Psychologies en Mouvement – Avril 2020 – N°1

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PSYCHOLOGIES EN MOUVEMENT AVRIL 2020 N° 1

Histoires de soi De nouveaux espaces de psychothérapie, d’enseignement et d'échanges, ainsi qu’un nouveau magazine

EN MOUVEMENT
Éditorial 1 Le Père Noël existe ! 4 Le selfie et nous 7 Le vin et la psychologie 9 Les loyautés familiales 14 Le billet d'humeur du psy 18 Schémas destructeurs et self 19 Les brèves réflexions du psy 24
PSYCHOLOGIES
AVRIL 2020
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ÉDITORIAL

Les histoires de soi sont les mises en récit de notre vie et sont au fondement de notre psychisme et de notre self, de notre identité. C’est par la narration d’histoires qu’on se définit, qu’on s’invente, avec l’aide du miroir que l’autre représente.

Le premier numéro de ce magazine s’inscrit dans la continuité du projet d’Histoires de soi, Espaces de psychothérapie et d’enseignement, par la mise en circulation et en discussion d’intérêts, de connaissances et de savoirs issus des sciences humaines, de la philosophie et de la littérature. Pour nous, ces domaines des sciences humaines sont liés, ou tout au moins connexes : ils cherchent soit à comprendre le fonctionnement du vivant – humain en particulier, mais pas seulement –, soit à décrire, raconter des événements, des épisodes, sous forme de narration. Différents espaces d’enseignement et d’échanges débuteront dès le mois de juin (voir le programme sur notre site internet histoires-de-soi.ch) avec comme objectif assumé de créer un lieu fédérateur pour l'échange de connaissances. Un lieu convivial, culturel, de vulgarisation scientifique et de circulation des idées et des connaissances, en Gruyère. Ces Espaces sont ouverts à tout le monde (hormis les cours-séminaires pour professionnels de la santé) et en particulier

aux curieux, à celles et ceux qui ont envie d’échanger autour de thématiques actuelles, mises en perspective à l’aide des sciences humaines. Réfléchir aux problématiques de notre époque en se donnant le temps, en s’octroyant des parenthèses dans le flux quotidien plus propice à l’accumulation, à l’instantanéité, qu’à la pensée qui donne du temps au temps, c’est l’ambition d’Histoires de soi

Notre objectif est également de collaborer avec différents acteurs scientifiques et culturels de la région autour de conférences, afin de proposer des éclairages sur diverses préoccupations et problématiques qui concernent tout un chacun. Non pas tellement dans le but d’accumuler des connaissances, mais bien plutôt afin de trouver d’autres sens à sa vie et au monde, et ainsi de pouvoir reconquérir la liberté de se définir une vie telle qu’on la souhaite, en dehors des injonctions de performance et de productivité. Finalement, peut-être, de

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Éditorial
© Fabrice Savary
© Fabrice Savary

pouvoir réenchanter le monde devenu un amas de matérialité et aussi, paradoxalement, d’immatérialité (la musique, les écrits, la communication se passant majoritairement de support matériel). Société à la fois matérialiste et vaporeuse (les fameux cloud).

Dans notre pratique de psychothérapeutes, les histoires de soi sont tissées par les récits de nos patients en séance, par la manière dont ils mettent en scène leur vie, par la manière dont ils se rapportent aux événements de leur existence. Ces récits adressés à un thérapeute révèlent leur self, leur rapport à eux, aux autres et au monde. L’objectif thérapeutique est alors de les aider à restaurer une cohérence dans leur histoire, ainsi qu’à y intégrer les incohérences ou les traumatismes pour mieux les dépasser. Ceci afin de devenir autant que possible sujet de leur histoire de vie, de retrouver un espace de jeu ou une marge de manœuvre par rapport aux éléments douloureux. Certains patients arrivent chez nous en disant ne plus se reconnaître. Leur self est comme éparpillé, il s’agit alors de les aider à se rassembler et à assembler les différentes facettes du self.

Histoires de soi peut sembler être centré sur l’ego, il n’en est rien : nous avons la conviction qu’au cœur de tout être humain se loge, certes son moi profond, mais également ce qui est encore plus profond et intime : son rapport à l’autre. Le noyau du self est constitué par le rapport aux autres. La narration d’histoires a ainsi pour fonction tout autant de se comprendre soi-même que de comprendre l’autre. En d’autres termes, nous (nous) racontons des histoires pour donner du sens à notre vécu, à nos relations et au monde dans lequel nous vivons. Cela nous a d’ailleurs inspiré une nouvelle forme de thérapie par la marche dans la nature, en pleine conscience de la vie qui nous entoure et de notre attachement essentiel à notre environnement naturel.

« Un des objectifs d'Histoires de soi est de proposer des espaces de mise en commun de compétences avec des collaborations de spécialistes de différents domaines, ainsi qu’avec la participation de tous ceux qui souhaitent s’enrichir de connaissances.»

Ainsi, les histoires de soi mettent en jeu la personne tout entière. En tant que psychologues, nous nous centrons notamment sur le sens, le mouvement et les mémoires, en particulier sur la mémoire autobiographique des épisodes de vie. La psychothérapie peut changer le passé, contrairement aux croyances populaires. Non pas ce qui s’est passé, mais bien ce que nous en retenons, la manière dont ce passé nous influence au quotidien. Les remaniements des traces mnésiques peuvent modifier notre rapport au passé, ce qui finalement est l’essentiel.

En ce qui concerne notre Espace d’enseignement et d’échanges, les histoires de soi sont alimentées des grandes œuvres de la psychologie, de la littérature et de la philosophie, et bien sûr des échanges que nous aurons à propos des thèmes existentiels proposés. Il s’agira d’aborder ensemble des textes pouvant aider à mieux se comprendre et à mieux comprendre la société et la culture qui est celle de notre époque. Ces trois domaines permettent de rendre plus intelligible l’expérience de l’existence et de tout ce qui constitue notre condition humaine et notre rapport aux choses, au monde, à la liberté, au temps, à la vérité, etc.

Dans ce numéro vous trouverez des éclairages que la psychologie peut proposer sur des domaines classiques, mais aussi sur des domaines plus innovants. Nous vous souhaitons beaucoup de plaisir dans la lecture de ce premier numéro et nous espérons vous rencontrer lors d’une de nos soirées organisées à Bulle.

Dr Sacha Roulin Psychologue-psychothérapeute FSP, thérapeute de couple, sexologue, ancien chargé de cours Unil et enseignant au gymnase (collège).

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Éditorial

LE PÈRE NOËL EXISTE !

Réflexions d’un psychologue sur ce personnage tout de rouge vêtu (ou pas), mythique, adoré et honnis.

À la question que me posent certains parents en thérapie, « comment dois-je gérer le mensonge du Père Noël », j’ai tendance à répondre qu’il n’y a pas de mensonge. « Oui, mais pourtant c’est bien nous qui achetons les cadeaux ! » me répondent-ils. Il est évident qu’on puisse ressentir de l’ingratitude, voire de l’injustice, à se faire voler la vedette vis-à-vis de ses enfants. Oui, mais...

Cela nous amène à distinguer deux niveaux dans la question initiale : 1. Est-ce mentir que de faire croire à l’existence du Père Noël ? 2. Est-il juste que nos enfants ne sachent pas que le cadeau, choisi et payé par nos soins, leur est offert par leurs parents ? Et j’ajoute une question subsidiaire et essentielle : peut-on totalement dissocier la réalité de la fiction, du mythe ou de l’imaginaire ?

Je vais tricher et répondre d’abord à la deuxième question : un certain nombre de parents ont déjà trouvé des solutions qui permettent une sorte d’intermédiaire : « Le Père Noël t’a amené ton cadeau (comment est-ce que j’ose utiliser le singulier en 2020 ?), mais c’est nous qui l’avons payé », par exemple. La croyance est maintenue et l’enfant peut aussi réaliser que ses parents y sont pour quelque chose dans ce qu’il vient de recevoir.

FICTION ET RÉALITÉ, UNE INTERPÉNÉTRATION

Passons à la première question. Est-ce un mensonge que de faire croire à son enfant que le Père Noël existe ? Ma thèse est... que le Père Noël existe. Le sens que nous donnons à notre identité trouve ses origines, sa genèse, notamment dans les récits de fiction qui permettent d’habiller le réel de sens qui le dépasse, le transcende. Le réel est toujours teinté de subjectivité. Ca n’en reste pas moins le réel. Voici comment j’arrive à ce constat.

De quoi est faite la réalité (psychique) ? Je joue sur les parenthèses, j’en conviens, mais existe-il une réalité en dehors de ce qu’on peut se représenter psychiquement ? Sans doute, mais, comme le disait le philosophe Husserl, la réalité est toujours appréhendée par la conscience, ou mieux dit encore, la réalité est une réalité pour la conscience. Le sens qu'on donne à une chose est teintée de ce qu'elle représente pour nous.

Ainsi, la réalité dans sa globalité est faite de représentations et d’interprétations de la réalité, d’imaginaire, de pensées, de fantasmes (au sens large), et de zones d’ombres (inconscient et autres subconscients). Affirmer qu’une chimère (mentale), un délire personnel, existe est une supercherie, sans aucun doute. En revanche, affirmer que Tintin, Batman ou le Père Noël existent, ne me semble pas être problématique – je conviens ici que les sources de l’existence de ces personnages mériteraient un développement. Alors évidemment que se pose la question du statut ontologique, c’est-à-dire de leur état d’être dans la

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réalité, de ces personnages et du Père Noël. D’après moi, il y a plusieurs états d’être, et à partir du moment où un personnage de fiction existe dans l'imaginaire collectif, on peut dire que ça existe. Bien ou mal, là n’est pas la question. Évidemment qu’un personnage de fiction n’a pas le même statut d’être qu’une personne de chair et de sang. Pourtant, le personnage de fiction existe : sinon pourquoi serions-nous intéressés à son destin, à ses aventures, pourquoi ressentirions-nous autant d’émotions en lisant ou en regardant des fictions ? Je ne pense pas qu’on puisse tout réduire ou expliquer par les phénomènes – ô combien importants – d’identification. Bien sûr, nous nous identifions aux héros des aventures fictionnelles, mais il y a davantage. Quand arrive le dernier épisode de la série Friends et que la porte de l’appartement qui les a vus grandir et vivre tellement de choses se ferme, nous pleurons parce que ça nous renvoie aux séparations que nous avons vécues, à notre propre peur de grandir. Mais pas seulement. Nous sommes également tristes de perdre la compagnie de ces amis avec lesquels nous avons vécu – à travers notre écran bien entendu – tout un tas d’aventures. Ces amis imaginaires ont existé et ont fait partie de nos vies, ils ont un statut d’êtres de fiction qui enrichissent notre réalité et permettent de mieux nous comprendre et, dans le meilleur des cas, de donner du sens à notre existence.

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Le Père Noël existe ! © Tiina Törmänen

Si Tintin existe, c’est parce qu’un Belge en a eu l’idée et lui a inventé des aventures dans des BD devenues célèbres. À partir du moment où ce personnage, ainsi que sa vie retracée dans ses aventures en bande dessinée, sont constituées en représentations communément partagées, alors on peut dire, selon moi, que Tintin existe. On ne peut ni le rencontrer, ni prétendre qu’il a une réalité équivalente à un être humain non fictionnel, mais il existe dans une réalité imaginaire partagée. La fiction et le réel sont séparés et liés : séparés parce que le statut d’être n’est pas le même et que la réalité psychique ne fait pas la réalité extérieure (je pense très fort depuis quelques temps à une licorne qui n’apparaît toujours pas) ; liés parce que la fiction au sens large constitue une partie de la connaissance du monde et de soi-même, et parce que notre esprit est constamment en train de produire des perceptions plus ou moins vraies et plus ou moins distordues de la réalité. En conclusion, nous pouvons dire à nos enfants que le Père Noël existe, et quand l’heure sera venue où ils entendront dire qu’il n’existe pas, on pourra leur expliquer qu’il s’agit d’une croyance populaire, d’un mythe doué d'enchantement dans la période hivernale où la lumière vient à manquer. Qu’il existe de la même manière qu’existent ses histoires quand il joue avec ses petits personnages dont on taira la marque. Ces histoires sont vraies parce qu’il s’y projette, parce qu’il les vit dans cet espace où le jeu est possible, dans l’imaginaire. L’imaginaire qui est à la réalité ce que la musique est à l’esprit, un ensemble de sensations, de sons et d’images reliés entre eux et qui forment une mélodie et une texture, bien réelles. Et si votre enfant vous en veut un jour de ce mensonge, vous pouvez toujours l’envoyer à notre cabinet...

« Le Père Noël existe, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. La fiction et la réalité ne se confondent pas, mais ne sont pas irrémédiablement séparées.»
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© Tiina Törmänen

LE SELFIE ET NOUS

Le bien-être se trouve dans le selfie et le temps condensé.

Que nous apporte le selfie dans notre monde pressé ? L’assurance qu’on existe, qu’on est relié à des amis. Il est le garant de notre existence et de notre bienêtre. Cela sans aucun doute parce que le monde est désenchanté, dénué de mystère, terriblement concret et objectivable. La faute aux aînés qui ont failli à garder vivant un dieu qui oriente encore le sens de nos actes.

Soyons donc nos propres références et répétons à l’infini ces images, preuves de notre valeur. Et consommons, faisons des choses, puisque le manque, le vide et l’ennui sont proscrits et aussi désirables qu’une journée de pluie sans bottes ni redingote. Une patiente me disait récemment qu’elle n’avait pas besoin d’avoir toujours quelque chose à faire, mais que quand même elle ne se laissait pas vivre (au sens de se laisser aller). Glissement lourd de sens, l’importance actuelle de la performance ne laissant que peu d’espace pour le temps dilaté, pour la flânerie, pour une épaisseur du présent (j’y reviendrai).

« Comme le dit Proust, seule la conscience du temps passé donne son unité au quotidien fragmenté.»

Et alors soudain je doute : si ces selfies partagés (quel sens auraient-ils sinon ?) manquaient à nous procurer du bien-être ? Et si le secret se trouvait au-delà de l’apparence des choses ? Écoutons Marcel Proust donner un début de réponse dans Le Temps retrouvé : « Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots, quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, chaque minute, [l’amour propre et l’habitude] accomplissent en nous.» Il faudrait donc réenchanter le monde en abandonnant le selfie pour s’intéresser à soi, aux autres, et aux énigmes du monde. Pour ne pas seulement consommer de l’image de soi, mais pour goûter aussi à nos ambiguïtés, à nos contradictions.

Le philosophe Bergson rejoint Proust pour nous aider à dilater le temps avec sa notion de durée, le temps subjectif, qui décrit le présent comme épais, parce que toujours entrelacé avec le passé. Un peu théorique ? Pas forcément, si on considère que les maux de notre époque sont liés à la succession épuisante des images et des informations, à la consommation, aux pertes de repères. Tout cela rétrécit le présent. Comme le dit Proust, seule la conscience du temps passé donne son unité au quotidien fragmenté. Notre travail d’artiste pourrait consister à devenir ce que nous sommes profondément grâce à notre mémoire, et ainsi à découvrir, comme Anton Ego dans Ratatouille, que le bonheur ne se trouve pas dans la réussite, mais bien dans le goût des choses et dans le jardin de notre mémoire. J’existe parce que je me souviens, et non pas parce que je partage des selfies.

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Le selfie et nous

LE VIN ET LA PSYCHOLOGIE

Une relation intime et inavouable ? La dégustation de vin en pleine conscience peut conduire à un épicurisme éclairé.

Habituellement, les psychologues s’expriment sur la consommation du vin (et de l’alcool en général) du point de vue de l’addiction, des méfaits des excès de consommation de ce dernier. Or, je pense qu’il existe des éclairages positifs sur le vin par la psychologie, au-delà de ces questions importantes de santé publique. Je vais d’abord exposer mon point de vue sur le vin en tant que produit social et culturel, ensuite je vais présenter les apports d’une réflexion psychologique sur le vin et sa dégustation. Certains points sont valables pour l’alcool en général, d’autres pas. Je vais traiter du vin parce que c’est cet alcool qui m’intéresse en particulier, et parce qu’il est différent, ne serait-ce que par l’importance de la surface qu’il occupe sur notre territoire. Contrairement à d’autres boissons locales, les cépages de vigne sont enracinés dans nos terres helvétiques. En outre, notre rapport au vin est à mon sens un très bon exemple du fonctionnement de notre mémoire, de nos attentes, des influences contextuelles et sociales en général.

Tout d’abord, on boit du vin parce que dans nos contrées le vin a une dimension sociale forte. Pas si facile d’y échapper si on veut partager la convivialité du groupe, la pression sociale rend difficile la notion de choix, et rend à mon avis aussi plus difficile l’appréciation du vin. On parlerait ici du vin comme liant social, qui met peu en jeu le plaisir de la dégustation, mais qui permet le plaisir du partage, dimension essentielle du vin. Évidemment que cette consommation sociale peut conduire à une addiction, tant la conscience de sa consommation dans ces moments-là est peu favorisée et peut amener ainsi à des automatismes puis à une addiction psycho-physiologique. À mon avis, il n’est pas si aisé de distinguer le fait de boire du vin (sans attention particulière) de celui de déguster du vin (en conscience).

De là à stigmatiser la consommation du vin, c’est à mon sens une erreur qui fait fi des dimensions culturelles de l’être humain ! Surtout, ce qui me semble problématique à notre époque est l’excès d’hygiénisme : la préservation de la santé ne devrait pas conduire à une diabolisation de la consommation de produits non nécessaires à la vie. J’ai lu récemment dans un livre psy qu’une consommation d’un verre de vin, même occasionnelle, pouvait favoriser le cancer. Soit, mais avec cette information, deux attitudes sont possibles : dénier ou dénigrer cette information et continuer à consommer de l’alcool, ou arrêter toute consommation pour ne prendre aucun risque. À mon sens, la santé est à envisager de manière globale, et une bonne hygiène de vie devrait tendre à un équilibre entre, notamment, une alimentation saine, une pratique d’activité physique et une écoute de ses sensations corporelles pour retrouver le bon sens par rapport à ce qui nous fait du bien et ce qui est moins bon pour nous. Le constat de la perte de contact de nos sociétés avec la nature et des individus avec leur nature profonde (mais ça, ça reste encore à définir !) conduit certains courants de pensée à des idéologies qui véhiculent des messages essentiels sur le fond, mais extrêmes dans la forme.

« Notre rapport au vin est à mon sens un très bon exemple du fonctionnement de notre mémoire, de nos attentes, des influences contextuelles et sociales en général.»

Je ne banalise pas les méfaits d’une consommation problématique d’alcool et je prends au sérieux les problèmes rencontrés avec l’alcool par mes patients. Pour autant, n’oublions pas que l’être humain est un être biologique et culturel, manger et boire ne peuvent pas être réduits à de simples actes pour notre survie. Boire du vin ne sert pas à s’hydrater et n’est pas nécessaire pour le bon fonctionnement du corps, c’est vrai. Mais un grand nombre de choses que nous faisons (et ingérons) ne servent pas a priori la préservation de la vie et de la communauté. Boire un (bon) verre de vin en conscience, tout en sachant que le liquide ingéré n’est pas anodin, peut être comparé, selon moi, à apprécier un beau paysage ou une œuvre d’un peintre qui nous plaît. Ou alors il faut aussi se demander si l’art sert à quelque chose, si on peut s’en passer. Question abyssale, même si mon parti pris est que la créativité et l’imagination humaine qui produisent du sens permettant de dépasser le réel et/ou de se l’approprier sont nécessaires à l’existence.

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Le vin et la psychologie

LES APPORTS DE LA PSYCHOLOGIE À LA DÉGUSTATION DU VIN, UNE REVALORISATION DE L’INTÉRIORITÉ, NON PAS POUR NOURRIR LE CORPS, MAIS POUR NOURRIR L’ÂME

L’IMPORTANCE DES ATTENTES, DES EXPÉRIENCES PASSÉES ET DU CONTEXTE

La psychologie s’intéresse à la mémoire, aux anticipations, aux sensations, à l’influence du contexte sur la pensée, aux comportements et aux émotions. Tous ces domaines d’études peuvent éclairer les phénomènes à l’œuvre lors de la dégustation du vin. Le self – entendu comme conscience de soi –et le vin partagent des similitudes troublantes. Tout d’abord, tous deux ont une identité plurielle : différentes facettes, différentes saveurs. Ensuite, tous deux comportent des inévitables équivoques : même si l’on cerne quelqu’un ou bien un vin, il reste toujours des ambiguïtés, des sens cachés, des zones d’ombre, des choses à découvrir lors de rencontres successives. Enfin, tous deux sont soumis à la loi des affinités, appréciations subjectives, également influencées par le contexte, qui nous font tant souffrir (pas tellement les vins à ce que je sache), on ne peut pas être aimé de tout le monde.

Quand je parle de boire en conscience, j’entends une attention à ses sens, en particulier la vue, l’olfaction et le goût. Tous ces sens sont soumis aux traces en nous : les expériences gustatives que nous avons faites jusqu’ici et qui vont influencer notre perception d’un vin. J’entends également une attention à l’effet de la rencontre entre ce verre de vin et notre organisme, à la manière dont la palette des saveurs défile et nous surprend, puis s’entremêle de sensations, de souvenirs, d’images qui viennent à l’esprit, enrichis des échanges avec les autres dégustateurs. Sans vouloir faire de la dégustation du vin une pratique contraignante qui demanderait trop de discipline, je pense qu’on peut associer un moment convivial de dégustation avec un certain ancrage : se centrer sur le moment présent en essayant de ne pas trop réfléchir, accepter ce qui vient, ce que ça nous fait.

On sait aussi que le contexte influence beaucoup nos perceptions et nos attentes. Que penser de l’influence de l’étiquette : une belle bouteille fait-elle un bon vin ? Le récipient dans lequel est versé le vin influence-t-il son goût ? La réponse à la première question est évidemment non, la réponse à la deuxième est évidemment oui. Un certain nombre d’études (en particulier celle des Français Morrot, Brochet et Dubourdieu, 2001) ont montré l’influence des attentes sur les perceptions du goût du vin. À tel point que les dégustateurs prenaient pour un grand vin, un vin de bas de gamme mis dans une bouteille prestigieuse, et l’inverse également. Ils ont aussi pu montrer qu’en faisant passer du rouge pour du blanc et du blanc pour du rouge, les dégustateurs se sont fait prendre au piège du leurre (dans des verres noirs et à l’aveugle, cela va sans dire). On appelle ça le biais de confirmation d’hypothèse : notre imaginaire, nos attentes vont orienter l’appréciation du produit ingéré.

En outre, les dégustateurs ont utilisé, lorsqu’ils pensaient qu’il s’agissait de vin rouge (alors que c’était en fait du blanc), un vocabulaire propre au vin rouge, – fruits rouges, tannique, corsé, etc. Et inversement. Faut-il en déduire que nous sommes totalement dépendants des codes sociaux et que l’objectivité du goût n’existe pas ? Je ne crois pas, ce sont des thèses de ceux que je qualifie de sceptiques, auxquelles je n’adhère pas. Cela dit, je pense que les sceptiques ont raison sur l’influence du contexte et des attentes, ce d’autant plus que le vin est un breuvage qui détermine en partie – consciemment ou non – le rang social. Ce n’est pas politiquement correct, mais je pense que c’est une réalité. Avoir accès à la complexité d’un grand vin peut être ressenti comme une manière d’avoir accédé à un certain rang dans la hiérarchie sociale. Dès lors, il peut être difficile de s’avouer qu’on n’aime pas un vin coté ou qu’on aime un vin dit de bas de gamme.

Ce type de recherches sont importantes pour nous aider à mieux comprendre les phénomènes à l’œuvre lors de dégustations. En psychologie, on sait que le sens donné aux perceptions et aux sensations est influencé par les traces mnésiques (les expériences préalables) ainsi que par ce qu’on s’attend à y trouver. Ainsi, différents processus cognitifs (de traitement de l’information par la pensée) vont attribuer des qualités à la réalité qui ne s’y trouvent pas, et donc prendre du vin blanc pour du vin rouge par exemple. Cette « distorsion » de la réalité est omniprésente dans notre quotidien, les stimuli sensoriels étant interprétés notamment par notre système nerveux central, qui projette ainsi

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SOUS INFLUENCE ? ET ALORS ?

sur la réalité un sens préalable pour donner forme à la réalité. Nous n’avons pas besoin de reconstruire tous les jours dans notre esprit le fait que quatre pieds, un siège et un dossier forment une chaise. Ces processus bien pratiques pour le quotidien s’avèrent plus délétères lorsqu’il s’agit de revenir aux surprises de la sensation, sans a priori. Il en va ainsi de la difficulté d’évaluer un vin objectivement sans tenir compte du prix que nous a coûté la bouteille ou de tout ce qu’on a pu lire ou entendre à propos de ce vin.

J’émettrai deux réserves quant aux constats de ce type de recherches et quant aux affirmations qu’on entend souvent de la part des amateurs de vin sur notre tendance à évaluer un vin en fonction de l’étiquette ou du prix. Tout d’abord, je pense que c’est une bonne chose d’être influencé par nos préjugés, nos expériences, pour autant qu’on puisse les relativiser au moyen d’une approche qui nous permette de retrouver de la surprise dans l’instant de la dégustation. Toute forme d’art (ou presque) prend une autre dimension quand on est influencé par les critiques, lorsqu’on en acquiert les codes esthétiques, les significations, qui nous permettent d’aller un peu plus loin que le permet notre goût – j’aime ou je n’aime pas. La complexité de l’expérience s’en trouve augmentée. Si je ne suis pas un connaisseur de Bordeaux et qu’on me donne à boire un grand cru, j’aurai davantage de plaisir à le déguster en étant introduit dans l’univers du domaine et dans les images prêtées pour en faire une expérience plus riche. Quitte à réévaluer mon expérience dans l’après-coup.

« Et comme toute forme d’art, il n’est pas vital pour le corps, mais nécessaire pour l’esprit, en ce qu’il nous permet de transfigurer le réel, d’en augmenter la saveur et le sens.»

En ce qui concerne l’expérience mentionnée ci-dessus, j’apporte un bémol quant à la portée des résultats. Une dimension très importante me semble éludée : ne trouve-t-on pas seulement ce qu’on y recherche ? Des experts œnologues demandent à des dégustateurs moins expérimentés, dans un contexte de formation en œnologie, de se déterminer sur leur appréciation du vin. À partir de là, je fais l’hypothèse que ce que les élèves dégustateurs ont décrit était influencé par deux mécanismes. D’abord par l’envie et le besoin même de croire que des experts ne mentent pas, ainsi que l’envie d’aller dans leur sens, puisque leur formation – et donc leur future identité professionnelle –dépend des qualités de leurs formateurs. Sentir des qualités complexes dans un vin de table révèle à mon sens, au moins en partie, l’adhésion à l'avis des dégustateurs plus expérimentés, à un contexte de formation sérieux et doué d’expertise. J’irais jusqu’à dire que ceux qui ont qualifié le vin de bas de gamme de bon vin sont des bons élèves. Il leur manque peut-être encore de l’autonomie de pensée. L’autre mécanisme qui a pu jouer un rôle dans la déformation des sensations gustatives est l’effet de l’influence du groupe : quand quelques étudiants ont commencé à donner des descriptions erronées – par rapport à la réalité objective, mais pas par rapport à la réalité subjective (j’approfondirai cela dans un article à venir), – il est d’autant plus difficile de retourner à ses sensations et de les écouter, au risque de contredire ses professeurs et ses collègues. Essayez de faire l’expérience, une

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Le vin et la psychologie

ALORS, LA PSYCHOLOGIE, UNE AIDE À UNE APPRÉCIATION PLUS OBJECTIVE ET RÉALISTE DU VIN ?

fois que vous percevez un goût de bouchon dans un vin après que la personne qui a dégusté – qui est plus expérimentée que vous – a dit qu’il était bon, de contredire cet avis, au niveau des sensations (se dire à soi-même qu’il a le goût de bouchon), et puis au niveau de la dynamique du groupe (le dire aux autres). Pas impossible, pas si simple.

Oui, si elle propose de travailler sur les mécanismes de traitement de l’information ascendants : depuis les sensations, en conscience, en acceptant la surprise des goûts et leur évolution au fil du temps ; ainsi que descendants, depuis les connaissances acquises sur le vin dégusté, à partir de la mémoire de nos expériences de dégustation – du même vin et des autres vins – et en s’enrichissant des impressions et connaissances des autres dégustateurs. Autrement dit, être à l’écoute de ses sensations en buvant, et puis tenir compte des connaissances et des expériences. Avec l’expérience, l’alternance des deux niveaux d’appréciation est facilitée, pour autant qu’on garde à l’esprit que le vin est toujours le produit d'une rencontre entre un breuvage et un sujet, influencé par le contexte et les dégustateurs qui partagent cette expérience. Et c’est bien ainsi, le vin c’est l’échange et le plaisir. Il m’arrive de ne pas reconnaître un vin que j’ai déjà dégusté (même millésime, même température). J’en conclus habituellement que c’est moi qui ai changé, la rencontre ne se fait alors pas au même endroit, pas avec les mêmes personnes, le temps ayant transformé quelque chose qui rend la rencontre dégustative unique.

OUVRAGE DE RÉFÉRENCE

MORROT, G., BROCHET, F. & DUBOURDIEU, D. (2001) The color of odors. Brain and language.

LES DÉGUSTATIONS DE VIN

ÉCLAIRÉES PAR LA PSYCHOLOGIE

JUIN – DÉCEMBRE 2020

04 JUIN

« Dégustation de Pinot noirs et dégustations de sons, quelle influence sur le goût ? »

02 JUILLET

« Richesse exotique des vins insulaires de la Méditerranée. Comment une belle histoire fait un bon vin. »

03 SEPTEMBRE

« Le vin italien autrement, le Trentin-Tyrol du Sud, situé entre la Suisse, l'Autriche et la Vénétie, une région viticole qui mérite d'être connue. »

01 OCTOBRE

« Le chasselas, un cépage helvétique qui interprète comme nul autre le terroir à partir duquel émerge son caractère. »

05 NOVEMBRE

« Le champagne, des bulles festives, mais encore ? Une visite de ces vins bordant la cathédrale des rois de France et conservés dans les crayères gallo-romaines. »

03 DÉCEMBRE

« Les Super Toscans ont reproduit la tradition bordelaise des assemblages traditionnels de Cabernet franc, Cabernet sauvignon, Merlot et Petit Verdot (c'est selon). Comment le terroir spécifique à ces deux régions influence le goût de ces grands vins, frères et concurrents ? »

DÉTAILS

Les soirées de dégustation ont lieu un jeudi par mois à 18h30. Le coût est variable selon les soirées et les vins choisis. Le montant est dû à partir du moment de l'inscription. Les frais comprennent la dégustation des vins ainsi qu'une collation de bonnes choses en lien avec les vins choisis. Des collaborations avec des vignerons et des professionnels du vin sont prévues.

Inscription uniquement en ligne, minimum une semaine avant la dégustation sélectionnée sur : www.histoires-de-soi.ch

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Le vin et la psychologie

LES LOYAUTÉS FAMILIALES

Considérations cliniques.

Les loyautés familiales ont été développées théoriquement et cliniquement dans le champ de la thérapie familiale systémique. Elles sont une manière de décrire les rapports entre les membres d'une famille, sur plusieurs générations. Les loyautés impliquent un respect des engagements explicites et implicites entre les membres d'une famille. En outre, l'impact des loyautés sur les enfants est lié aux attentes qu'ils perçoivent de leurs parents. L'enjeu pour eux étant de respecter autant que possible ces loyautés sans trahir leurs parents, mais sans se trahir eux-mêmes non plus. En effet, il y a un risque de tiraillement, voire de désaccords, lorsque les choix d'un membre d'une famille vont à l'encontre des attentes de celle-ci. Alors, les désirs de se réaliser comme adulte sont vécus comme une trahison. À partir de là, il y a deux choix possibles : restreindre sa liberté d'être par peur de perdre les liens familiaux, ou devenir qui l'on souhaite être et prendre le risque de se mettre en port-à-faux. Voire de perdre les liens familiaux. Peut-être le défi est-il pour chacun de trouver un juste équilibre entre le respect de ses convictions et le respect des attentes de sa famille ? Dès lors, comment peut-on penser les loyautés familiales dans le travail thérapeutique, notamment dans leurs aspects destructeurs, sans que cela soit vécu comme une déloyauté envers nos origines ? Comment donner du sens à ces liens si puissants, visibles et invisibles, et permettre de nous libérer de ceux qui nous enferment ? En tant que psychothérapeute, je souhaite apporter un éclairage qui puisse être utile tant pour les professionnels que pour toute personne en quête de « mieux-être ».

La loyauté se définit également comme la fidélité à tenir nos engagements. Dans nos relations, nous sommes toujours en attente de réciprocité et d’équité. Nous gardons en mémoire ce que l’on reçoit et ce que l’on donne, afin de pouvoir maintenir un équilibre entre notre besoin de justice et notre besoin de reconnaissance. Cette « comptabilité » nous permet ainsi de faire perdurer les liens auxquels nous tenons. Dans cette perspective, la loyauté peut se considérer comme l’engagement que nous prenons de venir en aide à ceux qui nous ont aidés.

Prenons l’exemple familial classique de rendre à nos aînés, quand ils perdent en autonomie, ce qu’ils nous ont donné en nous permettant de devenir nousmêmes des adultes autonomes. Lorsque le choix de nous occuper de nos aînés peut être vécu avec un sentiment de reconnaissance, alors on peut parler de légitimité constructive (on reçoit dans le fait de donner). On fait ainsi l’expérience que les relations peuvent s’appréhender de manière saine et équilibrée, et nos loyautés peuvent dès lors représenter un moteur pour s'accomplir. À l’inverse, lorsque le choix de nous occuper de nos aînés n’aboutit pas à un sentiment de justice et de reconnaissance, la loyauté se manifestera de manière indirecte, sous forme de symptômes, psychiques ou physiques (exemples plus

16 Histoires de soi Psychologies en mouvement – Avril 2020

loin dans le texte). On parle alors de légitimité destructrice, c’est-à-dire d'une exigence à réclamer son dû, se traduisant par une attaque directe ou indirecte du lien. Il s’agit ici d’une forme de vengeance dirigée contre la personne qui nous a lésé, ou bien d’une vengeance déplacée contre un proche, ou encore contre soi, sous forme d’auto-sabotage.

Ainsi pour exemple, une personne souhaitant venir en aide à un parent qui se montre ingrat, voire maltraitant, pourra s'épuiser dans une recherche de reconnaissance. Ce genre de situation génère bien souvent aussi dans le fonctionnement de l'individu, un besoin de perfection, tout en dévalorisant ce qu'il fait. Les conséquences de ce déséquilibre dans les échanges peuvent alors se traduire par une attaque contre l’autre, par exemple à travers une relation conflictuelle sans fin, avec son parent, son conjoint, ses enfants ou encore d’autres proches. En effet, n’ayant pas obtenu la réparation attendue, nous mettons en place, plus ou moins consciemment, des fonctionnements emprisonnants et destructeurs, exprimant notre souffrance : « je ne serai jamais reconnu dans ce que je fais, c’est injuste, et donc je peux me permettre de dire et faire ce que je veux ». Une autre manière de manifester notre souffrance peut se traduire par une attaque contre soi, par des symptômes psychiques, comme par exemple à travers une dépression ( tristesse, sentiment d’impuissance et de culpabilité, perte d’estime de soi... : « quoi que je fasse, ça ne sert à rien, je ne vaux rien » ), ou physiques ( troubles du sommeil, de l’appétit, douleurs physiques diverses –maux de dos, de ventre, de tête... : « je souffre mais on ne le voit pas, je n’ai pas le droit de me plaindre, ni de laisser tomber ma famille, donc mon corps parle pour moi, il exprime mon mal-être » ).

« La psychothérapie peut aider à comprendre les origines et le sens de ces résistances, à mettre en perspective ce que nous souhaitons garder ou non de nos différents héritages.»

Nous rencontrons souvent des difficultés à nous défaire de ces schémas douloureux, par crainte d’enfreindre les règles que notre famille avait établies et que ce conflit de loyauté génère une rupture des liens avec nos proches. Cela entraîne une résistance aux changements et peut freiner le processus d’autonomisation. Ainsi pour exemple, la situation d’une jeune patiente en âge de quitter le domicile familial, qui s’est convaincue qu’elle devait rester à la maison auprès de sa mère, atteinte d’une maladie grave et dans une relation toxique avec son nouveau conjoint. Malgré d’importants conflits avec ceux-ci, cette patiente était persuadée qu’elle n’avait pas d’autres choix. Elle n’a alors pas tenu compte de son propre besoin d’émancipation, espérant qu’en s’engageant pour prendre soin des membres de sa famille, elle pourrait enfin obtenir la reconnaissance de sa mère. Besoin renforcé par son vécu d’orpheline, et le manque de considération de sa mère depuis le décès de son père. Ce sacrifice n’a cependant pas eu les effets escomptés. Dans un climat conflictuel empêchant toute communication saine, la patiente s’est montrée agressive envers elle-même et les autres, ce qui l’a amenée à se trouver dans la position de « celle qui pose problème » (la patiente désignée), et à renforcer son sentiment d’être incomprise dans sa souffrance. Comment dès lors l’aider à comprendre que son comportement destructeur était, dans le fond, une forme de loyauté à ses origines, et lui permettre de répondre différemment à son besoin légitime de reconnaissance ?

La psychothérapie peut aider à comprendre les origines et le sens de ces résistances, à mettre en perspective ce que nous souhaitons garder ou non de nos différents héritages. Mais gardons à l’esprit que la simple relation thérapeutique est en elle-même une source potentielle de déloyauté, dont il faut tenir compte pour que la thérapie n’échoue pas. N’importe quelle démarche thérapeutique peut menacer l’équilibre familial parce qu’elle aboutit à des changements dans les relations entre les membres de la famille, et ceux qui ne sont pas en thérapie peuvent conduire à son échec. Il est donc fondamental de nommer ces risques, afin de pouvoir accompagner les patients dans leur demande de changement, dans un juste équilibre entre la réassurance et la confrontation.

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Les loyautés familiales
© Emily

L’espace thérapeutique peut constituer un lieu sécure d’élaboration et d’expérimentation, où la relation peut être vécue sous forme d’expérience correctrice permettant d’appréhender le monde de façon différenciée. On amène ainsi les patients à mettre leurs récits en perspective, avec de nouvelles clés de lecture de leurs difficultés, en particulier en les aidant à donner du sens à leurs symptômes. Il est donc important de pouvoir nommer les interdits, ainsi que les risques du changement, en mettant notamment en lumière les demandes et les attentes paradoxales de la famille, ainsi que les rôles investis par chacun des membres de la famille dans leurs fonctions de maintien du système familial. En validant à la fois les vulnérabilités et les ressources de l’individu et de sa famille, nous pouvons les accompagner dans une juste répartition des responsabilités. C’est à partir de là que des changements éventuels peuvent être envisagés, la loyauté pouvant alors être appréhendée comme source de liberté.

« Nous voyons qu’il est possible d’être libres d’adhérer à d’autres règles, d’autres valeurs, d’autres habitudes, en trouvant le moyen de manifester différemment notre loyauté envers notre famille.»

Dans l’exemple ci-dessus, un travail psychothérapeutique individuel a permis à la patiente d’être légitimée dans sa souffrance et a favorisé son processus d’autonomisation par la mise en sens : de son vécu d’abandon par ses parents (décès du père, désinvestissement de sa mère, générant un fort besoin de réparation), de son mode de fonctionnement (besoin de contrôle pour pallier à son sentiment d’insécurité, difficulté dans la gestion des émotions qui la submergent, et qui dès lors se retournent contre elle ou contre les autres), de ses symptômes (expression de sa souffrance), et des raisons de ses difficultés à s’en détacher (notamment sa peur de perdre le lien à sa famille). Elle a ensuite pu renouer la relation avec sa mère en s’appuyant sur son côté sécurisant, ainsi que sur la solidarité dans les épreuves traversées. Par ailleurs, des entretiens mère-fille ont permis de nommer les conflits et les peurs, d’encourager chacune à assumer sa part de responsabilité, et de soutenir le processus d’autonomisation de la fille sans crainte mutuelle de perdre le lien. Ainsi, nous voyons qu’il est possible d’être libres d’adhérer à d’autres règles, d’autres valeurs, d’autres habitudes, en trouvant le moyen de manifester différemment notre loyauté envers notre famille.

Les loyautés se logent donc au cœur de tout individu, dans la construction de son rapport à lui-même et aux autres. Elles peuvent être source de construction identitaire ou source d’enfermement. Le concept de loyauté apparaît comme une clé de lecture pouvant affiner la compréhension des problématiques vécues par les patients. Il permet d’ouvrir le champ de vision du système familial en donnant la possibilité de saisir le sens de certains fonctionnements et ainsi d’élaborer de nouvelles façons de se positionner au monde, tout en restant loyal à sa famille.

Nous proposons de poursuivre cette réflexion et mise en perspective des aspects théoriques et cliniques des loyautés dans le cadre de notre espace d’enseignement.

Marie-Laure Roulin

Psychologue-psychothérapeute FSP, superviseuse pour les professionnels de la santé.

OUVRAGES DE RÉFÉRENCE

BOSZORMENYI-NAGY I. & SPARK G.

(1984) Invisible Loyalties. New York : Brunner & Mazel.

DUCOMMUN-NAGY C.

(2006) Ces loyautés qui nous libèrent. Paris : JC Lattès.

Les

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loyautés familiales

LE BILLET D’HUMEUR DU PSY

Manifeste pour que les psychologues sortent de leur cabinet.

Le rôle des psychologues en dehors de la clinique et de la recherche est à notre avis à repenser en ces temps de crise environnementale et écologique.

Lorsque nous avons imaginé notre nouveau cabinet en Gruyère, nous avons d’emblée pensé à proposer une autre forme de thérapie, par la marche dans la nature, qui implique une sortie du cabinet avec le patient. Il est vrai que l’environnement de la Gruyère et la forêt de Bouleyres à proximité nous ont inspirés. Mais nous pensons que la crise environnementale actuelle, profondément anxiogène pour beaucoup, avec passablement de peurs de fin du monde qui nous sont rapportées en séance, en particulier de la part de parents, doit nous amener à repenser notre métier. Il n’est pas du tout question de reléguer au second plan les séances en cabinet, tout à fait indiquées pour beaucoup de patients et favorables à la création d’une atmosphère propice à la confidence, à l’introspection ainsi qu’à l’analyse approfondie du fonctionnement psychique. La création de nos différents modules d’enseignement, d’échanges et de discussion participent de la même envie et prise de conscience. Il nous semble primordial de fournir des espaces et des temps en dehors, en parenthèse des activités quotidiennes, pour repenser notre rapport à l’environnement et, partant, notre rapport à nous-mêmes en tant qu’individus reliés à une société en mutation.

Les psychologues sont les scientifiques du fonctionnement psychique et du comportement, il nous semble donc impérieux de mettre nos compétences à profit pour participer à ce changement de paradigme, qu’on peut regrouper dans l’écopsychologie au sens large : la prise de conscience que l’environnement et l’être humain sont interdépendants, qu’ils peuvent être appréhendés comme faisant partie d’un même ensemble d’organismes vivants qui s’influencent mutuellement. Nous pensons qu’il n’y a aucun paradoxe à prôner un retour à soi pour un retour à la nature : si l’être humain s’ancre davantage dans son vécu au quotidien, il se connectera par là-même à son environnement. C’est d’ailleurs ces réflexions qui seront menées dans certains modules d’enseignement ces prochains mois.

La thérapie par la marche n’est pas seulement bénéfique pour favoriser la pensée par le mouvement, et ainsi permettre des associations et des pensées qui ne se feraient pas forcément dans une position statique, ou encore pour favoriser l’activité physique difficile dans certaines souffrances psychiques. Elle l’est également pour cette prise de conscience de notre vécu corporel et de cette continuité entre notre pensée, notre corps et notre environnement avec lequel nous échangeons sans y penser à travers la respiration. Quels échanges conscients et inconscients voulons-nous avec la nature à l’avenir ?

20 Histoires de soi Psychologies en mouvement – Avril 2020

SCHÉMAS

DESTRUCTEURS ET SELF

Comment sortir de nos schémas répétitifs et destructeurs, un éclairage par une nouvelle approche du self.

La question des schémas répétitifs et destructeurs (ou toxiques) est évidemment la question de fond de la psychothérapie, et la plus difficile à résoudre cliniquement. Je considère la psychothérapie comme une manière privilégiée pour gagner en liberté, et donc en bien-être (et non pas l’inverse !). Nous avons tous vécu des situations ou des relations dans lesquelles nous savions être dans le faux dès le début, dans lesquelles pourtant nous sommes restés, malgré nous (vraiment ?). Pourquoi répétons-nous les mêmes erreurs qui parfois nous font seulement perdre du temps, mais souvent nous font souffrir profondément en nous amenant à faire des mauvais choix, de conjoint, de travail, financiers (dettes), entre autres ?

Malgré l’impression que nous relatent nos patients de tourner en rond, de foncer contre un mur alors qu’on l’avait vu venir ou encore de devenir fou parce qu’on savait que ce n’était pas bon pour soi, en général ces répétitions de schémas menant à la souffrance et à la culpabilité sont des tentatives de s’en sortir. Ce qui manque, c’est évidemment le chemin vers la sortie et vers le bien-être. Il s’agit presque toujours, paradoxalement, de tentatives de reprendre le dessus, d’avoir un rôle actif dans le déroulement des événements de sa vie. Mais, à la manière d’un acteur qui joue sa partition dans une pièce de théâtre, nous savons comment cela va se dérouler et nous continuons à jouer notre rôle jusqu’à la fin, ce d’autant plus que nous nous sentons comme des marionnettes et non pas comme des acteurs.

POURQUOI S’ACCROCHE-T-ON À CES SCHÉMAS DE FONCTIONNEMENT QUI NOUS FONT SOUFFRIR ?

UNE NOUVELLE APPROCHE THÉRAPEUTIQUE DU SELF

Parce qu’ils ont fini par nous définir ou, plus radicalement, parce qu’on a fini par devenir ces schémas ; parce qu’on ne connaît que ça ; parce qu’on pense ne pas mériter mieux. Un peu de tout ça, parfois tout ça, et encore d’autres choses, ces mécanismes sont si complexes que chacun peut avoir ses raisons d’animer ces scénarios et d’être entraînés par eux. Et même parce qu’ils ont fini par devenir, ô combien paradoxal, notre zone de confort... Des explications tirées des différentes traditions psychothérapeutiques sont utiles et même nécessaires pour nous aider à aider nos patients. En résumé, quelques points de vue sur ces mécanismes en bonne partie inconscients : tout d’abord, la compulsion de répétition, qui pousserait le sujet à répéter une situation, souvent traumatique, parce qu’elle a débordé les capacités du psychisme à être intégrée, métabolisée (voir aussi la notion de « au-delà du principe de plaisir » de Freud). Ce qui est oublié (qui n’est plus accessible à la conscience du sujet) est alors répété à l’infini, jusqu’à ce que le sujet en retrouve les traces mnésiques et lui donne un autre sens, une autre destinée qu’une répétition stérile. Ensuite, les loyautés familiales destructrices, qui nous conduisent (inconsciemment) à sacrifier notre bien-être et notre liberté au profit de l’équilibre et de la survie du système familial ; ou les transmissions intergénérationnelles ; et enfin les schémas de pensée enfermants. Toutes ces considérations théorico-cliniques apportent un éclairage sur ce qui nous pousse à répéter à l’infini des scénarios douloureux. Comme si on y tenait et qu’on s’y identifiait. Ou alors, comme si on y voyait (inconsciemment, bien entendu) une opportunité pour échapper à notre liberté fondamentale : si je n’avais plus ces freins, alors tout serait ouvert à moi. D’où jaillit l’angoisse existentielle du tout est possible. Une nouvelle approche basée sur mon travail de thèse de doctorat en psychologie du développement sur le self sera mise en lien avec les approches psychanalytique, systémique et existentielle pour nous aider à dépasser les impasses cliniques de la répétition.

La nécessité de créativité en clinique est plus que jamais importante dans un monde désenchanté et en crise environnementale urgente, qui génère une angoisse existentielle et flottante de fin du monde (quand est-ce que ça viendra ? d’où ça viendra ? du terrorisme, d’un virus ou de l’effondrement par le dérèglement climatique ?). Mon approche novatrice et éclectique, qui emprunte aux approches mentionnées plus haut, se fonde principalement sur mon approche du self –entendu comme sens et conscience de soi au fil du temps. Celle-ci fait le constat que les histoires de soi, les histoires que l’on (se) raconte, représentent une des sources essentielles de notre self, de notre sentiment d’exister, de ce qu’on peut aussi appeler notre identité. L’acte de parole, l’accès à la mémoire (en particulier la mémoire des épisodes biographiques), ainsi que la relation à l’autre, sont

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self
Schémas destructeurs et

SENTIMENT D’ÊTRE

SOI (SELF) ET MAINTIEN DE LA COHABITATION DES DIFFÉRENTES FACETTES DE NOTRE SELF, DES PROCESSUS FONDAMENTAUX EN SOUFFRANCE LORS DE RÉPÉTITIONS TRAUMATIQUES

au fondement de notre self. Les schémas répétitifs destructeurs sont des échecs du self à trouver un sens à lui-même, à ses actions et à sa relation à l’autre. Il est donc question de qui nous sommes et de ce qui nous empêche de répondre à cette question en toute liberté

Les résultats de ma thèse sur le développement du self chez l’enfant ont montré que ce qui permet un sens de soi satisfaisant (parlons de bien-être) réside dans la faculté à créer et maintenir, au moyen de la narration, de la mise en récit, un sens de soi suffisamment complexe et riche, au fil du temps. Ces facultés dépendent de la mémoire épisodique (une des mémoires à long terme), ainsi que de la mémoire au travail. La mémoire au travail est une mémoire vive –entre la perception et la mémoire à long terme – comportant une frange de passé et d’anticipation dans le traitement du présent (Schenk, Leuba & Büla, 2013). Notre faculté d’avoir conscience de notre environnement, de nous-même et des autres dépend notamment de la relation entre cette mémoire au travail et la mémoire épisodique. La mémoire au travail traite et organise ainsi les stimuli en fonction des projets du sujet, de la manière dont il investit son environnement, en fonction de ce qu’il connaît déjà, de sa position subjective. La narration (les histoires de soi) peut favoriser un remaniement du sens de soi, notamment via une modification des systèmes mnésiques et, partant, du sens de soi – corporel et réflexif. Le présent, tout comme le self, n’est pas une succession d’instantanés vaguement réliés entre eux. Le présent intègre des franges de passé et d'anticipation, et comporte donc une épaisseur rendue possible par le travail de nos mémoires. Il en va ainsi de la mémoire au travail, qui fournit une certaine épaisseur au présent en ramassant le juste passé et en tenant du compte du juste à venir. Cette dernière pourrait être obstruée, empêchée dans son travail de mise en commun, non pas seulement par les stimulations du quotidien, mais plus fondamentalement par les schémas de répétition qui rétréciraient l’épaisseur temporelle et donc le champ de personnalité, le champ du self, le champ des possibles.

Parler du self, c’est aussi parler de notre besoin de nous identifier : à des figures emblématiques, à nos parents, à nos héros, à nos semblables, à qui on attribue des qualités. Ce besoin de s’identifier fait éprouver au self un écart entre lui et l’autre : de soi à l’autre, comme de soi à soi, il n’y a jamais coïncidence identitaire, il y a toujours de l’altérité dans le même. C’est cet écart qui est souvent soit vécu douloureusement, soit réduit : je suis comme ceci, réduisant ainsi la complexité des différents self qui co-existent.

Les résultats de ma thèse ont aussi montré un développement de la conscience de soi, chez les enfants de 6 ans à 9 ans, ainsi qu’une complexification des écarts entre soi et soi, et entre soi et les autres. En d’autres termes, les enfants plus âgés ont montré une plus grande faculté à raconter une histoire, à effectuer des tissages de sens complexes entre les différents chapitres de l’histoire qui leur a été soumise, ainsi qu’à rendre compte plus clairement des liens et des différences qu’il y avait entre ces chapitres. C’est cela que j’appelle l’écart, relier les choses sans les réduire. Les tissages narratifs plus complexes entre les différents chapitres révèlent une plus grande faculté à se situer dans l’espace et le temps, ainsi qu’une plus grande souplesse dans les va-et-vient entre ces différents lieux et ces différents temps. Dit autrement, le self dépend principalement d’une épaisseur du présent de la conscience (intégration du passé, du présent et de l’avenir), ainsi que de la faculté à créer et maintenir un écart entre soi et soi, et entre soi et les autres. Le constat fondamental de mon approche est que le self est toujours constitué d’un ensemble de self (certains parlent d’identités multiples) plus ou moins bien rassemblés ou organisés et cohérents dans un travail de mise en sens de soi, et qui ne s’annulent pas entre eux. La notion d’écart apporte la prise en compte du fait qu’entre soi et soi, il y a toujours un écart, une équivoque, une polyphonie. Cet écart est garant d’un bien-être et d’une bonne santé psychique. Les schémas répétitifs signent l’échec, partiel ou total, du déploiement des sens possibles, comme si le self subissait un écrasement, une réduction du champ des possibles.

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Schémas destructeurs et self

CE QU’IL Y A À TRAVAILLER POUR SORTIR DE CES SCHÉMAS DESTRUCTEURS

La « triade temporelle » passé-présent-futur serait ainsi une entité dynamique (changeante) sollicitant tour à tour la mémoire, la perception du présent et la projection dans le futur, assurant au sujet d’être le même au fil du temps, en intégrant les changements. La permanence dans le temps n’est alors plus l’identité (rester toujours le même), mais bien une identité relationnelle : le lien entre les histoires que le self (se) raconte et le sentiment de permanence qu’il arrive à maintenir. Encore cette fameuse notion d’écart. La plupart des patients sont familiers avec le fait d’avoir plusieurs facettes : s’éprouver comme différent au travail ou en famille est relativement commun. En revanche, il est souvent plus difficile au début d’une psychothérapie d’envisager que toutes ces facettes (y compris celles moins conscientes) sont le self, nous constituent, même celles que l'on aime moins. Et donc participent aux problématiques qui amènent les personnes à consulter. En particulier en ce qui concerne les facettes qui entrent en contradiction avec les valeurs du patient, celles qui pourraient amener à perdre une relation importante – si j'écoute la part plus affirmée au fond de moi, je prends le risque de perdre mon conjoint et de menacer la vie familiale –, mais plus encore, celles qui l’amènent à répéter à l’infini les mêmes scénarios aliénants.

« Cette méthode se centre sur la narration, la mémoire au travail, la mémoire des épisodes autobiographiques et le développement du sens de soi, des potentialités du self.»

Mais donc, quoi ? Il faudrait encourager nos patients à se raconter en séances et à apprivoiser les facettes moins acceptables d’eux-mêmes ? Rien de nouveau sous le soleil !? En partie ce n’est pas faux, je ne propose pas une approche révolutionnaire (qui le peut, toute nouvelle approche est un faisceau de lumière qui éclaire un peu mieux ou un peu différemment une réalité connue). J’utilise une méthode issue de mes recherches sur le self afin de favoriser les deux mouvements essentiels du self : la mise en lien, en sens, et la mise en écart (ne pas se résumer à je suis ceci, Sartre dirait à un en-soi). Cette méthode se centre sur la narration, la mémoire au travail, la mémoire des épisodes autobiographiques et le développement du sens de soi, des potentialités du self. Si l’écart est au centre du self (le je n’est pas le je – ce qui n’est pas tout à fait la même chose que « je est un autre »), il est évident que le lien l’est aussi. Le lien renvoie au self comme réflexivité, c’est-à-dire comme lien entre soi et soi, et entre soi et l’autre. Le lien n’est pas une dimension du self, il en est constitutif : sans lien, il y a ce qu’on a appelé un écrasement, et qu’on pourrait rapprocher d’un défaut de symbolisation, qui rendrait l’accès à soi et à l’autre difficile. En effet, l’altérité comme internalisation symbolique de l’autre est constitutive du self (Grossen & Salazar Orvig, 2011). Un défaut de symbolisation équivaut alors à un défaut d’intersubjectivité et à un potentiel trouble de l’identité.

Le risque de la réduction de l’écart, c’est l’univocité du self (avoir des caractéristiques restreintes et figées, être ceci et c’est tout) ; le risque de la réduction du lien, c’est l’écrasement du sens, et donc de soi, ainsi que de l’autre pour soi. La mise en écart et la mise en lien sont au cœur du self et permettent d’en saisir la fibre et les processus. La thérapie du self est une thérapie de la complexité de l’être humain.

En aidant nos patients à se raconter et ainsi à donner du sens à ce qu'ils vivent et à ce qu'ils ont vécu, on fait apparaître progressivement un lien entre leurs différentes facettes, et on favorise ainsi une mise en sens des équivoques, des paradoxes, des contradictions, pour gagner en liberté et en complexité. La prise de conscience progressive des écarts du self, ainsi que des origines des répétitions destructrices, peut permettre un sens de soi renouvelé, et le patient peut alors oser, progressivement, assumer sa liberté fondamentale d’être. Comme la parole n’est pas toujours suffisante, la centration sur les émotions dans le hic et nunc de la séance, ainsi que des techniques d’ancrage sont aussi utilisées. Je suis convaincu que le changement ne peut s’effectuer que grâce à une compréhension, une saisie par le corps et l’esprit des origines de la matière de notre self. C’est au prix de cette exploration, véritable aventure intérieure, que les schémas répétitifs et enfermants peuvent être dépassés. En se réinventant et en modifiant les mémoires de soi dans le processus psychothérapeutique.

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OUVRAGES DE RÉFÉRENCE

GROSSEN, M. & SALAZAR ORVIG, A. (2011) Dialogism and dialogicality in the study of the self. Culture and Psychology, 17(4) 491–509.

SCHENK, F., LEUBA, G. & BÜLA, C. (2013) Du vieillissement cérébral à la maladie d’Alzheimer, Ed. De Boeck.

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© Henri Eisenberg
Schémas destructeurs et self

LES BRÈVES RÉFLEXIONS DU PSY À PROPOS...

… du coronavirus. C’est un ennemi, à n’en pas douter. Mais on peut aussi dire que, sans lui, nous oublierions l’importance des rapprochements physiques, des poignées de mains, de la confiance en l’autre en général. Cette pandémie aura peut-être eu le mérite de nous questionner sur tout ce qui circule dans l’air quand on est au contact d’autrui. Et de nous faire prendre conscience que nous faisons tous partie du même environnement. Quel que soit notre degré de proximité relationnelle.

… des 4 accords Toltèques : ces principes hérités de Maîtres chamans du Mexique proposent de passer des accords avec soi-même, de les travailler sur la durée, afin d’acquérir plus de tranquillité intérieure et de bien-être. L’ensemble de ces préceptes me paraît très bon et potentiellement utile à chacun. J’émettrai cependant une critique : on gagne effectivement à prendre les propos des autres comme l’expression de ce qu’ils pensent et non pas de ce que nous sommes – à relativiser, faire la part des choses en d’autres termes. Soit. Mais cela élude, à mon sens, notre besoin de reconnaissance, du rôle de miroir que joue l’autre sur la construction et l’enrichissement de notre image de soi.

… de vos doutes sur l’importance de la curiosité pour tout ce qui se passe à l’intérieur de vous, sensations et pensées. Vivons-nous pour travailler et gagner toujours plus d’argent ? Pour nous offrir des trucs ? Pour réussir notre vie (si quelqu’un a la définition de ce poncif, je suis preneur) ? Ou encore pour nous dépêcher de faire toutes les activités de loisirs que nous propose la société ? Ou vivons-nous aussi pour mieux nous connaître, afin de comprendre quel est le sens de notre existence et quelle est notre place dans le monde ? La réponse appartient à chacun, mais que nous le voulions ou non, nos libres choix du quotidien expriment de facto notre réponse à cette question. Notre philosophie de vie s'exprime dans nos actes quotidiens, et non pas l'inverse. D'où la nécessité d'y réfléchir.

… du choix du conjoint. Comme j’aime à le dire dans certaines thérapies de couple, bien souvent le problème est la solution. Pour synthétiser – il y aura sûrement un article plus développé à ce sujet dans un prochain magazine –, le choix du conjoint se base notamment sur le besoin inconscient que l’autre exprime ce que je pense être incapable d’exprimer. Ainsi pour exemple, la « solution » de choisir un conjoint rassurant et protecteur, afin de répondre à un besoin de sécurité affective, pourrait s'avérer problématique, dès lors que le conjoint en question montre des difficultés à exprimer ses émotions et à échanger au quotidien. Ainsi, ce qui est entrevu (souvent inconsciemment) comme une solution à une de nos faiblesses peut, à terme, renforcer cette faiblesse (dans l'exemple mentionné, on se sentirait encore plus vulnérable et seul/e). Des réaménagements de la dynamique du couple seront alors nécessaires pour évoluer ensemble.

… de l’article sur le Père Noël. Nous tenons à adresser une plainte à son auteur : nous autres jouets aussi existons. Nous travaillons tous les jours à rendre la vie plus douce aux enfants qui nous ont adoptés. Nous sommes en quelque sorte le morceau de sucre qui aide la médecine à couler, comme dirait notre mère à tous, Mary Poppins. Nous exigeons un article à notre sujet dans un prochain numéro du magazine. Au nom de tous les jouets, Buzz & Woody.

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