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Haïti 2015 5 Ans Après
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Staff & Remerciements
Fondatrices Saran Koly Suranga Mallawa Rédactrice en chef Saran Koly Directeur Artistique mrtim.co Correcteurs Anglais: Atiqah F. Saleh, Farid Farid, Louise Scrivens Francais: Alice Azzarelli, Juliette Fayard, Natou Thiam
Remerciements Giordano Cossu, Joane Matthey, Rachelle Elien… et tous ceux et celles qui ont accepté de répondre à nos questions. Tous droits réservés Fields Février 2015
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Sommaire Pour Que Notre Monde Retombe Sur Ses Pieds Contributeurs Nous Sommes Une Nation Haïti. An Cinq De La Reconstruction
Perceptions Effondré
Observations Reporter De Mes Malheurs Peut-On Changer La Face Du Journalisme En Haïti
Verbatim La Pente Est Raide En Haïti La Serviette Bleue Ayiti Koman Nou Ye? Dimanche C’est Le Jour Du Seigneur
Culture A La Lueur Des Astres: Un Hommage Aux Auteurs Haïtiens L’amour Aux Temps Du Disastre Interview : Marie Larocque
Portrait Louino ‘Robi’ Robillard
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Pour que notre monde retombe sur ses pieds. Saran Koly
En 2014, le monde est tombe sur la tête. Il le fait souvent, un peu trop a notre gout. C’est une humanité boiteuse et fébrile qui s’engouffre dans cette nouvelle année.
C’est donc des idées plein la tête et les poches bien vides que nous sèmerons périodiquement des graines d’inspiration, des questions qui démangent, des opinions qui rassemblent et des solutions pour que notre monde retombe sur ses pieds.
C’est en marchant vers World’s end*, n’y voyez là aucun lien de cause à effet, que nous eu l’idée lumineuse de créer Fields. Une expérience multimédia qui raconte à plusieurs voix, le monde et l’humain. La terre et ses enfants.
Ce premier numéro est notre hommage à la Perle des Antilles.
* Le parc national d’Horton Plains couvre le plus haut plateau du Sri Lanka, avec des altitudes situées entre 2100 et 2300 mètres. Classé au patrimoine naturel mondial de l’Unesco, le plateau s’achève au précipice de World’s End, le « bout du monde »: vaste panorama sur les plantations de thé.
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contributeurs
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Jesse HardMaN Jesse Hardman est un journaliste multimédia résidant en Nouvelle-Orléans, États-Unis. Il couvre actuellement les changements climatiques et gère un projet de médias communautaires appelé Listening Post. Hardman est aussi un professeur de journalisme de l’Université Columbia et de la City University de New York, et un développeur international de médias.
Sabina Carlson Robillard Sabina Carlson Robillard est une citoyenne américaine basée à Portau-Prince, en Haïti depuis les cinq dernières années. Elle travaille dans le développement communautaire à travers le pays, principalement porté à Cité Soleil, un quartier marginalisé dans la capitale. Elle est actuellement directrice du développement pour Future Generations Haïti, une petite ONG basée à Port-au-Prince.
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Claude Gilles Licencié en Communication sociale à la faculté des Sciences humaines de l’université d’État d’Haïti, Claude Gilles travaille depuis 14 ans au Nouvelliste, quotidien plus que centenaire. Il a aussi été collaborateur de Syfia International, correspondant de Reporters sans frontières en Haïti et directeur du Centre opérationnel des médias. Ses articles sont publiés dans des magazines et journaux africains et européens. Co-auteur de plusieurs ouvrages, il entreprend des études de Maîtrise en communication à l’université du Québec à Montréal.
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Sunjata Sunjata de son vrai nom Soumaïla Koly est un artiste multi-facette. Sa carrière de réalisateur de cinéma démarre en 2000. Identités (90 min.), son premier long-métrage, a été présenté en compétition officielle aux Journées Cinématographiques de Carthage en 2004. En 2009, il sort son premier roman de fiction Kalashnikov blues aux éditions Vents d’ailleurs.
Andres martinez Casares En 2009, Andres a travaillé comme photographe indépendant au Mexique, Honduras, El Salvador et le Guatemala. Il a été basé en Haiti jusqu’en 2013. Andres a été récompensé par le «Photo de l’année» et le «Prix Enrique Meneses” (Nouvelles premier prix) dans le Prix national de Journalisme 2014 (Espagne); Andres également reçu le 3e prix dans la catégorie Essais Poyi Latino América 2011 pour son travail sur l’épidémie de choléra.
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«Nous sommes une nation, nous avons une mémoire» Louino “Robi” Robillard photos – Mackenson Ismael
«Chaque année, le 12 Janvier, Soley Leve fait un gros effort pour réunir les habitants de Cité Soleil et pour commémorer ensemble la disparition des leurs et la destruction, et pour célébrer l’unité qui s’est forgée pour y faire face. Cette année a été le cinquième anniversaire, et même si le pays a été confronté à une crise politique paralysante, tout le monde s’est engagé à aller de l’avant. A 8 heures, environ 150 personnes de tous les quartiers de Cité Soleil - et quelques-uns d’une autre zone marginalisée appelée Belair - rassemblés devant la de la station de police de Cité Soleil. Ils portaient des t-shirts blancs et noirs avec ce message: “Kisa n’ap tann pou’n Chanje?” Qu’attendons-nous pour changer? Ils portaient de petites croix blanches dans leurs mains et de petites croix noires autour de leurs cous, faites dans l’atelier d’Haïti Communitere par un professionnel nommé Beneche. Il y avait une énorme croix blanche, et plusieurs couronnes de fleurs.
Comme le bus était plein, les habitants de Cité Soleil - Bois Neuf, Projet Droullard, Ti Ayiti, Brooklyn, Whaf, Boston, Cité Lumière, La Plaine – se sont entassés dans un bus, épaule contre épaule. Selon la tradition, le bus s’est dirigé vers Titanyen - la fosse commune où des dizaines de milliers de victimes du tremblement de terre avaient été jetées”. L‘article complet est disponible sur Verite Sou Tanbou
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L’an cinq de la reconstruction Claude Gilles
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12 janvier, nouveau repère d’Haïti. Tout est mesuré, depuis 5 ans, à l’aune de cette date maudite pour cette moitiéîle mutilée, dépecée, dédaignée. Loin de s’être remise debout, elle se tourne vers le Sud. Sans perdre le Nord. Le pétrodollar du Venezuela arrive plus vite que l’aide virtuelle des donateurs attablés à New York, sur les cendres chaudes de l’apocalypse de janvier 2010. De l’aide qui a été promise, on n’a reçu qu’un tiers, soit 4 milliards de dollars sur 12 milliards. Ce « on » a un visage et un nom. Michel Martelly, le Président écœuré, l’a nommé en interview à des médias français : “les ONG. Elles aident les rescapés à survivre et sortent la facture”. De la note salée, pas même un bâtiment n’a été construit, se désole Martelly. Son prédécesseur Préval a à peine vu la couleur des dons promis. Haïti, cinq ans après? Les camps de sinistrés se vident. Des 1,5 millions de sans-abris il ne reste que 40 000 à reloger. La quasi-totalité des abris temp oraires – des maisonnettes de 20 m2 en contre-plaqué – finissent en bidonvilles. La génération d’orphelins née à la faveur du séisme et les amputés puisent dans la résilience de cette première nation d’esclaves qui arrive après trois siècles de conquête, de génocide, de déportation et d’asservissement, rompue à surmonter les pénibles souvenirs. Le taux de suicide à l’Haïti post-séisme a même chuté. Selon un rapport de l’Organisation mondiale de la santé paru
en 2014, les chiffres comparatifs du suicide sont passés de 3,1 en 2000 à 2,8 sur 100 000 habitants en 2012. Le taux mondial se situe à 11,4 pour le même nombre d’habitants. Les traces de cette terrible saignée demeurent. Des bidonvilles qui s’étirent ajoutent une couche à un environnement longtemps fragilisé : 1,5 % de couverture forestière, une déforestation provoquée par l’homme et qui constitue un chantier de plus pour l’État dont le chef actuel entend rebâtir « l’âme haïtienne », au même titre que des routes et des bâtisses qui s’extirpent. Instabilité endémique De la liste des ratés de l’après séisme figure le système d’eau potable. Pendant quatre ans, l’eau potable a été un business lucratif des ONG-ordonnatrices. Plutôt que de mettre en place des systèmes pérennes, on a apporté l’eau tous les matins dans les camps. Le problème d’accès à l’eau potable en Haïti, disons-le très vite, n’est pas né avec le séisme. Il est endémique, à l’image des problèmes fonciers qui constituent, entre autres, un obstacle, souvent un prétexte, à la reconstruction des bâtisses. Dans le premier pays francophone des Amériques, l’urgence est partout. C’est le lot de notre histoire maculée de crises politiques et c’est la faute à la mauvaise gouvernance.
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Affaissée comme les bâtiments symboles de l’État, la présidence de Préval a été assez largement en marge de la reconstruction. Le représentant de l’Onu conditionna même la lente mise à disposition des fonds à l’organisation d’élections – comme si la vie s’était arrêtée en Belgique lorsque cet État européen était resté sans gouvernement pendant une longue année. Dans cette litanie douloureuse, Préval a, un jour, arrêté de faire semblant. Le visage fermé, le président assisté s’est retiré d’une cérémonie au moment d’une intervention de Bill Clinton, l’ex-président des États-Unis super envoyé spécial des Nations unies pour Haïti. La scène illustre Assistance mortelle (http://www. nytimes.com/2014/02/28/movies/fatalassistance-about-relief-efforts-in-haiti. html?_r=0), un film documentaire de Raoul Peck (2013, 96 minutes) qui dresse un portrait critique du processus d’aide internationale qui a suivi le séisme.
Détrônés par des ONG longtemps gestionnaires d’une importante partie de l’aide internationale à Haïti, les dirigeants misent davantage sur une coopération Sud/Sud d’État à État. Depuis l’ancienne présidence de Préval, le pays se dirigea, après Cuba qui peine à tenir le système sanitaire haïtien à flot, vers le Venezuela pour le secteur énergétique. Alors que l’aide internationale était virtuelle, la République bolivarienne de l’ère Chavez a annulé 395 millions de dollars de la dette d’Haïti. Elle délie aussi le cordon de la bourse d’1,77 milliard de dollars à rembourser dans un délai de 25 ans. Depuis 2008, Haïti achète à crédit le pétrole du Venezuela via le programme Petrocaribe. En échange de l’argent qui n’a pas été réclamé, Haïti va vendre au Venezuela des denrées alimentaires à tarif préférentiel. Le seul hic, c’est que l’ancienne colonie française n’a pas produit assez pour nourrir les 10 millions d’âmes qui la peuplent.
République Bolivarienne et petrodollars Cinq ans après la catastrophe meurtrière, Haïti connaît un léger mieux-être dans certains secteurs. Mais, les structures sociales ne se laissent pas influencer par le séisme et les inégalités sociales sont toujours aussi grandes.
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Effondré Andres Martinez Casares
Frappé de plein fouet, le Palais National d’Haïti à Port-au-Prince conçu en 1912 par l’architecte haïtien Georges H. Baussan et achevé en 1920 n’a pas résisté en 2010. Au lendemain de la catastrophe, le photographe Andres Martinez Casares a capturé l’essence de ce symbole vidé de son âme. Le Palais National a été entièrement démoli en 2012.
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Reporters de mes malheurs Claude Gilles
Le journaliste Haïtien Claude Gilles raconte les premières heures après le séisme. Haïti, 12 janvier 2010, début de soirée, la terre tremble. Surpris en pleine rue, je tremble aussi quand un pan de mur s’effondre à quelques mètres de moi. Quand le maudit séisme, de magnitude 7,3 sur l’échelle de Richter, renverse les pylônes électriques et fait tomber comme un château de cartes les bâtiments de la colline d’en face, je pense à la fin du monde, la fin de mon monde. Puis survient l’affolement dans les recherches de survivants. Entre les cris désespérés sortis des décombres, des femmes qui pleurent la disparition d’un être cher, un vieillard qui gît dans son sang, des enfants squelettiques abandonnés près d’une bâtisse effondrée où se dégagent les odeurs de la mort... impossible de s’accrocher à mes seuls calepin et stylo de journaliste au Nouvelliste, quotidien plus que centenaire.
après de multiples tentatives vaines de joindre ma femme au téléphone. Le réseau de télécommunications n’a pas pu résister aux secousses telluriques. Je redoute le pire, faute de communication. Au-delà des chiffres, 250 000 morts – la quasi-totalité de ces corps inhumés dans des fosses communes, certains enterrés dans les quartiers quand ils ne sont pas passés au feu pour dissiper les odeurs –, je me souviendrai longtemps encore de ma voisine policière qui s’est donné la mort, d’une balle dans la tête. Après deux jours d’appels sans secours lancés sous les décombres d’un commissariat de police effondré, elle mettait fin à sa vie. La douleur était atroce ! Aussi atroce que celle ressentie avec la nouvelle de la mort violente d’un ami cher, Wendy Blot, un jeune architecte qui, quelques jours avant la catastrophe, discutait avec moi de l’avenir d’une entreprise de communication que nous mettions en place.
Dans les rues de Port-au-Prince, la capitale couleur de sang, de blessures, de corps martyrisés et de larmes, je joue le double rôle de journaliste et secouriste
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“Ces scènes déchirantes se répétaient dans des écoles, des supermarchés, des foyers” et dans des hôpitaux tenus à bout de bras par des médecins et infirmières avant l’arrivée des secouristes et spécialistes étrangers. Ce fut le cas à l’hôpital Sainte-Catherine de Cité Soleil, où le docteur Eddy Jonas, un jeune gynécologue de Zanmi Lasante, tentait de sauver un jeune homme dont le visage faisait fi à toute bonne leçon d’anatomie, tant les parties en étaient inexistantes. La salive coulait sans interruption de sa bouche. Sur son lit d’hôpital, il tentait de griffonner quelques mots avec ses doigts. « Demande au docteur de m’injecter une anesthésie, pour pallier à ma souffrance », m’a-t-il écrit quand je filais à la hâte un crayon et un morceau de papier sur la civière, hélas qui transportait ces milliers d’anonymes allongés à même le sol, pour différentes pathologies.
Johnson m’interpelèrent. Épuisé après deux heures de marche dans des rues jonchées de cadavres et blessés, je soulevais dans l’obscurité la plus totale des pierres pour tenter en vain de le libérer des pièges des décombres. « N’ayez pas peur, sauvez-moi », répétaitil comme une litanie, dans un élan de course contre la mort. Difficile de ne pas avoir les entrailles saisies !
C’est dans ce climat pour le moins kafkaïen que le copropriétaire et “Le patient ne pouvait pas pleurer, ses présentateur d’une radio de Port-auyeux déjà arrachés, il n’en restait que les Prince s’était précipité chez lui en courant. cavités”. Dans la plaie béante, le médecin Il creusa dans les décombres pendant traitant venait d’en extraire des asticots qui dévoraient le crâne du patient. Certains filaient tout droit dans le cerveau du rescapé quasiment à l’agonie. À Haïti, il n’était pas possible de regarder le tombeau à ciel ouvert que devenait sa capitale. Véritable chaos. Sous les décombres d’un appartement à Delmas 33, les gémissements de
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«Le patient ne pouvait pas pleurer, ses yeux déjà arrachés, il n’en restait que les cavités»
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plus d’une demi-heure avant de trouver sa femme, tenant à peine son souffle. Sur le chemin de l’hôpital, elle rendit l’âme, dans ses bras. Demandant à ceux qui s’étaient rassemblés autour d’eux de prendre soin d’elle, il avait compris avoir perdu sa femme, mais partait rechercher son micro. L’histoire peut ressembler à une légende urbaine, mais le récit de tous les journalistes est synoptique. Les bilans officiels, les avis de recherches, occupaient l’antenne. En chômage forcé, j’envisageai mon installation avec mon épouse au Canada où nous avions le statut de résidents permanents. Trois jours après le séisme, François Bugingo, président de l’antenne canadienne de Reporters sans frontières dont je suis correspondant, posa les pieds en Haïti et nous proposa une évacuation, en transitant par la République dominicaine voisine où un avion privé devait nous attendre. Et ma mère, mes sœurs, mes tantes… miraculées de deux déluges en moins de quatre ans qui ravageaient Gonaïves – ma ville chérie –, ma belle famille...
Où iraient-elles ? Et si je n’avais ni passeport ni visa comme la grande majorité des dix millions d’Haïtiens ? Les interrogations me torturaient l’esprit et avaient assez d’emprise sur ma décision de renoncer sur une évacuation. “Nous pouvions être plus utiles en ce moment à Haïti, à nos parents et amis traumatisés”, qu’au Québec. C’était le moment ou jamais de remettre au pays et aux parents une partie de ce qu’ils nous avaient offert pendant des décennies, estima mon épouse, secrétaire de profession, mais obligée de rester au chevet de plusieurs blessés accueillis dans un hôpital de campagne. Tous les gestes pouvaient sauver ! Dans un vaste terrain vide, à l’ombre d’un manguier, je faisais mon lit. J’appris à vivre à la belle étoile pendant plusieurs jours, sans électricité ni eau potable, avec des dizaines d’inconnus. Ensemble nous vivions le drame. Ensemble nous suivions aussi la thérapie faite de prières, de chants et d’autodérisions. Il n’y a pas assez de psychologues, de psychiatres pour guérir cette blessure collective. Il faudra puiser dans notre résilience de peuple qui a surmonté plus de trois siècles de conquête, de génocide, de déportation et d’asservissements des plus féroces.
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«Nous pouvions être plus utiles en ce moment à Haïti, à nos parents et amis traumatisés»
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Digging for truths :
Peut-on changer la face du journalisme en Haïti? Saran Koly
Inspirée par la chute d’un dictateur, la journaliste d’investigation Katie Klarreich s’est rendue sur l’île pour la première fois en 1986 pour y être témoin de la fin de la dictature Duvalier. Plus de vingt ans après, elle y retourne et pour enseigner à des journalistes comment chercher la vérité. En 1986, une insurrection renverse Jean-Claude Duvalier de sa présidence d’Haïti. Duvalier règne depuis 1971, vivant dans le luxe pendant que des milliers d’Haïtiens sont tués, torturés ou forcés de fuir le pays. Klarreich explique les conséquences de sa chute : « Ce fut une période remarquable, avec des associations populaires, des associations en faveur de l’alphabétisation ou des associations de femmes qui surgissaient partout, les gens exploraient une liberté retrouvée. Du moins ils pensaient que c’était ce qu’ils faisaient. »
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En tant que journaliste d’investigation en Haïti, Katie Klarreich a passé des décennies à enquêter pour de la BBC, The New York Times et CNN. Elle a également créé la première section anglophone de la seule agence de presse en Haïti. La fin du régime Duvalier a amené ce que Klarreich décrit comme une « explosion de stations de radio… où chacun essaie de trouver sa position ». Certains journalistes commencent à tenter leur chance. Cependant, pour la majorité, la peur de représailles due à l’instabilité politique rappelle qu’il est difficile de rompre avec de vieilles habitudes. En conséquence, ce qui se passe vraiment en Haïti n’est toujours pas rapporté. Elle explique : « La journée typique d’un journaliste radio consistait à passer en salle de rédaction, obtenir une liste des conférences de presse puis se rendre à une ou deux de celles-ci… Pour la plupart, il n’y avait aucune planification stratégique… aucun suivi et très peu de temps alloué à la vérification de l’information. » « Sans journalistes formés qui changent les choses et enquêtent en profondeur, il n’y a pas d’incitation à arrêter pour ceux qui profitent du système », ajoute Katie Klarreich. « Dans un pays comme Haïti, où le taux d’alphabétisation est aussi bas que le taux de pauvreté est haut, les voix de ceux dans le besoin sont pour la plupart ignorées. Des journalistes d’investigation peuvent contribuer à changer cette dynamique. Ils peuvent poser les questions difficiles et fournir au public les informations susceptibles d’aider un changement social effectif. »
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«Le journalisme d’investigation, cependant, est une anomalie dans un pays où la transparence est tout sauf réelle »
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Accueil mitigé Rappelant le tremblement de terre de 2010, Klarreich explique comment des milliards de dollars ont été promis et des plans mis en place. Les promesses n’ont pas été tenues. Elle précise que ce ne sont pas les journalistes haïtiens mais les journalistes étrangers qui ont révélé ces déficiences: « Cela montre à nouveau la culture d’impunité et l’absence d’un désir de réel changement social dans le pays. » Dans un article du Caribbean Journal, Katie Klarreich insiste sur la nécessité des journalistes haïtiens d’exposer les injustices de leur propre pays : « Les journalistes haïtiens comprennent sans doute ce que cela signifie lorsque de l’aide financière est détournée, dilapidée, ou – pire encore – disparaît. “Le journalisme d’investigation, cependant, est une anomalie dans un pays où la transparence est tout sauf réelle”. L’accès à l’information, les sources, les statistiques et parfois, des renseignements d’apparence banale peuvent entraver le journalisme quotidien. Ces facteurs sont encore plus difficiles pour un journaliste qui ne demande rien de plus que des éléments de base. » En 2010, Klarreich se met à enseigner le journalisme d’investigation en Haïti, dans le cadre de son programme de Knight Fellowship, affilié au Centre international des journalistes. Elle crée le Fonds pour le journalisme d’investigation en Haïti afin de permettre à des journalistes de mener des enquêtes. L’accueil des médias est mitigé : « Les journalistes sont déjà sous-payés et en surcharge de travail, si bien que faire des heures supplémentaires pour des enquêtes, prendre un risque supplémentaire (perçu ou réel), constituait, même en échange d’une rémunération, un défi. »
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Echec Des reportages sur les conditions sanitaires pour les personnes déplacées après le séisme et un plan de logements bancal font partie des enquêtes financées par le programme, qui a mis certains problèmes en lumière et a trouvé des solutions pour les personnes concernées. Cependant, la mission de Katie Klarreich a été jalonnée de difficultés. Des décennies de contrôle médiatique par l’État ont rendu de nombreux journalistes frileux, incapables de questionner le gouvernement en place de manière investigatrice. Ceux qui étaient motivés craignaient souvent des représailles. Si bien que, et malgré plus de deux ans à sillonner le pays pour former des journalistes et à récolter des soutiens, le projet a dû prendre fin.
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« Finalement, j’ai échoué », constate Katie Klarreich. Elle attribue l’échec du projet au manque de demande de la part du public et au fait que les journalistes capables de prendre en charge de telles enquêtes soient surchargés et manquent de temps. Pour elle, malgré une aide versée par l’unique journal quotidien, l’argent restant des fonds réunis a dû être remboursé aux donateurs, parce que les journalistes n’ont pas suivi. Katie Klarreich admet qu’elle a voulu faire trop et trop vite, ajoutant que « si un pays n’est pas prêt à changer, introduire l’idée de changement ne sera pas bien vue ». Le projet a pris fin six mois après que la journaliste a engagé un directeur exécutif et qu’elle a quitté le pays. Selon Katie Klarreich, le reporter bizarre et solitaire prêt à monter au créneau et à creuser pour découvrir la vérité continuera d’exister. Mais de manière générale, “l’autocensure demeure la norme” tant que les journalistes sont « sous-formés, assurent plusieurs emploi… sont surmenés et sous-payés ». La plus grande leçon qu’elle tire de cette expérience? Il faut « passer plus de temps pour comprendre le système local avant de tenter d’implanter quelque chose. Je croyais l’avoir fait, mais à y repenser, j’ai été trop idéaliste. » Le livre de Katie Klarreich, Madame Dread: A Tale of Love, Vodou and Civil Strife, a été publié en 2005. Il retrace sa décennie passée en Haïti, sur fond de crise sociale, politique, culturelle et économique.
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« si un pays n’est pas prêt à changer, introduire l’idée de ne sera pas bien vue »
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La pente est raide en Haïti Jesse Hardman
Son de la rue – 3 secondes, s’estompe et s’éteint. Son de pas enflant pendant 3 secondes Monter, descendre… monter, descendre… voici les deux directions possibles à prendre à Port-au-Prince. C’est un endroit impitoyable, cette montagne de ville, celle qui joue son histoire, sa politique, sa complexité dans les déplacements quotidiens les plus bruts. La première descente commence avant l’aube, vers 4 heures du matin. Bruit de pas sur la route
Il le faut, sinon vous ne pourrez pas être au marché à 6 heures et vous n’obtiendrez une bonne place pour vendre vos mangues, vos pamplemousses, vos chargeurs de téléphone portable et vos T-shirts. Pas à pas, sandales usées, et chaussures de soirée poussiéreuses qui servent aux mariages, aux baptêmes, aux examens et autres occasions descendent la colline. Le béton déchiqueté de la longue route du passé croise de robustes jambes locales. Cette lutte quotidienne finalement épuise autant le chemin que les pieds. Monter, descendre.
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Bruit de pas montant la route Aux alentours de 7 heures, la deuxième tournée commence, grimpant lentement. Les jardiniers, les gardiens, les cuisiniers et les nounous se dirigent vers les villas qui maintiennent la structure socioéconomique de Port-au-Prince en place.
Bruit de pas Fondu enchaîné avec le bruit d’un véhicule
Ils passent de la rue à une petite parcelle de terre ou d’herbe, alors que leurs employeurs accélèrent avec aisance et désinvolture, réduisant la route en morceaux avec leurs Land Rover et leurs Cent gourdes (unité monétaire haïtienne) Porsche. pour leurs pensées. Beaucoup Hommes d’affaires, politiques, accepteraient le deal… les temps sont durs ambassadeurs étrangers, coordinateurs dans l’Haïti post tremblement de terre. des Nations unies et autres élites sont Mais ils étaient déjà durs avant. protégés du soleil émergeant et de la chaleur montante par des vitres teintées, Bruits de coqs et de chiens la climatisation et des lunettes de soleil griffées. Debout sur le sommet d’un toit en Ils regardent leurs Blackberries, conduits moellons sur le bord de la route, bercé par en bas de la colline par leurs chauffeurs et le chant des coqs et des chiens sauvages, leurs gardes du corps. la vue ressemble à des dominos déguisés en maisons, qui attendent le prochain changement de météo ou le Bruit de véhicule prochain glissement de sol. Ces bêtes en forme de véhicules doublent les pèlerins économiques qui Les habitants escaladent la même grimpent la colline dans un nuage de montagne que leurs parents ont gaz d’échappement, un bonjour toxique escaladée et que, à moins d’un pour commencer la journée. changement radical, leurs enfants escaladeront eux aussi. Prudemment ils descendent, un pas, deux pas…
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L’odeur d’ordures incinérées couvre également ce qui a dû autrefois être une matinée d’air vif, avant que Christophe Colomb ne débute le long chapitre persistant au milieu de l’histoire d’Haïti.
Un quartier qui héberge aujourd’hui l’un des plus sombres héritiers d’Haïti, le récemment de retour «Baby Doc» Duvalier. Plutôt que la prison, “il a la liberté de contempler le chaos que lui et son père ont engendré pendant des décennies de pagaille dictatoriale”, multiples violations des droits de l’homme et d’enrichissement personnel.
Bruit de course à pied Des jeunes écoliers en chemises roses et shorts gris descendent la colline en courant, suivis de près par des sœurs aînées en blouses bleues et jupes grises. Leurs cartables claquent sur leurs dos alors qu’ils sautent par-dessus les nids de Et alors que l’impunité règne sur la poule. montagne Noire, les gens continuent à bouger, comme ils l’ont toujours fait, de Les enfants glissent et descendent, haut en bas, de bas en haut. descendent ils glissent en dépassant des femmes qui Comme le sang, ils coulent dans les elles veines d’Haïti, et gardent ce paradis montent… montent… montent… tordu en vie, en lui donnant une chance en faisant soigneusement tenir sur leurs de continuer à respirer, et de continuer à têtes leurs paniers remplis de pain, de changer, pas à pas. mangues et de bananes. Ambiance de pas Ambiance de pas Ceci est une transcription du son Alors que les habitants parcourent leur radiophonique produit par Jesse trajet sur l’axe principal et sinueux de Port- Hardman en avril 2012 au-Prince, ils atteignent inévitablement la portion de route appelée MontagneNoire.
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La serviette bleue Andres Martinez Casares
“Il leur a fallu environ deux heures de route pour atteindre l’hôpital de l’Arcahaie, dans l’Artibonite, au nord de Port-au-Prince. Ils sont venus d’un village dans la montagne. Deux hommes et un bébé à moto. L’homme tenant le bébé était assis par-terre. Un médecin cubain est venu. Pas de pouls. Ses doigts refermèrent les yeux du bébé. Il avait des symptômes du choléra, mais quand ils sont arrivés de l’hôpital, il était trop tard. Il était mort. Je n’oublierai jamais la façon dont le père tenait son fils dans ses bras. Assis. Je pense qu’il savait que c’était trop tard quand il est arrivé là. Regard vide. Sinon, je ne peux pas comprendre pourquoi il s’est arrêté à une dizaine de mètres de l’entrée de l’hôpital.
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“L’homme a laissé son fils sur le sol et l’a recouvert d’une serviette bleue”. Celle avec laquelle il a maintenu l’enfant dans ses bras pendant le voyage. Deux semaines plus tard, l’épidémie de choléra a été officiellement annoncée en Haïti. Je travaillais tous les jours couvrant le sujet dans les hôpitaux, les enterrements ... Mais ce jour-là quelque chose m’a touché profondément. Peut-être que se ils avaient atteint l’hôpital quelques minutes plus tôt ... le bébé serait un garçon aujourd’hui “.
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Ayiti koman nou ye?* Comment vas-tu Haiti? Propos recueillis par Saran Koly et Suranga Mallawa Nous avons posĂŠ cette question Ă des artistes, des humanitaires, des entrepreneurs
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Louise Perrichon Chargée de mission au Centre d’Art de Port-au-Prince
Le 12 Janvier au moment du tremblement de terre, j’étais assise à mon bureau au siège d’IDM Microfinance- Entrepreneurs du Monde, à poste marchande, Lalue, non loin du Champs de mars. Je discutais avec un de mes collègues de retour d’une agence sur le terrain, il avait l’habitude de passer pour des causeries de fin de journée. « nou tap bay blag ! » Aux premières secousses, je l’ai attrapé et on a bondi en dehors du bureau, pour se poster dans la cour. Je ne parvenais pas à y croire, comme la plupart des gens, je n’avais jamais pris conscience de ce risque… Ma relation a la vie. La valeur que j’attribue aux évènements et aux choses aujourd’hui est très différente. J’étais enceinte de mon premier fils. J’ai le sentiment d’avoir eu beaucoup de chance et de devoir profiter de ce qui compte vraiment. Au fond, le tremblement de terre a-t-il changé Haïti? Juste après le 12 janvier 2010, nous avons eu beaucoup d’espoir, on espérait que ce serait l’occasion de rebattre le cartes, de parler décentralisation, de changer la donne. Mais très rapidement les mêmes systèmes se sont remis en place et ne me semblent pas très différents de ce qu’ils étaient avant. Apres cinq ans, le séisme commence à être loin. Même s‘il bien présent en chacun de nous et de manière collective, la page semble tournée ici. Ce qui a changé ? Il y a eu une injection d’argent liée à l’urgence, aux projets, aux étrangers et à la « reconstruction » pendant les 3 premières années après le séisme. Cela a un peu dynamisé le marché de l’emploi et l’économie en général mais cela a aussi eu des effets pervers qui durent aujourd’hui (augmentation du cout de la vie, des loyers, biens de consommation etc.). Rien n’a changé en milieu rural et il n’y a aucune perspective nationale sérieuse à ce niveau-là. Je ne veux pas paraitre pessimiste car le pays a un potentiel immense….à commencer par la force vitale de ses habitants. Cependant, à l’exception de quelques initiatives localisées, je ne pense pas que nous avons adressé les défis majeurs après le séisme : logement, emploi, éducation, santé, infrastructures.Pas mal de choses restent à faire! Commencer par trouver une gouvernance un peu plus saine et construire une vision nationale solide pour l’avenir. 14 7
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Yanick Lahens Romancière, lauréate du Prix Femina 2014
Le 12 janvier j’’étais chez moi. Ma première réaction a été de me mettre à l’abri parce que j’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’un tremblement de terre. Il a renforcé le sentiment de la fragilité des choses, de la vulnérabilité extrême qui est celle d’Haiti. Et en même temps il m’a permis de mesurer la puissance de la vie. Je ne me sens pas tellement autorisée à parler au nom d’Haiti mais il y a un traumatisme qui mettra du temps à se cicatriser. L’idée de la grande vulnérabilité de l’île commence à habiter les esprits comme celle de la nécessité de constructions adéquates et de logements sociaux. Le tout dans des tâtonnements évidemment. Ce qui a avancé c’est l’idée qu’il ne faut pas seulement reconstruire les murs mais aussi les êtres. Il n’existait pas au Ministère de la Santé de section ou de service pour la Santé mentale. Aujourd’hui un tel service existe. Le tremblement de terre a mis en lumière la fragilité des gens. On a mis l’accent sur la résilience haitienne surtout dans les médias internationaux mais heureusement cela n’a pas occulté la blessure profonde de milliers de gens. Je pense que malheureusement la pauvreté n’a pas vraiment reculé. En revanche malgré les soubresauts politiques nés des élections dont l’ingérence étrangère a été flagrante, et les stratégies de ruse et de corruption des politiques, je crois que des leçons ont été apprises quant aux limites du populisme de droite comme de gauche. Et je crois que les secteurs politiques comme les pouvoirs politiques ont appris durement les vertus de la modération. Je l’espère tout au moins. Le profil du nouveau premier ministre comme l’accord récemment signé semblent vouloir indiquer une avancée.
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Henri-Francois Morand Directeur du programme d’appui a la lutte anti mines auprès de la Force intérimaire des Nations unies au Liban - (FINUL)-et directeur du programme de lutte anti mines pour le Liban la Syrie et l’Irak.
Le 12 janvier 2010, j’étais à Kaboul en qualité de directeur du programme du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), j’étais en fin de mission. C’est ce qui m’a permis de venir à Haïti après le tremblement de terre. Je me suis porté volontaire dès que j’ai appris la nouvelle. Le tremblement de terre a eu un grand impact professionnel pour moi, je pense avoir fait preuve de plus d’humilité, parce que le scenario du tremblement de terre à Port au Prince, avec l’impact qu’il a eu sur le pays, c’était vraiment un truc auquel je n’avais jamais été confronté auparavant. On en parlait souvent, on se disait il faut se préparer pour le grand désastre, on avait travaille sur un scenario à Katmandu au Népal avec OCHA/UNDAC (Office for the Coordination of Humanitarian Affairs/The United Nations Disaster Assessment and Coordination). J’avais travaillé sur les tremblements de terre avec le Corps Suisse d’Aide en Cas de Catastrophe de Bam en Iran, Alger en Algérie, Kobe au Japon, mais là c’était diffèrent. Celui la nous a pris un peu par surprise. Le tremblement de terre a changé Haïti sous de multiples aspects, pour moi cette catastrophe a permis de ne pas oublier ce pays qui sombrait dans une crise politique et la pauvreté. Tout à coup les feux de la rampe se sont rallumés et on a parlé d’Haïti, pays anachronique, plus pauvre que le Zimbabwe et à seulement 1 heure et demie de vol de Miami. Haïti une anomalie, avec des agences de développements aussi efficaces que les médecins de Molière. Je pense qu’il a renforcé la capacité de résilience et la créativité des haïtiennes et des haïtiens. Cinq ans après, on voir poindre la nouvelle catastrophe en partie à travers l’explosion et le développement urbain a Port au Prince. Pour ne citer que cela. Les vrais problèmes n’ont pas été discutés ni adressés. J’ai un sentiment d’écœurement. La communauté internationale, les bailleurs de fonds, les agences de développement, la classe politique haïtienne ont raté le coche, c’est dommage toutes ces occasions perdues. Sur le positif et bien la population d’Haïti a encore démontré son courage. Cinq ans après tout reste à faire, je pense qu’on a fait dans la cosmétique, mais on trouve peu de personnes, et d’organisations qui ont le courage de s’attaquer aux problèmes structurels qui minent le pays, aménagement du territoire, gouvernance, corruption, lutte contre la pauvreté…
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Bastia Guerchang Chanteur, musicien
Le 12 Janvier 2010, à 16h53, j’étais à la faculté des sciences humaines. Je pleurais l’assassinat du professeur militant révolutionnaire Jean Anil Louis Juste. Il a été assassiné deux heures avant le tremblement de terre. Ma première réaction était d’aller plus loin du bâtiment administratif. Le désastre m’a d’abord permis de comprendre que Haïti est vraiment menacé. Mais aussi de comprendre l’incapacité structurelle dans laquelle se trouve le pays en terme de réponse aux urgences. Le tremblement de terre a changé le pays d’abord en terme économique car le centre ville commercial de Port au Prince à été complètement détruit au profit de Pétion ville. En terme social il y a eu un déplacement de population vers les villes de province. Et d’un point de vu psychologique il a laissé un traumatisme collectif lié à là perte des personnes et des lieux détruit qui étaient cher a la population. Cinq ans après, un effort institutionnel reste à faire.
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Sophie Perreard Ex-directrice adjointe pays de Save the Children Haïti et actuellement chargée de cours à l’Université Deakin, Melbourne.
La plus grande réussite a été d’être capable de conduire la mise en place de certains programmes de qualité dans les secteurs de l’éducation, protection de l’enfance, de la santé et de la nutrition. Ces programmes ont atteint des milliers de personnes et ont été gérées à la fois par le personnel international et national. J’avais rapidement mis en place le transfert des équipes à l’échelle nationale. J’ai vraiment eu du mal avec le turnover et l’embauche du personnel international inexpérimenté. Ce fut le cas de l’organisation, pour laquelle j’ai travaillé et ca a causé beaucoup de problèmes, notamment la perte de la mémoire institutionnelle et des licenciements rapides en raison du manque de performance. Nous avons perdu beaucoup de temps. J’aurais souhaité que nous ayons immédiatement impliquées communautés concernées et les autorités locales au lieu de traiter tout le monde comme des «bénéficiaires de l’aide» qui ne peuvent pas travailler ou collaborer dans les premières semaines et mois suivant la catastrophe. Plusieurs de nos employés ont été touchés et ont continué à venir travailler alors que certains vivaient dans des tentes. Pourquoi ne pouvions-nous pas faire de même avec les membres des communautés et les autorités locales? J’aurais également voulu que nous ayons des systèmes internes adéquats ainsi que des ressources financières et humaines qui auraient permis d’intensifier la réponse d’une manière plus efficace.
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Kit Miyamoto PDG de Miyamoto International
Je pense qu’il y a une prise de conscience du réel du risque sismique dans ce pays. Nous travaillons en étroite collaboration avec le secteur privé haïtien pour assurer une surveillance et une meilleure qualité de l’ingénierie. Je vois aussi des améliorations remarquables dans la façon dont les bâtiments sont construits à Port-au Prince, même dans les communautés pauvres. Mais l’instabilité politique est un frein énorme. Il empêche les investissements et elle est essentielle pour l’avenir du pays. Si je devais le refaire, j’aurais fait participer la diaspora plus tôt. Leurs talents et leurs ressources ne peuvent pas être sousestimés pour le progrès d’Haïti.
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Xavier Genot Délégué abris, Fédération Internationale de la Croix-Rouge (IFRC)
Je faisais partie d’un effort de mobilisation nationale et internationale collective qui a travaillé sur une réponse rapide des abris d’urgence pour soutenir les personnes les plus vulnérables malgré un contexte vraiment difficile avant et après la catastrophe. Premièrement, nous avons mis à disposition des abris d’urgence et ensuite une approche novatrice qui consistait au retour des populations affectées vers les provinces en leur offrant un soutien pour la location d’un logement. Le plus grand obstacle a été d’avoir une vue d’ensemble de la situation. C’est à dire, d’identifier les moyens les plus efficaces pour atteindre les citoyens touchés et commencer la transition vers des logements permanents. Il était également difficile de faire comprendre au monde extérieur et de reconnaître que les choses bougent et qu’il était possible de faire quelque chose de bien et d’utile en Haïti. J’aurais souhaité que nous mettions plus de ressources à l’intégration de la réduction des risques de désastre et des mesures de sensibilisation des abris sûrs grâce à une formation approfondie et à solidifier la communication de masse à tous les niveaux.
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Sabina C. Robillard Directrice du développement de Futur Generations Haïti, Port-au-Prince
J’ai eu la chance de travailler avec toutes sortes de personnes dévouées et intelligentes suite au séisme: les humanitaires de carrière, des militants communautaires, des journalistes, la diaspora haïtienne, des entrepreneurs locaux, des volontaires internationaux. Je crois que ma plus grande réalisation est d’avoir permis au plus grand nombre de se rencontrer, parler et travailler ensemble - pour briser les stéréotypes. C’est incroyable comme il est facile de se renfermer sur soi. Je crois que le plus grand obstacle était le manque de confiance et de communication entre les intervenants et les communautés affectées par la catastrophe. Il y avait tellement peu de fenêtres pour les groupes communautaires locaux pour se joindre au débat post-tremblement de terre. Je me souviens avoir dû aider un leader communautaire à se faufiler dans la base logistique des Nations Unies en Mars 2010 juste pour partager des informations avec un groupe qui aurait pu les utiliser. Beaucoup d’Haïtiens que je connais se sont sentis exclus de la réponse, et se sont donc méfiés de celle-ci, ce qui a sapé de nombreux programmes qui auraient pu faire beaucoup plus de bien.
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J’aurais aimé savoir ralentir. Dans la réponse humanitaire initiale, quand il y a des vies à sauver, la vitesse est essentielle. Mais lorsqu’il se agit des problèmes insolubles de la reconstruction, il s’agit du long terme. Les dirigeants locaux m’ont appris qu’on ne peut pas aller plus vite que la communauté, ou vouloir plus que ce qu’elle veut- sinon il s’agit plus de vous et de votre projet que d’une volonté de changement durable.
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Dimanche, c’est le jour du seigneur Saran Koly
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Napwen lapriyè ki pa gen Amen. Pas de prière sans amen. Mars 2010 J’entends quelques arrangements de guitare électrique au loin, ou peut-être est-ce un «maringouin» (moustique) qui affine ses derniers accords à mes oreilles. Il est 6 heures du matin. De toute façon j’ai assez dormi. Et puis dimanche, c’est le jour du Seigneur. Croyante non pratiquante, j’écris ton nom. Disons que je suis en phase contemplative. La religion? Je lui fais de nombreuses infidélités.
Les fidèles se sont massés sous une grande tente. Par manque de place, certains sont assis sur un bout de mur, d’autres sous le soleil ont apporté leurs chaises. Nous arrivons au deuxième service. Depuis 6 heures du matin, le pasteur prêche.
Les petites filles ont des rubans dans les cheveux, de petites chaussettes blanches et parfois des souliers vernis. Pas un pli sur les chemises amidonnées des hommes. Leurs pantalons sont bien coupés, quelques jeunes hommes portent des vestes un peu trop grandes. Mais je crois...oui je crois. Je crois que je Malgré une petite brise occasionnelle, suis en vie et que c’est déjà beaucoup. il faut chaud. Je ne suis pas sûre que Eux doivent croire quelque chose de la veste soit indispensable dans ces similaire: «S’ils sont en vie, c’est grâce à conditions. Avec ou sans veste, il est Dieu». J’ai cherché, dans ma petite tête de miséricordieux non, Dieu. J’ai toujours mécréante, une autre formule... Je n’ai pas trouvé le vocabulaire religieux pompeux. trouvé mieux. Comme le dit souvent ma mère, «tout ce que Dieu fait est bon». Je Est-ce que tous les fidèles comprennent ne suis pas d’accord. Je respecte. les prières. Ou est-ce seulement une litanie permettant d’accéder à la Premiers pas dans le monde du méditation? protestantisme haïtien: l’Eglise sur le Rocher de Tabarre avec le révérend On ferme les yeux pour se recueillir. On Gérard Forge. pleure. On chante. L’espace d’un instant je me laisse emporter par tant d’émotions. Et puis je redescends, sans toucher terre, je flotte quelque part entre ce que je crois et ce que je vois. Je respecte.
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À la lueur des astres
Hommage aux écrivains haïtiens Sunjata
Les catastrophes naturelles nous révèlent notre vulnérabilité, notre impuissance face à une évidence… Nous sommes minuscules face à l’immense puissance. Tel fut mon trouble devant les images d’Haïti qui s’écroule. L’horrible conscience d’un chavirement, de l’effondrement d’un symbole avec les torrents de tourbes qui s’écoulent. Dans ces cas-là, les âmes versées dans les sciences occultes invoquent la colère des esprits ; le vaudou parlerait de la fureur des Orishas quand les scientifiques se préoccupent de l’écorce terrestre, de sismologie ou d’autres paramètres susceptibles d’être analysés à l’aune des sciences exactes. Passés la stupeur et les voiles de la tragédie, j’ai découvert les trésors enfouis de l’île martyre, l’extraordinaire vitalité de la production littéraire haïtienne.
Les excroissances de l’île Certes je connaissais René Depestre, son passage à l’émission Apostrophe aux côtés de Bernard Pivot avait interpellé l’adolescent curieux que j’étais. Aux côtés de Stephen Alexis et de Gérald Bloncourt, Depestre avait fourbi ses armes dans la revue La Ruche (1945). Haïti pour moi, c’était aussi Dany Laferrière héraut d’une diaspora prolixe à la plume généreuse. Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? Vers le Sud. Les excroissances de l’île rencontraient déjà le succès international.
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Étudiant, je disais mon admiration pour Raoul Peck, modèle de ce que devait être pour moi un intellectuel. J’avais vu dans l’insulaire les résonances africaines, des fragments de la terre-mère outreAtlantique. Raoul Peck, qui avait vécu une partie de sa jeunesse au Congo, disait avoir été éveillé à la politique par la chute de Patrice Lumumba, le Premier ministre d’une autre patrie-douleur, d’un autre pays-continent en souffrance, le Congo. Son long-métrage Lumumba fut pour moi une voie pour les sans voix. Réunir les concernés pour dire au monde l’injustice subie. La distribution du film unissait Africains, Antillais et Européens autour de notre histoire commune. Makéna Diop, Dieudonné Kabongo, Alex Descas, Pascal Nzonzi, Éric Ebouaney... Raoul Peck allait récidiver avec Sometimes in April, film vérité sur le Rwanda qui révélait l’immense talent d’Idris Elba (consacré par la série Luther et le long-métrage Mandela, un long chemin vers la liberté). Avec le Moloch tropical, Assistance Mortelle, Raoul Peck a su mobiliser les consciences d’ailleurs
autour de l’histoire universelle d’Haïti . L’écriture, un devoir-être Je savais la première république noire porteuse d’exceptions, matrice de personnalités fortes comme l’agronome Jean Dominique, pendant humaniste du dictateur François « Papa Doc » Duvalier. Je le revois débonnaire, distribuer des billets d’argent à des badauds en leur présentant le « noirisme », doctrine sulfureuse d’un président à vie. Oui, ici, chacun sait l’importance du dit et de l’écrit pour dénouer l’écheveau de la tragédie. L’indicible de la catastrophe naturelle a écarquillé les perceptions que le monde avait de cette terre. La réplique sismique a révélé à la planète sa fortune véritable, le patrimoine d’oralité, de gestes et de légendes racontées par Mimi Barthélémy, le lyrisme de James Noël poète, héraut du Kana sutra.
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L’encre du vitrier nous renvoie les contours de l’œuvre protéiforme de Frankétienne où créole et français s’entremêlent. Le ressac du cataclysme a mis au jour ce trésor enfoui, legs de l’insurrection des esprits. Où, plus qu’ici, la conscience de l’insoupçonnable pouvoir des représentations s’exprime-t-elle avec autant de vigueur ? Les revues littéraires militantes créées par « la génération de la gifle » en témoignent : La Revue de la ligue de la jeunesse haïtienne (1916), La Nouvelle Ronde (1925) et surtout La Revue indigène (1927). Les plumes s’insurgeaient déjà contre l’occupation américaine. Des muses de combat pour exprimer le vague à l’âme du petit peuple face à la valse hésitation politique. L’Afrique comme terre-mère était également convoquée par le mouvement indigéniste initié par Jean Price-Mars. Ici, écrire est plus que jamais devenu un devoir-être en temps d’intempéries.
Secousses et désolation Trucidée, rentrée en elle-même, Haïti déjà fortement éprouvée, essorée par la folie des hommes, était brimée à nouveau. Elle était soumise au tourment plus fort que l’entendement, le grondement féroce et brutal d’un tremblement. Ce havre de vies effrénées, de rues trépidantes forgées par l’Histoire, Haïti de toutes les épopées s’est effondrée, rompue par les humeurs impitoyables de dame nature. Un séisme. De cruelles secousses qui ont semé mort et désolation. Le ciel disparu sous un épais nuage de gravats et de tumeurs.
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“Le choc des mots, le poids des peaux tannées par le chaos de trop.“ La tragédie sans fond des petits héros de la grande quête de liberté, des fils et arrière-descendants de Toussaint Louverture. Éprouvés par l’ampleur, les hommes et les femmes de l’île ébahie devaient trouver en eux le remède au désastre, un mince filet d’espoir à la lueur des astres au delà du tube cathodique interposé et des non-dits au langage galvaudé des mass medias. Que dire de la valse des prédateurs, insatiables consommateurs de grand tracas ! « À quelque chose malheur est bon » pourrait être une devise idéale à apposer à leur fronton. Qu’importe ! C’était sans compter avec l’extraordinaire résilience du peuple haïtien et particulièrement de ses milieux culturels, cœurs vaillants d’une patrie meurtrie. L’écrivain et journaliste Gary Victor est un parfait exemple d’attachement viscéral à cette terre aux mille et une histoires. J’ai eu l’honneur de le rencontrer lors d’une de ses résidences en France. L’homme au plus de quinze romans est d’une noblesse et gentillesse extrêmes. Généreux, il a un succès populaire forgé par ce lien étroit entre honnêteté intellectuelle et sincérité artistique.
Lors du festival des Francophonies en Limousin, l’auteur et dramaturge Guy Régis Jr me racontait le succès de ses sketchs radiophoniques. Chaque épisode quotidien révélait l’inépuisable capacité d’observation du plus grand chroniqueur des complexités de la société haïtienne. Ses mots dans Haïti la fin des chimères, le documentaire de Charles Najman, pointent les maux qui ont vicié le pays. La gente féminine n’est pas en reste dans l’essor créatif. Le sacre de Yanick Lahens, couronnée par le prix Femina pour son roman Bain de lune, confirme la splendide production des plumes amazones Kettly Mars, Emmelie Prophète, Marie-Célie Agnant ou encore Évelyne Trouillot... Que celles que j’oublie, et elles sont nombreuses, me pardonnent. La littérature est une matière première intarissable en cette terre où se tissent des possibles au gré des rencontres, des frottements de la vie en temps de disette. Guy Régis Jr met en scène Dézafi de Frankétienne, Raoul Peck et Lionel Trouillot font chemin commun pour écrire le long-métrage Meurtre à Pacot. Pour finir ces quelques vers de mon cru en hommage à mon ami écrivain et éditeur Rodney Saint-Éloi (éditions Mémoire d’encrier) :
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« Ô grande assoupie, entends les cris vrais des écrivains aux écrits vains mais si nécessaires pour mieux appréhender le monde qui s’en vient, celui qui se bâtit par le souffle vivant des êtres, par la force des petites mains à l’œuvre. »
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L’amour aux temps du désastre Saran Koly
Cinq ans après le tremblement de terre dévastateur, Dimitry Léger, ancien journaliste et humanitaire, publie son premier roman. S’inspirant des mois qu’il a passés en Haïti après le cataclysme, Léger commence l’écriture de God Loves Haiti à Florence, en Italie. Il s’agit d’un conte romantique, politique et religieux, qui suit la vie de trois amoureux habitant à Port-au-Prince, la capitale. À la manière du conte de Gabriel Garcia Márquez, L’Amour aux temps du choléra, ce livre à la fois romantique et comique fait du tremblement de terre qui a frappé Haïti en 2010 la toile de fond d’une comédie romantique, avec la perspicacité et la compassion de quelqu’un ayant vécu la catastrophe de près.
« Un coup d’œil dans la vie des familles haïtiennes et les récits que les survivants m’ont confiés de manière compulsive avaient de quoi faire un bon livre, » dit-il. « Les voix des adultères frustrés du livre, dignes de foi à différents degrés, me sont parvenues d’abord lentement, puis furieusement. » Le tremblement de terre de 2010 a touché au moins 3 millions de personnes, tuant des centaines de milliers d’Haïtiens et laissant 1,3 millions sans-abris. D’une magnitude dévastatrice de 7,0, son épicentre se situait à Léogâne, à 25 kilomètres à l’ouest de Port-au-Prince. Marqués à vie À ce moment-là, Léger vivait avec sa famille dans les Alpes françaises, employé par une compagnie de
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logistique suisse. Il explique : « Ma première réaction… fut celle d’une tristesse abasourdie pour le pays, et la peur, inoubliable, pour ma famille en Haïti, notamment mes cousins et leurs enfants qui ont le même âge que les miens. » Les Nations unies lui proposent de retourner en Haïti; il accepte « sans hésitation ». Il ajoute : « Ça n’a pas été facile mais c’était une bonne occasion de dire à mes propres enfants la place particulière que la maison qu’ils ont en Haïti a pour moi, et, avec God Loves Haiti, la place particulière qu’elle devrait avoir pour eux. » « Ma génération sera marquée à jamais, quelque part, par la terreur générée par ce tremblement de terre, un peu comme les générations précédentes se rappellent avoir été terrorisées par un dictateur ou par l’invasion d’une armée étrangère. Durant ce processus, j’ai appris à écrire à propos de tout ce qu’on voudrait savoir sur la société haïtienne contemporaine », dit-il encore.
certains des plus beaux moments de sa vie en Haïti et il « voulait essayer de partager un peu de ce sentiment par le biais de la littérature ». Dans « After the Tyrant, le déluge » (http:// observer.com/2014/10/after-the-tyrantle-deluge/), un texte publié en octobre dernier dans le New York Observer suite à la mort du dictateur Jean-Claude Duvalier, Léger décrit les injustices que le peuple Haïtien a dû endurer durant ces années de dictature. Il explique que, en 1986, la seule possibilité pour sa famille a été de quitter le pays, du fait de l’instabilité de la situation politique : « Après un an d’assignation à domicile, alors que le gouvernement Duvalier semblait déterminé à éliminer tout protestataire, mon père a décidé de réenclencher le siège éjectable. Au début de l’année 1986, je me suis ainsi retrouvé sur le chemin de l’école dans les rues glaciales de Brooklyn. »
L’hommage rendu à Haïti à travers le premier livre de Léger provient de son amour profond pour ce pays. Malgré les trente années qu’il a passées aux ÉtatsUnis et en Europe, il confie avoir vécu
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« aucun écrivain, mort ou vivant, n’honore l’âme d’Haïti » comme Edwidge Danticat »
En plus du tremblement de terre, la population a été contrainte de découvrir que les casques bleus des Nations unies avaient accidentellement amené une souche de choléra du Népal dans leur pays. Bilan : 8 000 morts. Léger écrit : « La mission des Nations unies en Haïti a un budget annuel de 500 millions de dollars pour ses 5 145 soldats et ses 2 377 officiers de police mais elle est incapable de réunir 38 millions de dollars pour guérir les Haïtiens d’une maladie qu’elle a greffé sur les terribles ravages économiques et structurels engendrés par le tremblement de terre qui hante toujours le pays. » Son père, un parent célibataire, a façonné la vision positive que Léger lui-même a de son pays. « Nous étions proches, ditil. Il aimait Haïti plus que n’importe quel autre endroit et il en attesté toute sa vie durant. » Pour God Loves Haïti, c’est ce lien profond avec son père et son pays natal qui l’a déterminé à montrer Haïti sous un angle nouveau, afin que, lorsque les lecteurs « verront le prochain gros titre à propos d’Haïti, j’espère qu’il prendront
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un plaisir personnel à sentir, à travers le regard du monde dans mon livre, que “les gens sur les unes des journaux, en particulier les politiques, sont beaucoup plus complexes et intéressants que ne le suggèrent ces gros titres” », dit-il.
et Junot Diaz ont placé la barre très haut dans l’écriture d’histoires universelles sorties tout droit de vies caribéennes, explique-t-il. « C’était génial de voir de nouveaux écrivains des Caraïbes malicieusement émerger de l’ombre certaine dans laquelle ils étaient plongés, et de surprendre tout le monde », précise-t-il.
Léger raconte que le désir d’écrire un livre ne lui est venu qu’après la naissance de son fils en 2002, alors qu’il réintégrait l’Église catholique et s’intéressait au catholicisme dans la littérature, celle de Dante, de Graham Greene et d’Albert Camus, tout en puisant dans la littérature romanesque classique qui dépeint l’amour dans des contextes difficiles, telle que L’Adieu aux armes d’Hemingway ou Le Patient anglais de Michael Ondaatje.
Léger travaille actuellement sur un nouveau roman qui promet d’inclure certains de ses éléments favoris, tels que l’histoire haïtienne-américaine, l’amour qui finit mal ou encore le football. God Loves Haiti, de Dimitry Elias Léger est paru le 6 janvier 2015 aux éditions Amistad
Pour Dimitry Léger, « aucun écrivain, mort ou vivant, n’honore l’âme d’Haïti » comme Edwidge Danticat. Dans la littérature des Caraïbes, des auteurs tels que Danticat
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“« En Haïti, l’inspiration vous déferle dessus. » Saran Koly
Grande voyageuse, mère de cinq enfants de cinq pères différents ainsi que grand-mère de deux petits-enfants, elle est allée, avec deux de ses filles, aider deux familles en Haïti après le séisme, à Jacmel, où les personnages animant sa vie quotidienne sont devenus ceux d’un blog, Mémé attaque Haïti, puis d’un livre du même nom, qui paraîtra le 25 février 2015 aux éditions VLB. Amitié, humour, tragédie, Haïti, catastrophe… Votre récit est-il inspiré de votre excellent blog Mémé attaque Haïti ? Mon blog m’a servi de canevas, mon récit s’appelle d’ailleurs Mémé attaque Haïti. En gros, j’ai repris plusieurs anecdotes, j’ai conservé le ton brutal et irrévérencieux, puis j’ai tricoté autour des personnages et de leur histoire. Ça donne le portrait coloré d’un univers que j’ai trouvé fascinant et que j’avais envie de partager. Quel est votre rapport à cette île ? “Haïti, c’est à la fois une histoire d’amour et de lassitude”. J’ai craqué pour cette planète étrange remplie de magie, d’humanité et d’artistes, mais j’ai fini par en avoir plein le cul de l’inconfort, des bananes frites et des moustiques. Sept ans, c’était trop, j’aurais dû partir avant, mon souvenir serait demeuré plus doux. Mais je dis ça, je dis ça… Je sais bien que ce joyeux chaos va finir par me manquer et que je vais y retourner en courant. Mais pas maintenant, en tout cas pas pour aussi longtemps.
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Où avez-vous puisé votre inspiration ? Tout est possible en Haïti, comme chacun sait. C’est tellement vrai que, en effet, tout arrive, tout le temps ! Inutile de puiser de l’inspiration donc, elle vous déferle dessus au détour de chaque ruelle ou conversation, reste juste à faire le tri. Personnellement, c’est le quotidien que j’ai choisi de rapporter, un quotidien qui a le mérite de divertir et de faire réfléchir en même temps. On ne s’ennuie pas une seconde dans ce petit pays, c’est clair ! Haïti est un bouillonnement de culture, arts plastiques, arts vivants, écritures contemporaines, comment pensez-vous que votre récit s’inscrive dans ce contexte ? Franchement, je ne sais pas. Mon écriture n’a rien d’haïtien et je ne m’adresse pas à ceux dont je parle. “C’est triste à dire, mais la lecture est un sport de riche”, je n’ai jamais vu un pauvre perdre son temps à lire un roman. Il y a ce grand paradoxe en Haïti : les artistes foisonnent, littéralement et dans tous les domaines, et pourtant, sauf pour la musique, la population ne consomme pas d’art. Je n’ai jamais vu une sculpture, un tableau ou un livre chez des pauvres. On parle tout de même de la majeure partie de la population. En 2010, après le tremblement de terre, pourquoi êtes-vous retournée en Haïti ? Quel était votre projet ? Quelles ont été vos premières impressions ? Les images d’horreur m’ont chavirée, mais je n’ai pas eu le courage d’y aller tout de suite. C’est neuf mois plus tard que j’y suis retournée, en me donnant pour mission de remettre sur pied deux familles qui me tenaient particulièrement à cœur dans le temps. Je suis donc partie avec mes deux adolescentes pour essayer de faire une petite différence dans leur vie.
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Mes premières impressions, c’est que le pays avait changé… en mieux. Je ne parle pas de l’état déplorable des lieux, évidemment, mais les gens m’ont paru beaucoup plus heureux et actifs que dans mon souvenir. Y a-t-il une dichotomie entre Haïtiens et étrangers (connaissant bien le pays) dans le domaine de l’écriture ? Le regard du natif est forcément différent de celui du visiteur. Les intérêts aussi, je suppose. Mais ça, c’est international. Cinq ans plus tard, comment décririez-vous votre Haïti ? C’est un pays qui bouge peu et très lentement. Sans être pessimiste, je ne crois pas aux grandes améliorations à court terme. Je parle d’eau, d’électricité, de routes. Ce serait déjà fait depuis longtemps s’il y avait une réelle volonté de le faire, qu’on est porté à se dire… En même temps, je ne suis ni experte ni dans l’humanitaire, je ne connais pas les rouages ni les visions à long terme. C’est sans doute pour ça que je ne vois que les châteaux, les salaires trop élevés, les dépenses faramineuses ; je ne suis pas en mesure de juger de l’intérieur. D’autres projets d’écriture, (mais pas seulement) pour l’avenir ? Mémé attaque Haïti, publié aux éditions VLB, sort en librairie le 13 février. Ensuite, je termine un autre roman déjà pas mal avancé, et, à travers tout ça, des voyages, bien sûr. J’ai eu un coup de cœur pour le Vietnam l’an dernier, c’est là que j’ai envie de passer les prochaines années. Mais non, je ne prépare pas Mémé attaque Saigon, je veux juste me goinfrer de nems et de phò…
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Louino ‘Robi’ Robillard
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Bâtisseur du futur Sabina C. Robillard
Louino « Robi » Robillard est né dans les régions rurales du nord d’Haïti la même année que celle où Jean-Claude Duvalier fut exilé du pays. Après la mort de sa mère à un jeune âge, son père se joint au nombre massif d’Haïtiens qui migrent de la campagne vers la capitale Portau-Prince. Tout comme des dizaines de milliers d’autres habitants, le seul endroit où ils peuvent se permettre de vivre est Cité Soleil, le plus grand bidonville du pays. Robi est élevé dans une zone appelée Ti Ayiti et grandit dans la dégénérescence de Cité Soleil, au sein d’un cycle de violences et de gangs. Avec des chars roulant à travers les rues et les affrontements meurtriers entre la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), la police haïtienne et les gangs, Cité Soleil est déclarée zone de guerre lorsque Robi entre au
lycée. Il obtient son Diplôme d’école secondaire en 2008 mais doit travailler dans une usine afin de payer sa scolarité. Deux ans plus tard, il reçoit son diplôme d’associé dans l’administration municipale et envisage d’entrer à l’université pour y étudier la linguistique. Le 12 janvier 2010, Robi et son ami Donald sont sur un taptap (taxi collectif en Haïti) de retour du centre-ville en direction de Cité Soleil. Ils viennent tout juste de rentrer dans les limites de la ville lorsque Robi remarque que les feux de circulation se balancent comme des tiges de riz dans le vent. Puis un nuage blanc. Il réussit à débarquer du taptap avant que ce dernier ne fonce dans un mur, s’agenouille sur le sol, tremblant. Là, à genoux, Robi se rappelle avoir questionné son existence – il se promet que, s’il en sort vivant, sa vie prendra un nouveau sens. Lorsque le sol cesse
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de trembler et que la poussière retombe, Robi retrouve son ami Donald et tous deux se précipitent pour retourner à Ti Ayiti, dépassant des personnes poussant des corps dans des brouettes afin de les amener à l’hôpital. Il rassemble sa famille et la conduit à la place Fierté, la plus grande place publique au centre de Cité Soleil, loin de tout objet pouvant leur tomber dessus. Toutes les familles se sont rassemblées sur la place Fierté et les personnes des quartiers voisins, normalement rivaux, partagent le peu qu’ils ont les uns avec les autres. Chaque fois que des répliques sont ressenties, les gens hurlent.
Mais quelque chose de bien plus tragique que les répliques du tremblement de terre les préoccupe rapidement : la prison nationale d’Haïti, abîmée durant le tremblement, libère des centaines de prisonniers dans les rues. Les gangsters que Robi et d’autres membres que la communauté ont participé à enfermer sont parmi les échappés et cherchent à se venger. Pendant que plusieurs Haïtiens organisent des comités de recherche et de sauvetage, enterrent leurs morts et sont à la recherche de nourriture et d’eau potable, Robi et ses amis forment des patrouilles afin de garder leurs quartiers en sécurité. Ils n’ont pas pu trouver la police ou la Minustah, car celles-ci ont gravement souffert du tremblement de terre ; ils sont seuls, mais trouvent la force de survivre.
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Robi est profondément changé par l’expérience du tremblement de terre : non seulement il a survécu, mais il est également témoin de ce que sa communauté peut accomplir lorsque ses membres, livrés à eux-mêmes, n’ont pas d’autre choix que de travailler ensemble. Aussi longtemps qu’il peut s’en souvenir, Cité Soleil a toujours été divisée par des guerres territoriales, mais pour quelques semaines, les gens semblent avoir oublié à quel quartier ils appartiennent et, entre eux, ils partagent, se consolent et se protègent. Cette unité s’est dissoute une fois l’aide internationale arrivée ; mais Robi ne l’oubliera jamais.
Robi est impatient d’en faire plus. Il est le représentant des jeunes au forum du comité Cité Soleil et bénévole dans une base communautaire qui s’occupe d’évaluer les besoins des habitants après une catastrophe. Plus tard il participe à une formation sur la cartographie offerte par OpenStreetMap et fait sa mission d’identifier les camps de personnes déplacées ; c’est sa façon de s’assurer que sa communauté est vue et entendue. Grâce à cette initiative, il est engagé par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), où il travaille à cartographier des points d’intérêts humanitaires incluant des cliniques accessibles durant l’épidémie du choléra et des abris potentiels durant le début de la saison des ouragans.
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Un an et demi après le tremblement de terre, Robi devient un des membres fondateurs du mouvement social à Cité Soleil : Konbit Soley Leve, qui rassemble des leaders communautaires afin de travailler pour le bien de tous. Ils ont basé leur structure non pas sur l’organisation mais sur le konbit, une pratique haïtienne traditionnelle venue des zones rurales. Ce système est basé sur la réciprocité : à Cité Soleil, cela ressemble à un quartier invitant des individus pour les aider à nettoyer un canal, ou repeindre une rue, ou encore à résoudre un conflit. Le mouvement bâtit des relations entre les gens des quartiers qui étaient en conflit auparavant. Ce mouvement travaille à construire la paix très lentement, à partir de zéro.
Robi quitte l’OIM après 16 mois afin de se consacrer plus à son travail à Cité Soleil. Il obtient sa maîtrise en Changement communautaire appliqué et en Consolidation de la paix avec l’École de la paix de Futur Generations, un programme alternatif qui lui permet de rester dans sa communauté. Durant ses études, il voyage dans des pays comme l’Inde et le Kenya, ainsi qu’à Detroit, afin de rencontrer des gens qui luttent pour réduire la violence de manière globale. Il participe à la fondation d’un programme haïtien pour les générations futures, lequel travaille maintenant sur la responsabilisation des communautés et sur des questions de changement social dans Cité Soleil et autre zones rurales. Robi voyage à travers le pays à la recherche de communautés innovatrices qui se développent par elles-mêmes, et qui sont prêtes à partager ce qu’elles ont appris. Inspiré par les communautés qu’il rencontre, Robi achète une terre dans la ville où il est né et y plante une forêt en mémoire de son épouse, Sabina.
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Robi est aujourd’hui membre de trois organisations à but non-lucratif et offre des conseils à un grand nombre d’organisations œuvrant dans des communautés isolées à travers Haïti, posant des questions diverses, telles la communication et la déforestation. Il travaille à former des jeunes leaders, sachant très bien qu’il s’agit de la génération fortement touchée par le tremblement de terre et que beaucoup, tout comme lui, ont le même sentiment de nécessité. Il bâtit une sorte de conscience nationale et se préoccupe du fait que, “si les Haïtiens ne s’étaient pas réveillés le 12 janvier 2010 pour travailler ensemble, ils ne le feraient jamais”.
Le rêve de Robi est de voir les Haïtiens rebâtir le Palais National, détruit pendant le tremblement de terre, avec leurs propres ressources, comme un symbole de leur force à bâtir leur propre futur. Il a passé les cinq dernières années à essayer de récréer le même sens de solidarité que lorsque la terre tremblait et que l’aide n’était pas encore arrivée.
* Sabina is Louino Robillard’s wife, she has been living in Port-au-Prince since 2010.
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