C O S A M E N TA L E
TRADITION
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NUMÉRO ONZE - CYCLE QUATRE - SEPTEMBRE MMXIII - SEPT EUROS
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MEMBRES FONDATEURS COMITÉ DE RÉDACTION Simon Campedel*, Mélanie Délas, Frédéric Einaudi, Mathias Gervais de Lafond, Maxime Gil, Baptiste Manet, Claudia Mion, Félicia Revay, Hugo Vergès, Simon Vergès * Directeur de publication
RÉDACTEURS & COLLABORATEURS Bérengère de Contenson, Gaël Huitorel, Aurélien Leblay, Gilles Perraudin, Authony Rodriguez, Ivry Serres, Estelle Tibault, Annalisa Trentin
COMITÉ DE SOUTIEN Alberto Campo Baeza, Mirko & Dario Bonetti, René Borruey, Serge Caillaud, Alain Dervieux, Guy Desgrandschamps, Jean-Patrick Fortin, Cyrille Faivre-Aublin, Stéphane Fernandez, Mauro Galantino, Silvia Gmür, Jacques Gubler, Giacomo & Riccarda Guidotti, Roberto Masiero, Patrizia Marone, Luca Mengoni, Stefano Moor, Philippe Prost, Laurent Salomon, Ivry Serres, Luigi Snozzi, Laurent Tournié, Jean Claude Vigato - Michel Kagan
CONTACTS Info : contact@cosamentale.com Librairies : distribution@cosamentale.com Cosa Mentale - ENSAPB - 60 Boulevard de la Villette 75019 Paris www.cosamentale.com Abonnement sur www.cosamentale.com Tous droits réservés © Cosa Mentale 2013 La revue Cosa Mentale est éditée par l’association Cosa Mentale depuis 2009 Dépot légal _ ISSN 2105-3901 Juillet 2013 Illustration de couverture : Karl Mackie © 2013 | mackie-studio.com MACKIE STUDIO est une agence de création basée à Cornwall (UK) ; son activité se concentrant sur l’identité de marque, les sites web et le design graphique.
REMERCIEMENTS Motta Architettura / Sole 24 Ore, Véronique Bardel, Julien Bonnet, Maude Châtelet, Valentina Costa, Candice Courau, Mélissa Einaudi, Jean-Philippe Garric, Emmanuelle Jeoffrion, Tudeg Huitorel, Perrine Leclerc, Berthe et Julie Lecoustre, Yvette Le Gall, les propriétaires de La Berthelais, Karl Mackie, Peter Märkli, Alexandre Morais, Hannes Nolf, Agence 51N4E, Leonie Zelger Revue publiée avec le concours du Centre National du Livre et de la Direction générale des patrimoines (Service de l’Architecture) du Ministère de la Culture et de la Communication
ÉDITORIAL La tradition, mémoire et projet «Un morceau de passé taillé à la mesure du présent. » 1
Voilà un sujet d’une éternelle actualité : Mémoire, héritage du passé, synonyme de passé, permanence, continuité intellectuelle, vecteur d’identité, vecteur culturel, conscience collective, doctrine, résistance, projet… Le thème de la tradition nous évoque spontanément tous ces champs. Notion pourtant usuelle, ancrée dans les abysses de notre conscience collective commune, elle demeure absconse, difficile à définir, à interpréter. Elle ne nous intéresse pas ou peu au sens primitif, liturgique. Elle nous passionne, nous effraie ou nous rassure, mais avant tout nous questionne dans son sens concret et étymologique qui fait l’objet de la réflexion du onzième numéro proposé par la revue Cosa Mentale. La tradition nous renvoie à notre essence, notre structuration, mais aussi à l’essence du projet, nos projets, aux notions de temporalité et de transmission, à ce qui confère son identité à une communauté et à créer ainsi une mémoire collective stable. Alors, dans un moment où l’Histoire vacille, où notre société est en quête d’équilibre et de repères culturels, chaque jour un peu plus ébranlée et altérée par une perte de raison généralisée, nous avons eu la volonté de réinterroger ce thème de la tradition, dans son rapport à l’Histoire et dans sa contemporanéité ; dans une pratique et une interprétation présente au service du projet. À partir de la rupture entre Anciens et Modernes et de la crise d’autorité qui toucha le XXème siècle, H. Arendt étudia l’opposition de la tradition et de l’âge moderne. Dans son ouvrage La Crise de la culture2, elle nous rappelle que la tradition « peut sauver toutes choses et les mener à l’harmonie dans son rapport au commencement, mais qu’elle devient destructrice tandis qu’elle arrive à sa fin ». Les découvertes et innovations d’aujourd’hui constitueront les traditions de demain dans une interprétation, une transformation, un perpétuel commencement. Ainsi, cette notion, synonyme de système racinaire commun, réoriente notre regard vers les fondamentaux.
Pourtant, les textes qui constituent le corpus de ce numéro n’ont pas pour ambition de donner une définition exhaustive de cette notion profondément anthropologique puisque celle-ci constitue depuis des décennies un véritable sujet de questionnements philosophiques et sociologiques, universels et transversaux. L’enjeu est ailleurs. La question se recentre en effet sur la manière d’interpréter la tradition dans le domaine de la création, de la construction et de l’architecture. Peut-elle nous éclairer dans notre construction intellectuelle en tant qu’être ? Peut-elle intégrer le processus de fabrication et accompagner le projet comme outil de réflexion, univers de référence venant nourrir l’expérience et le contexte présent? Bien sûr, Louis I. Kahn nous lègue une œuvre écrite et construite empreinte de ce rapport ténu à la tradition. Il n’a cessé d’apprendre du passé, de l’interpréter, sans aucune volonté mimétique, mais pour nourrir et parvenir à une expression nouvelle. « Ce qui est a toujours été. Ce qui était a toujours été. Ce qui sera a toujours été. »3 À travers cet aphorisme, si caractéristique de sa pensée et de son rapport au temps et à l’histoire, il nous apporte peut-être un premier élément de réponse. De même, le thème proposé par Rem Koolhaas pour la 14ème biennale d’Architecture de Venise, « Absorbing Modernity 1914-2014 », réinterroge l’évolution des identités sur les cent dernières années et par conséquent, la place de la tradition dans le processus de réflexion architecturale et urbanistique. Au fil du temps et dans de nombreux champs de réflexions, comme l’illustre la diversité des textes de ce numéro, bien d’autres exemples nous démontrent que la tradition demeure un sujet éternellement d’actualité qui doit rester questionné, critiqué, interprété et transformé au nom de la conscience et de l’autonomie de la raison humaine ; probablement parce que cette notion entretient un désir profond, ardent et intemporel propre à l’individu : savoir d’où il vient et où il veut aller. BM Notes : 1. G. Lenclud, Sciences Humaines « Qu’est-ce que transmettre ? », Hors-série #36, 2002. 2. H. Arendt, La Crise de la culture, trad. P. Lévy, Paris, Folio, Gallimard, 1972. 3. L.I. Kahn, Silence et Lumière, trad. M. Bellaigue, Paris, Edition du Linteau, 1996. Illustration : Museo Diocesano 51N4E Bruxelles
SOMMAIRE Numéro onze
LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE La Modernité - Charles Baudelaire UNE MÉMOIRE REVISITÉE Annalisa Trentin, à propos de Louis I. Kahn CE QUI SERA A TOUJOURS ÉTÉ À propos du Silence et de la Lumière A U J O U R D ’ H U I , H I E R , AVA N T - H I E R Ivry Serres L’ E X P É R I E N C E C U LT U R E L L E Estelle Tiblaut, à propos du texte de Donald W. Winnicott - La localisation de l’expérience culturelle RENCONTRES Regards sur le travail de Peter Märkli LA VILLE COHÉRENTE La tradition comme garant de cohérence S A N S R E C O M M E N C E M E N T, PA S D E C O M M E N C E M E N T Laurent Tournié LA TRADITION MODERNE Maintenir vivante la continuté L’ I N S P I R AT I O N T R A D I T I O N E L L E Gilles Perraudin L A F E R M E D E L A B E RT H E L A I S Forme savante d’architecture traditionnelle T R A D I T I O N E T F A R D E A U D E S V I VA N T S Une construction des humains contre les humains ? L A C R É AT I O N J O Y E U S E Mauritz Agné, à propos de Pascal Flammer
LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE La Modernité - Charles Baudelaire
La tradition ne saurait être un thème intéressant si elle n’était pas porteuse de modernité. Ce texte de Baudelaire nous le rappelle et nous ne devons pas le perdre du regard. Notre intérêt pour des modèles, des archétypes, des maîtres, des formes géométriques pures, n’aurait aucun intérêt si ce n’était pas pour en dégager de la modernité. La modernité n’a rien à voir avec l’invention isolée. La modernité est un pendant de l’art, celui qui révèle son époque. L’autre pendant, celui auquel nous n’échappons pas, éternel et incontournable, est la tradition d’une culture, le passage du savoir. N’écoutons pas ceux qui confondent modernité avec invention, écoutons Baudelaire nous murmurer que la Modernité est une résurrection du passé traduit avec les mots de notre époque. FE • Ainsi il va, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a pour but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le pur plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présenta pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. Si nous jetons un coup d’œil sur nos expositions de tableaux modernes, nous sommes frappés de la tendance générale des artistes à habiller tous les sujets de costumes anciens. Presque tous se servent des modes et des meubles Renaissance, comme David se servait des modes et des meubles romains. Il y a cependant cette différence que David, ayant choisi des sujets particulièrement grecs ou romains, ne pouvait pas faire autrement que de les habiller à l’antique, tandis que les peintres actuels, choisissant des sujets d’une nature générale applicable à toutes les époques, s’obstinent à les affubler des costumes du Moyen Âge, de la Renaissance ou de l’Orient. C’est évidemment le signe d’une grande paresse ; car il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’habit d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu’elle soit. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est éternel et immuable. Il y a eu beaucoup de modernité pour chaque peintre ancien ; la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont revêtus des costumes de leur époque. Ils sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une complète vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché. Si au costume de l’époque qui s’impose nécessairement, vous en substituez un autre, vous faites un contresens qui ne peut avoir d’excuses que dans le cas d’une mascarade voulue par la mode. Ainsi, les déesses, les nymphes et les sultanes du XVIIIe siècle sont des portraits moralement ressemblants. Il est sans doute excellent d’étudier les anciens maîtres pour apprendre à peindre, mais cela ne peut être qu’un exercice superflu si votre but est de comprendre le caractère de la beauté présente. Les draperies de Rubens ou de Véronèse ne vous enseigneront pas à faire de la moire antique, du satin à la reine, ou toute autre étoffe de nos fabriques, soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empesée. Le tissu et le grain ne sont pas les mêmes que dans les étoffes de l’ancienne Venise ou dans celles portées à la cour de Catherine. Ajoutons aussi que la coupe de la jupe et du corsage est absolument différente, que les plis sont disposés dans un système nouveau, et enfin que le geste et le port de la femme actuelle donnent à sa robe une vie et une physionomie qui ne sont pas celles de la femme ancienne. En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. C’est à cette tâche que s’applique particulièrement M. G.
J’ai dit que chaque époque avait son port, son regard et son geste. C’est surtout dans une vaste galerie de portraits (celle de Versailles, par exemple) que cette proposition devient facile à vérifier. Mais elle peut s’étendre plus loin encore. Dans l’unité qui s’appelle nation, les professions, les castes, les siècles introduisent la variété, non seulement dans les gestes et les manières, mais aussi dans la forme positive du visage. Tel nez, telle bouche, tel front remplissent l’intervalle d’une durée que je ne prétends pas déterminer ici, mais qui certainement peut être soumise à un calcul. De telles considérations ne sont pas assez familières aux portraitistes ; et le grand défaut de M. Ingres, en particulier, est de vouloir imposer à chaque type qui pose sous son œil un perfectionnement plus ou moins complet, c’est-à-dire plus ou moins despotique, emprunté au répertoire des idées classiques. En une pareille matière, il serait facile et même légitime de raisonner a priori. La corrélation perpétuelle de ce qu’on appelle l’âme avec ce qu’on appelle le corps explique très bien comment tout ce qui est matériel ou effluve du spirituel représente et représentera toujours le spirituel d’où il dérive. Si un peintre patient et minutieux, mais d’une imagination médiocre, ayant à peindre une courtisane du temps présent, s’inspire (c’est le mot consacré) d’une courtisane de Titien ou de Raphaël, il est infiniment probable qu’il fera une œuvre fausse, ambiguë et obscure. L’étude d’un chef-d’œuvre de ce temps et de ce genre ne lui enseignera ni l’attitude, ni le regard, ni la grimace, ni l’aspect vital d’une de ces créatures que le dictionnaire de la mode a successivement classées sous les titres grossiers ou badins d’impurs, de filles entretenues, de lorettes et de biches. La même critique s’applique rigoureusement à l’étude du militaire, du dandy, de l’animal même, chien ou cheval, et de tout ce qui compose la vie extérieure d’un siècle. Malheur à celui qui étudie dans l’antique autre chose que l’art pur, la logique, la méthode générale ! Pour s’y trop plonger, il perd la mémoire du présent ; il abdique la valeur et les privilèges fournis par la circonstance ; car presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à nos sensations. Le lecteur comprend d’avance que je pourrais vérifier facilement mes assertions sur de nombreux objets autres que la femme. Que diriez-vous, par exemple, d’un peintre de marines (je pousse l’hypothèse à l’extrême) qui, ayant à reproduire la beauté sobre et élégante du navire moderne, fatiguerait ses yeux à étudier les formes surchargées, contournées, l’arrière monumental du navire ancien et des voilures compliquées du XVIe siècle ? Et que penseriez-vous d’un artiste que vous auriez chargé de faire le portrait d’un pur sang, célèbre dans les solennités du turf, s’il allait confiner ses contemplations dans les musées, s’il se contentait d’observer le cheval dans les galeries du passé, dans Van Dyck, Bourguignon ou Van der Meulen ? M.G., dirigé par la nature, tyrannisé par la circonstance, a suivi une voie toute différente. Il a commencé à contempler la vie, et ne s’est ingénié que tard à apprendre les moyens d’exprimer la vie. Il en est résulté une originalité saisissante dans laquelle ce qui peut rester de barbare et d’ingénu apparaît comme une preuve nouvelle d’obéissance à l’impression, comme une flatterie à la vérité. Pour la plupart d’entre nous, surtout pour les gens d’affaires, aux yeux de qui la nature n’existe pas, si ce n’est dans ses rapports d’utilité avec leurs affaires le fantastique réel de la vie est singulièrement émoussé. M.G. l’absorbe sans cesse ; il en a la mémoire plein les yeux. CB
UNE MÉMOIRE REVISITÉE Annalisa Trentin, à propos de Louis I. Kahn
Philadelphie Louis Isadore Kahn (1901-1974) n’a cessé de tourner ses regards vers le passé. Il a réuni une collection d’images et de formes innombrables, dans laquelle il a ensuite puisé pour en tirer une représentation symbolique de l’ancien. Kahn pensait comme autrefois qu’il convenait de considérer les villes et les maisons pareillement pour accueillir la vie, animées par un esprit communautaire. Agencée comme une grande maison au service de l’Homme, la ville requiert un architecte qui soit aussi « un artiste », en mesure de synthétiser au sein de l’œuvre des qualités d’exécution paradigmatiques. Pour la maison comme pour la ville, l’archétype, le point de départ est la citadelle, le château fort élevé au cœur d’une cité ceinturée de murailles. Pour Kahn, ce monde à l’intérieur d’un monde exprime le besoin existentiel, atemporel, qu’éprouve le genre humain d’un refuge matériel et spirituel. La ville à structure de citadelle médiévale − comme San Gimignano, Assise, Carcassonne − de même que Rome, Milan, et Florence, que Kahn a visitées lors de son premier voyage en Italie en 1928, ont représenté des modèles, qui ont fortement contribué à sa définition d’un paradigme urbain et humain. Les projets du Salk Institute à la Jolla (1959-1965), de l’Indian Institute of Management à Ahmedabad (1962), du couvent des sœurs dominicaines à Media (1965-1968), du prieuré Saint Andrew à Valyermo (1966) et du siège du gouvernement de Dacca (1963-1973) sont nés de l’idée de château fort et, en même temps, de la notion de monumentalité originelle, dominée par le concept de ruine. Kahn affirme que l’essence d’un bâtiment ne se comprend qu’à travers ses ruines ; ce n’est que lorsqu’un édifice est hors d’usage qu’il peut se faire matière pure et révéler les raisons de sa forme. Quand l’édifice est terminé, explique l’architecte, qu’il fonctionne, le bâtiment paraît dire : « Ecoutez, je veux vous dire comment j’ai été construit », mais personne ne l’écoute, chacun est très occupé à aller et venir d’une pièce à l’autre. Mais, ajoute Kahn, quand le bâtiment est réduit à l’état de ruine, qu’il est libéré de son service, son esprit émerge pour nous raconter le miracle de la création de cet édifice.1 Kahn met en application son idée de ville en 1956, à travers une série de dessins sur la restructuration du centre de Philadelphie, qui bouleverse toute la tradition du Mouvement Moderne fondée sur le rejet des modèles Beaux-arts, et qui propose une nouvelle monumentalité comme unique chance de redonner à la ville une portée sémantique, désormais affaiblie et dispersée. L’hypothèse du « passé comme ami »2 conduit Kahn à limiter son intervention à une approche réaliste et à la concentrer dans le centre urbain: c’est selon lui la seule alternative possible, en termes strictement architecturaux, à la dissolution des repères visuels et des éléments de communication dans l’espace urbain. Kahn entreprend là une synthèse des traditions urbaines préindustrielles et de la culture américaine de l’automobile qui lui est contemporaine.3 Philadelphie a représenté pour l’architecte un terrain d’expérimentation et de recherche. C’est dans cette ville qu’il a établi les bases de son enseignement : dans la Philadelphie de l’architecte et designer Paul Philippe Cret (1876-1945) et de Frank Furness (1839-1912), créateur d’images de style gothique victorien, père de l’art pittoresque et de l’éclectisme américain, artiste d’une débordante inventivité. Furness incarne l’architecture américaine à la recherche d’elle-même. On lui doit la construction de la Pennsylvania Academy of Fine Arts (1871) et de l’University of Pennsylvania Library (1888). George Howe (1886-1955) s’est formé dans son atelier avant de s’associer professionnellement avec Oscar Stonorov (1905·1979) puis avec Louis I. Kahn. Louis I. Kahn installera son atelier à l’intérieur de la bibliothèque que Furness a construite à l’université de Pennsylvanie, dans un environnement de style pleinement Beauxarts. Frank Lloyd Wright connaissait et appréciait l’œuvre de Furness et de Jean-Marc Lamunière et, dans son Eloge à Louis I. Kahn (édité par le département d’architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 1980), il raconte que chaque fois qu’il avait l’occasion de passer par Philadelphie, il lui fallait aller voir l’escalier que Furness avait dessiné pour l’University of Pennsylvania Library, celui-là même qui conduisait à l’atelier de Kahn. Furness avait entrepris sa recherche d’un langage et d’un nouveau style proprement américain dans un certain esprit, peut-être celui qui a conduit Kahn à s’intéresser aux origines de l’architecture. Celui-ci a découvert dans la Rome antique l’univers des applications de l’arc, ainsi qu’une certaine idée de la tectonique et des architectures qui reposent sur la masse et sur la lumière, et il a su revisiter ces formes dans ses œuvres les plus significatives. Il a certainement appliqué aussi à des architectures plus proches de lui ces mêmes acuités de regard et finesse d’interprétation : notamment à Philadelphie, à la Pennsylvania
University Library, édifice qui sera restauré ultérieurement par son élève Robert Venturi (1925). Ce lieu de rencontre est marqué par une succession d’arcs que Kahn reprendra, tels des vestiges d’arcs romains, dans les passages de l’Indian Institute of Management d’Ahmedabad. A l’évidence, l’œuvre de Kahn témoigne de sa capacité à se saisir d’un geste architectural épuré pour en extraire la singularité, en faisant abstraction de l’appareil décoratif de l’édifice, qu’il dépasse pour appréhender l’essence des choses. Il n’a pu manquer de remarquer la First Unitarian Church que Furness a dessinée pour la ville de Philadelphie (1883-1886), structure originale à plan cruciforme, constituée d’éléments démesurés, de gigantesques tours, et éclairée par une lanterne centrale et une grande rosace circulaire. Il créera lui aussi une First Unitarian Church (1959-1967) à Rochester. Or, dans son bâtiment, il paraît convoquer des références à Philadelphie, conjuguées avec d’autres réminiscences : l’idée de ruine, l’idée d’une lumière zénithale issue de tours lanternes, le thème de la « société de pièces » et de l’édifice conçu comme un organisme, enfin la clarté dans l’emploi de la technique de construction. Kahn entreprend dans ses projets d’abstraire le passé, même le passé récent allant du Grand Tour à l’éclectisme, pour chercher inconsciemment à réduire la dichotomie entre école polytechnique et école des Beaux-arts. Cette démarche le rend extrêmement contemporain et montre que son œuvre ne porte pas seulement sur l’architecture romaine et l’univers des Lumières : on y retrouve, savamment transposés, tous les éléments de la vie et de la mémoire. La leçon des Lumières Le langage architectural que Louis I. Kahn a adopté témoigne d’emblée du regard qu’il a porté sur le passé sans tomber dans l’historicisme, en dépassant la récente tradition de l’architecture moderne dont il tire parti à l’aide d’instruments plus savants et subtils. Dès sa jeunesse, sa passion des voyages, du dessin sur le motif et de la lecture l’ont rapproché des architectes qui devaient affronter le Grand Tour au cours de leur formation. Son intérêt pour les architectures du passé évoque la finesse de regard d’un Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879) qui, dans une lettre adressée en novembre 1844 au directeur des Annales archéologiques et intitulée La Cité de Carcassonne, donne une description détaillée de la base d’une tour ronde, qu’il juge certainement romaine. Il s’agit d’une construction « bâtie sur une substruction romaine, formée de gros blocs de pierre parfaitement jointifs, sans mortier ». Il mentionne aussi, près de la porte Narbonnaise des restes de tours rattachées au style wisigoth, intercalées avec des pans de muraille et de tour datant du XIII’ siècle.4 Ces indications peuvent se comparer avec les observations de Louis I. Kahn lorsqu’il visitera les villes de Carcassonne, d’Albi, de Venise et de Pise. Sa conception de la ville et du bâtiment en tant qu’organismes va s’inscrire dans un vocabulaire de formes qui se retrouvera dans ses projets. Les théories qu’avance Viollet-le-Duc dans le domaine de la construction s’assimilent effectivement aux siennes, et l’on peut penser qu’elles lui ont servi de guide, dans sa volonté d’établir un pont entre l’esthétique et la structure. Pour Kahn aussi la nouvelle architecture doit se fonder sur les principes des architectures empiriques et sur les lois de la nature ; elle doit être en mesure d’exprimer le principe d’ordre, sans ornementation, tout en remémorant la notion d’institution. Les réalisations de Kahn dérivent d’une géométrie composée de solides élémentaires ; elles reposent sur une composition modulaire, dont la conception se rattache au maillage quadrangulaire d’un Jean Nicolas Louis Durand (1760-1834). Comme Louis I. Kahn, celui-ci s’appropriait les données de l’Histoire en les rendant neutres, en les convertissant en éléments indifférenciés, susceptibles de n’acquérir de signification que lorsque leur étaient assignés un lieu et une destination. Comme l’a remarqué Kenneth Frampton5, le rôle primordial de la culture française dans la formation de Louis I. Kahn, à travers l’esprit rigoureux de l’école des Beaux-arts de Paris, est manifeste. Il convient de mentionner en particulier, à cet égard, la figure de Paul Philippe Cret, architecte formé en France, qui fut son professeur à l’université de Pennsylvanie et lui inculqua l’importance d’une implantation et d’une organisation rationnelles de l’espace. Kahn suivra également la recommandation d’une collaboration fructueuse entre architectes et ingénieurs afin de parvenir à une forme qui découle empiriquement de l’étude de la structure et de l’emploi de matériaux appropriés. Kahn a en effet grandi à Philadelphie, ville d’aspect clairement géométrique, avec une ordonnance fondée sur un maillage régulier, présentant deux particularités : un grand axe diagonal, dessiné par Paul Philippe Cret, et une dichotomie entre ville et nature générée par la présence
LOUIS I. KHAN, ASSEMBLÉE NATIONALE DE DACCA, BANGLADESH, 1962-1974 © WIKIMEDIA COMMONS
de la rivière. Kahn avait observé aussi cette dialectique entre régularité et nature dans les œuvres des architectes des Lumières comme Etienne Louis Boullée (1728-1799) et Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), à propos desquels il affirme, au cours d’une conférence au New England Conservatory le 14 novembre 1967 : « Dans sa volonté d’expression l’esprit peut faire paraître le grand soleil petit, Le Soleil est Et donc l’univers est Avions-nous besoin de Bach Bach est Et donc la musique est. Avions-nous besoin de Boullée Avions-nous besoin de Ledoux Boullée est Ledoux est Et donc l’architecture est ».6 Pour Kahn, l’architecture existe en tant qu’acte audacieux qui pourrait se traduire par « existence et présence », dans la mesure où l’une parle de l’esprit et l’autre du tangible, et où seul l’art est susceptible de représenter l’une et l’autre, les formes géométriques de Claude Nicolas Ledoux étaient de nature à transmettre le rôle symbolique des constructions, comme facteurs d’ordre social et politique, Louis I. Kahn a retenu de Ledoux une méthode d’élaboration du projet fondée sur l’assemblage des différentes parties. Il s’est saisi, pour l’interpréter, du thème de l’ordre qu’il surdimensionne, qu’il détache du reste de la façade, puis qu’il traite sous forme d’une superposition. Ce concept est clairement visible sur les murs extérieurs et intérieurs de la bibliothèque d’Exeter (1967-1972), et dans la très longue portée de la bibliothèque de l’Indian Institute of Management ; il est encore magnifié dans les grandes structures de l’Assemblée nationale de Dacca (1963-1973), Kahn a regardé pareillement Boullée, qui concevait la composition géométrique comme un ensemble de formes achevées, succeptibles de s’assembler pour acquérir une valeur symbolique. Il a hérité de ce dernier le sens des rapports entre espaces et masses, entre vastes dimensions et écarts de proportions, et il l’a inscrit ensuite au cœur de sa poétique. On peut sans doute mentionner à cet égard son mode de représentation des institutions comme de grandes masses fondées sur l’intuition introspective, Kahn lui-même affirma qui convient de considérer l’architecture comme une création d’espaces réfléchie : « le Panthéon est un merveilleux exemple d’espace né du désir de fournir un lieu de culte pour toute religion. Il est magnifiquement élaboré en tant qu’espace non directionnel, où seul un culte inspiré peut être pratiqué. Un rituel de commande y serait déplacé. L’oculus au sommet du dôme est l’unique source de lumière. La lumière est tellement puissante qu’on la croirait coupante ».7 L’ancien sous le regard de la raison Dès lors qu’il se préoccupait de la forme, du « quoi », Kahn s’intéressait aussi au « comment ». Comment construire? A cet égard il a tiré la leçon des architectes des Lumières, à travers la déconstruction des éléments de l’architecture classique, en particulier romaine. Son attention n’a cessé de se porter sur la villa d’Hadrien, sur son organisation, perçue comme une combinaison de parties, comme un réseau de relations. L’architecture italienne, où « toutes Ies formes pures ont été expérimentées selon toutes les variantes de l’architecture »8 devient sa source d’inspiration. Piranèse (1720- 1778) avait précédemment revisité cette même architecture dans sa planche du Champ de Mars dans la Rome antique (1762). A travers un collage de fragments et d’ajouts, il avait dessiné un nouveau plan de la ville de Rome dont chaque composante constituait une part exceptionnelle et où le moindre détail appartenant à l’Antiquité était transposé en un temps qui n’appartenait plus à aucune époque historique. C’est exactement ce qu’a fait Kahn sans inhibition : il a regardé l’antique avec les yeux de la raison. Il a su saisir l’essence symbolique, universelle, des constructions classiques tout en en étudiant les modes de construction. Dans son ouvrage théorique majeur, Parere sull’architettura (Rome, 1765), postérieur de quelques années au Della magnificenza ed architettura de’ Romani (Rome, 1761), Piranèse s’était penché sur la leçon des Romains, qui nous enseignent à voir la beauté d’un égout, d’un arc, la beauté des formes architecturales et de l’acte de bâtir. Kahn reconnaissait apparemment dans cette approche son propre univers de référence : l’architecture romaine, modèle symbolique, lié aux institutions, lié à une destination pratique, expression d’une prise de conscience du processus de construction. L’architecture romaine joue de ce fait chez lui un rôle d’outil servant à l’élaboration d’une méthode : Kahn a appris des ruines de l’Antiquité à discerner les connections nécessaires entre forme et structure, et il cherchera à les traduire dans ses projets avec rigueur et application. Ordre, forme, structure Tout choix formel devient, pour Kahn, une nécessité structurale qui se manifeste par sa pureté, par sa force et par son poids symbolique. En dépit de ce regard porté sur le passé, son architecture témoigne d’une recherche délibérée de processus de construction novateurs, tant par les aspects technologiques que par les nouveaux matériaux à disposition. Pour Kahn, l’architecture moderne paraît, au contraire, vouloir refuser les possibilités intrinsèques des nouveaux moyens qu’offre la production industrielle, qu’elle n’utilise que pour plier les matériaux à un usage impropre. Il prend donc ses distances avec ses contemporains du Mouvement moderne, allant jusqu’à critiquer le Seagram Building de Mies van der Rohe (1886-1969) pour l’emploi d’acier recouvert, et qu’il qualifie de femme corsetée. Kahn jugeait que les matériaux devaient participer à l’élaboration de la forme pour pouvoir définir un concept d’ordre :
« L’homme fixe des règles qui dérivent des lois de la nature et de l’esprit. La nature physique est régie par des lois. Les lois de la nature opèrent en harmonie l’une avec l’autre. Cette harmonie est ordre. Si l’on ne connaît pas la loi, si l’on n’a pas le sens de la loi, on ne peut rien faire. La nature est créatrice de toute chose, la psyché y aspire et défie la nature de créer quelque chose qui exprime l’ineffable, quelque chose qui ne puisse se définir, qui ne soit pas mesurable, quelque chose qui n’ait pas de substance... amour, haine, noblesse ».9 Les architectures de Kahn vibrent au gré d’un imaginaire lié à une mémoire sans cesse revisitée, d’un univers de figures anciennes qui trouvent leur place dans le présent. L’ingénieur Robert le Ricolais (1894-1977), qui a partagé l’atelier de l’université de Pennsylvanie avec Kahn, rend hommage à celui-ci en quelques lignes, parues dans la revue L’Architecture d’aujourd’hui : « Déchirée entre un passé dont elle est sournoisement nostalgique et un avenir fuligineux, il n’est pas certain que ce qu’il est convenu d’appeler l’Architecture d’aujourd’hui tienne une bien grande place dans l’Histoire. Il faut payer le prix d’une civilisation machiniste. N’est-il pas curieux de voir que les premières machines imitaient l’homme et en calquaient son apparence. Aujourd’hui, l’homme, subissant les lois de la machine, en affecte le comportement. Ce qui compte, ce sont moins les déguisements que l’acier inflexible d’une volonté créatrice. L’Architecture est une affaire de Style, or n’est-il pas vrai que le Style, c’est l’homme ».10 Le Ricolais a compris l’essence de l’œuvre de Kahn, fondée sur l’« inspiration », sur l’impulsion à apprendre, à vivre, à questionner et à exprimer, Kahn estimait que l’on ne pouvait pas attendre que le monde se fonde uniquement sur la technologie actuelle pour parvenir à une expression nouvelle, il considérait que la technologie devait être inspirée. Il fallait que l’architecture devienne, à travers la qualité de ses espaces, l’expression d’un thème précis lié aux lieux de la vie collective, et cela ne pouvait provenir que de l’esprit humain et de son éducation. Pour lui, l’esprit, le cerveau et la psyché étaient des outils révélateurs de l’univers et de l’éternité, des instruments susceptibles de contribuer à donner forme à ce qu’il appelait l’incommensurable. La forme devait exprimer un concept d’ordre universel, qui dépasse les conditions contingentes. En architecture, il fallait que la forme corresponde à une harmonie entre des espaces adaptés à une certaine activité de l’homme. Le plan même d’un édifice devait résulter d’une communauté de morceaux, de parties, et non d’une forme générale préétablie. Pour définir une certaine « forme », ces morceaux, empruntés à la théorie de Julien Guadet (1834-1908), ces parties distinctes, devaient devenir inséparables. Kahn revient à plusieurs reprises, dans ses écrits, sur le thème de la composition musicale, de l’harmonie fondée sur la combinaison d’éléments simples. Selon lui, en architecture aussi la composition devait naître de l’utilisation des composantes mêmes de la construction. Pour le maître de Philadelphie, les éléments restent des entités séparées tant que la composition et, par conséquent, un enchaînement précis des parties n’ont pas donné son sens à l’œuvre. L’ordre correspond au « comment » : comment les parties s’agencent, comment elles sont construites pour définir l’espace, lieu de séjour en tant que pièce. Il n’est pas fortuit que Kahn définisse le projet comme une société de pièces. « Les pièces se relient les unes aux autres pour renforcer leur propre nature exclusive. L’auditorium veut être violon. Le foyer est l’étui du violon. Une société de pièces est un lieu où il fait bon apprendre, il fait bon vivre, il fait bon travailler. S’ouvre devant nous le dessin de l’architecte. À côté se trouve une partition de musique. L’architecte lit rapidement sa composition comme une organisation d’éléments et d’espaces en musique ».11 Les éléments de la construction ne s’assemblent pas suivant un principe de logique technique ; ils s’additionnent plutôt les uns aux autres suivant un mode d’agencement qui les assemble en un tout unitaire, en une œuvre, Kahn ne se préoccupait pas à outrance de critères fonctionnalistes ou normatifs, il cherchait plutôt à répondre à un programme d’usage du bâtiment en s’efforçant, dans son élaboration du projet, de traduire concrètement dans les faits un principe d’ordre. Tous les éléments de l’édifice devaient être traités de manière à répondre à la mise en œuvre satisfaisante des nouvelles techniques de construction. Grâce à l’intelligence qui l’avait conçu, l’ordonnancement pouvait ainsi exprimer la centralité de la figure humaine, tirant son efficience de l’idée d’une mimesis naturaliste, d’une imitation de la nature. Kahn pensait qu’il existait un ordre inconscient dans la nature, un ordre non perceptible dans toutes ses parties, dont on ne pouvait déchiffrer que quelques signes, par opposition à un ordre conscient de la forme, plus facilement intelligible à tous. Chez Kahn la forme dialogue avec la nature et se définit à travers elle ; elle se tourne vers ses origines, vers ses débuts, en un mouvement continu de va-et-vient entre passé et présent qui donne tout son sens à son élaboration. AT Notes : 1. L. I. Kahn, « La Stanzza, la strada e il patto urbano », in A+U, numéro monographique, janvier 1973. 2. L. I. Kahn, Braziller, New York, 1962. 3. Cf. V. Scully, « Amercia’s Architectural Nightmare : The motorized mégalopolis », in Fortune Magazine, mars 1966, p. 94-95 et p.42-143. 4. E. E. Viollet-le-Duc, La Cité de Carcassonne, Nîmes, 1991. 5. Cf. K. Frampton, « Louis I. Kahn and the French connection », in Oppositions, n°22, 1980, p.20-53. 6. L. I. Kahn, « Space and the Inspirations », conférence donnée le 14 novembre 1967 au New England Conservatory à l’occasion du symposium consacré à la « Refondation » du conservatoire, in L’Architecture d’Aujourd’hui, numéro monographique, Louis I. Kahn, oeuvres 1963-1969, n° 142, 1969, sous la dir. d’Yves Lepère, Pierre Lacombe et Renée Diamant-Berger, p.14. 7. Ibid., p. 15. 8. Citation extraite d’une lettre de Louis I. Kahn, invité de l’Académie américaine à Rome, envoyée le 6 décembre 1950, Louis I. Kahn Collection, University of Pennsylvania. 9. R.S. Wurlllan et E. Fueldman (sous la dir.), The Notebooks and Drawings of L. Kahn, Falcon Press, Philadelphie, 1962. 10. R. le Ricolais, « A propos de Louis I. Kahn », in L Architecture d’aujourd’hui, n° 142, 1969, p. 4. 11. L. I. Kahn, « La stanza, la strada e il patto urbano », in A+U, numéro monographique, janvier 1973.
LOUIS I. KHAN, INDIAN INSTITUTE OF MANAGEMENT, AHMEDABAD, INDE, 1962-1974 © BM 2012
CE QUI SERA A TOUJOURS ÉTÉ À propos du Silence et de la Lumière
Cet article est une relecture de Silence et Lumière, ouvrage référent qui rassemble les principaux écrits et grandes conférences de Louis I. Kahn. L’appropriation des idées que diffuse Kahn dans ce livre est facilitée par les nombreuses répétitions. En bon pédagogue, Louis I. Kahn répète inlassablement les leçons qu’il veut nous transmettre. Chaque prise de parole est pour lui l’occasion d’insister une nouvelle fois sur les idées fondamentales qui organisent son travail. La maîtrise de ces notions clefs formera un socle solide, utile et nécessaire pour apprécier son architecture. Kahn valorise la nature des choses – dans laquelle nous pouvons inclure ses réflexions sur la lumière, le mesurable, la tradition. Le deuxième pivot de son enseignement se concentre sur le principe formel du projet – qui va poser d’autres questions essentielles telles que : l’ordre, la pièce, l’espace servant ou le non mesurable. Isolons la tradition de cet algorithme savant. Louis I. Kahn l’aborde d’abord dans ses conversations avec Luis Barragan. Sa définition de la tradition est alors très imagée, un peu fuyante, trop floue pour aider le jeune architecte que je suis à s’approprier cette notion. En voilà un extrait : À Mexico j’ai fait la connaissance de Luis Barragan, architecte et paysagiste […]. Dans sa maison on ne trouve pas un espace où le plafond soit à moins de neuf mètres de haut. Comme il faisait froid à Mexico il avait sorti un gin (fameux). Et nous étions assis là à jouir simplement de la vie, quand il me demanda : « Qu’est ce que la tradition ? » Bien sûr je n’étais pas préparé à cette question mais néanmoins j’étais déterminé à répondre (étant donné que j’enseigne je dois répondre à toutes les questions) : « Eh bien, dis-je, mon esprit est à Londres, au Théâtre du Globe, et regarde par un petit trou pendant que Shakespeare monte “Beaucoup de bruit pour rien” ; les gens sont sur la scène, la troupe au complet (le théâtre est plein car Shakespeare est très populaire). Le premier acteur qui tente le premier geste tombe en poussière sous son costume. Il en est de même du deuxième, qui doit lui donner la réplique. Les spectateurs, réagissent comme les acteurs, tombent aussi en poussière, les gens du balcon également. Alors soudain je réalise que tout ce que je vis ne peut revivre et que toute action qui a eu lieu ne peut avoir lieu de nouveau. Les formes sont simplement immobiles. Il y a eu un premier geste, et le mouvement disparaît. Ce que l’homme a fait, d’une certaine manière, ne vit pas. C’est cette gravure de Shakespeare, son image, qui vit ! Un vieux miroir encrassé où vous ne pouvez d’avance imaginer en lui le reflet d’une belle personne. Les œuvres de l’homme appartiennent à l’éternité. Pas les hommes comme êtres vivants ; ils passent mais leurs œuvres demeurent ». Alors Barragan sentit que même ces mots que j’avais prononcés tombaient en poussière, comme en ce moment. Mais l’anticipation c’est la vie. Si le soleil n’est pas ce que l’on anticipe, alors ce mince fil séparant les moments qui ont réellement passé n’existe pas, parce que c’est bien trop difficile à calculer. Voilà pourquoi, bien que je ne sois pour aucun existentialisme, tout ce qui m’intéresse vraiment, c’est l’anticipation.1 Ce long plaidoyer laisse apercevoir des questionnements sur l’inscription historique de l’architecture. Mais la réponse reste vague. Je me sens manipulé, je reste sur ma faim devant cette réplique trop maniérée. Heureusement, sa conception de la tradition apparaît plus explicitement dans d’autres conversations qu’il aura cette fois avec Robert Wemischner, en 1971 : L’histoire est ce qui révèle la nature de l’homme. Ce qui est a toujours été. Ce qui était a toujours été. Ce qui sera a toujours été. Rien ne peut arriver qui ne soit dans la nature de l’homme, bien que peu importe le moment où cela arrive tant que la nature de l’homme existe. Les circonstances ne peuvent être les mêmes, mais l’important est ce que la nature de l’homme en extrait. On ne peut anticiper le futur. Vous ne savez pas ce que je vais dire dans un instant. C’est pourquoi ce que vous construisez est du niveau de votre compréhension d’aujourd’hui seulement. Vous ne pouvez dire ce que vous ferez demain, aussi ne pouvez-vous construire que ce qui est vrai pour vous aujourd’hui. Mais cela doit avoir une qualité durable puisque demain est le prochain aujourd’hui. Aujourd’hui est toujours demain et toujours hier aussi. Le passé n’est qu’une manifestation de ce qui aurait pu arriver aujourd’hui, seulement les circonstances n’étaient pas propices.
De nouvelles disponibilités surgissent quand on découvre que la nature a des secrets, des secrets et des secrets, qu’ils sont encore à paraître ce qui libérera de nouvelles disponibilités d’expression.2 Cette thèse fixe une posture exemplaire dans la relation au temps et à la tradition. Louis I. Kahn s’éloigne des conceptions modernes les plus rependues, qui sont celles de la reconnaissance active et tenace des valeurs concrètes du contemporain. L’architecte moderne répondrait seulement, pour être caricatural, aux questions que se pose l’homme de son temps. Du passé il ne fait pas table rase, mais il cherche à comprendre « en quoi il diffère du présent »3 ; en s’écartant de l’histoire, il maximise le contact avec les besoins de son temps. La vision de Kahn refuse cette hiérarchie entre le présent et les autres périodes de l’histoire. Il croit en une Architecture capable de se confronter à un présent pluriel. Il refuse la vision d’un présent qui serait notre seul horizon. L’historien François Hartog attire notre attention sur cette dérive possible dans un ouvrage intitulé Régimes d’Historicité. Il parle péjorativement de présentisme pour définir l’apparition d’un présent omniprésent. Il existe aujourd’hui « un présent massif, envahissant, omniprésent qui n’a d’autre horizon que lui-même, fabriquant au jour le jour le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin ».4 Dans ces conditions le besoin immédiat est constamment valorisé. Les architectes produisent alors une architecture aux responsabilités limitées. Louis I. Kahn fait de la tradition une connaissance utile à la création. D’abord parce qu’elle responsabilise le créateur. Elle le confronte à une histoire dont il n’est plus l’épicentre. Le présent que nous vivons n’est pas un aboutissement, mais seulement l’étape d’un parcours historique. Il rapproche ensuite la tradition de l’anticipation. Il faut comprendre par là qu’elle est le nécessaire complément de l’intuition. Si tout part de l’intuition, la connaissance de la tradition conduit vers la justesse. « Un jour un étudiant demanda : qu’est ce que l’intuition ? Robert Le Ricolais, mathématicien, ingénieur et savant, répondit : qu’est ce que qui a poussé l’homme à faire la première chose ? Ce n’est sûrement pas le savoir [et encore moins la tradition], mais son sens de la justesse. Il faut nourrir l’intuition. Je dirais volontiers que tout doit commencer par la poésie ».5 La tradition est le juge qui apaise notre intuition. MGDL Notes : 1. KAHN L., « Silence et Lumière », Ed du Linteau, 1996, p. 134 2. KAHN L., « Silence et Lumière », Ed du Linteau, 1996, p. 234 3. FABVRE L., « Face au vent, Manifeste des annales nouvelles », dans Combat pour l’histoire, Armand Colin, 1992, p.35 4. HARTOG F., « Régimes d’Historicités », Ed Seuil, 2003, p. 200 5. KAHN L., « Silence et Lumière », Ed du Linteau, 1996, p. 222
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A U J O U R D ’ H U I , H I E R , AVA N T- H I E R Ivry Serres
De la transmission « Aujourd’hui s’édifie sur hier, comme hier s’est édifié sur avant-hier. » Adolf Loos Le mot « tradition » parle à lui seul de l’Homme, de son histoire, de son comportement en société, le mot évoque l’étendue des champs possibles : coutumes, croyances, habitudes, héritages, légendes, mémoires, mythes, rituels, transmissions… La tradition n’a pas de moyen de représentation type, elle peut prendre plusieurs formes : orale, écrite, gestuelle, ou liée à nos sens. Elle est une règle consciente ou inconsciente évoluant avec le temps. Il y a dans la tradition une part universelle permettant un certain équilibre général du monde, une sorte d’équilibre limite de survie. Beaucoup d’actes universels sont plus ou moins justifiés au nom d’une tradition rassurante (croyance, rituel, mythe). Il y a une part collective provenant d’un groupe, d’une population. Cette conscience collective (sociale, artistique, intellectuelle, …) met en avant la culture et l’identité. Un travail de mémoire s’établit au sein du groupe, source de connaissance et de partage d’idées et d’actes. La tradition s’appuie alors sur des codes identifiables. Plus la structure du groupe est ordonnée et respectueuse plus l’échange et le débat ont lieu. Le partage et la confrontation des opinions ouvrent l’esprit à la connaissance et à la pensée. L’échange existant, l’évolution du groupe devient possible, la tradition se modifie. Il y a enfin une part plus personnelle de la tradition. Une manière de mieux se comprendre, de se construire, d’évoquer son histoire, ses ancêtres pour trouver des réponses à nos comportements. Nous agissons en effet souvent par des mécanismes inconscients de refus ou d’acceptation. La parole, le dessin puis l’écriture que l’on transmet permettent de s’approprier, de clarifier et de prendre du recul sur une pensée, sur un bien ou un mal. Ces moyens d’expression aident alors à se structurer individuellement ouvrant ainsi les champs des possibles et permettant l’expérimentation et la compréhension de notre monde. Le langage architectural quant à lui s’enrichit d’abord par l’écoute et la lecture personnelle d’un site, d’une situation, puis vient le temps du projet, le temps de l’écriture et de la réécriture. Vouloir maintenir les traditions ne serait-ce pas transmettre le souvenir de ce qui a été avec le devoir de l’enrichir, de l’adapter et de le modifier ? N’existerait-il pas des adaptations, des changements conscients ? Selon Adolf Loos si ces changements existent, il ne serait « permis de modifier la tradition que lorsque cette modification équivaut à une amélioration. Et c’est là que les inventions nouvelles font de grandes brèches dans la construction traditionnelle. » La tradition peut ainsi nous aider. Elle est un rituel vital pour se projeter, un enseignement, un héritage. Mais comment percevons-nous notre monde, comment l’écoutons-nous ? De l’écoute « De l’émerveillement naît l’idée. » Louis I. Kahn Notre pratique architecturale est souvent liée à des sensations et à des expériences que nous avons vécues, de manière consciente ou inconsciente. Nous sommes sensibles à l’effet émotionnel qu’un lieu, un bâtiment, un paysage peuvent nous transmettre. Ces émotions peuvent alors être considérées comme quelque chose de supplémentaire, une nouvelle couche, un nouvel élément de notre environnement. Mais comment les transmettre ? Nous ne devons pas craindre d’utiliser les mots. Nous pouvons raconter des histoires nouvelles avec d’anciennes paroles. La régénération architecturale peut alors commencer. Un bâtiment, un quartier, une ville, un territoire se lisent, se vivent au travers des expériences, des images collectives et personnelles. Aujourd’hui notre société semble de plus en plus privilégier l’inattendu et le surprenant, entrainant une célébration de l’individualisme contraire à notre mémoire collective. Adolf Loos insistait déjà sur l’individualité, sur « la vanité nerveuse, la vaine nervosité qui pousse chaque architecte à faire autre chose que le voisin étaient inconnues aux vieux maîtres. La tradition avait fixé les formes. Ce n’étaient pas les formes qui modifiaient la tradition. Mais les vieux maîtres ne respectaient pas la tradition en aveugles, et à tout prix. De nouveaux besoins, de nouveaux problèmes, de nouvelles techniques venaient briser les règles et renouveler les formes. » Apprenons plus à écouter, à partager, ritualisons la pensée en adoptant et en adaptant les vocabulaires, les mots, les techniques, les programmes, les rimes urbaines et architecturales, pour une recherche d’une poésie de la situation perdue. De l’évidence « Aujourd’hui nous avons à redécouvrir l’étrangeté magique et la singularité des choses évidentes. » Alvaro Siza La poésie donne des rapports spécifiques au mot, à l’espace et au temps. La poésie est une clef pour révéler le monde, dans lequel le poème est, selon le grand poète mexicain Octavio Paz, « le coquillage où résonne la musique du monde, et rimes et mètres ne
sont que les correspondances, les échos de l’harmonie universelle. » Le poème est une création, une œuvre, mais « tout poème, ou, pour être exact, toute œuvre construite selon les lois du mètre, ne contient pas nécessairement la poésie. » À l’inverse, comme le dit Paz, « il est de la poésie sans poème ; paysages, personnes et faits peuvent être poétiques : ils sont de la poésie sans être des poèmes. » L’architecture existerait au-delà de l’œuvre architecturale, exactement comme la poésie. Elle peut se manifester, parfois, en dehors d’une représentation expressive. Un lieu, un paysage, un aménagement public peuvent être poétiques sans volonté préexistante. Un simple mot, une simple intervention peuvent suffir pour révéler la nature d’une situation. Le poète, selon Octavio Paz, « ne se sert pas des mots. C’est lui qui les sert. Ce faisant, il les rend à leur nature plénière, leur fait recouvrer leur être. » L’architecte pourrait reprendre la définition du poète, c’est-à-dire la personne qui « utilise, adapte ou imite le fond commun de son époque, mais il transmue tous ces matériaux et réalise une œuvre unique. » Grâce à la poésie, l’architecture pourrait reconquérir son état originel, il serait possible d’utiliser des méthodes poétiques se basant sur la transgression de la forme et/ ou du sens dans un rapport étroit aux éléments, à l’espace et au temps. Certaines architectures partagent des idéaux, des valeurs communes basés sur des éléments identifiables, par exemple les édifices de Diener & Diener dont la fenêtre et son ordonnancement caractérisent leur projet. Ces éléments peuvent être constamment utilisés et réutilisés de manières différentes, jusqu’au point de devenir règles. Règles mettant de l’ordre dans l’image des villes, où l’architecture édifiée selon elles, nous paraissent familières. L’adaptation de ces règles permettrait une lecture commune de la ville où le travail de l’architecte, comme du poète, se trouverait dans le décalage. Mais attention à ne pas confondre imitation, pastiche et adaptations, mais à retrouver de l’évidence dans ces décalages ; comme le souligne Patrick Berger « l’écriture ne consiste pas à retrouver un récit, mais à établir un travail esthétique à travers une représentation normative. L’œuvre doit être perceptible par tout le monde, en somme ne pas être étrangère a priori et, en même temps, contenir sur un deuxième plan un écart qui est le propre de l’artiste. » De la matière « Le sens tactile nous lie au temps et à la tradition. » Juhani Pallasmaa L’architecture est aussi une poésie de la tradition constructive. L’acte de construire est un acte fort impliquant une connaissance des matériaux, des techniques et des savoirsfaire. Étrange figure de celle de l’architecte en parfait équilibre entre la science et l’art. Projeter, c’est travailler avec l’histoire, avec le temps à la recherche d’une certaine authenticité. Cette authenticité du projet passe par la matière. Les matériaux parlent du temps, de leur origine, de leur mise en œuvre. Juhani Pallasmaa nous donne une idée du rapport de la matérialité et du temps, « toute matière existe dans la continuité du temps ; la patine de l’usage ajoute aux matériaux de construction l’expérience enrichissante du temps », or « nous avons besoin de nous enraciner dans la continuité du temps et, dans ce monde humain, l’architecture a pour tâche de faciliter cette expérience.» De plus les constructions devraient reconquérir leur réalité plastique, leur relation au temps. Ces réalités plastiques nous parlent de la vérité brute des matériaux et de leur propre langage formel, comme aime le dire Fernand Pouillon, « l’architecture contemporaine n’a pas trouvé une peau qui soit supérieure à celle qu’offrent les matériaux naturels », « les techniques anciennes que l’on trouve dans les vieux manuels d’architecture ne sont plus adaptées à notre temps. Il ne faut pas s’illusionner et avoir une nostalgie d’un passé révolu. » Ainsi la matière se peaufine, se contrôle, se modifie par le temps de la construction et de la vie du projet. Pouillon parle de caresse : « on caresse le bâtiment en faisant le chantier, c’est une caresse et on résout des problèmes que bien souvent on ne peut pas résoudre sur des dessins techniques. » Comprendre le temps de la matière c’est comprendre l’expérience et les gestes des hommes dans le seul but de maitriser le résultat en lui donnant une qualité supérieure. N’y aurait-il pas dans la matière une beauté de l’intérieur des hommes qui se transmettrait perpétuellement et éternellement ? IS « Chaque jour refait l’homme à neuf, et celui-ci n’est pas en mesure d’exécuter ce que l’ancien a créé. Il croit refaire la même chose, et produit quelque chose de neuf. Quelque chose d’imperceptiblement neuf. » Adolf Loos Lectures recommandées : Paroles dans le vide - Malgré tout, Adolf Loos L’arc et la lyre, Octavio Paz Questions d’architecture - mini PA, Pavillon de l’Arsenal, Patrick Berger Le regard des sens, Juhani Pallasmaa Mon ambition, Fernand Pouillon
À gauche : Hospice du Saint-Gothard-Miller Maranta © I. Serres À droite : Residence Tourisme Marseille © Atelier Fernandez & Serres Croquis : Château de Rivoli à Turin réhabilitation d’Andrea Bruno © Ivry Serres, 16 avril 2013
L’ E X P É R I E N C E C U LT U R E L L E Estelle Tiblaut, à propos du texte de Donald W. Winnicott - La localisation de l’expérience culturelle
« J’ai employé le terme d’expérience culturelle en y voyant une extension de l’idée de phénomènes transitionnels et de jeu, mais sans être assuré de pouvoir définir le mot « culture ». En fait, je mets l’accent sur l’expérience. En utilisant le mot culture, je pense à la tradition dont on hérite. Je pense à quelque chose qui est le lot commun de l’humanité auquel des individus et des groupes peuvent contribuer et d’où chacun de nous pourra tirer quelque chose, si nous avons un lieu où mettre ce que nous trouvons. Nous dépendons là d’un mode quelconque de conservation du passé. Nous avons sans doute beaucoup perdu des civilisations archaïques, mais les mythes représentaient un produit de tradition orale, un lot culturel, pourrait-on dire, qui a nourri pendant six mille ans l’histoire de la culture humaine. Cette histoire véhiculée par le mythe persiste jusqu’à nos jours, en dépit des efforts des historiens pour être objectifs − ce qu’ils ne pourront jamais être, même s’ils doivent s’y employer. Peut-être en ai-je dit assez pour montrer à la fois ce que je sais et ne sais pas touchant le sens du mot culture. Cependant, un problème latéral m’intéresse, le fait que dans tout champ culturel, il est impossible d’être original sans s’appuyer sur la tradition. À l’inverse, il n’est personne parmi ceux qui contribuent à la culture pour simplement répéter − sauf quand il s’agit d’une citation délibérée ; le péché impardonnable dans le domaine culturel, c’est le plagiarisme. Le jeu réciproque entre l’originalité et l’acceptation d’une tradition, en tant qu’il constitue la base de la capacité d’inventer, me paraît simplement être un exemple de plus, et fort excitant pour l’esprit, du jeu réciproque entre la séparation affective et l’union. » Note : Extrait de Donald W. Winnicott, La localisation de l’expérience culturelle, (The Location of Cultural Experience, 1967), trad. fr. in Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
Le texte qui précède prend place dans la série d’articles où le pédiatre, psychiatre et psychanalyste Donald W. Winnicott (1896-1971) expose ses théories sur le rôle du jeu dans le développement du petit enfant. Il envisage l’activité du jeu (playing, c’est-à-dire le jeu libre, ouvert à l’invention, en opposition à game qui désigne le jeu strictement encadré par des règles) comme un « espace potentiel » d’expérimentation, une troisième aire intermédiaire entre l’intériorité du sujet et la réalité extérieure. Selon Winnicott, c’est dans ces phénomènes transitionnels que le petit enfant apprend, par les inventions que permet l’activité ludique, à apprivoiser les inquiétudes que suscitent l’épreuve du réel. Sécurisé par un environnement « suffisamment bon » dont il sait qu’il répond avec régularité à ses besoins, il peut interpréter les rituels routiniers et s’en affranchir pour élargir son aire d’expérience. La lecture de Winnicott suggère à l’architecte différentes pistes. L’idée d’envisager l’activité inventive comme un « lieu » est déjà en soi motivant, de même que le fait de s’intéresser moins aux « objets » que l’enfant investit qu’aux « usages » qu’il en fait. L’espace potentiel de Winnicott est certes un espace mental, ses écrits trouvent néanmoins des résonnances dans les réflexions sur l’espace architectural. C’est dans les mêmes années qu’un architecte comme Aldo van Eyck met l’emphase sur les notions de « seuil » ou d’ « entre-deux » et ouvre la question des transitions entre intérieur et extérieur vers des enjeux philosophiques et sociaux. L’extrait que nous citons ouvre encore une autre perspective lorsque, extrapolant à partir de cette théorie de l’espace potentiel, l’analyste envisage l’activité culturelle, dans son ensemble, comme relevant d’une aire intermédiaire d’expérience analogue à celle du jeu. À propos de la tradition, Winnicott insiste sur la continuité tout autant que sur la part d’interprétations fictionnelles dont l’héritage culturel fait l’objet. Il présente le dialogue entre tradition et nouveauté comme un phénomène profondément anthropologique : le legs transmis d’une génération à l’autre, objet d’appropriations et de déplacements analogiques, comme support de l’invention. Une tradition « suffisamment bonne » serait la condition nécessaire à l’innovation. Sans doute faut-il se demander jusqu’où le modèle des soins parentaux, garants du développement de la créativité de l’enfant, peut devenir le prototype de l’héritage culturel ; explorer les limites d’une telle transposition, la confronter à notre propre domaine : « Ce que j’ai dit prend l’allure d’une île : les gens doivent y mettre du leur pour y aller »1. ET Note : 1.« Sur DWW par DWW », La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 17.
RENCONTRES Regards sur le travail de Peter Märkli « Je me levais de bonne heure et me baignais dans l’étang ; c’était un exercice religieux (…) ». Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, 1854
1. Prologue : l’étranger
Avant, il y a un livre, dans une bibliothèque. Un étudiant seul devant des images et des plans, des dessins d’un architecte très loin de la couverture des magazines ; et des textes en anglais. Et rien d’autre.
C’est la première année de mes études d’architecture et, par hasard et sans le savoir encore, je viens de faire une magnifique rencontre.
Un mot en particulier attire mon attention : Approximations. Il résonne dans toute cette architecture : le béton est lourd, brut et rugueux, le métal rouillé, les coulures de pluie rongent les murs et une lumière pâle peine à trouver son chemin à travers le verre épais des fenêtres. Ces bâtiments ont des aspérités, une pesanteur grave et prégnante. Et un calme évident aussi : leur contact avec le sol est mesuré, leur façade équilibrée et solennelle : ces maisons sont plus que des maisons, ou au moins autre chose ; ce musée est autre chose qu’un musée : les sculptures peuvent y respirer et semblent n’être là que pour un moment de repos ; elles retourneront ensuite d’où elles viennent.
J’ai souvent repensé à ce travail depuis : il me questionne et me fait réfléchir. Par son évidence et son apparente simplicité, par la position fragile qu’il occupe entre rigueur extrême et profonde sensibilité si difficile à définir clairement, il m’amène à toujours reposer les questions du départ : où suis-je ? qu’est-ce que je cherche ? Ces images sont restées avec moi. J’ai toujours entretenu avec elles une proximité particulière : je me sens bien avec elles, avec ces plans et avec ces dessins. Cette première rencontre frontale avec les bâtiments, sans discours, m’oblige à me projeter : ce que je vois je n’y réfléchis ni en critique, ni en philosophe, mais en architecte qui doit construire. Je cherche ce qui va m’aider, et je cherche aussi ce que je veux voir : de ce que je vois, quelle part est vraiment devant moi, et quelle autre est dans mon œil ? Le regard critique en architecte est en question.
Lecture après lecture de nouvelles choses apparaissent, se révèlent. Le travail de Peter Märkli est un travail qui se rencontre ; des photos avec du grain entourées de mystère. L’atmosphère est lourde et, page après page, pèse sur le papier le ciel suisse, bas et sans soleil.
Ce premier contact me provoque, m’interpelle, et me laisse là, avec très peu de réponses. Ce n’est que bien plus tard que je me risque à faire le voyage jusqu’à Zurich. Et tout ce que j’ai construit en pensée va se heurter à la vérité de l’idée. Ce sera le temps de déconstruire tout mes a priori sur ce travail.
Je lis cela, sans rien savoir : l’évidence de ce travail le place hors du temps. Etranger à tout - à la discipline Architecture en général, et au travail de cet architecte en particulier -, Peter Märkli est très loin de moi. Qui est-il? Il n’est surement pas de notre temps pour faire d’aussi belles colonnes. D’ailleurs, qui fait encore des colonnes ?
Croquis : Peter Marklï
2. Une rencontre
Dans cette rencontre, tout est important : le voyage ; la langue − l’allemand que je ne parle pas − qui impose une discussion concise et lente ; le lieu et les sons, l’air épais et poussiéreux, le calme. J’entre dans le bureau souvent vu en photo : un lieu de recueillement. Tout est comme dans le souvenir que je me suis construit : l’odeur du café, les livres reliés sur la grande bibliothèque à droite, les deux petites pièces encombrées de tables, de feuilles et de cendriers, et baignées de lumière ; les murs au vieux crépi blanc couverts de croquis, de dessins, certains à même le mur. Des études d’échelle, de rapport, de proportion : une colonne, son socle, son couronnement. Je me sens comme chez moi ! L’architecte devient un homme. Peter Märkli me propose un café que j’accepte. Assis, ma tasse vide, je me présente et commence l’entretien. Je piétine, me répète. Mon texte, minutieusement préparé, sonne faux. J’avance enfin, sans trop y croire : Moi - La matière ajoutée à la structure donne une valeur et un sens à l’espace : ces deux axes – matière et structure – sont-ils effectivement ceux sur lesquels se concentre votre travail ? Lui - Qu’est-ce que la matière ? A partir de là, tout m’échappe : l’interview sort de ses rails et je me trouve face à tout autre chose que ce que je suis venu chercher. Le cadre extrêmement rigide que je m’étais bâti explose. Par un chemin inconnu, cette rencontre va me mener très loin. J’ai tout repris à zéro, dû tout re-apprendre. D’un entretien préparé, la rencontre devient une discussion où je me laisse conduire. Je suis, concentré, le fil de sa pensée. Et son enthousiasme.
Le temps de traduction d’une entrave devient un allié. Je reprends mes forces, aiguise mes questions. Je cherche à comprendre : comment ? pourquoi ? Tout ce que je n’avais pas vu m’apparaît enfin. Ces dessins, ces façades. Et ces colonnes ! Enfin.
3. Dessin et accumulation
Le dessin est pour Peter Märkli autant outil de réflexion qu’outil de connaissance : par le dessin il comprend un bâtiment et se l’approprie. Il se constitue un patrimoine sensible et personnel, un patrimoine de la mémoire et de la pensée. L’œil commande la main. Et la tête ? « Afin de se souvenir, Märkli fait de nombreux croquis. Mais ses croquis ne sont pas des répliques de ce qu’il a vu ; ils combinent plutôt le fait et la fiction, le drame et la réalité. Tels une collection, ils constituent une topographie de bâtiments à la fois reconnaissables et étranges, d’artefacts et de paysages – une maison particulière en haut d’une colline, un bâtiment industriel abandonné aux alentours d’une ville, ou encore un bâtiment dans un pays qu’il n’a jamais visité. Parmi ces croquis, on peut souvent détecter des structures ayant des points de ressemblance avec les bâtiments de Märkli, mais la corrélation n’est jamais directe. Les croquis demeurent un réservoir de spéculations, d’idées, d’inspirations – ils nous questionnent. »1 Merveilleux dessins ! Ils ne sont pas représentation d’architecture. Ils sont avant. Ou au dessus plutôt. Le trait porte en lui l’effort de recherche, il porte les traces de lutte entre l’architecte et le bâtiment : gomme, ratures. On voit les essais, on lit dans la ligne un travail énorme. Ces dessins sont très peu et beaucoup à la fois : ils sont la géométrie du projet, ils sont la concentration des multiples données et contraintes en une forme claire et orientée vers une spatialité. Le dessin est l’étalon pour la construction. Le dessin est l’idée. Ensuite, cette idée est déclinée en variations. Variations de couleurs, de proportions : les hiérarchies sont mises à l’épreuve ; le dessin contient tout, il faut pouvoir lui faire confiance.
Il contient la forme. Il contient la lumière. Il contient l’ordre. Il contient les rapports. Les rapports. Rapport au site. Rapport des éléments du projet entre eux, unification du tout par la mesure : voilà la prochaine étape. Transmettre ce dessin, le transformer, le rendre lisible et sûr. D’autonome, il va devoir entamer une longue mutation. Note : 1. Approximations, The Architecture of Peter Märkli, Edited by Mohsen Mostafavi, AA Publications, London, 2002)
4. Matière, Couleur et Géométrie
Pour dépasser le dessin, un épaississement de la feuille, un creusement. Du plastique, du subjectif et des affinités, des intuitions. Peter Märkli approche ses bâtiments de l’extérieur : forte présence et lien étroit avec le site. Les dessins sont frontaux, affirment un visage, une structure. Le plan suit ensuite, il accompagne. Je vois le plan derrière la façade. Façade La façade est une barrière entre intérieur et extérieur, deux entités qui cohabitent. Deux entités qui se côtoient sans se voir. Elles ne sont pas du même monde. L’une est dans le fin, le propre, le raffiné : l’or et le marbre d’un palais de la renaissance. L’autre est forte, rugueuse et sévère : presque nue, sa richesse est dans ses proportions et la résistance qu’elle oppose au soleil et à la gravité. Plan A chaque projet sa géométrie propre : c’est son organisation. La composition donne son sens à la fonction : la position des espaces, les relations entre eux sont le résultat d’un calcul qui n’a jamais l’efficacité comme but. Seule règne la qualité. Sensibilité, équilibre, composition : toujours un dépassement du minimal, époque révolue et perdue. La richesse est qualité : richesse des rapports, générosité des dimensions, des espaces des lumières, des vues. La rencontre nous a menés debout, dans le couloir, face à un dessin fixé au mur : là j’ai appris que s’il n’a jamais fait de bâtiment ocre, c’est que le soleil suisse le lui interdit ; j’ai appris qu’une montagne pouvait faire sortir une façade de sa symétrie pour qu’ensemble elles construisent un équilibre. J’ai appris aussi que l’architecture doit apporter plus.
J’ai appris à refuser les bâtiments qui ne sont que concept : trop loin de nous, froids et pauvres, ils ne sont pas pour notre temps. A chaque changement d’échelle – changement d’échelle de projets, changement d’échelle à l’intérieur du projet, détail – la même minutie, le même travail dans la mise en oeuvre du béton à la Congiunta que dans celle du métal doré et du marbre dans le Campus Novartis. Seules sont conservées l’attention portée aux dimensions et à la mise en œuvre exacte du rapport entre les éléments ; les dimensions, les systèmes de proportion et de calepinage précis. Pensée comme ça, l’architecture est un art. Et l’art est une hiérarchie : à quel moment vient quoi ? Moment du dessin, du plan, de la construction, chacun a ses attentes, ses priorités, ses espérances. Vers quoi doit être concentré l’effort ? Et à quel moment ? La patience, le respect et la compréhension de ces différents moments permettent seuls l’unité de l’œuvre. Ces temps successifs ne se contentent pas de s’ajouter mais se complètent, se croisent, se questionnent. Chaque temps explore une direction. Avancer n’est pas rétrécir le champ de réflexion mais le faire éclater. A chaque pas regarder ailleurs. Et puis l’intangible. Tout est maitrisé, et pourtant il semble qu’il y a plus que ce qu’on peut expliquer. Les dessins sont animés, ils vibrent, ils entrent en résonance. Face au projet fini, je pense : tout était déjà là ; tout était dans le dessin ; tout était dans le plan. Comme toujours. Le rapport à l’eau, au paysage, l’ordre, les ordres, les hiérarchies, les équilibres. Le mouvement de l’habitation était là. Sans le comprendre, je l’avais senti.
5. Habiter en Nombre
« (…) Märkli a étudié l’utilisation de différents systèmes proportionnels et réalise souvent de minutieux croquis et dessins des ses projets basés sur le développement et la modification de la Section d’Or et du Triangulum (triangle équilatéral). Toutefois, cette recherche ne donne pas la priorité à la rationalité géométrique. Elle se soucie moins de la symétrie que de l’articulation entre équilibre et tension dans un bâtiment. »2 Peter Märkli, à chaque projet, repart de zéro. Sont oubliées formes, structures et mesures pour repartir du site ; prendre le lieu du projet, toujours, comme le fondement du projet. Le site donne la mesure de base. C’est d’ailleurs la seule chose qu’il donne, tout le reste devra lui être arraché. Comme un bâtisseur roman, Peter Märkli trouve dans le site de son projet - dans son rapport au programme, aux règlements d’urbanisme - la mesure de laquelle découleront toutes les autres. Le Nombre n’est pas une valeur abstraite issue de nulle part : chaque dimension est reliée par un système extrêmement précis de proportions à cette unité de base. Unité du sol, elle est une unité quantifiable. Elle est ce Nombre qui va permettre aux dessins d’avancer. Permettre à l’architecte de traduire ses croquis en plans, d’abandonner sa main pour l’ordinateur. Ce moment est important, difficile et risqué. Mais il est maitrisé grâce aux valeurs précises que donnent les proportions. C’est un énorme travail de passer à l’orthogonalité : ce passage doit avoir un sens. Lui (en français) - Le plan n’est pas froid. Moi - …il est un moment d’abstraction nécessaire. Il écrit les lieux dans leurs vraies dimensions. Il écrit leur position relative comme celle des pièces.
Il écrit les déplacements et les arrivées de lumière. Définitivement. Les distances, les limites du regard sont les supports de l’habitation. Ces valeurs deviennent quantifiables, précisément définissables et transmissibles. Toujours le Nombre. Le Nombre est l’outil de la transmission. Lui (en français) - Une belle proportion ne coûte rien. Note : 2. Approximations, The Architecture of Peter Märkli, Edited by Mohsen Mostafavi, AA Publications, London, 2002) Illustration : Dessin de Peter Marklï, projet Picassohaus, Basel, 2008
6. Épilogue : histoires, passés
« Ma faculté d’être à deux pas d’un site célèbre et de n’y point aller me paraît homogène d’une mienne tendance que je livre encore au classeur d’âmes : j’aime méditer les choses que je sais, tâcher d’en tirer tout ce que je peux, plutôt qu’en savoir de nouvelles. Ainsi, en fait de littérature, ai-je cessé assez tôt d’accroitre mon inventaire. Quand je travaillais l’exécution pianistique, j’étudiais toujours les mêmes choses. Il est vrai que ce catalogue, auquel je me limitais de si bonne heure, était fait de quelques œuvres synthétiques, dont les richesses qu’on pouvait extraire par l’approfondissement me semblaient sans limite. Encore aujourd’hui, il m’arrive d’évoquer un vers de Racine ou un scholie de Spinoza et de penser qu’en explicitant ce qu’ils contiennent j’écrirai des volumes. On sait la distinction de Pascal entre les esprits forts et étroits et les esprits amples et faibles. D’autres décideront si mon esprit est fort, mais je puis assurer que, pour la surface de sa contenance, il est éminemment étroit. En art, je goute les maitres qui ont peu d’idées, mais qui les choisissent telles que le développement de leurs plis apparaît comme sans fin. (…) Au vrai, je n’aime que les problèmes fondamentaux et éternels et ceux qui en ont traité. Je ne souffre aucunement de leur monotonie. »3 Hiérarchie des histoires, tensions entre histoire lointaine et histoire proche. Hiérarchie complexe : la proximité n’est en aucun cas une question de temps. L’héritage moderniste est un passé parmi beaucoup d’autres et, pour Peter Märkli, certainement pas le plus proche. Même chose pour les travaux contemporains : Lui - Je lis très peu ce qui s’écrit. Des piles de livres sous cellophane. Peter Märkli part chercher sous un tas de feuilles, un livre aux pages jaunies sur la renaissance et des photocopies de tableaux de Léonard de Vinci pour nous expliquer la composition de la façade d’une maison. Tout est mêlé – le vernaculaire et Alberti – dans la solitude et le recueillement. Tous les matins, travail dans le silence. L’après-midi seulement vient le temps de la parole.
Se tenir loin pour se concentrer sur l’essentiel et se reposer toujours les mêmes questions. Toujours depuis le début. L’architecture comme art nécessite une maîtrise constante. Rigueur et exigence sont le socle pour la construction de sa propre tradition : un dessin entre analyse et projet, des livres choisis, une formation, des rencontres. Rudolf Olgiati. Hans Josephson. Des maîtres, rencontrés par coïncidence. Solitaires, ils se ressemblent. Tous les trois. Jamais de hasard. Un bon départ, des pas très lents : une lente et patiente application, dans le silence. Je suis riche d’un voyage, d’une rencontre. Un morceau de mon histoire : une transmission. Les passés et les présents se télescopent. Le travail de Peter Märkli est une immersion. Ses bâtiments accueillent notre corps, dans sa lumière, les déplacements qu’ils proposent, les fonction ; et notre esprit trouve un calme, une sérénité propice à la réflexion et au développement libre de la pensée. N’est-ce pas l’essence même de l’architecture que de nous contenir tout entier ? SC Note : 3. Un Régulier dans le siècle, Julien Benda, Gallimard, Paris, 1938 Illustration : Dessin de Peter Marklï, projet Firmaneubau Synthes, Zuchwil/Solothurn, 2010
LA VILLE COHÉRENTE La tradition comme garant de cohérence
La France a depuis longtemps conscience de l’importance de la forme de ses villes, et tente de l’influencer par des moyens très divers, voire opposés au fil du temps. Les mutations que connaît l’urbanisme sont souvent le reflet, plus ou moins décalé dans le temps, de mutations sociales, auxquelles s’ajoutent de nouvelles contraintes économiques et environnementales. Les impulsions politiques dans ce domaine suivent des périodes de trouble ou de grandeur. Aujourd’hui la ville est devenue un objet dans lequel les relations de pouvoir et d’intérêts entre les autorités publiques et les acteurs privés au sein de l’économie de marché ont profondément changé au cours du dernier siècle, marquant radicalement les villes actuelles, faisant oublier que l’espace est une ressource non renouvelable, et le bâti une donnée de long terme. La science de la ville se développe, mais semble aussi connaître des essors fulgurants de manière cyclique, en même temps que les problématiques urbaines deviennent trop importantes pour être ignorées, et où il devient nécessaire de se tourner vers des réponses et solutions théoriques. Dans la lignée du développement durable est apparue la ville durable, qui vient répondre « aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. »1 Elle est la conjonction de la planification urbaine et du développement durable, et repose donc sur ses trois piliers (environnemental, économique et social). La ville durable respecte pour cela certains principes : densité (densité acceptable, semi collectif et qualité de l’espace public), mixité (sociale et fonctionnelle), adaptabilité (flexibilité fonctionnelle des bâtiments) et faible impact (sur les ressources et l’environnement). En France, ces notions sont apparues dans la législation pour la première fois en 20002. Leur mise en application est depuis travaillées au sein des Grenelle de l’environnement. Les lois Grenelle I et II ont inclus trois clauses dans le code de l’urbanisme : préservation des ressources naturelles, préservation de la biodiversité, lutte contre le réchauffement climatique. Un projet peut être déclaré en désaccord avec ces objectifs, qui restent souvent à préciser concrètement. Les besoins en terme de planification urbaine sont nombreux. La croissance urbaine des dernières décennies s’est faite de manière beaucoup plus rapide en termes de surface que de population3, laissant les pouvoirs publics dépassés, sans espace ni moyens suffisants pour mettre en place les services essentiels au quotidien des populations. Les villes sont devenues fracturées, à la fois en termes de fonction, de population, et d’architecture. La ruelle médiévale est prolongée en allée pavillonnaire, la modération des loyers périurbains est compensée par les coûts irréductibles – financiers et temporels – liés aux transports4. L’impact économique pour tous de la raréfaction des ressources, du traitement des pollutions et les malaises sociaux engendrés par des ségrégations que la ville participe à rendre visible, appellent à un nouveau modèle qui prenne comme pilier un équilibre entre prospérité économique, sociale et environnementale. Paradoxalement (ou non), le modèle de ville durable renoue avec de nombreux éléments traditionnels associés aux nouvelles technologies et pratiques. Le bâti est continu, les architectures variées, des techniques et matériaux de construction traditionnels sont repris5, et les fonctions rapprochées. Il peut paraître paradoxal de voir parmi les principes de la ville de demain les caractéristiques qui furent un temps considérées comme les défauts de la ville traditionnelle. Les premières politiques urbaines interventionnistes françaises venaient lutter contre l’insalubrité, l’insécurité et l’inconfort de villes construites de manière anarchique. C’est pourtant leur densité et leur mixité, autrefois responsables de leurs tares, qui doivent aujourd’hui permettre de construire des villes meilleures. Les objectifs des courants successifs de pensée urbaine peuvent se rapprocher, c’est sur les chemins et les outils qu’ils diffèrent. L’idéal de la ville durable comme chaque nouveau courant se détache radicalement de ce qui se faisait juste avant lui, mais il a cette fois la particularité prononcée de rechercher plus loin en arrière les éléments clés de bonnes pratiques, en plus d’en promouvoir de nouveaux. Les études historiques montrent que la forme des villes antiques est liée aux contraintes techniques et économiques de leur construction. Les limites des techniques et des savoirs conditionnent les zones d’implantation et les formes architecturales. Les progrès techniques ont permis de s’affranchir de nombreuses de ces contraintes : les distances ne se comptent plus en mesures réelles mais relatives, le confort intérieur peut être garanti tout au long de l’année. A tel point qu’il est tentant de construire en faisant totalement abstraction de ces contraintes, et donc des pratiques qui en découlaient. La science de la construction est un savoir qui s’est établi lentement, progressivement, à travers des pratiques et des traditions dont l’efficacité et la faisabilité avaient été éprouvées. Cette tradition peut parfois opposer une certaine rigidité à de nouvelles pratiques. Mais l’essence d’une tradition n’est pas d’être figée, elle évolue en intégrant ou rejetant les éléments neufs, en fonction de leur pertinence et de leur efficacité. Chaque élément a donc sa raison d’être. Nier ou tenter de s’affranchir de ces traditions implique de se priver des savoirs et expériences accumulés. Si la ville durable est – contrairement à la ville moderne – une composition de traditions et de modernité, c’est que ces traditions permettent de créer une cohérence entre la ville,
son implantation, et son passé. Elle représente aussi l’acceptation, modeste de l’homme, que sa technique ne peut infiniment plier les éléments naturels à son confort. Le luxe de la voiture individuelle a permis de s’affranchir des distances, mais les ressources limitées nécessaires à son fonctionnement transforment progressivement son usage quotidien en contrainte subie. Les éléments de contexte évoluent, et ainsi le doivent les traditions. La tradition ne doit pas être une entrave à la créativité ou à l’innovation. Elle doit au contraire en être le moteur libérateur, ayant toujours une raison d’exister, permettant de s’affranchir des siècles déjà écoulés de recherches, erreurs et expériences. Dans les modèles de villes durables, et surtout dans de nombreuses pratiques de moins en moins isolées, semblent apparaître les pistes d’associations bénéfiques de traditions à des éléments et des pratiques nouvelles. La pensée urbaine voit apparaître la conscience d’une série d’éléments traditionnels écartés trop rapidement, en même temps que de la multidisciplinarité des enjeux urbains, qui appellent à de nouvelles pratiques. Le milieu de la construction fait preuve de davantage de mesure dans ses pratiques, les réhabilitations se multiplient là où le neuf était préféré, les chantiers sont prévus pour être moins nuisibles et plus économes. Parmi les très nombreux bâtiments classés « intelligents » apparaît une logique d’autosuffisance propre aux traditions : fonctionner avec ce dont l’on dispose sur place, en matériaux et en énergie. La conception des projets évolue également, avec une attention portée à la diversité de contenus et l’harmonie des formes. Le mode de conception lui-même, dans une ère d’urbanisme de projets, évolue également dans sa pratique. Les projets entrent dans une logique où les échelles changent radicalement - une implantation est tout d’abord locale et à moyen terme - et sont à présent inscrits dans une réflexion globale et sur la durée. Sur le plan scientifique, le caractère multidisciplinaire des enjeux regroupés dans la ville pousse à ouvrir les débats autrefois réservés aux ingénieurs et urbanistes à un champ plus large d’acteurs. Afin d’opérer en cohérence avec la multiplicité d’éléments qui conditionnent la ville, il est nécessaire de disposer d’informations ignorées jusqu’ici, mais qui traduisent également leur fonctionnement et leur efficacité, comme les consommations et émissions des ménages6. Enfin, le débat tend également à s’ouvrir vers une gouvernance de la ville plus démocratique et participative. En effet, les expériences, les connaissances et les projections des usagers quotidiens d’un lieu représentent une richesse qu’il est non seulement du devoir, mais surtout dans l’intérêt des pouvoirs publics et des acteurs de la construction de prendre en compte. Cette sagesse collective peut être libératrice de nombreux freins à l’imagination et à la liberté d’action d’acteurs extérieurs, et donne les outils de compréhension entre les artisans de la ville et ses usagers. Les fondamentaux de la ville durable apparaissent en cohérence avec un développement harmonieux de nos villes, mais le concept même n’est pas précisément ni universellement défini. Elle est présente dans des textes de loi, mais son interprétation, ses critères ou indicateurs concrets, manquent encore et permettent à de nombreux projets et villes de s’autoproclamer « durables », vidant ainsi le concept de son sens. Les projets des pouvoirs publics comme les projets phares d’architectes jouent bien plus souvent sur l’attractivité d’innovations technologiques supposées respectueuses de l’environnement que sur une réelle projection à long terme, un soin porté à l’intégration dans le tissu urbain, ou l’aspect social du projet. De nombreuses initiatives isolées de villes, d’associations, d’architectes, permettent cependant d’espérer que l’importance de soigner les villes est de plus en plus intégrée, et que ces mouvements permettront aux pratiques de progresser et de se généraliser. L’urbanisme dépasse les questions de développement du territoire, ou de confort quotidien des populations en termes de construction, de logement, lieu de travail ou de loisirs. La forme et le fonctionnement de la ville régissent les comportements quotidiens de chaque individu, à travers tous les éléments qui composent un territoire : l’habitat, mais aussi les commerces, les activités tertiaires, les industries, les réseaux, la mobilité, le bâti et le non bâti, (espaces publics, rues, places, visions…). Ils décident pour les usagers de leur mode de vie quotidien, du fonctionnement et des liens qui les animent et forment ainsi les fondements de la société elle-même. La gestion de la ville est donc une science qui ne peut se priver de s’inscrire en cohérence avec les fondements qui animent la tradition, pour mieux les dépasser, et porter la ville plus loin. La tradition transmet les transcendances héritées des savoirs accumulés. Au-delà de sa fonctionnalité, la ville, dans sa modernité devient un temple où « de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles ; l’Homme y passe à travers des forêts de symboles, qui l’observent avec des regards familiers. »7 BC 1. Rapport Brundtland, 1987. Ce rapport, intitulé « Notre avenir à tous » et rédigé par la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement de l’ONU (présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland), a introduit la définition communément admise du concept de développement durable. 2. Loi Solidarité et Renouvellement Urbain du 13 décembre 2000. 3. En Île-de-France entre 1994 et 2004, 400 000 logements ont été construits sur une surface presque égale à la ville de Paris, qui en contient 1,3 million et une superficie équivalente en logements et commerces. 4. La distance des services de proximité, des centres d’activité et d’emploi, et le manque de transports publics contraignent généralement un ménage de deux adultes et enfants à l’usage de deux véhicules. À l’année les budgets moyens cumulés logement et transport pour un ménage sont supérieurs en grande couronne qu’en centre ville (aux tarifs de carburants en 2000). 5. Notamment dans l’éco-quartier Bo01 dans la ville de Malmö (Suède), conçu en ruelles piétonnes irrégulières « à l’ancienne » pour protéger la population du vent marin et varier les points de vue. Là et ailleurs, comme dans la mairie d’Echirolles réapparaissent des techniques traditionnelles ; collecte et usage des eaux de pluie, puits canadiens, tours à vents, matériaux poreux ou non joints pour le sol et chaux. 6. La ville de Montpellier prend dans ce sens des démarches de recueil et d’ouverture des données, afin de mieux identifier les dysfonctionnements et problématiques de la ville. 7. Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, Correspondances.
« Autrefois moi aussi j’ai considéré l’avenir comme seul juge compétent de mes œuvres et de mes actes. C’est plus tard que j’ai compris que le flirt avec l’avenir était le pire des conformismes, la lâche flatterie du plus fort. Car l’avenir est toujours plus fort que le présent. C’est bien lui en effet qui nous jugera. Et certainement sans aucune compétence. Mais si l’avenir ne représente pas une valeur à mes yeux, à qui suis-je attaché : à Dieu ? à la patrie ? au peuple ? à l’individu ? Ma réponse est aussi ridicule que sincère : je ne suis attaché à rien sauf à l’héritage décrié de Cervantès. » Milan Kundera1
S A N S R E C O M M E N C E M E N T, PA S D E C O M M E N C E M E N T Laurent Tournié
L’architecture c’est………………………………………………………… L’architecture c’est l’art de bâtir les espaces où habitent les hommes. L’aventure de l’architecture a commencé il y a environ cinq mille ans et nous la considérons d’une certaine façon depuis qu’il y a environ six cent ans, Léon Battista Alberti (nous ne parlons ici que de l’Europe) en a fait, pour aller vite, un ensemble structuré de concepts au sein d’une discipline. Les premiers moments de l’architecture comme discipline, furent jalonnés de traités et de manuels, dont les visées de transmissions et d’enseignements étaient probablement nécessaires. Avant cela il fallait, pour transmettre l’art d’édifier, traduire et non trahir les secrets des discrets bâtisseurs. Les écoles d’architecture n’existaient pas encore. L’architecture vient donc de commencer et celle-ci traverse, elle aussi, une crise : une crise de croissance semble-t-il… Certains architectes semblent manquer de repères. Entre un passé peuplé de catastrophes et un avenir sans espoir, les « post-modernes » (sorte d’adolescents permanents convaincus de leurs « créativités » et de la nécessité de marquer à chacun de leurs gestes les esprits de leurs clients incultes avec ceux de leur hypothétique public branché) ont jeté le bébé et gardé l’eau du bain. Par ailleurs, historicistes et nostalgiques de tous bords continuent de coller leurs photomontages sur les rétroviseurs de l’histoire, proclamant ça et là l’existence de quelque tradition qui se meurt. Et puis voici l’avenir à nouveau convoqué, les leçons de l’Histoire ne suffisent plus. Qu’allons-nous transmettre aux générations futures ? On se souvient à nouveau que les choses bâties doivent durer, qu’elles doivent nous survivre… On va « sauvegarder » les choses, la vie… « Au cas où : on ne sait jamais. » Que ne saurons-nous jamais ? L’architecture n’est pas une religion, elle ne dispose pas d’une Tradition, encore moins d’un clergé ; peut-être quelques comportements sectaires, quelques clans peuvent donner ça et là l’illusion d’inavouables communautés. Une conception ancestrale de la tradition : transmission continue des savoirs, des savoirfaire... n’est évidemment plus possible : on ne peut pas transmettre tous les savoirs et tous les savoir-faire : on transmet DE l’architecture et non pas l’Architecture… Sans doute en cherchant bien trouvera-t-on quelques groupes revendiquant la tradition de ceux qui n’en ont pas ; il semble cependant que le redoutable recyclage des images ou des figures du passé (y compris celles produites ce matin même, d’ores et déjà identifiées puis classées vers leur irrésistible passé...), auquel nous assistons impuissants, soit capable d’annuler à lui seul toutes les autres potentialités de tradition. La grande lessiveuse postmoderne continue en mode post post son entreprise de production nihiliste. Nous sommes de toute façon, pour l’heure, assignés à l’indifférenciation
planifiée, dans laquelle la somme des postures faussement différentes (c’est-à-dire des impostures) semble satisfaire le public, les médias, les écoles. Les œuvres d’architecture ne sont pas faites de leçons apprises et rendues. Souvent, dans les écoles d’architecture, on fait des « rendus » : on restitue des choses empruntées en les recouvrant d’enluminures et de clins d’œil complices destinés à rassurer les pédagogues inquiets sur la capacité des futurs diplômés à véhiculer leurs postures si singulières. Chaque architecte (personne qui fait de l’architecture) qui commence, ou qui recommence, un projet afin de le bâtir, participe à un commencement de l’architecture… Aucun architecte ne peut avoir lu tous les traités anciens, aucun ne peut avoir vu toutes les œuvres de ses prédécesseurs (diplômés ou non) : chacun choisit d’en côtoyer certaines plus que d’autres, établit sa propre « filiation », choisit ce dont il désire hériter, cultive les champs de ses connaissances. Certains architectes, et parmi les plus grands, n’ont pas étudié dans des écoles d’architecture. Nous pouvons hériter librement, continûment, avec la légèreté nécessaire à toute découverte et avec la conscience de celui qui sait ce qu’il cherche. Car hériter c’est découvrir – dé-couvrir – en éclairant de sa conscience, de son présent, une chose qui cherche non pas à revivre mais à permettre que nous puissions d’abord la comprendre puis, éventuellement, la traduire, ou la trahir : « Un tel s’inscrit dans la tradition de…, tel autre rompt avec la tradition de… » Traduire ou trahir ? Dans les deux cas, il vaut mieux connaître ce dont il s’agit. Revoilà la vieille difficulté : de QUOI s’agit-il et COMMENT le faire ? Il arrive que pendant nos « longues recherches patientes », on ne puisse pas recevoir, n’étant pas toujours prêts, la puissance, la beauté d’une œuvre désignée comme « classique » voire « universelle ». Dans les temps de nos vies, certaines œuvres semblent nous attendre ; elles attendent que nous les comprenions : que pourraient-elles attendre d’autre ? Leur futur ? Il est déjà passé. Leur véritable fin ? C’est déjà fini. « Est classique ce qui parle de telle manière qu’il ne se réduit pas à une simple déclaration sur quelque chose de disparu, ou à un simple témoignage sur quelque chose qui reste à interpréter ; C’est au contraire ce qui, à n’importe quel présent, dit quelque chose comme s’il ne s’adressait qu’à lui. » H.G. Gadamer2 En oeuvrant à son tour, et nous n’œuvrons jamais seul, chacun inscrit son travail dans le temps partagé, dans le monde.
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Je crois que faire de l’architecture c’est participer au commencement d’un monde. Cela devrait être simple : cet écart volontaire et silencieux. Cet espace immobile mais aussi en mouvement. Toutes ces lumières sur ce simple mur qui ne mourra jamais ! C’est très difficile, c’est très compliqué… et nous n’œuvrons jamais seul. Les grands architectes (connus ou anonymes) ont élaboré en leurs temps des nouvelles façons de faire des projets d’architecture, de fabriquer des espaces, de poser certaines questions qui leur semblaient nécessaires à certains moments, moments qu’ils n’avaient pas forcément choisis. Parfois, certaines œuvres ont atteint un tel niveau d’invention (architecturale bien entendu) que notre regard sur toutes les autres œuvres d’architecture s’en trouve transformé. Les leçons de la maison Farnsworth ne nous empêchent pas de recevoir celles de cette chapelle romane. Elles sont toutes les deux très éloignées ou très proches de nous selon nos désirs de les comprendre. Manifestement nous ne sommes pas supposés être capables de voir le monde comme ce bâtisseur du XIIème siècle : seuls quelques érudits sont capables de livrer une certaine représentation de ce que pouvait penser un bâtisseur du XIIème siècle. Mais ce qu’un architecte voit dans cette chapelle romane, c’est le commencement d’un monde, car s’il en voit, disposant de ses yeux, le résultat, le souffle, les lumières… Il y mesure également, disposant de son esprit cultivé et de son âme désirante, les épreuves de sa conception et de sa mise en œuvre : comment cette voûte vient-elle s’appuyer sans aucun effort apparent ? Quel combat fut livré dans cet angle pour qu’il me soit si familier ? Quelles règles ou absence de règles… ? La lumière semble jaillir des pierres et tout vient de dessous ! Tout ce travail dans ce seuil que je n’avais pas encore vu… Cette puissance dans cette petite bâtisse qui résonne au dedans comme au dehors… Je ne sais pas faire un toit. Si « rien n’est à inventer et qu’il faut tout réinventer »3, il nous appartient, tout de même, de chercher les « sources de l’invention » afin de les fréquenter, modestement, à notre tour. Christian Devillers : « Le regard de Vacchini sur le passé, comme celui de Mies ou de Kahn avant lui, n’a rien d’historiciste, il n’en tire aucun mimétisme, ni même aucune citation. Il est aux antipodes des « néo classicismes », du post modernisme ou du maniérisme moderne qui recyclent les images ou les formes spatiales du passé et les recomposent sur un plan que l’on pourrait qualifier de linguistique. Il écarte tout bavardage pour aller aux sources de l’invention véritable, aux questions essentielles de l’architecture, celles qui ont toujours été là mais qui doivent toujours être reposées à
nouveau, comme si elles n’avaient encore jamais reçu de solution – faute de quoi il ne resterait que l’image des solutions occultant la question elle-même. »4 Projeter c’est questionner encore. L’activité projectuelle, qui est donc une activité critique, est une activité de culture. Il s’agit de reconfigurer les écarts, les distances, que nous entretenons avec les œuvres immobiles : les aimer ne suffit pas, il faut les critiquer afin de les rendre intelligibles. Cette reconfiguration nous permet finalement de rendre intelligible, présent à nous mêmes en quelque sorte, notre modeste travail : cette exigence demande du temps que l’époque ne veut plus nous donner. En architecture, il n’y a pas d’« éternel retour ». Il n’y a pas non plus de place pour quelque douloureuse marche arrière. Projeter c’est être dans la quête continue d’un commencement. Chaque partie de l’objet projeté et chaque étape du processus de mise en œuvre sont soumises à cette convocation du commencement : nous devons bâtir continûment la preuve de cette adéquation entre le QUOI et le COMMENT. Voilà pourquoi il ne faut pas « suivre » ses chantiers (encore moins en sous-traiter le « suivi ») mais les diriger. Car nous sommes les seuls à pouvoir « séparer le pourquoi du comment » et à connaître l’origine de chaque principe. Un architecte devient un architecte en bâtissant des œuvres d’architecture. Chaque œuvre est faite d’un travail immense, de questions tranchées, d’ambiguïtés portées jusqu’au bout de la mise en œuvre, de rencontres, de luttes, de prises de risques et de compromis… (Ce matin, sur mon chantier, Corbu m’avait abandonné… et mon client également). Les militants de Cosa Mentale m’avaient demandé d’essayer de dire ce que représentait pour moi le mot tradition… … Je ne suis attaché à rien sauf à l’héritage décrié de quelques grands maîtres. LT, Toulouse, mai 2013 Notes : 1. Milan Kundera , L’Art du roman, 1986, Editions Gallimard 2. Christian Devillers, Les sources de l’invention, introduction à « Capolavori » de Livio Vacchini, 2006, Editions du Linteau 3. Luigi Snozzi, aphorismes 4. Hans Georg Gadamer, Vérité et Méthode, 1960, Éditions du Seuil Illustration : Maison à Escamps 2013 - Architecte : Laurent Tournié – Collaborateurs : Renaud Gache et Alexandra Tajerrashti
LA TRADITION MODERNE Maintenir vivante la continuité
«La tradition et le progrès sont deux grands ennemis du genre humain. » Paul Valéry La production architecturale portugaise est louée pour sa recherche patiente du rapport avec le contexte. Cette émancipation vis-à-vis des principes modernes est une caractéristique constituante de ce que l’on appelle désormais l’école de Porto. Cette attitude se développe dans un contexte historique et politique doublement réticent à toute remise en question. Tout d’abord, dans le contexte national, une frilosité du régime autoritaire portugais d’après-guerre marquée par la volonté de mettre en valeur l’exemplarité de l’architecture traditionnelle portugaise et de dévaluer les avancées de l’énoncé moderne. Parallèlement, sur le plan international une recherche architecturale moderne en plein essor rejetant les éléments de la tradition. L’intérêt critique de l’école de Porto - personnifiée dans la filiation entre les figures de Fernando Tavora, Alvaro Siza et Eduardo Souto de Moura - est d’avoir su offrir des éléments de réponse à cet antagonisme en conciliant l’avancée moderne avec la tradition. La rupture moderne y est réinterprétée dans la continuité et la particularité tant du territoire comme élément physique que du leg culturel et historique de l’architecture locale. Le régime autoritaire salazariste cherche à mettre en valeur l’art de l’habitat traditionnel portugais afin d’affirmer une identité nationale forte. Cette position idéologique se traduit, par exemple, dans les faits avec la constitution d’une exposition du monde portugais en 1940 où sont recréés des parties de village traditionnel ainsi que des fragments de villes coloniales. Les recherches de l’architecte traditionaliste Raul Lino « A casa portuguesa », vantant les mérites de la simplicité, du respect dans son insertion dans le paysage de la maison portugaise, sont également détournées pour renforcer la doctrine architecturale officielle. En réaction à ce conservatisme, Fernando Tavora rédige « O problema da casa portuguesa », un essai démontrant que la maison portugaise n’obéit pas à un paradigme strict et figé mais constitue une adaptation de la construction à différentes contraintes. En conséquence, cette maison portugaise se traduit par une grande variété de réponses formelles et organisationnelles offertes à un ensemble d’attentes culturelles et pratiques propres. L’étude collective « Arquitectura Popular em Portugal » fait émerger un positionnement marqué selon lequel à toute construction moderne « il doit exister une manière portugaise de faire ». L’architecture n’y est pas affirmée comme dépendante d’un modèle unique, et ne saurait être clivée autour d’un antagonisme tradition contre modernité. Cette manière portugaise de faire montre par ailleurs un début d’un ressenti et d’un mouvement de pensée commun, qui se poursuivra dans une production architecturale homogène. « Je veux bien être conservateur si cela signifie ne pas avoir l’anxiété d’être moderne. » Alvaro Siza
La synthèse de cette harmonie entre ancrage moderne et attachement pour la tradition s’illustre dans le diplôme de F. Tavora : une maison en bord de mer. Au premier abord, cette dernière intègre tous les éléments de la modernité corbuséenne avec pilotis décollant la maison du sol, façade libre et toiture terrasse. Cependant, le projet emprunte également aux apports de la production brésilienne et porte une attention particulière à l’héritage de la construction traditionnelle portugaise : le terrain n’est pas plat mais très en pente, les pilotis sont très en retrait permettant un porte à faux orientant la maison vers la mer, on note l’emploi de mur de soutènement en pierre ou recouverts d’azulejos etc. Même non-réalisé, ce projet contient le credo des productions à venir se rattachant à l’école de Porto : rester moderne tout en veillant à rester intègre au local et à ses particularismes. On y observe une articulation à valeur égale des éléments modernes et des éléments traditionnels, utilisés comme pris dans une boîte à outils pour former une même composition d’ensemble. Les éléments s’effleurent sans effectuer de symbiose. Chaque élément est utilisé en tant que tel, dans une relative autonomie. Les apports traditionnels ne sont plus dépréciés mais mis en valeur dans leur pouvoir évocateur. Ils permettent de compléter l’abstraction blanche de la modernité, de l’ancrer dans un territoire, dans un temps, de lui donner une matérialité. L’architecture s’affirme comme transmission continue d’un contenu culturel. Vieille de plusieurs décennies déjà, l’invention moderne est, elle aussi, déclinée sous plusieurs courants et plusieurs acteurs emblématiques. Leur production est la source d’une culture aussi accessible que les siècles précédents de sédimentation construite, et s’inscrivant dans une continuité logique. La modernité elle-même, à ce titre, est métabolisée comme tradition et comme leg. Outre l’agilité pour manier l’articulation des volumes et des espaces, un autre élément retient l’attention dans la découverte des premiers projets de l’école de Porto : la confrontation des parois blanches avec les murs de granit. Les volumes blancs sont purs et les murs de pierre travaillés comme soubassement et ancrage du bâtiment. Cet emploi trouve un écho particulier dans le Nord du Portugal, où le granit vient marquer les angles des édifices et l’encadrement des fenêtres détonnant avec la sacralité blanche des surfaces de remplissage. L’élément de composition architecturale se double donc d’un ancrage territorial et d’une attache mentale. On peut l’observer dans le projet de logements Sao Victor, réalisé par Alvaro Siza. Les photographies d’époque montrent une barre de logement d’un blanc immaculé posé sur un terrain difforme sur un socle de pierre. Le projet joue très subtilement sur le léger dénivelé, pour offrir à l’occasion d’un décroché le retour courbe de la façade en toiture. Les fenêtres du premier étage volontairement au dessus d’un meneau affirment le système de construction en refends qui structure le site. Le dispositif
Sanctuaire Bom Jesus do Monte, Braga, Portugal - Carlos Amarante - 1784-1811 © AR
atteint un romantisme absolu. La confrontation d’éléments purs (la logique constructive, le rythme de composition, la perfection des surfaces) et d’éléments disparates et rugueux (les surfaces brutes, le non-fini, les géométries aléatoires de l’existant) porte à l’observation globale de l’héritage dans lequel s’ancre le bâtiment, et non de l’objet architectural lu dans sa simple autonomie. Dans le respect de leur usage dans l’architecture traditionnelle, les murs de pierres sont utilisés, par les tenants de l’école de Porto, dans leur intégrité pour définir l’enceinte et le support du projet. Néanmoins le mur est réinterprété à la lumière des apports modernes : il n’est plus percé pour former des fenêtres. Dans les projets de Eduardo Souto de Moura, la pierre permet ainsi d’atteindre une naturalité dans la fabrication du site, comme par exemple dans la Casa em Moledo où les murs de restanques semblent toujours avoir été présents, la construction de palier crée une assise territoriale intégrant la maison au site. Dans les milieux plus urbains, comme pour les maisons à patio, les murs de pierres s’arrêtent sur une porte toute hauteur métallique. Dans tous les cas, le mur est pris comme une entité dont la découpe est impossible, prenant fin seulement contre la topographie, le vide ou une autre matière. Pour autant, de grandes libertés sont prises avec la vérité structurelle des bâtiments et l’utilisation des matériaux. Les matériaux sont utilisés dans leur capacité symbolique. Le musée de Saint-Jacques de Compostelle aurait pu être d’un tout autre revêtement que la pierre, puisque qu’il est structurellement fait de béton, mais celle-ci lui confère une appartenance à la ville, et un écho à la multitude de bâtiments voisins en pierre. De même, la fine poutre métallique ne soutient la grande ouverture que par sa force symbolique. « Comment retrouver la trace, renouer avec le fil interrompu et pourquoi ne vouloir exister qu’à partir des ruptures. » Alvaro Siza L’hétérogénéité de la production architecturale portugaise se fédère donc dans la recherche de l’articulation des espaces et des volumes de projet avec leur contexte. Sa force vient de sa capacité à entretenir une continuité avec l’existant - dans sa morphologie et ses données culturelles - tout en développant une approche non-linéaire de l’espace. L’exploration des édifices se fait à la manière d’un pèlerinage, où la destination n’a de valeurs que par le parcours qui l’y amène. On en devine une inspiration dans le sanctuaire Bom Jesus à Braga. L’église en elle-même, de dimensions banales, n’a guère d’intérêt : c’est le dispositif qui l’assoit qui est intéressant. Son accès se fait à la suite de l’ascension d’une série d’escaliers se croisant, donnant à la base de l’édifice un socle monumental tout en offrant non pas un parcours direct mais une déambulation (de chapelle en chapelle, d’une histoire à l’autre) se terminant par le lieu de culte mais également la découverte de tout le paysage lui faisant face.
La correspondance est frappante avec l’espace développé chez Siza. Cet espace n’est évidemment pas classique, mais il trouve un écho dans les dispositifs pour asseoir l’édifice et chercher à porter vers le lointain. Il a été fait mention d’expressionnisme abstrait pour qualifier les volumétries complexes de Siza. Il est vrai que ses projets affichent des espaces exaltés, s’extériorisant en des volumes disparates. Il faut faire l’archéologie de ses plans pour comprendre l’articulation du noeud spatial se déployant sur l’ensemble du projet. L’invention formelle répond aux pulsations de l’espace intérieur, et enfante couramment des éléments insolites irréguliers contrastant avec les lignes de forces majeures : l’excroissance en biais sous le auvent monumental du musée de Saint-Jacques de Compostelle, les élévations diverses des studios de l’école de Porto, le dessin de ses escaliers. Ces éléments mettent tous en tension le projet par rapport à son contexte et affirment une continuité avec celui-ci. L’édifice s’appréhende par le mouvement, dans l’acte de parcourir des espaces dont les jeux d’articulation constituent le maniérisme de l’école de Porto. La multiplication de leur production a créé un maniérisme, un ensemble formel homogène et cohérent de réponses. Cette identité formelle commune fait école. Elle est renforcée par l’aspect relationnel qui s’est développé à Porto. La continuité demande un impératif de transmission, dont le lieu adéquat est l’école. La taille réduite de celleci (à ses débuts) et sa pédagogie basée sur le dialogue a provoqué une proximité entre les acteurs, enseignants/étudiants/architectes. La hiérarchie variable de leur relation/ collaboration a permis de développer un phénomène de filiation entre les figures de proue. La notion d’héritage au coeur de la lecture de la Tradition effectuée par l’école de Porto, imprègne ici son fonctionnement même et, au-delà des liens humains directs, une capacité à s’ancrer dans le temps et l’espace de la pratique architecturale portugaise contemporaine. AR
L’ I N S P I R AT I O N T R A D I T I O N E L L E Gilles Perraudin
« Quoi que ... » Raymond Devos « Tout à coup je me suis rendu compte qu’il m’était devenu indifférent d’être moderne. » Roland Barthes _ Je ne suis pas traditionnel et encore moins traditionaliste. Quoi que.... Considérons plutôt le cheminement qui nous a conduit à nous inspirer de dispositifs constructifs traditionnels pour répondre à des questionnements contemporains. La fin des trente glorieuses Dans les années 70, contemporaines de ma formation d’architecte, le monde sortait de cette période nommée les trente glorieuses. Développement d’une critique du modèle consumériste, fin des colonies et d’une architecture occidentale dominante dite internationale, qui coïncidaient avec l’émergence chez les architectes d’une redéfinition de leur rôle social et d’une attitude conceptuelle qu’un intérêt renaissant pour des architectures traditionnelles nourrissait. L’ouvrage de l’exposition Architecture sans architecte de Bernard Rudofski, celui d’Hassan Fathy Construire avec le peuple et l’attitude exemplaire d’André Ravereau en Algérie constituèrent les premières bases de ma réflexion architecturale. Le mouvement Team Ten, nourri du structuralisme de Levi-Strauss et des films de Jean Rouch, devait faire un accroc sérieux aux certitudes d’un « homme universel », débarrassé de ses « tares culturelles », fondatrices d’une « esthétique architecturale internationale ». En effet, en 1928, un groupe d’architectes dont Le Corbusier, créa les Congrès Architecturaux d’Architecture Moderne (CIAM). Ils décidèrent de se réunir régulièrement pour échanger autour de leur projets afin de renforcer leur influence. Le 10e congrès eut lieu à Aix-en-Provence en 1953. L’équipe de jeunes architectes qui le composait fondèrent une approche différente de la modernité en interrogeant les architectures traditionnelles. Ils prirent le nom de Team Ten. Leur démarche architecturale se nourrissait des travaux de Levi-Strauss qui, dans l’ouvrage La pensée sauvage montrait qu’il y avait peu de différences entre une pensée sauvage et une pensée civilisée, « moderne ». Et que les architectures traditionnelles « sauvages » reflétaient une pensée complexe et sophistiquée adaptées aux sociétés qui les habitaient. La réapparition d’une dimension culturelle locale dans l’œuvre architecturale, que l’on a appelé le « régionalisme critique » venait en contradiction avec les bases de l’architecture internationale. Où l’homme est perçu comme un être idéal (cf. le travail de Le Corbusier pour réduire l’homme à une série dimensionnelle, fut elle dorée, avec le modulor). C’est à dire un homme abstrait débarassé de ses particularités culturelles, qui l’alourdissent comme une « tare ». Les projets « brutalistes » de l’après-guerre de Le Corbusier sonnaient comme auto critique de cette période « pure et blanche » où même les cathédrales furent idéalement blanchies alors qu’elles étaient originellement abondamment décorées…. Dans une école d’architecture naissante en opposition avec la défunte formation des Beaux-Arts, la place était ouverte aux grands vents nouveaux qui balayaient la terre. La critique du modèle de développement économique s’accompagnait d’une conscience émergente aux problèmes environnementaux que les catastrophes des marées noires (Amoco Cadix, Torrey Canyon...) ou de l’usine de Seveso rendirent manifeste. La crise pétrolière de 1973 qui attesta de la raréfaction des ressources naturelles acheva d’éveiller nos consciences. Architecture vernaculaire contemporaine Mes origines rurales me facilitèrent l’étude et la compréhension des architectures
vernaculaires. L’expérience Saharienne avec André Ravereau me mit sur la piste d’une attitude architecturale qui dut chercher ailleurs que dans les modèles dominants de l’architecture internationale une réponse aux interrogations contemporaines. En 1979, la proposition lauréate pour un appel d’offre européen sur une « architecture solaire passive » (l’ancêtre du HQE et du développement durable) me propulsa médiatiquement. La publication par Patrice Goulet de ce projet comme une « architecture vernaculaire d’avant-garde » in Architecture CREE thématisa toute ma production architecturale. Cette inspiration vernaculaire1 (ou traditionnelle), se base sur des dispositifs autant topologiques que technologiques - systématisation de l’emploi des espaces tampons, déclinaison de matériaux en vertu de leur rôle thermique, nomadisme dans la maison, etc…- sont issus de l’analyse des architectures traditionnelles. La pièce commune de vie des anciennes fermes, qui est le lieu de refuge dans les conditions climatiques les plus difficiles, est entourée d’espaces de stockage (cellier, bûcher, remise) non chauffés qui protègent et isolent thermiquement le foyer. Ces espaces tampons instaurent un climat intermédiaire entre l’extérieur et l’intérieur. Les lits clos et autres alcôves prolongent ce dispositif en introduisant une enveloppe supplémentaire, telle une maison dans la maison. Les galeries protégées, les pergolas et leur végétation jouent le même rôle sur les façades exposées au soleil : elles produisent un microclimat intermédiaire entre l’espace intérieur et la température extérieure. À chaque espace bâti correspond une solution constructive et un matériau. Forte inertie à l’intérieur et faible inertie à l’extérieur. Pierre et terre pour le noyau intérieur, bois et végétal pour les espaces qui l’enveloppent. Tous nos projets s’inspirent de ces dispositifs. Les maisons en pisé de l’Isle d’Abeau, l’école d’architecture de Lyon au soubassement en blocs de béton montés en arcs comme de la pierre, la cité scolaire internationale de Lyon, avec une double façade et une toiture enveloppe couverte de terre formant double toiture au-dessus des espaces collectifs, l’Akademie Mont-Cenis à Herne en Allemagne construite en bois où les espaces tampons se fédèrent en un ensemble unique, véritable micro-climat enveloppant les lieux d’usage. Puis, le collège de Vauvert, conçu sur les mêmes principes microclimatiques déclinés pour le sud de l’Europe, où le matériau pierre apparaît pour la première fois à grande échelle. Critique de l’industrialisation Si mes premiers projets firent la part belle aux technologies high tech pour réaliser des apports énergétiques gratuits et renouvelables (le projet de l’Akademie Mont-Cenis utilise plus de deux hectares de cellules photovoltaïques... !), j’ai pris conscience que l’énergie dépensée pour produire ces systèmes sophistiqués devenait plus importante que les économies qu’elles étaient supposées faire ! Et leur difficile, voire impossible, recyclage promettait des pollutions inacceptables. Ainsi, lentement mais sûrement, à la lumière d’études fondamentales2 nous avons cherché à renforcer nos convictions en réexaminant d’un nouvel œil les solutions que nos aïeux avaient inventées pour répondre à l’indispensable besoin de confort. Si nous devons aujourd’hui trouver des solutions architecturales pour réaliser des économies d’énergie et de matières premières, quel meilleur exemple que celui des anciens qui ont su construire des habitations confortables avant l’ère industrielle et sans ressources énergétiques abondantes ? Dans les années 70, Ivan Illich dénonçait l’illusion de l’efficacité du déplacement automobile - il démontra que la vitesse moyenne réelle d’une automobile était de
ASPE-Cornebarrieu © Damiens Aspe
6 km/h ! Nous sommes aujourd’hui en train de découvrir que nos constructions technologiquement suréquipées consomment globalement autant que nos vieilles maisons traditionnelles ! Et comme pour l’automobile illitchienne, nos constructions (BBC, HQE, RT 2012, PASSIV´HAUS... etc) détruisent notre environnement aussi sûrement qu’elles prétendent le sauver. Mais ce constat dramatique n’est pas étonnant. L’industrialisation de la production n’a jamais été inventée pour procurer une vie meilleure. Elle n’a d’objectif que sa propre rentabilité. Qu’importe l’objet de sa production, seul le rendement compte. Et il devient intéressant de relire l’histoire de l’architecture des deux derniers siècles (ceux de l’industrialisation) à la lumière de ce constat. Le début du XXème siècle a vu se livrer un combat architectural que nos livres d’histoire ont oublié. D’un côté, les partisans d’une architecture empruntant ses concepts à l’industrie, la « machine à habiter » et son esthétique de la pureté et de l’abstraction vidée de sa dimension culturelle. De l’autre, les partisans d’une production artisanale replaçant l’homme au centre de leur préoccupation. Leur travail s’inspirait des traditions, du régionalisme. Les premiers sont vantés comme les gagnants : le Corbusier, Gropius, Mies van der Rohe et les autres. Leur architecture devint internationale en rendant prétendument les hommes égaux. Les autres ont momentanément perdu : ils s’appelaient Heinrich Tessenow en Allemagne, Albert Laprade en France. Une récupération politicienne de leur thématique dans des régimes barbares condamna leurs positions. Mais regardons avec clairvoyance la situation. Le développement industriel exige une expansion permanente. L’idéologie légitime cette expansion. Quoi de plus convaincant que l’idée de cet homme universel aux besoins identiques quelles que soient les sociétés et les cultures ? Ainsi les Inuits comme les Pygmées purent se laver dans les mêmes bidets (cher à Marcel Duchamp) qu’une production industrielle standardisée leur procurait. Les architectes du Bauhaus et autres barbaries architecturales furent les idéologues (inconscients ?) du développement industriel. Et c’est ce même développement que nous dénonçons aujourd’hui comme responsable de la destruction de la planète. Il devient urgent de poser la question d’un certain enseignement de l’histoire du XXème siècle et d’une « élite moderniste » qui, en légitimant l’industrialisation, sont devenus responsables des problèmes environnementaux actuels. Idéologie de l’architecture moderne Selon le philosophe Luc Ferry, le mythe de la modernité et des avant-gardes (terme inventé par Sainte-Beuve à la naissance de la révolution industrielle) est nécessaire à la survie du système capitaliste qui doit en permanence renouveler sa production pour remplacer la précédente. Et ainsi de suite. On a inventé la mode. Et nos avant-gardes architecturales, grâce à leur talent, sont utilisées pour accélérer l’obsolescence des formes précédentes. J’ai le souvenir d’un confrère ami scandalisé par la présentation d’un « avant-gardiste » de l’architecture qui, après avoir emporté un prestigieux projet, déclarait qu’il n’y avait plus qu’à trouver l’ingénieur et l’entreprise qui pourraient le réaliser ! Ces « avantgardes » architecturales sont le pain béni de la production industrielle. Leur talent d’invention sert de moteur au renouveau pour mieux disqualifier les formes anciennes. J’ai souvent constaté l’intérêt de l’industrie pour les projets innovants. Et il n’est pas rare de voir derrière ces formes nouvelles une filière industrielle se développer. Ici les
nouveaux bétons, là l’acier ou plus loin le verre… Avons-nous besoin d’inventions formelles si ce qui existe donne satisfaction ? Où est l’intérêt de l’homme dans un renouveau strictement justifié par une nécessité mercantile ? La tradition comme pensée révolutionnaire Depuis quelques années, nous utilisons des matériaux naturels dans des processus de mise en œuvre qui s’inspirent de la tradition. En utilisant la pierre avec la rigueur que ses caractéristiques imposent, j’ai été conduit à reconsidérer « l’écriture architecturale » qu’elle engendre. Les contraintes de la construction traditionnelle en pierre me libérent de l’invention de la forme3. La pierre m’impose une contrainte libératrice. L’imaginaire se développe à l’intérieur d’un cadre, c’est-à-dire d’une forme qui ne s’impose pas. Quand il se contraint lui-même, le créateur ne s’impose pas dans l’usage, l’usager se sent plus libre à l’intérieur. La contrainte, c’est une manière de redonner une liberté à l’usager. Voilà ce que m’a appris la pierre. La pierre nous ramène au vrai sens du travail architectural qui est celui du rythme, de la proportion, de lumière et de la matière. C’est une contrainte libératoire. Or, les produits industriels nous disent tout le contraire : « Vous, architectes, dessinez. Nous, industriels, nous ferons le reste ». Cette liberté est le pire des pièges. Nous pouvons en toute quiétude refaire ce qui a toujours été, comme le disait Louis I. Kahn : « Ce qui fut a toujours été, ce qui est a toujours été et ce qui sera a toujours été ». Ainsi, mes récents projets (logements à Cornebarrieu, musée du vin en Corse) ont parfois été qualifiés « d’architecture des années 50 » voire à la « limite de l’imagerie »4. Quel beau compliment que d’être rattaché à une écriture architecturale qui échappe à l’industrialisation destructrice de nos ressources ! Ainsi, en nous inspirant de ce que nos ancêtres ont légué, leurs savoir-faire, leur intelligence, la tradition apparaît comme un moyen de lutte contre les outrances d’un productivisme matérialiste.5 En s’opposant aux forces productivistes, la tradition devient alors un mode de pensée révolutionnaire qui rappelle au maître de l’oeuvre les fondamentaux de l’architecture. Si notre engagement reçoit chaque jour un écho plus favorable, nos victoires minuscules ne nous font pas pour autant crier victoire. L’hydre aux sept têtes de la « croissance » renaît en permanence malgré nos coups. J’ai découvert avec Camus (et la mythologie grecque) qu’il me faudrait en permanence « rouler ma pierre », jouir des quelques instants de victoire, puis courageusement remonter avec enthousiasme sous les coups pervers des lobbies industriels... C’est ainsi que l’ambitieux projet en pierre du collège de Vauvert fut remplacé par un vulgaire temple de la modernité bétonneuse6. Ce qui ne peut que renforcer notre critique des idéologues de la modernité au service du productivisme industriel. GP, mars 2013 Notes : 1. Du latin vernaculum, « indigène », désigne originellement tout ce qui est élevé, fabriqué, cultivé, dans le domaine pour un usage interne, hors de l’économie marchande, par opposition à ce que l’on se procure par l’échange 2. Cf. études faites par la revue Maisons paysannes de France et les articles de la revue d’A sur la rénovation thermique des bâtiments anciens. 3. Cf .thèse de l’oulipo 4. François Chaslin in l’Atlas de l’architecture européenne. 5. Et si je n’utilise pas le mot « production capitaliste », c’est que ce productivisme matérialiste est aussi à l’œuvre dans les sociétés socialistes. 6. Merci à JF Pousse qui témoigna courageusement contre cette victoire de l’obscurantisme moderniste.
La notion d’architecture rurale véhicule l’idée de tradition. Les ensembles vernaculaires, issus de coutumes anciennes, sont souvent considérés en premier lieu comme le produit de contingences, à la fois géographiques, économiques, matérielles et humaines. L’évolution empirique du cadre bâti traditionnel, constitué d’objets auto-référencés réalisés sans concepteur, est mise en avant. Par delà la continuité historique et la transmission des savoirs, l’architecture vernaculaire serait issue de la terre. En 1942, alors que le monde rural est à la veille d’importants bouleversements, Le Corbusier, dans la revue Technique et Architecture, n’a-t-il pas comparé la maison rurale traditionnelle à une fleur qui sortirait du sol ? Aujourd’hui, alors que l’on constate l’impasse dans laquelle le système de production agricole industriel est arrivé, les territoires ruraux reviennent au cœur des préoccupations. Dans le milieu de la recherche et de la pratique architecturale, le bâti rural fait l’objet de nombreux colloques et de publications1. Cette reconquête contemporaine de l’espace rural nous invite à revenir sur un moment particulier de l’histoire du XIXème siècle pendant lequel la modernisation des villes a infiltré les campagnes. En outre, l’opposition qui semble établie, entre d’un côté, l’échelle vernaculaire et familiale du bâti rural ancien, et de l’autre, la dimension globalisante des constructions spécialisées, induite par les exploitations plus intensives, mérite d’être réévaluée à l’aune des enjeux que suscite l’agriculture au XIXème siècle. En effet, une part du bâti rural ne bénéficiet-elle pas alors des débats culturels et intellectuels qui impliquent les élites urbaines ? Certains architectes de renom s’investissent d’ailleurs dans l’étude de programmes agricoles. En 1845, Henri Labrouste achève la conception de la colonie agricole du Mesnil-Saint-Firmin qui sera inaugurée en 1848. Les évolutions impulsées à l’échelle nationale et les exigences locales de l’agriculture ne se croisent-elles pas pour former des ensembles architecturaux, à la fois emprunts d’une culture savante et ancrés dans la tradition ? C’est ce que je vais tenter d’illustrer à travers l’exemple de la ferme de La Berthelais.
LA FERME DE LA BERTHELAIS Forme savante d’architecture traditionnelle
Le lieu-dit, situé à 20 km à l’ouest de la capitale bretonne, est isolé dans le bassin rennais, au sein des cultures dédiées principalement à l’élevage des vaches laitières2. La Berthelais est installée à une centaine de mètres de la route qui conduit à Châteaugiron. Dans ce paysage au relief très doux, les arbres de talus, émondés3 selon la tradition, laissent les vents dominants s’engouffrer dans les hameaux. Pour protéger les corps de fermes et le logis des vents d’ouest, les propriétaires ont fait planter trois rangées de feuillus de hautes tiges en quinconce. Depuis la route, La Berthelais s’apparente aux grandes fermes compactes que l’on retrouve ponctuellement dans les environs, souvent ramassées autour d’une cour. L’aspect extérieur de l’ensemble agricole s’apparente au contexte environnant : le logis est construit en pierre de schiste pourpre et les bâtiments d’exploitation en terre montée sur solins de schiste. Les bâtiments agricoles semblent s’effacer dans le paysage : la teinte ocre-beige des murs se confondant parfois avec celles des terres cultivées. Lorsque l’on approche de la propriété, l’homogénéité de l’organisation générale des corps de bâti laisse penser qu’il s’agit d’un projet pensé dans sa globalité. L’exploitation agricole de la Berthelais4, construite entre 1882 et 18835, appartient à une famille éclairée de notables rennais impliquée dans l’élan de modernisation du monde agricole du Pays de Rennes. Octave et Julien Métayer, grands propriétaires terriens, organisent leur domaine avec deux fermes modèles6 et des fermes secondaires qui rayonnent sur la commune de Noyal-sur-Vilaine. La Berthelais et Gosne, les deux métairies principales, répondent aux préceptes fonctionnels et hygiénistes mentionnés dans les traités d’architecture rurale. Les propriétaires ayant accès à l’imprimé, notamment par le biais des sociétés savantes locales, ils conçoivent leurs fermes dans l’idée de diffuser les nouvelles méthodes agronomiques et de rendre le progrès accessible aux paysans des alentours. Le type de certains corps de bâti témoigne d’ailleurs de références prises dans les revues de l’époque. Ainsi, la grange-porcherieétable, flanquée de trois bâtiments pignons qui font transition avec la cour, s’inspire d’un modèle publié dans le Journal d’Agriculture Pratique et de Jardinage7 en 1862. Certains signes font comprendre qu’il s’agit d’un projet conçu comme un ensemble unitaire faisant appel à des références culturelles variées et dont l’échelle dépasse la taille des fermes importantes de la commune. L’ampleur des bâtiments d’exploitation est remarquable, la grange située à l’ouest mesure 13 m de côté et 34 m de longueur, la grange-étable-porcherie située à l’est mesure quant à elle 22 m de côté et 28 m de longueur. Les ouvertures monumentales surmontées d’arcs
en briques en plein-cintre dénotent avec le contexte local et font directement références au modèle à l’italienne qui a influencé les premières fermes dites ornées. Le plan général, en forme de U, se réfère aux recommandations indiquées dans les traités d’architecture rurale8 : le logis, orienté au sud, et les bâtiments d’exploitation sont dissociés, formant ainsi une cour. Cependant, la géométrie de l’ensemble s’affranchit de l’ordonnancement strictement régulier et quadrangulaire des exemples diffusés à l’époque. La forme en sifflet de la cour permet tout à la fois de s’adapter aux contraintes liées à l’usage et à la topographie et de mettre en scène le logis en accélérant la perspective. Faisant écho à des modèles savants, la tradition « rurale » n’aurait-elle pas outrepassé le souci de répondre rationnellement à des contingences pratiques pour rejoindre ici certaines références italiennes ? La Berthelais témoigne de la circulation des savoirs de l’époque, à la fois populaires et savants. Les corps de fermes sont bâtis en grande partie par des artisans locaux, ceux-là même qui construisent la maison du « petit paysan ». Au même moment, ces artisans fréquentent les comices agricoles, ces fêtes populaires à l’occasion desquelles une frange éclairée de la société rurale publicise les vertus du progrès. Les constructeurs locaux emploient dans les fermes modèles les techniques anciennes déjà éprouvées, en retour ils introduisent de façon ponctuelle certaines innovations dans l’architecture courante. Dans cet horizon, certains entrepreneurs avertis semblent avoir conscience que la greffe de la société moderne ne prendra durablement qu’en articulant le bon sens paysan et les nouvelles techniques qui émergent dans les villes. La dialectique que l’on perçoit, entre pratiques locales et procédés industriels, s’exprime à La Berthelais dans la relation entre l’enveloppe et l’ossature. Les parois extérieures des bâtiments sont issues de la tradition locale. La terre employée, considérée comme le matériau du pauvre, est issue du sol de la ferme. La mare formée par son prélèvement est encore présente à proximité de la grange-étable-porcherie. Placée sur le chemin du retour des bêtes à l’étable, elle participe à la composition de l’ensemble et constitue une accroche au paysage du bassin rennais. Les murs sont constitués de solins de schiste pourpre et de la terre levée selon la technique de la bauge. Contrairement à la technique du pisé qui est employée dans le sud de la France, la bauge ne nécessite pas de coffrage. Sa mise en œuvre est simple et économique, le plus souvent effectuée par les paysans eux-mêmes. La massivité des murs en terre offre l’inertie structurelle qui permet de recevoir des charpentes modernes de grandes portées. Au revers des murs pignons, des contreforts intérieurs monumentaux en terre d’une largeur d’environ 80 cm, élevés des fondations au faîtage, participent au contreventement longitudinal tout en clarifiant la partition fonctionnelle du plan. Enfin, le pragmatisme avec lequel l’entrepreneur place les soubassements en schiste et les pierres d’angle en granit aux endroits essentiels pour protéger les bâtiments des engins traduit une forme d’intelligence qui cherche à lier la composition aux exigences pratiques et économiques9. Dans la recherche d’innovations constructives, l’art de bâtir les charpentes a souvent fait l’objet d’un terrain d’étude privilégié. À La Berthelais les charpentes mises en œuvre ont permis de concevoir des bâtiments sortants des gabarits traditionnels offerts par les possibilités des fermes classiques en bois sans point intermédiaire. Contrairement à des exploitations plus modestes où un modèle de charpentes est répété indifféremment selon les bâtiments, à la Berthelais, chaque système de couvrement est conçu au mieux de l’usage, en relation avec les volumes exprimés10. La grange est couverte d’une charpente mixte Polonceau et Baudrit11 qui offre un espace libre de 13 m de largeur. Le principe de charpente du genre Polonceau a pu être repéré dans les revues de l’époque et dans des bâtiments de grandes portées, comme la gare de Rennes ou la Gare de l’Ouest à Paris12. Les fermes sous-tendues du modèle Fink13 qui couvrent les bâtiments pignons de la grange-étable-porcherie font une transition constructive qui fabrique la liaison entre des corps de bâti d’échelles très différentes. La charpente à entrait retroussé et tirant en fer rond de la grange monumentale offre un volume de stockage pour les fourrages de 16 m de largeur par 5,80 m de hauteur. Cette portée est à comparer avec celle des granges des alentours, qui excédait rarement 8 m. Outre l’exception des portées atteintes et l’ingénieuse combinaison des différents ouvrages de charpente, la modernité de la ferme de La Berthelais se révèle dans l’interprétation des procédés constructifs issus de l’industrie au regard des ressources locales disponibles. Octave et Julien Métayer, conscients de l’évolution de l’industrie
du fer, gèrent un domaine d’environ 250 hectares qui génère une économie agricole conséquente mais aussi une production remarquable de bois d’œuvre. Face aux difficultés liées au coût et au transport des ouvrages industriels, par ailleurs soucieux d’employer les ressources issues de l’économie de l’exploitation, l’entrepreneur vise un certain pragmatisme en optant pour une ferme mixte Polonceau et Baudrit. Contrairement à la ferme du genre Polonceau, les arbalétriers sont en bois ainsi que les bielles sous tendues par les tirants métalliques. Les aiguilles pendantes et les tirants, assemblés par lanternes de serrage, sont quasiment les seuls éléments issus de l’industrie, facilement transportables et économiques. La performance et la légèreté des charpentes, obtenues par le croisement de matériaux locaux et des techniques de l’ingénieur, montre l’intelligence des propriétaires et de l’entrepreneur à mêler ces savoir-faire. En écho au maître mot partagé par la plupart des auteurs des traités de constructions rurales14 sur la nécessité de réduire les pièces de charpentes, les Métayer visent l’économie dans ce domaine. L’aspect aérien des structures de charpente et la faible dimension des sections de bois démontrent une économie dans la matière mise en œuvre. La finesse des pannes soustendues des bâtiments pignons est remarquable. Pour 8 m de longueur elles mesurent 16 cm de hauteur. La relation entre la légèreté des structures et les portées atteintes, au service de l’usage, confère aux espaces beaucoup d’élégance. Comme évoqué plus haut, l’environnement bâti traditionnel est souvent considéré dans sa dimension rudimentaire. Dans cette perspective, la cabane primitive du bon sauvage est souvent convoquée pour illustrer une forme de simplicité. En ce sens, la maison du paysan bâtisseur, « naïve », est mise en opposition avec celle du concepteur urbain, « rationnelle » voire « sophistiquée ». À forcer le trait de la sorte, n’éloigneraiton pas le bâti rural traditionnel de tout processus de conception et du domaine de l’Art de bâtir ? Le pragmatisme avec lequel on désigne parfois péjorativement le bâti rural semble ici dépassé. À une époque où l’agriculture est une activité majeure pour le pays, le bon sens paysan qui permet d’intégrer des nouvelles techniques de construction aux habitudes s’affirme en définitive comme un signe d’intelligence. Alors que des propriétaires de fermes modèles situées non loin de là font le choix de la démesure en faisant construire des exploitations de type industriel, Octave et Julien Métayer proposent d’innover tout en prenant en compte les qualités et les ressources du lieu. Ils tirent le meilleur de la tradition et explorent les possibilités qu’offrent les nouvelles techniques. Dès la conception du projet, deux échelles de production se croisent, mêlant ainsi l’économie locale du Pays de Rennes et les exigences des politiques nationales qui encouragent la modernisation des grandes exploitations. Cet exemple, que l’on retrouve avec des variantes sur le territoire rural, montre que le brassage culturel et l’émulation intellectuelle qui ont animé les propriétaires et les entrepreneurs de l’époque ont permis de conjuguer des habitudes vernaculaires, des références « classiques » et la culture de l’ingénieur. À La Berthelais, les savoir-faire issus de l’artisanat dialoguent avec les techniques de l’industrie pour fabriquer un ensemble hybride et savamment unitaire.GH Notes : 1. Nous pouvons citer en exemples le colloque L’art de bâtir aux champs, organisé en deux volets par l’INHA en 2010 et 2012, et le n°211 de la revue D’A paru en 2012 dont le cahier central, coordonné par Soline Nivet, avait pour titre : L’architecture à la campagne: jukspace ou terroir ? 2. Le propriétaire actuel exploitait les corps de ferme dans leur fonction d’origine jusque dans les années 2000. 3. L’émondage est une technique de taille qui consiste à supprimer les branches latérales et parfois la cime des arbres. 4. L’exploitation de La Berthelais a été repérée par Véronique BARDEL à l’occasion d’un travail universitaire : Les fermes-modèles en haute-Bretagne au XIXè s. Préliminaires à un inventaire, Mémoire de D.E.A., Université de Rennes 2, Directeur : ANDRIEUX M. J.-Y., 2001. Par ailleurs, le service régional de l’inventaire de Bretagne a recensé l’exploitation en 2004. 5. Documents d’archives : A.D. Ille-et-Vilaine : 3P 1845, case 276., A.D. Ille-et-Vilaine : 3P 1847, case 315, case 316. 6. Notion qui désigne des ensembles agricoles d’avant garde qui se sont répandus sur le territoire tout au long du XIXe siècle. Présents sous la forme de fermes-écoles, de fermes de domaines châtelains, ou de fermes industrielles notamment, ces exploitations, inspirées des modèles rationnels publiés dans les traités, contribuent à diffuser le progrès dans les campagnes. 7. Journal d’agriculture pratique, de jardinage et d’économie domestique, Nouvelle période, 26ème année, Tome I, 1862, p. 577585. 8. BOUCHARD-HUZARD L., Traité des constructions rurales, [1ère édition], veuve Bouchard-Huzard, Paris, 1858-1860 (3 parties en 2 vol., XVI – 888 p ., 150 pl., 40p. de tables), ouvrage paru en trois livraisons. 9. Dans un article intitulé La pyramide des architectes suivi d’un éloge de l’architecte de campagne, paru en 1959 dans le second tome de l’ouvrage Les architectes, édité par la Société des architectes diplômés par le gouvernement, Albert Laprade encense les architectes de campagne pour le soin, l’engagement et la modestie avec lesquels ils exercent leur métier. 10. En référence à la légèreté des charpentes de La Berthelais, il convient d’indiquer que les propriétaires ont pu observer à Rennes les ouvrages métalliques mis en œuvre dans des bâtiments conçus par l’architecte Henri Labrouste, notamment au Nouveau grand séminaire, construit entre 1854 et 1875. 11. CORDEAU A. L., Charpente en fer et serrurerie : Guide des constructeurs, Émile Lévy, Paris, 1900, p. 247. 12. Les deux allégories qui encadrent l’horloge de la Gare de l’Ouest, actuelle gare Montparnasse, représentaient l’Agriculture et l’Industrie. 13. LEMOINE B., L’architecture du fer, France : XIXe siècle, Champ Vallon, Mâcon, 1986, p. 67. 14. PERTHUIS DE LAILLEVAULT L., Traité d’architecture rurale, Déterville, Paris, 1810, p. 27.
T R A D I T I O N E T FA R D E A U D E S V I VA N T S Une construction des humains contre les humains ?
Évoquer la tradition, cela pourrait être former devant ses yeux l’image d’une carte postale un peu jaunie par les ans, qui reflète une petite place de village, un paysage vallonné, ou un tramway bondé dans une grande ville du début du siècle dernier. Car ce que l’on en retient, c’est souvent un sillon, une empreinte laissée par nos prédécesseurs et qui perdure au travers du temps. Ce flambeau, cet héritage, dont la transmission devient un horizon indépassable, n’échappe pas non plus à la cruelle épreuve de l’évolution du réel, ou de nos perceptions. On pourra tour à tour invoquer le modèle ou la trace que nos ainés ont creusée pour nous, sans qu’un doute plein et entier ne puisse se dérober à notre imagination : pourquoi devrait-on marcher dans un sillage laissé tantôt par une herse mystérieuse, tantôt par la course d’un navire qui échappe depuis longtemps à notre regard ? Et d’ailleurs, si le chemin tracé est le précieux héritage du passé, n’oublions pas que ce qui en est la cause (la herse, la poupe du navire) se trouve toujours droit devant nous, alors que notre horizon d’humains sur terre ne devrait être qu’une longue et éclatante page blanche ! C’est la magnifique et terrible question que se posent tous les habitants d’Orsenna, le pays imaginé ou non, que Julien Gracq soumet à notre considération dans son superbe Rivage des Syrtes. Une nation alanguie qui ne sait ni pourquoi elle en est là, ni comment sortir de l’ensablement. Un pays qui s’est peu à peu vidé de son sang, et sur lequel nous reviendrons dans un moment. La tradition, c’est surtout la perception que l’on en a. Elle varie en fonction des époques, des sociétés, des lieux, et même des tempéraments de chacun d’entre nous. Que peut-on qualifier de « traditionnel » ? Un plat, des habits, des rites, une musique, une société. Estce à dire que ce qui l’est (traditionnel), est par la même occasion primitif ou originel ? En un sens oui, car on se réfère ici au foyer, au berceau, à l’endroit d’où l’on vient. A présent, quelles épithètes peut-on marier au nom commun : « tradition » ? On parle d’une tradition littéraire, d’une tradition culinaire, d’une (longue et honorable) tradition démocratique…, et tout devient beaucoup plus noble, recouvert d’une insénescente couche de vernis, aussi immortelle que nos académiciens. Alors que le plat, la jupe, la peinture, les valeurs ou la maison traditionnelle, cela fait tout de suite plus folklorique, dégrossi, presque recouvert de terre, si l’on force un peu le trait. Une notion dont le substantif est plus noble que l’adjectif appelle à des réserves : polies, mais des réserves quand même. On est donc en plein dans ce qui dure, ce qui perdure et résiste au vieillissement de notre planète, de ses créatures et de ses habitants. Mais ce qui s’offre à notre considération déférente et émue, c’est aussi l’accumulation, la stratification, la cristallisation lente mais inexorable de préceptes qui font plus ou moins autorité. La tradition bouge donc elle aussi, ne serait-ce que par l’ajout de ses couches successives, les unes recouvrant les autres. Mais alors, est-ce que les strates inférieures disparaissent sous terre ? Epineux problème, que nos âmes recroquevillées sous le spectre de « ce que l’on ne doit pas toucher » ne sauraient trancher sans risque. Si la tradition est ce qui se conserve sans encombre à travers les âges comme l’enveloppe inamovible des choses, elle est aussi une idée fugace à l’échelle de l’humanité. Si la tradition est le lieu des atavismes les
plus sacrés, ses propres variations sont aussi la preuve que rien ne sera jamais éternel, et qu’elle n’a peut-être pas le poids qu’on voudrait lui donner. « Tout ce qui est solide se dissout dans l’air » écrivaient Engels et Marx en 1848. On le voit, la tradition est parfois ce qui sert à figer les situations, à les maintenir en l’état tout en s’économisant des justifications fatigantes. Aujourd’hui même, elle est un recours pour les idées qui peinent à faire leur démonstration. En Russie, M. Poutine invoque souvent la tradition de la « Russie Éternelle » pour asseoir toujours plus son autorité sur un pays dont la lignée des Romanov n’est plus qu’un souvenir évanescent. En Hongrie, M. Orban se cramponne à l’héritage plus ou moins fantasmé de la « Grande Hongrie » pour justifier des atteintes venimeuses à la démocratie. Beaucoup de Hongrois, ne s’y trompent d’ailleurs pas, manifestaient à Budapest le 17 mars dernier. Ailleurs, le deuxième amendement de la Constitution Américaine justifie aussi le droit irréductible de posséder une arme à feu, héritage d’une tradition qui remonte à 1791, date de l’entrée en vigueur du dit amendement. Doit-on évoquer encore les traditions religieuses, qui affirment sans scrupules nombre de principes émoussés par les véritables aspirations des humains ? La tradition – et surtout ceux qui s’en réclament – appelle donc à la méfiance, comme l’explique l’historien Eric J. Hobsbawm (qui nous a quitté il y a peu) dans « L’invention de la tradition » : celle-ci est trop souvent une construction artificielle, destinée à donner de la légitimité à ce qui n’en a pas assez, et qui n’aura donc pas à être justifié. Lorsque Pierre de Coubertin parvenait à réhabiliter les Jeux Olympiques modernes, il imposa - avec l’assentiment de la haute société de l’époque qui composait le Comité Olympique - la règle de l’amateurisme des athlètes, au nom de la beauté du geste et de la fidélité à la tradition antique. Il oubliait (ou pas) que les sportifs grecs touchaient eux aussi des récompenses qui feraient pâlir le plus auréolé des footballeurs actuels. Le professionnalisme fut rétabli dans les faits en 1992, permettant ainsi aux athlètes d’extraction sociale modeste de concourir aux côté de ceux qui n’avait pas besoin d’un métier pour gagner leur vie. Si l’on invoque la tradition, ce n’est que rarement au nom de sa vertu incompressible. Les appels émus aux héritages sacrés ne sont souvent que la partie audible de contingences légèrement plus prosaïques. D’où donc la tradition tire-t-elle sa puissance coercitive et sa capacité à infléchir nos actions ? Sans doute de tout ce que nous avons voulu y attacher. De notre manque d’assurance devant l’avenir, et du besoin compréhensible de s’appuyer sur ce qui nous préexiste et sur ce qui ne risque pas de s’écrouler sans avertir avant. Dans ces conditions, la tradition peut aussi apparaître comme une clé de la résistance à l’évanouissement des choses, ou à la douleur insupportable de l’éphémère. En la nourrissant, nous voulons croire qu’elle est ce qui restera de nous, après nous. Nous en faisons la raison pour laquelle notre passage sur terre ne sera pas vain. Ce n’est pas rien, convenons-en avec
© Valentina Costa
résolution. Avec l’idée de l’éternel retour, sans doute la plus prégnante de son œuvre mais aussi la plus voilée, Nietzche présume que nos actions, comme le moindre de nos soupirs, se reproduiront éternellement et sans obstacle. Que cette hypothèse, qui nous impose d’aimer la vie telle qu’elle se présente, soit tangible ou non, cela importe peu. Ce qui compte c’est qu’il reste quelque chose de notre séjour sur terre après notre départ. Du reste, certaines traditions sont loin d’être à jeter ou à salir, convenons-en encore une fois avec entrain. Personne n’est en mesure de critiquer aucune tradition démocratique, censée assurer juste représentation du peuple, libertés individuelles et droit au bonheur (ou à sa quête). Parfois, les lignes se brouillent entre ce qui relève de la tradition ou des grands pas en avant vers le futur. Dans les démocraties occidentales, on assiste depuis une trentaine d’années à l’infléchissement progressif de la conception de l’Etat telle qu’elle était en vigueur depuis l’après-guerre. Ainsi, l’interventionnisme étatique et son coût matériel furent-ils progressivement questionnés à partir des années 1980. Ce que l’on présente souvent comme des étapes naturelles vers la modernité sont dans le même temps un retour à une conception d’un Etat beaucoup moins proéminent, tel qu’on l’envisageait dans une période plus éloignée. De plus, il nous faut bien constater à quel point l’on est aujourd’hui soumis à toujours plus d’injonctions à regarder vers le futur et vers la modernité. On nous conjure parfois de tourner le dos à tout ce qui, étant entaché d’une apparence « traditionnelle », devient l’expression de reflexes désuets et recouverts de poussière. En Roumanie, on interdit un mode de transport traditionnel et économique : la carriole tirée par des chevaux (interdiction d’ailleurs à l’origine de l’effondrement du cours de la viande de cheval…). Dans le même temps, les expressions authentiques, naturelles, voire originelles prennent les atours d’une valeur précieuse, à sauver des affres du monde moderne, comme un orgue de barbarie, un spectacle de puces savantes, ou une corrida. Il est très intéressant de constater que la tauromachie est une exception tolérée au délit de cruauté envers les animaux, en vertu de la « tradition locale ininterrompue ». On se sent mieux, et moins coupables, quand on comprend que le sexisme des sociétés n’est lui aussi qu’une « tradition ininterrompue ». Dans ces conditions, nous serions bien en peine de condamner d’emblée une notion qui peut tout autant être une lumière dans la nuit de nos existences, que le cierge sans âge sur lequel ruisselle la cire, par lentes et interminables coulées. Dans Le Rivage des Syrtes donc, la bougie éclaire encore le monde des vivants, mais d’une flamme vacillante. Le royaume d’Orsenna, ancienne puissance économique et militaire, se repose sur sa gloire passée. Le conflit qui l’opposa trois siècles auparavant avec son voisin immédiat n’est pas terminé, dans la seule mesure où aucun armistice n’a jamais été signé. Diplomatie de guerre, paix durable dans les faits. Dans les villes du
royaume inventé par Gracq, on a longtemps vécu sous les dorures de la prospérité, avant de se laisser peu à peu recouvrir par le sable, et par les mirages d’un éclat qui ne faisait que pâlir. Au nom de la primauté de l’état des choses et d’on ne sait quel sentiment de douce tiédeur, on a oublié depuis longtemps de se questionner, de chercher à insuffler des élans de vitalité ou de renouveau. L’ancien professeur d’histoire-géographie ne nous dit jamais où il situe les nonépisodes de son histoire. Tous les noms sont italiens, dans un écho assumé au Désert des Tartares de Buzzati. Lui aussi évoque l’attente insupportable d’un homme aux confins septentrionaux d’un Etat inexistant. Mais chez Gracq, l’attente est celle d’une nation, et son théâtre se trouve au Sud. Il y aurait beaucoup d’efforts à faire pour ne pas déceler la Méditerranée dans les eaux qui bordent Orsenna et assistent à son déclin. On aurait peine à ne pas apercevoir cette chère mare nostrum au fond de ces courants marins. D’autant plus quand le rival de toujours n’est autre que le Farghestan, au suffixe trop grossièrement oriental. Notre mer, qui nous unit et nous sépare, qui borde les rives de l’Europe et de l’Afrique avec la même assiduité. Ses eaux lient sans remède tous les Méditerranéens à leur insigne responsabilité : se savoir héritiers du monde antique, et de son foisonnement culturel et politique. Durant des millénaires entiers, ces échanges et créations de savoirs et de richesses façonnèrent les trois grands monothéismes de notre ère, et par la même occasion le monde occidental dans lequel nous vivons. Si anciens soient-ils, ces chemins n’en demeurent pas moins ceux qui nous ramènent à nos origines. Ils enchantent ceux qui n’y prêtent qu’une oreille distante, mais assomment ses dépositaires. À Orsenna, les routes brillent des frottements innombrables de l’érosion. La tradition de l’immobilisme est un bien sacré, d’autant que l’on est encore en état de guerre ! Que reste-t-il du passé flamboyant de la Cité-État ? Son alanguissement graduel au travers des époques, l’ensablement librement consenti de ses habitants, l’évaporation insensible de sa chair et de son sang, comme dans certaines villes de l’extrême Sud de l’Europe, qui se vident peu à peu de leurs âmes, parties chercher ailleurs les moyens de continuer à vivre. Orsenna est une terminaison depuis longtemps négligée par l’hémoglobine. Elle est un sarcophage de soie blanche et crachée, une chrysalide désespérément vide, dont jamais ne sortira ni machaon ni vanesse. Comment trouver la force de renverser un fardeau enraciné aussi profond ? En cherchant le seul salut possible : la transgression. Une simple provocation de l’ennemi sera l’acte déclencheur d’une catastrophe voulue par un peuple tout entier. Elle sera la superbe et vénéneuse audace de la liberté retrouvée, qui précipitera certes Orsenna vers la chute, mais qui dans le même temps la sauvera de l’ennui éternel. Inestimable compensation, si l’on juge par l’effritement irréversible que décrit Julien Gracq avec tant de poésie. Faudra-t-il pourtant, pour échapper à la spirale des habitudes délétères, tendre vers le chaos ? AL
L A C R É AT I O N J O Y E U S E Mauritz Agné, à propos de Pascal Flammer
La monographie pourra être commandée auprès de l’architecte. Pour plusieurs informations regardant les dates et les lieux de l’exposition en Europe, visiter le site internet de Pascal Flammer : www.pascalflammer.com Illustration : Couverture de la monographie Pascal Flammer Traduction du texte : Maude Châtelet et Hugo Vergès
An architect’s belief cannot be judged from nothing. His work provides the only yardstick to measure his standpoint. So in this case: accompanying his single exhibition in Porto and in Paris later this summer, Swiss architect Pascal Flammer will present his first major monograph and give an inside view into his work and thoughts on architecture. The exhibition and monograph will give the possibility to find out what are the immanent rules and thoughts within the architect’s projects. Pascal Flammer defines his projects as life proposals. So every project encapsulates very personal thoughts and Flammer is not afraid to say he wants to build emotional architecture. The approach to translate his projects with architecture-immanent themes, such as spatial sequences and static systems, entails that the projects do not become emotional kitsch but archetypical life plans of elementary importance. With the design for a communal center in the Favelas of Rio de Janeiro Flammer highlights the attitude that a building should be more than an idea or a well thought and crafted construction. A narrow plot on the one hand and the demand for spacious common rooms on the other hand let to the idea of stepwise growing floors. Using local techniques and materials from the area makes the house an authentic place of the people and generates, besides the more of space, a more of spatial quality within the narrowness of the urban setting. In case of his first build project, Flammer was confronted with a rural surrounding. Here the architect made the experience of the impact an open area can have on a freestanding object. Considering the isolation and the wide openness of the landscape, Flammer built a house where one can easily spent some time without having the need of escaping the next day. Out of this, he composed a house with three levels, each with different relations to the surroundings : a ground level room inserted into the landscape, the inhabitant being part of the nature, a group of rooms above, that put the resident in an observing position of the surrounding environment, and a room underneath the earth, with a zenithal light where one feels anywhere and nowhere at the same time. The structure in this house is not less emphasized than in other projects shown in the monograph but the structure supports primarily the spatial idea of the house. Here one can understand the importance of the structure. To keep the ground floor free from any other supports than the ones in the façade, the central longitudinal wall of the upper floor lifts up the ceiling and generates an open space underneath. While the lower and upper rooms spatially exist for the need to pull back, the generous open space in the ground floor becomes the center of life within the rural setting. What appears to be a linear design process is not so linear indeed, when compared to Flammer’s other projects. Different demands and thoughts on the idea, the space or the surroundings are followed by different structures and vice versa. This way the design changes until it is hard to say what was in the beginning. There is for sure one thing all projects have in common: the marriage of space and structure. Quite surprisingly, Flammer’s student works (dating back to 1999 and 2000) appear as sincere as his contemporary projects. Including his early works, Flammer has generated a number of projects that oscillate between universality and specificity. As specific as many of his projects appear, as universal they are. Indeed one is easily tempted to adopt his structural systems, just as architects since decades take Le Corbusier’s Domino house, as starting point of a new design. Flammer’s design for an office with two staircases reflects similar thoughts on the spatial sequences as the house in Balsthal, but here the sequence of static dependency is as visible as the spatial hierarchy. Three levels, measured from ground floor, are carried by an inside core which hides the staircases. While the ground floor is part of a big garden in which the house is set, the first floor is clearly separated from the outside since the columns are, unlike the ground floor, marking the corners of the building. The second floor gets split up in four rooms. Each room is facing one direction. Equivalent with the spatial gain of privacy the structure gains on weight. The separating walls of the second floor are bound back to the central core and tear up the four columns of the first floor. These columns again tear up the corners of the ceiling from the ground floor. Here supporting columns placed in the middle of the rectangular support the ceiling of the first floor. These columns are the only load bearing columns in this structural system. Leaving one part away would make the house incomplete, actually make it collapse. What the house still keeps as a hidden spatial specific are the two staircases that, starting from two different points, lie on top of each other and make the way through the house a small labyrinth. The universal static system and the specific spatial sequence organized by the two staircases, in the end form an inseparable whole. Reflecting his own work and preparing the exhibition, Flammer reappraised his work by producing 3d prints. Photographs of these 3d prints at the back of the architect’s monograph sum up his work. Reduced to the structural and spatial system the scale of each model is determined by the technical feasibility. All 22 projects so reduced to the core of the idea – either a table or a high-rise - appear in the same inspiring universal reduction. The consistency of the works hereby is not only a result of the chosen technique but more of an ongoing intellectual process of the architect to unite space and structure into an inseparable whole that becomes central component of the clients life.
Les convictions d’un architecte ne peuvent être jugée sans observer ses réalisations. Son travail constitue le seul étalon pour mesurer sa perspective. A l’occasion de son exposition à Porto et bientôt à Paris, l’architecte suisse Pascal Flammer présentera sa première monographie majeure et éclairera de l’intérieur son travail et de sa réflexion en architecture. Il dévoilera les règles et pensées intrinsèques qui sous-tendent se projets. Pascal Flammer définit ses projets comme des propositions de vie. En effet chacun d’entre eux renferme des pensées très personnelles et Flammer n’a pas peur de dire qu’il souhaite construire une architecture émotionnelle. La traduction de ses projets en des thèmes d’architecture immanente – telles que les séquences spatiales et les systèmes statiques – n’a rien du kitsch émotionnel. Ses projets deviennent au contraire des plans de vie archétypaux et élémentaires. Avec la conception d’un centre communal dans les Favelas de Rio de Janeiro, Flammer met en lumière le fait qu’un bâtiment doit être plus qu’une idée ou qu’une construction bien pensée et conçue. Une parcelle étroite et la demande de pièces communes spacieuses conduisent à l’idée d’étages croissants en escalier. En utilisant des techniques et des matériaux provenant de la région, la maison devient un lieu authentique pour les habitants et génère, outre le plus d’espace, un plus de qualité de l’espace au sein de l’exiguïté du cadre urbain. Pour son premier projet construit, Flammer est confronté à un environnement rural. L’architecte fait ici l’expérience de l’impact qu’un espace ouvert peut avoir sur un objet autoportant. Considérant l’isolation et la large ouverture du paysage, Flammer a construit une maison où l’on peut facilement passer du temps sans pour autant avoir le besoin de s’en échapper aussitôt. Il a donc composé une maison avec trois niveaux, chacun avec des relations différentes à l’environnement : une salle au rez-de-chaussée insérée dans le paysage, l’habitant faisant partie de la nature, un groupe de pièces au dessus, qui placent le résident dans une position d’observation du milieu environnant, et une pièce sous-terraine, avec une lumière zénithale où l’on se sent partout et nulle part en même temps. La structure de cette maison, sans être moins soulignée que dans d’autres projets présents dans la monographie, sert essentiellement l’idée spatiale de la maison. Alors l’importance de la structure devient évidente. Afin de libérer le rez-de-chaussée d’autres soutiens que ce de la façade, le mur central longitudinal de l’étage supérieur soulève le plafond et crée un espace ouvert en dessous. Alors que les salles supérieure et inférieure existent spatialement pour l’intimité et la retraite, l’espace ouvert et généreux du rez-dechaussée devient le centre d’une vie au milieu de la nature. Ce qui semble être un processus de conception linéaire n’est pas comparé à d’autres projets de Flammer. Des différentes demandes et réflexions sur l’idée, l’espace ou l’environnement résultent des structures distinctes et vice versa. De cette façon, la conception évolue jusqu’à ce qu’il soit difficile de dire ce qui prévalait initialement. Il est à sûr que tous les projets ont un point commun: le mariage de l’espace et de la structure. De manière assez surprenante, les travaux d’étudiant de Flammer (datant de 1999 ou 2000) semblent tout aussi sincères que ses travaux contemporains. En incluant ses travaux de jeunesse, Flammer a donné naissance à de nombreux projets oscillant entre l’universel et le spécifique. Aussi spécifique que nombre de ses projets peuvent paraître, aussi universel sont-ils. En effet, on est facilement tenté d’adopter son système structurel, tout comme des générations d’architectes considèrent la maison Domino de Le Corbusier comme un point de départ pour un nouveau projet. La conception de Flammer pour un bureau avec deux escaliers reflète des pensées similaires sur les séquences spatiales à celles de la maison à Balsthal, mais ici, la séquence de la dépendance statique est aussi visible que la hiérarchie spatiale. Trois niveaux – mesurés depuis le rez-de-chaussée – sont portés par un noyau intérieur dans lequel sont cachés les escaliers. Alors que le rez-de-chaussée fait partie d’un grand jardin dans lequel la maison est située, le premier étage est clairement séparé de l’extérieur puisque contrairement au rez-de-chaussée, les colonnes marquent les coins du bâtiment. Le deuxième étage est séparé en quatre salles. Chacune faisant face à une direction. En même temps qu’elle permet de gagner en intimité, la structure gagne en poids. Les murs de séparation du deuxième étage sont attachés au noyau central et semblent arracher les quatre colonnes du premier niveau, qui elles-mêmes libèrent les angles du plafond du rez-de-chaussée. Les colonnes porteuses placées au milieu de la dalle rectangulaire portent le plafond du premier étage. Ces colonnes sont les seules colonnes porteuses de ce système structurel. En retirer une rendrait la maison incomplète, et la ferait en fait s’effondrer. La maison maintient comme un espace spécifique et caché les deux escaliers qui, partant de deux points différents, sont situés l’un au dessus de l’autre et font du parcours dans la maison un petit labyrinthe. Le système statique universel et la séquence spatiale spécifique organisés par les deux escaliers finissent par former une entité inséparable. Revenant sur son travail en préparant l’exposition, Flammer réexamine ses projets en produisant des impressions 3D. Des photographies de ces impressions 3D à l’arrière de la monographie de l’architecte résume efficacement son travail. Réduit au système structurel et spatial, l’échelle de chaque modèle est déterminée par la faisabilité technique. Ainsi réduits à leur essence, ces 22 projets – qu’ils soient table ou gratteciel – apparaissent dans la même réduction inspirante et universelle. La constance de ces travaux n’est pas seulement le résultat de la technique choisie, mais surtout d’un processus intellectuel continu de la part de l’architecte visant à unir l’espace et la structure dans un tout indissociable qui devient élément central de la vie des clients.
CREDO L’ARCHITECTURE EST COSA MENTALE
1. L’ARCHITECTURE DOIT NOUS ABRITER, NOUS ÉMOUVOIR ET NOUS SITUER.
• L’émotion est dans la proportion, la matière et la lumière. • La lumière est matière, structure et géométrie.
2. L’ARCHITECTURE EST UN JEU DANS L’ORDRE PUR.
• Le jeu est la recherche de réponses aux questions éternelles de l’ordre, De la logique, de la mesure, de la règle, de la lumière, De la structure, de la technique, de l’artifice, de la précision, De l’idée et de l’abstraction, du type, du public et du privé, De la forme, du détail, du lieu, du passé, du beau, De la qualité, du chef-d’oeuvre, de la rigueur et de l’éthique, Du langage et du métier, de l’inutile. • Le jeu c’est se confronter et réinterroger sans cesse les chefs-d’oeuvre du passé.
3. LE JEU A BESOIN DE LA RÈGLE.
• La règle surgit de la combinaison du projet. • Tout à l’intérieur de la règle, rien en dehors de la règle. • La règle est cosa mentale, elle est le dépassement de la tâche à accomplir.
4. DU SOL SOURDENT L’HISTOIRE ET LE TEMPS. • S’ancrer dans le sol, C’est s’ancrer dans l’histoire et le temps. • L’ acte architectural est une modification consciente d’un sol : Il faut prendre conscience de cette responsabilité. • L’acte architectural est une perturbation de l’équilibre d’un territoire.
5. REGARDER, VOIR, OBSERVER : C’EST LE TRAVAIL DE L’ARCHITECTE. • Tout se joue là, entre travail, éthique et conscience. • Et tout se joue entre le sol et le ciel, unis en un seul geste.
6. TRAVAILLER C’EST CONSTRUIRE UNE PENSÉE. • Faire un plan signifie s’abandonner au plaisir de penser.
7. L’ARCHITECTURE EST ACTION ET PENSÉE, ELLE EST ACTION DANS UNE PENSÉE. • La pensée guide l’acte architectural.
8. LA CRITIQUE MET L’ACTION EN RÉSONANCE. • Chaque action est une critique. • Chaque action est réinterrogée par la critique, Qui est ainsi la garante de son actualité.