La gazette de la
15 mars 2014 2 €
lucarne
n 68 o
La Lucarne des Écrivains, 115 rue de l’Ourcq, 75019 Paris – tél. : 01 40 05 91 29 – http://lalucarnedesecrivains.wordpress.com
Couleur et littérature Éditorial
La couleur est partout. Dans le monde qui nous entoure, en nous (« que serait la vie sans les couleurs de notre âme ? » demande Sarah Mostrel). Et, bien entendu, dans la littérature. Où son attrait peut même devenir obsessionnel. Pensons au soin maniaque que Huysmans prête à des Esseintes lorsqu’il étudie les coloris destinés à orner les parois de son logis dans À rebours. De nombreuses œuvres font directement allusion à la couleur : les fameuses « Voyelles » de Rimbaud – revisitées ici avec humour par Patrick Le Divenah – et divers livres célèbres comme La Lettre écarlate, Le Rouge et le Noir, Le Rayon vert, L’Herbe rouge, Le Mystère de la chambre jaune, Les Fleurs bleues, Rouge Brésil… Plusieurs d’entre vous se sont d’ailleurs penchés sur certains de ces ouvrages. Introduit par une plaisante « mise en bouche » de Sylvain Josserand, cet ensemble qui décline la couleur sous des formes diverses et variées, aussi bien en terme de réflexion sur la littérature que d’humour, de paradoxe, de rêverie, de poésie, est parsemé de photos choisies avec goût par Emmanuelle Sellal – que je tiens à remercier vivement –, et de quelques citations de grands auteurs. Pascal Varejka
Albert et la couleur Sylvain Josserand
I
l est tellement préoccupé par l’harmonie des saveurs, des couleurs et des odeurs qu’il ne supporte pas la moindre disharmonie à la devanture de sa boucherie. Qu’une tête de veau sanguinolente soit installée à côté d’un faisan doré lui donne la chair de poule, lui révulse l’estomac et le fait éternuer sur un jambon d’Auvergne. Il n’a jamais pu mélanger les globules rouges d’une pintade avec du lait d’ânesse. Il en devient écarlate, blanc comme un linge, puis rose comme du vin d’Anjou. Hier, il a reçu une carte postale d’une amie de l’île de la Réunion, aimant les vapeurs jaunes sulfu-
reuses du volcan, la poussière ocre des coulées de pouzzolane, le gris torsadé des laves cordées et le vert émeraude de la barrière de coraux. Au verso du bristol figure une marmite de curry de papaille à la sauce rougaille. Du riz est disposé sur une assiette – aux motifs chinois bleu de Prusse – en forme de mandala de safran, de cumin, de curcuma et de feuilles de bananier. Ses papilles gustatives salivent à l’évocation de chaque atome de bouillon épicé, de filet d’agneau et de légumineuses. Ses yeux ne sont plus que deux pépites de gourmandise, sa langue un furoncle blanchâtre, son estomac une étuve de bouilleur de crûs.
Suite page 3.