A— r e pn t e r
Une analyse de l’esthétique périurbaine
Arpenter : Mesurer un terrain en le parcourant
Ce livre a été écrit dans le cadre du mémoire de recherche de deuxième année du DSAA de La Martinière Diderot. Il est une tentative qui entend s’intéresser à la zone périurbaine dans son ensemble, dans son hétérogénéité et dans sa complexité. Ces recherches et observations ont été nourries à la fois par des lectures, des reportages, des conférences mais prennent aussi appui sur un lieu en particulier : Vénissieux, péri-urbanité de la ville de Lyon. Les photos qui introduisent le texte, les schémas et les cartes qui ponctuent l’écrit ont été recueillis au cours de mes pérégrinations prospectives où je tentais de mesurer la potentialité de ces espaces. Qu’est ce que la ville nouvellement construite a à nous révéler ? Qu’a t-elle à nous apprendre ?
Zone Périurbain, suburbain, quartier pavillonnaire, banlieue, périphérie, marge sont des termes qui servent à désigner la ceinture d’expansion de la ville “hors de ses murs” . On parlera plus de périurbain pour désigner la couronne d’habitation proche de la ville centre, de suburbain pour parler du lieu de rencontre de la ville et de la campagne, de banlieue si l’on souhaite faire référence au symbole qui désigne un espace marginalisé.
L’utilisation de ces différents mots est entrée dans le sens commun. On leur associe instinctivement un sens qui n’est pas forcément le leur. Et quand on décide de chercher leur définition précise, on se rend compte que, lorsqu’ils ne sont pas simplement un dérivé du mot urbain, ils sont juste des nuances et des tentatives de désignation d’espaces précis faisant partie de ce lieu plus grand qu’est la ceinture d'expansion qui entoure le centre-ville : ce fameux espace qu’on est bien en peine de définir tant il est complexe. La vérité c’est qu’il n’existe pas, à proprement parler, de frontières claires et délimitées qui permettent de dire ce qui fait partie de l’urbain et ce qui relève davantage de la périphérie. Le périurbain ne possède pas une définition spatiale, comme il ne possède d’ailleurs pas de définition sociale non plus. On y trouve aussi bien des personnes de classe moyenne que de classe aisée ou pauvre, comme on y trouve des espaces résidentiels, des anciennes manufactures, des surfaces maraîchères, et des anciens bourgs de village. Il faut bien comprendre que l’unique règle qui vaille lorsqu’il s’agit de séparer l’urbain de la campagne, est celle établie par l’Insee et qui est restée inchangée depuis 1962.* Dans cette définition, il n’y a pas de demi mesure, il n’y a pas d’entre deux. Zone (du latin zona, ceinture et du grec dzônê) : • Espace artificiellement ou naturellement délimité sur une surface plus grande. • Autrefois, espace militaire qui s’étendait au-delà des anciennes fortifications de Paris, occupé illégalement par des constructions légères et misérables. • Aujourd’hui, espace à la limite d’une ville, caractérisé par la misère de son habitat.** Où se situe donc ce fameux périurbain ? Comment le penser, comment l’imaginer si l’on est déjà bien en peine de lui trouver simplement un nom, mais aussi un * Hervé Vieillard-Baron, Les Banlieues, Des singularités Françaises aux réalités mondiales, Hachette, “Hachette Éducation” , 2001, p. 7 — Cette règle stipule que tout groupement de maisons rassemblant plus de 2000 habitants est considéré comme une zone urbaine. ** Définition du dictionnaire Larousse en ligne
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espace, une règle qui le définissent en tant que tel ? Parce que le mot zone autorise dans sa définition à qualifier un espace artificiellement délimité, il sera le terme représentatif choisi pour le reste de ce texte. Il sera l'appellation temporaire, le mot valise dans lequel l’on injectera tous les mots que servent aujourd’hui à désigner l’espace que nous allons traiter. Périphérie, périurbain, marge, banlieue, ceinture ne font dès à présent plus que référence à un espace, à une zone. Car il ne s’agira pas ici seulement de s’occuper du cas des zones pavillonnaires, ou d’observer la rencontre de la ville et de la campagne, ou encore de parler simplement des banlieues. Ce texte entend s’attaquer à cette zone complexe dans sa globalité. On définira pour le reste de la réflexion ce qui fait partie de cette zone par un simple procédé de soustraction : ce qui n’est pas considéré par le sens commun comme faisant partie de la ville centre, entre dans la zone est fait donc partie de l’objet de ce texte. Le mot zone, implicitement, fait référence au misérable, au non reconnu. Or le territoire français a du mal à considérer ce qu’il appelle le “phénomène périurbain” comme faisant partie des formes urbaines de son territoire. Il n’est pourtant pas un phénomène récent. Il est une évolution de la ville qui existe depuis longtemps. On trouve d’ailleurs les premières traces de périphéries urbaines au Moyen Âge. “Au Moyen Âge, la banlieue est définie juridiquement comme la couronne d’une lieue de large sur laquelle s’exerce le ban, c’est à dire l’autorité du seigneur ou des bourgeois qui dirigent la ville.” * Au temps où les villes étaient fortifiées, elles s’agrandissaient donc déjà de quartiers hors de leurs fortifications. On retrouvait en ces lieux, la population pauvre de la ville qui ne pouvait s’installer au centre par manque de place ou de moyen. Ne bénéficiant
* Hervé Vieillard-Baron, Les Banlieues, Des singularités Françaises aux réalités mondiales, Hachette, “Hachette Education” , 2001, p. 16
ainsi pas de la protection des murailles et regroupant une population marginale, ces espaces étaient déjà considérés comme dangereux où le vol, les délits et les dépravations étaient choses communes. Progressivement ces quartiers ont été inclus à la ville, débordant de son enceinte qu’il fallait reconstruire un peu plus loin. À ce phénomène de gonflement de la ville qui s’étend, s’ajoute aujourd’hui une nouvelle dynamique : celle de la ville qui vient absorber un village, ou une cité voisine. Bien qu’il soit démontré que le centre-ville n’est pas une entité intouchable qui ne s’est jamais agrandie et qui n’a jamais évolué, l’image mentale qui nous apparaît lorsqu’on parle de périurbain n’est guère positive. On y associe toujours le lieu d’une exclusion de la population, un espace d’insécurité et surtout une “ville moche” qui empiète progressivement sur la belle campagne. On ne voit pas une ville en devenir qui pourrait, un jour devenir elle aussi centre-ville. Et pourtant, en me promenant avec mes grands parents dans la banlieue parisienne de mes vacances d’été d’enfance, en regardant le périphérique à travers la vitre d’une voiture où d’un train, en me promenant dans des endroits ou l’on ne pourrait dire s’ils font partis de la campagne ou de la ville, ces lieux ont progressivement capté mon attention. Qui n’y a t-il pas de plus surréaliste de retourner dans un endroit où il n’y avait que des champs et de s’apercevoir qu’il s’est transformé en vaste complexe d’entreprises, ou encore de se promener dans une banlieue pavillonnaire et de découvrir une ancienne ferme qui semble tout droit sortie d’une autre époque. Face à cet étrange paysage, je suis traversée par une multitude d’émotions. J’aime les regarder, les scruter dans leurs moindres détails, j’aime les arpenter, les traverser en voiture, tenter de deviner ce qu’il y avait avant et ce qu’il y aura après. Je les trouve empreints d’une beauté étrange. Mais peut-on vraiment parler de beauté en parlant de périurbain ? N’est ce pas plutôt un autre type d’esthétique qui les fait rayonner ? Ma première intuition a été d’aller chercher du côté du paysage car ce bouleversement sentimental me
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semblait très proche de celui que l’on peut ressentir lorsque l’on contemple, du haut d’une montagne, une vallée baignée d’une lueur rose pâle matinale (souvenir étrangement marquant d’un réveil à Annecy). “Le paysage, c’est peut être l’instant sublime où tout s’arrête afin de laisser parler le monde. Voir le paysage c’est percevoir un instant.” * Et puis c’est en lisant un livre sur le sujet, “Jouer du paysage, jouir du paysage” que le mot sublime est apparu. S’il paraît difficile, voir incongru de penser le périurbain comme un lieu producteur de beauté, ne serait-il pas plus logique de le penser en terme d’espace déclencheur de sublime ? Le sublime est un sentiment profondément contradictoire. S’il est une notion qui fait partie de l’esthétique au même titre que le beau, il lui est aussi radicalement opposé. — À travers une analyse de la notion d’artialisation, nous nous intéresserons aux liens qui existent entre pays, paysage et sublime. Nous verrons ainsi comme la notion d’esthétique a évolué du beau au sublime dans la création artistique, impactant par la même occasion notre manière de poser notre regard sur le monde qui nous entoure. Puis nous nous intéresserons au concept d’esthétique naturelle, développé par l’écologiste Alfo Léopold, comme étant capable elle aussi de modifier notre conception des choses et du monde. Enfin nous verrons comment le périurbain par ses caractéristiques fondamentales participe d’un phénomène récemment nommé de l’évolution de la planète, celui de l’anthropocène qui est lui même étroitement relié à l’esthétique sublime. Vaste programme...
* Michel Pena, Jouer du paysage, jouir du paysage, Archives d’Architecture Moderne, “AAM éditions” , 2016, 300 p.
p. 17 Zone p. 25 Introduction à la notion de sublime p. 31 L’artialisation du paysage planétaire Une artialisation progressive p. 32 Le panorama et le paysage p. 33 L’in situ p. 38 Sublime Moderne p. 39
p. 53 L’esthétique cognitiviste Le marais, un exemple signifiant p. 54 Le microcosme périurbain p. 57 Le palimpseste, vecteur de profondeur p. 62
p. 69 Le périurbain, sublime par nature Une ville vraie p. 70 L’infini spatial p. 72 L’esthétique de l’anthropocène p. 76
p. 81 Conclusion
Introduction à la notion de sublime Que veut dire sublime ? Afin de bien comprendre comment le périurbain peut être relié au sublime, il s’agit tout d’abord de retracer l’histoire de ce terme afin de bien saisir le sens de sa définition. Dans le sens commun on aurait tendance à associer le sublime avec l’idée de beau. Serait sublime ce qui serait encore plus beau que le beau. Mais lorsqu’on s'intéresse davantage à cette notion, on comprend alors qu’il est plus juste d’opposer ces deux mots.
Le terme sublime apparaît au IIe ou IIIe siècle dans le livre “Traité du sublime” écrit par le philosophe et linguiste pseudo Longin. De “sub” au-delà, et de “lime” la limite, l’analyse étymologique du mot nous révèle une des premières caractéristiques du sublime qui signifie littéralement “au-delà de la limite” . Le mot sublime a donc à voir avec les notions de hauteur et de grandeur. Est sublime ce qui est grand au delà de tout ce qui est grand, est sublime ce qui n’a pas de mot pour être défini, ce qui ne peut être totalement perçu par la capacité cérébrale humaine. Est sublime ce qui est en lien avec l’infini. Longin l’associe en ce sens à la grandeur d’un discours ou d’une pensée. En effet, qu’il n’y a t-il pas de plus grand, de plus infini qu’un concept ? “Cette admiration brute, c’est la rencontre avec la grande pensée.” * Plus qu’une pensée, l’auteur décrit le sublime comme un choc qui surprend et bouleverse notre conception du monde nous permettant d’accéder à une autre dimension de nous même. Penser en ce sens, le sublime devient presque une expérience mystique, transcendantale. Longtemps oublié, car il était un concept quasi subversif pour l’époque, le sublime réapparaît au XVIIIe avec le courant romantique. Les artistes découvrent alors la capacité de la nature à être productrice de sublime par ses manifestations violentes et inattendues. Le sublime prend alors une autre signification : celui d’une beauté paradoxale, d’une tension entre peur et fascination que l’homme peut ressentir face à un phénomène naturel telle qu’une tempête, un orage ou encore une éruption volcanique. Représentée dans la peinture “Le Voyageur contemplant une mer de nuages” ** de Caspar David Friedrich, la grandeur du sublime se retrouve donc dans la nature, dans sa force et son * Daniel Salvatore Schiffer, “Le Sublime dans l’Art : esquisse d’une méta esthétique, 26.04.2012, 108 min dans lequel l’auteur cite le texte “Traité du sublime” de Pseudo Longin ** Voir l’annexe photographique
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caractère inhospitalier qui poussent l’homme à se dépasser pour la supplanter. C’est le philosophe Edouard Burke qui fait le premier la distinction entre le beau et le sublime dans son essai philosophique “A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful” . Est défini comme beau ce qui possède une esthétique appréciable, ce qui est en rapport avec le calme, l’apaisement. Selon Burke, le sublime n’est pas une certaine forme de beauté. Il est un sentiment à part entière qui peut, au contraire, lui être radicalement opposé. Est alors sublime ce qui ne peut être totalement envisagé par la pensée humaine. Il est une fascination de ce qui la dépasse. Il est une tension entre la peur et la fascination qui survient face à l’immaîtrisable. Si beau et sublime font bien tous deux partie des notions de l’esthétique, ils sont deux sentiments radicalement opposés. Là où le beau serait universel car il répondrait à des codes de proportion et d’appréciation précis, le sublime serait davantage subjectif, répondant à une sensibilité propre à chacun. Kant précise d’ailleurs que le sublime n’existe qu’en celui qui le ressent. Il ne possède donc pas une forme précise, mais se constitue d‘éléments capables de déclencher cette sensation. Penser le sublime uniquement en terme de sentiment violent serait aussi une erreur. Le sublime s’exprime lorsque nous prenons pleinement conscience de la réalité qui nous entoure et de la place que nous y occupons. En ce sens il est affaire de perception. On peut tout aussi bien être saisi et ressentir le sublime avec sincérité et simplicité. Emmanuel Kant nous en fait la démonstration lorsqu’il nous parle du ciel étoilé. “Lorsqu’on dit sublime la vue du ciel étoilé, il ne faut pas mettre au principe du jugement les concepts de monde, habités par des êtres raisonnables, et considérer les points brillants, qui remplissent l’espace au-dessus de nous, comme leurs soleils en mouvement selon des cercles qui leur sont très appropriés, mais le regarder simplement comme on le voit, comme une vaste voûte qui comprend tout : et c’est seulement sous la condition d’une telle représentation que nous saisirons le su-
blime qu’un jugement esthétique pur attribue à cet objet.” * Lorsqu’on contemple le ciel étoilé, on est saisi par la sensation d’infini : on fait face à l’espace. Et c’est en regardant cet espace, en prenant conscience de sa démesure que, à son tour, l’espace nous regarde et nous permet de prendre conscience de la place que nous occupons dans l’univers.
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Le sublime c’est donc un ressaisissement perpétuel. C’est prendre la mesure des choses et se comparer en retour. Si l’on est écrasé par la démesure de l’espace, celui-ci nous fait aussi prendre conscience de notre force. Comme le sublime naturel où l’alpiniste affronte la montagne, le sublime apparaît à l’issue positive du combat, lorsque ce dernier parvient au sommet. Le sublime, c’est finalement prendre conscience qu’on est plus grand que ce qui nous écrase. S'intéresser au sublime c’est remettre en question ce qui est beau. C’est élargir la notion d‘esthétique en lui accordant différente variation et signification. Le sublime est une notion plus sombre, moins tranchée que le beau, plus complexe aussi. Il est un paradoxe. Ici nous arpenterons donc la zone périurbaine, nous tenterons de saisir sa mesure et sa démesure, à la recherche d’éléments déclencheurs de sublime.
* Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Flammarion, “GF” , 2015, 544 p.
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1. L’artialisation du paysage planétaire Voir le paysage dépend donc de notre regard. Il est une construction socioculturelle qui a beaucoup évolué au fil du temps. N’étaient tout d’abord considérés comme paysage que les espaces naturels assimilables au jardin, voire au paradis : une nature calme et maîtrisée composée de plaines et de petits bosquets de végétation éparses.
L’artialisation Le paysage est défini dans le dictionnaire Larousse comme étant une “étendue spatiale, naturelle ou transformée par l'homme, qui présente une certaine identité visuelle ou fonctionnelle” .* La deuxième définition donnée par le dictionnaire est plus explicite et nous intéresse davantage dans l’analyse que l’on souhaite faire de cette notion. Est aussi défini comme paysage “une vue d'ensemble que l'on a d'un point donné” .** Dans cette définition, le paysage est clairement vu par quelqu’un. C’est le pays qui se transforme en paysage par le prisme du regard qui lui confère certaines caractéristiques esthétiques. Selon John Baird Callicot, l’appréciation de la beauté naturelle qui a conduit à la création du concept du paysage, s’est construite par la représentation picturale de nature.*** L’art a été en quelque sorte le médiateur de la nature auprès de notre regard. C’est aussi la thèse développée par Alain Roger lorsqu’il parle de l’artialisation. Nous voyons du paysage car notre regard est habité par l’ensemble des œuvres d’art qui ont structuré notre regard et qui nous ont ainsi appris à y voir du beau. “Nous sommes, à notre insu, une intense forgerie artistique et nous serions stupéfaits si l’on nous révélait tout ce qui en nous, provient de l’art.” **** Voir le paysage dépend donc de notre regard. Il est une construction socioculturelle qui a d’ailleurs beaucoup évolué au fil du temps. N’étaient tout d’abord considérés comme paysage que les espaces naturels assimilables au jardin, voire au paradis : une nature calme et maîtrisée composée de plaines et de petits bosquets * Définition du dictionnaire Larousse en ligne ** Définition du dictionnaire Larousse en ligne *** John Baird Callicott “L’esthétique de la terre” Roberto Barbanti, Lorraine Verner et al., Les limites du vivant, Dehors, “Dehors” , 2016, pp.228-252 **** Alain Roger, Court traité du paysage, Folio, “Folio Essais” , 2017, p 22
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de végétation éparses. Puis avec le courant impressionniste, le paysage planétaire s’agrandit : l’océan devient à son tour capable de produire de belles étendues naturelles ; de même avec le mouvement romantique qui intègre progressivement les montagnes, autrefois jugées immondes, à cette sphère sélective. Si la ville a mis plus de temps à entrer, elle aussi, dans la lignée des espaces paysagers, il ne fait aucun doute aujourd’hui qu'elle en fait bien partie : elle est, en effet, largement représentée dans l’histoire de l’art et de la littérature. Si on a longuement discuté son statut, c’est parce qu’elle est un milieu qui ne permet pas de voir l’horizon. Or, selon certains théoriciens du sujet “le paysage c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent” *. La ville qui obstrue l’horizon ne pouvait donc pas faire paysage. Mais encore faudrait-il s’accorder sur ce point : l’horizon est-il foncièrement déterminant pour transformer un pays en paysage.
Le panorama et le paysage Si la médiation de la ville en paysage passe tout d’abord par une représentation lointaine depuis un point de vue sauvegardant ainsi la présence d’un horizon et de l’espace dans la représentation picturale, certains auteurs parviennent à transmettre cette même perception de la ville de l’intérieur, du point de vue du passant qui se promène et qui s'immerge dans la ville. C’est le cas d’un des poèmes de Baudelaire, “Paysages Parisiens” **. Ce premier exemple nous permet ainsi de poser l’hypothèse que la dimension de paysage ne dépend pas nécessairement de la présence d’un panorama. On contemple un paysage depuis un panorama, mais on peut tout aussi bien voir, observer, découvrir un paysage lorsqu’on l’arpente de l’intérieur. Jean Christophe Bailly parvient lui aussi à nous transmettre * Michel Corajoud, Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Actes Sud, “Nature” , 2010 ** Charles Baudelaire, Tableaux Parisiens, dans “Les Fleurs du mal” , 1861, Poulet-Malassis et de Broise, 1861 pp.193-196
ce sentiment lorsqu’il décrit point par point la ville d’Olonne, ville imaginaire si l’on en croit l’auteur mais qui démontre une sensibilité incroyable au paysage urbain.* Paysage et panorama sont donc deux constructions du regard sur le monde. Du paysage on se construit une image progressive, en associant les différentes formes et souvenirs que l’on observe au fil du temps lorsqu’on se promène. Le panorama, lui, permet d’embrasser un paysage tout entier directement. Il confère à n’importe quel endroit le statut de paysage car la prise de distance du regard sur le monde permet de l’unifier, de l’ordonner, de l’esthétiser. Plus que le paysage vu de l’intérieur, le panorama permet d’accéder à un autre degré de sensation. Du panorama, l’on perçoit bel et bien l’horizon, on perçoit l’espace et sa démesure, on prend conscience du monde et de la place que l’on y occupe. “Le panorama s’impose comme une pure présence visible qui permet la maîtrise conceptuelle et affective du monde.” ** En contemplant le panorama, l’observateur expérimente un degré esthétique différent. Il prend conscience des forces du monde, il mesure son regard à l'infinité de l’espace et s’y positionne en retour, il fait l’expérience du sublime. Là où le paysage est simplement beau, le panorama est lui sublime. Anne Beyaert-Geslin définit très précisément ce qui les différencie et les relie. Elle établit ainsi une sorte de rapport permettant de passer de l’un à l’autre. Pour elle, le panorama est un paysage qui a reculé et qui s’est élargi. * Jean Christophe Bailly, Description d’Olonne, Christian Bourgois, “Titres” , 2010, “La pluie battante contre la vitre du café de l’estuaire à deux pas de chez Sam. La silhouette du cèdre de Humboldt se détachant sur la plaine de Jarre couverte de givre. Les reflets de l’eau comme le long d’une barque au plafond du café de la pagode, avec les pompons des lampes chinoises oscillant en cadence. Les allées venues des putains la nuit le long des mandarines. Le jaune des champs de colza dans la colline ouverte. Une bouteille vide flottant dans le bassin de Lavaux. Un air de musique arabe entendu au fond d’une cour.” ** Anne Beyaert-Geslin, “Le panorama, au bout du parcours” , Protée, Volume 33, n° 2, automne 2005, pp. 68–78
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exemple de ligne d’horizon
fig 1 
fig 2
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Une des caractéristiques principales du panorama est donc qu’il est avant tout un lieu qui permet de saisir un espace en trois dimensions. Le panorama c’est la perception de la profondeur et de l’épaisseur du monde. Contrairement au centre-ville qui lui, est caractérisé par un horizon bouché, les bords d’une villes permettent davantage de percevoir l’horizon. C’est d'ailleurs le lieu qui dans la ville a le plus rapidement été assimilé à un lieu paysage de par cette spécificité. “Il faut rejoindre les limites extérieures de la ville, retrouver l’horizon et la matérialité du monde pour que l’idée manifeste de paysage soit ressentie. Parfois, il est vrai, le paysage entre en ville : lorsque la maille se relâche et que le ciel y descend.” * La zone périurbaine est caractérisée par un tissu urbain plus lâche. Si certains des bâtiments qui la composent peuvent atteindre la même hauteur que ceux du centre, les espaces entre les édifices sont plus nombreux et permettent de créer des perspectives complexes. Celles-ci sont aussi renforcées par la diversité de hauteurs des constructions (fig 1). L’œil se fraie ainsi un chemin parmi les immeubles et les maisons (fig 2). Il trouve des échappées, des respirations qui permettent de mieux apprécier la dimension d’espace urbain. En périurbain, on voit plus, on voit plus loin ce qui nous permet de prendre davantage conscience de l’espace qui nous entoure. Cette perception d’un espace plus global, lorsqu’on y prête attention produit sur nous l’effet du panorama. Le bâti éclectique du périurbain vient naturellement créer une succession de micro-panorama qui permet d’accéder à une attitude de contemplation et de prendre conscience des dimensions de la ville propre au sentiment du sublime. Si le panorama permet de transposer n’importe quel espace en paysage, il n’en est pas moins une construc-
Michel Corajoud, Le paysage, c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent, Actes Sud, “Nature” , 2010
tion du regard provenant directement de l’art ce qui permet d'asseoir encore davantage la thèse de John Baird Callicot selon laquelle nous regardons notre environnement sous un regard éduqué et habité par la forme artistique. Parce qu’il permet une appréciation de l’espace global, il fonctionne à la manière d’un tableau dont il organise le monde en plans et en harmonise les formes et les couleurs car vu d’un regard plus lointain. Lorsqu’on perçoit le sublime d’un lieu par le panorama on le fait donc par le même occasion par le biais de l’art.
L’in situ D’autres évolutions du monde artistique, au-delà de la simple manière de représenter, ont aussi contribué à nous faire voir notre environnement autrement. C’est la cas de l’évolution de la monstration muséale. En 1968, en réaction au white cube, les artistes commencent à s'intéresser à d’autres espaces. C’est le cas du land art qui sort du musée pour se concentrer sur la potentialité des espaces naturels à accueillir une œuvre d’art. D’autres mouvements artistiques, comme l’avant-garde, vont s’intéresser davantage à l’espace urbain. Jacque Villeglé * va fabriquer des tableaux à partir de la superposition des affiches qu’il découpe dans la rue, Daniel Burren ** va réaliser un travail de collage dans la ville. C’est la rencontre de la sphère du quotidien avec celle de l’artistique. Des objets et des espaces qui étaient jusqu’alors incapables d’accueillir un contenu artistique, se retrouvent propulsés sur le devant de la scène, l’exemple le plus foudroyant étant le fameux urinoir de Marcel Duchamp***. Cette transposition de l’espace muséal, de la galerie à la rue, a une incidence importante sur notre perception de l’espace urbain. Par cette démarche, l’artiste * Voir l’annexe photographique ** Voir l’annexe photographique *** Voir l’annexe photographique
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souhaite reconnecter ses œuvres avec un milieu, un contexte qu’il a perdu avec le white cube où il était question de soustraire l’œuvre à tout stimulus extérieur pouvant troubler la contemplation. Puisque le contexte (la ville) devient prétexte à une production, l'intervention artistique et la situation d'intervention elle-même deviennent indissociables. Progressivement l’espace urbain devient partie intégrante de l’œuvre. Il est un espace rempli de potentiel capable de se changer en support voire en œuvre, c’est l’invention de l’in situ. Cette évolution de la monstration artistique nous a conduit à considérer un lieu surchargé et ultra signifiant comme la ville, comme capable d’être à l’origine et de mettre en valeur un contenu artistique. Mieux, cette introduction du quotidien dans la sphère artistique nous a permis de poser un nouveau regard sur le lieu de notre habitat et de considérer la ville comme étant à même de faire œuvre en elle-même. Ici aussi il y a donc une sorte de processus d’artialisation de notre regard sur la ville.
Le moderne sublime Le centre-ville était potentiellement déjà considéré comme un espace muséal de par la concentration de bâtiments et de monuments historiques qui le caractérisent. Ici, c’est le bâtiment qui est considéré comme une œuvre, mis en valeur par l’espace muséal de la ville. Le centre est un lieu où l’on se promène et où l’on prend le temps de regarder ce qui nous entoure car on y considère l’architecture harmonieuse et belle. Moulures, ornements, statues habillent les murs et surchargent notre champs de vision à la manière du mode de monstration qui était utilisé dans les premiers musées du XVIIIe siècle où les tableaux habillaient l’ensemble de la surface du mur, du sol au plafond, sans espaces de respiration laissés au regard. La zone périurbaine, elle, n’est en revanche pas associée à un espace muséal au regard simple des bâtiments qui la composent. On ne va pas s’y promener comme l’on se promènerait au centre-ville. Et pour-
tant, en poursuivant cette comparaison entre l’espace d'exposition et l’espace urbain, la périphérie des villes pourrait davantage être associée à l’espace de monstration contemporain du white cube. Les bâtiments sont plus espacés les uns des autres et résultent d’une politique de planification et d’unification de la ville. Les murs sont plus lisses, sans ornements et fioritures qui viennent perturber le regard. Des espaces de respiration sont laissés mettant ainsi en valeur les formes et les matériaux modernes des habitations. Comme le white cube, où l’on pense l’espace en accord avec la déambulation du spectateur, on se situe dans un espace où l’ensemble des problématiques de l’habitat ont été réfléchies et pensées par l’urbaniste afin d’optimiser l’espace, cela jusqu’au déplacement de l’habitant dans son lieu de vie. Ce parallèle entre l’histoire du lieu d'exposition et l’histoire de la ville révèle des similitudes intéressantes dans l’évolution de nos conceptions esthétiques. Ces deux révolutions, l’une artistique, l’autre urbanistique découlent de l’apparition du mouvement moderne et sont étroitement liées de part le fait que ce mouvement entend parvenir à faire un art total. C’est un mouvement marqué par le renouveau qui va bouleverser tous les codes esthétiques. On situe le début de l’art moderne en 1870 avec l’apparition de l’impressionnisme. Ce mouvement artistique marque un tournant majeur dans l’histoire de l’art car il ne s’agit plus alors de représenter du mieux possible un objet selon certaines proportions mais de tenter de faire figurer sur la toile une impression, une sensation. Progressivement et au fil des différents mouvements modernes, les artistes vont aller de plus en plus loin dans l’abstraction, privilégiant l’idée et le concept à la représentation figurative. C’est aussi dans cette période que se développe la critique artistique. Profondément controversés, certains philosophes et penseurs comme Jean Baudrillard qualifieront même cette période comme moment décisif marquant la mort de l’art. Daniel Salvatore Schiffer, philosophe italien actuellement enseignant à l’École supérieure de l’Académie
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royale des Beaux-Arts de Liège, raisonne à l’opposé. Pour lui, il s’agit davantage d’une évolution considérable de l’art qui ne se suffit plus à être caractérisé par le qualificatif beau. Dans la conférence intitulée “Le sublime dans l’art : esquisse d’une méta esthétique” , il fait la démonstration que de la même manière que la découverte de phénomènes nouveaux ont poussé les physiciens a inventer une métaphysique, il existe en art, une méta esthétique apparue au moment de l’art moderne. Cette méta esthétique ne se suffirait plus du beau, du proportionné, de l’appréciable mais ferait entrer dans le domaine de l’art le sentiment de sublime. Dans son raisonnement, l’art contemporain et moderne est unanimement sublime (au sens où Longin le définissait) car il s’intéresse davantage à l’idée et au concept. La compréhension d’une œuvre ne se suffit plus à sa simple contemplation, il faut maintenant posséder l’explication du concept pour saisir l’œuvre dans toutes sa complexité. La pensée du sublime de Kant est étroitement reliée à celle de Longin. Il définit comme étant sublime “tout ce qui est lié à l’idée de l’infini, l’illimité. Il ne peut être rencontré qu’en l’esprit, il ne peut être contenu en aucune forme sensible” *. Puisqu’il ne supporte pas la limite, il ne peut donc être contenu en aucun objet matériel et est davantage en lien avec la notion de pensée. Ce n’est que dans le domaine de la pensée que l’on ne trouve, à proprement parler, pas de limite. La notion de sublime pour Kant, c’est avant tout un concept. Et puisque l’art moderne est caractérisé par ce dernier, c’est donc en terme de sublime et non plus de beau qu’il faut penser l’art dès à présent. Penser l’art moderne uniquement en pensant le beau est, pour Schiffer, une manière de réfléchir totalement anachronique. Or les formes et les bâtiments de la zone périurbaine découlent directement de la pensée moderniste. Avec Le Corbusier, c’est tout l’habitat qui est conceptualisé. Les formes du logement sont repensées dans une * Daniel Salvatore Schiffer, “Le Sublime dans l’Art : esquisse d’une méta esthétique, 26.04.2012, 108 min dans lequel l’auteur cite le texte ”Critique e la faculté de juger” de Emmanuel Kant
logique puriste et d’utopie sociale. Si c’est donc l’idée et le concept dans une forme qui permet d’utiliser le qualificatif sublime, alors l’urbanisme et l’architecture moderne dont a découlé la construction de la zone périurbaine, répondent au critère. Mais plus que dans la notion d’infini conceptuel, c’est ici dans l’oxymore (caractéristique essentielle du sublime) qu’il est le plus évident de rapprocher l’architecture moderniste et brutaliste, du sublime artistique développé par Schiffer. “Depuis la guerre où j’ai eu certaines commandes... j’ai eu l’occasion de faire, d’employer enfin le béton. Par la pauvreté des budgets que j’avais, j’avais pas un sou et c’est aux Indes surtout que j’ai fait ces premières expériences. J’ai fait du béton brut et à Marseille je l’avais fait également de 47 à 52... ça a révolutionné les gens et j’ai fait naître un romantisme nouveau, c’est le romantisme du mal foutu.” * Ce passage est fort signifiant puisque Le Corbusier déclare par cette phrase l’affiliation de son style à celui du romantisme qui est intrinsèquement relié à la notion de sublime en art dans la manière dont il fait l’étalage de la nature déchaînée, incontrôlable et terrifiante. C’est aussi dans cette phrase qu'apparaît l’oxymore : c’est le romantisme du mal foutu. Ce côté paradoxal du brutalisme est encore plus prononcé dans la citation suivante : “Puissent nos bétons si rudes révéler que, sous eux, nos sensibilité sont fines…” Ici Le Corbusier oppose rudesse et finesse, brutalité et raffinement. Or le Sublime est en lui même un état profondément paradoxal qu’il est impossible d’expliquer par les mots. Là où le beau est instantanément un plaisir positif, le sublime est un plaisir positif qui découle du négatif. Et c’est précisément la sensation que * Le Corbusier, Entretiens avec Georges Charensol (1962) et Robert Mallet (1951), Vincennes, Frémeaux et associés, 2007 dans Jacques Sbriglio et Antoine Picon, Le Corbusier et la question du brutalisme, Edition parenthèse, “Architecture”
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cherche à faire ressentir Le Corbusier. De la démesure, de l’écrasement de ses blocs de bétons, naît un sentiment plus complexe d’extase. L’architecture moderne est donc profondément une architecture du sublime et c’est cette même architecture qui a initié et inspiré la construction des zones pavillonnaires, des barres d’immeubles et plus généralement des nouveaux lieux d’habitation urbaine que sont les zones périurbaines. Comment ne pas voir le lien entre les barres de HLM et le mouvement brutaliste lorsqu’on regarde les photographies de Robert Doisneau* qu’il réalise pour la BnF à l’occasion d’une des missions photographiques censées illustrer l’évolution et la mutation des territoires français. Plus que le centre-ville qui répond lui au qualificatif de beau et d’appréciable, la zone périurbaine doit elle être pensée en terme de sublime du point de vue historique. Les formes d’art qui participent de son artialisation proviennent du mouvement moderne et donc de l’esthétique sublime. Architecture, espace et art évoluent conjointement et démontrent une mutation de l'esthétique et de notre rapport au monde. Analyser l’évolution de l’art nous permet d’analyser l’évolution de notre regard et permet ainsi d’analyser davantage l’ensemble des productions formelles qui nous entourent. Il est intéressant de penser que chaque époque artistique a artialisé un type d’espace particulier, produit d’une même époque. Si la zone périurbaine est notre construction de ville la plus récente, quant est-il alors des œuvres d’art contemporaines ? Participent-elles à nous faire percevoir la périphérie différemment ? Nayoung Kim est une sculptrice contemporaine fascinée par les matériaux bruts et l’élégance du hasard. Ses sculptures sont des morceaux d’architectures. Elle construit, à partir de matériaux bruts des paysages à contempler. “Urbain pittoresque” ** est une installa-
* Voir l’annexe photographique ** Voir l’annexe photographique
tion composée de béton, d’une couverture de survie et d’un bonsaï en pot. Cet assemblage parvient à recréer la dimension poétique et transcendantale que l’on peut expérimenter face à un paysage. Mais ici, il ne s’agit pas d’une nature idyllique et sauvegardée. En y incluant des éléments tirés de la ville, elle transporte la notion d’art paysager et l’agrandit au domaine urbain. On y projette alors une montagne grignotée par les grattes ciels en béton sous un ciel nuageux, une frontière où se mêlent et se rencontrent la ville et la nature, une ville industrielle, une ville périurbaine. Cette œuvre participe indéniablement à l’évolution du regard collectif, elle initie des dynamiques d’artialisation.
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L’art contemporain, dans son abstraction et son usage du concept est une forme d’art moderne poussé à l'extrême. Il est lui aussi, un art du sublime. Si l’œuvre de Nayoung Kim vient ici s’intercaler en exemple, les œuvres contemporaines qui parviennent à produire le même effet sont nombreuses. Par l’utilisation de matériaux, par le refus du beau, par le côté abrupt et rude des œuvres, il est le courant artistique à relier à la Zone.
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Annexes photographiques
annexes photographiques
Caspar David Friedrich (17741840) Le Voyageur contemplant une mer de nuages Huile sur toile • 1818 • 94,4 × 74,8 cm • Exposé au Kunsthalle de Hambourg
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Introduction à la notion de sublime — annexes photographiques
Marcel Duchamp (1887/1968) Fontaine Urinoir en porcelaine manufacturée • 1917 • 63 × 48 × 35 cm • Exposé au Musée d’Israël, au musée d’Art moderne de San Francisco, au Tate Modern, au Philadelphia Museum of Art, au musée d’art de l’université de l’Indiana
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annexes photographiques — Artialisation du paysage planétaire
Robert Doisneau (1912/1994) Gare de Créteil Photographie • 1984 • 44 × 57 cm • Exposée à la BnF, département des Estampes et de la photographie
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Jacques Villeglé (1926/ - ) Créteil ville nouvelle Collage • 1975 • 129.9 × 162.9 cm • Collection privée
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Daniel Buren (1938/ - ) Sans titre
Nayoung Kim Urbain pittoresque Installation bois, béton, peinture, bonsai, couverture de survie, parpaings • 2012 • 2 x 2 m
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Artialisation du paysage planétaire — annexes photographiques
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Découpage et collage • 1978 • travail in situ à la galerie C.M. à Saint-Étienne
Studio SOC Terra Forma Édition B42 • 2019 • 165 x 235mm
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Studio Yukiko Flaneur 2013
annexes photographiques — L’esthétique cognitiviste
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KompleX Kapharnaum La femme qui Expérimentation de territoire • installation en pleine air, déambulation, spectacle vivant • 2013-2014
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Julien Nefzger Garage sale Leffrinckoucke Photographie • 2007 • Série Dunkerque
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Stephan Barron (1961/ - ) Le bleu du ciel
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Installation minitel, écran, fenêtre et ciel • 1994 • dimension variable
Sublime par définition — annexes photographiques
Annexes photographiques
annexes photographiques
2. L’esthétique cognitiviste Aldo Leopold, écologiste américain souhaite recentrer le rapport que nous avons à la nature et aux formes du monde. Plutôt que de rendre beau par la représentation de l’artiste, il propose une nouvelle théorie de l’esthétique qui permettrait, selon lui, une plus grande universalité car non déterminée par des codes socioculturels artistiques.
Le marais, un exemple type Aldo Leopold considère que le sens commun n’a su jusqu’à présent élever au niveau de paysage que des espaces qui relèvent du pittoresque : la belle montagne, la belle prairie, le beau centre-ville. Dans une comparaison qui permet une fois de plus de rapprocher l’espace terrestre de l’espace muséal, il compare les parcs nationaux à des musées dont la visée est de protéger la nature que nous considérons belle car représentative de l’image que nous souhaitons montrer de notre patrimoine. Il poursuit dans un discours plus engagé par l’observation suivante : “Parmis les visiteurs qui arpentent les galeries des musées se trouvent aussi quelques amateurs d’art dont le goût se limite aux œuvres qui flattent les yeux (comme les peintures de style naïf ou réaliste, les natures mortes et les portraits). Puis viennent les personnes capables d’apprécier la beauté telle qu’elle se présente en art moderne selon des étapes progressives, que les œuvres correspondantes flattent les yeux ou pas. De même qu’en art, la capacité à prendre conscience des qualités esthétiques de la terre qui ne se réduisent pas au pittoresque et qui ne flattent pas les yeux exige une certaine culture de la sensibilité.*” Comme nous avons relié l’art moderne au périurbain dans sa capacité à ne plus être pensé en terme de beau mais en terme de sublime, Aldo Leopold effectue ici la même comparaison mais, cette fois-ci, en le reliant à des espaces naturels non appréciés par le grand public. Si l’art classique a donc permis d’apprécier la beauté de certains lieux pittoresques et de les qualifier de paysages, il faut dès à présent dépasser ce jugement, trouver une nouvelle manière d’apprécier d’autres esthétiques, s'élever à une plus grande sensibilité pour réussir à trouver de l'intérêt dans d’autres espaces. Prendre pleinement conscience d’un paysage, selon
* John Baird Callicott “L’esthétique de la terre” Roberto Barbanti, Lorraine Verner et al., Les limites du vivant, Dehors, ”Dehors ” , 2016, p. 239
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lui, réside dans notre faculté à comprendre les dynamiques historiques et écologiques qui sont venues créer les formes de ce paysage. Plus qu’une esthétique de l’art, il s’agit donc d’une esthétique de la connaissance. Pour expliciter sa théorie, il est intéressant de prendre le cas particulier du marais qui fait partie des lieux détestés appartenant davantage à la catégorie des non-paysages. Hicham-Stephane Afeissa va les décrire de la manière suivante dans son texte sur l’esthétique des marais. “Ni terre ferme, ni eau franche, les marais sont par excellence le lieu du passage et de la mouvance. Situés à l’interface entre les milieux terrestres et les aires aquatiques, ils constituent une zone de transition, se présentant comme une mosaïque de milieux élémentaires, aux limites insaisissable, dont l’évolution rapide défie l’analyse et dont les types sont si variés qu’ils rendent très délicate toute tentative de définition.” * N’y a t-il pas, ici, une ressemblance étrange avec la définition que nous avons tenté de donner du périurbain en préambule de ce texte ? Comme le marais, le périurbain est un lieu de transition difficilement appréhendable où nature et ville se rencontrent. Comme le marais qui est le rein qui régule la planète, il est le rein qui régule la ville. Comme le marais, il est une zone de déplacement intense que cela soit dans sa construction où la place réservée à la voiture est importante, dans les mouvements pendulaires entre ville centre et périphérie, dans sa proximité avec des espaces de grande mobilité comme les autoroutes. Il est aussi un milieu au développement rapide et quasi incontrôlé. Il est aussi un lieu qu’on est bien en peine de définir. Car bien que nous ayons démontré que la ville avait accédé à la reconnaissance de paysage et que le périurbain pouvait contenir des aspects paysagers mais aussi sublime, les périphéries n’en reste pas moins des * Hicham-Stéphane Afeissa “L’esthétique des marais” dans Roberto Barbanti, Lorraine Verner et al., Les limites du vivant, Dehors, ”Dehors ” , 2016, p. 206
lieux détestés par l’ordre commun. Il pourrait être alors intéressant de poursuivre la logique mené par Aldo Leopold et qui a permis de changer l’image des marais pour l’appliquer aux périphéries urbaines. Si les marais ont réussi l’exploit de passer du qualificatif de lieux détestables à celui de lieux magnifiques, c’est parce que l’homme a étendu la connaissance qu’il avait de ces espaces. Longtemps considérés comme des endroits stériles car non constructible et comme des viviers où se développaient de nombreuses maladies, géologues et écologistes ont aujourd’hui démontré que les marais étaient, au contraire, des endroits d’une infinie richesse. Véritable rein de la planète, ils sont des endroits où existe un écosystème fertile, complexe et fragile. C’est notre conscience écologique qui nous a permis de réhabiliter les marais comme un endroits nécessaire à la survie de nombreuses espèces. Et selon la thèse d’Aldo Leopold, c’est parce que nous projetons maintenant cette connaissance sur ces endroits que nous sommes capables d’en saisir une beauté particulière. C’est parce que nous ne voyons non plus un lieu grouillant, aux eaux stagnantes, dangereuses et aux vapeurs putrides, mais davantage un milieu où se réalise la beauté naturelle dans toute sa complexité, un microcosme aux multiples relations fragiles incroyables qui permettent le maintien de la biodiversité. C’est exactement dont cela parle Aldo Leopold, lorsqu’il avance le concept d’esthétique naturelle. Il s’agit alors non plus d’une esthétique basée sur l’appréciation d’une forme ou d’une couleur, mais d’une esthétique définie selon le sens étymologique premier du mot. En effet, esthétique provient du mot aisthesis, littéralement sensation en grec. L'esthétique peut donc être envisagée de deux manières : soit au sens commun d’appréciation de la beauté par la forme, la couleur d’un objet (notion fortement reliée à l’artialisation) soit au sens ressenti de la beauté d’un objet par l’action de percevoir, non seulement par les sens mais aussi par l’intellect ce qu’est un objet dans toute sa complexité. Penser le marais de cette manière permet de l’envi-
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sager d’une manière plus globale. Ce n’est plus une simple analyse visuelle qui est prise en compte pour expliquer un ressenti paysager, mais tout son fonctionnement interne et non visible à l’œil nu. Par cette action, le paysage du marais s’agrandit et prend de la profondeur, de même que celui du panorama. “L’écologie, l’histoire, la paléontologie, la biogéographie pénètrent la surface de l’expérience directe et permettent de donner profondeur et largeur à la nature spectaculaire” *
Le microcosme périurbain Jean Paul Thibaud, philosophe et sociologue, inclut le milieu urbain comme pouvant faire écho à cette esthétique environnementale. “[...] une esthétique environnementale qui n’est en aucun cas réductible à une esthétique des beaux arts. Ce n’est pas l’œuvre d’art qui est au centre de cette esthétique mais bien la nature, comprise au sens large du terme (en incluant la ville et l’urbain).” ** Que se passe t-il alors si on applique cette manière de raisonner au périurbain ? Qu'y a t-il à apprendre de cet espace qui pourrait nous permettre de développer une nouvelle sensibilité à son égard ? Quels aspects de la périphérie devons nous étudier pour la saisir dans toute sa complexité ? Contrairement au centre-ville, où une politique de préservation de l’architecture classique est mise en œuvre, le périurbain, lui, est un milieu qui évolue rapidement en corrélation avec les besoins de la ville. Il est littéralement le lieu où se sont construites les infrastructures qu’on ne pouvait pas (ou qu’on ne voulait pas) voir au centre. Ainsi, les petits villages paysans * John Baird Callicott “L’esthétique de la terre” Roberto Barbanti, Lorraine Verner et al., Les limites du vivant, Dehors, “Dehors” , 2016, p. 242 ** Jean-Paul Thibaud, En quête d’ambiance, éprouver la ville en passant, MētisPresses, ”VuesDensemble ” , 2015, p. 26
dont le rôle était de fournir la ville centre en ressources alimentaires, se sont progressivement vus colonisés par les industries lourdes. Puis ce sont au tour des grands ensembles de bouleverser totalement le paysage. Ayant subi ensuite de nombreux plans d’aménagements du territoire où l’on a tantôt rasé, tantôt construit et planifié des zones résidentielles, des routes et des infrastructures de transports à tour de bras, les zones périurbaines sont ce que l’on pourrait appeler un microcosme complexe. Il est intéressant aujourd’hui d’observer que le fractionnement des zones réservées à des utilisations spécifiques est très mélangé : l’architecture des anciennes industries vient dialoguer avec celle de vieilles fermes vivrières aujourd’hui lieu d’habitation et de zones commerciales immenses et anonymes. Cette répartition multiple et hétéroclite (fig 1) contraste beaucoup avec celle que l’on peut observer en centre-ville (fig 2), où la majeure partie de l’espace est destinée à l’habitation et au petit commerce. Tout se mélange de manière beaucoup plus homogène dans le centre alors que la périphérie serait plutôt qualifiée par une hétérogénéité. La zone périurbaine est le lieu d’une diversité incroyable et c’est en la comparant à ce que peut être un microcosme naturel comme celui du marais que l’on prend conscience de toute les interactions qui y subsistent. C’est un lieu marqué par le déplacement et le flux de personnes et de marchandises. C’est un lieu grouillant à la manière d’une fourmilière. Contrairement à la ville centre où les interactions sont organisées majoritairement de manière concentrique (fig 2), le périurbain est lui soumis à une multitude de mouvements aux directions variées, déjà parce que composé non pas d’un seul bourg mais d’une multitude qui se sont progressivement vus rattachés entre eux (fig 1). Ces flux sont d’autant plus rapides qu’il est un espace dominé et construit autour de la voiture. Dans l’introduction de l’ouvrage “Les nouvelles périphéries urbaines” *, Marc Dumont et
* Marc Dumont et Emmanuelle Hellier, Les nouvelles périphéries urbaines, Presses Universitaires de Rennes, “Espace et Territoires” , 2010, Introduction
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fig 1
VĂŠnissieux
industries friches habitations parcs agricultures commerces bureaux citĂŠs bourgs
fig 2
Presqu’Île de Lyon
habitations parcs commerces bureaux
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Emmanuelle Hellier, affirment que les périphéries urbaines connaissent actuellement des “dynamiques au moins aussi importantes à considérer que celles qui ont traversé, en leur temps, les villes-centres dans les années 1960-1990” . Les zones périurbaines sont des endroits dynamiques constamment en mouvement. À ce flux d’ordre anthropologique viennent s’ajouter ceux, d’ordre plus naturels, mis en lumière par Gilles Clément lorsqu’il développe son concept du tiers paysage. Les zones périurbaines sont des lieux où subsistent encore des espaces délaissés (anciennement utilisés et aujourd'hui laissés à l’abandon, comme les friches, mais aussi simplement jusqu’à présent non construits, comme les bords de route). Après avoir longuement étudié et recensé les espèces animales et végétales évoluant sur ces espaces, Gilles Clément découvre qu’ils sont des lieux où la nature laissée à son libre cours, renaît d’une biodiversité nouvelle et riche. Sous ce regard, les zones périurbaines, en plus de posséder un microcosme humain complexe, sont aussi le refuge en certains lieux, d’un microcosme naturel moteur de biodiversité. Une première pensée qui permettrait de voir la périphérie sous un regard neuf serait donc de projeter sur ce lieu l’image d’un espace aux interactions complexes, un lieu d’échange qui vient créer un nouveau type de diversité. C’est la pensée du fonctionnement de la ville appliqué à la notion d’écologie. Pour saisir la beauté périurbaine, il faudrait donc dès à présent l’envisager comme un lieu où êtres humains, objets, faune et flore entretiennent tous entre eux et avec leur environnement un nombre incroyablement complexe de relations. Cette manière de remettre en question l’espace et les éléments qui le composent a été l’un des sujets sur lequel s’est penché le studio d‘architectes SOC. En repensant la manière de cartographier un lieu, ils travaillent à nous montrer les diverses manières que nous avons de pouvoir envisager le monde. Dans leur livre “Terra Forma”*, les trois architectes nous montrent * Voir annexe photographique
les multiples communications qui caractérisent notre habitat en y incluant, évidemment, le monde urbain. L’espace s’agrandit et se complexifie alors de mille et un petits détails qui viennent prendre leur importance. On saisit ce qui nous entoure de manière plus globale car pas seulement de notre point de vue mais de tous les points de vues qui le compose. Le studio Yukiko réalise une revue urbaine qui s’intéresse à ce point de vue microcosmique de la ville. Ce collectif de designers souhaite mettre en lumière par sa production, les liens invisibles qui existent entre les espaces, les personnes et les objets qui composent l’urbain. Le contenu du magazine s’intéresse uniquement à une rue et montre ainsi l’incroyable complexité qui peut exister au sein d’un si petit espace.*
Le palimpseste, vecteur de profondeur Si l’on souhaite poursuivre le même mouvement de translation qui a transformé le marais en paysage esthétique — le marais s'agrandit et prend de la profondeur par le fait qu’on connaît davantage les processus qui s’y déroulent — il s’agit à présent d’envisager les zones périurbaines, non plus en terme d’espace et d'éléments qui le composent, mais cette fois-ci en terme de temps en suivant la pensée développée par André Corboz dans son essai “Le territoire comme Palimpseste” . Dans ce texte, l’auteur envisage le territoire d’une nouvelle manière, comme un espace en constante évolution qui a fait l’objet d’une construction progressive et perpétuelle. “Le territoire n'est pas une donnée : il résulte de divers processus. D'une part, il se modifie spontanément: l'avancée ou le recul des forêts et des glaciers, l'extension ou l'assèchement des marécages, le comblement des lacs et la formation des deltas, l'érosion des plages et des falaises, l'apparition de cordons litto-
* Voir annexe photographique Le prochain numéro se penchera d’ailleurs sur la périphérie parisienne. Studio Yukiko, Flaneur, n°1, 2015, 109 p.
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raux et de lagunes, les affaissements de vallées, les glissements de terrain, le surgissement ou le refroidissement de volcans, les tremblements de terre, tout témoigne d'une instabilité de la morphologie terrestre. De l'autre, il subit les interventions humaines: irrigation, construction de routes, de ponts, de digues, érection de barrages hydroélectriques, creusement de canaux, percement de tunnels, terrassements, défrichement, reboisement, amélioration des terres, et les actes mêmes les plus quotidiens de l'agriculture, font du territoire un espace sans cesse remodelé.” * Il propose ainsi un nouvelle manière de lire l’espace qui nous entoure, en le mettant en relation sur une ligne temporelle avec l’ensemble des évènements qui ont participé à faire aujourd’hui qu’un espace est ce qu’il est. Il envisage donc le monde comme un palimpseste, où l’homme et la nature auraient sans cesse écrit et réécrit pour arriver au résultat actuel. S’il est évident que cette pensée peut être appliquée à n’importe quel espace terrestre, le périurbain — par l’analyse que nous en avons faite précédemment comme un territoire morcelé, qui a été le fruit d’une construction successive, et qui se traduit par un paysage architectural très hétéroclite — est un territoire de jeu particulièrement propice à révéler et à mettre en relation les couches de l’histoire de sa construction. En voyant dans un même espace les cheminées de l’usine Berliet entrer en confrontation avec l’architecture d’un Mac Donald, on prend instantanément conscience des différentes histoires dont Vénissieux a été le terrain sans pour autant avoir effectué des recherches poussées sur l’histoire du lieu. Ces vues particulières créent des sortes de lieux improbables où passé et présent se superposent. On effectue instantanément un aller retour temporel qui nous permet d’accéder à un niveau de compréhension supérieur du lieu. Cette approche d’un point de vue historique et narratif nous permet de ressentir l’espace d’une manière différente.
* André Corboz, Sebastien Marot, Le territoire comme palimpseste et autres essais, Editions de l’Imprimeur, “Tranches de villes” , 2001, 281 p.
On projette sur l’espace, une mémoire, une succession d’événements qui le façonnent, une stratification temporelle qui lui fait prendre de la profondeur. Théâtre d’une histoire sociale forte, cette manière d’envisager le territoire nous permet de créer une relation affective au périurbain. De même, lorsqu’on découvre que le quartier des Minguettes, aujourd’hui caractérisé par ses grands ensembles immenses, était autrefois un terrain vinicole fructueux, on associe à un même espace deux utilités et esthétiques radicalement différentes, on crée un collage de paysages improbables qui nous fait voir le lieu actuel d’une autre manière. Le collectif d’artistes, de designers et de performers KompleX Kapharnaüm, situé en périphérie lyonnaise, se passionne pour la question de l’urbain à laquelle il dédie l’ensemble de ses projets. Si leur volonté est de le rétablir en tant que lieu d’expression populaire et artistique, leur intervention contribue aussi à montrer aux habitants leur environnement sous un nouveau jour. Le collectif emploie un mode opératoire situé à la frontière entre l’histoire et la narration qui consiste à s’inspirer d’une anecdote qui s’est réellement passée sur un lieu (ou d’en inventer une) pour ensuite la détourner et l’amplifier. L’histoire est l’élément déclencheur qui sous tend leurs créations. Dans “Le cercle” par exemple, ils imaginent la présence et la redécouverte d’un ancien chemin de ronde romain qui prend la forme d’un cercle parfait et invite les habitants à retracer le parcours en pénétrant dans les bâtiments qui ont poussés sur le chemin entre temps. Pour “La femme qui” *, ils créent un personnage de toute pièce : une jeune femme à la chevelure rouge serait en quête de son frère et laisserait des indices dans la ville pour tenter de le retrouver. Durant 3 ans, KompleX s’est alors attaché à disséminer des signes dans la ville pour capter l’attention des habitants et cela a fonctionné à merveille. Au bout de cette période la rumeur avait tourné et chaque habitant pouvait raconter sa propre version de l’histoire * Voir annexe photographique
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mise en scène par le collectif. Dans ses deux projets, KompleX Kapharnaüm, révèle des histoires invisibles. La strate archéologique se dévoile avec “Le cercle” et l’histoire personnelle, anecdotique vient se mélanger au collectif avec la rumeur de “La femme qui”. Ces deux projets parviennent à donner un nouveau souffle à la ville. Cet ajout de signes par lesquels ils se construisent donne à l’urbain une autre dimension et contribue à faire entrevoir ce que pourrait être une esthétique cognitiviste du périurbain. Considérer le périurbain comme un microcosme nous permet de nous re-situer dans l’espace de ces interactions et l’assimiler à un palimpseste le re-situe davantage dans un ordre des choses temporelles. Par cette double approche, l’espace du périurbain s’agrandit et prend de la profondeur. On ne le regarde plus uniquement par ses formes et ses couleurs disparates mais davantage comme un lieu de relations et d’échanges, un lieu complexe résultant d’un enchaînement d’événements historiques. On pressent toute l’impossibilité qu’il y a à le comprendre complètement, on le voit comme une sorte de lieu infini qui prend place dans l’espace et dans le temps. Considérer le périurbain de cette manière permet de lui accorder une certaine esthétique environnementale au sens que lui donne Jean Paul Thibaud. Mais au regard de cette analyse du périurbain, cette esthétique environnementale ou naturelle, est-elle seulement une esthétique du beau ? N’est-elle pas davantage une esthétique du sublime ?
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Car d’une certaine manière, envisager un espace ainsi permet de saisir toute l’infinie complexité qui s‘y déroule. On fait ainsi une certaine expérience du grand, de la démesure, d’une pensée complexe qui mélange de multiples thématiques. Mieux, appréhender de cette
manière le périurbain, nous permet non seulement de faire l’expérience du monde mais par la même occasion de nous re-situer dans l’espace et dans le temps en tant qu’individu. Ici finalement, on ne transforme pas un lieu en paysage mais davantage en panorama qui nous permet de faire l’expérience du sentiment sublime. Par l’esthétique naturelle, le périurbain s’agrandit et prend de la profondeur, il est un paysage qui devient panorama par le principe de connaissance.
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3. Sublime par définition Si une analyse de deux types d’esthétiques (artialisante et cognitiviste) ont pu montrer des aspects sublimes qui composent le périurbain ou encore des manières de le considérer qui lui permette d’approcher ce statut, le périurbain fait aussi écho au sublime par les caractéristiques qui le définissent, lui-même, en tant que périphérie.
La ville vraie Banlieue signifie littéralement “le lieu des bannies” et en effet, il est un espace qui a du savoir répondre aux besoins de la ville centre en accueillant les bâtiments, les activités et les personnes que cette dernière n'était pas à même de recevoir. De cette manière, c’est un lieu qui s’est vu contraint à une croissance rapide là où le centre-ville évolue sur une échelle de temps plutôt longue. En cela il est un lieu dont la fonction première est de temporiser, d’absorber. Cette fonctionnalité apparente se traduit radicalement de manière formelle dans les zones de construction reproductibles telle que la zone commerciale ou encore la zone pavillonnaire. On construit vite, par besoin, sans se soucier de répondre à des critères esthétiques. Et pourtant dans cette masse urbaine à croissance rapide détestable, ont décèlerait presque une certaine forme de sincérité, une authenticité troublante. Car en effet, le périurbain est une ville qui ne ment pas, qui est par nécessité ce qu’on a besoin qu’elle soit. Ses formes anodines et passe-partout, ses matériaux rentables, ses publicités criardes ne sont finalement que le reflet de notre besoin de pallier au manque constant de manière rapide et rentable. Le périurbain est finalement le reflet sincère de ce que la réalité de notre société a engrangé. Il est l’enfant terrible d’une économie de marché libérale et capitaliste. Et si l’on ne supporte pas son image c’est certainement parce qu’il nous renvoie cette triste réalité de notre monde contemporain. Ce n’est pas une sincérité douce et belle, mais une sincérité brutale qui nous fait face et qu’on ne peut nier. Mais tout n’est pas à jeter dans cet assemblage détonnant. Ce patchwork d’usines, de panneaux et de maisons aux tailles variés crée aussi des paysages absurdes, incongrus qui viennent surprendre le regard. Julien Nefzger*, photographe, immortalise d’ailleurs ces étranges assemblages architecturaux qui dégagent une beauté étrange. Dans ces espaces, le concept de la * Voir annexe photographique
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limite est totalement repensé. Des bâtiments de tout forme se côtoient et viennent créer quelque chose de nouveau. J’aime rapprocher ces assemblages de la pensée de Gilles Clément qu’il développe dans son “Manifeste du Tiers paysage” *. Là où il observe un renouveau de la biodiversité dans les zones délaissées, nous pouvons aussi l’expérimenter dans les espaces non réfléchis du périurbain qui viennent eux, créer une sorte de renouveau de l'esthétique urbaine. Dans ce renouveau, il n’y a pas de jugement de valeur : le ballon d’eau ne surpasse pas la maison de brique, les barres d’immeubles ne détrônent pas les panneaux. Un type d’esthétique ne vient pas prévaloir sur un autre. S’il y a parfois, par le rôle de l’urbanisme, une planification, il n’y a en aucun cas un regard d’expert sur la portée esthétique. Le bâti périurbain est éminemment fonctionnel. C’est l’assemblage des éléments hétéroclites qui composent le périurbain qui vient inventer son esthétique. Et parce qu’il n’y a pas de beau qui prend le pas sur du “moche”, puisqu’il n’y a pas de canon esthétique comme il pourrait y en avoir dans la ville centre, la périphérie pourrait être un lieu qui encouragerait davantage d’inclusivité à ce niveau. Cette apologie de la beauté périurbaine, telle qu’elle est, fait écho à la pensée développée par les Venturi dans “L’enseignement de Las Vegas” . Dans la préface, Valery Didelon écrit : “Au contraire c’est avec la “ville comme elle est” , à partir de la réalité urbaine complexe et contradictoire qui les entoure que les deux architectes de Philadelphie entendent faire œuvre.” ** Ce livre est une sorte de manifeste qui refuse les grands projets architecturaux qui souhaitent créer de toutes pièces une cité parfaite. Par cette analyse de la ville de Las Vegas, il s’agit de regarder autrement, de transformer l’existant par le regard en quelque chose * Gilles Clément, Le tiers paysage, Sens et Tonka, “revue et augmentée” , 2014 ** Robert Venturi et Denise Scott Brown, L’enseignement de Las Vegas, Mardaga, “Architectures” , 2017, p.4 de l’introduction
de magnifique. La ville, telle qu’elle existe, serait alors une sorte de ready-made architectural : belle dans toutes ses imperfections et ses contradictions. Le périurbain est une construction urbaine davantage assimilable au canon esthétique de la ville américaine. Il est un étalement organisé autour du déplacement et de la voiture. Transformer cette forme urbanistique en utopie esthétique donne de la validité à l'existence de ce patchwork architectural incongru. L’essai se conclut d’ailleurs par la phrase suivante au sujet de la diversité des formes qui compose Las Vegas. Cette ville est “une unité qui maintient tout juste un contrôle sur les éléments en conflit qui la compose : le chaos est tout proche, sa proximité et le fait de l’éviter donne de la force” *. Comme Las Vegas, qui est à la limite de tomber dans le chaos, le périurbain est un désordre architectural où matériaux, formes et symboles hétéroclites s’imbriquent. Mais comme l’exposent les Venturi, il est à la limite. Il reste une forme organisée qui fonctionne, mais qui en apparence ressemble davantage à un monde sur le point de s'effondrer sur le plan esthétique mais aussi sur le plan systémique. Il est un ordre du désordre ou un désordre de l’ordre.
L’infini spatial et l’étalement urbain La périphérie n’est pas un phénomène urbain uniquement européen. Partout dans le monde, les villes débordent engrangeant un prolongement et un agrandissement de la ville et, par la même occasion, une construction d’une ville nouvelle. Ce qui est en revanche éminemment européen est l’incapacité à penser la ville en dehors de son centre historique. André Corboz, lorsqu’il compare la ville américaine à la ville européenne montre bien qu’il s’agit là d’une construction socioculturelle.
* Robert Venturi et Denise Scott Brown, L’enseignement de Las Vegas, Mardaga, “Architectures” , 2017, p. 65
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“Malgré les transformations qui ont irréversiblement affecté le paysage urbain de l'Europe occidentale depuis quarante ans, l'aborigène milanais, londonien ou francfortois continue à se référer à la notion de centre. Il éprouve une difficulté considérable, voire de la répugnance, à percevoir que les anciennes cités sont devenues des entités régionales multi nucléaires et que les divisions communales ne répondent plus à la réalité; pire, l'idée même qu'il puisse ne pas y avoir de centre au sens traditionnel lui paraît perverse” * Là où l’européen se sent dépouillé de ses moyens dans une périphérie horizontale, l’américain, lui, aura du mal à penser la ville en se référant uniquement à l’organisation verticale et compacte des centres-villes. Il n’existe pas de définition de la ville contemporaine qui précise ce qu’elle devrait être et il n’est par conséquent, pas juste de refuser le statut de ville à tel type de construction ou à tel autre. Chaque forme urbaine est le produit d’une somme d’enjeux complexes et peut légitimement se parer de l'appellation ville du moment qu’elle héberge un certain nombre d’habitants. De par notre rapport à la ville comme centre historique, nous, européens, avons donc plus de mal à nous repérer en périphérie. Et si cela est en apparence paradoxal parce que la périphérie est un endroit davantage planifié et réfléchi par l’urbaniste que ne l’est la ville centre, cela s’explique simplement par le fait qu’elle ne fait pas référence à l’image que nous ne faisons de ce que devrait être une cité. Ce lieu nous paraît désorganisé et labyrinthique car il ne fait pas référence à l’image que nous nous faisons de la ville comme construction socioculturelle. Il ne répond pas à l'esthétique auquel nous sommes habitués et que l’on nous a appris à apprécier. Où sont les places, les rues rectilignes et quadrillées ? Où sont les statues et les monuments historiques qui nous indiquent que nous sommes dans la ville ? Le périurbain est perpétuellement perçu comme un no man's land, un entre-deux. Il ne parvient pas à
* André Corboz, Non-city revisited, dans Le Temps de la réflexion, Gallimard , “La Ville inquiète”,1987
accéder totalement au statut de ville ni au statut de village. Et de ce fait, on ne parvient pas à s’y projeter ni à s’y orienter mentalement. Parce qu’on le voit comme un entre-deux qui ne fait écho à rien de connu, on ne parvient pas non plus à en observer les spécificités. Dans l’imaginaire commun, le périurbain est un grosse masse informe où toutes les périphéries sont confondues en une seule et même entité. On ne différencie pas le périurbain de la ville de Paris de celui de Lyon comme on en différencierait plus aisément leur centre historique respectif. Bien qu’il serait pourtant aisé de démontrer le contraire en soulignant les spécificités de chaque bâti et de chaque construction résultant d’une histoire propre et personnelle à chaque ville, cette manière de considérer la périphérie comme un espace flottant sans accroche réelle avec un lieu spécifique, nous intéresse davantage. En effet, évoluer dans une périphérie ne nous situe pas dans un lieu mais dans une typologie de bâti. On se déplace en zone périurbaine comme on se déplacerait dans toutes les autres zones d’entre-deux qui existent dans chaque commune. En reliant ces espaces entre eux en les assimilant tous à une image générale, on réalise finalement exactement la gymnastique conceptuelle que souhaite nous faire réaliser l’artiste Stéphan Barron dans ces œuvres qu’il réclame appartenir à un nouveau courant artistique créé par lui-même : l’art planétaire. Prenons, par exemple, son œuvre intitulée “Le bleu du ciel” *. Cette installation artistique se compose de deux ordinateurs situés à Tourcoing et Toulon, reliés par un minitel, qui calcule en temps réel la moyenne des couleurs des ciels du nord et du sud de la France. L’observateur fait finalement face à un écran dont les nuances varient imperceptiblement du bleu, au gris selon le temps qu’il fait et l’heure qu’il est à Tourcoing et à Toulon. Il est important de préciser que cette œuvre est uniquement présente dans les deux villes qui font parties de l’installation. On ne peut en faire * Voir annexe photographique
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l’expérience ailleurs car, au-dessus de cet écran, une fenêtre, faisant elle aussi partie de l’installation, nous permet d’observer directement la couleur du ciel d’une des deux villes impliquées. Il se produit alors instantanément un mécanisme intéressant dans le cerveau du spectateur. Celui-ci va tenter de comparer le bleu de l’écran et celui qu’il observe par la fenêtre. Il effectue alors une soustraction colorée qui lui permet de reconstituer mentalement la couleur du ciel qui surplombe l’autre extrémité de la France. Par cette gymnastique de l’esprit, on se projette mentalement dans un autre lieu. On prend conscience des distances qui séparent les deux villes et que l’on imagine comme un grand dégradé de ciel aux mille nuances. On ressent finalement à l’échelle de la planète. C’est exactement ce que Stéphan Barron souhaite nous faire expérimenter lorsqu’il parle d’art planétaire. Ses œuvre sont des invitations à “imaginer à l’échelle planétaire, à redimensionner notre conscience.” À l’heure d’un monde globalisé, il démontre l’importance de penser aujourd’hui à cette échelle, de prendre conscience des multiples relations et interactions qui y existent. Il ne s’agit plus de penser un lieu, une ville cloisonnée et décontextualisée, tout est relié, tout communique, tout fait partir d’une entité globale. Là où l’artiste a utilisé le ciel comme élément présent en chaque lieu qui permettrait de nous projeter ailleurs, le périurbain en tant que nouvelle forme urbaine, globale et répandue, peut nous faire parvenir au même ressenti. Lorsqu’on pense le périurbain, lorsqu’on se promène dans la périphérie, on projette autour de nous une image d’une ville nouvelle aux formes généralisées. On est ici, mais on pourrait tout aussi bien être ailleurs. On ne se situe plus dans un seul lieu mais dans l’image d’une multitude de lieux qui existent à travers notre planète et qui sont profondément reliés entre eux car ils résultent d’une même dynamique. Ils sont l’image et le reflet de notre mondialisation, de notre système économique, de notre mode de vie. On prend la mesure du monde et par la même occasion on se mesure à lui. Il y a là une expérience profondément sublime dans cette manière d’élargir
sa conscience et de la confronter à plus grand que soi pour finalement réussir à mieux saisir la place que l’on occupe. Il y a ce décentrement et ce recentrement si propre à la sensation sublime. Ce mot fait d’ailleurs son apparition dans le manifeste écrit par Stéphan Barron lorsqu’il tente d’expliquer ce qui rend ce type de création nécessaire à notre compréhension du monde actuel. “Urgence de l’art planétaire. Paysage virtuel : nous vivons l’interdépendance sans en être tous conscients. L’art planétaire redimensionne nos consciences. Il fait émerger le sublime d’une vision fractale du monde.” * Finalement le périurbain accède au statut de lieu déclencheur de sublime par sa caractéristique d’espace ou du moins d’idée globale et généralisée à la surface de notre globe. Il est une ville nouvelle qui s'étend partout, inexorablement. Il est une dynamique qu’il nous semble impossible d’enrayer. Il est une ville dans laquelle on erre et dont l’omniprésence nous fait douter que l’on parviendra un jour à en sortir.
L’esthétique de l’anthropocène Ce recouvrement, cet étalement produit une sensation quasi anxiogène. Où cela va t-il s'arrêter ? La terre sera t-elle, à un moment, réduite à une vaste surface urbanisée où il ne subsistera aucune merveille naturelle ? Et d’ailleurs, existe-il vraiment encore un lieu qui ne soit pas modifié par la croissance de l’homme ? Cet étrange malaise que l’on peut ressentir en posant notre regard sur le périurbain est très fortement lié à celui que l’on peut expérimenter lorsqu’on parle de l’anthropocène. Pour Jean Baptiste Fessoy, cette notion d’anthropocène est fortement sous-tendue par un concept
* Stéphan Barron, “Toucher l’espace, poétique de l’art planétaire” Co-édition L’Harmattan et Rien de Spécial, 2006
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esthétique. C’est même dans cet aspect qu’elle prend le plus de puissance. “La force de l’idée d'anthropocène n’est pas conceptuelle ou scientifique, elle est avant tout esthétique.” * Le sublime, comme le paysage, est constamment en évolution. Il important de penser ce qui est considéré sublime et ce qui a pu l’être, en accord avec un contexte sociétal. Si la nature était considérée sublime par les romantiques au XVIIIe siècle, c’était parce qu’elle faisait peur et qu’elle paraissait immaîtrisable. La montagne dangereuse, l’océan déchaîné sont des images qui démontrent la puissance de la nature face à l’homme. Aujourd’hui ce sublime existe encore belle et bien mais il est davantage présent dans la catastrophe naturelle à la force terrible contre laquelle l’homme ne peut rien. Rapidement, le sublime va évoluer et d’autres formes vont être capable de provoquer son apparition. Dès la fin du XVIIIe siècle, le monde industriel va être associé au sentiment sublime. Dans son livre “Le paysage romantique et l'expérience du sublime” , Yvon Le Scanff, retrace cette évolution et remarque que l’inclusion des usines à la sphère des expériences sublimantes, suit de manière très logique, celle des volcans. “Dès la fin du XVIIIe siècle, le paysage volcanique tend à être supplanté par le paysage industriel comme stéréotype du paysage sublime de la puissance menaçante” ** Mais contrairement au volcan, l’ajout industriel marque un tournant décisif dans l’évolution du sublime. À partir de ce moment, ce n’est plus seulement la peur terrible que peut éprouver l’homme face à la nature, différente et naturelle, mais bien la peur terrible de l’homme face à sa propre création : la douce terreur * Jean Baptiste Fessoy, “L’Anthropocène et l’esthétique du sublime” , catalogue de l’exposition Sublime. Les tremblements du monde, Centre Pompidou-Metz, Metz, 2016 ** Yvon Le Scanff Le paysage romantique et l’expérience du sublime, Champ Vallon, “Pays-paysages” , 2007, p. 73
de l’homme face à lui-même. C’est le début d’une ère qui va permettre d’expliquer aujourd’hui pourquoi l’anthropocène est profondément sublime. L’industrie vient donc se positionner comme une seconde nature. Là où la première nature (le monde naturel) était seule à pouvoir faire ressentir du sublime, une seconde nature vient de s'élever, construite de toutes pièces par l’Homme. L’humain se hisse en quelque sorte, au niveau de la nature. À présent il peut la maîtriser, la dominer pour qu’elle lui fournisse ce dont il a besoin. C’est l’idéologie moderniste : l’Homme a désormais le pouvoir d’asservir le monde naturel. Il est intéressant d’observer que lorsque ces deux natures se rencontrent, la sensation de sublime n’en est que plus forte (l’autoroute, lorsqu’elle sillonne entre les montagnes, le réservoir ou le silo à grain lorsqu’il s’élève d’un champs, le viaduc qui raccroche deux montagnes...). Ces expériences sont particulières car elles font s’entrechoquer les deux natures, la première naturelle et la deuxième industrielle. Et dans ces images anecdotiques, le sublime s’immisce quasiment à chaque fois. Nature et industrie font entrer en confrontation des éléments et des formes complètement opposables qui viennent chacune à leur tour se mettre en valeur. Si l’une tente de dominer l’autre en participant à la rendre plus maîtrisable, l’autre affirme sa grandeur par ses formes qui ne pourront jamais être égalées par la main humaine. Pour Jean Baptiste Fessoy, l’ anthropocène est un concept profondément sublime car il désigne le moment où ses deux natures fusionnent complètement. L’humain construit maintenant une nouvelle stratification de la planète. Il devient, à lui seul, une force tellurique au même titre que la nature. Le périurbain, suite à notre démonstration, est un lieu capable de déclencher le sublime. Mais c’est finalement ici qu’il en acquière totalement ce statut. La frontière entre nature et seconde nature y est éminemment présente. La périphérie est la ville nouvelle, elle est la ville qui s’étend et qui recouvre le paysage naturel. Elle est un des phénomènes de l'anthropocène et
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elle est donc sublime. Finalement comme le marais qui accède au rang de sublime parce qu’on projette sur lui notre conscience écologique, le périurbain devient sublime car l’on perçoit en lui un bouleversement écologique sans précédent. Céline Flécheux, philosophe, interroge le fait que l’anthropocène soit un phénomène réellement capable de produire ce sentiment. En effet, à présent, l’observateur est embarqué dans le monde. Il n’est plus comme le “Voyageur contemplant une mer de nuages” du tableau de Caspar David Friedrich. Il n’apprécie plus la beauté d‘un danger dont il est hors de portée. Le spectateur du sublime anthropocène, aujourd’hui, ne peut échapper à la catastrophe qu’il pressent. Plus qu’une disparition du sublime, elle décrit finalement notre contemporanéité comme période sublime par définition. “Car malgré les proclamations de fin du sublime, n’est-on pas, au contraire, plongé en son cœur ? Menace, risque d’engloutissement, grandeur, détresse et solitude, ne tient-on pas là les facteurs favorisant l’avènement du sublime ?” *
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Et si nous vivons actuellement l’ère du sublime, il est alors important de se demander en quoi ce sentiment pourrait influencer notre capacité à agir pour sauver notre habitat du naufrage.
* Céline Flécheux, Le sublime : Poétique, esthétique, philosophie, Presses universitaires de Rennes, “Aesthetica” , 2018, p. 24
Conclusion L’évolution de l’architecture, de l’art, du savoir, semble indiquer que notre conception de l’esthétique a évolué. Aujourd’hui et contrairement au début du XIXe siècle où l’on raisonnait en terme de beauté, le sublime semble avoir pris le dessus. C’est du moins ce que nous indique les formes qui nous entourent.
Dans les villes contemporaines planifiées, dans l’art, dans la nature, nous fabriquons des formes qui peuvent être reliées au sublime plus directement qu’à la beauté. Par notre faculté à conceptualiser, à planifier, à projeter, nous pouvons percevoir du sublime n’importe où. Nous vivons dans un monde globalisé où tout s’entrechoque et nous avons pris conscience, par l’observation de la nature, que tout communique. Réussir à percevoir toutes les interactions et les causalités de chacun de nos gestes est bien sûr, impossible. Il est néanmoins nécessaire aujourd’hui d’élargir sa conscience, de ne pas se penser comme une entité qui ne serait pas reliée à ce monde. Le monde qui existe résulte d’une foule d’enchaînements complexes dans l’espace et dans le temps. Cela nous dépasse. Cet amas d’informations, de relations, est aujourd’hui notre sublime. Si nous vivons entourés de déclencheurs potentiels de sensation sublime, nous ne parvenons pas pour autant à le ressentir. Le designer par sa connaissance des signes et de la transmission semble alors être la profession désignée pour nous permettre de prendre conscience de notre place dans le monde et de son immensité. À la manière de KompleX Kapharnaüm, ou de Stéphan Barron, il doit travailler à nous re-situer dans cet espace où l’homme et la nature s’hybrident de plus en plus, le premier tentant de supprimer le deuxième. La ville s’étend et se répand, recouvre la surface planétaire dont il ne subsiste que peu d’espaces sauvegardés. Le périurbain est cette ville nouvelle symptomatique du développement exponentiel de l’homme à la surface de la planète. Il rayonne d’une beauté étrangement sincère. Il est une forme à la limite du chaos, vis-à-vis de son esthétique mais aussi vis-à-vis de ce qu’il nous révèle. Nous vivons la période de l’anthropocène, période où le sublime résonne de ses racines romantiques. Mais ce n’est plus de la nature dont nous redoutons la puissance dévastatrice, mais bien de l’homme qui ne pourra plus s’arrêter à temps. Cette beauté étrange, triste et magnifique, est une beauté sublime.
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Cet ouvrage est composé en caractère Kings Caslon créé par le designer Dalton Maag. Il est édité en quatre exemplaires, mis en page, imprimés et façonnés par les soins de l’auteur.
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