La Vallée des renards noirs

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nomades ? Si un jour on n’arrive pas à joindre les deux bouts, alors on y retournera. On ira au chef-lieu de préfecture une fois que tes parents seront revenus de Lhassa. - Quoi ? On n’avait pas décidé qu’on irait après le Nouvel An ? - Presque toutes les familles ont déménagé vers le chef-lieu de préfecture et personne ne reviendra pour le Nouvel An. En plus, j’ai entendu dire que les logements y sont super bien. Ce ne serait pas bien de passer le Nouvel An dans une maison neuve ? - …» Jamyang, le père de Ludrön, avait 72 ans, et son épouse, Yangdzom, 70. Ni l’un ni l’autre n’avait perdu sa capacité de travail, mais ils avaient remis toute l’autorité de la maisonnée à leur gendre Sangyé. Les membres de la communauté ne parlaient donc pas de la «famille de Jamyang», mais de la «famille de Sangyé». Le fils de Sangyé, Lhagönkyab, scolarisé jusqu’à la fin du primaire, avait ensuite rejoint le monastère de Labrang pour y prononcer ses vœux et il avait reçu le nom de Gendün Gyatso. Quelques jours plus tôt, il était parti pour Lhassa en pèlerinage, emmenant avec lui ses grands-parents, sa grande sœur Lhatsokyi et la fille de cette dernière. Sangyé n’avait rien de particulier à faire, mais il parvenait encore moins qu’avant à trouver la sérénité et il s’arrachait les poils à toute vitesse. Un matin glacial, Sangyé avait loué les

services de deux petits tracteurs que les pasteurs nomades appellent shoufu. Dans l’un il avait entassé toutes sortes de vêtements et de récipients : sur des sacs de bouses qu’il avait bien disposés, il avait empilé des provisions – entre autres, une carcasse entière de yak et un sac de beurre – et puis aussi la tente repliée en rectangle, des pelisses, des coussins en peau, des poêles, des bols et bien d’autres choses encore. Dans l’autre, il avait mis des sacs remplis de crottin et, par-dessus, il avait posé l’autel à offrandes et les membres de la famille, puis le chien de garde. Ils étaient partis, en suivant la grande route bien tracée, qui partait de l’éminence rocheuse de la Vallée des renards noirs, dans la cacophonie des vrombissements et les nuages de fumée noire. Tous les membres de la famille, sans s’être concertés, regardaient en arrière vers le fond de la vallée où ressortait surtout leur maison en brique de terre. Au moment d’arriver à l’éminence rocheuse, Sangyé saisit prestement un paquet de «chevaux de vent» de la poche de sa chuba(5). Juste au moment où il les lança en l’air, il cria de toutes ses forces un Kisso Lhagyallo(6) mais, au même instant, le chauffeur appuya sur l’accélérateur du tracteur et le cri de victoire fut à peine audible. Ils atteignirent finalement le chef-lieu de la préfecture de Tseshung à trois heures environ de l’après-midi. Il fallait qu’ils se dirigent vers un lieu dont il ne fallait surtout pas oublier le nom : xingfu shengRobe-manteau tibétaine, portée par les hommes comme par les femmes. (6) Cri de joie victorieuse et d’hommage aux divinités peuplant les cols de montagne, que l’on pousse quand on franchit ces cols. (5)

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