La belle revue #8

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Dossier thématique: Passion travail

Marie Bechetoille établie. Cette confrontation ne permettait en rien la production d’un travail cohérent.

Joshua Schwebel, Audience Engagement, 2017, performance. Vue d’exposition, The House of Dust by Alison Knowles, 2017, dans le cadre du programme de recherche Art by translation, Cneai, Pantin. Courtesy de l’artiste et Art by Translation.

Vue d’exposition, Joshua Schwebel, Subsidy, 2015, Künstlerhaus Bethanien, Berlin. Courtesy de l’artiste.

L’épisode qui brisa finalement ce travail se produisit le jour même du vernissage, quand une des médiatrices exprima son embarras et sa colère face à l’effet produit par mon œuvre qui accentuait sa condition de précarité en la rendant plus visible, et cela, au seul profit de mon art. Elle n’a pas compris la nécessité de cette visibilité puisqu’après tout, son travail était assuré alors que le mien menaçait la sécurité de son emploi. Mes négociations avec l’équipe me prenant trop de temps, j’ai perdu tout contact avec les médiatrices et n’ai pas pu instaurer un climat de confiance avec les personnes ciblées par mon projet afin de stabiliser leur situation. j’ai donc décidé de retourner la situation en plaçant la vitrine contenant l’annonce publique et la lettre cachetée adressée à la prochaine direction, en dehors du bâtiment, là où j’avais prévu de placer l’accueil, et d’installer un poste de travail adéquat dans l’entrée. Toutes ces luttes internes demeuraient inconnues du public et ne sont pas révélées dans le travail présenté. J’avais demandé aux médiatrices de tenir un cahier dans lequel seraient compilées les réactions des visiteurs, mais à ma connaissance rien n’a changé. J’attends la réponse de la prochaine directrice, mais tant qu’elle n’aura pas pris son poste, elle ne s’intéressera pas à mon travail. J’ai toutefois entendu que l’œuvre a initié quelques conversations et débats, en plus de ceux auxquels j’ai participé. Malgré cet échec et l’impossibilité d’atteindre les buts espérés (modifier le statut des médiatrices dans leur contrat, présenter une stratégie de résistance prenant la forme d’un déplacement de l’accueil), ces réactions montrent que, dans une certaine mesure, un aspect de la normalisation de l’art contemporain, normalement caché au public, a été rendu visible. MB —» Dans une édition autour de ton projet Subsidy, Amber Landgraff résume dans son texte avec beaucoup de justesse le processus d’«auto-exploitation» du milieu artistique: «Dans les champs de l’art et de la culture, les

87 stages non rémunérés sont considérés comme tremplins pour les jeunes travailleurs, le moyen de prouver leur détermination et leur amour de l’art. Il ne suffit pas de travailler gratuitement, le travailleur de l’art vraiment motivé doit en plus y prendre du plaisir. Le mythe voulant que travailler dans le domaine de l’art soit une vocation, quelque chose qui ne puisse se nier même si on le voulait, contribue à l’ intrusion du travail non rémunéré qui devient par conséquent le fondement de la communauté de l’art. Concomitamment, vient l’idée selon laquelle travailler dans le monde de l’art apporte plus de liberté, plus de temps libre et plus de travail intéressant. L’auto-exploitation dirige ces mythes. Afin de se donner la liberté de travailler en tant qu’artiste, beaucoup de travailleurs acceptent des emplois subalternes, mal rémunérés, pour financer le temps passé à travailler gratuitement. Rarement stables, ces emplois amènent les travailleurs à être constamment à la recherche d’un nouveau travail. En outre, participer à la vie artistique implique de nombreuses présences aux évènements et vernissages. Il est ainsi très difficile de distinguer le temps de travail des loisirs. De même que le rêve du capitalisme entraine de nombreuses populations à participer à un système d’exploitation dans l’espoir de faire partie du petit pourcentage de gens riches, le rêve d’être artiste en entraine beaucoup à participer à une auto-exploitation constante et exténuante»3. Tes projets mettent en évidence l’hypocrisie qui règne dans des institutions qui exploitent à diverses échelles tout en exposant des œuvres et recherches liées à des problématiques socio-politiques, féministes, post-coloniales, souvent intersectionnelles. Comment vois-tu ce paradoxe éthique? Quelles seraient les possibles formes de résistance? JS —» Je pense que les structures artistiques institutionnelles, tenues d’une part de présenter de l’art et devant, d’autre part, s’assurer de leur survie économique, sont


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