Nietzsche, pensatore della politica, pensatore del sociale?

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18-01-2013

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Emmanuel Salanskis

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non seulement à promouvoir des valeurs aristocratiques contre le mouvement démocratique européen8, mais aussi à inscrire les évaluations nobles correspondantes dans le corps individuel, afin de les rendre naturelles et spontanées. «Tout ce qui est bon est héritage», dit Nietzsche dans Crépuscule des idoles9: une vertu acquise par un individu devient donc innée pour ses héritiers, et on comprend qu’un philosophe qui se soucie d’incorporer des qualités éthiques à l’être humain ne puisse pas se désintéresser de ce mécanisme de transmission. Toutefois, le processus d’incorporation mis en jeu devrait apparemment rendre superflue une démarche strictement eugéniste. Conformément au concept «faible» d’hérédité qui prévalait en biologie avant les travaux de Francis Galton et d’August Weismann, Nietzsche estime en effet que le mode de vie d’une lignée d’organismes s’imprime en elle de plus en plus profondément au fil du temps, à condition d’être maintenu à peu près constant sur une très longue durée10. Or dans cette logique lamarckienne, la procréation ne joue pas le même rôle que pour une pensée de l’hérédité «forte», qui oppose l’inné à l’acquis et exclut la possibilité d’une transmission héréditaire des caractères acquis11. Nietzsche ne se représente pas l’individu comme un porteur passif de l’hérédité, qui ne transmet à ses enfants que ce que ses parents lui ont transmis; il peut donc espérer agir sur la Vererbung en transformant les mœurs des Vererber12. Pourquoi cette stratégie diététique ne lui suffit-elle pas? Deux raisons essentielles nous semblent pouvoir être invoquées pour expliquer le parti pris eugéniste de Nietzsche. La première a trait à son platonisme politique: suivant la leçon de la République et des Lois, Nietzsche considère l’instauration d’une hiérarchie des géniteurs comme un principe constitutif de la cité aristocratique ancienne. Une telle société n’aspire pas au progrès historique, comme les démocraties modernes, mais à la stabilité de ses structures éprouvées, qui lui ont permis de subsister jusqu’alors. Elle met par conséquent la procréation humaine au service de la reproduction de ses élites, et adopte ainsi vis-à-vis d’elle-même une attitude comparable à celle de l’éleveur envers son cheptel. Mais si Platon professe bien une «morale de l’élevage»13, on peut douter qu’il la pense à la même échelle temporelle que Nietzsche. La perspective d’une histoire de l’hérédité multimillénaire était étrangère aux Anciens – la théorie de l’évolution darwinienne n’ouvre cet horizon qu’au XIXe siècle, et Nietzsche, quoi qu’il en dise, est l’héritier de cette mutation épistémologique. Son eugénisme a donc une deuxième motivation cruciale, beaucoup plus moderne: il vise à recueillir le fruit d’incorporations cul-

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Voir Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2000 / JGB, § 203. Voir Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel» / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 47. 10 Voir De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie / HL, § 3: «toute seconde nature victorieuse devient première» (trad. modifiée). 11 Voir J. Gayon, «Le mot “eugénisme” est-il encore d’actualité?», in J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme, Paris, PUF 2006, p. 129: «Sans ce nouveau concept d’hérédité, il est difficile d’imaginer que l’idéologie eugéniste ait pu se développer. […] Le concept fort d’hérédité (strong inheritance) allait de pair avec un discours fataliste sur la maladie, la délinquance, et toutes sortes de handicaps sociaux». 12 La plupart des biologistes lamarckiens de la deuxième moitié du XIXe siècle projetaient ainsi de corriger la «mauvaise hérédité» par des réformes sociales. Voir D. Paul, Controlling Human Heredity: 1865 to the Present, N.Y., Humanity Books 1998, p. 42. 13 Voir Crépuscule des idoles, «Ceux qui rendent l’humanité “meilleure”» / GD, «Die “Verbesserer” der Menschheit», § 3. En toute rigueur, l’expression s’applique au code de Manou, mais «Platon le Brahmaniste» aurait été initié à l’esprit de Manou en Egypte: voir Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14[191]. 9


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