Citymag 62

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: interview

Louis-Jean Calvet: «Les langues

appartiennent à ceux qui les parlent» Le linguiste français Louis-Jean Calvet est l'invité de la Semaine de la francophonie en Mauritanie. Deux conférences et une rencontre avec le public sont programmées du 18 au 21 mars. En guise de prélude, entretien autour du français, mais aussi de l'arabe et des langues en général. Propos recueillis par Claire Jeannerat

Citymag: Louis-Jean Calvet, vous êtes probablement très sollicité à l'occasion de la Semaine de la francophonie. Pourquoi avoir accepté de venir en Mauritanie? - Parce que la Francophonie ne se limite pas au français et concerne aussi ce qu’on appelle les «langues partenaires». Or il y en a plusieurs en Mauritanie et, en particulier, la situation de l’arabe m’intéresse pour de nombreuses raisons. J’ai dit «de l’arabe», j’aurais d’ailleurs dû dire «des arabes» car entre l’arabe officiel et les arabes nationaux, arabe mauritanien, tunisien, libanais, etc, il y a de grandes différences. Pour le linguiste que je suis, l’écart entre la langue réellement parlée dans les rues, à la maison, et la langue officielle est un sujet intéressant, qui touche à la sociologie et à la politique. Pour assurer par exemple le développement d’un peuple il faut réfléchir sur la forme linguistique utilisée à l’école. Dans quelle langue doit-on former les ingénieurs mauritaniens par exemple? En arabe? En français? En anglais? Derrière cette question apparemment toute simple il y a des enjeux importants et, au bout du compte, le développement du pays. J’ai donc envie de voir de plus près ce qui se passe linguistiquement en Mauritanie.  On célèbre donc la francophonie durant une semaine. Mais dans des pays qui appartenaient à l'Afrique occidentale française, cette célébration n'a-t-elle pas des relents de colonialisme? - L’OIF est une organisation internationale, la «propriété» si j’ose dire des pays qui la composent, et la France n’y est qu’un pays parmi d’autres. Il est vrai que l’expansion du français en Afrique est le produit de l’ère coloniale, mais on peut dire la même chose du portugais au Brésil, de l’espagnol en Amérique latine, de l’anglais ailleurs. Et nous pouvons au contraire considérer que le français, comme le disait l’écrivain algérien Kateb Yacine, est un «butin de guerre». Les langues appartiennent à ceux qui les parlent et ils en font ce qu’ils veulent. En l’occurrence le français est pour un Mauritanien une ouverture sur le monde, une parmi d’autres, et il faut le considérer comme tel. De la même façon, bien sûr, il faudrait développer en France l’enseignement de l’arabe, même si cela pose un problème: quel arabe enseigner? Celui des migrants, essentiellement l’arabe maghrébin, ou celui qui est langue officielle dans une vingtaine de pays et que personne ne parle vraiment? Mais, dans la diversité linguistique de la France, l’arabe tient une place importante, plus importante que certaines langues régionales, moins parlées. .  On l'a dit menacé, par l'anglais notamment. Où en est le français actuellement, comment se porte-t-il dans le monde? - Il ne se porte pas trop mal. L’anglais est évidemment la principale langue véhiculaire de la mondialisation. Derrière lui viennent l’espagnol et le français. En connaissant ces trois langues on peut pratiquement communiquer n’importe où dans le monde. Disons que le français n’a jamais été autant parlé, que le nombre de ses locuteurs est en constante augmentation et que celui des locuteurs de l’anglais augmente plus, ou plus vite. Mais nous ne sommes pas dans une compétition, il n’y a pas de «jeux olympiques des langues», et il faut les considérer comme des clés vers les autres. Il y a un proverbe arabe qui dit : «Apprends une langue, tu éviteras une guerre», et j’aime bien cette idée.

BIO EXPRESS

Louis-Jean Calvet est né en 1942 à Bizerte, en Tunisie. Journaliste, professeur à l'Université de Provence d'Aix-enProvence, il est l'auteur de nombreux ouvrages dans lesquels il analyse les rapports entre le discours linguistique et le discours colonial sur les langues (Linguistique et colonialisme, 1974) puis les liens entre langue et pouvoir (La guerre des langues, 1987) et le rôle linguistique de la ville (Les Voix de la ville, 1994). Il participe ainsi à la création d'une sociolinguistique française dont il est un des représentants les plus connus, traduit en une vingtaine de langues, invité dans de nombreuses universités aux quatre coins de la planète.  En Mauritanie, la question linguistique est sensible. En 2010, une déclaration du premier ministre («Nous allons faire de la promotion de la langue arabe et de sa défense un principe, de son appui et de sa généralisation comme langue de travail (...) un objectif») avait provoqué un tollé parmi la population négro-mauritanienne. Quel est votre regard de linguiste sur cette question? - C’est plus en sociolinguiste, en spécialiste de politique linguistique, que je vais essayer de vous répondre. Il y a une tendance forte dans les vieux pays européens à considérer qu’à un pays donné doit correspondre une langue donnée. Le nom d’un pays, celui de ses habitants et celui de la langue dominante procèdent d’ailleurs souvent de la même racine, constituent un même paradigme. Ainsi en Allemagne il y a des Allemands qui parlent allemand, en Italie des Italiens qui parlent italien, en France des Français qui parlent français… Mais on ne parle pas suisse en Suisse ou belge en Belgique, on y parle plusieurs langues, on y a plusieurs langues officielles. La Mauritanie, vous venez de le souligner, est un pays multilingue et multiculturel, et l’idée d’y imposer une seule langue risque d’apparaître comme une forme de colonialisme intérieur. D’ailleurs qu’est-ce que le hassaniya sinon l’arabe mauritanien? Une des langues de ce pays, donc. Mais l’arabe pose un problème parce qu’il a un statut religieux, alors que les rapports entre une société et ses langues devraient être analysés d’un point de vue laïque, séculier.  Vous aviez souligné dans une conférence il y a quelques années que «Les pays arabes sont parmi ceux qui traduisent le moins vers leur langue». Cela est-il toujours vrai et qu'est-ce que cela signifie pour les pays - et les populations - arabes justement? - Oui, cela est toujours vrai, il suffit pour s’en convaincre d’aller voir sur le site de l’UNESCO l’index translationum. La Grèce

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