OLIVIER ROLIN
Olivier Rolin est né en 1947. Ancien de l’École normale supérieure et de la Gauche prolétarienne… A écrit pour des journaux, il y a longtemps : critique littéraire, reportages. Assez voyageur. Un peu éditeur. Marin amateur. Auteur de romans (Phénomène futur, 1983 ; Bar des flots noirs, 1987; L’Invention du monde, 1993; Port-Soudan, prix
Cahier de l’Herne Le Grand Insaisissable
T
oute somme sur Henri Michaux paraît un non-sens, toute tentative de le cerner semble une mauvaise action, vouée d’ailleurs à l’échec. « Cerner », déjà, le mot est fâcheux… Rendez-vous, vous êtes cerné ? Michaux, se rendre ? Jamais de la vie. Plutôt la mort. Il est celui qui refusait la Pléiade par crainte de s’y trouver « enfermé, une des impressions les plus odieuses que je puisse avoir et contre laquelle j’ai lutté ma vie durant ». Il est celui qui ne voulait pas être photographié, qui parlait, dans Poteaux d’angle, du « pur, fort, originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de trace ». Il est L’Oiseau qui s’efface : « D’un battement il s’est effacé dans l’espace blanc. » René Bertelé remarque à juste titre, dans un article consacré à l’œuvre plastique de Michaux, combien la peinture à l’eau – sa transparence, sa fluidité, sa labilité – convenait à ses visions fugitives, évanescentes ou fulgurantes, toujours entre être et non-être, surgissement et éclipse ; l’huile, au contraire, est pâteuse, collante : « Tout ce que je déteste dans les hommes et les femmes : la colle. » Mouvement, vitesse, passage, rien qui pèse ou qui pose, qui prenne la pose, s’impose. Alors, emprisonner Michaux sous un tas de pages, une pyramide de glose ? Un volume d’hommage, qui plus est ? Autant lui édifier une statue sur la place de l’Ange à Namur… Un Plume en bronze… Si ce Cahier, pourtant, échappe à la condamnation qui semble peser sur le projet lui-même, c’est en raison de la diversité de ses approches (hum… voilà une phrase dont l’empois quelque peu universitaire n’aurait pas plu à Plume. Pardon). Là, dans la disparate des points de vue, quelque chose se retrouve de celui qui écrivait qu’il n’était pas un moi, ni dix moi, qu’il n’était pas de moi, que moi était « un mouvement de foule ». Là, au fil de ces textes parfois doctes et parfois émus, et quelquefois poétiquement inattendus, ce n’est pas un portrait qui se compose, figeant les traits, fixant les idées, mais une figure multiple qui se décompose, se laisse deviner
pour aussitôt se perdre, déroutante, scintillante comme des éclats de lumière sur l’eau. Peu de souvenirs personnels du Grand Insaisissable. L’un lui trouve « une tête de sénateur romain », l’autre se souvient de ses yeux bleus, de son extrême courtoisie ; Allen Ginsberg évoque sa générosité, Prévert son sourire, Borges d’agréables conversations ; et puis voilà. Et cela suffit. Michaux impressionne, paralyse la pulsion anecdotique. « Nous lui sommes reconnaissants (je le suis) », écrit André Pieyre de Mandiargues dans sa très belle contribution, « de cette sorte de zone d’émoi dont il s’environne ». Loin des complaisances de la mémoire privée, on tâche donc de découvrir un ressort essentiel au cœur de l’homme, de l’œuvre énigmatiques, et cette clef est parfois cherchée dans des directions inattendues, par exemple quand Matta et Alain Jouffroy dialoguent autour de la question : « Michaux est-il socialiste ? » (mot à prendre au sens qu’il avait en 1966). En fait, c’est l’idée même d’une clef ou d’un ressort secret qui est inappropriée s’agissant d’une pensée dont toute notion de centralité est exclue, qui se plaît au contraire à fréquenter les marges, les limites où s’évanouissent les déterminations. On a tendance à penser que les chemins qu’empruntent Claude Lefort et Philippe Jaccottet s’enfoncent plus avant dans les territoires ambigus de l’auteur de Mes propriétés : l’un soulignant qu’à ses yeux l’écriture se tient du côté de ce qui, justement, ne se tient pas, ne manifeste, au profond de l’homme « né troué », que trouble, et manque, et défaillance (« Je me suis bâti sur une colonne absente »), l’autre étudiant, à travers L’Espace aux ombres, des mots qui parviennent à dire comme jamais, précis et discrets, la presque inexistence. « Écrit sans poids, dit Claude Lefort, qui ne dépose rien dans le champ du savoir, mais supporte comme peu d’autres les questions qui ramènent la littérature et la philosophie à leur commune origine. » Il y a chez Michaux, cet homme fragile que le grand galeriste Karl Flinker dit (et il a raison évidemment) « fort comme un Turc », une esthétique et une épistémologie de la ténuité, héritée lointainement, peut-être, de ce que Ruysbroeck « l’Admirable » nomme « l’état infime ». « C’est dans le moins
Femina, 1994; Tigre en papier, 2002; Suite à l’hôtel Crystal, 2004), de journaux de voyage (En Russie, Mon galurin gris, 1997), d’essais (Paysages originels). La plupart de ses livres ont paru aux éditions du Seuil.
Henri Michaux
3I
de force, écrit Michaux, que m’apparaissent toujours les idées les plus vastes, les plus importantes » : phrase qui fait écho à maintes autres, et notamment à celle-ci, qui me revient, à l’ouverture d’un texte sur les effets de l’éther : « L’homme a un besoin méconnu. Il a besoin de faiblesse. » Au reste, pas mal d’animaux se baladent dans ce Cahier, comme dans l’œuvre qu’il honore. Ils n’y sont nullement incongrus. Gilbert Lascault s’intéresse aux monstres, cheval de cinquante-trois centimètres, chenille géante avec quoi on couche, une nuit, « chez les insectes », et autres animaux « aux matrices bleues de lèpre » ; Alain Jouffroy, dans un beau texte où il n’est plus question de socialisme, voit « l’homme retranché » comme « le plus complice de la loutre et de la foudre » ; Mandiargues le compare à un cobra (royal) ; HenriPierre Roché, l’auteur de Jules et Jim, dresse la liste de ses « animaux parrains » : « Le blaireau pour le flair, la taupe pour le fouissement et la fuite éperdue, le cheval arabe pour le doux galop, le serpent pour le flegme. » Michaux lui-même évoque les animaux qui lui parlent en rêve, « des oiseaux, plusieurs fois un chien, pas après avoir vu dans la journée des animaux, mais seulement des hommes et surtout des femmes et surtout trop » (c’est un homme « habité par une mauvaise humeur permanente », jugeait, un peu trop simplement, Paul Nizan lors de la sortie d’Un Barbare en Asie). C’est un ours qui a le dernier mot de Tu vas être père, texte d’une méchanceté géniale qu’on ne conseille pas, oh non, aux amis inconditionnels des enfants.
HENRI MICHAUX • Dirigé par Raymond Bellour • Paris, Éditions de l’Herne, 1966 • Coll. « Les Cahiers de l’Herne »
OLIVIER ROLIN
1966 • CAHIER DE L’HERNE • HENRI MICHAUX PAR OLIVIER ROLIN