CONNAI(SENS) Du renouvellement des connaissances par l’exploration sensorielle et des œuvres d’art susceptibles de provoquer ce renouvellement
Evantias Chaudat
HAUTE ÉCOLE DES ARTS DU RHIN
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CONNAI(SENS) Du renouvellement des connaissances par l’exploration sensorielle et des œuvres d’art susceptibles de provoquer ce renouvellement
Evantias Chaudat Mémoire de DNSEP section didactique visuelle Tuteur : Sandrine Israël-Jost
HAUTE ÉCOLE DES ARTS DU RHIN
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Sommaire
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Sommaire
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Introduction Le rôle du corps sentant dans l'acquisition des connaissances humaines
20 À L'ORIGINE
Sens et connaissance Apprendre à sentir Le sens des sens
26 L'ANCRAGE DE LA PERCEPTION DANS LE QUOTIDIEN Une perception soumise aux nécessités de la vie pratique… …Et structurée par le langage courant La mise en ordre des sens Les limites du schéma
34 SORTIR LA PERCEPTION DU SCHÉMA QUOTIDIEN La désorganisation sensorielle Le langage, un sens comme les autres Introspection et volonté
44 UNE CONNAISSANCE PAR TOUCHES 47
Explorations
48 LE CORPS, TERRITOIRE ORIGINEL À EXPLORER Jaume Plensa, Love Sounds I à V, 1998
56 RENCONTRE AVEC LA COULEUR James Turrell, Blood Lust, 1989
66 L'UBIQUITÉ, DÉCOUVERTE D'UNE NOUVELLE
CAPACITÉ DU CORPS
David Allen, Thames Piece, 2001
78 LES CHAMPS ÉLECTROMAGNÉTIQUES,
INVESTIGATION AU CŒUR D'UN AUTRE NIVEAU DE RÉALITÉ Christina Kubisch, Electrical Walks, 2003-2013
88 PROPULSION FULGURANTE DU CORPS
DANS L'UNIVERS
José-Antonio Sistiaga, Impresiones en la alta atmόsfera, 1988-1989
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Conclusion Bibliographie et sources iconographiques
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Introduction
pages 11 à 17
Introduction
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À l’origine de ce mémoire, il y a l’envie et peut-être même la nécessité pour moi de penser et de questionner ma discipline : la didactique visuelle. Pour contextualiser un peu, la didactique visuelle est le nom d’un atelier du département Communication visuelle de la Haute École des Arts du Rhin (anciennement l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg). Il est créé en 1972 par Pierre Kuentz sous le nom d’atelier d’illustration médicale et prend le nom d’atelier de didactique visuelle lorsqu’Olivier Poncer en devient le responsable en 1997 1. Peut-être est-ce en partie dû à son caractère neuf et singulier – elle n’existe qu’à la Haute École des Arts du Rhin –, mais j’ai souvent éprouvé des difficultés à caractériser la didactique visuelle, à expliquer ce qu’elle est, ce qu’elle fait et surtout ce qui fait sa spécificité au sein des arts appliqués. Son nom donne quelques indices : il associe le substantif « didactique » qui désigne l’art d’enseigner 2 et l’adjectif « visuel » qui désigne les moyens de cet enseignement ; ainsi, pour en donner une première définition, elle est une discipline des arts appliqués qui concerne l’enseignement et plus précisément la transmission de connaissances par des moyens visuels. Mais qu’est-ce que cela veut dire « par des moyens visuels » ? Le didacticien crée des supports pour la transmission qui s’adressent à la vue du destinataire, et plus largement à tout son corps sentant ; en ce sens on pourrait même parler plus largement d’une didactique sensorielle. En effet, dans l’atelier, les étudiants sont libres quant au choix de la forme plastique du support de transmission : il peut s’agir d’une illustration, d’une édition, d’une photographie, d’une vidéo, d’une bande sonore, d’une animation, d’une installation, d’une application, d’un jeu vidéo, d’une performance, d’un site Web, etc. Ainsi, le support n’est pas limité à la seule modalité sensorielle de la vue mais peut aussi s’adresser à l’ouïe, au toucher et pourquoi pas à l’odorat et au goût du destinataire. On dit souvent dans l’atelier que l’enjeu de la didactique visuelle est la transmission par l’image et ce terme d’image finalement ne désignerait-il pas une configuration
1 - Voir l’article de Caroline Bouige, « Apprendre par l’image : une spécialisation de l’atelier de didactique visuelle à la Haute École des Arts du Rhin », , n°214, août 2013, p. 48 à 53. 2 - Définition du dictionnaire Littré en ligne.
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sensorielle plutôt qu’un support exclusivement optique ? Je rejoins ici la conception de Bill Viola pour qui l’image est l’« information qui nous arrive à travers la vue, l’ouïe et toutes les modalités sensorielles 3 ». C’est d’ailleurs ce qui fait la spécificité de la didactique visuelle par rapport à d’autres formes de transmission : elle s’adresse au corps pour parler à l’esprit. Et ce dialogue avec le corps du destinataire s’incarne dans une diversité de moyens et de formes plastiques telle qu’ils sont communs à la fois à ceux de la communication visuelle (illustration, graphisme, édition, etc.) et à ceux de l’art (travail du son, installation, performance, etc.), la décision étant laissée aux étudiants de choisir les formes plastiques qui correspondent le mieux à leur propos et à l’efficacité de la transmission. C’est sans doute aussi ce lien étroit avec d’autres disciplines qui rend la didactique visuelle souvent difficile à étiqueter et à catégoriser. Mais alors, qu’est-ce qui fait la spécificité de la didactique visuelle par rapport à d’autres disciplines des arts appliqués ? C’est, selon moi, que son enjeu touche exclusivement à la transmission des connaissances humaines : les supports qu’elle crée, de n’importe quelle nature qu’ils soient, ont pour ambition de donner accès à des connaissances concrètes que l’on peut s’approprier et reconvoquer et qui enrichissent et questionnent durablement notre compréhension du monde. C’est peut-être en cela qu’elle restreint et précise son champ d’action par rapport à d’autres disciplines comme le design graphique par exemple qui peut créer des supports de transmission de connaissances – et qui en cela s’apparente à la didactique visuelle – mais qui peut aussi donner accès à des informations par nature éphémères sur un produit ou un événement : je sais, grâce à une affiche, qu’un concert a lieu telle date à telle heure, mais cette information ne m’est utile que pour une courte durée. Information et connaissance sont liées puisque les connaissances se forment par la sélection, l’appropriation et l’interprétation des informations par les hommes : lorsque je veux connaître une chose je prends des informations sur elle, sur sa couleur, sa
3 - Bill Viola cité dans Chiara Cappelletto, « Bill Viola ou l’image sans représentation », Images Re-vues [en ligne], avril 2011.
Introduction
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forme, sa matière, son odeur, etc. L’information est donc un moyen pour agir – elle est un indice, un renseignement sur une chose ou un être –, quand la connaissance, elle, est un objectif à atteindre. Ainsi, selon moi, toute forme plastique qui exhibe une volonté de transmettre, de partager des connaissances et de permettre à un public d’acquérir ces connaissances à travers des supports spécifiques s’apparente à une forme de didactique visuelle. J’évoquais quelques lignes plus haut la spécificité de la didactique visuelle par rapport à d’autres formes de transmission en ce qu’elle s’adresse au corps et aux sens du destinataire par le biais de l’image (au sens de configuration sensorielle). Cette prise en compte du corps du destinataire est plus ou moins recherchée et exploitée selon les projets de chaque étudiant ; personnellement, elle m’intéresse beaucoup et j’ai eu envie de pousser plus loin, d’explorer plus en profondeur et de manière plus radicale les liens entre l’image, la connaissance et le corps sentant aussi bien dans mes projets plastiques que dans ce mémoire. Comment une image qui fait naître exclusivement des sensations, qui s’adresse exclusivement au corps du destinataire, peut-elle faire naître une quelconque connaissance dans son esprit ? Est-il possible d’envisager une connaissance qui découle exclusivement d’une stimulation sensorielle et physique ? Dans mon exploration, je me suis d’abord intéressée à une question plus large qui est celle du rôle du corps sentant dans l’acquisition des connaissances humaines ; cette question investit la première partie de mon mémoire. D’où viennent nos connaissances ? Quels sont les liens entre sensorialité et connaissance ? Parce que la connaissance est couramment conçue comme théorique, structurée et acquise par l’activité de l’esprit, alors que la sensorialité est souvent située dans le domaine empirique et basée sur la passivité de corps sentant, leur relation semble plutôt envisagée dans un rapport d’opposition. N’y a-t-il pas d’autres manières de concevoir cette relation ? La sensorialité n’aurait-elle pas un rôle clé à jouer dans l’acquisition des connaissances humaines, même les plus théoriques ? Ces questionnements m’ont conduit à m’intéresser à la pensée de deux philosophes : celle de Condillac à travers son Traité des sensations (1754) et celle de Diderot avec sa Lettre sur les aveugles (1749). C’est d’abord la cohésion et l’unité de leurs conceptions qui m’ont intéressée puisqu’ils s’attachent tous
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deux à investiguer sur le rôle de la sensation dans la formation des connaissances humaines, renouant ainsi avec le corps de l’homme et sa sensorialité et liant l’esprit aux sens, l’idée à la sensation, l’intelligible au sensible. C’est aussi l’aspect très pratique et appliqué de leurs deux démarches, finalement assez complémentaires, qui m’a intéressée : Condillac aménage une sorte de fiction pour donner un caractère concret à ses propos en imaginant une statue à laquelle il active successivement les sens afin d’observer l’acquisition de ses idées et de ses facultés en fonction des sensations qu’elle reçoit, quand Diderot, plus proche du terrain, va directement à l’encontre d’aveugles de sa connaissance pour les interroger, menant ainsi une véritable enquête afin de mieux comprendre le rôle des sensations dans l’acquisition de leurs connaissances. J’ai poursuivi mon investigation en explorant dans un deuxième temps les rapports quotidiens qui s’établissent entre la sensorialité et la connaissance. Comment se structure l’utilisation que je fais de mes sens dans la vie de tous les jours ? Quelle connaissance ai-je de mon propre corps sentant et de mon propre système perceptif ? Comment cette utilisation de mes sens et cette connaissance que j’ai de leur fonctionnement influencent-elles et modèlent-elles mon rapport au monde et la connaissance que j’ai de mon environnement proche ? J’avais envie de m’intéresser à ces rapports quotidiens car ils touchent à l’expérience de chaque individu de manière pratique et concrète, à ce que chacun vit de plus familier et de plus ordinaire. C’est dans ce cadre établi que j’ai eu envie de poursuivre mon exploration. Cela peut paraître surprenant car ma perception quotidienne, mon environnement proche, c’est a priori ce que je connais le mieux. Qu’y a-t-il de plus à y sentir et à y découvrir ? En réalité, ce quotidien, c’est ce que je crois connaître le mieux parce que j’en ai l’habitude et qu’il ne me semble plus y avoir de mystère à y trouver ; et, parce que je crois le connaître par cœur, je ne vais pas chercher à le connaître plus ou différemment. Or, rien ne m’est connu entièrement, sous toutes les coutures. Et c’est dans cet interstice entre ce que je crois connaître et ce que je connais réellement du monde que s’étend peut-être un territoire jamais exploré. Le plus excitant, le plus surprenant ne se cacherait-il alors pas dans ce qui, chaque jour, est à portée de main ?
Introduction
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La suite de ma recherche se concentre donc sur une possible manière d’accéder à cette part d’inconnu qui demeure tapie au sein même du connu. Quel rôle ont mes sens dans cet accès à une nouvelle connaissance du monde ? Le renouvellement de leur usage pourrait-il conduire à cette connaissance rafraîchie ? Existerait-il alors d’autres manières de sentir que celles que j’expérimente chaque jour ? La pensée d’un auteur en particulier m’a été très féconde pour tenter d’envisager un autre rapport au corps et à la sensorialité que le rapport quotidien, un auteur qui m’a d’ailleurs accompagnée durant toute ma recherche : c’est Novalis, entre autres poète, romancier, philosophe et géologue allemand. Il a notamment rédigé des centaines de notes et de fragments entre 1798 et 1799, publiés de manière posthume dans Le Brouillon général et Semences, et dans lesquels se croisent tous les domaines, tous les chemins de pensées et toutes les activités humaines : science, poésie, religion, politique, morale, etc. Ce qui m’a surtout intéressée, c’est le statut particulier du corps dans ces fragments : un corps pluriel qui est multiplicité d’états et de passages, à la fois dedans et dehors, dans lequel rien n’est fixe et tout se combine et se recombine sans cesse. Mais, en pratique, s’il existe un autre rapport au corps et d’autres manières de sentir qui puissent élargir les limites de la connaissance, comment se manifeste-t-il et comment y accéder concrètement ? Je me suis intéressée, dans la deuxième partie de ce mémoire, à des images en tant que configurations sensorielles qui justement permettent d’investir cette question. Je souhaitais que cette partie constitue un terrain d’expérimentations et d’explorations. J’ai longtemps tâtonné dans ma recherche de ces images, le critère de base étant qu’elles devaient s’adresser en priorité au corps et aux sens du destinataire. Je me suis rapidement tournée vers le champ de l’art, tout d’abord vers le cinéma expérimental puis vers l’installation car elle prend des formes très diversifiées et très libres dans lesquelles je pouvais trouver de nombreuses propositions prenant ouvertement en compte le corps du spectateur. Ce choix concorde également avec ma pratique personnelle qui s’attache à des formes artistiques, notamment la vidéo et l’installation. Une fois le champ d’investigation restreint, j’ai encore précisé ma recherche, car parmi ces œuvres proposant une expérience
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physique au spectateur, je devais identifier celles qui étaient susceptibles d’aménager un autre rapport aux sens et à la perception que le rapport quotidien habituel, et enfin que ce nouveau rapport aux sens puisse donner lieu à une connaissance renouvelée de certains phénomènes ou territoires bien connus. J’ai alors arrêté mon choix sur cinq œuvres : Love Sounds I à V (1998) de Jaume Plensa qui permet d’explorer l’intérieur du corps humain ; Blood Lust (1989) de James Turrell qui remet en cause la perception habituelle de la couleur ; Thames Piece (2001) de David Allen qui propose une expérience intense d’ubiquité ; Electrical Walks (2003-2013) de Christina Kubisch qui rend tangible les champs électromagnétiques ; enfin, Impresiones en la alta atmόsfera (1988-1989) de José-Antonio Sistiaga qui propulse le corps dans l’infini de l’espace. J’ai choisi pour chacune d’elles d’écrire un commentaire personnel qui explore l’expérience qu’elle aménage pour le spectateur : l’effet qu’elle produit sur ses sens et son corps, les interrogations et les bouleversements qu’elle provoque, la connaissance qui peut en découler. Ainsi, ces œuvres, tout en explorant de nouveaux champs perceptifs, explorent d’une manière inédite le monde qui nous entoure. Elles nous transmettent de nouveaux regards possibles, de nouvelles approches de la réalité, de nouvelles manières de percevoir et de concevoir le monde. Dans un fragment de Semences, Novalis écrit : « Toute poésie interrompt l’état habituel – la vie ordinaire – un peu à la manière du sommeil, afin de nous régénérer – et ainsi de maintenir notre sentiment de vitalité toujours en éveil 4 ». Les œuvres que j’ai choisies contiendraient donc un peu de cette poésie qui réveille le corps et l’esprit en plaçant le spectateur dans une situation extra-ordinaire. Par le caractère de transmission qu’elles portent en elles mais aussi par le réveil qu’elles provoquent, ces œuvres se rapprochent des images que je souhaite produire en didactique visuelle ; une didactique que je souhaite elle aussi poétique : qui ne nous rende pas communes les choses les plus lointaines et les plus étrangères – qui transgresse donc sa fonction de communication – pour nous plonger dans ce que les choses déjà communes ont de plus étonnant et de plus inhabituel.
4 - Novalis,
, Paris, Allia, 2004, p. 167.
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Le rôle du corps sentant dans l’acquisition des connaissances humaines
pages 19 à 45
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À L’ORIGINE Le rôle du corps sentant…
Sens et connaissance
Quels liens existent-ils entre les sens et la connaissance ? Sentir, c’est d’abord percevoir par les organes sensoriels : je sens le goût du chocolat, l’odeur d’une personne, la caresse du vent, le vrombissement d’une voiture, l’intensité d’une couleur. Je sens aussi la douleur ou le plaisir, la faim et la soif. Le fait de sentir est donc étroitement lié à mon corps, à mes différentes parties aussi bien les parties extérieures que les parties intérieures 5. Mais sentir c’est aussi se rendre compte de quelque chose, le comprendre, le connaître. Par exemple, lorsque je dis lors d’un jeu que « je sens que je vais perdre » ou dans une situation particulière que « je ne le sens pas », j’évoque des sensations qui sont de l’ordre de la connaissance intuitive. Si je me confie en disant d’une personne que « je sens bien qu’elle me ment », cela signifie que je comprends que cette personne ne dit pas la vérité. Mais inversement, le fait de connaître n’est a priori pas lié de manière évidente au fait de sentir : lorsque je dis que je connais quelque chose, c’est que je le sais, que je l’ai appris, que je peux l’identifier, mais pas spécialement que je l’ai senti. Et pourtant, ce savoir, cet apprentissage, cette identification, comment sont-ils advenus ? Comment se sont-ils construits ? Simplement au travers de l’expérience et de la sensorialité : connaître c’est aller sur le terrain pour rencontrer, observer, explorer et ainsi comprendre un fonctionnement, un comportement ou une nature. Ma connaissance trouve donc son origine dans mon rapport direct avec le monde, rapport que j’établis grâce à mon corps sentant. Ainsi, connaître un pays c’est être allé sur place, s’être imprégné des lieux, des bruits, des odeurs ; connaître un fruit c’est l’avoir reniflé, touché, avoir goûté sa chair ; connaître une personne c’est l’avoir rencontrée, regardée et avoir discuté avec elle 6 et, à l’inverse, lorsque je
5 - Sentir c’est : « Recevoir une impression qui vient soit par l’extérieur du corps et par les sens, soit par l’intérieur et les parties profondes » (dictionnaire Littré en ligne). 6 - On pourrait aller plus loin en évoquant l’utilisation de ce terme dans les écritures saintes : « Connaître une femme, avoir avec elle un commerce charnel » (dictionnaire Littré en ligne).
dis d’une personne : « je ne la connais plus », cela veut dire que je ne souhaite plus la voir, lui parler, la fréquenter. Le scientifique lui-même a besoin de l’observation directe pour comprendre les phénomènes : Léonard de Vinci va jusqu’à défier l’interdiction du Pape lorsqu’il dissèque des cadavres pour savoir ce qu’il y a à l’intérieur des corps. Combien de phénomènes sont d’ailleurs restés inconnus simplement parce que les outils pour les observer n’avaient pas encore été inventés ? Avec l’arrivée du microscope par exemple, c’est tout un pan nouveau de connaissances qui se met à jour : Antoni van Leeuwenhoek, savant néerlandais, observe pour la première fois les bactéries en 1668 grâce à un microscope de sa fabrication. Et combien de phénomènes demeurent encore inconnus car inobservables ou inaccessibles ? Toute l’étendue de ma connaissance est ainsi modelée par les informations que mes sens reçoivent au contact des êtres et des choses. Pourtant, étrangement, je peux dire que je sais ce qu’est un ananas même si je n’en ai jamais vu, ni touché, ni goûté. Car on m’en a parlé, on m’a décrit son goût, j’ai lu sa définition dans un dictionnaire, j’ai vu sa photographie, je saurai même le reconnaître si j’en vois un, et si je peux le re-connaître, cela ne veut-il pas dire que je le connais déjà ? En réalité, dans ce cas, c’est l’expérience des autres qui me permet de savoir ce qu’est l’ananas : d’autres que moi l’ont goûté, touché et observé et en ont acquis une connaissance qui m’est transmise par divers moyens (livres, dictionnaires, internet…). Ainsi, même une connaissance a priori théorique provient d’une confrontation avec le réel, d’une expérience sensorielle directe. Cette pensée des liens entre les sens et la connaissance n’est d’ailleurs pas nouvelle : déjà au xviiie siècle les sensualistes font remonter l’origine de toutes nos idées dans les sensations elles-mêmes et notamment Condillac qui, dans son Traité des sensations, affirme que toutes les facultés, réflexions, jugements et connaissances humaines « ne sont que la sensation même qui se transforme différemment 7 ». Pour le démontrer, il imagine une statue de marbre organisée intérieurement comme un être humain, animée d’un
7 - Étienne Bonnot de Condillac,
, Paris, Fayard, 1984, p. 11.
À L’ORIGINE
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Le rôle du corps sentant…
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esprit dépourvu de toute idée et incapable d’utiliser ses organes sensoriels par elle-même. Tout au long de son traité, il active successivement les sens de la statue afin d’observer l’acquisition de ses idées et de ses facultés en fonction des sensations qu’elle reçoit. Diderot, à la même époque, s’intéresse aussi à la question de la perception lorsqu’il compare les aptitudes et les conceptions des aveugles à celle des voyants dans sa Lettre sur les aveugles. Il se penche sur le fait que les hommes n’ont pas tous les mêmes facultés – et donc la même compréhension du monde – selon les sens dont ils sont pourvus, ce qui met en valeur le rôle des sens dans le processus de connaissance. Ainsi, selon lui, le toucher est le sens principal de l’aveugle, celui qu’il utilise en priorité dans son contact avec le monde, et par conséquent « les sensations qu’il aura prises par le toucher seront, pour ainsi dire, le moule de toutes ses idées 8 ». Par le fait que les idées se complexifient et s’enrichissent à mesure qu’on s’éloigne des sensations brutes, on oublie qu’elles sont à l’origine du processus. Condillac et Diderot rétablissent donc en quelque sorte l’arbre généalogique de nos idées en les faisant descendre de nos sensations.
Apprendre à sentir
Ainsi tout ce que je pense, conçois et connais vient de ce que j’ai d’abord senti. Je peux avoir l’impression qu’il y a quelque chose d’inné et même de primitif dans le fait de sentir. Tout être vivant est un être sentant y compris les végétaux. Ainsi la sensitive réagit au contact de mes doigts et rétracte ses minces feuilles et même au-delà de ce que je peux observer à l’œil nu, les plantes possèdent des centaines de capteurs sensoriels : thermiques, chimiques, lumineux, mécaniques, etc. Sentir apparaît comme l’acte le plus naturel et spontané qui soit. En réalité, à l’origine, l’entier usage de mes sens ne m’est pas donné. À ma naissance, je ne savais pas me servir de mes organes sensoriels pourtant en état de fonctionner, je n’avais même pas conscience de mes sens et encore moins que les informations qu’ils m’apportaient étaient liées au monde extérieur. Tout ce que je recevais par eux m’apparaissait comme chaotique,
8 - Denis Diderot,
, Paris, Librairie générale française, 1999, p. 53.
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Il faut donc convenir que nous devons apercevoir dans les objets une infinité de choses que l’enfant ni l’aveugle-né n’y aperçoivent point, quoiqu’elles se peignent également au fond de leurs yeux (…) ; que, par conséquent, on ne voit rien la première fois qu’on se sert de ses yeux ; qu’on n’est affecté, dans les premiers instants de la vision, que d’une multitude de sensations confuses qui ne se débrouillent qu’avec le temps et par la réflexion habituelle sur ce qui se passe en nous 9.
J’ai donc dû apprendre à voir, à entendre, à goûter, à sentir et à toucher, c’est-à-dire apprendre à démêler mes sensations, à les distinguer, à les reconnaître et à les comparer. J’ai appris à identifier les zones sensibles de mon corps et les sensations qui leur correspondent. J’ai comparé les sensations elles-mêmes avec ce qui les occasionne et ainsi j’ai pu comprendre que c’est le monde extérieur qui fait réagir mes sens et leur fournit les données qu’ils m’envoient. Ainsi, pour Condillac, c’est le toucher qui permet à la statue de découvrir que les sensations sont causées par des corps existants hors d’elle dans un espace extérieur. En effet, si elle ne peut user de ses sens volontairement, elle peut en revanche se mouvoir et, dans la multitude de mouvements qu’elle effectue spontanément, certains lui feront porter les mains sur elle-même et d’autres sur les objets extérieurs. C’est ainsi qu’elle va d’abord prendre conscience qu’elle a un corps et un moi, et sentir la continuité de son être. Cette première prise de conscience en entraîne une autre : elle sent que certains objets qu’elle touche n’appartiennent pas à son moi, qu’il y a donc des objets hors d’elle-même :
9-
, p. 89-90.
À L’ORIGINE
brouillé et confus. J’étais par exemple capable de voir – mes yeux étaient grands ouverts – mais je n’y démêlais rien. Diderot évoque ainsi la confusion visuelle du nouveau-né en la comparant à celle de l’aveugle-né qui recouvre la vue après une opération de la cataracte :
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Le rôle du corps sentant…
Tant que la statue ne porte les mains que sur elle-même, elle est à son égard, comme si elle était tout ce qui existe. Mais si elle touche un corps étranger, le moi, qui se sent modifié dans la main, ne se sent pas modifié dans ce corps. Si la main dit moi, elle ne reçoit pas la même réponse 10.
C’est ainsi qu’elle forme l’idée qu’il existe des corps autres qu’elle-même. Apprendre à sentir c’est enfin apprendre à gérer le flux de sensations qui m’arrive en continu, à être attentive à certaines sensations plus qu’à d’autres selon le contexte dans lequel je suis. Ainsi, si j’ai besoin de me concentrer pour lire un texte, je vais détacher mon attention des sensations auditives qui pourraient gêner ma concentration.
Le sens des sens
Mais exercer et éduquer mes sens, c’est aussi exercer et éduquer ma pensée. Car en même temps que je suis en train de sentir, c’est mon cerveau qui s’attache à démêler, distinguer, et comparer les sensations. Si d’ailleurs toute sensation devient une idée et toute idée est une sensation transformée, c’est bien parce que l’action de mes organes sensoriels est indissociable de celle de mon esprit. D’ailleurs, je n’ai jamais de sensations brutes, je n’entends jamais des sensations sonores mais le pépiement d’un oiseau, le vent dans le feuillage, le pas d’un promeneur – de même, je ne vois pas des vibrations lumineuses, mais par exemple des fruits et, en général, des choses 11. Mes sensations sont toujours interprétées par mon esprit. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’étymologiquement le mot « sens » vient du substantif latin sensus « organe d’un sens », « façon de sentir ou de penser », « signification d’un mot 12 ». Aujourd’hui encore le même mot s’utilise à la fois pour parler des organes sensoriels (les cinq sens) et aussi de la signification des choses (sens de la vie). Ainsi, voir quelque chose, c’est à
10 - Étienne Bonnot de Condillac, p. 91-92. 11 - François Fédier, , Paris, Pocket, 2006, p. 199. 12 - Jacqueline Picoche, , Paris, Le Robert, 1987, p. 606-607.
la fois recevoir les données visuelles par les yeux et interpréter ces données pour savoir ce qu’elles veulent dire, ce qu’elles signifient. Je vois une grande forme allongée brune et verte mais je vois surtout un arbre qui s’étire vers le ciel. Mon esprit donne du sens à ce que m’envoient mes sens, il synthétise et surtout mémorise les sensations, ce qui permet à mes sensations et aux connaissances qui en découlent d’avoir une pérennité dans le temps. Sans ma mémoire, je croirais toujours sentir pour la première fois ; elle est ce qui rassemble toute une multitude de souvenirs sensoriels qui sont comme le fond de toute ma connaissance. Ces sensations enregistrées que je peux reconvoquer ultérieurement me permettent d’analyser celles que je reçois au présent : la statue de Condillac ne juge même bien des objets qu’elle touche qu’autant qu’elle les compare avec ceux qu’elle a touchés : et comme les sensations actuelles sont la source de ses connaissances, (…) ses sensations passées (…) en sont tout le fond : c’est par leur secours que les nouvelles sensations se démêlent, et se développent toujours de plus en plus 13.
De la mémoire des sensations découle donc tout le processus de connaissance car c’est dans la capacité que j’ai à porter mon attention à la fois sur ce que je sens et ce que j’ai senti que naissent ma faculté de comparaison et celle de juger puis enfin celle de reconnaître les sensations déjà vécues. Ainsi lorsque je dis que de mes sensations découlent toutes mes connaissances, je ne parle pas d’une sensation brute et isolée, close sur elle-même, mais d’une sensation pleinement porteuse d’un sens que l’acte de l’esprit va déployer et mettre à jour.
13 - Étienne Bonnot de Condillac, p. 113.
À L’ORIGINE
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L’ANCRAGE DE LA PERCEPTION DANS LE QUOTIDIEN Une perception soumise aux nécessités de la vie pratique…
Tout ce système perceptif que je mets tant de temps à maîtriser et à perfectionner se base sur des habitudes. Pour Condillac, apercevoir, penser, douter, raisonner, connaître, vouloir, réfléchir sont des habitudes acquises par l’expérience. Ces actions je les effectue avec de plus en plus de facilité à mesure que je les exerce et ainsi je prends l’habitude de les effectuer sans effort. La formation d’habitudes m’est donc utile, elle me permet d’être plus rapide et efficace. Mais la question de l’habitude intervient également à un autre niveau, non plus dans la construction de ma perception, mais dans l’utilisation que j’en fais au quotidien. Car au fil du temps j’ai pris l’habitude d’utiliser mes sens en fonction des nécessités de ma vie quotidienne. Si, en tant que personne voyante, j’ai recours la majeure partie du temps à ma vue, c’est parce qu’elle m’est pratique : elle me permet de saisir les choses rapidement et à distance et me fournit en quelques secondes une grande quantité d’informations et de détails sur l’environnement dans lequel je suis. J’ai éventuellement recours à mes autres sens pour enrichir ma perception, mais généralement si la vue me suffit, je m’arrête aux informations qu’elle me transmet. Si, par exemple, l’on m’emmène dans une bibliothèque les yeux bandés sans me dire où je vais, et qu’une fois sur place on m’enlève le bandeau en me demandant où je suis, je saurai au premier coup d’œil qu’il s’agit d’une bibliothèque : je vois les dizaines d’étagères pleines de livres et les tables de travail, je n’ai même pas besoin de mes autres sens pour comprendre. Si, en revanche, on ne m’enlève pas le bandeau et que je dois deviner à l’aide de mes autres sens, ce sera moins évident et plus long. Car le goût dans ce cas ne m’est d’aucune utilité, l’odorat m’aide peu, en revanche l’ouïe me donne des informations puisque j’entends que c’est un lieu silencieux mais dans lequel il y a une activité – je perçois le bruit de pas ou de sacs qui s’ouvrent –, cependant, elle ne me fournit pas assez d’informations pour que je puisse affirmer sans aucun
doute que je suis bien dans une bibliothèque. Le toucher me donnera les éléments nécessaires mais demandera un temps plus long de prise de contact avec l’espace et ce qui l’habite. J’utilise donc peu mes autres sens comparée à un aveugle : Diderot évoque la perception tactile et auditive très aiguë de l’aveugle du Puisaux qui estime la proximité du feu aux degrés de la chaleur ; la plénitude des vaisseaux, au bruit que font en tombant les liqueurs qu’il transvase ; et le voisinage des corps, à l’action de l’air sur son visage. Il est si sensible aux moindres vicissitudes qui arrivent dans l’atmosphère, qu’il peut distinguer une rue d’un cul-de-sac. Il apprécie à merveille les poids des corps et les capacités des vaisseaux ; et il s’est fait de ses bras des balances si justes, et de ses doigts des compas si expérimentés, que dans les occasions où cette espèce de statique a lieu, je gagerai toujours pour notre aveugle contre vingt personnes qui voient 14.
Ce passage montre bien en effet que l’aveugle développe certaines sensations bien plus profondément qu’un voyant qui a le même potentiel sans forcément l’exploiter, mais il souligne surtout le fait que, quelles que soient les capacités physiques (voyant, aveugle, etc.), l’utilisation des sens est associée à des besoins quotidiens : chacune des facultés sensorielles décrites par Diderot dans ce passage est liée à un usage pratique des sens. L’aveugle du Puisaux utilise par exemple son sens de l’ouïe pour avoir une idée de la plénitude d’un récipient lorsqu’il verse du liquide dedans, chose qui lui sert chaque jour. Le fait que l’utilisation de mes sens soit liée à des besoins pratiques fait que je suis peu réceptive aux sensations qui ne sont pas utiles à mon action. Ma perception devient une sélection : chaque jour, je reçois des milliers de sensations diverses mais je ne prête attention qu’à celles que je juge profitables. Lorsque je marche dans la rue par exemple, je vais attacher mon regard en priorité sur un feu vert qui me permet de traverser la route en toute sécurité, ou bien sur les obstacles éventuels que je peux rencontrer devant moi afin de les éviter et de continuer mon chemin tranquillement.
14 - Denis Diderot, p. 44.
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Je suis beaucoup moins attentive à ce qui paraît superflu comme l’architecture d’un bâtiment ou le mouvement des nuages. Je ne regarde pas vraiment le monde tel qu’il est mais tel qu’il m’est avantageux. Ce processus sélectif ancre ma perception dans un schéma fonctionnel qui l’enferme et la bride. Je ne l’exploite par totalement, je ne suis pas ouverte à toutes les possibilités sensorielles qu’elle pourrait m’offrir, ce qui réduit considérablement l’acquisition de connaissances nouvelles sur ce qui m’entoure. Car si j’ai l’impression de connaître par cœur certaines choses, certains lieux ou même certaines personnes, c’est parce que j’ai pris l’habitude de les regarder toujours de la même façon. Ainsi, François Fédier, dans L’art en liberté, écrit : Nous autres (…) nous prenons des habitudes ; une fois que nous avons vu quelque chose, nous croyons l’avoir vu une fois pour toutes. Ce qui signifie simplement que si nous avons vu une fois, les autres fois, nous ne voyons plus qu’à travers le souvenir, autrement dit, nous répétons un schéma 15.
Or, prendre le temps d’être attentive autrement aux choses, aux lieux ou aux personnes, c’est assister au dévoilement de tout un monde inconnu au sein même du connu. …Et structurée par le langage courant L’usage que je fais de mes sens est également structuré par une utilisation quotidienne du langage comme un mode d’identification du monde et de communication sur le monde : lorsque je regarde une chose, je tente immédiatement de l’identifier par les mots. Si le mot me vient tout de suite, au premier coup d’œil, je considère le plus souvent que cela me suffit à la connaître, je sais son nom donc je sais ce qu’elle est et alors je détache mes yeux d’elle, je n’ai même pas besoin de l’examiner plus en détail et de m’y intéresser vraiment. En revanche, si je ne parviens pas à mettre de nom sur ce que je vois, cela me fait peur car cela m’est étranger, je ne reconnais rien, je ne comprends pas. Je veux savoir. Dans ce cas je prends
15 - François Fédier, p. 198-199.
le temps d’observer plus attentivement et soit j’identifie la chose et je m’en détourne, « ce n’était que ça ! » Ou alors je ne parviens à rien et dans ce cas j’abandonne, j’oublie, je ne retiens pas cette rencontre puisque je ne connais pas cette chose, cela ne sert à rien d’insister. J’en viens donc à associer le fait de connaître le nom d’une chose avec le fait de connaître la chose elle-même. Je ne vois plus un monde de couleurs, de nuances, de bruits, de textures, etc. mais un monde peuplé de noms. Les mots me donnent une excuse pour ne pas sentir. Si je prends la question à l’envers, et que je souhaite poser des mots sur ce que je sens, la plupart du temps leur usage ordinaire ne suffira pas à traduire la richesse et la diversité des informations que me transmettent mes sensations. Car je pose des mots sur ce que je vois et ce que je sens en fonction de ce que le langage courant me permet d’en dire et d’en communiquer facilement, mais tout le reste, tout ce qui n’est pas traduisible et dicible immédiatement dans le système de la langue courante est le plus souvent écarté et oublié. Ainsi, bien qu’insuffisante et limitante, cette utilisation fonctionnelle du langage structure la manière dont je sens au quotidien et participe de cet ancrage de ma perception dans un schéma fonctionnel rigide.
La mise en ordre des sens
L’utilisation que je fais de mes sens est donc réglée afin de mettre en ordre le monde qui m’entoure car j’ai besoin d’ordre pour me simplifier la vie et répondre efficacement à mes besoins quotidiens. Et au réglage de cette utilisation des sens répond le réglage du système sensoriel lui-même. À la mise en ordre du monde répond donc une mise en ordre de mes sens qui commence par leur identification et leur dénombrement. Ainsi, il y a environ 2 300 ans, Aristote dans son ouvrage De l’âme établit un recensement qui perdure encore aujourd’hui : l’homme est pourvu de cinq sens qui sont précisément le goût, l’odorat, l’ouïe, le toucher, et la vue. En réalité, il s’avère que cette vision est erronée car d’autres sens ont depuis été identifiés chez l’homme parmi lesquels la proprioception (perception de son propre corps) ou l’équilibrioception (sens de l’équilibre lié à l’oreille interne). Pourtant, bien qu’invalidée, cette conception élémentaire des cinq sens est toujours largement
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acceptée et diffusée comme une sorte de cliché dont il est difficile de se détacher. Cette identification très précise induit l’individualisation de chaque sens : ils sont constamment différenciés les uns des autres. Ainsi, le Traité des sensations de Condillac se structure autour d’une comparaison et d’une distinction des sens selon leur organe propre et leurs fonctions particulières. Les sens sont envisagés comme séparés les uns des autres : Condillac active successivement l’odorat seul de la statue de marbre, puis l’ouïe seule, puis le goût seul, puis la vue seule, et enfin le toucher seul. Ainsi, on trouve des noms de chapitre tels que : « Des premières connaissances d’un homme borné au sens de l’odorat » ou bien « D’un homme borné au sens de l’ouïe » ou encore « Du goût seul ». Lorsqu’il les combine c’est comme s’il assemblait les pièces d’un puzzle potentiellement détachables à nouveau : il réunit l’odorat et l’ouïe, ou bien l’odorat, l’ouïe, la vue et le goût, ou encore le toucher et l’odorat. Diderot lui-même met en valeur l’idée d’une exploitation isolée de chaque sens qui permettrait un développement plus poussé de chacun : nous tirons sans doute du concours de nos sens et de nos organes de grands services. Mais ce serait tout autre chose encore si nous les exercions séparément, et si nous n’en employions jamais deux dans les occasions où le secours d’un seul nous suffirait 16.
De manière générale, à chaque sens correspondent physiologiquement une fonction et un organe bien spécifiques : à l’odorat correspond la fonction de sentir avec le nez, au goût celle de goûter avec la langue, à la vue celle de voir avec les yeux, au toucher celle de toucher avec la main, et à l’ouïe celle d’entendre avec les oreilles. Erwin Straus, dans son ouvrage Du sens des sens, évoque cette séparation radicale des fonctions en prenant l’exemple de la distinction entre l’ouïe et la vue : Il faut séparer physiologiquement la vue de l’ouïe à cause de la diversité des stimuli, vibrations électromagnétiques ou ondes sonores, à
16 - Denis Diderot, p. 46.
cause de la différence des organes percepteurs, œil et oreille, à cause enfin de la variété des données modales, couleur et son 17.
Cette distinction rend d’ailleurs possible la spécialisation de la pratique médicale avec d’un côté l’ophtalmologiste qui examine l’état et la fonction de l’œil et de l’autre l’oto-rhino-laryngologiste qui fait de même avec l’oreille. Les sens sont non seulement envisagés dans une optique de différenciation mais ils sont aussi organisés dans une hiérarchie. Dans la société occidentale contemporaine dans laquelle je vis, la hiérarchie sensorielle s’opère au profit de la vue et de l’ouïe et au détriment du toucher, de l’odorat ou du goût. Elle trouve ses racines dans l’Antiquité où les sens de la vue et de l’ouïe sont privilégiés car considérés comme nobles et intellectuels, faisant tendre le corps de l’homme vers le divin, alors que le toucher, l’odorat et le goût ramènent l’homme à son animalité première. Ainsi, depuis toute petite, combien de fois n’ai-je pas entendu ou lu : « ne pas toucher » ? Enfant, je ne dois surtout pas toucher ce qui m’entoure au risque de me faire mal ou de casser quelque chose. Adulte, cela se prolonge dans certaines situations lorsque, par exemple, il m’est interdit de toucher les œuvres d’art dans les musées au risque de les abîmer. Les odeurs naturelles, quant à elles, sont dénigrées, dissimulées, remplacées par d’autres jugées plus agréables. Condillac, au xviiie siècle, s’écarte de cette tradition puisqu’il valorise le toucher et le place au-dessus des autres sens, considérant qu’il permet une appréhension juste et complète du monde extérieur que même la vue ne permet pas. C’est le toucher qui apprend aux yeux à voir au-dehors, qui leur ouvre la voie vers le monde ; il acquiert avec Condillac le statut d’un sens cosmique : J’ouvre les yeux à la lumière, et je ne vois d’abord qu’un nuage confus. Je touche, j’avance, je touche encore : un chaos se débrouille insensiblement à mes regards. Le tact décompose en quelque sorte la lumière ; il sépare les couleurs, les distribue sur les objets, démêle
17 - Erwin Straus, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 246.
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un espace éclairé, et dans cet espace des grandeurs et des figures, conduit mes yeux jusqu’à une certaine distance, leur ouvre le chemin par où ils doivent se porter au loin sur la terre, et s’élever jusqu’aux cieux : devant eux, en un mot, il déploie l’univers 18.
Mais bien que Condillac s’éloigne de l’organisation hiérarchique traditionnelle, il ne remet pas en cause l’existence même de cette hiérarchie sensorielle et s’inscrit lui aussi dans l’idée qu’un sens domine les autres. La notion de classification des sens est donc ancrée dans le schéma quotidien et aboutit là aussi à une constante comparaison entre les différents sens plutôt qu’à leurs possibles relations et rapports.
Les limites du schéma
Mes sens, qui sont la plus grande ouverture que j’ai sur le monde et mon rapport premier avec lui, sont donc utilisés d’une manière qui ne me permet pas d’en appréhender toute la richesse. En triant les sensations reçues en fonction de mes nécessités vitales et en voulant les fixer à tout prix par le langage, j’acquiers de mon environnement et du monde une connaissance limitée et partielle. Mais l’utilisation que je fais de mes sens est aussi influencée par un schéma sensoriel hérité d’une longue tradition : l’évidence que j’ai cinq sens bien séparés les uns des autres et que certains sont plus importants que d’autres modèle mon rapport au monde. N’ayant pas véritablement intégré l’existence d’autres sens que la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût, je ne prête volontairement attention qu’aux informations qu’eux seuls me donnent en privilégiant très fortement celles que me communique ma vue. Il faut parvenir à penser la perception hors de ce schéma bien ordonné et bien réglé afin d’ouvrir pleinement le champ de connaissance du réel car le monde, lui, n’est pas ordonné et réglé comme nos sens cherchent à le percevoir. « Les sens qui sont notre rapport natif au monde sont en même temps ce qui nous éloigne du monde. D’où la nécessité, si le but est bien de voir le monde, de dérégler les sens 19 » affirme
18 - Étienne Bonnot de Condillac, p. 217. 19 - François Fédier, p. 184.
François Fédier dans L’art en liberté. Dérégler les sens, c’est remettre en cause ce qui a été construit afin de laisser une chance à de nouvelles possibilités d’émerger, c’est accepter la perturbation de leur mécanisme bien rodé et peut-être finalement se rapprocher de ce qu’ils sont réellement hors de tout a priori et de tout ordre établi.
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SORTIR LA PERCEPTION DU SCHÉMA QUOTIDIEN La désorganisation sensorielle
Contrairement aux idées établies, la sensation n’est pas toujours localisée dans un organe fixe. Cela paraît évident pour un sens tel que l’équilibrioception qui nécessite l’intervention de plusieurs organes – l’équilibre est en effet permis par une association sensorielle des yeux, des oreilles et de la proprioception – mais ça l’est beaucoup moins pour les cinq sens traditionnels. Pourtant, l’organisation courante sensation visuelle/yeux, tactile/mains, sonore/oreilles, gustative/langue, olfactive/nez n’est pas valide. Par exemple, le toucher est associé aux mains puisqu’elles sont l’instrument tactile le plus pratique lorsque je veux toucher quelque chose ou quelqu’un comparé à mon dos ou mes pieds. Condillac parle d’ailleurs de la main comme du principal organe du toucher car sa mobilité et sa flexibilité permettent une connaissance plus complexe par le tact. En réalité, tout mon corps est tactile puisque recouvert de peau, fait de parois et de muqueuses. Toute ma surface corporelle externe mais aussi interne est sensible et réagit à toute sorte de choses : à la lumière, à la température, à l’air, aux gens qui me frôlent, aux aliments que j’ingère, etc. Tous mes organes et tous mes membres touchent et sont touchés en continu. De même, l’ouïe est souvent limitée aux oreilles, mais, lorsqu’un son se produit, ses vibrations arrivent jusqu’à mes oreilles mais aussi à tout mon corps. Je l’entends et je vibre avec lui comme c’est le cas lorsque le niveau de basses d’un morceau est élevé. Je peux d’ailleurs très bien sentir un son rien que par les vibrations qui remuent mon corps. Beethoven, devenu sourd, avait trouvé un moyen de vérifier la musicalité de ses créations en mordant un morceau de bois relié à la table d’harmonie de son piano : en jouant, sa tête s’emplissait de vibrations par conduction osseuse. Ainsi, je peux ressentir une sensation tactile ailleurs que dans mes mains et une sensation sonore ailleurs que dans mes oreilles. Inversement, à un organe ne correspond pas exclusivement un type de sensation. Ma langue est l’organe privilégié du goût
mais elle est aussi sensible tactilement, elle entre en contact avec les aliments et leur texture, elle touche. Dans le recueil de fragments Semences, Novalis écrit que les organes ne sont pas prédisposés à être déterminants et fixés – ou à se réunir pour former un corps individuel – ils reçoivent d’abord de l’esprit des points centraux communs – et sont tenus par ceux-ci à certaines fonctions régulières et immuables – Ainsi là où la main sent et où l’oreille entend, l’œil doit former une couleur déterminée et un contour précis et approprié 20.
Ainsi la fonction de chaque organe est instituée : la main s’est vue attribuer le monopole du toucher, mais cela aurait tout aussi bien pu être la langue, le pied, ou l’oreille. À l’origine, les organes sont donc potentiellement pluri-sensibles, ils peuvent être réceptifs à toute sorte de stimuli ; ils sont indéterminés et mouvants. À partir de là, je peux envisager la possibilité de voir avec les oreilles, le nez ou l’intestin, de toucher avec les yeux ou le ventre, d’entendre avec la main, de goûter avec le nez, etc. Tout mon corps est potentiellement voyant, sentant, touchant, écoutant, goûtant. Toutes sortes d’associations organiques et sensorielles peuvent alors exister, tout un réseau de relations intérieures se met en place. Les organes, auparavant séparés les uns des autres, entretiennent des rapports les uns avec les autres, renvoient les uns aux autres. Ils ne sont plus différenciés selon leur fonction, ils sont rassemblés par la matière même qui les compose, un amas de cellules et de tissus ; c’est ainsi que Novalis remarque que « chaque membre du corps peut avoir toutes les maladies subies par un de ses membres 21 ». En psychologie, la synesthésie est un trouble de la perception des sensations à travers lequel la personne associe deux ou plusieurs sens à partir d’un seul stimulus. Ainsi, la synesthésie révèle les liens sous-jacents qui existent entre les organes : j’entends une note et tout en même temps je vois une couleur, à une sensation sonore répond une sensation visuelle, je vois par les oreilles.
20 - Novalis, 21 , p. 195.
, p. 180.
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Ou bien j’entends un mot et, immédiatement, je sens un goût dans ma bouche, à une sensation sonore répond une sensation gustative, ainsi je goûte par les oreilles. Dans son poème Correspondances, cette unité sensorielle dont parle Baudelaire dans laquelle « les parfums, les couleurs et les sons se répondent 22 » ne serait-elle pas le signe d’un dialogue entre le nez, les yeux et les oreilles ? Ma sensorialité n’est donc pas limitée à certaines zones de corps bien précises qui ne communiqueraient pas entre elles mais elle investit tout mon corps, unité au sein de laquelle se déploie tout un monde vivant et organique de passages, de transformations et de relations surprenantes.
Le langage, un sens comme les autres
L’usage courant du langage enferme mes sensations dans une grille de mots et son recours systématique m’empêche même d’être attentive au monde en me faisant croire que, puisque je sais ce que sont les objets et que je connais leur nom, je n’ai pas besoin de les observer plus avant. Mais à la libération sensorielle peut correspondre une nouvelle conception du langage : il devient, au même titre que la vue ou le toucher, un sens qui réagit à des stimuli. Ainsi, selon Novalis, le peintre a d’une certaine manière déjà en son pouvoir l’œil – le musicien, l’oreille – le poète, l’imagination – l’organe du langage et la sensation – ou même plusieurs organes en même temps – dont il concentre les effets sur l’organe du langage ou qu’il dirige sur la main 23.
Cet organe du langage, le poète l’a en son pouvoir mais chacun le possède : c’est lui qui me permet de recevoir les signes d’une langue – je laisse ici de côté le langage des signes et le braille qui fonctionnent un peu différemment – à travers notamment l’écoute et la lecture. Il s’associe alors avec les autres organes sensoriels, et notamment avec l’oreille et l’œil. Car le langage est d’abord oral :
22 - Charles Baudelaire, 23 - Novalis, , p. 183.
, Paris, Gallimard, 2008, p. 37.
les lettres et les mots sont d’abord des sons que j’entends prononcés par ceux qui m’entourent. Novalis évoque d’ailleurs le « chant des voyelles 24 ». Puis, le langage est visuel : ces lettres et ces mots, j’apprends à les lire en les regardant, en les déchiffrant avec mes yeux. Or, s’il existe un organe du langage, comme il existe un organe de la vue (œil) ou un organe de l’ouïe (oreille) c’est bien que le langage est un sens vivant et multiple comme les autres qui reçoit les voyelles et les consonnes comme autant de sensations qui se combinent dans les mots. Dans la synesthésie psychologique, les lettres sont d’ailleurs envisagées comme des sensations au même titre que les couleurs, les sons ou les goûts puisque dans l’un des types de synesthésie les plus répandus, la personne voit les lettres de l’alphabet et les nombres teintés de certaines couleurs. Cette association graphèmes/couleurs se retrouve en poésie. Rimbaud, dans son sonnet Voyelles, associe chaque voyelle à une couleur mais aussi à diverses impressions sensibles, à des images ou à des scènes marquantes. Dans la première strophe, il écrit : A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes : A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles 25
Ainsi, la lettre A est colorée en noir, elle est caractérisée visuellement, mais elle est aussi associée à une impression olfactive de puanteur. Le langage, de manière générale, est donc intrinsèquement lié au corps et à la sensorialité, et si le langage utilitaire s’éloigne de cette conception, le langage poétique, lui, l’incarne tout entière. Car il s’adresse à mon corps, à ce sens du langage qui communique avec tous les autres : ce que je lis – lettres, mots, phrases – est susceptible de faire naître des sensations de nature visuelle, sonore, olfactive, etc. Lorsque je lis le sonnet de Rimbaud, je vois réellement A noir, E blanc, I rouge, U vert et O bleu ; je sens ce que je lis. Le
24 , p. 211. 25 - Arthur Rimbaud,
, Paris, Gallimard, 2005, p. 114.
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poème me rend comme synesthète. Je suis projetée dans le monde qu’il décrit, je sens la puanteur dans mon nez, j’entends le bruit des mouches qui volent dans mes oreilles. La poésie fait donc un usage créateur du langage lui permettant d’affirmer son pouvoir d’évocation et d’immersion sensorielle. Mais elle ne se contente pas de s’adresser à mon corps et à mes sens, elle les dérègle et les bouscule afin de me faire sentir le monde connu d’une manière nouvelle. Le langage poétique n’est pas fait, comme le langage utilitaire, pour me rassurer, pour caractériser le connu et l’identifier, mais au contraire, il détraque mes habitudes, me met face à un monde que je ne reconnais pas et dévoile la part de mystère et d’inconnu qui se dissimule au sein du connu. Il est ce « langage conquérant, qui nous [introduit] à des perspectives étrangères, au lieu de nous confirmer dans les nôtres 26 » qu’évoque Merleau-Ponty. D’ailleurs, cette idée évoquée plus haut avec François Fédier qu’il faut dérégler les sens pour véritablement voir le monde, c’est Rimbaud qui la formule le premier dans ses Lettres dites du voyant à Georges Izambard et à Paul Demeny en mai 1871 : il y évoque la nécessité pour le poète de se faire voyant, c’est-à-dire « d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens 27 ». Or cette violence que le poète se fait à lui-même, elle est ensuite faite au lecteur du poème afin de lui permettre à son tour d’accéder à cet inconnu. Comment ce dérèglement opère-t-il ? Le langage poétique creuse un écart entre les mots et ce qu’ils recouvrent habituellement en termes de référents et de sensations. Dans ma vie quotidienne, lorsque je vois une chose, je l’identifie par un mot – je vois un ballon, je pense au mot ballon – et inversement, lorsque je pense à un mot, je visualise une chose et tout un tas de sensations et de propriétés relatives à cette chose – je pense au mot ballon, je visualise un ballon, c’est-à-dire une forme ronde, en matière synthétique, colorée, souple, qui rebondit –. Mais dans le langage poétique, à un mot ne correspond pas nécessairement une chose prédéterminée, précise et fixée. Je lis des mots que je connais, que
26 - Maurice Merleau-Ponty, 27 - Arthur Rimbaud, p. 84.
, Paris, Gallimard, 1960, p. 97.
j’emploie et que je lis régulièrement, je les saisis chacun un par un mais combinés de la sorte, je n’y retrouve rien de ce que j’y vois tous les jours ; chaque terme se vide de son sens commun et se teinte d’étrangeté. Ainsi, le lecteur du poème Fleurs de Rimbaud se sent immédiatement placé dans un cadre rassurant par ce titre qui renvoie à une chose banale et commune. Mais la lecture du poème creuse rapidement un écart avec cette familiarité attendue : D’un gradin d’or, – parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, – je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigranes d’argent, d’yeux et de chevelures. Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau. Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses 28.
Le poème appelle un chaos de sensations : couleurs, textures, matières (tissus, roches, pierres précieuses, pierres fines, métaux, bois) et même sons se mêlent pour stimuler la confusion sensorielle. L’espace mis en place obéit à des règles incertaines (où est le devant, le derrière, le haut, le bas, le dedans, le dehors ?) et certains passages échappent à la description du réel au point qu’il est parfois impossible d’associer des mots à des référents réels (que sont ces disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil et ce tapis de filigranes d’argent d’yeux et de chevelures ?). À partir d’un mot qui réfère à l’ordinaire, au bien connu, le poème construit donc un univers décalé et déstabilisant qui prend ses distances avec cet ordinaire. Les mots se libèrent de leur appartenance aux choses et les choses ne se limitent pas à ce que leur nom désigne. Des sensations inattendues surgissent de ce qui semblait le plus habituel au point de donner l’impression de voir pour la premières fois une chose vue cent fois.
28 -
, p. 229.
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Jean Cocteau, dans Le Secret professionnel, évoque ainsi le rôle de la poésie : L’espace d’un éclair, nous voyons un chien, un fiacre, une maison pour la première fois. Tout ce qu’ils présentent de spécial, de fou, de ridicule, de beau nous accable. Immédiatement après, l’habitude frotte cette image puissante avec sa gomme. Nous caressons le chien, nous arrêtons le fiacre, nous habitons la maison. Nous ne les voyons plus. Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. (…) Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le, frottez-le, éclairez-le de telle sorte qu’il frappe avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le même jet qu’il avait à sa source, vous ferez œuvre de poète.
Le langage poétique ne transforme pas le monde mais incarne la liberté du regard face à ce monde, regard qui lui est inédit et qui fait comme se transformer les choses, qui les transfigure. Le poème m’offre ainsi une vision qui échappe à toutes les idées préconçues, à tous les symboles, à tout ce que j’aurais imaginé. Mais ce que disent aussi les mots de Cocteau, c’est que la poésie n’est pas l’apanage du poète, chacun peut « faire œuvre de poète » en portant une attention nouvelle aux choses, en affirmant sa liberté de sentir, de penser, de nommer le monde comme il l’entend. Le poème m’invite donc à développer mon regard et ma vision propre. C’est ainsi que le monde devant moi est toujours le même mais qu’à l’intérieur de moi tout peut bouger et se reconfigurer au point que ce même monde familier je peux à présent le percevoir dans tout ce qu’il a de mystérieux et d’inconnu.
Introspection et volonté
Erwin Straus, dans Du sens des sens, écrit : « Toute connaissance, la plus ténue comme la plus grande, commence par une négation, par une dissolution et une destruction des formes traditionnelles 29 ».
29 - Erwin Straus, p. 373.
Il faut donc apprendre à sentir autrement, ou plutôt désapprendre à sentir, déconstruire ce qui a été appris, le dérégler, au profit d’une perception plus libre. Mais ce dérèglement ne survient pas tout seul en moi, il est provoqué par des expériences particulières que peuvent me faire vivre certaines situations fortes ou certaines rencontres, et surtout certaines formes d’art qui engagent mon corps et ma perception. Je dois donc tout d’abord être ouverte à ces possibles situations, à ces potentielles rencontres, à ces formes d’art et à ces bouleversements qu’elles impliquent. Mais il ne suffit pas que je me retrouve face à ces causes potentielles pour que j’en retire une connaissance et une vision nouvelle du monde. Pour que l’expérience ait lieu, un effort de ma part est nécessaire : je dois être attentive et analyser ce qu’il se passe en moi au moment où je reçois les sensations dans mon corps. Il ne s’agit plus d’une analyse des sensations elles-mêmes pour démêler les informations qu’elles m’envoient, mais d’une analyse de ce que ces sensations produisent en moi pour comprendre que je suis en train de vivre une expérience particulière, que mes sens réagissent anormalement et que cela remet en cause ma vision du monde au point de m’en donner une connaissance inédite. Qu’est-ce que je sens ? Comment je le sens ? Où est-ce que je sens ? Seulement dans mes yeux, dans ma bouche, dans mon ventre ou bien partout à la fois ? Je dois analyser les sensations afin de comprendre le fonctionnement de ma sensorialité, seule condition à sa possible réforme et à une autre connaissance du monde. Je dois donc d’abord plonger en moi si je veux comprendre ce qui est hors de moi. Cette idée de l’introspection comme premier pas vers la compréhension du monde extérieur est très forte dans la pensée de Novalis. Ainsi, dans Semences, il écrit : « Comment un homme peut-il avoir du sens pour quelque chose, s’il n’en a pas le germe en lui ? 30 » Avant de pouvoir ne serait-ce que prétendre à une quelconque compréhension du monde, je dois d’abord explorer et comprendre le fonctionnement de mon propre monde intérieur. Il ne s’agit cependant que d’un moment initial qui doit être suivi d’un second moment : celui d’un retour au sein du monde
30 - Novalis,
, p. 73.
SORTIR LA PERCEPTION DU SCHÉMA QUOTIDIEN
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Le rôle du corps sentant…
éclairé et enrichi par ce regard jeté vers l’intérieur. Ainsi le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur se répondent comme les deux faces d’une même réalité dans un échange constant et réversible. Nous nous découvrons dans le système en tant que membre – par conséquent, sur une ligne ascendante et descendante, progressant de l’infiniment petit à l’infiniment grand – hommes de variations infinies. Nous ne comprenons naturellement tout ce qui est étranger qu’en nous rendant à nous-mêmes étranger – en nous modifiant – en nous observant. Nous voyons à présent les vrais liens articulant le suj[et] et l’obj[et] – nous voyons qu’il y a également un monde externe en nous, lié à notre intériorité, tout comme le monde externe hors de nous l’est à notre extériorité, l’un et l’autre sont reliés comme notre intériorité et notre extériorité 31
écrit Novalis dans Le Brouillon général. L’homme et le monde sont analogues : mon corps contient déjà l’univers, il est un microcosme autonome et en même temps il est partie intégrante du tout comme un de ses membres ou de ses organes. Et inversement, l’univers contient mon corps et en même temps il en est la continuité, l’élongation. À partir de là, se connaître soi-même c’est déjà une porte ouverte sur la connaissance du monde, et voir le monde c’est déjà apercevoir ce qu’il y a en soi. Si je veux connaître le monde, je dois donc être active et volontaire. Selon Novalis, la connaissance la plus infinie pourra d’ailleurs être acquise le jour où l’homme parviendra à contrôler volontairement son corps entier et ses sens sans besoin de stimuli extérieurs, seulement par la force de son esprit : de la même manière que nous nous déplaçons à volonté et que nous restons sur place – que nous rassemblons nos mouvements et que nous les isolons –, pareillement donc nous devons apprendre à mouvoir les organes internes de notre corps, à les retenir, à les réunir et à les isoler. Notre corps tout entier peut être purement et simplement mis en mouvement par notre esprit de manière volontaire. (…) Alors
31 - Novalis,
, Paris, Allia, 2000, p. 213.
chacun deviendra son propre médecin – et pourra acquérir un sentiment complet, sûr et précis de son propre corps – alors seulement l’homme sera vraiment indépendant de la nature, et peut-être même en état de restaurer ses membres perdus, de se tuer par un simple décret de sa volonté et ainsi d’obtenir pour la première fois de vraies informations sur le corps – l’âme – le monde, la vie – la mort et le monde des esprits. Il ne dépendra peut-être alors que de lui d’animer une matière – Il contraindra ses sens à produire la forme qu’il souhaite – et il pourra vivre au sens propre dans son monde. Il sera alors en mesure de se séparer de son propre corps – s’il le juge souhaitable – il verra, entendra – et sentira – ce qu’il voudra, comme il le voudra et dans les conditions qu’il souhaitera 32.
Puisque nous ne vivons et connaissons le monde qu’à travers notre corps et les informations qu’il nous envoie, alors pouvoir modifier volontairement son corps et le connaître de fond en comble, c’est pouvoir modifier le monde lui-même.
32 - Novalis,
, p. 181.
SORTIR LA PERCEPTION DU SCHÉMA QUOTIDIEN
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Le rôle du corps sentant…
UNE CONNAISSANCE PAR TOUCHES Parvenir à voir la part d’inconnu qui demeure dans le connu, c’est atteindre ce que l’on ne voit pas habituellement, ce qui nous est caché, dissimulé, ce que l’on n’imaginait pas. Cela induit donc de nouvelles modalités perceptives. Je sens ce que je n’aurais jamais pensé sentir, c’est-à-dire ce que je n’aurais jamais cru inclus dans le champ de ma perception, lui qui s’élargit et s’enrichit. Je deviens comme capable de percevoir l’imperceptible, de voir l’invisible, d’entendre l’inaudible. De nouveaux pans de réalité se découvrent et se mettent à nu. Ainsi, c’est un monde nouveau qui s’organise dans lequel les contraires ne sont plus séparés mais simultanés et réversibles comme le dedans et le dehors, le sensible et le non sensible, le pensable et l’impensable. Des relations d’implications réciproques se nouent entre des domaines et des notions a priori opposés ou sans aucun lien les uns avec les autres. C’est un monde unifié et pourtant pluriel, mouvant et vivant auquel doit correspondre une nouvelle conception de la connaissance. Elle n’est pas cette connaissance en bloc finie, délimitée et exhaustive. Elle est ponctuelle : elle se rencontre par touches éclairant çà et là les phénomènes, les êtres et les choses. Elle ne doit pas m’être donnée mais je dois la construire moi-même pleinement, elle m’est personnelle. Et surtout, elle n’est pas gage de savoir absolu, mais tout au contraire elle me ramène toujours à l’inconnu qui demeure et que je n’ai pas encore découvert. À chaque fois que j’aurai la certitude de connaître, j’aurai aussitôt la certitude qu’il reste encore tout un monde à connaître. Toute nouvelle connaissance, toute nouvelle touche de lumière sur le monde réveillera mon « instinct de savoir 33 », celui qui me pousse à vouloir comprendre. Et je resterai toujours éveillée par le désir et la curiosité comme les hommes qui m’ont précédée et ceux qui viendront
33 -
, p. 67.
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UNE CONNAISSANCE PAR TOUCHES
après moi, tout cela recommençant perpétuellement comme dans un cercle infini : « L’inconnu et le mystère sont le résultat et le début de toutes choses 34 ».
34 - Novalis,
, p. 84.
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Explorations
pages 47 à 97
Explorations
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Jaume Plensa, (vue de l’exposition à la Kestner Gesellschaft, Hannovre, 17 janvier au 7 mars 1999), 1998
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LE CORPS, TERRITOIRE ORIGINEL À EXPLORER
Explorations
Nous rêvons de voyages à travers l’univers : l’univers n’est-il pas déjà en nous ? Novalis, Semences C’est avec mon corps que je sens et c’est avec mes sens que j’explore le monde qui m’entoure. Mon esprit fonctionne à partir des données qu’ils me fournissent ; ainsi tout ce que je pense et connais vient de ce que j’ai d’abord senti. Mais ce corps sentant et connaissant, quelle connaissance peut-il avoir de lui-même ? Que puis-je connaître de mon corps avec les moyens qu’il me donne ? A priori, je pourrais dire qu’il n’y a rien que je ne connais mieux que lui. Je le vois tous les jours, je le sens, le touche et l’écoute depuis toujours. Il m’est intime et familier. Pourtant beaucoup de zones de mon corps me restent inaccessibles et inobservables directement et surtout les zones de mon intérieur, depuis mes muscles et mes organes jusqu’à mes veines et mes cellules. Ce que je sais de cet intérieur est ce que la science et la médecine m’en ont appris par leurs observations propres et ne passe pas par une exploration réelle et directe de mes sens. Car si je peux parfois sentir son activité (digestion, faim, douleurs), je ne peux pas m’ouvrir et entrer en moi-même pour aller le regarder, l’écouter, le toucher. Ce que je peux faire en principe avec le corps vivant de l’autre, je ne peux pas le faire avec mon propre corps. La connaissance si intime que j’en ai est donc malgré tout limitée ; il m’est aussi étranger qu’il m’est familier. Ainsi, ce corps explorateur, sentant et connaissant est en même temps le premier territoire à explorer et à conquérir *. Mais comment explorer l’inaccessible ? S’il est certain que je ne peux pas explorer littéralement l’intérieur de mon corps, je peux cependant vivre et connaître la sensation de cette exploration : c’est ce que permet l’installation Love Sounds I à V (« Sons d’amour », 1998) de Jaume Plensa. L’œuvre se trouve dans une grande pièce et se compose de cinq cabines rectangulaires faites de briques d’albâtre d’un blanc laiteux et translucide.
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Richard Fleischer,
(extraits), 100 min., 1966
* Dans le film de science-fiction (« Le voyage fantastique », 100 min., 1966) de Richard Fleischer, une expédition est organisée pour la première fois dans le corps humain avec un sous-marin et son équipage miniaturisés à la taille d’une bactérie à l’aide d’une technologie nouvelle. Une comparaison est d’emblée établie entre la conquête du corps humain et la conquête spatiale affirmant les liens qui unissent l’homme et l’univers. Ainsi, devant le spectacle offert par les globules blancs et les protéines en suspension dans les fluides corporels, un des membres de l’équipage – le Docteur Duval – déclame : « The medieval philosophers were right. Man is the center of the universe. We stand in the middle of infinity, between outer and inner space. And there is no limit to either ».
Explorations
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Jaume Plensa,
(intérieur d’une cabine), 1998
Elles sont éclairées de l’intérieur et rayonnent doucement. Chacune est pourvue d’une porte en métal sombre. Je m’approche d’une des cabines. J’avance vers la porte et pose ma main sur la poignée. Le métal est frais. J’ouvre et pénètre à l’intérieur. Mis à part un tabouret, la cabine est vide. En tout cas en apparence, car elle est habitée d’un son étrange et continu. En effet, pour cette œuvre, Jaume Plensa a enregistré et amplifié les sons du passage des fluides dans cinq parties différentes de son corps – cœur, main, cou, foie, cuisse – correspondant aux cinq cabines qui occupent la pièce et dans lesquelles ils sont diffusés. Alors que je passe de cabine en cabine, j’ai donc accès à tout un monde de sons inédits. Je découvre que quasiment chaque partie de mon corps bat et pulse et que les sons produits par cette activité vivante ressemblent à des sons que je peux entendre hors de mon corps : une pulsation nerveuse, aiguë et rapide ressemble à un croassement ; une autre tellement régulière qu’elle paraît réglée mécaniquement est semblable au son d’une balle lancée contre un mur ; un son sourd et mordant évoque le bruit irrégulier du vent qui souffle ; un battement grave rythmé comme une mélodie s’apparente au bruit d’une corde qui fend l’air ; enfin un son rauque très étrange me fait penser à une voix éraillée déclamant en boucle la même syllabe. Mais l’œuvre ne se contente pas de me faire entendre ces sons inédits, elle aménage une expérience immersive en me plongeant dans les différents points du corps de l’artiste où ils sont produits : je suis tour à tour dans son cœur, dans son cou, dans son foie, dans sa main, dans sa cuisse. Cette expérience est rendue possible par la mise en place des cinq cabines comme autant d’espaces clos, étroits et isolants. Ces espaces, bien différenciés et séparés de l’espace d’exposition, aménagent pour moi qui pénètre dedans, un sentiment fort d’intériorité. Le choix du médium sonore contribue aussi à cette sensation d’immersion. Le son diffusé emplit aisément tout l’espace de la cabine et m’enrobe au point que j’ai l’impression qu’il m’arrive de tous côtés et non pas d’une seule source bien précise. J’en viens à oublier qu’il s’agit d’un enregistrement diffusé par une enceinte et je m’imagine directement projetée au cœur des organes et de leurs vaisseaux, rapetissée à l’échelle des fluides intérieurs et de la circulation sanguine.
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Et ces fluides vitaux qui coulent à l’intérieur des vaisseaux de l’artiste, ce sont les mêmes qui coulent dans mes propres vaisseaux en ce moment même. Ces pulsations et battements que j’entends ce sont aussi les miens. Naturellement, je m’identifie à l’autre car nous sommes composés des mêmes substances et des mêmes matières, organisés de la même manière. Par conséquent, cette immersion dans le corps de l’autre est aussi une immersion dans mon propre corps. Et c’est comme si mes oreilles, normalement placées sur ma tête et tournées vers le monde extérieur, se trouvaient déplacées et greffées tour à tour dans mon cœur, mon foie, mon cou, ma main, ma cuisse, à l’écoute de ce monde intérieur nouvellement audible. Au cours de cette désorganisation sensorielle, mon corps se dédouble : il est à la fois sentant et senti, à la fois dehors et dedans, à la fois lui-même et un autre. L’œuvre me donne donc accès à un nouveau mode de connaissance du corps humain qui se caractérise par sa dimension sonore : en temps normal je n’entends jamais l’intérieur de mon corps mis à part quelques borborygmes intestinaux. Je sais bien que mon sang circule dans chacune de mes parties car je le vois couler quand je me blesse et que j’aperçois mes veines au travers de ma peau translucide, mais le mouvement de cette circulation intérieure, je ne l’avais jamais entendu auparavant, et je n’avais même jamais imaginé que cela puisse produire un son. Mais en plus de fournir ces données sonores inédites, l’œuvre les encadre dans un dispositif immersif, me donnant accès à une expérience de l’exploration du corps de l’autre et, par identification, de mon propre corps. C’est comme si j’y étais allée, comme si j’avais pénétré à l’intérieur de mon corps ; c’est l’impossible même rendu possible. Ainsi, l’inconnu est partout et d’abord en moi. Car l’œuvre me fait prendre conscience que ce corps avec lequel je vis est déjà en soi un territoire à explorer avant même de l’envisager comme un moyen d’explorer le monde extérieur. Elle me rappelle que les zones d’ombre inexplorées et les possibilités inexploitées ne se trouvent pas toujours dans le lointain et dans ce qui est à distance mais déjà dans le plus proche et le plus intime, là où je n’aurais certainement pas pensé les trouver.
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Explorations
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James Turrell,
, série des « Space Divisions », 2011
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RENCONTRE AVEC LA COULEUR
Explorations
La couleur est un corps de chair où un cœur bat. Malcolm de Chazal Qu’est-ce que la couleur ? Je la vois chaque jour répartie partout dans mon champ de vision en des milliers de nuances. Elle teinte le monde ; elle est inévitable. Mais elle est en même temps impalpable et immatérielle. Je ne peux pas a priori goûter du vert, sentir l’odeur du rouge, toucher du bleu, écouter du brun ; certes je peux voir du jaune car, par définition, la couleur est une sensation visuelle 35, mais dans ma vie quotidienne je ne la vois jamais détachée et isolée des corps qu’elle teinte, elle n’est pas couleur en soi mais couleur de quelque chose : je ne vois pas le jaune, je vois le jaune d’une jonquille par exemple. Cette perception habituelle de la couleur, James Turrell la remet en cause dans son installation Blood Lust (« Soif de sang », 1989) appartenant à la série des « Spaces Divisions » 36. L’accès à l’œuvre se fait par deux rideaux noirs. Ils me cachent quelque chose, m’incitent à entrer. Quel mystère peuvent-ils bien renfermer ? Je les écarte et pénètre à l’intérieur. Mais tout de suite une étrange vapeur m’enveloppe. Je ne vois pas, je ne me sens plus ; en un instant toutes les cellules qui composent mon corps deviennent vapeur à leur tour. Alors que je me débats avec la sensation de dissolution, surgit devant moi un grand rectangle rouge massif et lumineux, comme accroché au mur. Attirée par lui, je m’approche et tente de comprendre ce qui compose sa surface, ce qui lui donne son éclat. Écran ? Projection ? Peinture ? J’arpente l’espace en l’observant, à la recherche d’un indice ; mais rien d’autre que la permanence et la régularité. Dès le départ je suis donc coupée, séparée de l’espace quotidien par les deux rideaux 35 - Le Littré en ligne définit la couleur comme la « sensation que produit sur l’organe de la vue la lumière diversement réfléchie par les corps. » 36 - N’ayant pu obtenir de photographie de l’installation , j’ai choisi d’associer à ce texte la photographie d’une autre installation de James Turrell appartenant elle aussi à la série des « Space Divisions » et qui utilise également la couleur rouge : (page précédente).
noirs, mais aussi privée de tout repère non seulement par cette brume qui m’enveloppe tout de suite et me perturbe d’entrée, mais aussi par le fait que je ne comprends pas la nature de ce qui est sous mes yeux et qui ne cesse de m’interroger. C’est comme si tout ce que je savais était balayé par l’expérience mise en place par James Turrell. Mais je continue l’investigation : puisque mes yeux ne peuvent plus rien pour moi, j’avance ma main près du rectangle, je veux le toucher, je veux comprendre. Impossible ! Ma main est passée au travers de la surface rouge. Elle flotte, reste en suspens, et finalement ne touche rien. La seule parcelle de certitude que m’avaient donnée mes yeux – l’idée que le rectangle rouge est une surface – a disparu : il n’y a pas de surface mais un creux sans fin dans le mur, un gouffre coloré. Que croire ? Que penser quand mes propres sens se contredisent et s’invalident mutuellement ? Précieux informateurs en temps normal, ils sont comme déréglés, impuissants face aux lois étranges qui régissent ce lieu, car mes yeux continueront de voir une surface et ma main continuera de ne jamais la toucher. L’œuvre s’attelle donc à me dépouiller de mes habitudes sensorielles et de l’usage que je fais de mes sens au quotidien. Elle me place dans ce qui ressemble à une impasse. En réalité, cette façon de sentir quotidienne n’est pas la seule qui puisse exister, et si l’œuvre me place dans cette situation, c’est pour me faire réagir, pour mieux ouvrir le champ des possibles et m’inciter à rafraîchir ma perception. Ainsi, Georges Didi-Huberman écrit à propos des œuvres de Turrell qu’elles commencent souvent par imposer un acte de clôture et de privation. Mais leur enjeu concerne toujours un don d’expérience qui se disperse lumineusement, et donc procède, pour finir, à l’acte d’une ouverture 37.
Au malaise d’abord suscité par le mystérieux rectangle rouge succède alors l’enthousiasme d’une exploration de nouvelles façons 37 - Georges Didi-Huberman, , Paris, Minuit, 2001, p. 46. L’analyse de l’installation par Georges Didi-Huberman dans le chapitre « Marcher dans la couleur » m’a aidée à rédiger ce texte sur James Turrell, notamment concernant les questions de la scission optique/tactile et de la constitution de la couleur comme un lieu.
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de voir et de toucher. Je plonge à nouveau mes yeux dans le rouge, ils s’emplissent de la couleur, ils en vibrent. Elle est incontournable, massive et concrète. Une fois entrée par les yeux, elle se diffuse au reste du corps, le réchauffe à l’intérieur. Aucune parcelle de corps ne lui est indifférente, chacune est effleurée, excitée, stimulée. Alors je me rends compte que je n’ai pas besoin de ma main pour toucher ni être touchée mais de deux yeux grands ouverts. L’œuvre découvre donc la fonction haptique (du verbe grec háptô : « toucher ») de mon regard puisque je ne fais pas que voir la couleur (fonction optique) mais je la tâte rien qu’avec les yeux ; toucher et vue sont comme réunis dans un même organe. Mes sens se lient et se réconcilient : à leur scission première succède la continuité, à l’impasse des débuts succèdent la circulation et la communication. Cette circulation inter-organe est figurée dans le collage Untitled (« Sans titre », 2012) de Dennis Busch. C’est le portrait d’une femme, mais un portrait mutilé : des morceaux de visage ont été ôtés. Tête, yeux, oreilles, nez, bouche et cou sont troués. Des lacets multicolores passent dans les parties évidées comme pour matérialiser le flux organique invisible et intérieur qui lie les différentes parties entre elles. C’est ce même flux qui circule en moi face à l’œuvre de James Turrell : c’est lui qui me fait toucher la couleur avec les yeux et voir la couleur avec tout le corps. L’œuvre me révèle la possibilité d’une nouvelle organisation sensorielle en mettant à jour les relations entre des organes et des sensations qui n’ont a priori aucun lien (œil/surface corporelle, voir/toucher). Mais je suis toujours face au rectangle rouge. J’avance vers lui, je m’approche de plus en plus, et d’un coup mon visage passe à travers la couleur comme ma main tout à l’heure. Il y a quelques secondes encore, j’étais devant la couleur, à présent je suis dedans. Après avoir été surface puis espace béant creusé dans le mur face à moi, la couleur devient un véritable lieu dans lequel je peux entrer. Tout à l’heure la couleur s’infiltrait en moi et m’emplissait, mais à présent que je suis en elle, elle m’englobe et m’enveloppe dans son infini et son absence de limite. Je suis littéralement à l’intérieur du rouge. L’œuvre parvient donc à réformer ma perception de la couleur. Je ne cherche pas les objets qu’elle teinte ou qu’elle colore car
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Dennis Busch,
, 2012
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il n’y a aucun autre objet à voir et à sentir qu’elle-même, couleur pure, substance visuelle et tactile. Elle est l’objet même de ma vision et de ma perception. Elle n’apparaît alors plus comme une sensation mais comme un être à part entière, évident, concret et massif, à regarder mais aussi à toucher *. Elle est aussi ce nouvel espace à arpenter et à explorer. Je la connais donc comme je connaîtrais une personne ou un lieu, de manière tout intime et sensible. James Turrell, à travers son installation, aménage donc une expérience intérieure, ancrée dans une présence pure, qui renouvelle le rapport habituel que j’entretiens avec mes sens et ma perception. Ainsi, Andrew Graham-Dixon dans A life in light : James Turrell, écrit à propos de lui : [James Turrell sees] the artist not necessarily as a maker of objects, but a communicator of experience – someone whose art, if it succeeds, will open up new avenues of perception, will encourage people to see the world afresh, and in doing so will make them feel more alive 38.
38 - Andrew Graham-Dixon et Michael Hue-Williams, s.d., p. 41.
, Paris, Somogy,
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Bruno Munari,
, Milan, Corraini, 2002 (vue du coffret et couverture du
)
* L’un des de Bruno Munari – douze petits livres carrés de dix centimètres sur dix centimètres rassemblés dans un coffret bibliothèque et édités pour la première fois en 1980 – offre également une expérience à la fois visuelle et tactile de la couleur.
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Bruno Munari,
, Milan, Corraini, 2002 (intérieur du
)
Composé uniquement de carrés de papiers colorés monochromes, le invite l’œil à se plonger dans le rouge, le jaune, le blanc, le vert, et les doigts à toucher, à caresser la couleur. La petite taille du livret permet de l’avoir tout entière dans les mains cette couleur et même de sentir son poids. De la simultanéité entre les informations visuelles et tactiles naît alors la sensation de pouvoir toucher la couleur elle-même comme un être concret.
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David Allen,
, 2001
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Explorations
L’UBIQUITÉ, DÉCOUVERTE D’UNE NOUVELLE CAPACITÉ DU CORPS Quoi de plus stupéfiant que le don de bilocation, le pouvoir de se dédoubler, d’être en même temps, au même moment, dans deux endroits ? Joris-Karl Huysmans, En route L’ubiquité, c’est l’impossible même : être partout à la fois, ici et là-bas. Et par cette impossibilité qui la caractérise, elle constitue une sorte d’état rêvé, de fantasme. Je me prends à imaginer ce que serait ma vie si j’en étais dotée : je pourrais accomplir mes tâches quotidiennes en un rien de temps, me partager littéralement entre le travail et les loisirs, entre une vie installée et une autre faite de voyages et d’aventures. Je profiterais à la fois du confort d’être chez moi et de l’exotisme de l’ailleurs. J’aurais mille et une vies. Je pourrais être partout dans le monde entier en même temps, tout voir et tout vivre. Mon corps et le temps seraient infinis, la vie n’aurait plus de limite et la mort elle-même ne serait plus radicale et définitive : je pourrais mourir là-bas et rester vivant ici. Un vieux rêve donc, qui en même temps s’accompagne d’un désir de réalisation que le développement des réseaux sociaux et des nouvelles technologies tend à assouvir. Car je peux suivre l’actualité de n’importe quel endroit dans le monde en temps réel par l’intermédiaire de la télévision, d’internet, de Twitter ; avoir une discussion avec une personne qui se trouve à l’autre bout du monde et même la voir grâce à la webcam de mon ordinateur ou de mon smartphone ; je peux même visiter virtuellement les musées, les villes, les rues de pays qui se trouvent à des kilomètres de là où je suis via les sites internet ou des applications comme Google Earth. L’étape suivante est déjà en vue avec le développement de robots de téléprésence : ainsi le robot américain Beam – commercialisé en France en 2014 et muni d’un micro, d’un haut-parleur et de deux caméras grand-angles – permet à l’utilisateur qui le contrôle depuis
son ordinateur de visiter des lieux à distance et même d’interagir avec des personnes sur place comme une sorte d’avatar incarné 39. Des moyens considérables sont donc mis en œuvre pour concrétiser ce fantasme d’être partout en même temps. Mais l’ubiquité ne pourrait-elle pas être envisagée, non pas comme un état lointain et inaccessible qui ne pourrait être approché que par des inventions toujours plus sophistiquées, mais plutôt comme un phénomène interne, inhérent au corps et constitutif de ce corps ? Pourquoi ne pas d’abord chercher en soi cette capacité que l’on aspire à acquérir par des moyens extérieurs ? David Allen, avec son installation Thames Piece (« Composition de la Tamise », 2001), aménage un espace où le corps se sent comme dédoublé, présent à deux endroits en même temps, comme s’il se découvrait une nouvelle capacité physique. Dans le lieu d’exposition, le Musée de l’installation de Londres en Angleterre, on m’indique un escalier que je dois emprunter. Je descends les marches une à une. Me voilà arrivée en bas. Je me trouve dans une petite pièce confinée aux murs bétonnés. Rien dans la pièce, exceptées deux enceintes noires posées au sol, une à gauche, une à droite. Elles diffusent un son sourd qui emplit la pièce vide. C’est la captation en direct du son de l’eau de la Tamise qui se trouve à 700 mètres de l’endroit où je suis. Un micro placé dans l’eau de la rivière est relayé par une antenne jusqu’au lieu d’exposition. Je suis donc plongée à l’intérieur des eaux de la Tamise dans un environnement sous-marin immersif. Il n’y a jamais de silence, toujours une couche de sons épaisse et intense, trouble et sans oxygène. Parfois les glouglous et les bruits de bulles envahissent mes oreilles, je suis submergée. Il y a des vibrations et des notes aiguës que je ne reconnais pas mais qui sont toutes teintées de ce timbre aqueux 40. Le manque d’oxygène devient presque physique, j’ai du mal à respirer.
39 - Pour plus d’informations, voir l’article d’Elsa Bembaron, « Beam d’Awabot, un peu plus qu’un robot, un double virtuel », Le Figaro [en ligne], octobre 2014. 40 - Un extrait sonore est disponible sur le site de l’artiste (lien en bibliographie).
L’UBIQUITÉ, DÉCOUVERTE D’UNE NOUVELLE…
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David Allen,
(schéma de l’installation par l’artiste), 2001
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Mais je vois toujours la pièce souterraine dans laquelle je suis, qui à la fois accentue la sensation de confinement et d’enfermement, et tout en même temps me ramène à un milieu terrestre dans lequel l’air circule. Le premier mouvement que crée l’œuvre est donc celui d’un transport, d’un emportement vers l’autre lieu ; le son que je reçois est tellement intense et immersif que j’en viens à oublier que je suis dans la cave du musée. Ce processus est renforcé par le fait que je sais que le son m’arrive en direct – c’est le son que j’entendrais si mon corps et ma tête étaient plongés dans l’eau de la Tamise en ce moment même –, mais aussi par le fait que la cave est visuellement très sobre – il n’y a aucun élément de décoration ou de mobilier qui me permettrait d’avoir une accroche visuelle forte –, et enfin par le fait que la pièce est en sous-sol, je suis donc déjà en situation d’immersion dans un milieu fermé et confiné. Mais je me rends compte que durant tout le temps qu’a duré cette sensation de transport physique, je suis bel et bien restée dans la cave, les yeux rivés sur le béton. Le dispositif est simple et redoutablement efficace. Je me sens à la fois ici et là-bas, à la fois dans l’air et dans l’eau, dans un milieu souterrain et dans un milieu sous-marin. Je suis bien présente dans la petite cave du musée et en même temps je suis transportée physiquement sous l’eau de la Tamise *. Je suis noyée dans l’air et je respire sous l’eau. Je me sens comme dédoublée, sensation liée au fait que ce que j’entends ne correspond pas à ce que je vois et inversement. Les informations que me donne ma vue et celles que me fournit mon ouïe se contredisent, ou du moins ne sont pas en adéquation. En réalité donc, la sensation d’ubiquité est liée à un décalage sensoriel : ma vue et mon ouïe m’identifient chacune dans un endroit différent, l’une m’indiquant « tu es ici », l’autre « tu es là-bas ». Toute l’expérience repose donc sur un phénomène de dé-coordination et de division sensorielle. Mon corps est d’ailleurs par nature un corps pluriel capable de constamment se projeter dans des endroits différents en même temps. Car ce phénomène de dé-coordination qui provoque l’ubiquité n’est pas exceptionnel ou inédit, j’y suis confrontée constamment : par exemple je peux tout en même temps voir un arbre à deux mètres de moi, toucher mon écharpe qui est contre moi,
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Claude Monet,
(première salle du Musée de l’Orangerie de Paris), 1914-1926
* La même sensation d’ubiquité peut être ressentie face au grand ensemble mural des de Claude Monet installé dans le Musée de l’Orangerie à Paris. Il contient huit compositions de deux mètres chacune et de longueur variable (de six mètres à dix-sept mètres) réalisées entre 1914 et 1926, et réparties sur les murs de deux grandes salles ovales. La lumière qui baigne les lieux est blanche et feutrée ; l’endroit est silencieux et invite à la contemplation.
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Claude Monet,
(détail), 1914-1926
Et puis, en même temps que le spectateur contemple les peintures de Monet comme autant d’invitations à la sérénité dans cet espace conçu spécialement pour les accueillir, il est plongé, lorsqu’il s’approche des toiles, dans une nature vivante et grouillante, toujours agitée et en mouvement, mêlant tous les moments de la journée, toutes les saisons et tous les éléments. Le spectateur happé en vient à entendre les bruissements des feuilles et les clapotis de l’eau alors qu’il se trouve toujours dans cette même salle ovale de l’Orangerie, entouré d’autres visiteurs, qui, comme lui, sentent peut-être au même moment leurs corps partagés entre deux espaces distincts.
entendre le son du moteur d’un avion à des centaines de mètres au-dessus de moi, et je me trouve un peu dans chacun de ces espaces simultanément. Je suis à la fois là où je suis avec mon écharpe autour du cou, projetée près de l’arbre et propulsée près de l’avion. Je suis sans cesse partagée entre des espaces-temps différents parce que des informations différentes m’arrivent par des canaux différents. Mon corps n’est pas une enveloppe limitée et limitante, il est rayonnant, lié au proche comme au lointain. Et cela ne veut pas dire que mon corps est réellement à plusieurs endroits en même temps, mais qu’il se sent être à plusieurs endroits en même temps. L’ubiquité n’est alors pas multiplication, dédoublement, clonage littéral du corps, elle est sensation interne, projection intérieure, pouvoir d’imagination, rêve. Car l’imagination, c’est rendre présent ce qui est absent : lorsque je m’imagine sur une plage des Caraïbes alors qu’ici c’est l’hiver, et que j’en viens à sentir les rayons du soleil réchauffer ma peau, j’oublie que cette plage est loin, je l’amène à moi, je me la rends présente. De même, la sensation d’ubiquité que provoque l’installation de David Allen rend présent ce qui est absent à travers l’utilisation du son. Je sens l’eau, je l’entends, alors qu’elle est à plusieurs centaines de mètres. Et le rêve, c’est un mélange de temps et de lieux disparates qui se réunissent pour former un seul lieu et un seul temps cohérents ; le souterrain et le sous-marin, la cave et la rivière, l’ici et le là-bas se retrouvent mêlés. L’œuvre réunit les contraires ; les impossibles deviennent simultanés, notamment l’absent et le présent, mais aussi l’intérieur et l’extérieur. Car je suis à la fois à l’intérieur de la cave et donc à l’extérieur de la rivière, et tout en même temps à l’intérieur de la rivière et à l’extérieur de la cave. Le dedans est aussi un dehors et vice-versa. Des notions qui auparavant se trouvaient opposées, séparées et incompatibles se retrouvent à présent réversibles et interchangeables. L’ubiquité ici s’effectue et se construit donc de manière immanente à mon corps. Elle n’est pas ce pouvoir magique, ce don légendaire 41, qui me serait donné de l’extérieur par une entité 41 - Voir la nouvelle « Ubiquité » de Dino Buzzati qui fait partie du recueil et dans laquelle le narrateur acquiert le don d’ubiquité après avoir lu à haute voix la formule magique inscrite à l’intérieur d’un manuscrit vieux de deux siècles.
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supérieure comme dans les récits fantastiques, ni le résultat d’une technologie toujours plus sophistiquée, mais une capacité intérieure que je peux travailler et développer. Car c’est par l’écoute attentive de mes sens et l’ouverture de mon corps et de ma perception que l’expérience du dédoublement advient, certes intime et interne, mais non moins réelle.
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Christina Kubisch,
, 2003-2013
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LES CHAMPS ÉLECTROMAGNÉTIQUES, INVESTIGATION AU CŒUR D’UN AUTRE NIVEAU DE RÉALITÉ Tout le visible est rattaché à l’invisible – l’audible à l’inaudible – le sensible au non sensible. Peut-être le pensable à l’impensable –. Novalis, Semences Chaque jour, je côtoie des dizaines de champs électromagnétiques que je ne perçois pas mais qui pourtant sont partout. Un champ électromagnétique se compose d’un champ électrique et d’un champ magnétique. Lorsque je branche la prise de ma lampe sur le secteur par exemple, un champ électrique se forme dans l’espace environnant. Mais pour l’instant, ma lampe éteinte ne génère aucun magnétisme. C’est lorsque je l’allume et que le courant circule qu’un champ magnétique se crée, s’ajoutant au champ électrique déjà présent pour former un champ électromagnétique 42. Tous les appareils électriques allumés qui m’entourent au quotidien produisent des champs électromagnétiques : lampes, téléphones portables, ordinateurs, bornes wi-fi, caméras de surveillance, antennes, GPS, distributeurs automatiques de billets, néons, tramways, caisses automatiques, etc. Les champs que ces appareils produisent sont omniprésents et en même temps imperceptibles : je ne les vois pas, je ne peux pas les toucher ni les entendre. Ils n’existent pas pour mes sens. C’est donc tout un pan de réalité qui m’est a priori inaccessible directement. Mais à quoi ressembleraient-ils si je pouvais les observer ? Quels sons produiraient-ils si je pouvais les entendre ? Les Electrical Walks (« Promenades électriques ») conçues par l’artiste allemande Christina Kubisch et organisées dans différentes
42 - Voir le dossier « Que sont les champs électromagnétiques » sur le site de l’Organisation mondiale de la Santé.
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Christina Kubisch,
à Copenhague en 2008 (haut) et à Bruxelles en 2013 (bas)
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villes (entre autres Brême, New-York, Londres, Riga, Nancy) depuis 2003, aménagent une exploration auditive des champs électromagnétiques présents dans l’espace urbain. Je me rends au point de départ de la promenade. Là, je reçois un casque audio sans fil un peu spécial puisqu’il intègre un système qui amplifie et rend audible les qualités acoustiques des champs électromagnétiques produits dans mon environnement proche. Les champs électromagnétiques sont donc transformés et convertis en sons : je vais pouvoir les entendre pour la première fois *. Je reçois également un plan sur lequel sont indiqués certains lieux où les signaux sont intéressants et qui propose différents itinéraires, mais je suis libre de ne pas le suivre et de me déplacer à ma guise dans la ville. Me voilà dans la rue, je mets le casque et l’allume. D’un coup, je suis coupée des sons de l’univers urbain familier : plus de bruits de voitures, de klaxons, de circulation, plus de voix. Mais j’entends une sorte de ronronnement aigu et continu, doublé d’un léger grésillement. Je remarque que je suis proche du luminaire d’une vitrine. À mesure que je m’en approche, le son s’intensifie, il décroît lorsque je m’éloigne. J’entends la lumière. Je continue ma marche dans la ville et je pars à la conquête de nouveaux sons. Dans une gare, je surprends un son au rythme soutenu et rapide comme le galop d’un cheval auquel se mêle une note de fond régulière. Au seuil de la porte de sécurité d’un musée, je perçois de petits tapotements brefs et légers mais marqués rythmiquement : t t t t t. Dans un aéroport, j’entends une mélodie chevrotante, mélancolique, douce et aiguë qui semble jouée à l’accordéon ; son rythme se prolonge dans ma tête, je complète les notes dans mon imagination. Une borne wi-fi diffuse un ensemble de couches de fréquences brouillées et parasitées formant une ligne sonore irrégulière. Je suis frappée par la musicalité de tous ces signaux acoustiques. Partout où je vais ce sont de nouveaux rythmes, de nouveaux timbres, de nouvelles boucles sonores, de nouvelles tonalités. Tout cela paraît composé et joué alors qu’il ne s’agit en fait que de bruits : grésillements, interférences, crépitements, parasites. J’ai l’impression d’assister à un concert de musique électronique ;
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Carsten Nicolai,
, 2013
* Carsten Nicolai, dans son installation (2013), rend lui aussi audibles mais surtout visibles les champs magnétiques. La lumière émanant de quatre néons accrochés au mur est filmée par deux caméras dont les signaux sont retransmis sur deux écrans de télévision. Deux barres verticales pourvues d’aimants se balancent au-dessus des écrans de télévision et influencent leurs champs magnétiques, causant une distorsion des couleurs et des formes de l’image filmée des quatre néons.
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Carsten Nicolai,
, 2013
L’invisible devient visible : le mouvement des modulations des champs magnétiques, leurs couleurs vives (bleu, vert, rose, blanc, violet), leurs trames fines qui forment comme des volutes révèlent un nouvel espace visuel, comme une nouvelle dimension. Les modulations des champs magnétiques provoquées par les deux aimants sont également transformées en signaux acoustiques diffusés dans le lieu d’exposition, enrichissant les visuels d’une dimension sonore.
les rythmes sont futuristes, les notes sont digitales et minimales 43. Dans son manifeste L’Arte dei rumori (« L’Art des bruits ») daté du 11 mars 1913, Luigi Russolo imagine le futur art musical comme un composé des bruits du monde contemporain mécanisé et électrisé : Traversons ensemble une grande capitale moderne, les oreilles plus attentives que les yeux, et nous varierons les plaisirs de notre sensibilité en distinguant les glouglous dʼeau, dʼair et de gaz dans des tuyaux métalliques, les borborygmes et les râles des moteurs qui respirent avec une animalité indiscutable, la palpitation des soupapes, le vaet-vient des pistons, les cris stridents des scies mécaniques, les bonds sonores des tramways sur les rails, le claquement des fouets, le clapotement des drapeaux. Nous nous amuserons à orchestrer idéalement les portes à coulisses des magasins, le brouhaha des foules, les tintamarres différents des gares, des forges, des filatures, des imprimeries, des usines électriques et des chemins de fer souterrains 44.
Ainsi, l’espace urbain est déjà en soi une gigantesque banque de données musicales et Christina Kubisch l’enrichit en me donnant accès à ces nouveaux sons que je peux moduler rien que par la position de mon corps dans l’espace. Car mon corps a son rôle à jouer : je peux contrôler l’intensité du son en m’approchant ou en m’éloignant d’une source ; je peux capter un autre signal rien qu’en tournant la tête et ainsi changer de rythme et de notes. Sans cesse en mouvement, comme dans une danse, je crée mon propre morceau, ma propre composition : j’avance et je recule, je crée des répétitions, j’invente ma propre boucle sonore en associant celles que j’entends. Ce qui est étrange, c’est que ces sons je les ai déjà entendus auparavant car c’est exactement le type de sons qu’utilise la musique électronique. Mais dans ce cadre-là, ils sont purement artificiels et synthétiques ; ils ne renvoient à aucun référent réel puisqu’ils sont générés par des programmes ou des logiciels dans des ordinateurs. Avec l’expérience que propose l’artiste, c’est donc
43 - Des extraits sonores sont disponibles sur le site de Cabinet Magazine (lien en bibliographie). 44 - Luigi Russolo, [en ligne], s.d., p. 10.
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comme si je découvrais que ces sons n’existaient pas uniquement artificiellement mais qu’ils émanaient aussi du monde même et des courants électriques qui le peuplent. Et c’est sans doute le rattachement soudain de ces sons à la réalité quotidienne alors même qu’ils en étaient totalement séparés qui fait que j’ai beaucoup de mal à les décrire, à les qualifier, à dire à quoi ils ressemblent. Le vocabulaire manque face à leur nature essentiellement abstraite. Car si les sons se rattachent nécessairement à des référents concrets, ils demeurent en eux-mêmes abstraits pour moi. Le son du champ électromagnétique d’un portique de sécurité ne me renvoie à aucun objet connu et encore moins à un portique de sécurité. Les sons que j’entends ne ressemblent pas aux objets qui les génèrent. Une tension se crée entre ce que je vois et ce que j’entends, comme un décalage perceptif. Alors que je continue de voir ce que j’ai toujours vu, ma perception auditive est complètement renouvelée et ne correspond plus aux informations visuelles que je reçois. Je n’entends jamais les choses et le monde faire ces bruits-là en temps normal. Ma perception est donc partagée entre deux niveaux de réalité : un niveau quotidien et connu (je vois et même je sens, je touche comme j’en ai l’habitude) et un niveau inédit à explorer (j’entends les choses comme jamais je ne les ai entendues). J’accède à un autre niveau d’existence des choses qui, en temps normal, m’est imperceptible. L’artiste me donne les outils pour explorer cette nouvelle dimension de l’espace quotidien qui est comme un univers parallèle. Le territoire connu devient territoire inconnu à arpenter : dans la promenade électrique, mon corps se met en mouvement pour mener une investigation sur l’environnement et ainsi en acquérir une nouvelle connaissance. La perception auditive qui m’est nouvellement offerte influence l’ensemble de ma perception : je m’arrête sur des objets ou dans des lieux auxquels je n’aurais jamais prêté attention en temps normal. Je pose le regard sur ce que je ne regardais plus ou ce qui ne m’intéressait pas. Ce que j’entends éclaire ce que je vois et inversement. Ainsi, j’observe un distributeur de billets et j’entends le champ électromagnétique qu’il produit : je m’intéresse à lui parce que le son qu’il génère est insolite et m’intrigue, et en même temps je ne peux comprendre ce que j’entends que parce que je peux voir de quel objet il s’agit. Un dialogue s’établit
entre les deux pôles de ma perception qui donne du sens à ce que je perçois. Et dans ma promenade, je veux tout écouter, tout capter ; je veux entendre le son nouveau des choses familières, je veux me laisser surprendre par le décalage qu’il y a entre cet objet si banal et ce son si étrange. Par la révélation de la dimension acoustique des champs électromagnétiques de l’espace urbain se dessine alors un nouveau paysage sonore de la ville. L’œuvre m’offre donc non seulement un nouvel accès sensoriel à ce que je ne pouvais pas percevoir ni connaître – les champs électromagnétiques – mais en plus elle renouvelle mon rapport au connu – l’espace urbain, la ville * –. Au travers de cette promenade, forme libre et ouverte, je suis invitée à une expérience personnelle qui me fait prendre conscience que les choses et les êtres n’existent pas que sur un seul plan, dans une seule dimension, à un seul niveau, mais sont faits de couches de réalité qui forment une structure complexe. Une vie propre des choses s’anime sous le visible, à l’intérieur du visible et peut-être même au-delà, que l’homme ne maîtrise pas, qui lui échappe et qui, pour ces raisons, le fascine et le pousse à s’enfoncer et à s’élever toujours plus profond, toujours plus loin dans l’inconnu.
* Sissel Tolaas, à travers ses (« Paysage olfactifs urbains ») propose également une nouvelle perception de la ville en s’intéressant aux odeurs qui la peuplent. Des bornes sont disposées dans l’espace urbain qui permettent de sentir les odeurs caractéristiques de certains quartiers que Sissel Tolaas a analysées et recréées, faisant prendre conscience à celui qui les sent de leur importance dans la définition et l’identification de l’espace. Approcher son nez d’une de ces bornes, c’est prêter attention à des informations qui, le plus souvent sont indésirables ou oubliées et qui pourtant constituent l’essence même du lieu.
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JosĂŠ-Antonio Sistiaga,
(extraits), 7 min., 1988-1989
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PROPULSION FULGURANTE DU CORPS DANS L’UNIVERS L’homme possède pour ainsi dire certaines zones de corps. La plus proche est son propre corps, ce qui l’entoure immédiatement est la seconde zone, sa ville et sa province, troisième, et ainsi de suite jusqu’au soleil et son système. Novalis, Le Brouillon général Tout un monde microscopique évolue autour de moi au quotidien : des centaines de particules, de molécules ou de petits êtres vivants peuplent mon environnement et sont présents même sur mon corps, sur ma peau, mes mains ou mon visage. Les choses et les êtres sont eux-mêmes constitués d’unités invisibles, d’atomes, qui se dérobent à mes regards. Bien que je n’aie jamais pu observer directement ce monde invisible, je sais qu’il existe, j’ai conscience que ces éléments sont présents partout car on me l’a enseigné à l’école et que mes manuels scolaires regorgeaient de photographies de cellules, d’ovocytes ou de bactéries prises au microscope. Je connais cela sans y avoir eu accès par mes propres sens et je ne peux m’empêcher de me demander ce que je verrais, ce que j’entendrais, si je pouvais me rapetisser à l’échelle de ces éléments infimes. Il en est de même pour le monde macroscopique dans une proportion inverse : trop immense pour que je puisse en avoir une vision globale et directe. Lorsque je regarde le ciel, je sais bien qu’au-delà de ce que je perçois s’étend un espace encore plus gigantesque dans lequel se trouvent des planètes, des étoiles ou des comètes. J’ai eu accès là aussi à tout un tas d’illustrations et de vues d’artistes montrant le Système solaire et la Voie lactée. Et si, à la différence du monde microscopique, le monde macroscopique est visitable, il l’est pour une communauté très restreinte : une poignée d’hommes seulement a pu aller dans l’espace, marcher sur la Lune et observer de près ce que moi je ne pourrais a priori jamais observer, ou bien seulement comme des éléments lointains et inaccessibles.
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José-Antonio Sistiaga,
(pellicules), 1988-1989
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Mais qu’ont-ils vu ces hommes ? Qu’est-ce que cela fait de se trouver là-haut, à flotter dans l’espace et sa matière noire, à des milliers de kilomètres de sa propre planète, confronté à l’inconnu ? Le film Impresiones en la alta atmόsfera 45 (« Impressions en haute atmosphère », 1988-1989, 7 min.) de José-Antonio Sistiaga – dont les pellicules sont uniquement peintes à l’encre colorée directement à la main –, propose au spectateur de faire l’expérience de ces sensations. Au départ, une image fixe : un cercle rappelant la Terre vue de l’espace est posé sur un fond noir piqué de petites touches jaunes qui ressemblent à des étoiles. Mais, d’un coup, des dizaines de points colorés recouvrent l’écran en s’agitant et tremblotant ; ils sont verts, jaunes, blancs ; ils se transforment en traînées grouillantes ; une pluie de couleurs vives s’abat sur toute la surface ; derrière cette agitation surgit la même figure de cercle, sa position est fixe au centre de l’écran, mais le cercle est instable, comme dérangé par le bouillonnement. Les traînées hystériques se croisent et se décroisent ! Tout est mouvement. Mais c’est finalement autour du cercle que tout s’organise, les tâches se regroupent en paquets autour de lui et continuent de remuer et de pulluler. Le cercle se démultiplie à son tour et se retrouve pourvu d’anneaux frémissants verts, jaunes et oranges. Je vois la danse des atomes et des molécules – les particules de lumière en suspension dans l’air – l’ovule originaire – les cellules en train de se démultiplier – la ronde des globules blancs et rouges – le fourmillement des bactéries à l’intérieur – les réseaux de chairs qui dessinent le cerveau – l’iris d’un gros œil – les cavités étranges d’un nombril – je vois la Terre et les océans – une Lune éclatante dans la nuit – le Soleil qui s’enflamme – tous les astres et toutes les planètes en gravitation – une galaxie entière * ! Il n’y a pas de préparation, le film démarre brutalement et l’immersion est immédiate face à l’agitation constante de l’image et à ses couleurs vives. Cette immersion intense est d’ailleurs voulue par Sistiaga qui, à l’origine, a conçu son film pour qu’il soit projeté sur une coupole afin d’englober complètement le corps du spectateur.
45 - Le film est disponible sur Youtube (lien en bibliographie).
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Otto Piene,
(vues de l’exposition au MIT List Visual Arts Center, Cambridge), 2011
* Dans les (« Ballets de lumière ») qu’Otto Piene développe à partir de 1959, le spectateur se trouve au centre d’un tourbillon de lumière en désagrégation projeté sur les murs et le plafond, évoquant là aussi les mouvements énergétiques du cosmos, le scintillement des étoiles et leur combustion, ou encore la chorégraphie des corps célestes dans l’espace.
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Mais un autre élément accentue l’immersion : des bruits d’ultrasons et de battements d’ailes d’hélicoptère se mêlent dans un fond sonore continu. Mes rétines et mes tympans sont excités intensément face au mouvement frénétique des images et des sons. Mon corps ne peut y rester indifférent et s’agite à son tour ; il tremble, il est secoué. Et alors tout ce qui passait dans mes yeux et mes oreilles passe à travers tout mon corps : tous mes organes se mettent à sentir comme s’ils recevaient eux aussi les stimuli visuels et auditifs. Ce phénomène s’apparente à une sorte de dérèglement ou de bouleversement sensoriel : des liens se créent entre des organes éloignés les uns des autres, a priori sans rapport les uns avec les autres ; l’œuvre réveille un flux intérieur qui circule de part en part. Et c’est simplement par les moyens de la peinture – car le film est peint à la main – que cela s’effectue 46, mais une peinture un peu spéciale puisqu’elle est non seulement animée, en mouvement, grouillante, mais aussi accompagnée de sons, ce qui renforce le phénomène et même accélère le processus. Puis la circulation interne entre mes organes se prolonge en une circulation entre intérieur et extérieur. Mes organes sensoriels qui, en temps normal, me permettent de différencier le dedans du dehors, de séparer ce qui se passe en moi de ce qui a lieu hors de moi, articulent en ce moment même ces deux mondes et instaurent une continuité entre eux. Car me voilà projetée au cœur de l’atome, et tout en même temps propulsée dans la matière noire de l’espace, reliée par mes organes à ce qui est au-dessous et au-dessus de moi, sur une ligne verticale progressant de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Le film de Sistiaga me fait embrasser la totalité de l’univers en mettant en scène la synthèse d’éléments a priori antithétiques ; les mêmes formes, les mêmes mouvements, les mêmes couleurs réunissent et fusionnent des mondes opposés :
46 - Gilles Deleuze évoque un tel effet dans , Paris, Seuil, 2002, p. 53-54 : « La peinture est hystérie, ou convertie l’hystérie, parce qu’elle donne à voir la présence, directement. Par les couleurs et par les lignes, elle investit l’œil. Mais . Libérant les lignes et les couleurs de la représentation, elle libère en même temps l’œil de son appartenance à l’organisme, elle le libère de son caractère d’organe fixe et qualifié (…). La peinture nous met des yeux partout : dans les oreilles, dans le ventre, dans les poumons ».
l’extrêmement proche et l’extrêmement lointain, le minuscule et le gigantesque, le terrestre et l’extraterrestre. J’ai la sensation d’entrer en contact avec des éléments que je n’ai jamais pu approcher auparavant, de visiter des endroits dans lesquels je ne suis jamais allée, de me rapetisser à l’échelle du microscopique et en même temps d’être littéralement dans l’espace. L’expérience rappelle celle que décrit Henri Michaux dans Connaissance par les gouffres lorsque, sous l’effet du cannabis et alors qu’il est en train d’observer l’illustration d’une station spatiale, il s’y trouve comme physiquement propulsé : Étant chez moi un après-midi, comme je considérais tranquillement, dans un des grands illustrés en couleurs de notre temps, une grande station inter-planétaire, subitement j’y fus. Effarante merveille. Instantanément détaché à quelques centaines de kilomètres, sinon à mille kilomètres, je voyais sous moi la rotondité de la terre lointaine déjà extrêmement rapetissée, où maintenant je ne pouvais plus retourner. (…) Me tenant aux montants de la grande roue silencieuse qui, pour des raisons de gravitation artificielle, tournait dans l’espace, les pieds sur ce grand engin ajouré, magnifiquement peint, seul dans un ciel immense, dans un ciel vertigineux, en bas, en haut, de tous côtés, partout miraculeusement bleu, miraculeusement lumineux, j’étais là, ne sachant que faire. Le premier homme, en cette année 1958, à être jamais monté dans une station extra-terrestre 47 !
De même, le film de Sistiaga me propulse dans l’infinité de l’univers en seulement quelques minutes, soit un temps accéléré, un voyage cosmique à la vitesse de la lumière. Le contraste entre ce temps comprimé et l’ampleur de l’expérience est si fort qu’il est propice à m’inspirer une agitation semblable à une légère panique, renforcée par un cri strident qui jaillit à la fin du film et qui cesse seulement à la dernière seconde. Il y a à la fois l’excitation d’être projetée dans tous ces mondes, à toutes ces échelles, de vivre tout ce qui m’est normalement inaccessible et en même temps comme une nervosité qui croît face à la démesure de l’exploration comme
47 - Henri Michaux,
, Paris, Gallimard, 1988, p. 134-135.
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si je vivais l’expérience sans y avoir jamais été préparée. Henri Michaux évoque d’ailleurs lui aussi l’anxiété qui s’empare de lui durant son expérience dans l’espace et conclut : « Que celui qui s’imagine qu’il n’aura pas le trac, qu’il y aille d’abord…48 » Le film aménage donc une expérience forte qui donne lieu à une connaissance physique et concrète de l’univers bien différente de la connaissance théorique que j’avais déjà acquise dans les ouvrages scientifiques. Il me fait vivre ce qu’aucun mot ne peut dire, ce qui n’est pas explicable ni même rationnel. José-Antonio Sistiaga évoque lui-même cette volonté de s’adresser au corps du spectateur et de l’éloigner durant quelques minutes d’une vision cartésienne du monde : « je m’adresse aux sens, à la curiosité, aux émotions du spectateur, à ce qu’il y a de plus secret en eux. Enlevez de vos yeux le bandeau du rationalisme et jouissez du méconnu 49 ». Le méconnu et le bien connu sont comme les deux faces d’une même pièce, deux regards différents lancés par les mêmes yeux sur une même chose ; c’est un choix de passer de l’un à l’autre, une décision volontaire et personnelle qui implique un certain abandon : abandon des repères et du familier au profit d’un lâcher-prise momentané qui, certes, comporte un léger risque de se perdre, mais qui seul permet une exploration renouvelée du monde.
48 , p. 135. 49 - José-Antonio Sistiaga cité dans Clara Janés, « Continuum. Trois films de José-Antonio Sistiaga » in Nicole Brenez et Christian Lebrat, , Milan, Mazzotta, 2001, p. 491.
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Les œuvres de Jaume Plensa, James Turrell, Christina Kubisch, David Allen et José-Antonio Sistiaga aménagent toutes une expérience sensorielle immersive et intense menant à une connaissance renouvelée de certains phénomènes ou territoires. En plaçant ainsi le corps sentant du spectateur à l’origine du processus de connaissance, elles renouent les liens primordiaux qui unissent la sensorialité à la connaissance et nous ramènent à l’idée que toute connaissance humaine provient d’abord de l’expérience sensible du monde. Elles nous rappellent que « c’est dans la perception elle-même qu’il faut rechercher la source et la norme des autres modalités de notre relation au monde, aussi complexes et apparemment éloignées de la perception soient-elles 50 » comme l’écrit Renaud Barbaras dans la préface du Cours sur la perception de Gilbert Simondon. Mais la façon dont elles stimulent les sens du spectateur est bien particulière puisqu’il lui arrive, face à ces œuvres, de ne pas reconnaître la manière dont réagit son corps sentant, de découvrir en lui des liaisons et des flux dont il ne soupçonnait pas l’existence. Des relations se mettent à jour entre des zones et des organes éloignés les uns des autres et généralement conçus comme séparés et isolés les uns par rapport aux autres. Son corps devient comme un réseau de sensations qui se répondent et communiquent entre elles. Il découvre de nouvelles manières de sentir. Ainsi, les cinq œuvres bouleversent le schéma perceptif quotidien du spectateur en provoquant un dérèglement des sens. Ce dérèglement aboutit à une nouvelle connaissance de son propre corps sentant : le spectateur découvre de nouveaux mécanismes, une nouvelle organisation et un nouveau fonctionnement de son corps, de ses sens et de sa perception tout entière. Ce dérèglement sensoriel que provoquent les œuvres mène également, comme je l’ai dit quelques lignes plus haut, à une nouvelle connaissance de phénomènes déjà connus du spectateur. Car avant de se trouver face aux œuvres, il a déjà une connaissance théorique et/ou pratique plus ou moins marquée de l’intérieur de son propre corps, de la couleur, de l’espace urbain, des cellules et
50 - Gilbert Simondon,
, Paris, PUF, 2003, p. XVI.
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des corps célestes. Quelle est donc alors la différence entre cette connaissance que possède déjà le spectateur et celle que les œuvres permettent d’acquérir ? La spécificité de cette nouvelle connaissance tient à la manière dont elle est délivrée, car ce n’est pas en expliquant, en racontant ou en disant les choses que les œuvres agissent, c’est avant tout en montrant, en faisant vivre et sentir : à l’intérieur de ces œuvres, « quelque chose est à voir et à comprendre qui ne peut se dire mais seulement se montrer 51 », quelque chose qui excède et déborde toute lisibilité. Parce qu’elles se situent hors de tout langage et de tout discours, elles permettent d’accéder à une connaissance que le spectateur n’aurait pu atteindre par aucun autre moyen, qui n’est pas une connaissance discursive ni théorique, mais expérientielle et intime, toute personnelle. Ainsi, ce que le spectateur sait après avoir fait l’expérience sensible de l’œuvre est de l’ordre d’une certitude, il a foi en ce qu’il a vécu et en la connaissance sensible qui en découle : il connaît l’intérieur de son propre corps parce qu’il s’est laissé croire qu’il y plongeait réellement à travers l’œuvre de Jaume Plensa ; il connaît la couleur comme un être concret et sensible parce qu’il s’est laissé croire qu’il pouvait la toucher et entrer en elle dans l’œuvre de James Turrell ; il découvre en lui une nouvelle capacité d’ubiquité parce qu’il s’est laissé croire qu’il était réellement à deux endroits en même temps dans l’œuvre de David Allen ; il connaît les moindres recoins de l’infiniment petit et de l’infiniment grand parce qu’il s’est laissé croire à la propulsion de son corps dans l’espace face au film de Sistiaga. Je pense donc qu’aucune connaissance ne peut advenir face à ces œuvres sans que le spectateur ne se laisse aller à croire à l’impossible ; « même le succès du savoir repose sur la puissance de la foi – En tout savoir il y a une foi 52 », écrit Novalis dans Semences. Après l’écriture de ce mémoire, il m’est apparu que la plupart des champs d’exploration des œuvres que j’avais choisies étaient communs à ceux de la science : l’intérieur du corps humain est aussi la
51 - Olivier Schefer, « Qu’est-ce que le figural ? », simpleappareil [en ligne], mai 2008. 52 - Novalis, , p. 198.
Conclusion
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préoccupation de la chirurgie et de l’anatomie, la couleur ou les champs électromagnétiques intéressent la physique, l’univers est le champ d’investigation de l’astrophysique. Cette proximité que l’art peut avoir avec la science m’intéresse beaucoup, y compris dans mes projets plastiques, car la science mène une exploration, une quête de découvertes, qui remodèle constamment la vision que l’homme a du monde et de lui-même et la nature de sa connaissance toujours relative. Elle réveille et bouscule parce qu’elle met l’homme face à l’inconnu qui demeure dans un monde qu’il croit bien connaître et remet en question ses acquis. Il en est ainsi de certaines grandes découvertes scientifiques qui ont bouleversé les représentations que l’homme se faisait du monde : la révolution copernicienne démontre que la terre n’est pas le centre du monde et contredit le modèle géocentrique en vigueur depuis des siècles ; la théorie de l’évolution de Darwin remet en question les origines de l’homme en le faisant descendre de l’animal. L’art peut aussi provoquer des remises en question et des prises de conscience chez le spectateur ; en cela elle a des enjeux communs avec la science : tous deux ont la capacité de faire voir le monde autrement, exhibent ce qui était là, à portée de main, mais que personne ne voyait. Leur collaboration ne permettrait-elle donc pas l’élaboration d’une connaissance enrichie du monde ? Car si la science explore, recherche et découvre, l’art peut nous permettre, à nous spectateurs, de vivre à notre tour cette exploration comme si c’était la nôtre, d’accéder à ces découvertes de manière proprement vivante, de plonger au cœur de ces pans de réalité qui nous échappent parce qu’on n’a pas les moyens de les observer. Ainsi, je crois que l’art comme la science ou encore d’autres domaines d’activité nous donnent chacun accès à une certaine vision, nous permettent de former une certaine connaissance qui constitue comme l’une des facettes d’une connaissance plus globale du monde, et que c’est par la collaboration entre ces domaines que se nourrira cette connaissance globale faisant d’elle une connaissance plurielle et multiple, une connaissance par touches. Et c’est parce que chaque individu est à même de mettre en relation ces touches et ces fragments qu’une unité peut se former qui n’est pas dans les choses même mais dans son regard et sa vision propre,
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une unitĂŠ composite en constant remodelage, tout en mouvement et en flux, et qui finalement recompose sans cesse le tableau de la connaissance humaine.
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Bibliographie et sources iconographiques
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Merci à Ma tutrice Sandrine Israël-Jost pour m’avoir si bien guidée, pour ses encouragements et son exigence, et pour avoir souvent su mettre des mots sur ce que je ne formulais pas encore moi-même. Laura Medina du Plensa Studio Barcelona sans qui je n’aurais pas pu écrire mon texte sur l’installation de Jaume Plensa. Ma mère pour avoir donné de son temps et de son attention en me relisant. Camille, Mathilde et Sidonie pour leurs conseils et leur amitié. Cédric pour son écoute et son soutien.
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HAUTE ÉCOLE DES ARTS DU RHIN
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Mémoire de DNSEP section didactique visuelle