L'Infini Détail - N°3 - Beautés du Vampirisme

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« Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L’ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l’immortalité »1 Le génie est ici traité comme une activité élitiste d’anachorète, Jarmusch se complaît à faire des parallèles entre le milieu artistique underground et les êtres fantastiques que sont les vampires, les deux mondes se mêlant dans les volutes nocturnes où s’échoue la mélancolie. À travers les vampires, il s’attarde parfois plus sur un milieu qui lui est familier, étant lui-même issu de l’avant-garde new-yorkaise et ayant débuté sa carrière de cinéaste à la toute fin de la courte période où les réalisateurs-producteurs indépendants américains avaient une liberté artistique quasi totale. Lui-même confronté à un certain isolement créatif au début des années 80, il revisite non sans romantisme un univers où les « incompris » errent sans fin en marge du monde, sur les plages invisibles de l’anonymat. Certes il y a dans cette vision nocturne quelque peu condescendante, voire misanthrope, un regard désabusé qui frôle le fantasme d’un milieu artistique totalement détaché du monde et quelque part « supérieur », puisque délaissé (principe de distinction cher à Pierre Bourdieu). Mais les parallèles sont nombreux et Jarmusch s’amuse à rendre crédible l’existence des vampires, voire à confondre leur mode de vie avec celui d’un monde artistique d’avantgarde. Si les pionniers (ici les vampires) ont cette capacité incomparable à recycler le vieux pour faire du neuf, prenant de court un monde artistique standardisé sur le déclin, c’est tout bonnement parce qu’ils sont immortels, blasés, forcés de créer pour détourner les vieilles habitudes et pour survivre. Pour Jarmusch, l’ennui est un temps de latence inévitable, la procrastination une discipline nécessitant un long apprentissage afin d’en tirer toute la substantifique moelle qui caractérise les plus grandes œuvres. De l’ennui naît le renouveau, la jeunesse éternelle et la beauté intemporelle des grands gestes artistiques. Si la société du spectacle au sens de Guy Debord marchandise l’art pour en faire un simple produit de consommation, elle industrialise des pratiques qui ne laissent plus de place à l’attente, étouffant ainsi dans l’œuf toutes tentatives d’émancipation artistique. L’éloge que Jim Jarmusch consacre à l’ennui et à la créativité est à l’aune des réflexions contemporaines sur le marché de l’art, soit une véritable bouffée d’oxygène, centrant la nécessaire lenteur dont tout organisme vivant a besoin pour s’épanouir. Un pouvoir que seuls les vampires seraient à même d’exploiter ?

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In Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, extrait de SPLEEN LXXVI


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