Maurice Blanchard/Danser sur la corde pdf- partie 1

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L’Europe nouvelle est aussi amorale que l’ancienne. Le seul effet est que Cœurfidèle croyant faire des économies à sa putain de JFM1, réduit la surface portante parce qu’il s’imagine qu’il va payer suivant ce qu’il occupe. Je suis bien sûr, qu’occupée ou pas, il payera à son Moloch d’État totalitaire le loyer correspondant à toute la boîte. On ne va pas la découper en petits morceaux ni en faire des chambres meublées. Depuis quatre jours, le vent souffle en tempête et je pense au roi Lear. Ce que nous vivons depuis trois ans, nous le rend plus compréhensible. Je lis Titus Andronicus, que j’avais négligé du fait que cette pièce était considérée comme apocryphe. C’est probable, l’étude des caractères n’a rien de Shakespeare. Peut-être y a-t-il mis la main pour corriger quelques situations et donner à Titus quelques beaux cris. Mais quelle boucherie ! On comprend pourquoi W. S. est dit le doux Shakespeare. C’est que ses pièces les plus sanglantes étaient des bergeries auprès des pièces de fabrication courante de ce temps-là où on coupait les mains, crevait les yeux, violait, coupait la langue et toutes sortes de ces belles actions, devant les yeux des spectateurs. Car si le viol de Lavinia se fait derrière un arbre, les deux princes la ramenèrent sur le devant de la scène pour lui couper les mains et la langue. Que dirait-on aujourd’hui si on jouait cette pièce ? La police l’interdirait, car elle garde jalousement son monopole de la cruauté et de la bestialité. Samedi 8 août 1943 Me voici installé comme dans une gare. Depuis vingt-cinq ans, cela m’est advenu deux fois. La première chez Farman, en 1922. J’ai quitté cette maison avec fracas. La deuxième quand Potez emménagea à Sartrouville en 1933. J’en devins malade et je n’aurais pas pu continuer, je donnai à choisir : me donner un bureau isolé ou bien je quittais la maison. On me donna mon refuge. Ici, avec cette brute de Cœurfidèle, c’est la troisième édition. Ce que je n’ai pas pu supporter, il y a vingt ans, je le supporterai encore plus difficilement aujourd’hui ; j’ai collé ma table dans le coin le plus tranquille, mais si je sens que la guerre peut durer encore quelques mois, je démissionne, quels que soient les inconvénients. Plutôt crever que d’être toujours au milieu des humains. Je préférerais vivre dans une écurie, dans une étable à porcs. En plus, ma salle est un passage public. Il n’y a pas de couloir et je suis ici, non plus dans une gare, mais au marché couvert. ––––– 1. La firme Junkers. 346


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