La Loi du Talion, extrait de l'Anthologie "Demain nos LIbertés".

EXTRAIT : La Loi du Talion

UN RECUEIL RÉALISÉ PAR CÉCILE DURANT

DEMAIN : NOS LIBERTÉS nouvelles dystopiques

HUGUES BLOT CLÉMENCE CHANEL FLORIANE DERAIN AURÉLIE GENÊT ÉLODIE GREFFE ANAÏS HAY RODOLPHE LE DORNER GILLES MADIC LAURA P. SIKORSKI FRANCK STEVENS CLÉMENCE TEIXEIRA-LEVELEUX

La loi du Talion Gilles Madic

La découverte du cadavre mutilé de la petite Amélie provoqua un véritable émoi national.

Tout le monde se souvient de sa jolie bouille toute ronde qui envahit les écrans des télévisions et des smartphones. Tout le monde se souvient de ses cheveux bruns bouclés, de ses yeux verts qui semblaient dire : « Pourquoi m’avez-vous abandonnée ? ». Je me sentais coupable de l’avoir laissée tomber, alors même que je ne la connaissais pas. J’avais honte.

La petite fille de neuf ans avait disparu deux semaines plus tôt, sur le chemin de l’école. L’enquête, laborieuse, avait finalement débouché dans la cave d’un marginal de cinquante ans qui vivait, comble de l’horreur, à quelques pas du lieu de la disparition. La victime avait été violée et torturée durant toute sa détention, puis poignardée à quarante reprises. Selon les journalistes, toujours avides de détails sordides, son corps était criblé de brûlures de cigarettes et ses jambes brisées. À partir du moment où je vis ses meurtrissures à la une de tous les journaux, elles tournèrent jour après jour en boucle dans ma tête : les bleus sur son visage, ses membres disloqués et les cicatrices dans sa chair me hantèrent sans relâche.

L’affaire aurait pu en rester au stade du fait divers si un scandale n’avait pas éclaté quelques jours après : des journalistes un peu curieux révélèrent que le tueur avait enlevé Amélie le jour même de sa sortie de prison pour « bonne conduite ». Le jour même ! Et pour quelle raison avait-il été condamné dix ans plus tôt ? Pour viol

et séquestration d’une fille mineure. Laquelle s’était suicidée depuis.

Je ressentis un choc à cette annonce, un mélange indistinct de colère, de tristesse, d’angoisse et de révolte qui me tordit l’estomac et m’empêcha de m’exprimer avec des mots. Aujourd’hui, j’essaie encore de m’expliquer cette réaction. Des enfants disparus et assassinés, on en trouve à la pelle et seulement une poignée finit sous le feu des projecteurs. Quant aux criminels récidivistes, il suffit d’ouvrir n’importe quel magazine de faits divers pour en entendre parler. Alors pourquoi mon cœur s’est-il affolé à ce moment-là et pas à un autre ? Pourquoi me suis-je précipité aux toilettes pour vomir ?

Parce que ma fille, qui avait le même âge que la petite Amélie et qui lui ressemblait, aurait pu se retrouver dans cette cave à sa place ?

Parce que mon voisin aurait pu être son bourreau ? Parce que la justice relâchait les criminels avant qu’ils aient fini de purger leur peine, sans aucun suivi psychologique ?

Je l’ignore, tous ces éléments semblent tellement rationnels en comparaison avec l’émotion qui me submergea… La seule chose que je sais, c’est que j’étais loin d’être le seul à réagir ainsi. Je pense tout simplement que c’était la goutte d’eau… le ras-le-bol… Je me rappelle avoir passé la nuit sur les réseaux sociaux ce soir-là, à m’indigner comme tant d’autres, à retweeter sans relâche tout ce qui comportait le hashtag #justicepouramélie, à adhérer aux dizaines de pages Facebook qui fleurissaient la tombe virtuelle d’Amélie. Plus je lisais les commentaires, plus ma haine grandissait. Certaines photos du cadavre avaient fuité : l’image dégradée de cette fillette qui, de son vivant, devait respirer la joie de vivre, n’était plus qu’un amas pixellisé de viande abîmée, suintante et pourrie. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que les images fussent authentiques, mais elles m’avaient traumatisé et j’avais liké, moi aussi.

Le lendemain matin, les yeux encore lourds d’une nuit sans

sommeil, je participai, aux côtés de mon épouse et de mes enfants, à une marche. La foule pleurait, les larmes de ma femme se mêlaient à celles de mon fils, des inconnus s’accroupissaient devant ma fille pour lui dire des mots réconfortants. De mon côté, je retenais mes sanglots, les poings et l’estomac serrés.

Partout dans le pays, nous étions des millions dans les rues à crier « Plus jamais ça », « Justice pour Amélie » et d’autres slogans qui avaient, hélas, un air de déjà-vu. Nous étions en colère contre le meurtrier, contre la justice de notre pays, contre notre propre faiblesse. Nous ressentions une cruelle envie de vengeance. D’une vengeance violente, brute et sans concession.

Les jours passèrent. Je ne mangeais plus, je dormais à peine, et lorsque je trouvais le sommeil, la petite fille venait réclamer justice dans mes cauchemars. Lorsque mes enfants me demandaient de jouer avec eux, je prétextais la fatigue, je leur répondais qu’ils avaient suffisamment de jouets comme ça et qu’ils n’avaient pas toujours besoin de moi. La mort d’Amélie aurait dû me rapprocher encore plus d’eux, me donner envie de les protéger, de les aimer davantage, de profiter de chaque instant de leur vie, mais mon attention se focalisait sur une enfant qui n’était même pas la mienne et qui ne demanderait plus de câlins. ∞

Quelques jours après la marche blanche – et de nombreuses nuits blanches pour moi – la présidente de la République prit la parole au journal télévisé. J’écoutai très attentivement ce qu’elle avait à dire.

Je me souviens encore parfaitement de son allocution. Ses mots sonnaient juste. Sa voix chevrotait parfois, mais elle se

ressaisissait, contenant sa colère froide et noble. Elle avait compris notre haine, elle nous avait écoutés.

Je me demande aujourd’hui quelle était la part de sincérité et celle de manipulation dans son attitude et ses propos.

Curieusement, elle commença par un extrait du Lévitique : « Si un homme frappe à mort un être humain, quel qu’il soit, il sera mis à mort. S’il frappe à mort un animal, il le remplacera – vie pour vie. Si un homme provoque une infirmité chez un compatriote, on lui fera ce qu’il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; on provoquera chez lui la même infirmité qu’il a provoquée chez l’autre. » Elle poursuivit : « Mes chers compatriotes. Je viens de vous citer un extrait de la fameuse loi du Talion. Une loi ancestrale que nous avons oubliée au profit d’un laxisme coupable drapé dans un humanisme fallacieux et dépassé. Oui, je vous l’annonce officiellement : je veux un retour à la loi du Talion. Je veux rétablir la peine de mort. Afin que les récents événements ne se reproduisent plus jamais. Afin que les coupables soient châtiés. Afin de venger Amélie. » J’ignore pourquoi, mais je ressentis des frissons à ce momentlà. Une appréhension, peut-être ? (...)

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ISBN 978-2-490647-10-1 EAN 9782490647101

Éditions Kelach Collection Nouvelles Graines

NOVEMBRE 2019