Eclectiques 5 - Frontières - Freelance France Japon

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tout homme, ainsi plus modernes que nous-mêmes, l’« innocence » faisait référence à l’état d’une âme humaine devenue chose. Pour ces poètes qui faisaient de l’Impermanence leur seul objet de croyance, il n’y avait même plus de frontière entre leur perception et la chose perçue, tout se résolvant dans l’ordre de la Forme. Je veux presque dire que chez ce citoyen d’honneur de la Bourgogne, il reste encore une source de sensibilité japonaise qui, loin de se tarir, nourrit constamment son rapport à l’art. Le Moyen Âge sans frontières Parmi toutes les frontières que monsieur Takahashi a jusqu’à ce jour franchies pour parvenir aujourd’hui à faire naître sa propre fresque sur le mur de la Tour des Ursulines, la révélation du Moyen-Âge, précisément de ce « très long Moyen-Âge dont les structures n’évoluent que lentement », comme le qualifiait Jacques Le Goff, occupe une place particulière. Cet imaginaire médiéval recouvre toute son extraordinaire vitalité lorsqu’il se révèle capable de lier monsieur Takahashi à sa vocation de restaurateur et à la terre de Bourgogne, ainsi que d’ouvrir sous ses yeux un nouvel horizon. À travers son Moyen Âge imaginaire, monsieur Takahashi traverse aujourd’hui une toute nouvelle frontière. Le thème de la fresque de près de 400 mètres carrés, qu’il est en train d’achever, c’est la généalogie des ducs de Bourgogne. Ayant jadis appartenu aux ducs durant le siècle de leur règne entre la fin du 14e siècle et le tout début 16e siècle, la tour elle-même est un lieu symbolique, adéquat pour célébrer l’histoire de la dynastie des Valois. Or, les Valois de Bourgogne sont au Royaume de France ce que les Fujiwara d’Hiraizumi sont à la cour de Kyōto du 12e siècle : une lignée royale s’étant établie comme royaume parallèle au Centre. Durant ce siècle du début de la Renaissance, le royaume de France ressentait déjà son déclin, fatigué entre la bataille de Poitiers et la longue guerre avec l’Angleterre. Celle-ci était alors en passe de devenir une nouvelle puissance, possédant la technologie ; et, du côté italien, une effervescence culturelle s’emparait

de Florence, qui s’établissait comme le centre intellectuel d’Europe de l’époque à venir. C’est à ce moment-là que l’art médiéval et la chevalerie refleurirent pour une dernière fois sur la terre de Bourgogne. Représentant l’histoire des quatre générations du duché, monsieur Takahashi donne dans sa fresque la place symbolique au premier duc de Bourgogne des Valois, Philippe II « le Hardi » (1342-1404). La première lettre de son nom « P » couronne la peinture de la Tour, en bon esprit protecteur. De Philippe le Hardi, régent du dauphin et prudent politique que Froissart appelait « Grand Sire », nous sont parvenus quelques portraits d’âge mûr, sur lesquels on remarque un nez protubérant et recourbé, touchant presque le menton prognathe. Mais le Philippe que monsieur Takahashi s’imagine, et dont il fait le protecteur de sa peinture, ce n’est pas celui-là. C’est un jeune guerrier de 14 ans, participant pour la première fois à une guerre de taille sur les champs de bataille de Poitiers. Philippe, le benjamin, fut le seul fils du roi de France à rester auprès de son père lorsque ce dernier fut assiégé par l’ennemi anglais. Il émerveilla l’armée anglaise par sa vivacité, son courage et sa volonté de protéger de ses petits bras son cher père jusqu’au bout, avant d’être fait noble prisonnier aux côtés de ce dernier. Or, c’est en ce jeune chevalier que monsieur Takahashi trouva « son » esprit. La jeunesse, l’amour filial, la précoce et vive intelligence, le caractère à la fois intrépide et prudent, caractérisent le jeune Philippe, et ces qualités auront été, sans nul doute, présentes chez le jeune Takahashi Hisao. Ainsi, le Philippe II de monsieur Takahashi, symbole de la jeunesse médiévale, transmet-il ses plus belles inspirations à la postérité, à savoir l’art et la chevalerie comme passions spirituelles, afin qu’un jour, le Takahashi Hisao du futur les reçoive en héritage. L’initiale « P » de Philippe II, énorme blason rouge écarlate comme gravé sous la voûte, surplombe le spectacle de pétales de cerisiers qui couvrent tout le mur intérieur de la tour, de haut en bas. La fresque devrait être achevée en 2016-2017. Ce jour-là, la grande frontière aura été franchie et le pont venant du lointain passé se sera allongé vers l’avenir.

La Tour des Ursulines et sa Vierge Photo © Gon Kishiyama La Tour des Ursulines à Autun (Saône et Loire). Au sommet de cette tour de plus de 30 mètres, une statue de la Vierge haute de 5 mètres tourne son regard vers la terre. Classée monument historique en 1994, la tour a été acquise en 1997 par monsieur Takahashi, qui y a fondé en 2000 son « Centre international de la Tour des Ursulines » (CITU), lieu de formation à l’art de la fresque et d’échanges culturels entre diverses structures régionales, françaises, européennes et japonaises. Grâce au jumelage scellé entre l’université nationale des arts de Dijon et l’université des beaux-arts de Nagoya où monsieur Takahashi est professeur émérite, le CITU Bourgogne accueille chaque année depuis 1998 des groupes d’étudiants en art venant de Paris, de Dijon ou du Japon. Le CITU a par la suite ouvert une antenne à Tōkyō et en 2014, un troisième bureau a vu le jour dans le village dont monsieur Takahashi est originaire, au fond des montagnes de Chichibu, dans la préfecture de Saitama.

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