THIBAUT DE CHAMPAGNE LE CHANSONNIER DU ROI

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Dame, certes, vous ne devez pas seulement le supposer, Mais bien savoir avec certitude que je vous ai aimée à l’excès. La joie que j’en éprouve fait que je m’aime et m’estime davantage, Et c’est pourquoi j’ai retrouvé mon embonpoint. Car jamais Dieu ne fit si belle créature Que vous ; mais cela me donne trop d’inquiétude De voir, quand nous mourrons, l’amour venir à sa fin. Thibaut, taisez-vous ! Nul ne doit avancer des arguments Dépourvus de toute légitimité. Vous dites cela pour me rendre plus indulgente Envers vous, moi que vous avez tant trompée. Je ne dis certes pas que je vous hais, Mais si je devais prononcer un jugement en matière d’amour, Ce serait qu’il soit servi et honoré. Dame, Dieu veuille que votre jugement soit légitime, Et que vous connaissiez les maux dont je me plains. Car je sais bien que quel que soit le jugement, Si je meurs, Amour en sera brisé, Si vous, dame, vous ne le faites pas revenir Là où il se trouvait, Car nul ne pourrait être aussi habile que vous. Thibaut, si Amour vous tourmente à cause de moi, N’en soyez pas trop accablé, car si l’amour n’existait pas, Mon cœur resterait indompté.

Dame, certes ne devez pas cuidier Mès bien savoir que trop vos ai amee. De la joie m’en aim mielz et tien chier, Et por ce ai ma gresse recouvree. Qu ‘ainz Dex ne fist si tres bele riens nee Com vos, mès ce me fet trop esmaier, Quant nos morrons, qu’amors sera finee. Thiebaut, taisiez, nus ne doit conmencier Raison qui soit de toz droiz dessevree. Vos le dites por moi amoloier Encontre vos, que tant aves guilee. Je ne di pas, certes, que je vos hee, Mès se d’amors me couvenoit jugier, Ele seroit servie et honoree. Dame, Dex doint que vos jugiez a droit Et counoissiez les max qui me font plaindre. Que bien sai, quiex que li jugemens soit, Se je i muir, amors couvient a fraindre, Se vos, dame, ne le faitez remaindre dedenz son leu arrier ou ele estoit, Qua vostre sen ne porroit nus ataindre. Thiebaut, s’amors vos fet por moi destraindre, Ne vos griet pas, que se amer n’estoit, J’ai bien un cuer qui ne se sauroit fraindre. 9

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En talent ai que je die Ce dont me sui apensez. Cil qui tient Champaigne et Brie N’est mie drois avoëz. Quar puis que fu trespassez Cuens Thiebaus a mort de vie, Sachiez, fu il engendrez. Reguardez s’il est bien nez. Deüst tenir seignourie Teus hom, chastiauz ne citez, Tresdont qu’il failli d’aïe Au roi ou il fu alez ?

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J’ai bien envie de dire Ce qui m’est venu à l’esprit. Celui qui gouverne la Champagne et la Brie N’en est pas le chef légitime, Car, sachez-le, il fut engendré Après que le comte Thibaut Fut passé de vie à trépas. Voyez donc s’il est bien né ! 5 Un tel homme devrait-il tenir en sa seigneurie Des châteaux et des cités, Alors qu’il a failli à l’aide qu’il devait Au roi qu’il était allé servir ? 6

Lady, you mustn’t think me a deceiver, But rather a man who loves too much, too long. Loving you, I’ve loved myself the more, And that’s the reason I’ve put on some pounds, For God has never made a girl more lovely Than you. But it dismays me still, I fear That when we die, love too might somehow end. Thibaut, be quiet! Nobody should propose Arguments so brashly devoid of sense! You think them up to render me indulgent Towards you, who have deceived me more than once. I do not say I hate you, certainly not, But if I were disposed to pass a judgment On love, I would demand respect and honor. Lady, God grant your judgment is correct, And may you know the troubles that I suffer. For I can see, whatever be the judgment, That if I die, then Love itself will falter, Unless, Lady, by some means you call Love to that place where it may still linger; For no one else is cleverer than you are. Thibaut, if love torments on my account, Don’t grieve too much, for if love were to perish, My heart would stay unbroken and untamed. 9

I have the will to say What’s weighing on my spirit. He who holds Champagne and Brie Was never the true heir. For he was born long after The Count Thibaut, allegedly His father, had expired: See, how well born is he! 5 Should he hold these domains, These castles, men and towns? When he withdrew support too soon From the late King at Avignon: 6

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Il s’agit d’un « serventois », un poème satirique, dans lequel l’auteur, Hue de La Ferté, attaque Thibaut de Champagne. Le « comte Thibaut » mentionné ici est le père du poète, Thibaut III de Champagne, mort avant sa naissance (d’où l’accusation de naissance illégitime). En 1226, Thibaut, qui avait d’abord aidé le roi Louis VIII dans ses campagnes contre les Anglais, l’abandonna et fut accusé de l’avoir empoisonné (d’où l’allusion de la strophe IV).

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This is a “servantois,” a satirical poem, in which the author Hue de la Ferté attacks Thibaut de Champagne. The “Count Thibaut” first mentioned is the father of the poet, Thibaut III de Champagne, who died before his birth (which explains the allegation of illegitimate birth). In 1226, Thibaut, who had at first helped the king Louis VIII in his military campaign against the English, deserted him and was accused of having poisoned him (thus the allusion in stanza IV).

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