Cliopsy n° 24 – octobre 2020

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Claudine Blanchard-Laville et Patrick Geffard

semble qu’en fait, pédagogie et psychothérapie poursuivent les mêmes objectifs de subjectivation. Comment est-ce qu’on peut ensemble penser cette énigme formidable que constituent, dans le développement, les points d’achoppement ? Plutôt que d’en faire un objet de rejet, qu’on en fasse un objet de curiosité intellectuelle partagée. Patrick Geffard : Avant la pause, je vous propose d’échanger. Pendant le temps de silence qui précède la première question, je fais une page de publicité. Tu as mentionné l’expression de Bonnafé d’« extermination douce ». Je ne sais pas si tu as l’occasion de voir un film récent intitulé La Faim des fous, de Franck Seuret. Je vous conseille ce film. Il a été fait autour du processus appelé par Lucien Bonnafé « l’extermination douce », c’est-à-dire la mort des malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques pendant l’Occupation en France. Ce n’est pas l’histoire de l’Aktion T4 dans l’Allemagne nazie, qui est un plan d’extermination coordonné et volontaire. Ce qui a tué les fous en France pendant l’Occupation, c’est l’application stricte de la bureaucratie. À l’époque de l’Occupation, les gens avaient des tickets de rationnement pour survivre. Quand on n’était pas enfermé, on complétait les tickets de rationnement par le marché noir, l’entraide, etc. parce que la ration par adulte avec uniquement les tickets de rationnement était un peu en dessous de la quantité de nourriture nécessaire pour survivre. Les malades mentaux qui eux étaient dans les hôpitaux psychiatriques et n’avaient pas recours à autre chose que ce rationnement sont morts de faim. Par exemple, à Villejuif, il y avait un potager considérable. On y faisait du maraîchage. Les fous pouvaient participer au maraîchage, mais ils ne mangeaient pas les produits du maraîchage puisque c’était le préfet qui gérait l’organisation. Tout en faisant du maraîchage, ils mouraient de faim à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique. Dans ce film, on voit des enfants, petits-enfants, neveux de personnes mortes dans ces conditions-là. Ils reviennent sur les lieux où sont décédés leurs parents et interrogent ce qui a pu se passer. Dans une scène, on voit une dame qui a perdu une parente. Elle est accueillie avec bienveillance et on lui met entre les mains le cahier de suivi des patients. Les infirmiers ont noté, au fil des jours, le comportement de cette femme : « Mme Untel se plaint encore… réclame toujours plus à manger… dit qu’elle n’a jamais assez à manger… est toujours dans la récrimination… » Cela dure pendant plusieurs mois jusqu’à la page où il est écrit : « cachexie ». La personne est morte de faim. On a pu noter scrupuleusement, jour après jour, que cette folle – c’était certainement assimilé à un délire – se plaignait tout le temps de la nourriture. On voit ainsi que des gens ont fait sérieusement leur travail dans le cadre précis qui était indiqué, voir cette personne mourir sans que rien ne soit transformé de la structure. Ce que tu as dit m’y a fait penser. C’est ce qui nous menace, quel que soit le métier précis que l’on fasse dans le cadre des métiers de l’humain et de la relation : c’est la soumission à la bureaucratie, l’abandon de notre pouvoir d’agir. C’est ce qui peut nous amener, sans que nous soyons structurellement sadiques, au pire des actes. Avez-vous des questions ou des remarques ? — 122 —


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