Junkpage#29—Décembre 2015

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© Franck Tallon

FORMES

Xavier Rosan

Imposant terrain vague au cœur de la ville, marquant symboliquement la frontière entre l’historique castrum romain et l’opulence des Chartrons, la Place des Quinconces est une zone aussi vaste que singulière si ce n’est unique.

L’AUTRE EFFET MIROIR Le vide fait le plein Il y a le vide, et il y a le plein… L’esplanade des Quinconces constitue un immense espace nu de 380 m de largeur sur 400 de profondeur, déplié en plein cœur de Bordeaux. L’effet, aujourd’hui comme à l’heure de sa création, reste saisissant. Il donne la mesure de l’ambiguïté dont se nourrit la cité, à la fois capable d’édifier un munificent décor néoclassique, dépositaire d’une renommée internationale, et d’y aménager, en un même élan, un gigantesque territoire de l’absence. D’un côté, la beauté ostentatoire de la façade des quais ; de l’autre, la rigueur confondante d’un terre-plein balayé par le vent. Et, en observateur impassible ignorant du temps et des vicissitudes humaines : le fleuve. Longtemps, l’orgueilleuse place a ainsi constitué une limite, saillie aussi vaste qu’inquiétante, consciencieusement tracée depuis la Garonne, suscitant l’admiration, tantôt l’embarras, voire la colère. Aujourd’hui, des relations plus policées prévalent, le réseau de transports en commun, révolutionné par le retour en fanfare du tramway à l’orée du xxie siècle, ayant déployé sa toile à partir du « pôle d’échange » des Quinconces. L’esplanade tient un rôle éminemment fédérateur, conforté par l’accueil régulier des « foires aux plaisirs » annuelles de mars et d’octobre, des salons des antiquaires qui leur emboîtent le pas, de cirques et de manifestations en tous genres. La borne est devenue trait d’union, le vide fait le plein. Le vide, pourtant, demeure, et la terrasse, dans son plus que séculaire témoignage, convoque une part essentielle du passé de la ville, constitutive du Bordeaux actuel. Une pansement sur la carte Rappelons que la création de l’esplanade moderne résulte d’une lente métamorphose, qui a d’abord vu disparaître sa forme primitive, le tonitruant Château Trompette. Ce sévère édifice castral avait été élevé au lendemain de la bataille de Castillon par Charles VII, lequel avait imposé cet ouvrage à la ville (tout comme le fort du Hâ) afin d’y sceller son autorité au terme de 300 ans de soumission à l’Angleterre. Destiné à assurer la sécurité de la capitale gasconne, le château ne tarda pas à se dresser, comme « l’emblème de la force d’un maître et de la captivité d’une ville » (Camille Jullian). L’archaïsme de la citadelle ne devint cependant manifeste qu’avec l’éclosion de la cité moderne orchestrée

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par l’intendant Tourny et l’érection du Grand Théâtre de Victor Louis. Deux époques, deux règnes, deux esthétiques se dressaient là dans une opposition muette. Mais il fallut attendre la Restauration pour que « l’inutile forteresse » fût mise à bas. Au trop plein, succéda alors le vide. Parmi les divers projets d’aménagement des terrains qui virent le jour, celui de Jean-Baptiste Dufart, directeur des travaux de la Ville, l’emporta. Au monstre brun succéda alors une ample étendue au tracé simple et géométrique, plus tard plantée d’ormeaux sur ses pourtours. Indépendamment des circonstances, pécuniaires ou idéologiques, qui le conditionnèrent, ce résultat horizontal (jamais loti, sinon temporairement) révèle à sa manière la difficulté consubstantielle des Bordelais à véritablement savoir faire « table rase du passé ». L’esplanade blanche, que toisent les dignes façades de l’hémicycle, marque évidemment, tel un pansement sur la carte, le souvenir d’une blessure – moins enfuie qu’enfouie1 –, la sempiternelle résistance de l’inconscient contre les forces de l’oubli. On y lit comme à cœur ouvert : tentée par l’amnésie réparatrice (il en va de même du port négrier, du quartier Mériadeck ou de la base sous-marine, sujets à d’inépuisables débats), Bordeaux s’avoue en même temps rétive à s’y soustraire entièrement. Le souvenir résiste, fait face. De même que le mascaret a ses jours, les Quinconces ont leurs saisons, quelques semaines en été et en hiver surtout, durant lesquelles la place recouvre son dépouillement primitif. Elle offre alors au visiteur le spectacle unique et prégnant d’un tapis, tantôt sec ou boueux, en communion avec les humeurs de la Garonne. Il est en définitive heureux qu’aucune construction n’en soit venue troubler le champ, et celles qui y ont finalement élu domicile (colonnes rostrales, monument aux Girondins, statues de Montaigne et Montesquieu), loin de le dénaturer, semblent au contraire retenir par les franges ce grand drap néoclassique qu’un vent trop fort menacerait à tout instant d’emporter. 1. Tout comme le blockhaus que les Allemands creusèrent pendant la guerre.

D. R.

LIEUX COMMUNS par


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