La Gazette de la Lucarne n° 76 - mars 2015

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no 76

Renaissance

mars 2015

Jacques Cauda

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désossait des gigots ou ficelait des rôtis. Elle ne rendait alors la monnaie qu’en tremblant, intimidée par sa lourde présence. L’hiver qui suivit cet automne fut comme un printemps, les patrons tombèrent tous les deux malades, une mauvaise grippe qui les cloua près d’une semaine au lit. Dès le premier jour qu’elle passa toute seule avec lui dans la boutique, elle reconnut cette excitation légère et voluptueuse. Les quelques minutes qu’elle passait à leur chevet lui paraissaient des heures, qu’elle regrettait sitôt qu’elle redescendait l’escalier le rejoindre, lui, les jambes tremblantes. Jusqu’alors, ils n’avaient jamais échangé que des mots simples, du quotidien lourd, des sous-entendus. — Bonjour, mademoiselle, on aura la neige aujourd’hui. — Ah ? lui répondait-elle, c’est vrai, maman a eu mal à ses rhumatismes, hier soir. Une simplicité dont aucun ne s’était départi pendant cette épidémie de grippe. Tout juste s’il se permettait, comme une hardiesse, de demander chaque matin des nouvelles de ses patrons. N’osant pas lui-même monter « là-haut », disait-il, en montrant le plafond du pouce. — Bâââ ! Comment ferions-nous, s’exclamait-elle, si vous l’attrapiez comme ça, vous aussi ? C’était vrai, si vrai qu’il en hocha la tête qui devint aussi rouge que la côtelette qu’il était en train de découper, en osant cette fois appuyer ses yeux sur les siens, avec une telle force qu’il en sentit toute l’insolence violacer son visage. Au cœur de la nuit, il rêva de cette côtelette, qui se tenait entre eux comme la côte entre Adam et Ève ! Son Ève ! Au printemps suivant, il ouvrit son Ève aux premiers boutons. Primevères, narcisses… D’un seul coup de couteau porté de bas en haut. De la terre fleurie au soleil ! © jacques cauda

I

l errait sans but, l’estomac vide. C’était l’été. L’air était tiède et touffu. Il marchait et marchait, au milieu de la chaussée, sous un ciel dont la luminosité le désespérait davantage. Oui, c’était l’été. Mais l’été des autres, ceux qui avaient la mine réjouie sur la simple visite d’une lumière dorée, tandis que les jours de pluie mettaient un voile épais sur leurs visages, alors que rien, pas même la pluie, ne pouvait plus assombrir le sien : il pleuvait même dans son sommeil ! Voulait-il mourir ? Effacer à jamais son visage devant la glace, chaque soir qu’il ôtait ses vieux souliers troués, sa chemise trempée par la sueur ou battue par la pluie et son pantalon usé posé au hasard du lit ? Sans doute. Si un matin, un de plus, un interminable matin, il n’avait aperçu à la devanture d’une boucherie, attaché au sommet de l’angle aigu formé par une ficelle suspendue à un clou, un petit écriteau avec ces quelques mots : « On cherche un apprenti boucher ». Il s’était tout de suite imaginé se balançant dans le vide comme l’écriteau, et cette image lui avait glacé le sang. Il avait même été tout prêt d’ôter sur l’instant ses lacets de souliers et son ceinturon et de les jeter à l’égout pour se débarrasser de ses mauvaises pensées… Machinalement penché vers la vitrine, surpris par son propre reflet auquel il ne prêtait plus aucune attention depuis des semaines, il passa sa main dans ses cheveux ; et il entra. Une jeune fille, assise derrière la caisse, lui adressa un sourire… La nuit, il rêvait maintenant du soleil. Une nuit, il fit un rêve curieux, il vit le soleil de ses propres mains débiter des steaks, pour les offrir à cette jeune fille (quel rêve idiot !), qu’il osait à peine regarder, le midi, quand il mangeait à la table des patrons. Elle, non plus, n’osait pas lever les yeux sur lui. Elle ne l’observait qu’à la dérobée, dans la journée quand elle remplaçait sa mère à la caisse et qu’il


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