Derrière les murmures (Extrait) Constant Vincent
Derrière les murmures Constant Vincent L’eau jaillit. Elle éclaboussa d’un coup la pierre déjà humide avant de s’apaiser, doucement. L’écho se répercuta le long des parois tandis que dans les ténèbres profondes, une ombre s’enfonçait lentement sous la surface ridée. Une série de craquements discrets résonna dans l’obscurité alors que les fibres de la corde se tendaient, faisant émerger le seau en plaquettes de bois rempli à ras-bord. À l’autre bout de la corde, sœur Agathe tirait en prenant appui sur le rebord du puits. Elle soufflait et transpirait sous l’effet de la tension que la tâche, pourtant simple, exerçait sur ses muscles émoussés par l’âge. Emprisonnée dans ses vêtements sombres et amples, écrasée par la chaleur d’un soleil que seuls quelques nuages venaient éclipser à grand-peine, elle aurait nettement préféré se voir assigner une corvée en intérieur ce jour-là. Mais la Mère était en déplacement et lui avait confié cette responsabilité en son absence, aussi allait-il falloir qu’elle s’en accommode pour les jours à venir. — Sœur Agathe ! Laissez-moi donc vous aider !
Derrière les murmures
La religieuse détourna les yeux des profondeurs du puits pour voir qui s’adressait à elle. Une jeune femme, accoutrée d’une robe trop longue qu’elle devait relever pour éviter qu’elle ne traîne sur le sol poussiéreux, se hâtait dans sa direction. Bien que la guimpe qui complétait l’habit ne laisse pas voir grand-chose de son visage, Agathe reconnut les traits de sœur Cyrielle, une nouvelle venue à la chapelle. Elle avait toujours en elle cette impulsivité, marque de jeunesse que sa consœur, d’une vingtaine d’années son aînée, lui enviait tout autant qu’elle la réprouvait. Cependant, pour autant que son âge soit celui de l’étourdissement, Cyrielle avait ellemême demandé à intégrer cet établissement en particulier, et cela, Agathe le respectait. Cyrielle saisit la corde et se mit à tirer. Le seau fut remonté en quelques tractions et posé au sol. Agathe appuya sa main sur la margelle du puits et s’accorda le temps de prendre une série de profondes respirations, alors que sa cadette se préparait déjà à puiser un second seau. — Pourriez-vous vous occuper de celui-ci seule ? lui demanda Agathe. — Bien évidemment, ma sœur. Agathe hocha la tête en signe de remerciement et laissa son regard dériver sur le havre de paix qui l’entourait. Les différents édifices qui composaient le complexe religieux s’organisaient en un carré incluant une cour qu’elle avait appris à connaître par cœur à
force de l’arpenter, de même que les rares silhouettes vêtues de robes semblables à la sienne. Des arbres poussaient le long de la route ainsi qu’à l’intérieur de la propriété, là où se trouvaient le jardin et le cimetière, offrant de larges taches de verdure bienvenues dans cet environnement somme toute assez austère. — C’est une belle journée que nous avons aujourd’hui, ne trouvez-vous pas ? La religieuse reporta son attention sur Cyrielle qui venait de parler. Seule, elle peinait à remonter le seau qu’elle avait jeté à l’intérieur du puits. Agathe soupira et se résigna à lui apporter son aide. — Trop ensoleillée, si vous voulez mon avis, répondit-elle. La chaleur est insupportable. — Effectivement. Il est heureux que nous ayons cette eau pour nous rafraîchir. — Pas celle-ci, ma sœur, rectifia Agathe. Le seau fut sorti du puits et rejoignit son semblable sur le sol poussiéreux. La religieuse respira profondément avant de désigner, de l’autre côté du puits, un petit baquet, moitié moins grand que les deux récipients qui venaient d’être remplis. — C’est ce seau-ci que nous remplirons au ruisseau pour assouvir notre soif ainsi que celle de notre congrégation.
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Cyrielle eu du mal à dissimuler une grimace de déception, ce qui fit sourire Agathe. La jeune fille n’était toujours pas habituée aux privations de la vie de religieuse, au contraire de son aînée. Deux silhouettes se détachèrent de l’ombre d’un bâtiment proche. À cause des robes grises qu’elles portaient et des chapeaux à large bord qui couvraient leurs têtes, les deux sœurs ne les avaient pas aperçues plus tôt. Seul élément de couleur sur leur tenue, un morceau de tissu rouge en forme de patte d’oie ornait leur épaule gauche. Des lépreux. Ils s’approchèrent du puits, aussi silencieux que l’obscurité dont ils avaient émergé. Comme deux éclats de nuit s’aventurant sous un soleil de plomb. Mais malgré ce caractère pratiquement surnaturel, quelque chose dans leur démarche, leur posture, laissait transparaître une détresse profondément humaine. Ils s’arrêtèrent à quelques mètres des deux religieuses et leur adressèrent une révérence laborieuse. — Bien le bonjour, sœur Agathe, dit l’un d’eux d’une voix étouffée par le voile qui lui couvrait la bouche. De même à vous, sœur Cyrielle. Cette dernière lui rendit son salut en ployant légèrement les genoux et en inclinant délicatement le cou. Agathe, se sachant incapable de répondre de manière aussi gracieuse sans se fatiguer inutilement, se contenta de hocher la tête.
— Bien le bonjour à vous aussi. Comment pouvons-nous vous aider ? — C’est qu’il fait très chaud aujourd’hui, aussi nous demandions-nous si… — Je me permets de vous arrêter tout de suite, l’interrompit Agathe d’un ton sec. L’eau sera servie dans une heure comme rafraîchissement, ainsi que ce soir pour accompagner le souper. — Ne pourriez-vous pas faire preuve d’un peu de compassion ? Notre gosier n’en peut plus d’attendre la caresse douce de l’eau. Nous avons même apporté nos verres… L’un d’eux sortit des plis de sa robe un gobelet en bois et le tendit en tremblant aux religieuses. Cyrielle jeta un regard hésitant à son aînée. Agathe restait impassible. — C’est hors de question, dit-elle. Nous devons tous suivre la routine que la Mère nous a imposée avant de partir. Pas d’exception à cette règle. — Mais nous ne savons rien de la durée de son absence et peu de ses raisons, protesta l’autre personnage. Cela aurait-il quelque chose à voir avec le fait que la chapelle nous soit fermée ? Nous n’avons rien fait qui mérite d’en être exclus, à notre connaissance. — La Mère vous a déjà expliqué avant de partir que cela n’était pas dirigé à votre encontre. Elle vous a dit qu’une poutre risquait de se briser et qu’il lui semblait plus prudent de prendre des
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précautions avant que le toit ne s’effondre sur nos têtes. Elle est donc partie à la recherche d’artisans volontaires pour nous venir en aide. Cyrielle baissa la tête tandis qu’Agathe continuait son discours sans broncher. — Vous comprenez qu’il est… difficile de convaincre les gens de venir nous assister au vu de votre situation. Aussi cela pourrait-il prendre un certain temps avant que notre bien-aimée Mère ne soit de retour parmi nous. — Si tel était le cas, nous pourrions tous contribuer aux réparations. Nous n’avions plus accès à la nef déjà deux semaines avant le départ de notre Mère. Pour être honnête, nous craignons qu’il soit arrivé quelque chose de bien pire à notre sainte chapelle. Je vous en prie, dites-nous ce qui se passe. Agathe ouvrit la bouche pour lui répondre mais Cyrielle la devança : — Mes amis, faites donc confiance à la Mère. Elle sait ce qui est bon pour nous tous et je suis certaine qu’elle a votre intérêt à cœur. Tout ce qu’elle souhaite, c’est simplement vous éviter de courir d’autres risques que ceux auxquels la vie vous a déjà exposés. C’est ici un lieu de repos pour vous, quoique puissent en dire les villageois. Allez, maintenant, et soyez en paix. Tout sera arrangé d’ici peu. (...) Découvrez la suite dans l'anthologie
"Fantastique en pays de Chièvres"
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ISBN 978-2-490647-06-4
Editions Kelach editions-kelach.e-monsite.com Collection Nouvelles Graines
Juin 2019