SUSTAINABILITY #10 - IMS Luxembourg MAG

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Aussi, il est important de ne pas sousestimer la part non déclarée de soins dispensés dans la sphère domestique et également hors du cadre familial. Selon l’Organisation Internationale du Travail, « en temps normal, les femmes effectuent en moyenne 4 heures et 25 minutes par jour de travail de soins non rémunéré, contre 1 heure et 23 minutes pour les hommes ». Cette surreprésentation féminine dans le domaine trouve son explication dans notre système de représentations d’un champ du care limité à la sphère domestique et traditionnellement attribué aux femmes. Pascale Molinier, décrit ainsi dans son ouvrage Le travail du care les raisons qui soustendent la difficulté à considérer les activités du care comme des métiers à part entière. Elle relève ainsi qu’il est traditionnellement entendu que les compétences requises relèvent non pas de techniques ou de savoirs particuliers permettant un travail productif, mais plutôt d’une aptitude innée, naturellement présente chez la femme. Le caractère féminin de ces professions s’explique par une porosité entre les tâches accomplies dans le cadre domestique et celles requises pour exercer les métiers du care. Les soins à prodiguer dans le cadre privé, pour un enfant ou un parent dépendant, sont en effet le plus souvent dispensés par des femmes. Or, comme le relève Fabienne Brugère dans son ouvrage L’éthique du care, « le care n’est pas un maternage ». Il n’y a pas une nature féminine qui l’assigne aux soins et plus largement à l’attention aux autres. La spécialiste américaine de ce sujet Joan Tronto, insiste sur ce point en montrant, que même si ces qualités sont rarement mises en avant, les hommes bien sûr « ont des dispositions pour le care ». Les professions de policiers et pompiers en sont des exemples évidents. La sollicitude est donc loin d’être l’apanage du genre féminin. 28

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Approfondir la grille de lecture Le genre n’est pas la seule variable explicative pour comprendre qui sont les care givers. Les clefs d’entrée sont multiples et il est intéressant de faire appel à l’intersectionnalité pour analyser le sujet. Au-delà du marqueur du genre, on observe que des indications comme la classe sociale, l’origine, sont aussi importantes. Le récent papier, Intersectionnalité et leadership en matière de santé mondiale : la parité ne suffit pas, co-écrit par Zahra Zeinali insiste sur la nécessité de prendre en compte ces variables pour le personnel soignant. « Il est impératif de regarder au-delà de la parité et de reconnaître que les femmes constituent un groupe hétérogène .../... Nous devons prendre en compte les façons dont le genre recoupe d'autres identités et stratificateurs sociaux pour créer des expériences uniques de marginalisation et de désavantage ». La situation est particulièrement marquée au Luxembourg, où, sur les quelque 13 000 salariés exerçant une « activité pour la santé humaine », près de 8 000 ne sont pas résidents luxembourgeois et 5 600 sont frontaliers. Le Conseil de l’Union européenne en mai dernier a d’ailleurs pointé cette spécificité comme un risque potentiel pour le pays. « Le Luxembourg possède l’un des systèmes de santé les plus performants de l’UE. Néanmoins, 49 % des médecins et 62 % des personnels de santé étant des professionnels non luxembourgeois, le système est bien au-dessus du seuil critique de vulnérabilité », indiquent les conclusions du rapport. Cette tendance est valable pour à peu près tous les métiers du care et, dans de nombreux pays, ces professions sont souvent laissées aux travailleurs immigrés. Une récente étude du secteur du nettoyage au Luxembourg, menée par l’institut LISER, confirme ce phénomène en pointant deux marqueurs particulièrement saillants :

le genre et la nationalité. Les salariés sont à 83 % des femmes et les nationalités portugaise et française constituent 76 % des effectifs, avec pas moins de 38 % de frontaliers. Également, les situations familiales et sociales précaires caractérisent la profession : cumuls d’activités, contrats de courte durée et temps partiels subis excèdent largement la moyenne nationale. Ce sont donc bien ici les clefs de l’intersectionnalité qui permettent d’appréhender le sujet dans sa complexité. Les métiers de la vulnérabilité Si ces professions ont été systématiquement invisibilisées, c’est qu’elles touchent à un point très sensible : notre profonde vulnérabilité. En effet, comme l’explique parfaitement Fabienne Brugère dans notre interview (voir page 38), nos sociétés se sont construites autour du mythe de l’individu maître de son destin et dans le déni de nos multiples fragilités et de notre grande interdépendance. Le paradigme actuel pose la responsabilisation individuelle comme unique clef d’accès au bonheur, la réussite comme pure résultante d’une volonté personnelle. Et cette approche a été auto-réalisatrice puisque l’individualisation de la société a débouché sans surprise sur un recul des relations d’aide sociale. Le filet des solidarités familiales par exemple s’est nettement étiolé, avec différents phénomènes liés à l’individualisation des parcours de vie, tel l’éclatement géographique des familles. Ce recul de la prise en charge intergénérationnelle au sein des foyers implique ainsi une externalisation et marchandisation du care. Notre monde est ramené à une somme d’individus en quête frénétique de bonheur. Et notre société, à coup de publicités ou de programmes de développement personnel, s’est organisée pour nous le rappeler. L’unité de compte est l’individu. Edgar Cabanas et Eva


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