - La Déclaration de Villeurbanne, le « non-public » et le théâtre en 1968 2 - Francis Jeanson ; André Philip 3 - Les droits culturels

190-195

Collection « Haute Mémoire » 196-197


Sélection des textes, secrétariat de rédaction, relecture et corrections Michel Kneubühler Maquette et mise en page Myriam Chkoundali Coordination éditoriale Michel Kneubühler &Thierry Renard Ouvrage publié avec le concours du Comité d’histoire du ministère de la Culture

Ouvrage composé avec les polices Adobe Garamond, corps 11 et Futura BT, corps 8, sur papier intérieur Bouffant, Ivoire, 80 g, couverture sur papier Couché moderne 1/2 mat, Blanc, 300 g.

Achevé d’imprimer par Présence Graphique – 37260 Monts Dépôt légal novembre 2018



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