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Cette première édition est dédiée à la célébration de tous ceux et toutes celles pour qui la décolonisation n’est pas une métaphore, mais une lutte territoriale, quotidienne, psychique et identitaire – une lutte non-héroïque. Cette initiative souhaite faire l’éloge d’une résistance souterraine, celle qui rend possible le voyage de la perte de soi au regain de soi.
Notre objectif en est un de dialogue entre divers.es acteurs.trices : celles et ceux issu.e.s de l’immigration postcoloniale, et celles et ceux qui font l’expérience toujours actuelle des pratiques coloniales. Il s’agit autant de s’élever contre le colonialisme d’installation, qui pose la question décoloniale comme enjeu territorial, que d’interroger les imaginaires coloniaux à l’oeuvre dans nos rapports sociaux. Ceci est également une proposition de dialogue entre les disciplines, par l’entremise de différentes formes de création.
Ce blues des colonies qui nous habite… Comment s’en défaire? S’agit-il même de s’en défaire, de l’apprivoiser, de l’intégrer à notre être, d’en faire une part d’identité? Identité contestée, certes, mais réappropriée? À défaut de pouvoir répondre à cette question de manière unanime, venez, on se le raconte ce blues. Venez, on le nomme, on l’écrit, on le crie, on le dessine, on le crache, on le chante, on le rappe, on le peint. Venez, on s’en déprend. Déprise douloureuse, mais ô combien salvatrice. Enfin, c’est ce que nous pensions, mais tous les programmes de décolonisation ne se valent pas. Nul doute que la dénonciation de la dimension psychoaffective du colonialisme, sur laquelle cette revue insiste beaucoup, demeure essentielle, mais il ne faut pas condamner la lutte décoloniale à une simple position de métaphore temporelle. Que signifie cette décolonisation symbolique pour les terres et les peuples toujours colonisés? C’est précisément cette critique que font les études autochtones. Ces dernières contestent l’application des études postcoloniales à leur situation, car celles-ci situent leurs histoires après le colonialisme, alors qu’il y a nécessité de reconnaître la contemporanéité de l’entreprise coloniale. Et surtout, de transformer la métaphore temporelle postcoloniale pour lui donner un ancrage spatial. L’élaboration de cette revue aura été un exercice difficile, mais salutaire pour comprendre ce que notre propre activisme signifiait réellement. Le processus a été pavé de questionnements, de remises en question et de doutes quant à notre compréhension du fait décolonial, qui s’est avéré être lui-même pris dans un désordre conceptuel, à l’image de ce programme de désordre absolu qu’est la « sortie de la grande nuit » pour Frantz Fanon. En espérant que cette revue puisse au moins vous renseigner sur la richesse des idées de celles et ceux qui ont répondu à l’appel. Après tout, avec une étincelle on peut faire un feu. Bonne lecture décoloniale.
Solidairement, L’équipe du Collectif d’Études Francophones Postcoloniales
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À BAS L’ART LE
MANIFESTE 4
DES 1 001 COULEURS Contre la fadeur extrême qui aseptise le Nouveau Monde, un devoir de violence s’impose, explose, s’expose. L’art blanc ne sauve plus personne, répétez après moi : no white savior. L’hégémonie culturelle blanchâtre et assimilationniste n’a plus sa place sur la toile du monde, qui crie et crache sa douleur pendant que des blancs-becs au ventre trop plein font la douillette en coton, se crissent de la poudre dans les yeux, les oreilles et le nez. Qu’iels se la mettent là où ça fesse.
r a Am Kif Lila No white savior. No us n’accepterons plu s ni injonction ni ma in tendue de la part des institu tions monochromes sclérosées. L’Acadé mie, la Francophonie, l’Uni, tout ça c’est kif-kif. Tous.tes celleux qu i nient notre existence et se donn ent l’importance d’u ne majuscule passe ront au crible de nos pinceaux ass oiffés de couleurs. No white savior. No tre identité se const ruit à l’arrière-scène de la vôtre. Pendant que vous vous adonnez à vo s fades discours en vo us appropriant nos décors qui en pâ lissent d’opprobre, nous nous taisons, prêt.e.s à détonner dans tou t ce beige ambiant.
Notre identité se construit à l’arrièrescène de la vôtre.
No white savior. Vo us vous effondrerez , votre effronterie y comp ris, face à l’impétue ux coloriage qui s’ann once. Notre couleur n’est pas au service de vo tre blanc, elle exist e malgré lui. Elle éclat era pour se faire val oir, que l’art blanc aille se faire voir ! No white savior. Iel
s se roulent dans le couscous, lapent la pho, graillent du gri ot, mais ne peuvent pa s nous sentir.
Vous mes camarad es, étalez vos pares ses millénaires sur la place publique où les po ules blanches disco urent sans cœur ni têt e. Qu’elles comprennent enfin qu’à courir pour dé passer le reste du mo nde, elles courent à leur perte . Ne les écoutez pa s, ralentissez, cultiv ez l’ennui et votre tasse de thé, prenez un bain au lieu du train. Enfan ts d’Afrique et d’ailleurs, entende z les tambours, cesse z de vous mettre à genoux dans la poussière, ce n’e st plus Mozart qui vous appelle, savan t et monotone, c’est Moussa qui vo us crache aujourd’ hui sa fanfare, c’est Mina qui répand en salves de s youyous à faire ret ourner l’art blanc da ns sa tombe. Le mouvement est plus important que l’idée, il faut danse r, tou rnoyer, bouger bouger, c’e st ça qui est la vérité !
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not clarity. La vérité moi je vous la dis : art requires truth, vos mains, prenez Camarades, cassez la blanche craie qui salit l’autocensure, travaillez l’arbalète et faites tourner les feutres. Nique votre âme à celle de leur à la culture, ne substituez pas la couleur de montrez vos langues, argent, ne blanchissez pas ce qui vous est dû, craché partout, ne le feu des couleurs vivaces n’attend que d’être z d’être avalé.e.s demandez plus la permission de souiller, cesse version proprette les par l’immaculé bien-pensant qui régurgite en chauffée à blanc, ne meilleur.e.s d’entre nous. Sa langue châtiée, s colorées. satisfait plus aucune des volontés de vos réalité est notre butin de Demandez à Kateb, à Kourouma, le français Nos cultures de guerre, notre patois, sa ka fet, wesh ça va ? haut et fort, sa mère. couleurs primaires méritent d’être scandées ur.se.s ? Notre Où sont mes rappeur.se.s ? Où sont mes slame
de la quitter, nos poésie a arrêté l’école et ses murs blêmes avant venons nous Nous paroles de diversité censurées par l’université. t de trop nombreux réapproprier ce qui nous a été enlevé duran s tacher de l’encre siècles de propagande décolorée. Nous venon venons maculer de nos stylos vos poésies alambiquées. Nous ique des systém la propreté statique, systématique et
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leçons, vos institutions littéraires rachitiques. Gardez vos ue tant que paniq la r polémiques, nous tâcherons de seme
vos problèmes seront nos solutions. e. Le ghetto en Nous sommes chocolat et cerise sur le sunda sa part du gâteau, le mission pour votre démission vient prendre éclatera sur tous les glas a sonné pour la hass. La couleur-attitude préserver vos neiges parapets dont vous nous avez entouré.e.s pour histoire de corriger vos d’antan, injectera son venin chaud bouillant gues à force de pisser airs blafards, de ne plus voir vos visages exsan dansera partout où il le sang des autres. Notre pluralisme délirant uffer, bordel ! n’est plus permis de danser. Il faut bien se récha ur de la Blanche Chanter, saluer sans connaître, refuser la froide de blanc moderne, de Province, de Cate la Blanchette, du trop-plein pays ce n’est pas la ces temps voués aux idoles ternes. Non, notre blancheur, notre pays ce n’est que l’hiver.
VOU AVEZCOMPR
À BAS L’ART BLANC AMAR LILA KIF
Vivid colours for violent ideas. Votre monde condamné à perpétuité, l’avenir est à nous, la couleur est notre arme. Nous envahirons les rues, blindé.e.s de seaux de peinture, prêt.e.s à balancer notre mixture sur les murs blanchis à la chaux par vos soins d’exterminateurs.trices. Rien ne nous échappera, pas un trottoir, pas une voiture, pas un rempart, aucun espace blanc ne sera épargné, notre passage doit être marqué et remarqué. Regardez-nous, sauvages sorti.e.s de leur cage, tracer de notre propre sang ce message : Édouard m’a tuer. Vite, il faut nous rajouter. Depuis des lustres maintenant, nous demandons à être écouté.e.s. Nous, travailleurs.ses au noir au rire jaune, rouges de honte, bleu.e.s par manque d’air et vert.e.s de rage, en avons fini avec le blanchissage. Nous sommes venu.e.s marquer, de but en blanc, notre territoire dérobé. Nous sommes venu.e.s arracher du bout de nos ongles peinturlurés les colliers de perles dépassés des bourgeoises endimanchées. Nous sommes venu.e.s en survêt envahir les musées. Nous sommes
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venu.e.s remplumer la colombe de paix qui fait cruellement pitié. La ville blanche de noir vêtue doit se répandre en mille et une couleurs. Neige de confettis, chaque flocon un morceau de notre vie pour embellir la vôtre. Vous avez-tu compris?
OUS EZ-TU MPRIS?
Amar L il a K if Citoyenne du monde, Amar Lila Kif vit entre Montréal et le ciel. Elle souhaite ne jamais oublier les ressentis qui l’ont pétrie, roses et plus moroses. C’est pour marier la vie et la prose qu’elle écrit depuis sa naissance. Retrouvez ses bribes sur son compte Instagram : @amarlilakif
PENSIONN AUTOCHT une lecture du film canadien 8
Nous n’étions que des enfants
(2012) de Tim Wolochatiuk
Hanen Allouch
LES NNAIRES TONES: Nous n’étions que des enfants (2012) de
expriment leur révolte contre le système qui
Tim Wolochatiuk est un film documentaire
les avait assujettis. Historiquement, ce film
canadien qui reconstitue des histoires vraies
s’inscrit dans la narration d’un trauma qui
d’anciens élèves des pensionnats autochtones
a touché 150 000 enfants de 1850 à 1996,
grâce aux témoignages de deux survivants.
date de la fermeture du dernier pensionnat
Les deux pensionnaires ont fréquenté leur
autochtone au Canada. À la sortie du film, on
établissement éducatif respectif à la même
comptait 80 000 survivants des pensionnats,
année, en 1958 : Lyna Hart, un pensionnat de
et le débat sur la réconciliation était déjà
jeunes filles au Manitoba, et Glen Anaquod,
commencé.
une école mixte en Saskatchewan. En effet, à l’époque, la loi forçait les parents à scolariser leurs enfants dans ces établissements répressifs et la société n’était pas encore consciente de l’ampleur des crimes qui se commettaient dans ces prisons éducatives, qui ont plus trait aux camps de concentration qu’aux écoles ordinaires. Le récit filmique en tant que forme de témoignage de survivants et en tant qu’espace de prise de parole pour des sujets jadis opprimés constitue un acte décolonial par lequel les victimes brisent le silence et
Nous lisons dans le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir : L’établissement et le fonctionnement des pensionnats ont été un élément central de cette politique, que l’on pourrait qualifier de « génocide culturel ». Un génocide culturel est la destruction des structures et des pratiques qui permettent au groupe de continuer à vivre en tant que groupe. Les États qui s’engagent dans un génocide culturel visent à détruire les institutions politiques et sociales du groupe ciblé. (Commission de vérité et réconciliation, 2015, en ligne)
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Le pensionnat autochtone ne se limite pas à sa fonction d’établissement éducatif, puisqu’un pouvoir s’y exerce sur la vie des pensionnaires inuits, métis et des Premières Nations que l’État souhaite assimiler aux non-Autochtones. Cet espace procède au quadrillage de la culture qu’il anéantit, sous prétexte d’accomplir une action salutaire. Les interdits des langues et des croyances religieuses autochtones font du pensionnat un espace de déterritorialisation et
Les survivants semblent observer les reconstitutions filmiques de leurs propres histoires [...]
de dispersion qui oblige l’élève à endosser le masque d’une nouvelle identité. Pour rendre compte de l’expérience du
Le film de Wolochatiuk s’inscrit dans la
pensionnat, Wolochatiuk choisit d’alterner
perspective de la valorisation de l’écoute
deux modes narratifs qui consistent à
et du témoignage sur lesquels se base la
interviewer les survivants et en même temps à
réconciliation avec les peuples autochtones,
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recréer leurs expériences grâce au jeu
d’ailleurs toujours colonisés. Sa caméra se met
des acteurs. Les survivants semblent
au niveau des enfants et restitue leur vision
observer les reconstitutions filmiques
d’un monde éducatif où leur identité et leur
de leurs propres histoires, dans une
vie sont menacées. Le récit filmique réhabilite
sorte d’illustration des témoignages. Le film
la subjectivité des pensionnaires en valorisant
débute avec le cadrage panoramique d’un
leur vision et leur prise de parole. En effet, la
champ agricole et d’une petite maison. Par
caméra se fait la complice de ces enfants qui
la suite, on assiste à une scène où une mère
évoluent dans un univers similaire au monde
aide sa petite fille à prendre son bain, en
carcéral, avec ses dortoirs, ses douches
l’informant de la préparation de sa valise.
collectives et l’absence totale d’intimité.
« Tu écouteras ce qu’ils te diront. Fais la bonne fille » (Wolochatiuk, 2012), lui dit-elle. Hector Langevin, ministre des Travaux publics du Canada en 1883, affirme clairement la nécessité de rompre avec les traditions autochtones dans le but de « civiliser » les enfants. En effet, cette rupture s’inscrit dans une politique d’État et ce qui est entendu par l’acte de « civiliser » est l’assimilation des enfants autochtones à un idéal non autochtone dans le cadre d’un génocide culturel organisé principalement dans les établissements éducatifs.
DÉCOLONISER LES PENSIONNAIRES AUTOCHTONES
ts
HANEN ALLOUCH
ons
s
De nombreuses scènes d’agressions physiques et morales viennent ponctuer le quotidien des pensionnaires, dont les aseptisations, notamment les rituels de douche forcée et des cheveux coupés très courts et poudrés d’insecticides : « Je sentais les ciseaux. […] Je sentais qu’elles m’enlevaient quelque chose, qu’elles me dépouillaient de mon humanité et du sens de mon identité. » (Wolochatiuk, 2012) Le spectateur assiste à de nombreux moments d’endoctrinement où tout un imaginaire de la purification est transmis aux enfants autochtones qui voient leur culture associée à l’impureté et au sacrilège. Par exemple, Lyna apprend de l’une de ses camarades que sa peau n’est pas blanche parce qu’elle est « sale » (Wolochatiuk, 2012), et une autre camarade lui montre une fresque qui représente l’enfer pour la convaincre que ses croyances l’y conduisent. Ces stéréotypes de la souillure et du châtiment reviennent dans de nombreuses autobiographies, par exemple, dans Geniesh de Jane Willis où ce rapport au corps est au centre de l’expérience déshumanisante du pensionnat. Dans son article “Unbecoming a ‘dirty savage’”, Linda Wareley montre à quel point le pensionnat endoctrine l’enfant et lui renvoie une image péjorative de son propre corps. Au pensionnat filmé par Wolochatiuk, le
Les cheveux coupés et en uniforme, placée face à un miroir, elle ne reconnaît plus sa propre image.
prénom de Lyna cesse d’exister au profit du numéro 99 qui sert à l’identifier parmi ses camarades. Les cheveux coupés et en uniforme, placée face à un miroir, elle ne reconnaît plus sa propre image. Dans le sous-sol de la maison des prêtres, Glen se décrit en train de pleurer dans la posture d’un fœtus. En ce sens, l’entrée au pensionnat semble impliquer un nouveau
stade du miroir que Lacan définit initialement comme « une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image » (Lacan, 1949, en ligne). Face au miroir, les pensionnaires traumatisés rejettent un soi ancien et se battent pour assumer leur statut de survivant aux circonstances génocidaires.
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uniquement les dispositifs du génocide culturel, mais les agressions physiques y sont tolérées par l’impunité de leurs auteurs. Dans le film de Wolochatiuk ainsi que dans les témoignages publiés par la Commission de vérité et réconciliation, les pensionnaires vivent l’interdiction des langues autochtones et subissent des sanctions suite à l’usage d’autres langues que le français ou l’anglais. Dans le film, les enseignants ne cessent de rappeler à leurs élèves qu’ils ne parlent pas « la langue de Dieu » (Wolochatiuk, 2012), et que leur prise de parole dans leur langue maternelle relève du sacrilège. Celui qui défie l’interdiction
Appelons relation d’exception cette forme extrême de la relation qui n’inclut quelque chose qu’à travers son exclusion. La situation créée dans l’exception a donc ceci de particulier qu’elle ne peut être définie ni comme une situation de fait ni comme une situation de droit. Elle institue plutôt entre celles-ci un seuil paradoxal d’indifférence. Elle n’est pas un fait, car elle est créée uniquement par la suspension de la norme; mais, pour cette raison même, elle n’est pas non plus un cas d’espèce, même si elle fonde la possibilité d’une mise en vigueur de la loi. (Agamben, 1995, 26)
de sa langue s’expose à divers châtiments physiques, par exemple, s’agenouiller et tenir
Dans les pensionnats autochtones, les relations
sa langue pendant plusieurs heures, sous le
d’exception consistent en la suspension des lois
regard humiliant des surveillants. En effet, ce
de la protection et du respect de la personne.
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type de récit de châtiments constitue
Par exemple, dans le film de Wolochatiuk,
un lieu commun des témoignages des
les auteurs des séries de viols dans les deux
survivants publiés par la Commission de
établissements fréquentés par Lyna et Glen
vérité et réconciliation.
n’ont jamais été punis. La loi de l’exception invalide la distinction entre le légal et l’illégal
Au pensionnat, espace thérapeutique et
dans le pensionnat autochtone, qui est censé
thanatologique, les enfants autochtones
protéger la société non autochtone d’une
semblent soignés de leur culture. Il est vrai
culture ancestrale prétendument dangereuse.
que la mission de ces pensionnats est surtout
Dans cette optique du pouvoir exercé sur la vie
le génocide culturel, mais les liquidations
des enfants, le projet d’immunisation mis en
physiques et les viols accompagnent les
place dans le pensionnat consiste à contenir une
dispositifs d’aseptisation culturelle. Le cadre
supposée épidémie associée à la vie autochtone.
légal protège uniquement les dispositifs
En d’autres termes, il s’agit d’empêcher les
du génocide culturel, mais les agressions
pensionnaires autochtones de garder les germes
physiques y sont tolérées par l’impunité de leurs
d’une culture jugée dangereuse qu’ils pourraient
auteurs. Agamben parle dans ce sens « d’une
transmettre à la société. Dans cette aseptisation
relation d’exception » qu’il définit comme suit :
massive, la relation d’exception fait en sorte que tout est permis, y compris les violations des droits de la personne.
Le cadre légal protège uniquement les dispositifs du génocide culturel, mais les agressions physiques y sont tolérées par
DÉCOLONISER LES PENSIONNAIRES AUTOCHTONES HANEN ALLOUCH
Selon le témoignage de Lyna, les enfants sont violés à l’infirmerie. Le viol placé dans le milieu médical devient une forme d’aseptisation symbolique de l’autochtone par l’homme blanc. La dimension hétérotopique du pensionnat autochtone réside dans cette supposée purification qui lui est associée en tant qu’espace d’immunisation forcée. Citons Foucault à ce propos : En général, on n’entre pas dans une hétérotopie comme dans un moulin, ou bien on y entre parce qu’on est contraint (les prisons évidemment), ou bien lorsque l’on s’est soumis à des rites, à une purification. Il y a même des hétérotopies entièrement consacrées à cette purification mi-religieuse et mi-hygiénique, comme dans les hammams de musulmans, ou comme le sauna des Scandinaves, purification seulement hygiénique, mais qui entraîne avec elle toutes sortes de valeurs religieuses ou naturalistes. (Foucault, 1966, 32) En effet, le pensionnat autochtone est par excellence le lieu d’une purification, à la fois religieuse et hygiénique, ce qui en
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fait une hétérotopie régie par ses propres lois et ses propres identités. Cet établissement provenant de la culture coloniale prend en charge la vie des élèves autochtones, tout en tentant de les soigner de leur propre identité et de protéger les autres du risque de contagion. Au-delà d’une fonction éducative que le pensionnat ne joue pas, ce lieu prend la forme d’une institution thérapeutique et orthopédique qui combat les spécificités des identités autochtones considérées comme des formes de souillure. Cette purification opère par la mise en place d’un dispositif de violence institutionnelle permettant d’agir de manière concrète sur les identités autochtones, par l’interdiction de la conservation et de la transmission de l’héritage ancestral. En ce sens, le film participe d’une mouvance de libération des enfants, en tant
Le viol placé dans le milieu médical devient une forme d’aseptisation symbolique de l’autochtone par l’homme blanc.
que sujets subalternes placés sous le joug d’un trauma colonial. L’expérience créatrice permet une réconciliation et de nouveaux modes de coexistence qui passent par le médium filmique, transmettant à la fois une rébellion légitime et une volonté humaniste de réhabilitation des identités autochtones.
Filmographie et bibliographie AGAMBEN, Giorgio. Moyens sans fins : notes sur la politique, pour la traduction française, Paris : Éditions Payots & Rivages, 1995. COMMISSION DE VÉRITÉ ET RÉCONCILIATION DU CANADA, Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir, Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. 2015. URL : http://nctr.ca/fr/reports.php
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[Consulté le 10/02/2020]. FOUCAULT, Michel. Le Corps utopique, suivi de Les Hétérotopies, Paris : Nouvelles Éditions Lignes, 2009, conférences radiophoniques prononcées par Michel Foucault, les 7 et 21 décembre 1966 sur France Culture. LACAN, Jacques. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique ». Communication faite au XVIe Congrès international de psychanalyse, à Zürich, le 17 juillet 1949. URL: http://espace.freud.pagesperso-orange.fr/topos/psycha/ psysem/miroir.htm [Consulté le 10/02/2020]. WARLEY, Linda. Unbecoming a ‘dirty savage’: Jane Willis’s Geneish: An Indian Girlhood. Canadian Literature 156 (1998): 83–103. WOLOCHATIUK, Timothy. We Were Children/ Nous n’étions que des enfants. Film canadien : 83 minutes, 2012.
DÉCOLONISER LES PENSIONNAIRES AUTOCHTONES HANEN ALLOUCH
Hanen Allouch Hanen Allouch est docteure en littérature comparée de l’Université de Montréal (2019). Sa thèse porte sur les problèmes du biopouvoir dans les représentations littéraires et filmiques du milieu éducatif. Elle est également docteure en littératures françaises du 20e siècle de l’Université de la Manouba et sa thèse porte sur l’écriture de l’empêchement dans l’œuvre de Louis-René des Forêts (2016). Elle s’intéresse aux théories de la biopolitique, à la philosophie de l’éducation, au cinéma arabe, à la francophonie comparée et à la création littéraire et artistique italienne. Elle a participé à diverses manifestations scientifiques internationales et a publié de nombreux articles au Canada, en Tunisie, en France, aux États-Unis et en Espagne. Elle a remporté de nombreux prix dont le prix Bobi Bazlen en études culturelles italiennes comparées.
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B e n j a m i nael u s a L a i n i Lu s Benjamine Laini Lusalusa est une militante décoloniale. Elle est belgo-congolaise et vit en Belgique.
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E U Q R POU NT LES E S V I E V R È I M PRE IONS, N AT E M S I LE L A T I P CA L I T DOI RIR ? U O M 20
r i b A ih m a S de lytique
na Revue a uge, o R u « Pea cs; n a l b ues Masq tique i l o p re la t n o C de la e l a i colon nce » a s s i na recon
ME
La résurgence autochtone serait selon lui essentiellement ancrée dans la terre [...]
« Pour que vivent les Premières Nations, le capitalisme doit
mourir » . C’est bien la conclusion à laquelle arrive Glen 1
Sean Coulthard dans son ouvrage Red Skin, White Masks. En 1
Coulthard, Glen. Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition (University of Minnesota Press, 2014), p: 173 2
Ibid
s’inspirant de la théorie marxiste, précisément de la logique de l’accumulation primitive de capital, il fait une critique sociohistorique du capitalisme avancé en soulevant les problématiques de la reconnaissance autochtone. La résurgence autochtone serait selon lui essentiellement ancrée dans la terre, donc fondamentalement en opposition avec la culture capitaliste.2
Ainsi, l’abolition du capitalisme serait une condition absolument nécessaire à la pleine reconnaissance et à la résurgence des Premières Nations. Ce préalable s’appuie essentiellement sur trois postulats fondamentaux. En premier lieu, puisque le capitalisme colonial est le système par lequel l’État souverain s’est fondé, une politique de reconnaissance libérale qui faillit à démanteler les répercussions contemporaines de ce fait historique ne permet pas d’assurer une pleine reconnaissance des peuples autochtones. En deuxième lieu, l’idée selon laquelle l’adoption du modèle capitaliste est une condition nécessaire au développement est contrecarrée par la possibilité d’une voie économique alternative au capitalisme d’État. En troisième lieu, une autodétermination négociée à travers l’État colonial tente non seulement d’assimiler les peuples autochtones aux institutions coloniales, mais elle force également la dépendance de ces peuples à une économie capitaliste qui est aux antipodes de la relation que ceux-ci entretiennent avec la terre.
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NCE PERSISTAAINE POR CONTEM O LONIAL Coulthard définit la « politique C T I A F U » comme D ORIQUE deunereconnaissance HIST « approche de reconnaissance basée sur la réconciliation entre les affirmations de nationalité des peuples autochtones et la souveraineté de l’État colonial via l’accommodation des revendications identitaires autochtones à travers la négociation de traités relevant des questions sur la terre (territoire), le développement économique et l’autonomie gouvernementale. »3 Cette approche libérale, Coulthard, Glen. Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition (University of Minnesota Press, 2014), p: 151
par son essence même, reste coloniale puisqu’elle demeure
Fanon, Frantz. Black Skin, White Masks (Pluto Press) (1991), p: 202
à reconnaître le rôle historique qu’a joué le capitalisme dans
3
4
22
5
Ibid, p: 11
6
Ibid, p: 11-12
Coulthard, Glen. Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition (University of Minnesota Press, 2014), p: 35 7
8
Ibid, p: 35
structurellement investie dans la dépossession des Premières Nations. En ce sens, il est évident que la lutte décoloniale des Autochtones est simultanément une lutte anticapitaliste. La politique de reconnaissance libérale échoue gravement l’accentuation des relations hiérarchiques dans le processus de reconnaissance, comme l’a justement souligné Frantz Fanon.4 Étant donné qu’historiquement, le colonialisme et sa structure socio-économique s’influencent mutuellement, toute libération unilatérale (commandée par l’État colonial) est incomplète.5 Récupérons la proposition de Fanon, qui insiste sur une politique opératoire qui se doit de venir modifier les deux dimensions de la relation coloniale. La première est subjective; elle concerne les attitudes et comportements des individus. La deuxième, objective, concerne les normes et structures de la relation coloniale, notamment l’exploitation capitaliste du « colonisé ».6 C’est en constatant l’échec de l’État colonial à reconnaître la dimension objective que Coulthard soulève que la conceptualisation de Charles Taylor en matière de reconnaissance est insuffisante.7 En promouvant une reconnaissance mutuelle plus libérale et accommodante qui serait capable d’aborder les rapports de force typiques entre les peuples autochtones et les États coloniaux, Taylor ne s’attaque qu’à l’impact subjectif et néglige la structure objective de la relation coloniale.8 De plus, cet échec a pour résultat
POUR QUE VIVENT LES PREMIÈRES NATIONS, LE CAPITALISME DOIT-IL MOURIR ? ABIR SAMIH
une seconde incapacité, celle de mettre fin à l’oppression résultante de l’exploitation des colonisés et de leurs terres. Une reconnaissance qui serait essentiellement à caractère culturel et identitaire (tel qu’avancé par Taylor) évacue l’importance d’une approche transformative des normes qui régissent la relation au territoire, qui est intimement lié au rendement économique. Pour qu’une reconnaissance mutuelle s’opère
ratif [...] il est impé de corriger e ce l’asymétrie d orce. rapport de f
dans le cadre d’un colonialisme d’établissement, il est impératif de corriger l’asymétrie de ce rapport de force. Pour ce qui est du débat opposant la reconnaissance à la redistribution, Fanon vient encore une fois
déconstruire l’approche de Taylor dans la mesure où ce dernier traite de la question de l’économie politique de manière Coulthard, Glen. Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition (University of Minnesota Press, 2014), p: 34 9
10
Ibid, p: 35
strictement affirmative, c’est-à-dire dans une logique réformiste à travers une redistribution d’État.9 Cette orientation est très populaire dans le débat public et prisée par les législateurs gouvernementaux. C’est une manière de faire taire les revendications de droits ancestraux des Autochtones en leur allouant quelques droits culturels et concessions territoriales insignifiantes. Il est vrai que cette tendance pourrait réduire l’intensité des effets de la domination et de l’exploitation capitaliste coloniale, mais il reste toutefois qu’elle laisserait intactes les structures hiérarchiques de l’économie capitaliste.10
23
MIE O N O C ’É VOIE D E POLITIQUU A TIVE A N R E T AL ALISME CAPIT
de Une pleine reconnaissance l’autodétermination autoch-
tone devrait donc permettre s et es de rapports économique
à d’autres normes et form èle Le capitalisme comme mod communautaires d’émerger. modes et t pas compatible avec les économique globalisant n’es besoin autés autochtones, d’où le pratiques de vie des commun nomiques au capitalisme. pressant d’alternatives éco
Kuokkanen, Rauna, «From indigenous economies to marketbased self-governance: a feminist political economy analysis», Revue canadienne de science politique 44 (2011), p: 275-297 11
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Alfred, Taiaiake, et Jeff Corntassel, « Being indigenous: resurgences against contemporary colonialism », Government and Opposition 40 (2005) p: 597-614 12
Groupe culturel et linguistique étendu auquel appartiennent plusieurs communautés du nord du Canada et de l’Alaska jusqu’au sud-ouest des ÉtatsUnis (Asch, Michael I., “Déné”. In The Canadian Encyclopedia. Historica Canada. Article published mai 11, 2017. https://www. thecanadianencyclopedia. ca/fr/article/dene) 13
Asch, Michael. The Dene Economy, (Toronto: University of Toronto Press, 1977), p: 56–58 14
nement tochtone avec son environ La relation qu’entretient l’Au de la symbiotique de protection est fondée sur une logique 11 valeurs sion et d’exploitation. Les terre plutôt que de posses uelles repose le capitalisme et relations sociales sur lesq relation cumulation nécessitant une avancé – une logique d’ac avec ition – sont inconciliables d’exploitation et de compét 12 és13 par é autochtone. Chez les Dén l’éthos au cœur de l’identit mencé à ées 1960, la tension a com exemple, vers la fin des ann nu par e de vie autochtone entrete se faire sentir entre le mod e (la de récolte basées sur la terr des activités traditionnelles les par s te) et les revenus généré chasse, la pêche et la cueillet (c’estx et les emplois saisonniers transferts gouvernementau 14 mesure à viste de l’État). De plus, à-dire le capitalisme extracti itoire tion des colons dans le terr que s’intensifiait la pénétra n sur aient de plus en plus pressio Denendeh, ces derniers fais es r mettre en place des initiativ le gouvernement fédéral pou du territoire, dont la plupart économiques dans le nord durable.15 que de développement non s’inscrivaient dans une logi de munauté Déné un sentiment Cela a provoqué chez la com es et de son mode de vie. perte de contrôle de ses terr the majority population in “Although we [remained] have were finding ourselves to Denendeh [after 1967], we ry Eve . ion and laws of our land less say in the administrat e wer ds roa , ned overed and ope year more mines were disc our out with led, dril ls and gas wel built, parks proposed, oil dge.”16 wle kno our n ofte or t sen con
POUR QUE VIVENT LES PREMIÈRES NATIONS, LE CAPITALISME DOIT-IL MOURIR ? ABIR SAMIH
Coulthard, Glen. Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition (University of Minnesota Press, 2014), p: 55 15
Fumoleau, Rene. Denendeh: A Dene Celebration, (Yellowknife, N.W.T.: Dene Nation, 1984), p: 19 16
Allice Legat, Walking the Land, Feeding the Fire: Knowledge and Stewardship among the Tlicho Dene (Tucson: University of Arizona Press, 2012), p: 5 17
Coulthard, Glen. Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition (University of Minnesota Press, 2014), p: 68 18
Kuokkanen, Rauna, «From indigenous economies to marketbased self-governance: a feminist political economy analysis», Revue canadienne de science politique 44 (2011), p: 228 19
20
Ibid
pas s’inscrire peuvent tout simplement Les Premières Nations ne mode car elles n’adhèrent pas au dans une logique capitaliste, duise, il lique. Pour que cela se pro de pensée que celle-ci imp richesses à conquérir et exploiter les faudrait qu’elles cherchent un peu ent, à s’enrichir chaque jour de la terre jusqu’à épuisem a, les osphère de compétition. Cel plus, le tout dans une atm lles vent pas. Non pas parce qu’e Premières Nations ne le peu e en ce qu’elles conçoivent la terr en sont incapables, mais par e terr la vidus font autant partie de termes relationnels; les indi ent.17 que n’importe quel autre élém ent italiste est fondamentalem Sachant que le système cap faut e de vie autochtone, il incompatible avec le mod alternative ent une voie économique comprendre que non seulem d’ailleurs déjà empruntée est possible, mais qu’elle est s autochtones. Dans les par plusieurs communauté la nation Déné a cherché années 1970, par exemple, ns environnementales et à restreindre les répercussio tractivisme capitaliste en culturelles néfastes de l’ex lication des nomie qui mettrait en app mettant de l’avant une éco amment la gouvernance Déné, not concepts traditionnels de dées ionales décentralisées fon des structures politiques rég dans lles sue ticipatives et consen sur la prise de décisions par
25
18 n l’espace économique. Selo face ce Kuokkanen, la résistan
aux normes économiques doit imposées par l’État colonial passer par la résurgence des 19 économies de subsistance.
rait Cette transformation gratifie auté mun l’ensemble de la com
Cette ation transform it gratifiera de la l’ensemble uté communa ent d’un sentim ation. d’émancip
ion. d’un sentiment d’émancipat ance ie traditionnelle de subsist nom Effectivement, une éco ers les niveau de dépendance env permettrait de diminuer le de force t por rap ement, et alors, le régimes sociaux du gouvern ilibré.20 t se révèlerait moins déséqu entre les Autochtones et l’Éta
Eisenberg Avigail, Webber Jeremy, Coulthard Glen and Boisselle Andrée. Recognition versus Selfdetermination: Dilemmas of Emancipatory Politics (Vancouver, UBC Press, 2014) 21
26
22
Ibid
Kuokkanen, Rauna, «From indigenous economies to marketbased self-governance: a feminist political economy analysis», Revue canadienne de science politique 44 (2011) 23
Alfred, Taiaiake, et Corntassel, Jeff, «Being indigenous: resurgences against contemporary colonialism», (Government and Opposition 40, 2005) 24
Alfred, Taiaiake. Wasáse: Indigenous Pathways of Action and Freedom. (University of Toronto Press, 2009). p: 165 25
te, la nnelles que sont la cueillet De plus, les activités traditio r les lture viendraient contrecarre chasse, la pêche et l’agricu e tiqu communautaire social, poli bases du fonctionnement 21 tion en le gouvernement. La ges et économique imposé par de de la production ou encore commun de l’alimentation, décision e passerait par une prise de l’aménagement du territoir atie des principes de démocr « autochtone » orientée par libéral ectif, s’opposant au cadre directe et de consensus coll 22 à est tionnalisme canadien. Il démocratique du constitu processus joue la résurgence dans le rappeler ici le rôle vital que , le nen nciliation. Selon Kuokka de reconnaissance et de réco la urs traditionnelles ouvrirait retour aux institutions et vale es niqu cte aux codes hégémo voie à une confrontation dire 24 tation 23 ntassel et Alfred , l’alimen du capitalisme. Pour Cor nstruire permettrait même de reco traditionnelle, par exemple, anciens – qu’ils soient nouveaux ou des réseaux de solidarité – La santé, s. sur la santé des individu et d’avoir un impact positif en réalité able de la résurgence, est loin d’être un facteur néglige pérer récu r par les Autochtones pou centrale à l’effort déployé s si le té et la guérison sont réalisée leur dignité. La bonne san sique phy n que est refusé. La guériso mode de vie moderne toxi liées. culturelle sont intimement et mentale et la reconnexion d’une elle est l’expression corpor La santé physique et mentale ions 25 demande des Premières Nat dignité enfin retrouvée. La de ion tect est donc vitale à la pro d’une pleine reconnaissance 26 c’est-à-dire un e de vie distinct , la totalité sociale de leur mod mode de vie insistant sur
La bonne santé et la guérison sont réalisées si le mode de vie moderne toxique est refusé.
l’autonomie individuelle, la responsabilité collective, , l’autorité non hiérarchique la gestion commune des terres et l’aide mutuelle.
27
Kulchyski, Peter. Like the Sound of a Drum, (University of Manitoba Press, 2005), p: 38 26
Asch, Michael. The Dene Economy, (Toronto: University of Toronto Press, 1977) 27
POUR QUE VIVENT LES PREMIÈRES NATIONS, LE CAPITALISME DOIT-IL MOURIR ? ABIR SAMIH
IQUE DE T I L O P E UN ANCE S S I A N N RECO ÉRIEUR T N ’I L À E NÉGOCIÉ APITALISTEC DE L’ÉTAT , UN ÉCHEC L COLONIA LE ? B INÉLUCTA À la vue de la relation conflictuelle entre le mode de vie Simpson, Leanne. Dancing on Our Turtle’s Back. (ARP Books, 2011), p: 17 28
Alfred, Peace, Power, Righteousness, xiii; Alfred, Wasáse, p: 19. Simpson, Dancing on Our Turtle’s Back, p: 17 29
Alfred, Peace, Power, Righteousness, xviii, 66, p: 80–88 30
autochtone et le système capitaliste, il apparaît que toute tentative de l’État colonial de garantir une autodétermination aux Premières Nations, tout en s’acharnant à vouloir les incorporer dans un modèle capitaliste, est incomplète, inauthentique et offensante. Coulthard en appelle à une décolonisation « selon nos propres conditions », qui ne serait pas
27
sanctionnée, permise ou engagée par l’État.28 Pour ce faire, il est impératif de se distancer du réformisme assimilateur de l’approche libérale de la reconnaissance et chercher plutôt à construire une libération nationale par la voie de la revitalisation des pratiques et valeurs traditionnelles.29 Selon Alfred, la politique de reconnaissance persiste à servir les exigences de l’accumulation capitaliste en prétendant adresser son histoire coloniale par le biais d’actes symboliques, alors qu’elle continue d’ancrer davantage son contrôle dans la pratique et la loi.30 L’activiste Leanne Betasamosake Simpson avance qu’étant donné l’institutionnalisation du processus de réconciliation, la participation des Premières Nations risque de profiter davantage à l’État. L’importance doit ici encore être accordée au rapport à la terre. Il a été démontré que le fait de renouer avec le territoire est crucial pour la résurgence autochtone, qui à son tour est absolument nécessaire pour une éventuelle réconciliation. Handicaper les membres des Premières Nations de leurs droits souverains sur le territoire revient automatiquement à condamner le processus de réconciliation.
Andrew Woolford, Between Justice and Certainty: Treaty-Making in British Columbia (Vancouver: University of British Columbia Press, 2005) 31
Au Canada, le gouvernement s’est toujours arrangé, dans l’élaboration de traités, pour s’assurer une certitude politique et économique qui lui permettrait de satisfaire ses intérêts, notamment en laissant ouverte la voie à l’investissement et au développement économique dans les territoires autochtones.31 La condition préalable de l’État, pour arriver à un consensus légal, a
Joyce Green, “Decolonization and Recolonization.” Changing Canada: Political Economy as Transformation, (Montreal: McGillQueen’s University Press, 2003), p: 52 32
toujours été de faciliter l’intégration des peuples autochtones et de leurs terres dans le mode de production capitaliste et surtout, de s’assurer que les alternatives socio-économiques élaborées ne menacent pas la primauté de l’économie de marché.32 Les droits ancestraux des communautés autochtones sont certes reconnus par le gouvernement, mais à la condition sine qua non
[...] si l’exploitation des territoires est toujours envisageable, il n’y a pas de raison de la freiner.
28
qu’ils ne se posent pas en obstacles aux principes économiques de développement de l’État. Ce dernier est après tout un agent rationnel; si l’exploitation des territoires est toujours envisageable, il n’y a pas de raison de la freiner.
Même lorsque des communautés acceptent de négocier à l’intérieur des structures de l’État colonial, elles le font à partir de ce que Fanon appelle l’attachement psychoaffectif
par rapport aux formes de reconnaissance sanctionnées par le « maître ». C’est précisément cet attachement toxique qui maintient la structure politique et économique de relation « maître-esclave » (colonisateur-colonisé).33 Il faut reconnaître qu’il y a certes des cas où certaines communautés ont adopté des stratégies de développement économique capitaliste (par exemple les Inuits, les Cris, les Innus et les Hurons-Wendats34). Toutefois, il se remarque déjà au sein de ces communautés l’émergence d’une bourgeoisie que l’appât du gain pousse à négliger ses obligations ancestrales envers la terre et les autres membres de la communauté, ce qui menace les fondements identitaires des Autochtones que sont les pratiques égalitaires, non autoritaires et durables. Coulthard va dans le même sens en admettant que plusieurs membres des Premières Nations, particulièrement les leaders et organisateurs communautaires, s’investissent pleinement dans les politiques coloniales de reconnaissance et en sont arrivés au point d’associer cette marge de manœuvre imposée de l’extérieur à la libération ou la décolonisation même.35
Fanon, Black Skin, White Masks (1991), p: 148 33
http://www.tourisme. gouv.qc.ca/publications/ media/document/ etudes-statistiques/ diagnostic-tourismeautochtone.pdf(P.5) 34
Coulthard, Glen. Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition (University of Minnesota Press, 2014) 35
POUR QUE VIVENT LES PREMIÈRES NATIONS, LE CAPITALISME DOIT-IL MOURIR ? ABIR SAMIH
SION CONCLU tibilité nce une incompa de mettre en évide es Il a été question » pour les Premièr signifie de « vivre e qu ce tre en absolue alisme. ter » pour le capit e veut dire « d’exis Nations et ce qu nt que justifiée en posa hotomique a été dic ion sit po op Cette ne pouvait des Autochtones reconnaissance le processus de à ce ial refuse encore isque l’État colon pu , ue tiq en th au être is et ndes qui ont perm re les causes profo c’estjour de reconnaît u, t en premier lie e de peuplemen ism ial lon co le é légitim oire. La supposée loitation du territ xp l’e et e sm ali à-dire le capit surer pitalistes pour as des pratiques ca er pt do d’a ité ss néce pour cent a été rejetée nt économique dé un développeme brassée em onomie saine alternatif d’une éc o ari én sc le r ce avan ur nes comme vecte unautés autochto ssi par plusieurs comm au nt que, tant et conclut finaleme en On . ce en rg êts su de ré défendre ses intér ial s’acharnera à lon co tat l’É e qu longtemps aux des des droits ancestr ment du respect tri dé au s ste e ali capit ination poursuivi pour l’autodéterm te lut la , ns tio Premières Na ine et inefficace. e étatique est va dr ca du r ieu tér à l’in
29
Abir Samih Abir Samih est une âme errante n’arrivant pas à décrire ses engagements sociaux le temps d’une bio personnelle. Elle est aussi membre du Collectif d’Études Francophones Postcoloniales.
NOUS AVONS CRU 30
Qu’est-ce que je fais là seule ? Qu’est-ce que je croyais ? Que ce pays n’attendait que moi ? Retour au pays natal... ? Que j’allais arpenter les rues avec l’assurance de leur appartenir ? Personne ne m’attend ici. Le pays a continué sa course sans moi, sans même sentir mon absence.
QU’EST-CE QUE JE FAIS LÀ SEULE ?
Tunis m’ôte toute confiance en moi, me rend timide. On doit s’apprivoiser toutes les deux. Je comprends enfin que mon rapport avec ce pays s’est construit sur une légende, un fantasme familial, une vision archaïque et figée d’avant l’exil. Je cherche des bouts de moi dans tout ce que je vois et sens, à la recherche d’un regard familier… de quelqu’un qui attende mon retour. Et pourtant, j’ai peur d’aller frapper aux portes des maisons familiales.
Meisso Majri une Je voudrais le crier, aux passants qui me dévisagent, je voudrais leur hurler qu’il n’y a pas si longtemps j’étais des leurs. Que je ne suis pas un traître, que peut-être il ne suffirait de pas grand-chose pour qu’on s’asseye à nouveau autour d’une même table, au sol, à partager un repas dans le même plat. Mais le
Il paraît que je ne suis pas trop typée, il paraît que c’est un compliment.
constat est sans appel. Et la tendresse avec laquelle j’observe les vieilles femmes édentées
31
que je croise est en elle-même suspecte. C’est le regard fasciné de l’Occidentale qui redécouvre la « simplicité de ces gens ».
Il paraît que je ne suis pas trop
Qu’est-ce que je suis devenue ? Je suis arabe
typée, il paraît que c’est un
non ? Je suis arabe. Il faut le scander pour en
compliment. « Elle est belle
saisir toute la portée. Arabe. Ça sonne comme
comme une gaouria », elle est
un gros mot. Certains le chuchotent de peur
belle comme une blanche. Ma
de choquer. J’ai besoin de le crier parfois. Pas
grand-mère répétait ça à tout
au monde, le monde s’en fout. Mais à moi-
le monde. J’étais un peu mal
même, comme un rappel. Ma famille est arabe.
à l’aise, mais j’ai fini par croire
Mais moi ? Est-ce qu’il faut coller au fantasme
aussi que n’importe quelle
véhiculé par ce mot, tout ce qu’il charrie
blanche serait toujours plus
d’imaginaire ? Est-ce qu’on reste arabe quand
jolie qu’une moins blanche.
rien, ou presque, du cliché ne nous épouse ?
Oui, le lent travail colonial
Est-ce qu’il faut creuser profond à la recherche
continuait à vivre en moi. Notre
de cette arabité ? Ne pas la perdre de vue trop
infériorité avait été assimilée,
longtemps sous peine de désastre identitaire ?
génération après génération.
L’exotisme des teints bronzés
devant une voiture française.
On devenait beaux comme des
et des cheveux noirs nourrit le
Qui a pris la photo ?
gaouris.
fantasme sexuel, mais empêche
À qui appartenait cette voiture
d’accéder aux hautes sphères
? Que représentaient pour
de la beauté devant laquelle on
l’enfant qu’il était ces habitants
se prosterne. Les yeux noirs et
de son pays aux yeux et à la
les hanches méditerranéennes
peau clairs ? Y avait-il de la
se retrouvent pourtant en tête
colère, de l’envie ?
des moteurs de recherche
Des questions sans réponse.
pornographiques. Mon corps
Une histoire tue. Peut-être pas
éveille le désir postcolonial
grand-chose à en dire... Mais
dominateur. Contente-toi
un héritage certain.
donc du sperme qui inonde les
Mais la beauté a un prix. Mon frère se faisait appeler Freddy,
On devenait beaux comme des gaouris. j’avais supprimé le tréma sur le
Il n’a jamais vraiment choisi
/i/ de mon prénom, le privant
entre le complexe d’infériorité
ainsi de l’accent chantant de
en France et le sentiment de
mon pays natal, ma tante à la
supériorité chez les siens.
blondeur suspecte sortait avec
C’est sûr qu’elle n’avait rien
Comme si, au contact de cette
un italien et portait la croix
d’une gaouria, ma grand-mère,
société dans laquelle il vivait le
de jésus autour du cou. Le
avec ses tatouages verdis sur
dos courbé, il avait gagné lui
pathétique nous avait gagnés.
écrans et laisse les sentiments nobles à celles qui ont eu le bon goût d’incarner la pureté.
32
le front et sur les joues,
aussi une certaine supériorité
ses foulards colorés et
sur ses frères restés au pays.
son odeur de camphre. Elle est enterrée dans
ce quartier que j’arpente depuis des heures, mais je ne sais pas où parce que je n’ai pas le bon alphabet. Il n’y a que dans les cimetières que la langue de l’occupant est restée à la grille.
et ma place acquise dans le
réputés pour leur arrogance,
bac à sable. Jusqu’à ce qu’une
la garantie de leur place dans
petite fille de mon âge me
le monde. Nous étions pires,
balance cette phrase, que j’ai
étalant ici notre réussite, notre
prise pour une plaisanterie :
sang-froid, nous autorisant
« Je t’aime pas, parce que je
jugements et critiques sur un
suis raciste. »
mode de vie chaotique. Notre simple présence rappelait à nos
années de protectorat, mais
frères, stagnant sur l’échelle
elles étaient inscrites en
universelle de l’évolution,
elle. Quand je lui ai présenté
l’écart qui ne cessait de se
mon premier petit ami, bien
creuser entre eux et les vrais
français, j’ai cru déceler une
civilisés. Même notre couleur
certaine fierté.
de peau avait évolué, comme
qu’une photo en noir et blanc de mon père enfant posant
encore que ma mère était belle,
Les touristes français sont
Elle ne m’a jamais parlé des
De ces années, je ne connais
Jusqu’à sept ans, je croyais
si, à vivre chez les riches, une mutation génétique s’était opérée in vivo.
On pouvait donc ne pas m’aimer, première révélation, et en raison de ma race. Ultime révélation, j’avais donc une race. C’est là que la lutte a commencé : l’intériorisation de mes différences, de mes manques en réalité, et le lent et assidu travail de camouflage, de lissage de ces différences.
NOUS AVONS CRU MEISSOUNE MAJRI
Fer à lisser, fond de teint clair, deux carnations
Non mon frère, non Sofiane,
en dessous de la mienne, look BCBG, parce
on ne va pas niquer parce
qu’à la honte des origines se mêle celle du
que ça me dégoûte. Parce
milieu social. Parfois, mentir sur son prénom
que ses petits combats
et marcher la tête haute, là où aucun doute
quotidiens, je les connais. Je
n’est permis.
les connais trop bien pour
Mais jamais le fossé dans lequel je me débats ne m’a paru aussi large. Je me sens à l’image de Tunis. Arabe, mais dont l’identité architecturale est l’œuvre des Français qui l’ont colonisée.
qu’ils puissent m’inspirer le moindre élan sexuel. Tout en lui me renvoie à mes propres manques. Ses petites victoires ne m’impressionnent pas. Je
À l’hôtel j’ai rencontré Sofiane, un « Français »
méprise sa lutte, ma lutte,
en vacances, un peu comme moi finalement.
celle qu’il ne sait pas mener, embarrassé qu’il est des clichés
Il ne parle pas l’arabe, moi je veux parler
qu’il croit mettre à bas. On ne
l’arabe, je veux qu’on me raconte ce pays dans
fera pas l’amour parce que je
sa langue, pour qu’il devienne un peu le mien.
ne sais pas le dire en arabe.
Je ne sais pas dire faire l’amour en arabe. Ça
Je lui plais parce que je lui
doit bien exister non ? Cinquante-six mots
ressemble. Je le repousse
pour dire je t’aime et pas un pour ça. Le seul
parce qu’il me ressemble. Où
que je connaisse c’est neïke, alors je peux
sont passés sa sève et le chant
seulement niquer avec un arabe. De toute
des montagnes ? Où est passé
façon, les fois où c’est arrivé, c’était contre
son regard fier et sombre, celui
nature, comme si je baisais avec un de mes
d’avant la France ? Tout son
frères. Comme si on partageait trop de secrets.
corps, les intonations de sa
Mon corps appartient aux Blancs. Le mystère
voix, son odeur, tout exprime
indispensable au désir a été pulvérisé par un
le conflit qui le mine. Il nage
parcours commun, trop commun, trop compris.
entre deux eaux, sans s’éloigner du bord, rester là où il a pied
On pouvait donc ne pas m’aimer, première révélation, et en raison de ma race. Ultime révélation, j’avais donc une race.
surtout, intégrer les postures dans la pataugeoire. Non, je ne vais pas baiser avec lui parce que notre étreinte serait pathétique, maladroite. Parce que si nos regards se croisaient pendant que nos langues se mêlent, j’aurais peur de me voir dans ses yeux.
33
j’ai couru sous le soleil, tes des maisons familiales, Je suis allée frapper aux por puant. Il était là, le vieux ersé le pont, passé l’oued première à gauche, j’ai trav j’avais oublié. Je suis née nce, et j’y ai retrouvé ce que portail rouillé de mon enfa ille, je suis née le jour entre les égouts et le bidonv quelque part, je suis née ici ces vingt-quatre heures de s de ma grand-mère pour où on m’a arrachée aux bra e aux habitants à la peau j’ai posé le pied sur cette terr bateau, je suis née quand où ma mère est morte. e, je suis née aussi le jour claire et à la langue inconnu de Et ce petit pays, combien cris naissances ? Combien de ? Ce cri és ouv retr originels, de cris t qu’il a déchirant, tellement puissan t répercuté balayé tout un pays et s’es le même en d’innombrables échos, poussé à que ma mère et moi avons aite de sa l’unisson quand on m’a extr chair de jeune fille.
me parfois on tente de On s’invente un passé, com s de ais à la hauteur de ces kilo s’inventer un présent, jam n. salo du gés dans le buffet souvenirs heureux bien ran ler avec nos mères, et les Il faudrait pouvoir parler, par s mères avant elles. Parler mères de nos mères, et leur de nos pères. Est-ce que avec nos pères et les pères toire de mes ancêtres qui c’est mon ignorance de l’his pres souvenirs, comme s’ils me rend étrangère à mes pro r s’ancrer vraiment ? n’avaient pas de socle pou
une enfant bâtarde née Finalement, j’ai toujours été ce et de sa colonie. Pas de l’union forcée de la Fran t ici, c’est sans violence de cérémonie de dévoilemen e a été adopté, mini-jupes que le protectorat dress cod s et improbables chaussure psychédéliques, perruques fait ça s été là le déchirement, à plateformes. Il a toujour t calleux a été coupé, séparan des décennies que le corps r, Hie nts. enfa aux ée t ord men acc x. Tout ça a dû aller telle la fameuse identité en deu les j’étais une enfant. J’ai fouillé pensée, quels barrages vite. Quels mécanismes de ions érat gén s troi irs, tiro e? les placards, er que l’esprit ne se morcell oppose-t-on pour empêch s nné ndo aba de trésors méprisés, oubliées, n aurait pu se parler toutes là, des photos, des lettres Ce que je veux dire, c’est qu’o s. reux. Les ment. Peu importent les mot des kilos de souvenirs heu les deux. Je veux dire vrai De e. ndr pre s’est aurait pu se com souvenirs s’effacent comme Peu importe la langue. On ma de ue lang savoir. J’aurais dû lui dire, effacée doucement la femme à femme. J’aurais dû e plus tos, le je ne suis pas que la bâtard mère. Ne reste que les pho maman c’est moi ta fille, et la honte aussi une enfant de l’amour. grand des mensonges. De de deux républiques : je suis to, de pho pas de photo, de la peur pas Je te souris, parce que je sais étalés, nt Maman, c’est moi ta fille. eme mais des sourires, larg de l’amour, de ton amour, visages aujourd’hui que je suis née des châteaux de sable, des el tu as couru, tous lle des flashs parce que ce bonheur après lequ lumineux, lumière artificie as essayé de ne pas nous soumis ces manques en toi que tu d’alors. Des albums photos sé s dans les murs que tu as pas propres transmettre, tous ces trou à notre subjectivité, à nos je n n’en voie pas les fissures, une ta vie à combler pour qu’o manques. On se reconstruit pas besoin. de repas de voudrais te dire que tu n’avais enfance faite uniquement
maison de J’ai fouillé partout dans la retrouvailles, les ma grand-mère, passé et les les larmes, et puis la gêne longs, trop silences un peu sée les politesses. Ils m’ont lais faire, avec l’indulgence
34
famille et de vacances à la
mer.
MA A
NOUS AVONS CRU MEISSOUNE MAJRI
Et ce passé dont tu m’as privée pour me protéger, pour me laisser grandir… mais maman tu as fait de moi une éternelle bouture. La Tunisie de Ben Ali s’est enfuie avec lui. Ben Ali, je continue à le chuchoter, les espions sont partout. Ben
UI L E N E J S I A M S N E I T R A P P A PLUS.
Ali, j’ai le droit de le crier né aujourd’hui. Ce pays a gag , le droit de crier, alors il crie et s, mon il hurle à pleins pou
c
j’aimerais tellement crier ave lui, mais seule la certitude inaliénable de lui appartenir peut me conférer ce droit.
La Tunisie m’appartient, elle s m’appartiendra toujours, mai je ne lui appartiens plus.
Meissoune Majri Comédienne et metteure en scène franco-tunisienne, elle collabore à différents projets théâtraux entre la France et la Belgique. Elle dirige la Compagnie ETC... à Lyon de 2007 à 2018. En 2018, associée à Audric Chapus, elle crée la compagnie 211 basée à Liège. Son premier texte en tant qu’auteure est porté à la scène en 2020 au théâtre de Liège et à l’espace Magh à Bruxelles.
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Larost Romain Jean-Jacques, aka Larost, est un artiste visuel né en 1989 sur l’île de la Réunion, dans l’océan Indien. Il fît ses études à l’École Supérieure d’Arts de la Réunion, cursus durant lequel il développa un intérêt pour les ressources culturelles et le territoire. Sa pratique interroge à travers le prisme d’une imagerie créole l’établissement d’un rapport au monde simplifié comme base des dynamiques identitaires; l’intérêt réside dans une volonté de décentraliser l’Histoire et ses imaginaires. Son imaginaire s’épanouit à travers des manifestations variées du syncrétisme, jonglant avec les représentations du divin, des chairs et de l’utilisation des couleurs comme moyen de sacralisation.
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CORP Olivier Gbezera 40
ement, s corps en mouv être et je vois de fen la r pa e i rd ga Je re it et les siècles qu s par le jour, la nu ué rq ma us To s. sujets et objet et chaque pas. Chaque geste ns les mots et les da nt ne èg pr s’im une i reflète elle-même t une direction qu parole imprimen nous, mais rt. Celui-ci est en . Un lieu de dépa ne igi or e un , es ce sour rité. Nous somm nous en avons hé : i ois ch s pa ns nous ne l’avo i se sont nivers entiers qu rps défendant, d’u co tre no à s, es, ur porte d’épopées lyriqu ues, de guerres, oq ép s de s ur co alimentés, au ons. ions et de projecti . De représentat ng sa de et ur d’amo s surtout, des strate rtent aussi, voire Nos corps transpo i se sont celles et ceux qu développées par et s ée cré s rie d’image s existences, qui de hiérarchiser no et r ifie ss cla de lables. arrogé le droit sus de leurs semb demiurges au-des s ré cla dé nc do se sont humain utre – moi – est pas de savoir si l’A st n’e n tio es qu (La e, se qui définit la norm savoir si l’Un, celui ou pas, mais de élevé st s’e tel, alors qu’il e encore comme êm -m lui re idè de ns co ant droit de vie et eur d’un Dieu ay ut ha la à nt me unilatérale ressources éemption sur les ité entière, de pr an um l’H r su rt mo , et de sélection – qui l’intéressent es iqu ys ph et s – humaine ombe à à sa tablée. Il inc ront le rejoindre ur po i qu s y Élu s de de prouver qu’ils ste de l’Humanité re du t en gn loi ceux qui s’é ). qu’ils ont éloignés core, non à ceux en nt ne en rti pa ap
PS Nos corps sont des
Nos corps sont des encyclopédies pour qui sait (veut) les lire, et nous avançons lourds de tous nos chapitres.
encyclopédies pour qui sait (veut) les lire, et nous avançons lou rds de tous nos chapitre s. Lourds de cette encre et de ces im ages que nous n’avo ns pas choisies, mais que nous charrions néan moins. Nos corps concrét isent l’immortalité de nos prédécesseurs, de leurs luttes, craintes, pertes, trahisons et victoires : marchent avec no us ces terres et ces blessures, ces rires et ces projets. Chaque regard est une perle qui conte de s contrées lointaines, immatér ielles, mais concrèt ement dessinées sur nos épidermes. Ma peau est un rap pel de mon histoire, de ma géographie, et par là même des migrations et de s rencontres huma ines. Nos corps po rtent la mémoire de déserts, de griots , de terres arides et de fleurs verdoyante s. Mais aussi de tours, de périphériq ues, de forêts urbain es et d’hivers désor mais miens. De révoltes, marronage s, guerres et mutin eries. Nos corps son t singuliers dans leur intranquillité et dans leur équilibre contraint entre leu r lieu et ce à quoi ils renvoient. Ils sont à contrôler, mater, do miner pour certains . À admirer, envier, désirer pour d’autr es. Ce sont les même s : répulsion et attrac tion sont les deux faces d’une même pièce. Que nous le voulion s ou non, pour comp rendre et donc ma îtriser notre rapport au Monde, il nous faudrait d’abo rd apprendre à déch iffrer ces images, donc à nous déchiffr er nous-mêmes. Me surer ainsi l’éventue lle distance entre ce que nous somme s et ce que nos corps renvoient comme sig naux malgré nous. Il nous faudra it donc d’abord nous étudier, plonger en nous-mêmes, fouiller nos racines, analyser les récits dont nous sommes porteurs et qui ont été apposés sur no s corps alors qu’ils ne demandaient qu ’à être eux-mêmes. nous faut le faire, ca Il r ces récits circulen t indépendamment de notre volonté. Tapis et prêts à bo ndir à tout moment. Il s’agit de ne pas êtr e pris au dépourvu, de ne pas être doub lement dépossédé de la parole : d’abo rd en n’ayant pas voix au chapitre sur ces récits qui nous concernent. Ensuite, en n’ayant pas les éléments pour y rép ondre.
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cits répondre à ces ré e la nécessité de qu i vra i ss au t on es Mais il donc une obligati à la réaction, et on cti on inj ine reflète une certa nt pas le nous-mêmes – n’o nos corps – donc : ion sit po e ou dr à pren ence, infirmer – t justifier sa prés fau Il . ité ral ut ne privilège de la et encore légitimité encore récit, prouver sa tel ou tel – er confirm n parce que nous t le faire, c’est bie fau l S’i s. isé ov pr à des juges im es : l’ordre r les corps légitim ou approuvés pa és lid va e êtr s devrion est respecté.
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tte e et d’arracher ce ser cette démarch fu re de t es oix L’autre ch e cette nonant conscient qu e, mais tout en ét itim lég ité ral ut ne e prise de position i est elle-même un so de e cit pli ex : affirmation ion/d’intégration erche d’acceptat ch re la t ’es qu ge er, à forte face au piè tifier, à m’expliqu n’ai pas à me jus Je t. ffi su la ce Je suis, et . Je n’ai pas ent il y est arrivé corps ici ni comm ce t fai e qu ce e sur ma dir ut pas à insister i je suis, et surto qu e dir à ni er, à m’affirm locuteur à pposerait un inter tence, car cela su xis l’e à ité sur moi. itim lég uvoir symbolique nc toujours un po do t rai au i qu , convaincre sont pas nous sommes, ne is, ces corps que vo je e qu s rp es, co Ces s premières heur porteurs, dès no nt so Ils . es rg vie des feuilles spoirs et urs de volonté, d’e au monde, vecte s yé vo en ux na , de sig nace pour certains . Ils sont déjà me -ci lui ce ns da d’inscription promesse pour la société ou d’autres. Charge ur po nir ve d’a es t proje lture. Nous somm ur telle ou telle cu po x eu ur he ins de lendema est le premier ent. Notre corps gard et au jugem re au is um so es, si ain s mots et nos idé ns, bien avant no yo vo en us no e message qu e ne d’autres : personn précomposé par ge ssa me un e. st et c’e , bien sûr, de naîtr sa taille ni même ur, ule co sa , xe se choisit son t de notre t indépendammen et le récit existen ge ssa me le les si Mais ur les réinvestir et ce et les outils po for la s on av us volonté, no pour ce faire : . Chacun sa voie existences réelles s no lon se e rir ge rééc xtérieur, arracha i projetée vers l’e so de e cit pli ex affirmation r. Entre ces tant vers l’intérieu utralité en se proje ne la de sif es er bv su ces parmi lesquell ations et de nuan ad gr de i fin l’in , deux pôles de sa vie. e et de rédaction stratégie de survi re op pr sa r ise pu
PROJETER EUX MES PR ESPOIRS ET
CORPS OLIVIER GBEZERA
Le fait même de s’autoriser ce choix est un acte fort : je me donne le droit de décider de ma voie propre, de décider de ma relation personnelle avec ce corps créé et lesté d’imaginaire par d’autres, mais néanmoins mien. La liberté de choisir la manière dont j’investis mon corps et donc mon rapport premier et sensuel au monde, loin des injonctions de toute sorte (celles d’occuper l’espace de manière ostentatoire et visible des uns, celles de se fondre dans le paysage et d’être discret de l’autre) est déjà une déclaration d’indépendance. C’est un acte qui ouvre la possibilité à une réelle définition de ce moi que le corps héberge, loin de ce que d’aucuns – encore – voudraient y voir, parfois pour mon propre bien. Ces corps que je vois portent des lettres séculaires, mais le texte reste à être écrit. Sans doute vont-ils tous vers eux-mêmes. Sans doute savent-ils que l’univers vibre à chacun de leur pas, que leur simple présence bouleverse leur environnement, le réécrit d’une encre nouvelle, forte de ces trajectoires qui n’ont que dédain pour les frontières. Sans doute savent-ils qu’ils renferment et véhiculent l’utopie d’une rencontre avec soi et le vertige d’une déconstruction annoncée, porte vers de nouveaux mondes à peupler et à bâtir. Sans doute sont-ils déjà en résonance avec la renaissance à venir. Ou sans doute que je ne fais que, moi aussi, projeter sur eux mes propres espoirs et récits.
ETER SUR S PROPRES S ET RÉCITS
O li v ie r G b e z e ra Né en 1980, Olivier Gbezera est un poète belgo-centrafricain résidant à Paris depuis 2012. Sa poésie a été publiée dans Transition magazine, Africultures et Afrikadaa, ainsi que dans l’ouvrage collectif The Meantime. Ses textes sont aussi à lire sur son blog: https://mbewane.wordpress.com/
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RECO ISSANCE e n n A e s o R S t - P au l Lorsque le peuple se relève après ce qui semble être la victoire, il est désorienté. Saint-
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Domingue, en fin 1803. Des femmes et des hommes viennent d’accomplir l’impensable et de mettre fin à leur propre esclavage. Il se peut que le soleil frappe les peaux luisantes. Il se peut que l’orage gronde. Le son grandissant des tambours enveloppe les âmes abasourdies. Ogou soit loué. Il se peut que la terre tremble sous les clameurs des volcans, véritables chiens de la mer1. En croisant leur
Clin d’œil au poème d’Aimé Césaire (Dorsales Bossales) 1
regard, des femmes et des hommes n’osent pas se dire que c’est terminé. Il faudra un peu de temps pour déclarer l’Empire souverain devant l’univers, dire aux enfants qu’ils peuvent arrêter de se cacher, compter les vivants et enterrer les morts. L’année s’achève, mais le temps, lui, n’arrête pas de filer. Il faudra se dépêcher pour préparer le grand jour. Le premier jour.
Le premier jour.
ONNAIS CE C’est qu’il se peut que l’horreur revienne. Il
Dans le sous-sol de la maison de Merline,
faudra renommer Saint-Domingue avant que
nous sommes peut-être quarante-cinq,
l’horreur revienne. Ceux et celles qui sont ici
peut-être cinquante. Quelque part entre
savent que la terre avait déjà un nom, alors il
Tiohtiake et Maskutew, en mai 2010.
est important de le lui redonner. Un nom lové
Nous ne sommes nulle part. Dans le
dans un chuchotement qui dure depuis quatre
sous-sol de la maison de Merline, deux
siècles. Ayiti Kiskeya Bohio. Un nom légué
hommes habillés de blanc s’affairent à déposer
par l’esprit de ses enfants. Ici vivaient d’autres
des tambours Assotor dans un coin libre.
femmes et hommes dont le sort fut scellé en
Ils s’installent pendant que nous attendons.
même temps que celui de ces derniers. Pour
Merline est manbo, et elle nous a conviés
eux, la mort. Pour eux, l’enfer. Il n’y a rien
à assister à la cérémonie même si nous ne
à expliquer. C’est ainsi que le premier État
sommes pas initiés. C’est ma première fois. Je
noir des Temps modernes débute, par une
ne sais rien du vaudou. Nous nous apprêtons
déclaration de reconnaissance territoriale qui
à célébrer lwa Kouzen Azaka, l’esprit de la
rend son nom taïno à la terre montagneuse.
moisson. Sur l’autel se trouvent des victuailles,
Un geste d’autant plus symbolique qu’à
des bouteilles de rhum décorées de paillettes,
défaut de connaître le nom de leurs contrées
des drapeaux rituels et des manchettes. Des
ancestrales, ces femmes et ces hommes
symboles et des représentations d’abondance.
s’engagent désormais à protéger celui de leur
Tout est limpide, mais tout m’échappe. Comme
nouvelle terre.
dans un rêve. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut faire silence. La cérémonie peut commencer.
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Ces commencements m’apparaissent dans une forme de continuité. Merline est habillée de bleu. Elle porte un
Ces commencements m’apparaissent dans
foulard rouge autour du cou, et un grand
une forme de continuité. Je crois qu’il n’est pas
chapeau de paille. Elle salue l’ensemble des
nécessaire de se voir pour s’entendre et que
personnes présentes avant de se placer au
la mémoire est plus vieille que la colonisation.
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milieu de la pièce. Elle énonce alors
La décolonisation, elle, se déroule déjà dans
une demande, que je ne saisis pas au
des espaces et des temps protégés – sans
départ. J’observe. Quelqu’un se penche
intermédiaire autre que les esprits que nous
devant mon regard interrogateur et
connaissons. Elle est dans la reconnaissance
me dit : « on ne peut pas faire venir nos lwa ici
de soi et de ce qui vient avant soi. Elle est
comme ça, sans demander ». Nous ne sommes
aussi dans les idées, les gestes et les mots
pas chez nous, ici. Il y a déjà des esprits sur ce
indispensables au désordre absolu, à la
territoire. On appelle cela « avoir de l’usage ».
libération solidaire, psychique et spirituelle.
En d’autres termes, faire preuve de politesse.
En ce sens, l’existence du vaudou me rassure.
En remerciement pour la permission, des
Il se traduit en un mode de vie codifié, une
offrandes sont faites pendant que les esprits se
esthétique décoloniale. Se dérobant aux
croisent. Il se peut que le bruit des tambours
catégorisations pragmatiques, il guide dans les
s’élève, se fasse même entendre de l’extérieur.
contextes les plus effrayants sur la route qui
Il se peut qu’une, ou deux, ou trois personnes
mène vers soi. Il signale ainsi la part d’humanité
dansent, alors que la chaleur s’intensifie. Il se
qui reste au-delà de l’horreur, qui lui survit,
peut que tout se déroule devant l’œil de Zaka
qui questionne en dansant. Le vaudou a
qui, satisfait, fasse tournoyer sa machette
mauvaise réputation, et c’est bien comme ça.
entre les corps dégourdis.
Il y a parfois un avantage à vivre en marge. À vivre dans l’ombre. Cela permet de conserver ses esprits à l’abri, le temps de chevaucher le courage jusqu’à accomplir l’impensable.
RECONNAISSANCE ROSE-ANNE ST-PAUL
R o s e -A n n e S t - P au l Rose-Anne St-Paul est chercheuse et travailleuse communautaire basée à Montréal. Elle s’intéresse aux impacts des systèmes d’oppression sur la santé mentale des personnes en situation de marginalisation.
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E D S E N T O S I I X P E L RÉF R R U E O S I P N O L O D ÉC D RO I T LE 48
a m l S e k h e l i fa Ben
me rogram it] un p o [s u n o aquer a nisati décolo ent s’att a m L e « v ti e a pér eut qu Si on v il faut im it. solu », b a e r : le dro d or e établi r de dés d r o l’ e de oit. le ultim n du dr . symbo nisatio lo o ellence c é d par exc ir r de la o le v r u a o p ler nt du p nd peu our par strume On ente tilise p est l’in u t it n o r a d domin e notre nt, le Pourta ment d e que le m g a a d g n n e dép est le la nce – in Le droit it influe o r d e ies. L iné. e nos v au dom pects d s a s le droit le – tous ce que r té u n s lo n vo flexio rits e de ré les esp ébauch loniser e o n c u é t d s cle e ité de Cet arti nécess t sur la e l ia n lo e. a de co juridiqu maine o d le dans
L’INFLUENCE DU DROIT ROMAIN Tout le droit actuel est encore fortement influencé par le droit romain. Les études de droit commencent par un cours de droit romain, les juges utilisent encore des adages latins dans des jugements écrits au 21e siècle et des pans entiers du droit de propriété sont calqués sur des notions romaines. Les droits coutumiers sont pour leur part discrédités, relégués aux études d’anthropologie et vus comme étant inférieurs au « vrai » droit, compris comme l’ensemble de règles établies par des jurisconsultes de l’Antiquité. Nous savons tous que les Romains étaient esclavagistes, violents et conquérants. Les femmes n’avaient aucun droit et le pater familias1 avait droit de vie et de mort sur sa femme Expression du latin signifiant « père de famille ». 1
et ses enfants. Les sociétés sous l’emprise du joug romain étaient profondément inégalitaires et répressives. Pourtant, nous appliquons le droit romain de façon quasi quotidienne sans que cette filiation dérange qui que ce soit.
La colonisation a répandu le droit romain aux confins du monde.
La colonisation a répandu le droit romain aux confins du monde. Des notions issues de la civilisation romaine permettent de déterminer la filiation, l’héritage ou la propriété
d’une parcelle de Djibouti Ville à Santiago au Chili. Cela devrait nous faire poser des questions.
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IR RÉFLÉCH T EN AUTREM
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Une telle confusion existe entre le droit et la
Dans une économie capitaliste,
justice que peu de gens osent remettre en
la nature n’est qu’un objet
question l’ensemble du droit. L’idée même que
d’appropriation, une marchandise.
le droit est le résultat de rapports de force
Il n’y a aucun respect pour les
existants dans une culture donnée, et non
écosystèmes. Il est donc logique de
l’expression de la justice, n’est pas évidente
remplacer une forêt millénaire par
pour tout le monde. Pourtant, le droit est
des champs de colza si la demande
l’expression d’une culture. Les règles qu’une
pour ce dernier est élevée, ou
société met en place pour réguler les rapports
d’épuiser les énergies fossiles si la
entre les individus et solutionner les conflits
demande en essence est importante.
vont varier d’une communauté à l’autre. La
C’est une application mécanique
colonisation a fait d’une seule expression
de la loi de l’offre et de la demande.
culturelle du droit l’unique droit légitime.
Celui qui possède la terre en fait ce
C’est sans doute ce qu’il faudra changer pour
qu’il veut : le droit le lui permet.
sortir des rapports de domination actuels. Il nous faudra chercher dans d’autres traditions juridiques des réponses justes aux injustices du monde. Certains ont commencé ce travail de réappropriation culturelle. Les Constitutions bolivienne et équatorienne font référence aux droits de la terre. Dans la tradition juridique occidentale, seuls les
Celui qui possède la terre en fait ce qu’il veut : le droit le lui permet.
individus et les sociétés ont des droits. Mais pour la première fois, des pays consacrent
L’actuelle catastrophe écologique
dans leur loi fondamentale que la Nature elle-
n’est donc pas du tout accidentelle,
même est titulaire de droits. Dans beaucoup de
elle est au contraire calculée et
traditions non occidentales, les communautés,
prévisible. En sortant de cette
les peuples, la Terre ou la forêt sont aussi
logique et en considérant que la
titulaires de droits. C’est une piste de réflexion
Terre et la Nature sont des sujets de
et de résistance très intéressante pour tout ce
droit et non des marchandises, on
qui concerne les droits environnementaux.
change complètement de paradigme.
PISTES DE RÉFLEXION POUR DÉCOLONISER LE DROIT SELMA BENKHELIFA
Avant la colonisation, les peuples d’Amérique vivaient en harmonie avec la nature.
Avant la colonisation, les peuples d’Amérique vivaient en harmonie avec la nature. Les Occidentaux croient à tort que ce n’est que parce que ceux-ci ne disposaient pas de
technologies capables de dominer la nature. Il faut au contraire partir du postulat inverse, qui est que ces peuples ne désiraient pas dominer la nature et ne le désirent toujours pas. Leurs revendications actuelles le démontrent. La Déclaration des droits des peuples autochtones de 20072 consacre aux Nations Unies les valeurs, les Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Résolution 61/295 du 13 septembre 2007 2
traditions et les modes de pensée des peuples premiers. La déclaration souligne « le fait que les peuples autochtones ont subi des injustices historiques à cause, entre autres, de la colonisation et de la dépossession de leurs terres, territoires et ressources, ce qui les a empêchés d’exercer, notamment, leur droit au développement conformément à leurs propres besoins et intérêts. » Une des valeurs mises en avant et revendiquées par les peuples premiers est justement le respect de l’environnement. La déclaration considère que le respect des savoirs, des cultures et des pratiques traditionnelles autochtones contribue à une mise en valeur durable et équitable de l’environnement et à sa bonne gestion. Ce souhait de retour aux pratiques traditionnelles exprime également la volonté de sortir la nature – ou du moins certains éléments de la nature – du système capitaliste international.
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Cette nouvelle approche – ou plus exactement
Dans le droit occidental, il n’existe pratiquement
cette très ancienne approche réactualisée – a
aucun bien inaliénable. Les traditions culturelles
des implications directes sur les humains.
africaines et sud-américaines peuvent nous
En effet, la logique capitaliste n’épuise pas
amener à réfléchir à comment faire sortir de
seulement les ressources naturelles, elle
l’économie de marché non seulement les terres,
tend à spéculer pour influencer les prix. La
mais aussi les forêts et l’eau, faisant ainsi de leur
spéculation sur les denrées alimentaires, à
utilisation par tous un droit fondamental.
laquelle le marché bancaire participe, conduit directement à des pénuries et à des famines. Pour l’enrichissement de quelques actionnaires – qui souvent ignorent même quelles actions ils possèdent – des milliers de gens sont privés du strict nécessaire. Ce qui fait d’ailleurs dire à Jean Ziegler que les enfants qui aujourd’hui meurent de faim sont assassinés.3
Un autre problème capital auquel sont confrontés presque tous les pays dits en voie de développement est celui de la dette. L’annulation de la dette du tiers-monde et des dettes publiques en général est une revendication traditionnelle de la gauche. Elle a plus récemment été reprise par le mouvement Occupy Wall Street. Elle se heurte sans cesse
Pourtant, dans l’état actuel du droit, il est
au principe de droit qui veut que si on contracte
impossible de poursuivre pour assassinat un
une dette – même assortie d’un intérêt exagéré
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banquier qui aurait spéculé sur des denrées alimentaires, quand bien même on arriverait à prouver que son action ait causé une famine. Par contre, un jeune
révolté qui irait taguer « assassin » sur la banque serait poursuivi et condamné. De la même manière, la plupart des traditions non occidentales ne font pas du droit de propriété un droit absolu. En Côte d’Ivoire, par exemple, pour plus de 60 groupes ethniques, il existe différents modes de gestion de la terre, ayant tous un point commun : la propriété individuelle n’est pas reconnue par la société
–, il faille la rembourser. Cette évidence n’a pourtant pas toujours existé. En Mésopotamie, à Babylone ou dans la loi biblique, le droit prévoyait un effacement automatique des dettes. Le Code d’Hammourabi4 précise que : « Quiconque est débiteur d’un emprunt, et qu’un orage couche le grain, ou que la récolte échoue, ou que le grain ne pousse pas faute d’eau, n’a besoin de donner aucun grain au créancier cette année-là, il efface la tablette de la dette dans l’eau et ne paye pas d’intérêt pour cette année. »
traditionnelle, à cause du caractère inaliénable
Dans le judaïsme, le Deutéronome5 prévoit que :
de la terre.
« Tous les sept ans, tu feras relâche. Et voici comment s’observera le relâche. Quand on aura publié le relâche en l’honneur de l’Éternel, tout
Ziegler, J. (2011). Destruction massive. Géopolitique de la faim. Le Seuil. 3
Texte juridique babylonien 4
Cinquième livre de la Bible hébraïque 5
créancier qui aura fait un prêt à son prochain se relâchera de son droit, il ne pressera pas son prochain et son frère pour le paiement de sa dette. »
PISTES DE RÉFLEXION POUR DÉCOLONISER LE DROIT SELMA BENKHELIFA
l’Empire romain que Ce n’est qu’à partir de ur les citoyens a été la remise de dettes po es e l’endettement d’autr exclue du droit, et qu st C’e pour les asservir. nations a été utilisé rdure l’endettement qui pe cette conception de aujourd’hui. surendettement, il Pour lutter contre le cadre du droit romain faut réfléchir hors du ant rialiste, en recherch esclavagiste et impé n de idiques. L’applicatio d’autres traditions jur semble le, permettrait à l’en la charia, par exemp de musulmane d’arrêter des pays de tradition êt est eure, puisque l’intér payer la dette extéri sait islamique. Or, chacun proscrit par le droit t payé s du tiers-monde on que les pays endetté s) et (parfois plusieurs foi le capital de la dette s intérêts. ne payent plus que de
S e l m a i fa Benkhel Selma Benkhelifa est avocate, spécialisée en droit des étrangers au barreau de Bruxelles. Elle est également militante féministe et antiraciste.
TROUVER DES SOLUTIONS S JURIDIQUES PLU JUSTES, PLUS ÉGALITAIRES ET PLUS ÉCOLOGIQUES ES AUX PROBLÈM
ACTUELS.
t pour exemples, mais ils on Ce ne sont que des es cherchant dans d’autr but de montrer qu’en it elle tradition du dro traditions que l’étern le r s décolonise romain, nous pourrion naît aujourd’hui, droit tel qu’on le con it occidental cesser de voir le dro supérieur aux comme moralement plus solutions juridiques autres et trouver des es aux es et plus écologiqu justes, plus égalitair problèmes actuels.
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E N U R POU N O I T I S N TRA A I N O L O DÉC 54
T1: MOUVEMEN S : PRINTEMP CONTEXTE
LEQUEL EST MORT EN PREMIER ?
ance a eu Ma première naiss e a été lieu le 5 mai 1980. Ell vie par immédiatement sui gritude deux décès. Ma né el et mon genre. Lequ ? Je est mort en premier mort ne suis pas sûr ! La ment n’est pas particulière ne le linéaire, ces derniers sont pas non plus.
ON IALE
Ya r i j e y Te c h e r
MA NÉGRITUDE
MA TRANSIDENTITÉ
Je suis né dans une famille blanche française
J’ai su que j’étais garçon avant de savoir que
qui a étouffé toute trace de ma négritude
j’étais Noir. Dès l’âge de trois ans, j’ai refusé
avant même mon premier souffle. Ma mère
de porter des robes, des pinces à cheveux,
blanche voulait un garçon, elle avait déjà
j’étais en constante compétition avec les
un nom de « garçon ». Sur mon certificat de
garçons. À onze ans, je me rasais le visage
naissance : la mère est blanche, le père est
en secret, souhaitant qu’une barbe et une
blanc, l’enfant est fille, son nom aussi. Je ne
pomme d’Adam poussent. Je refusais de
suis pas très bon en maths : Blanche + Blanc
faire du sport dans les équipes de « filles ».
+ sexe féminin + nom de naissance féminin = moi, un garçon noir mixte.
Ma mère ne savait pas quoi faire de mes cheveux, j’avais donc un afro. Je ne savais
Je ne peux même pas dire que j’ai été adopté
pas ce que cela voulait dire. Ma négritude
parce que ça n’a jamais été le cas. Marié
était visible à l’œil nu, sauf à mes yeux. Ma
à ma mère, mon père non biologique s’est
transidentité aussi l’était, perceptible, mais
pointé à la mairie et m’a déclaré comme sa
vouée au silence par les années 80.
« fille ». Alors qu’il savait déjà que j’étais un enfant des jours et des nuits. La lune dormait en moi, tout le monde pouvait le voir, sauf moi, que mon sang était fait de levers de soleil, mon visage et mes cheveux vespéraux. Les portraits de famille ressemblaient à un groupe de personnes blanches aux yeux bleus portant l’ombre de la lune sur leurs genoux.
Tout au long de mon enfance, on me posait constamment deux questions : qui est Noir.e ? Ton père ou ta mère ? T’es un garçon ou une fille ? Je ne savais pas quoi répondre, alors j’inventais des histoires. J’avais honte de mentir... mais étaient-ce vraiment des mensonges ?
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À l’intérieur de l’appartement HLM : des murs blancs pour une « famille blanche ». À l’extérieur, un ciel coloré pour les villesdortoirs de Paris. Les banlieues et leur population composées de communautés africaines, nord-africaines, caribéennes, asiatiques et sud-asiatiques. Alors que ma famille blanche avait des difficultés à être la « minorité visible », j’étais le paysage : la lune, le soleil, les nuits de ces villes endormies. Mon visage noir m’est venu avant son identité. J’avais l’espace en moi pour que les étoiles s’y couchent. Tout le monde le savait, à part moi. La vérité à propos de mon père biologique a été révélée quand j’avais 28 ans. Ce n’est pas venu comme une tempête, plutôt comme un ciel de nuit dégagé. Philippe, un homme noir
Ce n’est pas venu comme une tempête, plutôt comme un ciel de nuit dégagé.
d’une île française colonisée, située entre l’océan Atlantique et la mer des Caraïbes : la Guadeloupe.
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MOUVEMENT 2 : ÉQUINOXE : UNE TRANSITION SPIRITUELLE ET DÉCOLONIALE Ma deuxième naissance a eu lieu tard, une nuit d’été, après la première injection de testostérone. Cette nuit-là, une nouvelle lune noire se levait sous le signe du Lion. Mon corps entier vibrait, désorienté; je n’ai pas pu reposer mes yeux une seule seconde. Tout a changé, la nuit semblait logique. J’ai eu besoin d’écrire :
POUR UNE TRANSITION DÉCOLONIALE YARIJEY TECHER
Jeudi 1er août 2019 Cher L., Je veux te dire au revoir correctement. Je suis tellement heureux et soulagé de te laisser partir, mais je ne veux pas que tu penses que je suis en colère ou contrarié contre toi. Non ! Vraiment… au contraire, merci. Merci beaucoup d’avoir habité ce corps pendant tant d’années, je sais que tu as fait tout ce que tu pouvais pour être OK, pour essayer d’être heureuse. Je t’admire pour ça, pour ta détermination à rester en vie, pour ton courage. Merci d’avoir tant combattu, d’avoir essayé de guérir de tous les traumatismes : ceux de l’enfance, ceux qui existent déjà, ceux que la société a plantés en toi. Merci de me donner l’espace, merci de partir... Je peux rentrer à la maison maintenant, tu peux partir en paix. Tu sais... tu sais que... j’ai toujours été là, à regarder, à attendre ce moment, que le temps et l’espace soient safe pour prendre le dessus. Tu es en sécurité maintenant, tu peux partir.
57 C’est ainsi que mon âme a repris son propre corps.
C’est ainsi que mon âme a repris son propre corps. Après des siècles d’exil, après 39 ans de travail d’accouchement, je suis né au monde et enfin à moi-même.
Personne n’était physiquement présent.e dans la maison, mais je n’étais pas seul cette nuit-là. Au fil des semaines, les aspects médical et physique de la transition ont commencé à se fondre en une série de repères spirituels et d’actions régulières entreprises dans le but de grandir. Passer par l’aspect médical a engendré de profondes réalisations et nuances sur mon identité trans, déplaçant l’attention des résultats physiques à une pratique décoloniale et spirituelle de celle-ci.
QUELQUES REPÈRES SPIRITUELS IMPORTANTS 1- Canaliser son nom :
2- S’identifier : Être entaché
suis fier d’être un homme
Pression; c’était important, ça
par la nuit signifie que,
trans noir métissé et heureux
devait être spécial, unique. Je
contrairement aux Blancs, je
de reconnaître l’importance
voulais qu’il représente qui je
n’ai pas le privilège de séparer
de mon existence. Tout
suis, qui j’étais depuis toujours.
mon identité de genre de
comme je suis fier de l’apport
J’étais tellement habitué à la
ma racialisation. Pour moi,
émotionnel, spirituel et
violence de porter un nom
les deux processus ont été
physique que j’apporte à
choisi par une famille qui m’a
lents, toujours en continuité,
cette société.
assassiné deux fois, que la
parfois euphoriques, parfois
tâche semblait colossale. J’ai
douloureux, à la fois intro
clairement canalisé un nom
et extrospectifs. Coming
plutôt que de m’en donner
out/in en tant que Noir et
un. La nuit de ma deuxième
trans, c’est deux batailles
naissance, mes ancêtres noirs
en une. C’est défier les
58
ont cessé de dormir
narrations racistes blanches
dans mon sang ou sur
eurocentrées sur la façon
mon visage. Réveillés,
dont mon existence, ma place
ils sont devenus mon
et ma valeur sont délimitées
écriture, mon cœur battant,
pour mon corps noir. En
mon premier souffle. Le nom
même temps, c’est défier
devait être enraciné dans la
les systèmes patriarcaux
sphère des Caraïbes et ne
hétéronormatifs, dont les
pouvait certainement pas être
performances binaires de
français.
genre sont le centre de
Salut, moi c’est Yarijey. Yari signifie « petits bijoux en or » en langue taïno . Les Taïnos étaient 1
des peuples autochtones vivant dans les îles des Caraïbes avant l’arrivée des colons en 1492. Il est dit que de nombreux Taïnos ont survécu en s’enfuyant dans les montagnes où se trouvaient 2
les communautés Nèg Mawon3.
gravité. Il s’agit de les briser aussi bien intimement qu’« extimement ». Me voir refuser l’accès, mais aussi la validation de mon genre et de ma négritude signifie qu’aujourd’hui, m’identifier en tant qu’homme noir métissé et trans est tout autant une déclaration politique que d’amour de soi. En effet, je
3- Marquer la peau : Ma peau est une part importante de mon genre et de ma négritude, c’est là que le soleil et la lune se croisent. C’est le miroir de ma négritude se reflétant sur le monde – qui me le renvoie parfois de manière douloureuse. C’est aussi la couleur de ma peau qui m’a évité d’être complètement effacé par ma famille blanche. C’est aujourd’hui un rite de passage de la mort à la vie, de l’enfant à naître à l’enfant né. La tatouer pour marquer ce passage allait de soi, c’était inévitable. Au fil du temps, des feuillages encrés de plantes vivaces de l’archipel de la Guadeloupe continueront de pousser sur mes avant-bras pour ancrer mon chemin du retour à mes ancêtres, à leur terre, à mon histoire et à moi-même.
POUR UNE TRANSITION DÉCOLONIALE YARIJEY TECHER
RITUELS ET PRATIQUES DÉCOLONIALES DE TRANSITION
“The Dictionary Of The Taino Language” accessed March 2, 2020, http://www.tainotribe.org/tedict.html. 1
« Meet the Survivors of a ‘Paper Genocide’ », History, 14 octobre 2019, https://www. nationalgeographic. com/history/2019/10/ meet-survivors-tainotribe-paper-genocide/. 2
« Taíno », in Wikipedia, 2 mars 2020, https:// en.wikipedia.org/w/ index 3
Aimé Césaire, Cahier D’un Retour Au Pays Natal. (Guérin, 2000).
Ma transition est le cahier
progressivement reconstruite
corporel du Cahier d’un retour
pour donner naissance à la
au pays natal4. Ce poème de
production d’un nouveau récit,
65 pages publié en 1947, écrit
une révolution, une forme
par Aimé Césaire, est une
de libération. La force de se
importante œuvre de littérature
désaliéner de l’Histoire5. La
noire francophone sur le retour
transition est indéniablement
du poète dans son pays natal,
une déconstruction/
la Martinique. Il existe de
reconstruction (voyage)
nombreux écrivain.e.s/écrits
quotidienne, hebdomadaire
que je pourrais référencer afin
sans fin du retour à la
d’exprimer la construction
maison; chez moi, pas dans
de ma négritude et de mon
ma famille biologique; chez
identité de genre. Bien que
moi, pas dans ma terre de
l’auteur soit cis et hétéro, je
citoyen; chez moi, pas
résonne avec son écriture
dans la binarité; chez
particulière parce qu’Aimé
moi, pas dans le noir
Césaire, comme le père
comme construction
biologique absent, est Homme
sociohistorique occidentale.
Noir des Antilles françaises. Il rentre chez lui, moi je rentre au pays du père absent.
4
Gloria Saravaya, Le thème du retour dans le Cahier d’un retour au pays natal (Aimé Césaire) (Paris: L’Harmattan, 1996). 5
59
Chez moi, à mes ancêtres. Chez moi, à leurs terres, mers, respirations. Chez
Cahier d’un retour au pays
moi-même, à ma négritude, à
natal est décrit comme
ma transidentité. Chez moi,
un modèle de réécriture,
fait de rituels quotidiens et
une lente perception de la
hebdomadaires de spiritualité
conscience noire émergente,
et de décolonialité.
Il rentre chez lui, moi je rentre au pays du père absent.
entre être un homme cis sans race et/ou un homme cis noir. Aujourd’hui, je ne suis ni l’un ni l’autre.
RITUEL QUOTIDIEN
60
récemment, la transition L’amour noir queer : jusqu’à sibilité. Tout au long de ma pour moi n’était pas une pos fois de traverser ce monde vie, j’ai rêvé des millions de que de représentation et de en tant qu’homme. Par man re être un homme cis sans soutien, l’image oscillait ent . Aujourd’hui, je ne suis race et/ou un homme cis noir omme trans noir métissé, ni l’un ni l’autre. En tant qu’h actions et je veux être je suis responsable de mes ur munauté. Laisser la blanche responsable envers ma com système qui a effacé, brisé, derrière et m’éloigner d’un des amours noires, des déchiré des familles noires, er s queer noires. Afin de bris racines noires, des histoire que s et ces traumatismes, dès ces croyances systémique d’aller me coucher, je lis un je me réveille et juste avant 6 é près de mon lit : post-it que j’ai écrit et plac Merci à Jada pour nos conversations.
6
L’amour noir queer Existe, Est Réel, Possible & s plein de Magique. Se manifeste sou formes. Il n’a pas de temps
ni de
limite.
Par manque de représentation et de soutien, l’image oscillait entre être un homme cis sans race et/ou un omme cis noir.
POUR UNE TRANSITION DÉCOLONIALE YARIJEY TECHER
RITUEL HEBDOMADAIRE Tous les mercredis, 6 h 30 : j’injecte par voie
J’ai réalisé suite à une conversation
intramusculaire 0,33 ml de testostérone.
avec une femme blanche cis hétéro que
L’hormone parcourt mon sang, amorçant
certaines personnes croient naïvement
progressivement le processus de
que les masculinités trans ne peuvent
masculinisation physique, dilatant les pores
pas être problématiques ! Je ne suis pas
pour laisser pousser les poils, les muscles et
d’accord. Pourquoi supprimer les nuances
les coins les plus intimes de mon corps. Elle
et les complexités des masculinités trans ?
parcourt mon corps reconnecté, libérant
Au lieu de chercher les détails de mes
progressivement « la géométrie de mon
changements physiques, pourquoi ne
sang répandu » . Elle extrait la constitution
pas chercher les détails de mon évolution
génétique transmise par le père absent, ma
intérieure ? Pourquoi ne pas chercher
négritude. L’hormone épaissit les racines
dans mes yeux les manifestations de
de mes cordes vocales dans son paysage
narrations afrocentrées ? Pourquoi ne pas
caribéen. Ce rituel hebdomadaire crée un
observer mes mains pour la construction
espace pour une nouvelle narration de la
de connexions respectueuses et non
transition noire, un lieu de recentrage de
oppressives au sein de mes communautés,
l’histoire dont le point de départ est mes
plutôt que les changements structurels
ancêtres, leur existence présente en moi
de mes muscles ?
7
aujourd’hui.
Je veux exister au-delà de ma
Mon corps, leur sang, mon souffle, leurs
superficie. Je veux que ma trans
terres, mes larmes, leurs océans.
masculinité noire soit ressentie comme
Un espace décolonial pour s’éloigner de
61
une manière d’être vu.
l’ivresse de la binarité, du passing, du conformisme, de la transidentité blanchie, de la masculinité privilégiée. Un espace pour déconstruire mes virilités noires, pour explorer les possibilités de masculinités; celles imaginées, rêvées, construites, non existantes, existantes, absentes, intoxiquées, déconstruites, inconnues, possibles, espérées. Un espace décolonial pour muer la peau du genre.
Césaire, Cahier D’un Retour Au Pays Natal., 129-37. 7
JE VEUX EXISTER AU-DELÀ DE MA SUPERFICIE.
MOUVEMENT 3 : L’AUBE « AU BOUT DU PETIT MATIN... »8 : UNE TRANSITION ARTISTIQUE
Césaire, Cahier D’un Retour Au Pays Natal. 8
Pour explorer les aspects mentionnés dans cet
matérielle, je sépare son identité allégorique
essai, je découpe, à la main ou numériquement,
de son contexte sociohistorique.
des autoportraits photographiques pour ensuite les retravailler. Le geste du découpage est pour moi une déconstruction symbolique. Celle d’une réalité de mon identité, qui existe par ellemême. C’est couper le double de celle-ci, qui n’existe que dans l’aspect physiologique et qui se manifeste par l’image, en particulier le portrait. Je décortique l’autoportrait pour l’adapter à mon processus de transition. Séparer l’image
62
et sa forme matérielle de son contexte habituel comme une opération de mise à nu. Je sépare l’image et sa forme
Une fois le processus de découpage entamé, j’élimine certaines parties pour les retravailler en intervenant sur leur forme, leur aspect chromatique, par l’infiltration et/ou l’utilisation d’éléments naturels que l’on retrouve tout au long du Cahier d’un retour au pays natal, tels que la lune, le volcan, le soleil, la nuit, la faune et la flore antillaises, etc. Mon but ici est d’établir un dialogue artistique expérimental entre mes transitions médicale, physique, spirituelle, décoloniale et émotionnelle, comme façon de documenter les nuances de ma transition.
Ya r i j e y Te c h e r Yarijey est un homme Trans, Queer,
question des constructions sociales et
métissé Noir, designer graphique. Il a
historiques persistantes. Son objectif est
étudié les arts appliqués en Nouvelle-
d’engager un dialogue entre la création
Zélande. Il est titulaire d’une maîtrise
et le spectateur. Ce processus est révélé
en arts, spécialisé dans le processus
par des expérimentations qui traduisent
de création contemporain. Son travail
la condition indéfinie et la psychologie
existe dans l’espace de fabrication plutôt
d’un créatif Queer Trans Noir.
que dans le produit fini. Ses travaux,
IG personnel : @anything_but_french
ses écrits et sa transition sont des
IG professionnel : @yarijey_design
processus exploratoires remettant en
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