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Du marécage à la cathédrale

Je me rends bien compte que je ne suis pas pleinement légitime pour tenter de vous exposer ce que je souhaite dans ce chapitre, étant donné que je viens à l’isntant de prier les vêpres d’hier après-midi. Je l’ai fait cette nuit, à 4 h 17, donc avec presque douze heures de retard, à l’heure où les moines du Barroux sont déjà debout pour les laudes du jour. Le jour d’après. En outre, avec l’esprit obscurci par la fatigue, je ne suis pas sûre d’avoir choisi les bonnes pages. Cela te dit le niveau. Mais finalement, l’important n’est-il pas d’essayer ?

Il est fondamental d’avoir un programme, une règle que l’on aime et que l’on cherche à respecter, convaincu qu’elle nous mène au bonheur, même si l’on sait qu’elle ne sera parfois pas du tout respectée. Non pas parce que nous aurons dû faire face à des urgences réelles comme convaincre un suicidaire de changer d’avis, ou bien amener un enfant aux urgences, mais parce qu’on aura perdu notre temps sur Facebook ou à lire les articles du Foglio2 – ce qui revient un peu à ne prendre que les cerises dans une salade de fruits. Parfois, nous y parviendrons, mais mal. Je n’envisage même pas l’option « super luxe » : cela concerne ceux qui tiennent tous leurs engagements, le font même bien, peut-être même vaguement à l’heure (je considère qu’on est à l’heure quand on ne dépasse pas trois heures de retard). Il y aura également des moments où l’on y parviendra presque, mais où surgiront des éléments incontrôlables, comme les poux. Le seul jour où tu envisages avec orgueil de consulter le dépliant « Choses à faire si vous avez du temps à perdre » (que j’ai depuis le collège, même si j’y ai apporté quelques modifications, comme d’avoir rayé les secrets de beauté de Candy), avant que le soleil ne se couche, un pou gras comme un moine va apparaître dans les cheveux de l’une de tes filles, généralement juste avant que n’arrive une petite amie dont la mère a un scanner antilentes à la place de l’œil. Voilà un moyen drôle et gratifiant de perdre trois heures. Mon père spirituel estime cependant que ce sont des grâces. Selon lui, plus aucun parasite ne s’attaquera à moi au purgatoire, et donc, si quelque chose me gratte maintenant, cela signifie qu’il me reste encore du temps pour me convertir et me sauver. (Selon lui, il n’y aurait pas non plus de moustiques… ce ne doit pas être si mal alors, ce purgatoire.) Le fait est, de toute façon, que les poux et les acariens, les erreurs de certificats et les bureaux où il faut retourner plusieurs fois, les cahiers perdus, les recherches de groupe à faire à la maison, les aérosols, le parallélisme des pneus et les impôts à payer dans un délai de six minutes ne rentrent pas dans la catégorie des imprévus qui entravent la vie spirituelle. Pour nous, laïcs, ils en sont, au contraire, la matière première. La trame dont sont tissées nos journées est le fil qui peut broder une prière pour Dieu, non pas malgré tout ce que nous devons faire, mais justement grâce à tout ce que nous devons faire.

C’est très certainement la grande nouveauté du concile

Vatican II : proposer une vie spirituelle sérieuse à portée de tous, une vie ayant tout autant de valeur que celle des consacrés. Pour tous ceux qui la désirent profondément. Il était effectivement curieux de penser que Dieu rendrait indispensables certaines choses pour que l’homme vive sur terre (ainsi je ne travaille pas pour passer le temps), et que ces choses, en même temps, l’éloigneraient de lui. Un peu comme si je pensais que mes enfants sont mes enfants seulement quand je les allaite ou les tiens dans mes bras (laissons tomber le fait que c’est ce que je voudrais, un autre de mes problèmes psy… Je ne comprends pas comment, alors que je venais tout juste de nettoyer la bouche de ma fille à la fin d’un petit pot, elle a pu me demander juste après de se faire percer les oreilles : j’ai dû être distraite pendant un quart d’heure). On doit, au contraire, regarder nos enfants agir dans la liberté, contempler le travail accompli et savourer… sauf quand ils te déclarent que ce serait merveilleux d’être irlandais pour pouvoir se saouler avant le coucher du soleil, ou quand ils espèrent que le service de sécurité de l’église va arriver et les mettre dehors… Et dans de nombreuses autres situations en fait, maintenant que j’y pense. Effectivement, on ne se réjouit pas si souvent, mais ce sont tes enfants, et tu ne peux pas espérer les allaiter toute ta vie (si tu le souhaites, évite au moins de le dire devant leurs amis).

En fait, je veux juste dire que Dieu nous aime d’un amour infiniment plus grand que l’amour que nous éprouvons pour nos enfants (ou celui de nos parents pour nous), et qu’il nous aime dans la liberté. C’est dans cette liberté – et dans tout ce que nous faisons chaque jour, même quand nous ne sommes apparemment pas avec lui – que nous pouvons le trouver. Il doit y avoir un moyen de le trouver, même chez le dentiste ou dans une réunion de rédaction. Notre monastère wifi est plongé dans la vie jusqu’au cou. Nous autres laïcs sommes essentiels pour l’Église : c’est encore le concile Vatican II qui le dit (Lumen Gentium). Maintenant, à nous de transmettre cette parole en dehors des églises, puisqu’elles sont de moins en moins remplies !

Il existe des moments sacrés qui n’appartiennent qu’à Dieu. Dans ces moments-là, nous devons ôter nos sandales car nous foulons une terre sainte. Une terre habitée par Dieu. Ce sont les moments de la rencontre. Demeurer avec lui, même quand tu essuies le vomi de ta fille (et de sa jumelle prête à prendre le relais), ou peu après. Demeurer avec lui, même au milieu d’un cocktail. Demeurer avec lui.

Il est nécessaire de consacrer des moments à Dieu, seulement et exclusivement à Dieu, de rester devant le buisson ardent. Nous aussi laïcs sommes appelés à donner la primauté à l’adoration de Dieu (ce que confirme Sacrosantum Concilium3).

C’est seulement en s’enracinant dans ces moments que l’on peut transformer toute notre vie en une seule et unique grande prière. Mais comment trouver, chercher, mendier, implorer ces moments de rencontre ? Le bienheureux Égide d’Assise4 nous conseille de demander par oraison, de chercher avec un désir amoureux, de combattre sans trêve. Demander sans relâche, oui, mais quoi exactement ? Et comment ?

Celle qui a prononcé des vêpres à la mauvaise heure, de manière dystopique et même peut-être un peu dyslexique, n’a pas de grands conseils à donner. Je suis sûre d’une chose cependant. Ces moments doivent être pensés, planifiés, organisés et il faut se battre pour les préserver. Si l’on attend, au prétexte qu’il est possible de prier à tout moment de la journée : « Quoi ? Moi, je ne trouverais pas un quart d’heure pour prier à un moment ou l’autre ? », alors c’est mathématique : il est certain que tu ne le trouveras pas. Du moins, c’est ainsi que cela se passe pour moi. Car c’est parfois fatigant de prier. Pour moi, ça l’est même toujours. Il faut être réellement présent, alors que toute autre activité propice au vagabondage de l’esprit (comme repousser les cuticules autour de l’ongle) nous semblera plus urgente que la prière. Urgente et incontournable.

3. La constitution Sacrosanctum Concilium est l’une des quatre constitutions conciliaires promulguées par le concile Vatican II.

4. Ou Gilles d’Assise, un des premiers compagnons de saint François d’Assise.

Ainsi, il est nécessaire de ne pas y aller au hasard, de ne pas se perdre dans le marécage qu’est notre inconscient, mais d’avoir un plan. Nous avons l’air de nous porter très bien dans notre marécage, à dire vrai. Au moins à première vue. Il est humide, tiède, en mouvement. Il s’adapte aux circonstances et à nos exigences. Il nous donne toujours raison. Ainsi, moi, je peux toujours me dire que ce n’est pas moi qui perds patience avec mes enfants car je suis égoïste et que je ne veux pas me laisser entièrement dévorer par eux, mais parce que quelqu’un ne m’a pas aimée suffisamment (je peux sûrement trouver quelques exemples à l’appui). De la même façon, ce n’est pas que je doive rester au téléphone plutôt que régler le conflit épuisant entre les trois frères, c’est simplement que je n’en ai pas envie. J’entendrai distinctement en moi une voix me dire que je fais bien, que j’ai bien le droit de me réserver des petits moments, en tant que femme qui travaille. La syndicaliste qui sommeille en moi est toujours plutôt réactive quant à l’affirmation de ses droits. (Quand elle était encore petite, une de mes filles m’a appelée une fois en disant : « Maman, où t’es-tu sauvée ? » Les enfants comprennent tout, et elle avait parfaitement compris que je m’étais mise à repasser simplement pour échapper à leurs demandes.) La syndicaliste que je suis, sur le modèle du mineur anglais, s’active aussi quand je décide que c’est le moment de prier. Est-ce que tu ne mériterais pas maintenant ta part de chocolat fondant 65 % devant un épisode de Mad Men (Dieu bénit toujours Don Draper) ? Tu l’as bien mérité après une journée pareille ! Allez, tu diras ton chapelet plus tard. Mais quand, plus tard ? Au fond, tout est relatif, s’empresse de déclarer mon inconscient, toujours épaulé par la syndicaliste qui veut m’éviter toute fatigue. (J’ai également une Thatcher intérieure, mais je ne sais si elle mène les bons combats : c’est elle qui m’envoie courir à 10 heures du soir par zéro degré.) En résumé, c’est le moment Mad Men, et quel mal y a-t-il à prendre un chocolat ? Évidemment, il n’y a rien de mal, si ce n’est qu’en agissant ainsi, je perds encore aujourd’hui la seule chose qui me rende véritablement heureuse.

La foi catholique offre la possibilité de transformer le marécage de l’inconscient en une cathédrale. Car, pour nous, la vie a un sens, une direction. Les jours forment un chemin, notre édifice intérieur. L’histoire même n’est pas cyclique mais orientée vers un but précis : elle a une fin – c’est la grande nouveauté du judéo-christianisme. Le mot même « fin » vient du latin findo, « fendre », c’est-à-dire quelque chose qui coupe, qui sépare, qui permette le discernement. Le but de l’histoire est le moment où « Il viendra juger les vivants et les morts ».

Notre histoire est soumise à un discernement. Chaque jour, nous faisons un choix, mieux encore, nous devrions le faire. C’est là que réside toute la différence : se laisser vivre au jour le jour, au rythme des urgences, des événements extérieurs et des demandes des autres, ou bien décider de ce que l’on fait entrer dans sa vie. Et de ce qui n’y entrera pas. En admettant que nous ayons pour objectif conscient de nous occuper de notre vie spirituelle, nous le faisons peut-être à l’aveugle. Ou bien superficiellement.

Quand il s’agit des études, de notre vie professionnelle, ou plus encore, quand l’argent rentre en jeu, nous sollicitons toute notre intelligence, notre inventivité et notre capacité d’organisation. Même pour les régimes : à dire vrai, nous sommes capables d’engager des dépenses, des efforts et une fatigue incroyables. Si nous savions que prier le chapelet permet de maigrir et de lutter contre la rétention d’eau, qu’il multiplie au centuple notre compte en banque – chacun a ses idoles –, ou bien qu’il assure une sorte de protection magique pour nos enfants, nous le suivrions avec beaucoup de rigueur. En réalité, il nous apporte beaucoup plus (on nous a promis le centuple ici-bas, ainsi que la vie éternelle, et non deux sous), mais fondamentalement, nous n’y croyons pas vraiment. De la même façon, au lieu de réfléchir, d’utiliser toutes les ressources de notre intelligence pour chercher à comprendre comment vivre, comment entrer en relation avec Dieu, ce que nous pouvons apprendre sur lui, sur ce que l’Église et deux mille ans de patrimoine d’intelligence ont à nous apprendre, nous préférons demeurer de gros naïfs, crédules, inconstants et farfelus.

Pourtant, il nous faut utiliser notre cerveau, entièrement. Dans la chapelle Sixtine, le manteau de Dieu est une coupe sagittale du cerveau (Michel Ange était passionné d’anatomie) : c’est encore le père Emidio qui me l’a fait remarquer et je suis allée le contrôler en personne cet été. Dieu a créé le cerveau, et celui qui croit devrait l’utiliser au mieux, pour chercher à connaître Jésus, qui n’est pas un croisement entre une personne simple, mais pleine de bon sens, et une statuette religieuse décorée de petits oiseaux et de cœurs (c’est plus ou moins la vague idée qui ressort de l’opinion commune).

Dans la foi, l’émotivité sert peu. Ce qui touche à notre liberté est lié à l’activité du cortex cérébral, alors que notre part animale est dominée par l’émotivité et par les réflexes. Quand tes réflexes te poussent à t’écarter à l’approche d’un deux-roues, tu les écoutes sans lancer une grande réunion avec toi-même. Pourtant, dans la majorité des cas, l’émotion est très mauvaise conseillère. Au mieux, nous pouvons parfois lui laisser libre cours, par exemple lors des longues conversations téléphoniques avec mon amie Paola, protégées par un bouclier magnétique et par un logiciel crypté que même Dieu n’écoute pas. Lors de ces appels protégés de toute interception, nous pouvons exprimer toutes nos émotions, même les plus méprisables. Par définition, mon amie Paola ne me jugera jamais mal, puisque : 1) tu as raison ; 2) tu as bien fait ; 3) tu es très en forme ; 4) si tu t’es trompée, de toute façon, ce n’est pas grave ; 5) tu peux trouver une solution ; 6) c’est la faute de quelqu’un d’autre ; 7) tout se terminera bien ; 8) tu es encore plus en forme qu’au début de la conversation. Donc, après avoir parlé pendant trente-huit minutes de la difficulté de notre vie, tenté de comprendre pourquoi personne ne prend en charge nos problèmes (ce n’est pas vrai, mais nous sommes sur une ligne protégée et nous pouvons tout dire), répété combien c’est injuste qu’une telle charge nous incombe à nous, nous pouvons sereinement nous mettre à développer le sujet. Se plaindre ne sert pas à changer les choses, mais seulement à nous sentir mieux. Ce concept est d’ailleurs totalement incompréhensible pour les hommes. Si vous vous plaignez auprès d’un homme, il vous répondra invariablement – au lieu de vous exprimer sa compréhension et quelques rares compliments : « Qu’est-ce que je dois faire ? », et vous aurez irrésistiblement envie de le frapper. Je pense que je devrais mettre mon numéro de téléphone à la fin du livre, pour les femmes provisoirement dépourvues d’amies : je suis une grande auditrice de lamentations.

Donc, grâce à l’intelligence – qui est un don de Dieu – et peu d’émotion – une très mauvaise conseillère –, il faut avoir pour projet d’édifier une cathédrale. Même s’il faut une vie entière pour cela. Pour construire, il faut toute une vie, mais pour détruire, il suffit d’une bombe et de quelques secondes. Peut-être ce projet ne soulèvera-t-il pas l’enthousiasme autour de nous. Certains nous prendront pour des fous. Il y a quelque temps, lors d’un voyage, j’ai demandé à une employée de Subdued5 (une belle blonde de trois kilos maximum) s’il y avait une messe dans les environs. Elle m’a regardée comme si je cherchais deux licornes.

Effectivement, peu nombreux sont ceux qui ont un projet sérieux de vie spirituelle. Et parmi ceux-là, peu s’y tiennent vraiment. Cela explique les visages tristes que nous croisons. Peut-être ne croyons-nous pas réellement que la porte du bonheur se cache là, dans la découverte que nous sommes aimés. Comme le dit sainte Catherine, les âmes se convertissent, mais « retournent ensuite à leur vomi ». Elle n’y va pas de main morte, Catherine, mais l’image du vomi est appropriée : le vomi, c’est ce que nous avons en nous, les sensations, les sentiments, les passions, les émotions. Avoir un projet, c’est exercer notre jugement sur ce que notre monde intérieur plein d’erreurs continue à nous suggérer. C’est décider d’écouter une autre voix que la nôtre, et la faire passer avant.

Le projet, c’est ce qui fait la différence au sein de nos vies. Le projet, c’est ce que nous décidons de faire du terrain qui nous a été confié pour notre vie – tout ce que nous possédons, même nos qualités, ne nous appartient pas, nous le recevons. Nous pouvons transformer ce terrain en y mettant des arbres fruitiers, ou bien un potager, une vigne, une roseraie... Ou bien le laisser inculte.

Quand je pense, quand je parle et j’agis – possiblement dans cet ordre (l’ordre est important : par exemple, j’achète un top à franges et je l’essaye : cela ne fonctionne pas ; le fait est que je ne l’essaye pas aujourd’hui parce que je sais que je maigrirai demain et qu’il m’ira parfaitement ensuite) –, cela change tout si je le fais en me fondant sur un projet, ou bien sur ce que je ressens, sur la dernière stimulation ou sollicitation. Le christianisme, ce n’est pas ressentir quelque chose. Mon cher père Emidio dit : « Si tu dois ressentir quelque chose, roule-toi un joint » (tandis que ma devise est celle de don Dario : « Si tu n’as pas le courage, trouve-le. »)

La vie est un grand travail de transformation. Nous passons de l’état animal à celui d’homme. Un enfant nouveau-né est plein de désirs qui exigent une satisfaction immédiate : téter sa mère, être dans les bras, être l’objet d’une attention continue (il est inutile de lui offrir le meilleur tabac à priser ou le meilleur porto du Portugal : il ne veut que toi). Ensuite, les désirs et les demandes deviennent différents et il y a de multiples façons de demander de l’amour. Grandir, en revanche, c’est mettre de l’ordre dans ses désirs : le péché n’est pas une offense ou un tort que nous faisons à Dieu, mais c’est mettre le plaisir à la mauvaise place. Il y a le plaisir un peu simple de regarder un feu d’artifice et il y a des plaisirs qui nous tirent vers le haut. Ces plaisirs-là s’installent un peu plus profondément en nous et confèrent une plénitude qui dure. Apprendre à élever ses désirs, c’est ne pas écouter cette part de nous où résident, par exemple, l’égoïsme stupide, la précipitation, la paresse. J’ai tenté de l’expliquer à mon fils quand il m’a dit : « Maman, je suis face à un dilemme. D’un côté, je me vois me consacrer à la science et construire un lance-patates. De l’autre, je me vois bien en pyjama jusqu’à midi, en train de manger devant la télévision. » Pour moi, le lance-patates était le plus mauvais choix. La vie de débauche semble parfois être la meilleure chose à laquelle aspirer, la plus simple en tout cas : une vie dont le principe serait de ne jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut remettre au lendemain ou refiler à quelqu’un d’autre, ou de faire semblant de n’avoir rien entendu. Celui qui éduque, parent ou enseignant, n’a pas besoin qu’on le lui rappelle : il est entouré de sujets souhaitant seulement se vautrer sur n’importe quel type de surface horizontale, à partir du moment où il y a un écran (on les appelle ici les « avachis » : j’ai donné naissance à quatre avachis sur quatre enfants, une bonne moyenne donc). Des sujets prometteurs pour nous, mères anxieuses persuadées qu’ils finiront comme George Best : « J’ai dépensé une grande part de mon argent en alcool, femmes, et voitures de sport. Le reste, je l’ai gaspillé. »

À cette manière mensongère de concevoir notre vie et notre relation aux autres s’ajoute ensuite, en plus du mal intérieur que nous appelons « péché originel », l’intervention extérieure de l’ennemi, le malin. Il nous hait et veut que nous ne nous aimions pas, que nous soyons antipathiques à nousmêmes et lourds à porter. Si l’on enlève Dieu, seule reste l’idée d’un homme mauvais – ce qui est majoritairement la pensée d’aujourd’hui – depuis les philosophes du soupçon, comme Friedrich Nietzsche selon lequel « Tu n’es rien », jusqu’à avec Sigmund Freud, qui t’explique que c’est vrai, tu n’es rien, et qu’en réalité, tu es en conflit avec ta mère.

Pourtant, nous voulons parier que la réalité ultime de l’homme est la beauté et que la vie est, au contraire, pleine de sens. Toute action – de l’aiguille que nous ramassons par terre à celui que nous épousons, en passant par chacun de nos actes –a un sens. Car même les cheveux de notre tête sont comptés, nos actions résonnent pour l’éternité. (J’aimerais savoir si les poux sont également comptés, ce qui me permettrait d’espérer que mon épopée puisse connaître un terme. Avant que je ne meure, évidemment.)

Nous pouvons choisir ce que nous voulons faire de notre vie. Nous pouvons la concevoir comme un exutoire, un vol, une occasion de prendre tout ce qui nous permet de nous sentir un peu mieux, pour le jeter ensuite après l’avoir utilisé. Ou bien nous pouvons envisager notre vie comme quelque chose à construire, où rien ne se jette, où tout trouve sa place, s’ajuste et recommence. C’est ainsi que l’on apprend à protéger la vie, comme le dit Luce Irigaray en faisant référence à la vocation des femmes (mais cette façon de vivre concerne tout le monde, y compris les hommes). Je me permets seulement une parenthèse dans ce noble discours pour préciser que ce n’est pas toujours une erreur de jeter. À dire vrai, je n’aurais rien, bien au contraire, contre le fait que mes enfants apprennent à jeter les canettes de thé glacé à la pêche que je retrouve cachées dans le panier à journaux (le premier lieu de forme concave accessible depuis le canapé grâce à un effort musculaire minime). Ce qu’il ne faut pas jeter ou gâcher, c’est ce qui bonifie notre vie. Les sandwiches de l’année scolaire précédente, toujours emballés dans le papier alu, ceux-là, oui, on peut les jeter, avant même que ne commence l’année suivante.

Nous pouvons choisir, disais-je donc, ce que nous souhaitons faire de notre vie, parce que c’est vrai, nous sommes faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. Pourtant, si l’image nous est donnée gratuitement, la ressemblance dépend quant à elle de notre oui, de notre adhésion. Nous sommes enfants de Dieu, et nous le sommes réellement. Nous devons être fiers de cette noblesse et nous comporter en conséquence. Si nous essayons de penser à cela, cela donne le vertige. Nous sommes de famille royale, ne l’oublions jamais. Quand Bakhita, la petite fille enlevée à 7 ans par un marchand d’esclaves au Soudan, a été amenée en Italie pour devenir gouvernante, elle a entendu dire qu’elle aussi, une enfant noire, esclave, était fille de Dieu puisqu’elle avait été baptisée. Elle s’est réjouie, a tout laissé tomber et a vécu heureuse malgré sa vie de cauchemar.

« Pauvre, moi ? Je ne suis pas pauvre car j’appartiens au Seigneur et à sa maison : ceux qui ne suivent pas le Seigneur, ce sont eux les vrais pauvres. »

Notre projet consiste donc à ressembler à Jésus Christ. Ne nous a-t-on pas donné cinq rochers, cinq pierres sur lesquelles fonder l’édifice dans lequel nous pourrons l’accueillir ? Ces pierres servent à le connaître, à dialoguer avec lui, à nous transformer en lui – comme deux amis qui se ressemblent à force de passer du temps ensemble. Elles nous aident à lui donner de la place dans notre vie, à lui demander pardon quand il le faut. Et ainsi, à devenir comme lui, à aimer comme lui, à créer avec lui, parce que notre Père a créé les galaxies, les glaciers, les lacs, la crème fouettée… plus précisément, il a créé une humanité tellement prodigieuse qu’elle a su inventer la crème en bombe, le top coat qui sublime le vernis à ongles et toutes les autres inventions qui rendent possible notre vie sur terre.

Alors, si nous sommes les fils très aimés de ce Père qui peut tout – et même bien plus que ce que nous osons demander –, si tout déjà nous appartient, nous pouvons tendre l’autre joue, partager notre sandwich, donner à l’autre une deuxième chance, ramasser la pierre qu’on nous a lancée et demander :

« Tu l’as fait tomber ? », et ainsi faire fondre son cœur. Il n’est pas question de suivre des normes morales mais d’agir pour obtenir en surabondance la joie et la plénitude.

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