Rainer Maria Rilke - Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, 1910

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et où ils dorment la nuit. C’est cela surtout qu’il s’agirait d’établir : s’ils dorment. Mais il n’y faudrait pas que du courage. Car ils ne vont ni viennent comme d’autres gens que suivre serait un jeu d’enfant. Ils sont là et ils n’y sont plus, posés et enlevés comme des soldats de plomb. On les rencontre en des endroits un peu perdus, mais point du tout cachés. Les buissons s’effacent, le chemin s’incurve légèrement autour du gazon : les voici, et ils ont autour d’eux un large espace transparent, comme s’ils étaient sous une verrière. Tu pourrais les prendre pour des promeneurs pensifs, ces hommes sans apparence, de forme si menue et si modeste sous tous les rapports. Mais tu te trompes. Vois la main gauche, comme elle s’étend vers la poche oblique du vieux pardessus ; comme elle trouve et retire, comme elle tient en l’air le petit objet, d’un geste gauche et provocant. Une minute à peine, et déjà deux ou trois oiseaux sont là, des moineaux curieux, qui s’avancent en sautillant. Et si l’homme réussit à se conformer à leur très précise conception de l’immobilité, il n’y a pas de raison pour qu’ils ne s’approchent pas davantage. Et enfin l’un s’élance et volète un instant nerveusement à la hauteur de cette main dont les doigts, sans prétentions (et qui renoncent visiblement), tendent Dieu sait quel brin de pain douceâtre et usé. Et plus nombreux sont les hommes qui – à distance respectueuse, bien entendu – s’assemblent autour de lui, moins il paraît avoir avec eux de traits communs. Il est là comme un chandelier qui achève de brûler et luit encore avec le reste de sa mèche et en est tout chaud et n’a jamais bougé. Et comment il attire et comment il les charme, c’est ce dont tous ces petits oiseaux ignorants ne sauraient naturellement pas juger. N’étaient les spectateurs et si on le laissait attendre assez longtemps, je suis certain qu’un ange tout à coup viendrait et surmonterait son dégoût et mangerait cette vieille bouchée de pain douceâtre dans cette main rabougrie. Mais comme toujours les gens empêchent que cela arrive. Ils font en sorte que seuls des oiseaux viennent ; ils trouvent cela suffisant et ils affirment qu’il n’attend rien d’autre. Qu’attendrait-elle donc, cette

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