À la recherche du temps perdu VI

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dans une brusque détente, ce silence, Robert croyait qu’il allait cesser à l’instant, que la lettre attendue allait venir. Il la voyait, elle arrivait, il épiait chaque bruit, il était déjà désaltéré, il murmurait : « La lettre ! La lettre ! » Après avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire de tendresse, il se retrouvait piétinant dans le désert réel du silence sans fin. Il souffrait d’avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d’une rupture qu’à d’autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens qui règlent toutes leurs affaires en vue d’une expatriation qui ne s’effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se situer le lendemain, s’agite momentanément, détachée d’eux, pareille à ce cœur qu’on arrache à un malade et qui continue à battre, séparé du reste du corps. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme la croyance qu’on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort. Et comme l’habitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaît la première sur le roc en apparence le plus désolé, peutêtre en pratiquant d’abord la rupture par feinte, aurait-il fini par s’y accoutumer sincèrement. Mais l’incertitude entretenait chez lui un état qui, lié au souvenir de cette femme, ressemblait à l’amour. Il se forçait cependant à ne pas lui écrire, pensant peut-être que le tourment était 195


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