La lutte contre la censure au Liban

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ASSAF Christelle Mémoire de Master 2 Développement Culturel Territorial

La lutte contre la censure au Liban

Directeur de mémoire : Nicolas SCHAPIRA

Image de campagne de publicité pour la newsletter F.R.E.E. réalisée par l’ONG March

Septembre 2013


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Table des matières Introduction .............................................................................................................................. 5 I - La censure au Liban .......................................................................................................... 10 1.

2.

Loi et application de la censure ..................................................................................... 10 o

La censure légale ........................................................................................................... 10

o

L’application de la censure : outrepasser les lois..................................................... 14

Principaux sujets censurés :........................................................................................... 20 o

Ne pas choquer la morale ............................................................................................. 21

o

La politique ..................................................................................................................... 25

o

La guerre civile libanaise, un sujet tabou .................................................................. 32

II – La lutte des acteurs de la société civile contre la censure ............................................ 35 1.

2.

3.

Portrait des associations / organisations qui luttent contre la censure au Liban ........... 35 o

Présentation .................................................................................................................... 35

o

Une lutte législative : leur projet de loi ...................................................................... 40

Informer pour mieux lutter ............................................................................................ 45 o

Le rôle des médias ......................................................................................................... 45

o

Autres actions publiques d’information...................................................................... 49

Internet : un moyen de détourner la censure ................................................................. 55 o

Un moyen de dénonciation ........................................................................................... 56

o

Un moyen d’impliquer le public .................................................................................. 58

o

Un moyen de diffusion à l’abri du Bureau de la Censure libanais ......................... 61

III – Les artistes libanais dans la lutte contre la censure : un jeu qui s'installe ............... 64 1.

2.

3.

Une lutte judiciaire presque gagnée d’avance ............................................................... 64 o

Pourquoi les artistes gagnent presque toujours les procès...................................... 64

o

Une stratégie de lutte contre la censure qui se développe ....................................... 67

La censure comme sujet d’expression artistique ........................................................... 69 o

Actions artistiques de March : performances en direct dans les universités ........ 69

o

La censure en exposition............................................................................................... 72

Mamnou3! Ou comment tourner la censure en dérision ............................................... 76 o

Naissance et réalisation du projet ............................................................................... 76

o

L’absurde de dénonciation : dédramatiser la censure ............................................. 79

o

Retombées de la web-série ........................................................................................... 82 2


Conclusion……………………………………………………………………………………87 Annexes : ................................................................................................................................. 91 Liste des législations sur la censure au Liban ....................................................................... 91 Images ................................................................................................................................... 93 Entretiens ............................................................................................................................ 103 o

Entretien avec Hania Mroué de Metropolis Empire Sofil du 27 juin 2013 ......... 103

o

Entretien du 09 juillet 2013 avec Christy Massabni de l’ONG March : .............. 111

o

Entretien du 12 juillet 2013 avec Nadim Lahoud, réalisateur de la web-série Mamnou3! ..................................................................................................................... 116

o

Entretien avec Ayman Mhanna de SKEYES du 18 juillet 2013 ............................. 125

Tableau des films interdits de diffusion au Liban en 2008................................................. 131 Bibliographie ...................................................................................................................... 134

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Introduction Mohamed Kacimi, écrivain et poète algérien, décrit ainsi le Liban dans Beyrouth XXIe siècle : c’est un « État confessionnel certes, miné par ses rivalités religieuses, gangrené par une guerre civile de quinze années, ravagé par les interventions de pays voisins, confisqué par une classe politique archaïque, ruiné par une économie sauvagement libérale, vidé de ses élites qui ont pris le chemin de l’exil, mais le Liban reste, en dépit de tout cela, le seul pays arabe où la liberté n’est pas un anachronisme »1. C’est également ce que s’accordent à penser d’une manière générale les éditeurs arabes, qui sont pour la plupart réunis au Liban. Ce phénomène est encore d’actualité aujourd’hui, comme le montre cette étude statistique sur l’état des lieux du livre au Liban, réalisée dans le cadre de « Beyrouth capitale mondiale du livre 2009 » : « L’industrie locale du livre est en effet structurellement rattachée aux marchés de la région depuis les années 1950. Elle doit sa prospérité à la montée en flèche de la demande arabe générée par la croissance astronomique des recettes pétrolières, le rétrécissement de l’espace de liberté dans la région avec la multiplication des régimes autocratiques et le recul du rôle de l’Égypte suite aux nationalisations à tour de bras de l’époque nassérienne »2. Il est important de constater que ces éditeurs s’installent et publient au Liban à cause du « rétrécissement de l’espace de liberté dans la région ». Le pays jouit donc d’une réputation de liberté d’expression qui n’est visiblement pas satisfaisante dans les autres pays du monde arabe. Cependant, on est en droit de s’interroger sur l’étendue et les limites de cette liberté lorsque l’on aborde la question de la pratique de la censure au Liban. La censure existe depuis longtemps déjà dans nos sociétés, sous une forme ou une autre. Du latin « censura », la censure est « l’action de censurer, d’interdire tout ou partie d’une communication quelconque » selon la définition donnée par le Larousse3. Julian Petley, dans son livre Censorship, a beginner’s guide, dont le but est de retracer l’histoire de la censure, souhaite « définir la censure dans un sens large afin d’y inclure non pas uniquement les activités des gouvernements et les effets des lois, mais aussi les opérations de régulateurs d’un genre ou d’un autre, les travaux des forces de marché ainsi que bien sûr, plus nébuleux 1 KACIMI Mohamed, « Beyrouth XXIe siècle », La pensée de midi, 2007/1 N°20, p.6 2 HARB Mahmoud, « Les Libanais et le livre: état des lieux », L'orient littéraire, Août 2008, article disponible à cette adresse : http://www.lorientlitteraire.com/article_details.php?cid=31&nid=3186 3 Définition donnée par le Larousse en ligne : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/censure/14086

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mais non moins extrêmement importants, les facteurs tels que l’idéologie phare d’une époque »4. Il cite ainsi Derek Jones, auteur de Censorship: a world encyclopedia, qui donne de la censure la définition suivante : « une variété de processus, formels et informels, connus et cachés, conscients et inconscients, par lesquels des restrictions sont imposées sur la collecte, l’exposition, la dissémination et l’échange d’information, d’opinions, d’idées et d’expression imaginative »5. D’après ces définitions, nous pouvons résumer la censure comme suit : il s’agit de l’action par différents acteurs étatiques et non-étatiques ayant une certaine influence politique ou économique d’imposer des restrictions à la création et à la diffusion d’idéologies qu’ils jugent contraires à leurs intérêts ou à ceux de la population qu’ils dirigent à une époque donnée. Si l’on s’intéresse à la définition donnée par Julien Duval dans l’Encyclopedia Universalis, « au sens propre, le terme « censure » désigne à la fois l'action de condamner un texte ou une opinion, d'en interdire sa diffusion, et l'institution qui prononce cette condamnation »6. La censure signifie donc à la fois l’action de restriction en elle-même ainsi que ceux qui l’ont appliquée. La censure institutionnelle, pour ceux qui la soutiennent, est un instrument de protection des libertés individuelles pour se légitimer. Héritée des censeurs de l’Empire Romain, magistrats chargés de contrôler la vie publique et privée des citoyens, puis institutionnalisée par l’Église catholique afin de veiller au maintien des bonnes mœurs, la censure désignait avant toute chose « l’organe ou le procédé qui condamnent une opinion, un texte, une œuvre, l’interdisent ou exigent des modifications »7. Cependant, Nathalie Goedert en offre une définition plus actuelle : la censure, selon elle, « s’applique à un ensemble de mécanismes officiels ou confidentiels, et à une multitude d’acteurs plus ou moins légitimes, qui interdisent, réprouvent ou punissent une expression considérée comme dangereuse pour 4 « We need to define censorship in a broad sense so as to include not only the activities of governments and the effects of laws but also the operations of regulators of one kind or another, the workings of market forces, and indeed more nebulous but nonetheless extremely important factors such as the ideological tenor of the times », PETLEY Julian, Censorship, A Beginner’s Guide, Oxford, Oneworld Publications, Beginners Guides, 2009, page 1 5 « A variety of processes … formal and informal, overt and covert, conscious and unconscious, by which restrictions are imposed on the collection, display, dissemination, and exchange of information, opinions, ideas, and imaginative expression », PETLEY Julian, Censorship, A Beginner’s Guide, Oxford, Oneworld Publications, Beginners Guides, 2009, page 2 6 DUVAL Julien, « Censure », Encyclopedia Universalis, définition disponible à cette adresse : http://www.universalis.fr/encyclopedie/censure/ 7 GOEDERT Nathalie, Censure et libertés : atteinte ou protection ?, Presses universitaires de Sceaux, L’Harmattan, novembre 2012, p.9

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une communauté entière ou pour un public jugé plus particulièrement vulnérable. […] Difficile à saisir, elle meut à volonté, selon la nature des sociétés, les hommes ou les croyances. Variable dans ses motifs, polymorphe, elle surprend aussi, produisant parfois les effets contraires de ceux qui étaient attendus »8. Cette dernière définition semble s’appliquer parfaitement à la censure pratiquée aujourd’hui au Liban. Le Liban est un État du Proche-Orient, au carrefour de trois continents : l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Sa situation géopolitique en a fait de tous temps un lieu de nombreux conflits, à la fois régionaux et internationaux. Berceau des chrétiens d’Orient, terre d’accueil et de passage de nombreuses civilisations, le Liban est, à son indépendance le 22 novembre 1943, un pays de mélanges confessionnels et culturels. Suite aux tensions régionales générées à la fois par la création de l’État d’Israël en 1948, qui entraîna un afflux massif de réfugiés palestiniens au Liban, créant un déséquilibre confessionnel, et par la crise du Canal de Suez en 1956, le pays sombra dans une période d’instabilité qui s’acheva par une guerre civile d’une quinzaine d’années, de 1975 à 1990. La période de reconstruction du pays qui s’ensuivit fut elle-même marquée par de nombreux conflits et tensions diverses, notamment avec ses pays limitrophes, Israël et la Syrie, qui l’occupèrent militairement durant plusieurs années, Israël au Sud du Liban jusqu’en l’an 2000, la Syrie sur le reste du territoire jusqu’en 2005. Les tensions confessionnelles, attisées par les tensions géopolitiques et entretenues par les conflits régionaux, sont encore aujourd’hui très présentes au sein de la société libanaise, dont les habitants essaient tant bien que mal de réapprendre à vivre les uns avec les autres. Ces dernières années, 2012 et 2013, marquent une nouvelle période de tensions et de troubles pour les pays du monde arabe, entraînés les uns après les autres dans de profonds changements. Le Liban, aspiré par la guerre en Syrie voisine, peine à préserver sa paix civile et se laisse de plus en plus déborder par le conflit. C’est pourquoi il m’a semblé essentiel de rédiger un mémoire qui s’inscrive dans une démarche d’analyse et d’état des lieux de la défense de la liberté d’expression au Liban, au travers de l’étude de la lutte contre la censure par divers organismes, artistes, journalistes et citoyens libanais. Le but de cette étude n’est pas de définir la manière dont s’applique la censure au Liban, mais au contraire de dresser un portrait des acteurs de la société civile

8 GOEDERT Nathalie, Censure et libertés : atteinte ou protection ?, Presses universitaires de Sceaux, L’Harmattan, novembre 2012, p.9

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libanaise qui s’impliquent dans cette lutte contre la privation d’un droit de liberté d’expression pourtant reconnu par la Constitution Libanaise de 1926. Si l’on en croit ce que déclare Joumana Haddad à propos des censeurs libanais dans son livre J’ai tué Schéhérazade, la lutte contre la censure au Liban dépasse le simple cadre de défense d’un des droits de l’homme fondamental : « Ces « voleurs » nous ont privés de nos vies privées. Ils nous ont volé notre liberté individuelle et civique (le droit de vivre librement, de choisir librement, de s’exprimer librement...). Ils ont détourné notre culture, l’ont profanée et assassinée. Ils en ont fait ainsi de notre avenir, de notre civilisation et de l’héritage arabe des Lumières. La liste de leurs actes de vandalisme s’allonge »9. Cette journaliste et poète libanaise, militante des droits de la femme et responsable des pages culturelles du quotidien An Nahar10, a en effet dû affronter la censure libanaise à de nombreuses reprises, notamment dans le cadre de la publication de sa revue Jasad11, spécialisée dans les arts du corps. Interdite dans tous les autres pays arabes car jugée pornographique par de nombreuses institutions religieuses, Jasad n’est publiée et diffusée officiellement qu’au Liban mais rencontre malgré tout un important succès régional12. Bien que sa diffusion soit autorisée au Liban, elle rencontre néanmoins de nombreuses difficultés, notamment financières, soumise au boycott de nombreuses institutions religieuses et autres, ainsi qu’à celui des publicitaires qui ne souhaitent pas ternir leur réputation en publiant dans une telle revue. Effectivement, lorsqu’on se penche sur la pratique de la censure au Liban, on constate rapidement que le sexe est un des sujets principaux soumis à restriction. Cependant, il est loin d’être le seul thème tabou et censuré de façon quasi-automatique : tout ce qui peut offenser la nation et ses symboles, ou mettre en danger la paix civile en choquant l’une ou l’autre des institutions religieuses libanaises est soumis à censure. L’argument principal des censeurs étant de préserver l’entente entre les communautés et le bon fonctionnement du multi confessionnalisme au sein du pays, ils bénéficient alors d’une grande liberté d’action de censure, appuyés par une loi rarement amendée ou revisitée depuis sa promulgation en 1947. C’est pourquoi nous allons montrer dans une première partie la manière dont s’applique

9 HADDAD Joumana, J'ai tué Schéhérazade, Babel, Actes Sud, 2013, page 20 10 Quotidien d'information libanais disponible en arabe à cette adresse : http://www.annahar.com/ 11 Revue disponible à cette adresse : http://www.jasadmag.com/en/index.asp 12 Pour plus d'informations, consulter l'article du journal français Libération à ce sujet, disponible à cette adresse : http://www.liberation.fr/medias/2009/04/10/jasad-le-sexe-a-bras-le-corps-au-liban_551962

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aujourd’hui la censure au Liban, en fonction de son cadre législatif, et explorer les principaux sujets qui y sont généralement soumis. Dans la seconde partie de ce mémoire, nous tâcherons de dresser un portrait des organismes qui luttent le plus activement aujourd’hui contre la censure au Liban, tout en essayant d’effectuer une analyse précise de leurs moyens d’action, d’information et de sensibilisation de la population libanaise. Nous verrons de quelle manière les médias et nouvelles technologies comme internet jouent un rôle capital dans la diffusion de leurs idées et revendications. Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous évoquerons les artistes libanais dans leur participation à la lutte contre la censure, par le biais d’actions artistiques publiques de sensibilisation - ainsi que par la création autour du thème de la censure. Nous verrons dans quelle mesure ces artistes créent alors un espace de jeu avec la censure, qui à la fois les inspire et qu’ils dénoncent. Nous nous attarderons pour finir sur la web-série Mamnou3! (Interdit), satire du Bureau de la Censure, qui a réussi le pari de réunir en une action artistique les différents moyens les plus efficaces de lutte contre la censure et de sensibilisation de la population à cette cause. Afin d'étudier et d'analyser ces différentes méthodes de lutte contre la censure au Liban, j'ai réalisé plusieurs entretiens avec des acteurs de cette lutte. C'est ainsi que j'ai rencontré les responsables de trois organismes actifs dans cette lutte, ainsi que le réalisateur de la web-série citée ci-dessus. J'ai également consulté différents rapports sur l'état des lieux de la censure au Liban, et me suis appuyée sur l'étude Censorship: law and practice in Lebanon, écrite par les avocats Nizar Saghieh, Rana Saghieh et Nayla Geagea. Plusieurs des articles, rapports et livres cités dans ce mémoire ont été traduits de l'anglais au français par moi-même. J'ai également procédé à l'analyse de certaines œuvres, notamment celle de la web-série Mamnou3!, pour apporter des exemples plus précis encore des différentes formes que peut prendre la lutte contre la censure au Liban.

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I - La censure au Liban

1. Loi et application de la censure

o La censure légale

Dans la rédaction de cette partie, je vais m’appuyer principalement sur l’étude Censorship in Lebanon : law and practice13 rédigée par Nizar Saghieh, Rana Saghieh et Nayla Geagea. Tous trois avocats libanais et militants actifs pour les droits de l’homme, ils sont plus particulièrement connus pour leur expertise en droit des affaires, des réformes juridiques ainsi que des affaires de défense des droits de l’homme au Liban et dans le monde arabe. Ils ont rédigé de nombreux rapports et articles sur les réformes juridiques, l’appareil judiciaire et les droits de l’homme au Liban, et ont souvent collaboré avec les agences de l’Organisation des Nations Unies. Cette étude a été réalisée durant l’année 2012, traduite de l’arabe vers l’anglais par Mona Abu Rayyan, et publiée sur le site web de la Fondation Heinrich Boell14. Il s’agit de la principale source d’informations sur le cadre légal et les pratiques de la censure au Liban. Elle a été réalisée dans le cadre d’une demande faite par différents organismes et individus, qui se sont associés dans la lutte contre la censure afin de créer « l’Observatoire de la Censure », Marsad al Raqaba, ayant pour objectif la rédaction, la proposition et le vote au Parlement d’une nouvelle loi sur la pratique de la censure au Liban15. Selon ses auteurs, « l’objectif de cette étude est de fournir un panorama complet des différentes formes de censure légale pratiquées au Liban. Elle vise également à permettre à ceux travaillant dans les domaines de la culture et des arts de se construire une opinion éclairée sur des formes de législation de la

13 GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012 14

Pour plus d'informations sur la Fondation Heinrich Boell, consulter leur site internet : http://www.boell.eu/

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Liste des organisations qui ont fondé l'Observatoire de la Censure : Ashkal Alwan, Assabil, Beirut DC, Metropolis Cinema, Né à Beyrouth, Beirut Art Center, UMAM Documentation et recherche, Zico House, SHAMS, le journaliste Pierre Abi-Saab et le journal Al Akhbar, la Fondation Heinrich Böll, le Goethe Institute du Liban. Ces organismes seront détaillés en deuxième partie de ce mémoire.

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censure plus appropriées, et ainsi exercer des pressions plus efficaces pour promouvoir une telle législation »16. La législation sur la censure et sa pratique sont deux choses bien distinctes, plus particulièrement au Liban. Il est donc intéressant de se pencher tout d’abord sur le cadre légal qui régit la censure avant de se pencher sur la manière dont son application pratique dépasse en réalité son cadre juridique officiel. Afin de mieux comprendre la façon dont est supposée fonctionner la censure au Liban, nous allons tenter dans un premier temps de comprendre quelles institutions légalement désignées ont le pouvoir de censurer, et quels textes de lois ou décrets la régissent. S’il est complexe de parvenir à définir concrètement le rôle de chacune des entités officielles qui ont un rôle à jouer dans la pratique de la censure au Liban, il faut en chercher la cause dans la manière dont la censure est appliquée, qui diffère parfois grandement de la manière dont elle est codifiée. Une institution semble prendre le p as sur les autres : il s'agit du Bureau de la Censure de la Sûreté Générale, dont le rôle dans la pratique de la censure s'est intensifié au fur et à mesure des années, de manière légale ou de manière abusive. Cependant, il existe également d'autres institutions étatiques ayant une forte influence sur la censure au Liban : le Ministère de l’Information, le Ministère de l’Intérieur et le Comité administratif spécial en charge de la censure. La Direction Générale de la Sûreté Générale17, dont fait partie le Bureau de la Censure de la Sûreté Générale, est le service de renseignements libanais. Créée par le décret n°1061 du 5 janvier 1921, elle s'appelait alors « Premier Bureau ». Elle devint une branche qui dépend du Ministère de l'Intérieur libanais, et qui est présidée par un Directeur Général d'après le décret-loi n°139 du 12 juin 1959. Sa fonction principale est la sécurité intérieure : ainsi, elle a pour rôle de collecter des renseignements, et de tenir le gouvernement libanais informé, afin d'assurer la sécurité sur tout le territoire libanais. L'organisation participe aux diverses enquêtes judiciaires liées à la sécurité intérieure et extérieure, et à la surveillance des frontières terrestres, aériennes et maritimes du Liban. Elle a également un rôle administratif, tel que le contrôle de l'immigration, fournissant visas et permis de séjour, et c'est également cette institution qui s'occupe de délivrer les passeports libanais. Le dernier décret réformant la 16

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« The objective of this study is to provide a comprehensive overview of the differents forms of legal censorship practiced in Lebanon. It also aims to allow those working in the fields of culture and the arts to construct an informed opinion about more appropriate forms of legislations on censorship and thus lobby more effectively to endorse on such legislation. », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.17 Source de ces informations : le site internet de la Sûreté Générale (http://www.general-security.gov.lb/)

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fonction de la Sûreté Générale est en date du 16 décembre 1959, lui donnant le rôle de veiller à la sécurité des frontières aériennes, terrestres et maritimes du pays. La Sûreté Générale est basée sur une organisation interne militaire : ainsi, ses employés sont hiérarchisés selon les grades militaires, allant du Général de Brigade à l'Agent, en passant par les Colonels, Commandants, Lieutenants, etc. Le Bureau de la Censure de la Sûreté Générale quant à lui a pour rôle d’effectuer un visionnage préliminaire de ce qui va être diffusé publiquement, qu’il s’agisse d’œuvres cinématographiques ou musicales. S’il considère que rien ne s’y oppose, il délivre alors un permis de diffuser au candidat. Autrement, le produit doit être soumis à une autre étape de la censure : un visionnage par le Comité administratif spécial en charge de la censure. Le rôle de la Direction Générale de la Sûreté Générale est défini par le Décret N°2 du 1er Janvier 1977. Il donne autorité à la Sûreté Générale pour rejeter ou approuver une pièce de théâtre dans le cadre de la pré-censure. Cependant, le paradoxe de ce décret réside dans le fait qu’il a été établi à la suite d’une décision de justice, dans le cas de la pièce Majdaloun18 (1969) du metteur en scène Roger Assaf : celle-ci avait été refusée au stade de la présentation du script, lors d'une pratique de pré-censure par la Sûreté Générale. Le metteur en scène avait donc intenté un procès afin de pouvoir créer et diffuser sa pièce, et la justice lui avait donné raison en décidant qu'il ne fallait pas exercer de pré-censure sur les pièces de théâtre puisque c’était contraire à la liberté d’expression défendue par la Constitution de l’État Libanais 19. Il est intéressant de citer le site internet de la Sûreté Générale à propos de son propre rôle de censeur. Voici par exemple ce qui est défini dans l'explication officielle de ses fonctions20, en ce qui concerne la censure appliquée aux médias libanais : « La censure des médias:  Contrôler

les

émissions

audiovisuelles

et

les

cassettes

des

films

cinématographiques.  Préparer les études relatives à l'organisation du contrôle des publications écrites et audiovisuelles ; organiser la censure de la presse et des médias.

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Pour plus d'informations, consulter le Musée Virtuel de la Censure ainsi que la page 58 de ce mémoire (http://www.censorshiplebanon.org/Categories/Theater/Majdaloun-%D9%85%D8%AC%D8%AF%D9%84%D9%88%D9%86)

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Article 13 de la Loi française de 1905, pour plus d'informations consulter : http://www.cedroma.usj.edu.lb/pdf/drtsfond/khair1.pdf

20

Source : site internet de la Direction Générale de la Sûreté Générale libanaise, page « Fonctions de la Sûreté Générale » (http://www.general-security.gov.lb/About-GS/sub2.aspx)

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 Veiller sur la correcte application des lois et règlements relevant de la censure des médias et de l'information. » Nous verrons plus tard dans quelle mesure il existe un décalage entre ces fonctions officielles de censeur, que la Sûreté Générale exprime elle-même en ces termes, et la manière dont elle applique la censure, sans se cantonner à ces trois caractérisations. Le Ministère de l’Information a pour rôle d’accepter ou de refuser de donner une licence de publication aux journaux et magazines libanais écrits après consultation avec le Syndicat de la Presse Libanaise, selon le décret législatif du 13 avril 1953. Cette pratique permet au ministère de restreindre le nombre de journaux politiques pouvant être publiés, les licences leur étant très rarement accordées. Elles sont alors devenues des privilèges pour les journaux politiques qui les avaient obtenues avant ce décret, et font depuis l’objet d’un commerce de la part de ceux qui les ont, qui peuvent donc les revendre. Le Ministère de l’Information les accorde en revanche sans trop de difficultés aux autres magazines et journaux. Ce même ministère peut aussi exercer une censure sur les publications étrangères : il peut décider d’empêcher la diffusion au Liban de certaines publications s’il estime qu’elles constituent un potentiel danger pour la sécurité du pays par exemple en mettant en danger le sentiment national, faisant des dégâts sur la morale publique ou incitant à des tensions sectaires, comme l’explique l’étude Censorship in Lebanon: law and practice. Les publications libanaises déjà autorisées sont également concernées par ces règles. L’actuelle Cour des Publications, nommée en mars 2009, a commencé à punir celles qui les enfreignent de peines d'emprisonnement, tandis qu'auparavant la condamnation pour délit de presse était limitée à l'imposition d'amendes. Enfin, le Ministère de l’Information a également un droit de regard sur les chaînes de télévision par satellite. Celles-ci ne sont pas soumises à la pré-censure, mais doivent en revanche obtenir la validation de leur programme général par le ministère avant d’être autorisées à diffuser au Liban. Le comité administratif spécial en charge de la censure, qui n’existe pas en pratique, est supposé être composé des personnes suivantes : le président du Directorat de la Publicité et de la Publication, quatre délégués chacun respectivement du Ministère des Affaires Étrangères, du Ministère de l’Éducation, du Ministère de l’Économie et du Ministère des Affaires Sociales, ainsi qu’un représentant de la Sûreté Générale. Il a pour rôle de donner des permis de diffuser, ou bien d’exiger la censure de certaines parties des films ou des pièces de

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théâtre qui lui sont soumis. La décision d’interdire la diffusion totale d’une production ne peut être prise que par le Ministère de l’Intérieur uniquement. Pour avoir une meilleure compréhension de la législation sur la censure au Liban, nous allons ici détailler quelques-uns des principaux textes de législation autour du cinéma, du théâtre, des publications et de l’audiovisuel. Il est important de préciser qu’à l’exception de ceux régissant l’audiovisuel, presqu’aucun n’a été mis à jour ou révisé depuis 1979, soit trois années après le début de la guerre civile libanaise, les plus anciens datant de 1922, année de la confirmation du mandat français au Liban par la Société des Nations. Une liste de ces textes de loi tirée de l’étude Censorship in Lebanon: law an practice21 est également disponible en annexe de ce mémoire. En ce qui concerne la censure des médias, nous pouvons évoquer l’Article 387 du Code Pénal libanais qui déclare que « la diffamation d’un personnage public et officiel est justifiée tant que la diffamation est prouvée réelle ». Cependant, s’il s’agit d’une critique à l’encontre du Président de la République ou de l’armée, elle sera perçue comme une attaque de l’institution étatique tout entière et considérée comme une menace pour le pays, donc punissable même si prouvée. La loi du 27 octobre 1947 concerne quant à elle les œuvres cinématographiques : « toutes bobines ou bandes cinématographiques doivent être soumises aux contrôles de la censure ». En 1961, est établi par la loi le Ministère de l’Information. A la suite d’une lutte de pouvoir entre ce dernier et la Sûreté Générale, les deux institutions se partagent le rôle de censeur, chacune disposant de la capacité de donner un permis de diffusion ou de demander la censure de certaines scènes au Comité administratif spécial en charge de la censure. L’article 9 du Décret légal N°2873 en date du 16 décembre 1959 accorde au Bureau de la Censure le droit de censurer les œuvres cinématographiques, les cassettes audio et les enregistrements (aujourd’hui les CDs) importés, sans préciser toutefois quelle forme de censure appliquer et quels contrôles effectuer. o L’application de la censure : outrepasser les lois

Si l’on se penche sur l’application pratique de la censure, on s’aperçoit rapidement qu’il existe un décalage certain avec cette législation. On constate que le Bureau de la 21

GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.147

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Censure de la Sûreté Générale est plutôt prompt à prendre diverses initiatives et décisions de censures qui ne reposent pas sur une base légale. Il en va de même pour la pratique de la précensure, qui est inexistante dans les textes mais dont dépend en réalité l’obtention de divers permis de filmer et par laquelle passent tous les scripts. Nous verrons enfin de quelle manière les autorités étatiques en charge de la censure se laissent influencer par divers autres organismes officiels ou non-officiels. La loi du 27 novembre 1947 qui soumet toute bande cinématographique à la censure de la Direction Générale de la Sûreté Générale est très claire au sujet du rôle de l’institution, comme l’écrivent les auteurs de l’étude Censorship in Lebanon: law and practice : « Il est très clair que la loi de 1947 ne confère à la Sûreté Générale que l’autorité initiale dans l'évaluation du respect des conditions d'obtention d'un permis de diffuser, et pour évaluer si un film a enfreint ou non les lois en vigueur »22. Cependant, la Sûreté Générale enfreint ellemême cette loi en s’accordant tous les droits de censure, sans jamais passer par le Comité administratif spécial en charge de la censure, prévu par cette même loi de 1947. Ce Comité existait et fonctionnait avant le début de la guerre civile en 1975, et selon les recherches menées par les auteurs de l’étude, son avis différait généralement de celui de la Sûreté Générale, en particulier dans le cas des scènes à couper pour lesquelles il était beaucoup plus flexible. Il n’existe également aucune base légale sur laquelle s’appuyer qui définisse de manière précise quelles parties couper, dans un film ou une pièce de théâtre, ni comment poser des limites d’âge pour les spectateurs en fonction des différents contenus. Ce flou permet au Bureau de la Censure d’être seul décisionnaire dans sa pratique de la censure. En ce qui concerne les permis de diffuser, il n’existe pas non plus de dispositions particulières à prendre lorsqu’il s’agit de festivals ou de films étudiants, ni de délais pour la décision d’attribution de ces permis, ce qui laisse à la Sûreté Générale la liberté de ne pas répondre à une demande de permis par exemple avant la fin dudit festival si un des films posait problème sans toutefois qu’elle trouve de raison particulière de le censurer. La loi de 1961 qui donne au Ministère de l’Information les mêmes pouvoirs de censure qu’à la Sûreté Générale n’est pareillement pas appliquée. En effet, le ministère ne participe presque jamais aux décisions de permis de diffuser ni aux visionnages des films. Il faut également mentionner, en ce qui concerne la censure des œuvres cinématographiques, le permis de filmer qu’exige la Sûreté Générale pour autoriser le 22

« It is abundantly clear that the 1947 legislation only grants General Security the initial authority to asses the extent to which the conditions for a screening permit have been met, and to asses whether or not a film has contravened any existing laws », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.29

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tournage d’un film libanais. Il s’agit ici d’une violation très claire des lois, qui ne mentionnent nulle part une telle forme de censure, communément appelée la pré-censure (prior censorship). Voici comment la définit Nadim Lahoud, réalisateur de la web série Mamnou3!23 : « Pour les films libanais, y’a deux formes de censure, y’a la censure avant même de commencer à tourner, et puis y’a la censure avant de diffuser. Et donc, il faut soumettre ton script et où tu comptes filmer, et ce que tu comptes filmer, puis tu pars filmer et puis avant que tu diffuses dans un cinéma ou à la télé, tu leur donnes le produit final et ils ont le final cut, ils peuvent couper comme ils veulent »24. Julian Petley, dans son livre Censorship, A Beginner's Guide, définit la pré-censure en ces termes : « Bien sûr, la forme la plus effective de censure consiste à empêcher que le matériel controversé ne soit jamais produit en premier lieu »25. Le Département des Publications de la Sûreté Générale s’est vu attribuer l’autorisation de cette pré-censure par des protocoles administratifs internes à l’institution, sans législation officielle sur le sujet. Depuis 1993, une part du budget de la Sûreté Générale a également été accordée à l’application de cette pré-censure pour l’obtention d’un permis de filmer. Il est important de préciser que la dernière loi concernant la pré-censure d’œuvres culturelles au Liban datait du 18 octobre 1934, à l’époque du Haut-Commissaire français, et avait été annulée par la suppression même de ce poste. « Pour obtenir ces permis préalables, les producteurs et réalisateurs de longs métrages doivent fournir une copie du script complet du film pour un examen par le censeur »26, nous expliquent Nizar Saghieh, Rana Saghieh et Nayla Geagea. Il en va de même pour la précensure sur les pièces de théâtre. L’obtention d’un permis de filmer est également payante : 67$ pour les films, 33$ pour les documentaires locaux. De plus, le permis est valable pour une durée de trois mois et doit ensuite être renouvelé pour la même somme. Deux copies du script pour les films, trois pour les pièces de théâtre sont exigées, puis l’une d’entre elles est ensuite 23

La web série Mamnou3!, réalisée en 2012 par Nadim Lahoud et financée par le centre de veille sur la liberté d'expression Skeyes, est une série satirique sur le Bureau de la Censure libanais. Pour plus de détails, consulter la dernière partie de ce mémoire.

24

Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire.

25

« Of course, the most effective form of censorship consists in preventing contentious material from ever being produced in the first place », PETLEY Julian, Censorship, A Beginner’s Guide, Oxford, Oneworld Publications, Beginners Guides, 2009, p.3

26

« To obtain these prior permits, featur film producers or directors must provide a copy of the film’s complete script for review by the censor », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.23

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renvoyée au candidat au permis, avec le sceau officiel de la Sûreté Générale sur chaque page, preuve du passage du script à la censure27. Il est donc tout à fait illégal de la part du Bureau de la Censure d’exiger des permis de filmer, d’autant plus que la pré-censure ne s’arrête pas là. Lorsqu’un réalisateur libanais prévoit de tourner certaines scènes dans la rue, il doit également obtenir divers permis de la part d’autorités officielles ou non officielles, présentes ou en charge de la région où se situent les lieux du tournage. Il s’agit par exemple de l’Armée Libanaise, des Forces de Sécurité Intérieures ou même parfois de compagnies privées, comme la compagnie Solidere, société libanaise pour le développement et la reconstruction qui fût chargée de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth à la fin de la guerre civile en 1990. Les cinéastes désirant filmer des scènes au centre-ville doivent ainsi payer des taxes de 500$, et y ajouter 10% pour chaque jour de tournage. Pour obtenir un permis de filmer dans la rue ou un espace public il faut demander un permis aux Forces de Sécurité Intérieures libanaises, dont une des clauses consiste à accepter que les FSI visionnent ensuite les scènes filmées, avec pour conditions de sauvegarder les morale et éthique publiques. Les films ne doivent pas non plus inclure d’interviews de journalistes ou d’hommes politiques ou religieux pour obtenir ce permis. Il faut même parfois demander également la permission de filmer aux gouverneurs de régions, aux maires et à d’autres autorités locales : « obtenir un permis de diffuser peut aussi dépendre de l’examen de n’importe quelle autorité que la Sûreté Générale considère comme une « partie concernée », en ce qui concerne le contenu de certaines scènes filmées »28. Il est cependant impossible de filmer sans permis : aucun financement du Ministère de la Culture ne serait alors fourni, et le permis de filmer est par ailleurs une condition préalable indispensable à l’obtention d’un permis de diffuser. Cette forme de pré-censure a pour principale conséquence de décourager les réalisateurs libanais, comme nous le précisent les auteurs de Censorship in Lebanon: law and practice : « Dans l’absence de toute disposition juridique régissant les procédures pour les demandes de permis, à qui s’adresser et par qui et où doivent-elles être traitées, le processus épuise généralement les producteurs et réalisateurs. Dans plusieurs des cas que nous avons pu 27

Pour plus d'informations, consulter l'étude de GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012

28

« Obtaining a screening permit can also depend on the review of whatever authorities General Security considers as being “concerned parties” with regard to the content of certain filmed scenes », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.28

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étudier, les producteurs de certains films devaient obtenir plus de dix permis « préalables » de différentes autorités pour être en mesure de commencer à filmer »29. En ce qui concerne la pré-censure sur les médias, le 16 avril 1997 le State Shura Council, sorte de conseil gouvernemental, a suspendu la décision ministérielle qui autorisait la pré-censure d’un programme télévisé satellite. Cependant, si le programme n’a pas plu aux censeurs, le Ministère de l’Information décide parfois de suspendre trois jours (au maximum) une chaîne de télévision. On observe également une autre violation de la loi libanaise lorsque le Conseil des Ministres prend la décision de suspendre entre 3 jours et un mois la diffusion de certains programmes. Les conclusions des avocats auteurs de l’étude Censorship in Lebanon: law and practice sur la pré-censure laissent entrevoir leur opinion sur le sujet : « La censure des produits après leur publication ou diffusion tente de trouver un équilibre entre l’intérêt public et la dignité personnelle, contrairement à la pré-censure qui est basée sur des dispositions ambiguës et des considérations d’intérêt politique, indépendamment de l’intérêt public »30. Lorsque l’on évoque la pratique de la censure par les autorités libanaises, il est également important d’évoquer le fait que d’autres organisations étatiques ou non prennent part à cette censure. En effet, au Liban, les autorités religieuses, les partis politiques, les pays « amis », ont le droit de censurer. « La Sûreté Générale admet ouvertement que beaucoup de ses politiques de censure sont influencées par les visions et demandes d’organismes religieux – organismes qui ont une sérieuse influence sur les pratiques « officielles » de censure – indiquant l’existence d’un cercle interne au sein des opérations de censure auquel il est extrêmement difficile d’accéder »31, nous indiquent les auteurs de Censorship in Lebanon: law and practice.

29

« In the absence of any legal provisions regulating procedures for permit applications, to whom to apply and from whom and where they are to be processed, the process generally exhausts producers and directors. In several of the cases we were able to document, producers of certain films had to obtain more than ten different “prior” permits from various authorities to be able to proceed with filming. », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.22

30

« Censorship of items following their publication or release attempts to strike a balance between public interest and personal dignity, in contrast to piror-censorship which is based on ambiguous provisions and consideration of political interest, regardless of public interest », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.12

31

« General Security openly admits that many of its censorship policies are influenced by the views and demands of religious bodies – bodies which have serious influence on “official” censorship practices – indicating an inner circle within censorship operations that is extremely difficult to access », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.18

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La Sûreté Générale se laisse influencer par les divers intérêts politiques des personnes d’influence et de pouvoir. Sur nombre des permis de filmer, il est précisé qu’il ne faut pas porter atteinte à l’État ou à n’importe quel groupe politique, ou inciter au conflit confessionnel. Il s’agit d’un prétexte utilisé par les censeurs, au vu de l’histoire du Liban et de sa récente guerre civile (1975-1990). Celle-ci ayant été en grande partie liée à des conflits interconfessionnels et politiques, elle est la principale raison invoquée par la Sûreté Générale pour pouvoir censurer sans conséquences. C’est ce que nous confirme l’étude Censorship in Lebanon: law and practice : « Parfois, la Sûreté Générale considère même les visions et opinions de certaines personnalités éminentes de différents partis politiques s’ils le pensent nécessaire »32. Il en est de même pour les institutions religieuses, qui ont un droit de regard et à qui le Bureau de la Censure envoie également des scripts à lire ou des films à visionner lorsqu’ils pensent que cela pourrait déranger un de ces organismes. Il s’agit principalement de Dar alFatwa33, le Centre Catholique d’Information34, du Conseil des Évêques Maronites35 ainsi que du Conseil des Cheikhs Druzes36. Le cas de la censure du film Green Days de la réalisatrice iranienne Hana Makhmalbaf, qui devait passer à l’édition 2010 du Festival International de Films de Beyrouth37 est un bon exemple de l’influence subie par la Sûreté Générale de la part d’intérêts politiques d’autres pays. Green Days est un film dont le sujet porte sur la violence de la répression des manifestations qui ont suivi les élections en Iran en 2009. Pour cause d’une visite du président iranien de l’époque Mahmoud Ahmadinejad au Liban durant la période du Festival en octobre 2010, la Sûreté Générale a demandé aux organisateurs de repousser la date de diffusion du film à après le départ du président iranien. Le permis de diffuser avait été ensuite préalablement accordé pour un second festival en juin 2011, le Festival des Films 32

33

« At times, General Security even considers the views and opinions of certain leading figures from various political parties if it thinks this is neccessary », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.32 Dar al-Fatwa est la plus importante autorité sunnite libanaise.

34

Le Centre Catholique d'Information s'occupe des publications chrétiennes en langue arabe, et autres conférences sur la religion catholique.

35

Les maronites sont les catholiques d'Orient. Le Conseil des Evêques Maronites est leur représentation institutionnelle.

36

Les druzes pratiquent une religion musulmane dérivée de l'ismaélisme chiite, basée sur la philosophie. Le Conseil des Cheikhs Druzes est leur représentation institutionnelle.

37

Pour plus d'informations sur le Festival International de Films de Beyrouth, consulter leur site internet : http://www.beirutfilmfestival.org/

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Interdits qui présente des films précédemment censurés, mais la Sûreté Générale l’avait également retiré sur demande du Ministère des Affaires Étrangères libanais, qui avait luimême reçu une demande de censure de ce film de la part de l’ambassadeur d’Iran au Liban. C’est ce que précise Christy Massabni, coordinatrice de projets de l’organisation nongouvernementale March38 : « Ce qui s’était passé c’est que c’était l’ambassade iranienne qui a demandé la censure, qui a mis la pression sur la Sûreté Générale pour censurer le film et le retirer du festival. Alors qu’il était programmé et que les gens avaient payé pour aller le voir […]. Et la Sûreté Générale a cédé et le film a été retiré du programme. Le jour même, d’ailleurs. »39. En fin de compte, le film a été banni et n’a donc jamais été diffusé publiquement dans le pays.

2. Principaux sujets censurés : Selon les termes de la Loi du 27 novembre 194740, soumettant toute bande cinématographique à la censure de la Direction Générale de la Sûreté Générale, il faut que le film remplisse les conditions suivantes afin d’obtenir un permis de diffuser : -

Le respect pour l’ordre public, les normes, les bonnes mœurs et l'éthique

-

Le respect pour les sentiments et sensibilités du public, en évitant toute provocation religieuse ou raciale

-

Préserver la réputation et le statut des autorités publiques et étatiques Protester contre toute sommation, appel ou revendication qui sont jugés inappropriés ou défavorables aux intérêts du Liban

Il est donc légitime de la part du censeur de refuser un permis de diffuser – ou un permis de filmer bien que la pré-censure ne soit pas légalement justifiée – à toute œuvre contrevenant à ces principes directeurs.

38

L'organisation non-gouvernementale March a pour objectif principal la lutte contre la censure. Pour plus de détails à propos de cette organisation, se référer à la seconde partie de ce mémoire.

39

Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 9 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire.

40

Informations recueillies sur le site du Musée Virtuel de la Censure (http://www.censorshiplebanon.org/Info) ainsi que dans GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012

20


On ne peut cependant s’empêcher de remarquer le manque de précisions sur la manière de censurer une œuvre qui enfreindrait par moments ces règles édictées par la loi. Afin d’avoir une meilleure appréhension du problème que peut poser la censure aux citoyens, journalistes et artistes libanais, il est essentiel d’avoir connaissance des principaux thèmes objets de censure. En effet, dans un pays multiconfessionnel et multiculturel comme le Liban, il peut apparaître important aux censeurs de poser certaines limites de respect mutuel entre différentes religions et traditions. Cependant, si l’on peut comprendre et tolérer la censure dans son rôle de préservation de la paix civile, elle peut toutefois empiéter sur la liberté d’expression des citoyens de l’Etat libanais lorsqu’on l’utilise à outrance. Pour parvenir à mieux comprendre dans quelle mesure s’opère la censure au Liban, nous allons étudier de près les principaux sujets suivants : le respect de la morale et des bonnes mœurs (incluant la nudité, la sexualité et la religion), les sujets politiques (avec la nécessité de respecter les autorités étatiques, les pays « amis » et la loi sur le boycott d’Israël) et le sujet tabou de la guerre civile libanaise.

o Ne pas choquer la morale

Le respect de la morale et des bonnes mœurs est probablement l'argument de censure le plus répandu au monde. Il n’est donc pas étonnant de le retrouver dans un pays comme le Liban, où la mixité religieuse et culturelle de la population est l’une des problématiques les plus importantes. Nous allons ici tâcher de déterminer de quelle manière le censeur estime préserver les différentes traditions, morales et habitudes comportementales quant aux sujets portant sur la nudité, la sexualité et la religion. En ce qui concerne la nudité, la Sûreté Générale a établi des critères de censure graduels en fonction des parties du corps montrées. Il ne faut pas que le corps soit trop dénudé, et la censure peut varier en fonction de ce qui est exhibé : des différenciations sont faites entre des demi-fesses ou des demi-poitrines par rapport à leur totalité, et il en va de même pour les parties intimes. La censure des actes sexuels a principalement lieu lorsque les parties intimes sont dévoilées, et connaît alors les mêmes règles d’application que pour la nudité. La Sûreté Générale établit également d’autres critères en fonction de l’intensité de la scène de sexe : si l’acte sexuel est trop « intense », ou si l’acte sexuel est accompli entre deux personnes du 21


même sexe (la censure porte également sur tout signe d’amour entre personnes du même sexe tels des baisers ou parfois des allusions explicites), la scène sera censurée. Il en va de même en fonction de ce que montre la scène de sexe, la durée de l’acte sexuel, le son et les mouvements l'accompagnant. Le nombre de scènes contenant des actes sexuels dans le film joue également dans la mesure de la censure qui lui sera appliquée – allant des scènes coupées au ban du film. Un exemple récent de ce type de censure d’une scène au caractère trop sexuel est la scène coupée dans le film The Heat41 (2013) réalisé par l’américain Paul Feig : un baiser jugé trop sensuel entre deux personnages, pourtant de sexes opposés et mariés dans la vie réelle, a été coupé par la Sûreté Générale afin d’autoriser la diffusion du film dans les salles de cinéma libanaises. Un des buts poursuivis par le Bureau de la Censure est également de ne pas encourager certains comportements jugés déviants ou anormaux, comme nous le font remarquer les auteurs de Censorship in Lebanon: law and practice : « La principale préoccupation du censeur est : « est-ce que la manière dont ces sujets particuliers sont présentés dans un film (ou dans une pièce de théâtre) encouragent ce type de comportement ou non ? » »42. Parmi les comportements dont le censeur souhaite éviter l’apologie, l’homosexualité tient une place importante. Hania Mroué, membre du conseil d’administration du cinéma Metropolis Empire Sofil de Beyrouth43, exprime sa frustration à ce sujet44 : « J’aurais aimé montrer La vie d’Adèle45 par exemple, qui a été primé à Cannes cette année, je ne sais pas si vous avez entendu parler, mais il y a une scène de sexe entre deux femmes, et ça ne passera jamais, mais pas qu’au Liban, ça ne passera jamais dans tout le monde arabe ». On peut à ce sujet évoquer la censure acceptée par le distributeur du film de certaines scènes de Brokeback

41

The Heat (en français Les Flingueuses), réalisé par Paul Feig, 117 minutes, 27 juin 2013

42

« The main concern of the censor is, does the way in which these particular issues are presented in a film (or a play) encourage this type of behavior or not? », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.126

43

Pour plus d'informations, voire Partie 2 de ce mémoire, ou consulter le site internet du cinéma (http://www.metropoliscinema.net/)

44

Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire.

45

La vie d'Adèle, réalisé par Abdellatif Kechiche, 187 minutes, 23 mai 2013

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Mountain46 (2005) d’Ang Lee, coupées sur la demande de la Sûreté Générale, pour cause d’homosexualité, afin d’autoriser la distribution du film au Liban47. Un autre thème sensible est également fréquemment soumis à la censure au Liban : le thème de la religion. Prenant prétexte de sauvegarder la bonne entente entre confessions dans le pays, les censeurs préfèrent, comme expliqué plus haut, présenter les œuvres cinématographiques ou théâtrales en pré-censure aux diverses organisations religieuses importantes au Liban : Dar al Fatwa, le Centre Catholique d’Information, le Conseil des Evêques Maronites et le Conseil des Cheikhs Druzes48. Les auteurs de Censorship in Lebanon: law and practice dénoncent cette pratique : « Au regard de leur influence et du rôle qui est donné à ces entités religieuses, il est naturel que les lignes rouges de la censure soient étendues lorsqu’il s’agit d’œuvres qui sont critiques de n’importe laquelle de ces religions reconnues au Liban »49. L’article N°4 de la Loi de 1947 précise que « les émotions et sentiments du public doivent être respectés et l’incitation à la discorde et aux conflits raciaux et religieux doivent être évités »50. Cependant, la censure pour raison religieuse s’applique beaucoup plus souvent pour des questions qu’on pourrait dire de blasphème, plutôt que pour de potentielles incitations à la haine interconfessionnelle. C’est ainsi que l’on peut citer le cas du film libanais Tannoura Maxi51 (2012) du réalisateur Joe Bou Eid, dont l’histoire inspirée de celle de ses parents raconte la rencontre et l’histoire d’amour entre une jeune fille et un futur prêtre libanais prêt à être ordonné. Le Centre Catholique d’Information, ayant reçu de nombreuses plaintes de spectateurs, envoya une requête pour censurer certaines scènes du film à la Sûreté Générale, 46

Brokeback Mountain (en français Le Secret de Brokeback Mountain), réalisé par Ang Lee, 134 minutes, 3 septembre 2005

47

Pour plus d'informations, voir le site du Musée Virtuel de la Censure (http://www.censorshiplebanon.org/Categories/Movies-DVDs/Brokeback-Mountain)

48

Cf notes 17, 18, 19, 20 pages 13 et 14 de ce mémoire.

49

« In light of their influence and the role given to these religious bodies, it is natural that the red lines of censorship are expanded when it comes to works that are critical of any of the recognized religions in Lebanon », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.113

50

« The emotions and sentiments of the public shall be respected and stirring racial and religious discord and strife shall be avoided », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.112

51

Tannoura Maxi (en anglais Heels of War), réalisé par Joe Bou Eid, 95 minutes, 3 mai 2012

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alors même que le film était déjà en cours de diffusion dans les cinémas libanais, ayant obtenu son permis. Le producteur du film accepta de couper certaines scènes, et entre-temps le film fut retiré des salles de cinéma durant deux jours, avant de ressortir amputé52. Nous pouvons citer à ce sujet Julian Petley, qui explique où peut mener ce genre de censure post-diffusion : « Une moins violente, mais toute aussi effective, forme de censure est simplement d'interdire certains mots et images qui ont été en premier lieu mis à la disposition du public. Dans sa forme la plus systématique, ces interdictions prennent la forme d'une liste officielle, connue sous le nom d'Index. Au mieux (du point de vue des censeurs, du moins), ces restrictions peuvent encourager la plus efficace de toutes les formes de censure l'autocensure - puisque les auteurs et artistes pourraient bien être réticents à passer leur temps à produire des œuvres qui ne seront jamais vues, ou qui, si vues d'une quelconque manière, les entraînera dans de désastreux, et même peut-être fatals, ennuis avec les autorités »53. La censure religieuse ne s’arrête pas au cinéma ou au théâtre, mais influence également les publications ou encore la musique. En 2010, entre autres censures musicales, l’album Born this way de Lady Gaga ne passa pas la censure de la Sûreté Générale, et fut banni de diffusion au Liban. En cause, la chanson « Judas », dont les paroles furent jugées « remplies d’hérésie » et offensantes pour la religion chrétienne. Cependant, la Sûreté Générale revint rapidement sur sa décision et accepta finalement la diffusion de l'album au Liban, probablement suite à diverses protestations. Également banni du Liban en 1988, nous pouvons citer comme exemple le très controversé livre de Salman Rushdie Les versets sataniques, que la Sûreté Générale censura pour cause d’offense à l’Islam. A la suite de sa publication en septembre 1988, Les versets sataniques fut en effet également banni dans divers pays tels l'Arabie Saoudite, l'Inde, le Pakistan, l'Afrique du Sud, etc. Le 14 février 1989, l'Ayatollah Khomeini alla jusqu'à lancer une fatwa54 condamnant à mort l'auteur et tous ceux ayant participé à la publication du livre.

52

Pour plus d'informations, consulter l'article de la chaîne télévisée libanaise LBC du 09-11-2012 (http://www.lbcgroup.tv/news/59590/report-tannoura-maxi-censored-in-lebanon-honored-a)

53

« A less violent, but nonetheless extremely effective, form of censorship is simply to forbid certain words and images being made publicly available in the first place. In its most systematic form, such prohibitions take the form of an official list, known as an Index. At best (from the censors' point of vue, that is), such strictures can encourage the most effective of all forms of censorship – self censorship – since writers and artists may well be unwilling to spend their time producing works which will never be seen, or which, if somehow seen, will land them in dire, and indeed possibly fatal, trouble with the authorities », PETLEY Julian, Censorship, A Beginner’s Guide, Oxford, Oneworld Publications, Beginners Guides, 2009, p.28

54

Une fatwa est un avis juridique émis par un spécialiste de loi islamique sur une question particulière.

24


Plusieurs exemplaires furent brûlés lors de manifestations de protestation contre le caractère jugé insultant pour l'Islam du livre55.

o La politique

L’Article N°4 de la Loi de 1947 veille à préserver la dignité et le prestige des hautes autorités publiques et étatiques, autorisant la délivrance d’un permis de diffuser uniquement si « le film ne représente aucun danger ou menace pour le pays ou pour aucune faction politique ou partisane »56. Cependant, le danger ou la menace en question ne sont pas plus clairement définis par cette loi, ce qui laisse aux autorités de censure la liberté d’interpréter cette condition comme cela les arrange. C’est ainsi que le film Beirut Hotel57 (2011) de la réalisatrice Danielle Arbid fut interdit de sortie en salle, après avoir pourtant obtenu un permis de filmer. La Sûreté Générale et le Ministère de l’Information avaient préalablement demandé aux producteurs de retirer une phrase du scénario faisant allusion à l’assassinat en février 2005 de l’ancien Premier Ministre libanais Rafic Hariri58, sous prétexte que cette mention risquait de mettre en danger la sécurité du pays59. Nadim Lahoud, le réalisateur de Mamnou3!, exprime les limites de la censure à ce sujet : « Y’avait des films pour enfants qui avaient été censurés parce que ça menaçait la

55

Pour plus d'informations, se référer à PETLEY Julian, Censorship, A Beginner’s Guide, Oxford, Oneworld Publications, Beginners Guides, 2009, p.26

56

« Providing that it (the filming) does not pose any harm or threat to the state or to any political or partisan faction », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.80

57

Beirut Hotel (en arabe Beirut bil layl), réalisé par Danielle Arbid, 99 minutes, 2011

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Rafic Hariri (1944-2005) était un homme d'affaires et homme politique libanais. Il fut président du Conseil des Ministres (l'équivalent du Premier Ministre en France) de 1992 à 2004, avant de démissionner fin 2004, à cause de ses tensions avec le Président de la République Emile Lahoud, Rafic Hariri ayant revu sa position sur l'influence du gouvernement syrien sur le gouvernement libanais, étant à présent contre. Il fut assassiné par un attentat-suicide à la voiture piégée le 14 février 2005, alors qu'il était lui-même de sortie dans son véhicule blindé. L'attentat fit 20 autres victimes et des centaines de blessés. S'ensuivit la « Révolution du Cèdre », vaste mouvement de protestation populaire, qui conduit au départ de la totalité des troupes syriennes du Liban fin avril 2005.

59

Pour plus d'informations, consulter le Musée Virtuel de la Censure (http://www.censorshiplebanon.org/Categories/Movies-DVDs/Beirut-Hotel)

25


sécurité de l’état, des choses comiques du genre »60, dit-il en évoquant une conférence sur la liberté d’expression organisée par le centre SKeyes61. « Les considérations politiques avec lesquelles les tribunaux libanais traitent sont particulièrement reflétées dans les cas de libelle, diffamation, calomnie ou mépris – ou, en d’autres mots, lorsque des individus ou certaines institutions ou organes sont soumis à des affronts à leur dignité ou leur caractère »62, nous précisent les auteurs de Censorship in Lebanon: law and practice. Le peintre et poète Semaan Khawam en fit les frais, lorsqu’il réalisa un graffiti dans les rues de Beyrouth : un soldat portant une arme. Il fut alors arrêté par les Forces de Sécurité Intérieure libanaises, pour atteinte à l’image de l’armée, mais ne fut pas condamné. Si les allégations portant atteinte à la réputation d'individus ou de certaines institutions sont justifiées et que ceux les ayant lancées en apportent les preuves, alors ils ne seront pas punis (Article 387 du Code Pénal libanais63). Mais cette précision ne concerne pas les diffamations ayant pour sujet le Président de la République libanais : « Le tribunal considère le Président de la République comme le symbole le plus fort représentant la souveraineté de la nation, et le protecteur du pays, et la personne à qui ont été confiées la Constitution et la légitimité des institutions publiques… d’une manière qui, une fois encore, lie directement le fait de questionner ou insulter la position du Président avec le fait d’ébranler la paix et la sécurité du pays »64.

60

Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire.

61

Pour plus d'informations, voire Partie 2 de ce mémoire, ou consulter le site internet du Centre SKeyes (http://www.skeyesmedia.org/fr/Home)

62

« Political considerations dealt with by the Lebanese courts are particularly reflected in cases of libel, defamation, slander or contempt – or, in other words, when individuals or certain institutions or bodies are subject to affronts to their dignity or to their character », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.84

63

Voir Chapitre 1, première partie de l'étude de GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012

64

« The Court considered the President of the Republic as the highest symbol representing the sovereignty of the nation, and the protector of the country, and the person to whom the constitution and the legitimacy of public institutions have been entrusted… in a manner that, once again, directly links questioning or insulting the position of the Presidency with undermining the country’s peace and security », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.98

26


Le cas du chanteur Zeid Hamdan, arrêté pour sa chanson General Suleiman (2008) portant sur l’actuel Président de la République, Michel Sleiman65, illustre bien cette idée. Arrêté deux ans après l’écriture de la chanson, à la suite de la création d’un clip vidéo visionné par la Sûreté Générale, il passa quelques jours en prison avant d’être libéré sans finalement être condamné. Pourtant, la phrase « General go home » lui a fait risquer deux ans de prison pour diffamation du Président de la République libanais. Si l’on se penche sur les relations que le Liban entretient avec les autres pays qui l’entourent et l’influencent, on réalise que les censeurs tentent de préserver de bonnes relations diplomatiques avec ceux qu’ils considèrent comme des pays « amis » en satisfaisant leurs demandes en matière de censure, ou en prenant les devants et en censurant spontanément toute publication ou œuvre qui pourrait les heurter. « Bien sûr, les relations amicales entre le Liban et d’autres États incluent beaucoup de pays. Mais, malgré ces nombreuses relations, la censure se concentre en général sur deux considérations majeures. Dans quelle mesure ces pays (amis) sont sensibles ou tolérants à la critique ? Et de quelle manière le pays en question est lié à des factions politiques locales ? »66. Dans le but de « maintenir de bonnes relations diplomatiques entre pays » ou de « maintenir des relations amicales avec les pays fraternels », le Bureau de la Censure se laisse dicter certaines décisions par les entités représentant les autorités de ces pays au Liban, comme par exemple dans le cas du film Green Days de la réalisatrice iranienne Hana Makhmalbaf dont nous avons parlé plus haut67. Nous pouvons également citer le film Persepolis68 (2007) de Marjane Satrapi, qui fut tout d’abord banni par la Sûreté Générale, avant d’être finalement autorisé après la mobilisation des diverses organisations de la société civile libanaise. Ce film avait été jugé offensant pour l’actuel régime iranien car il critique la révolution islamique. De plus, prenant en considération les relations fraternelles entre le 65

Michel Sleiman, né en 1948, fut Commandant des Forces Armées libanaises de 1998 à sa nomination en tant que Président de la République libanaise en 2008.

66

« Of course, friendly relations between Lebanon and other states include many countries. But, despite these many relations, censorship generally focuses on two major considerations. The first is related to how sensitive or tolerant the governing regimes in these (friendly) countries are to criticism, and the second depends on the extent to which the country in question is linked to local political factions », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.101

67

Voir page 21 de ce mémoire

68

Persepolis, réalisé par Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, 95 minutes, 2007

27


Hezbollah69, parti politique libanais chiite puissant, et le régime iranien, la Sûreté Générale n’a sans doute pas voulu courir le risque de heurter l’une ou l’autre des deux parties. A la mort du précédent président syrien Hafez al Assad en l’an 2000, le journal français Le Monde fut également censuré le jour même de la disparition de l’homme politique. Le prétexte donné pour la censure du quotidien fut le suivant : « le journal a pris l’opportunité de la mort du président pour lancer une campagne médiatique insultante et offensante qui a délibérément dénigré sa vie et blessé les sentiments qui ont accompagné sa disparition »70. Cette censure politique s’explique encore une fois par l’histoire du Liban. En effet, à l’époque de la mort de Hafez al Assad, le Liban était encore sous tutelle syrienne71. Aujourd’hui, le pays est toujours soumis à une forte influence de Damas bien que les troupes syriennes se soient retirées du Liban depuis 2005. Après avoir évoqué les censures opérées pour satisfaire les intérêts politiques ou religieux des pays amis, il est essentiel de parler de la censure des sujets ou œuvres en lien avec les pays ennemis. Pour le Liban, il s’agit de l’État d’Israël, avec qui le pays est toujours officiellement en guerre, et qu’il ne reconnaît pas officiellement. La loi de boycott d’Israël en date du 23 juin 1955 porte sur les matières civiles et commerciales. Elle prend son origine dans l’initiative de la Ligue Arabe72, mais seuls le Liban et la Syrie appliquent encore aujourd’hui un boycott de tous les produits israéliens.

69

Le Hezbollah est un parti politique officiel chiite libanais, qui possède également une branche armée créée en 1982 et révélée officiellement en 1985 durant la guerre civile libanaise en réaction à l'invasion israélienne (voir page 32 de ce mémoire pour plus d'informations). Il s'agit d'un mouvement à caractère religieux (comme tout autre parti politique libanais), et qui est affilié au dogme chiite iranien des ayatollah (titre le plus élevé décerné à un membre du clergé chiite).

70

« The newspaper had taken the opportunity of President Hafez al-Assad's death to launch an « insulting and offensive media campaign that deliberately disparaged his life and wounded the sentiments that accompanied his passing » », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.101

71

Un an après le début de la guerre civile libanaise, soit en 1976, des troupes syriennes sont envoyées pour combattre au Liban. L'accord de Taëf en 1989, traité inter-libanais signé par l'Assemblée sur l'initiative d'un comité tri-partite composé de l'Algérie, du Maroc et de l'Arabie Saoudite et ayant pour but de mettre fin à la guerre, renforce la mainmise de la Syrie sur le Liban en lui donnant une base légale. En 2004, le Conseil de Sécurité de l'ONU exige que la Syrie retire ses troupes du Liban par la résolution 1559, mais elle ne sera pas appliquée. En 2005, suite à l'assassinat de l'ex-Premier Ministre libanais Rafic Hariri le 14 février (voir note n°38 page 22 de ce mémoire), un mouvement populaire se met en place et aboutit au retrait progressif des troupes syriennes du Liban durant le mois de mars 2005. S'ensuit une période d'attentats perpétrés conte les hommes politiques libanais opposés au gouvernement de Damas, mais aucune preuve accusant clairement les services de sécurité syriens ne sera jamais dévoilée.

72

La Ligue des États Arabes fut créée le 22 mars 1945 au Caire, et compte aujourd'hui 22 pays. Ses membres fondateurs sont au nombre de sept : l’Égypte, l'Arabie Saoudite, l'Irak, la Jordanie, le Liban, le Yémen et la Syrie. Elle fut fondée sous l'initiative du gouvernement égyptien, dans le but d'une fédération des

28


Les relations entre l’État libanais et l’État israélien ont toujours été très tendues, depuis la création de ce dernier en 1948. En effet, la guerre civile libanaise (1975-1990) débuta suite à l’afflux massif de réfugiés palestiniens, qui organisèrent la résistance contre Israël depuis le territoire libanais. En réponse aux attaques perpétrées par les palestiniens, l’armée israélienne commença à occuper le Sud Liban dès 1978. Elle lança ensuite une offensive terrestre le 6 juin 1982, remontant jusqu’à Beyrouth Ouest, qu’elle assiégea deux mois durant. Le bilan de cette offensive s’élève, selon un rapport des Nations Unies, à 6 775 morts et 30 000 blessés, dont 80% de civils73. Suite à des combats contre le Front de la résistance nationale libanaise74, fondé en septembre 1982, l’armée israélienne quitta Beyrouth en août 1983 puis se retira au sud de Saïda en janvier 1985. La lutte armée menée par le Hezbollah75, active depuis 1982 et officialisée en 1985, dont le but est de reconquérir le territoire occupé par Israël, poussa les troupes israéliennes à se replier une troisième fois en février 1985. Une partie de ces troupes appelée « Armée du Liban-Sud » continua cependant à occuper une bande de 15km de profondeur au Sud-Liban. Suite à la guerre permanente menée par le Hezbollah contre l’armée israélienne, celle-ci libéra le Sud-Liban en l’an 2000. La situation resta cependant tendue à la frontière, et après de multiples affrontements, une nouvelle guerre éclata le 12 juillet 2006, suite à la mort et la capture de plusieurs soldats israéliens par le Hezbollah sur un territoire contesté76. Israël lança alors une vaste opération au Liban en bombardant divers points stratégiques du pays (aéroport, ponts, routes, ports, bases militaires, centrales électriques…) et en envoyant ses troupes terrestres au Sud-Liban, avec pour but officiel d’éliminer le Hezbollah. Une trêve fut mise en place le 14 août 2006 par

états arabes. Il s'agit d'une organisation régionale qui a un statut d'observateur auprès de l'Organisation des Nations Unies. 73

Elizabeth Picard, La guerre civile au Liban, Encyclopédie en ligne des violences de masse, publié le 13 juillet 2012 (http://www.massviolence.org/La-guerre-civile-au-Liban)

74

Le Front de la Résistance Nationale libanaise (Jammoul en arabe) fut créé le 16 septembre 1982, soit le jour même de l'entrée de l'armée israélienne à Beyrouth Ouest. Formé de divers partis et groupes politiques, il s'agissait d'une guérilla de 200 à 500 combattants, ayant pour but la défense contre Israël. La plupart de ses membres furent tués durant la guerre civile libanaise. L'organisation n'existe plus depuis les années 2000.

75 76

Voir note n°48 page 25 de ce mémoire Malgré le retrait en l'an 2000 des troupes israéliennes du Sud-Liban, il reste cependant encore aujourd'hui des territoires occupés par Israël que le Liban reconnaît comme territoires libanais, comme le cas des Fermes de Chebaa. Le Hezbollah et l'armée israélienne se battent encore sur ces territoires de temps à autre.

29


l’Organisation des Nations Unies77. La FINUL (Force Intérimaire des Nations Unies au Liban)78, présente au Sud Liban depuis la première invasion israélienne de 1978, a été renforcée suite à la guerre de 2006. Aucun traité de paix n’a en revanche été signé depuis par les deux États, et la situation reste encore aujourd'hui très tendue. Depuis deux ans environ, l’État d'Israël entreprend la construction d'un mur à sa frontière avec le Liban. Cette guerre permanente explique l’application encore actuelle de la loi de boycott d’Israël au Liban. Comme le précisent les auteurs de Censorship in Lebanon: law and practice, elle s’applique de la manière suivante en ce qui concerne le domaine culturel : « Dans ce contexte général, la censure est exercée contre des œuvres et des individus, bannis ou black-listés par la Loi de Boycott d’Israël »79. Il existe différentes listes noires au Liban, la plupart en lien direct avec cette loi de boycott d’Israël, déterminées par diverses institutions :  La liste des films bannis par les Départements de l’Administration de la Censure des Publications et du Cinéma, datant de décembre 1974, qui interdit toute œuvre répondant aux critères suivants : « nuisible aux Arabes ou montrant du mépris envers les Arabes ; la participation d’un acteur interdit ; produit par un producteur interdit ; propagande sioniste ; nuisible aux normes publiques, morales et éthiques ; encourageant la violence ou le comportement criminel […] »80

77

Il s'agit de la Résolution 1701 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, adoptée à l'unanimité le 11 août 2006 par les membres du conseil. Elle fut adoptée par le gouvernement libanais le 12 août 2006, puis par le gouvernement israélien le 13 août 2006. Le cessez-le-feu fut effectif le 14 août 2006 au matin.

78

La Force Intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL, en anglais UNIFIL) fut mise en place par les résolutions 425 et 426 en 1978, suite à l'invasion du Liban par Israël. Elle s'étale sur 650km² du côté libanais de la frontière israélo-libanaise, et compte depuis la résolution 1701 environ 15 000 hommes. Son rôle est avant tout celui d'un gardien de la paix, appuyant l'armée libanaise afin de créer une zone tampon entre Israël et le Liban.

79

« In this general context, censorship is exercised against works and individuals, banned or blacklisted by the Israel Boycott Law », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.105

80 « Being harmful to Arabs or showing contempt for Arabs ; the participation of a banned actor ; produced by a banned producer ; Zionist propaganda ; harmful to public norms, moral and ethics ; encouraging violence or criminal behaviour … » GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.105

30


 La liste d’acteurs ou chanteurs dont les travaux sont bannis d’entrée au Liban par décision du Premier Ministre, du Ministère de l’Intérieur ou du Ministère de l’Économie et des Échanges de 1959 à 196981  La déclaration du 26 septembre 1979 contenant les noms des films et séries télévisées bannis du monde Arabe par le Bureau du Boycott d’Israël, affilié au Secrétariat Général de la Ligue des États Arabes à Damas (aujourd’hui basé au Caire)82. Le récent film de Ziad Doueiri, The Attack83 (2013), constitue un exemple actuel de ces diverses institutions agissant pour le boycott de tout produit venant d’Israël. En effet, le réalisateur, pourtant libanais, vit récemment (avril 2013) son film interdit de diffusion au Liban. Bien que son permis de diffuser ait été approuvé par le Bureau de la Censure en septembre 201284, le Ministère de l’Intérieur libanais lui retira cette autorisation au mois d’avril dernier, après avoir reçu une lettre de protestation de la part du Bureau de Boycott d’Israël de la Ligue Arabe au Caire, demandant à bannir le film de tous les pays membres de la Ligue. Voici ce que déclara à l’AFP Marwan Charbel, Ministre de l’Intérieur libanais, à ce sujet : « Nous n’avions aucun problème avec le film, mais quand nous avons reçu la lettre de protestation … nous n’avons pas pu nous y opposer »85. La raison de cette interdiction de diffuser par la Ligue Arabe réside dans le fait que The Attack, basé sur la nouvelle de Yasmina Khadra, L’Attentat (2005), se déroule en partie en Israël. Le cinéaste est en effet allé tourner plusieurs scènes à Tel Aviv, lieu où se déroule l’histoire d’origine, avec des acteurs israéliens et palestiniens. En dépit du scandale86 qui suivit cette affaire, le film reste encore aujourd’hui interdit de diffusion au Liban.

81

GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.105

82

GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.105

83

The Attack (en français L'Attentat), réalisé par Ziad Doueiri, 105 minutes, 29 mai 2013

84

Voici ce que dit à ce sujet Ayman Mhanna, directeur du centre médiatique de surveillance de la liberté d'expression au Proche-Orient SKeyes : « Le bureau de la censure a complètement validé le film, sans aucun problème. Fallait juste enlever dans le générique de fin certaines mentions de remerciements à certaines municipalités en Israël, que le réalisateur lui-même était prêt à faire sans même qu’on lui demande ». Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire.

85

« We had no problem with the movie but when we received the protest letter… we could not oppose », HATEM Yasmina, D'ARC TAYLOR Stéphanie ,« “The Attack” suffers another blow », NOW Lebanon, 29 avril 2013 (http://www.marchlebanon.org/en/In-The-Press/The-Attack-suffers-another-blow)

86

En effet, la censure totale du film de Ziad Doueiri The Attack entraîna une vaste mobilisation du public libanais à travers les réseaux sociaux et les organismes de lutte contre la censure comme l'ONG March par

31


« La Sûreté Générale va décider de confisquer (et bannir) des films ou séries importés parce qu’ils incluent des scènes offensantes, vues comme violant les termes du boycott d’Israël (incluant la participation de n’importe quel acteur, producteur, écrivain, cinéaste ou cameraman ou musicien dont le nom apparaît sur une liste noire de boycott) »87, écrivent Nizar Saghieh, Rana Saghieh et Nayla Geagea. Les personnes présentes sur les listes noires sont censées l’être car soupçonnées de sionisme. Mais bien souvent, les censeurs ne s’arrêtent pas à ce genre de détails et n’hésitent pas à faire l’amalgame entre israéliens, juifs et sionistes. La preuve la plus flagrante de cette pratique abusive se trouve dans le cas du chef d’orchestre du West-Eastern Divan Orchestra, Daniel Barenboim. Œuvrant pour la paix au Proche-Orient avec son orchestre composé de palestiniens, de libanais, de jordaniens et d’israéliens, il a également contribué au livre Parallels and Paradoxes (2004), portant sur la musique contemporaine et écrit avec Edward W. Saïd, son homologue palestinien et cofondateur du West-Eastern Divan Orchestra. Les travaux de Barenboim étaient bannis et luimême était sur liste noire en tant qu’israélien. La même année, suite à l’interdiction de publication du livre au Liban, un journaliste du quotidien libanais As Safir, Bashir Sfeir, écrivit un article sur le sujet pour dénoncer cette censure. Depuis, les travaux de Barenboim sont autorisés, et il a été retiré de la liste noire. En 2008, il reçut et accepta la nationalité palestinienne, pour son soutien à la cause, devenant une des rares personnes à avoir la binationalité israélo-palestinienne. Il faut enfin ajouter le fait que la censure d’Israël passe également par la censure de tout symbole lié à Israël. Par exemple, il n’est pas rare que certaines scènes de films contenant des étoiles de David ou encore des drapeaux israéliens soient coupées avant leur diffusion.

o La guerre civile libanaise, un sujet tabou

Le dernier thème très fréquemment censuré au Liban est celui de la guerre civile libanaise. En raison de sa fin récente et de son impact toujours perceptible sur la société exemple. Beaucoup d'articles de journaux y sont consacrés également et le sujet fut débattu par les Libanais durant plusieurs semaines, opposant les pro-boycott d'Israël aux anti-censure. 87

« General security will decide to confiscate (and ban) an imported film or series because it includes offensive scenes seen as violating the terms of the boycott against Israel (including the participation of any actor, producer, writer, cinematographer or cameraperson or musician whose names appear on a boycott blacklist) », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.37

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libanaise d’aujourd’hui, elle est perçue par les censeurs comme l’un des arguments les plus justifiables de censure. Cela s’inscrit dans une pratique plus générale de la part de l’État libanais, qui n’a jamais montré de volonté d’effectuer un travail de mémoire auprès de la population sur ce sujet toujours très sensible. En effet au Liban, dans les écoles publiques, les programmes d’histoire s’arrêtent bien souvent à la période précédant la guerre civile. Quant aux écoles privées, elles ne sont pas tenues d’avoir un programme précis et unifié à ce sujet. Chacun est donc libre d’apprendre l’histoire d’une manière différente selon la région et la communauté religieuse où il se trouve. Il existe cependant une institution en particulier qui concentre son travail sur cette mémoire de la guerre : le Hangar88, espace d’expositions et de diverses activités artistiques autour de la mémoire collective libanaise. Les auteurs de Censorship in Lebanon: law and practice expriment de manière claire d’où vient réellement cette volonté de censure propre à la guerre civile : non pas de l’envie de préserver la population de douloureux souvenirs, mais « la pré-censure sur les permis de filmer est également une occasion pour les censeurs de la Sûreté Générale d’exprimer leur préoccupation pour la sauvegarde de certains pouvoirs et partis politiques et militaires, particulièrement pour tout ce qui concerne la période de la guerre civile libanaise (19751990) »89. La censure permet également au pouvoir en place d’adresser des signaux aux divers partis d’opposition, leur prouvant sa volonté de préserver le consensus et le multipartisme politique, garant du bon fonctionnement de l’Etat libanais qui est lui-même multi confessionnel. Selon Nadim Lahoud, le réalisateur de Mamnou3!, au sujet de la guerre civile libanaise, « on n’a pas le droit d’en parler. Il n’y a pas de réconciliation si on n’en parle pas. Et en parler à travers l’art, c’est une façon très soft de le faire. Ils ont fait ça en Afrique du Sud, ça a très bien marché. Donc en fait, les artistes n’ont pas le droit de jouer leur rôle dans la réconciliation. Il n’y a pas d’introspection, y’a pas de travail introspectif. »90.

88

Pour plus d'informations sur Le Hangar, visiter son site internet : (http://www.thehangarumam.org/index.php/subsection/1/1)

89

« Prior censorship on screening permits is also an opportunity for GS censors to express their concern for safeguarding certain political and military powers and parties, particularly anything related to the Lebanese Civil War period (1975-1990) », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.81

90

Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire.

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En conclusion, il apparaît de manière claire que la pratique de la censure au Liban s'appuie sur un cadre légal très flou, qui laisse place à une liberté de mouvement importante aux censeurs. L’acteur principal de cette censure, la Sûreté Générale, est une entité militaire, qui agit librement, sans aucun contrôle de ses activités de censure – sauf lorsqu’il s’agit d’appliquer une censure plus stricte encore, dictée par l’influence d’autres institutions étatiques ou non-étatiques. Cette pratique abusive constitue un frein important à la création artistique libanaise, notamment dans l’application d’une pré-censure pour l’obtention de permis de filmer, inexistante sur le plan législatif. Cela a pour effet de décourager les artistes libanais, voire même de les pousser à pratiquer une autocensure de manière à éviter le procédé pénible de couper certaines parties de leurs œuvres. Ayman Mhanna, directeur du centre d'observation SKeyes, s’exprime sur le sujet du rôle de censure laissé par l’État libanais aux organisations non-étatiques : « On surveille […] l’action des acteurs non-étatiques qui, à travers une forme de pression sur les artistes, sur les organisateurs des événements culturels, sur les producteurs, poussent à une forme d’autocensure, ou exercent une telle pression que les artistes préfèrent renoncer et retirer leurs œuvres des expositions »91. Lorsque l’on s’intéresse de plus près aux différents sujets soumis à censure, on s’aperçoit de l’ampleur que celle-ci peut prendre. La plupart des prétextes invoqués pour censurer sont liés au respect des valeurs morales, éthiques et religieuses des uns ou des autres, jouant sur l’argument de la préservation de la paix civile. La carte de la guerre au Liban est bien trop souvent sortie afin de justifier cette pratique, et on ne peut qu’être en accord avec la déclaration de Nadim Lahoud, créateur de Mamnou3!, à ce sujet : « Vraiment si un film peut porter atteinte à la sécurité de l’Etat, c’est sur l’Etat qu’il faut se concentrer, pas sur la censure, pour renforcer cet Etat »92.

91

Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire.

92

Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire.

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II – La lutte des acteurs de la société civile contre la censure

1. Portrait des associations / organisations qui luttent contre la censure au Liban

o Présentation

Face à la censure institutionnelle ont été créés plus ou moins récemment au Liban divers organismes réunis autour d’un projet commun : la lutte contre la censure artistique au Liban. Qu’il s’agisse d’associations, d’organisations à but non lucratif ou de salles de cinéma, ils poursuivent le même but : parvenir à mieux encadrer la pratique de la censure artistique au Liban, voire la supprimer. Ils ont donc décidé de se rassembler afin de créer un Observatoire de la Censure, Marsad al Raqaba, qui a pour but d’obtenir la révision des lois sur la censure au Liban. Afin de mieux comprendre qui sont ces organismes, je vais tâcher de les présenter brièvement tout en évoquant leur rôle dans la lutte contre la censure artistique au Liban. La liste de ces organismes est la suivante93 :  L’Association libanaise pour les arts plastiques Ashkal Alwan94 ;  L’Association des amis des librairies publiques Assabil95 ;  Beirut DC, une association culturelle pour le développement du cinéma arabe indépendant96 ;  Metropolis Art Cinema, une association pour le développement d’une culture cinématographique97 ;  Né à Beyrouth, une société de production de films98 ;

93

Cette liste est tirée de l'étude de GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.6

94

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://www.ashkalalwan.org

95

Pour plus d'informations, consulter le site internet : www.assabil.com

96

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://www.beirutdc.org

97

98

Pour plus d'informations, http://www.metropoliscinema.net

consulter

la

p.42

de

ce

mémoire

et

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://www.neabeyrouth.org

35

le

site

internet

:


 Beirut Art Center, une association, espace et plateforme dédiée à l’art contemporain au Liban99 ;  UMAM Documentation et recherche, une organisation non-gouvernementale consacrée au rassemblement et à la conservation d’archives sur l’histoire du Liban100 ;  Zico House, une association pour la culture et son développement101 ;  L’Association culturelle coopérative pour la jeunesse au théâtre et au cinéma SHAMS102 ;  Le journaliste Pierre Abi-Saab et le journal Al Akhbar103 ;  La Fondation Heinrich Böll, qui apporte un soutien aux projets de participation citoyenne104 ;  Le Goethe Institute du Liban, l'institut culturel de l'Allemagne pour la promotion de la langue allemande et la coopération culturelle internationale105. A cette liste, il ne faut pas oublier d’ajouter la Fondation Samir Kassir SKeyes106, qui tient un rôle important dans la lutte pour la protection de la liberté d’expression au Liban, ainsi que l’organisation non gouvernementale March107 qui lutte activement contre la censure. Ces organismes se sont donc associés afin de réfléchir ensemble à l’élaboration d’une nouvelle loi sur les médias et la censure, projet qu’ils essaient de présenter au Parlement libanais par l’intermédiaire des députés. Je vais dans ce mémoire m’intéresser plus en détail à trois de ces organismes, le cinéma Metropolis Empire Sofil, membre de l’association Metropolis Art Cinema, l’ONG 99

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://www.beirutartcenter.org

100

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://www.umam-dr.org

101

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://www.zicohouse.org

102

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://www.shamslb.org/

103

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://english.al-akhbar.com/

104

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://www.boell-meo.org

105

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://www.goethe.de/libanon

106 Pour plus d'informations, consulter la p. 40 de ce mémoire et le site internet : http://www.skeyesmedia.org/fr/Home 107 Pour plus d'informations, consulter la p. 38 de ce mémoire et le site internet : http://www.marchlebanon.org/en/Home

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March ainsi que la fondation SKeyes, avec lesquels j’ai eu la chance de pouvoir réaliser des entretiens dans le cadre de ce mémoire. Le choix de ces trois structures a été fait car il s’agit des plus actives au quotidien dans la lutte contre la censure, notamment dans le cas de March et de SKeyes, qui ont été spécifiquement créées dans ce but. Le cinéma Metropolis Empire Sofil, quant à lui, m’a paru un acteur tout aussi important de cette lutte par le nombre d’événements et de festivals qu’il réalise chaque année, et qui nécessitent une confrontation permanente avec le bureau de la censure libanais. L’organisation non gouvernementale pour les droits civils March fut créée en 2011 par de jeunes libanais, suite à la censure du film Green Days de Hanna Makhmalbaf, comme l’explique Christy Massabni, coordinatrice de projets de l’organisation : « Tout a commencé avec la censure du film Green Days pendant le Festival du Film Libanais »108. S’ensuit la création par un groupe de jeunes, indignés par cette censure, d’une page Facebook : Stop cultural terorism in Lebanon109, avec pour but de tenir le public libanais informé des diverses censures et privations de liberté d’expression au Liban, et de se battre pour protéger ce droit fondamental. Peu après vint la décision de créer March, dont voici l’ordre de mission : « Pour éduquer, motiver, et donner le pouvoir à la jeunesse de reconnaître son droit à la liberté d’expression, pour instiller un respect sincère et une acceptation des différences, et montrer l’effet négatif de la censure sur la société »110. L’équipe de March se compose de quatre jeunes libanais : Jad Ghorayeb, le fondateur ; Léa Baroudi, la coordinatrice générale ; Christy Massabni, la coordinatrice de projets ; Stéphanie Kiridjian, qui s’occupe de créer des réseaux entre les jeunes. L’action de March s’inscrit dans une démarche de sensibilisation des jeunes étudiants aux problématiques de la censure : « On a décidé dans March de se concentrer sur les jeunes étudiants. Parce que les jeunes étudiants sont les plus ouverts à la discussion, à mieux comprendre, et c’est l’année où ils commencent à pouvoir se sensibiliser, pour telle et telle

108 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 9 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire. 109 Pour plus d'information, consulter le site internet : https://www.facebook.com/STOPCulturalTerrorismInLebanon 110 « To educate, motivate, and empower youth to recognize their right to freedom of expression, instill a genuine respect and acceptance of differences, and expose the negative effect of censorship on society. », Citation issue du site internet de March : http://www.marchlebanon.org/documents/manage_files/MARCH-mission-and-vision-statements[1].pdf

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cause, et là donc la cause de la censure, et on a tablé sur la liberté d’expression »111, déclare Christy Massabni. En découlent divers événements et activités d’information auprès des universités, avec pour but final la participation active des étudiants à la lutte contre la censure. C’est dans ce sens qu’ont été mis en place le Musée Virtuel de la Censure112, disponible sur internet et où chacun peut librement dénoncer un acte de censure, la newsletter F.R.E.E.113, conçue pour que les étudiants y publient leurs dessins ou remarques au sujet de la censure ainsi que diverses conférences, expositions, performances artistiques, que nous détaillerons plus loin dans ce mémoire. Le centre SKeyes, de son nom complet Samir Kassir Eyes, fut fondé en novembre 2007 par la fondation Samir Kassir114. « Le centre SKeyes principalement a un programme de veille, sur toute forme de violation de la liberté de la presse et de la liberté de la culture. Censure incluse. Et cela concerne le Liban, la Syrie, la Jordanie, la Palestine », nous explique Ayman Mhanna, « On surveille l’action tout d’abord des autorités publiques à l’égard des œuvres culturelles, donc particulièrement les bureaux en charge de la censure au Liban mais également dans les pays de la région, et l’action des acteurs non-étatiques qui, à travers une forme de pression sur les artistes, sur les organisateurs des événements culturels, sur les producteurs, poussent à une forme soit d’autocensure, soit une telle pression que les artistes préfèrent renoncer et retirer leurs œuvres des expositions. Donc on surveille, et on garde une sorte de documentation permanente sur ces cas-là, parce que l’une des meilleures façons, l’un des premiers pas vers la lutte contre la censure c’est la dénonciation, et c’est surtout la précision dans les rapports »115. Le centre est composé d’une grande équipe de chercheurs et de journalistes, en plus de la direction administrative : Ayman Mhanna directeur exécutif, Maya Azar coordinatrice des événements, Joseph el Hachem coordinateur de rédaction, Salim al Lawzi webmaster, Nada Sleiman traductrice, Rima Awad chercheuse pour le Liban, Widad Jarbouh chercheuse pour la

111 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 9 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire. 112 Pour plus d'information, consulter https://www.facebook.com/STOPCulturalTerrorismInLebanon

le

site

internet :

113

Pour plus d'information, consulter le site internet : http://www.marchlebanon.org/free/Home

114

Pour plus d'informations consulter le site internet de SKeyes : http://www.skeyesmedia.org/fr/Home

115 Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire.

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Cisjordanie et la Bande de Ghaza, Wajih Ajouz chercheur pour la Syrie, Firas Talhouk chercheur pour la Jordanie, ainsi que des correspondant(e)s à Ramallah, Ghaza, Jérusalem, Amman, Syrie, un coordinateur projets pour la Syrie et son assistant ainsi que cinq consultants. Ses actions, au-delà de la lutte contre la censure, concernent la préservation et la défense de la liberté d’expression et de la presse dans les pays où le centre a ses « yeux ». Ainsi, il publie presque quotidiennement des communiqués détaillés sur toute violation constatée et avérée dans la région, ainsi que des rapports, dossiers et études. Il produit également une publication périodique « destinée à être une tribune des libertés dans le monde arabe »116, ainsi que divers comptes rendus des événements qu’il organise. Il met en place divers séminaires et conférences d’information, des ateliers de travail sur les questions de liberté de la presse et de la culture, des expositions, des pétitions, un soutien moral et matériel aux journalistes et intellectuels incarcérés, ainsi que des dossiers juridiques permettant d’aider les journalistes ou artistes exposés à des poursuites. SKeyes est également à l’origine de deux web-séries à ce jour : Mamnou3!117, websérie de fiction, dénonciation sarcastique des activités du Bureau de la Censure de la Sûreté Générale ; et Le poids d’une voix118, co-créée avec le journal francophone libanais L’Orient-le Jour119, web-série documentaire sur les attentes de dix familles libanaises, choisies comme échantillon représentatif de la population, au sujet des élections législatives qui étaient supposées se dérouler en juin dernier au Liban, mais qui pour cause de divers soucis géopolitiques ont été reportées. Dernièrement, le centre a créé un Guide de survie du journaliste120, suite à la mort de nombreux journalistes couvrant la guerre en Syrie et destiné à tous les reporters en zone de conflit. Composé de 14 épisodes présentés sous forme de courtes vidéos animées, il prodigue des conseils pour la sécurité physique et informatique des journalistes, et est disponible en anglais et en arabe.

116

Cf site internet du Centre SKeyes : http://www.skeyesmedia.org/fr/Who-We-Are

117 Pour plus d'informations, consulter la page 77 de ce mémoire et le site internet de Mamnou3! : http://mamnou3.com/ 118 Pour plus d'informations, consulter le http://www.skeyesmedia.org/fr/Le-poids-dune-voix

site

internet

de

Le

poids

d'une

voix :

119

Pour plus d'informations, consulter le site internet de L'Orient-le Jour : http://www.lorientlejour.com/

120

Pour plus d'informations, consulter le site internet : http://video.skeyesmedia.org/

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Le cinéma Metropolis Empire Sofil de Beyrouth est le lieu de diffusion de l’association Metropolis Art Cinema, qui fut créée en 2006 pour développer une culture cinématographique au Liban. Son but est de « permettre la diversité culturelle, le dialogue à travers le cinéma, et de promouvoir le cinéma en le présentant dans ses différents genres, époques et tendances »121. Le cinéma organise divers festivals tout au long de l’année, en partenariat avec plusieurs institutions telles que la chaîne de TV franco-allemande ARTE ou le Festival de Cannes. Le lieu accueille également des festivals cinématographiques libanais ou internationaux, tel que le Festival du Film Européen. L’association soutient également les jeunes réalisateurs libanais indépendants, et a pour cela créé sa propre compagnie de distribution, MC Distribution. Elle organise divers ateliers de travail, master class sur le cinéma, auprès des professionnels comme des amateurs, ainsi qu’auprès des jeunes avec entre autres son programme Collège au Cinéma. Les membres du Conseil d’Administration de l’association Metropolis Art Cinema sont au nombre de huit : Hania Mroué, Georges Schoucair, Ghassan Salhab, Joana Hadjithomas, Khalil Joreige, Zeina Sfeir, Rémi Bonhomme et Tania El-Khoury. Leur rapport avec les autorités de censure est quasi-quotidien, comme nous le décrit Hania Mroué : « On choisit tous les films, on organise tous les festivals, on organise tous les événements, c’est nous qui avons vraiment la décision par rapport à tous les choix artistiques de cette salle. Et donc, à chaque fois qu’on veut présenter un événement, il faut d’abord passer par la sûreté générale. […] Presque une ou deux fois par semaine il y a quelqu’un qui doit aller »122.

o Une lutte législative : leur projet de loi

La lutte contre la censure au Liban s’est intensifiée depuis environ deux ans, en partie grâce à la création de l’Observatoire de la Censure par l’association des organismes cités cidessus. Le but principal de cet Observatoire est l’écriture d’une nouvelle loi définissant de manière plus précise le cadre légal de la régulation des médias et de leur censure au Liban.

121 « To allow cultural diversity, dialogue through cinema, and to promote it by presenting it in its different genres, eras and tendencies », citation issue du site internet du cinéma Sofil : http://www.metropoliscinema.net/about-us/ 122 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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En effet, comme nous avons pu le voir plus haut, la loi actuelle de 1947 étant très générale, elle laisse au censeur une grande liberté d’interprétation et un important pouvoir de décision. Les artistes, opposés à la censure, se trouvent donc brimés dans leur création par une censure trop large et souvent considérée comme abusive. C’est pourquoi ces divers organismes, liés à la culture et sa diffusion, se sont associés autour d’un projet de loi. « En fait, on lisait dans la presse que telle pièce de théâtre a été interdite, tel film a été coupé, tel festival je ne sais pas quoi, donc on lisait tout ça, et donc on était un groupe plus réduit au départ, on commençait à voir comment on peut faire ensemble, pour trouver une solution commune à ce problème commun, et en fait petit à petit on a commencé à se réunir au Goethe Institute »123, raconte Hania Mroué à propos de la façon dont ils se sont rassemblés. La première étape de leur collaboration a consisté à commander l’étude Censorship: law and practice aux avocats Nizar Saghieh, Rana Saghieh et Nayla Geagea124, afin de recenser les diverses lois déjà existantes et les pratiques de la censure au Liban, dans le but de pouvoir ensuite élaborer la nouvelle proposition de loi. C’est ce que nous précise Hania Mroué à ce sujet : « Il fallait recenser un tout petit peu l’activité, comment c’était fait etc, pour pouvoir proposer quelque chose »125. Christy Massabni explique une des raisons de la rédaction de cette nouvelle loi : « Nous ce qu’on veut, c’est une liberté d’expression responsable, ce n’est pas une liberté d’expression comme ça, chacun dit ce qu’il veut quand il veut où il veut, ok très bien c’est très beau, mais on n’est pas dans le meilleur des mondes, pour vraiment dire tout haut ce que tu penses… Donc la liberté d’expression responsable, où tu assumes ce que tu dis, fine, tu veux insulter x, très bien, tu assumes. Tu assumes comment ? Si cette personne à qui tu as nui veut recourir à la justice… Donc voilà, c’est comme ça »126. Une fois la rédaction de la nouvelle loi achevée, l’Observatoire de la Censure essaya une première fois d’effectuer du lobbying afin de la faire présenter au Parlement par les députés, mais sans succès : la loi fut en effet présentée mais pour l'instant jamais votée. Voici

123 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire 124 GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012 125 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire 126 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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ce que nous en dit Hania Mroué : « Et après on a dit ok, une fois qu’on a préparé ce document, en plus du projet de loi, on s’est dit maintenant il faut faire beaucoup de lobbying, pour présenter ce projet, pour faire en sorte que ce projet passe, etc. Donc, on s’est associés à un groupe qui s’appelle Maharat127. Et le rôle de Maharat c’était de prendre ce projet de loi et de faire tout le lobbying pour faire passer cette loi. Et une des premières étapes de la stratégie c’était de rencontrer les représentants des partis politiques qui sont représentés au Parlement, pour leur en parler, etc, et savoir à qui on s’adresse. Nous déjà, on est, en tant qu’artistes et gens qui travaillent dans le domaine artistique, on est un peu sur notre propre planète. Donc, il faut un peu voir. On a fait une rencontre, ça a été filmé, ça a été une catastrophe »128. Depuis, les associations et organismes n’ont cependant pas abandonné : « On va finir l’année par un lobbying de cette loi, et par une grande conférence de presse, on va faire un musée de la censure, un vrai, beaucoup plus grand, et voilà, pour annoncer la loi et tout ça »129, déclare Christy Massabni de March. Régulièrement, l'Observatoire de la Censure se réunit, de manière à discuter et améliorer ce projet de loi, encore aujourd'hui. Le lobbying de cette loi s’effectue par le biais de la Fondation Maharat (en français : fondation de compétences). Elle est composée de journalistes libanais ayant pour but commun la défense de la liberté d’expression et de la presse ainsi que la paix par la démocratie au Liban. Elle est membre de l’IFEX130 (réseau mondial composé de 71 organisations nongouvernementales ayant pour but la défense et la promotion de la liberté d’expression), et à ce titre dénonce la violation de la liberté d’expression au Liban par le biais d’alertes diffusées en anglais, français et arabe. Ce nouveau projet de loi prévoit différents changements et améliorations de la loi précédente de 1947 : elle prévoit entre autre une annulation des licences de publication, ce qui permettrait aux journaux politiques de pouvoir être diffusés en plus grand nombre et sans limite. La « Fondation Maharat souligne également que la loi sur les médias proposée permettra de libérer la presse libanaise et la poussera vers l'ère de l'information technologique, 127 Pour plus d'informations, consulter le site internet de la Fondation Maharat : http://maharatfoundation.org/ 128 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire. Pour plus d’informations, se référer à cet entretien. 129 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 130 Pour plus d'informations, consulter le site internet de l'IFEX (International Freedom of Expression Exchange) : http://www.ifex.org/fr/

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de la liberté de publication et de diffusion de l'information, sans affecter les droits de propriété intellectuelle ou les intérêts des journaux. Au contraire, elle permettrait la mise en place de journaux locaux imprimés, d’autant plus que le Liban est le seul pays au monde dans lequel la loi fait une distinction entre l'imprimé apolitique et politique, soulignant que nous sommes à l'ère des informations transfrontalières sans aucun cadre de classification ou de censure »131, déclare la Fondation Maharat dans un article daté de 2012 dénonçant le rejet de ce projet de loi par le Syndicat de la Presse libanais. Il est possible de trouver le texte de cette loi ainsi qu’un fichier expliquant les motivations de cette nouvelle proposition en arabe sur le site internet de la Fondation Maharat132. Si elle n’évoque pas de manière directe la censure, elle précise en revanche ce que les médias (y compris les œuvres théâtrales et cinématographiques) n’ont pas le droit de diffuser, dans l’article 63 du paragraphe 7 de son sixième chapitre : « Il est interdit à tous les médias de diffuser : 1.

Ce qui peut être méprisant ou offensant pour le drapeau libanais, les symboles nationaux qui appartiennent aux institutions de l’État

2.

Les enquêtes sur les délits et les crimes avant leur lecture dans une séance publique ainsi que les décisions des tribunaux secrets et les affaires liées au divorce, séparation, annulation de mariage et aux enfants

3.

Les procès-verbaux et les inscriptions qui reviennent à une des Directions Générales, quelles que soient leurs formes, s’ils sont classés secrets, sauf s’ils ont été divulgués dans l’intérêt général

4.

Les enquêtes juridiques que le tribunal décide d’interdire de publier

5.

La photo d’une personne dont les mains sont menottées ou si elle est arrêtée ou amenée au tribunal ou chez le juge d’instruction

6.

Les sujets qui sont contraires à la morale et à la bonne conduite générale

131 « Maharat Foundation also emphasizes that the proposed media law will free the Lebanese press and pushes it towards the information technology era, freedom of publication, and dissemination of information, without affecting the intellectual property rights of newspapers or interests. On the contrary, it unleashes the establishment of local printed newspapers; especially that Lebanon is the only country in the world whose law distinguishes between non-political and political print, noting that we are in the era of cross-border news outside the framework of any classification or censorship », Citation issue du site internet de la Fondation Maharat (http://maharatfoundation.org/ ) 132

http://maharatfoundation.org/?page_id=5

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7.

Tout ce qui est interdit de diffusion dans les lois relatives à la protection de la jeunesse

Les responsables de toute contravention à cet article seront sanctionnés par une amende de 500 000 à 1 000 000 de LL133 »134. On trouve donc là encore la notion d’offense à la nation à travers l’offense à ses symboles, l’armée et le Président de la République libanais. Cependant, la loi définit une amende punitive, mais n’évoque en aucun cas un principe de pré-censure. Il s’agirait donc de punir les contrevenants à ce texte de manière postérieure à la publication. La suite du texte de loi décrit également les diverses manières de juger et punir les violations de cette même loi, définissant en détail le cadre juridique dans lequel elles doivent s’inscrire, avec toujours ce principe selon lequel la justice peut sanctionner une publication. La loi supprime donc la censure préalable à la diffusion. Voici les paragraphes d'introduction du texte décrivant les divers motifs de la réalisation de cette loi : « La présente proposition de la nouvelle loi a pour objectif de faire évoluer la législation libanaise dans le domaine de l’information. Ce pour accompagner l’évolution des techniques et des pratiques professionnelles et pour un meilleur respect de la liberté de pensée et d’expression et d’information. Avec un respect équilibré des droits des tiers, et de leur liberté, et de l’intérêt général, qui sont nécessaires dans une société démocratique. Ceci pour respecter les valeurs de la démocratie, des libertés générales et en particulier des libertés de penser, d’expression, et d’information citées dans la Constitution libanaise (Article 13), et dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (Article 19), et les différents accords signés par le Liban, notamment l’Accord International spécifique au droit civil et politique. La réalisation de ces objectifs nécessite de revoir un ensemble de textes constitutionnels qui abordent le secteur de l’information et qui sont dispersés dans beaucoup de lois libanaises édictées à des dates différentes. Certaines d’entre elles sont contraires aux libertés de penser, d’expression et d’information, pourtant constitutionnelles. Nous considérons cette présente loi comme la première étape d’une réforme plus complète des lois de l’information, en ce qui constitue un premier tronc sur lequel seront ultérieurement bâties 133 En équivalent en euros, cela donnerait une amende de 250€ à 500€, selon le cours actuel de la livre libanaise. 134 Citation issue de la proposition de nouvelle loi sur les médias, p.16. Traduction arabe-français par M. Henri Assaf

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des lois dans un schéma constitutionnel qui devrait amener à de nouveaux textes complets et cohérents »135. Ce texte précise que cette première proposition de loi n’est qu’un début, et que d’autres réformes seront proposées par la suite. C’est entre autres dans ce but que l’organisation non-gouvernementale March a décidé de créer un Conseil Consultatif, composé de diverses personnalités du milieu journalistique et culturel libanais : « Là ce qu’on fait, c’est qu’on forme un advisory board, advisory board qui va être consultatif pour l’ONG. Il est formé de journalistes, d’artistes, […] d’acteurs dans la société civile, tout ça afin de pouvoir travailler avec eux sur le projet de loi, pour qu’ils nous donnent leur avis puisqu’eux ont vécu ça de près »136, explique Christy Massabni. Ce Conseil Consultatif est né fin juillet 2013 et a d’ores et déjà commencé ses réunions.

2. Informer pour mieux lutter

o Le rôle des médias

Dans l’action de la lutte contre la censure, l’information se révèle être le moyen de lutte le plus efficace, à condition qu’elle soit diffusée auprès d’un large public, et non pas restreinte aux personnes déjà sensibilisées à la cause. C’est pourquoi les médias jouent un rôle essentiel dans cette action, par leur soutien aux organismes de lutte contre la censure, qui se traduit par une diffusion de l’information sur ce sujet à un très grand public, que ces organismes ne pourraient pas forcément atteindre autrement. A ce soutien médiatique s’ajoutent les diverses campagnes de sensibilisation et les événements organisés pour informer autour de ce sujet par les organismes acteurs de la lutte contre la censure. Ces projets, souvent innovants, permettent également à ces associations et ONG de se faire entendre, et de gagner en popularité et en soutien de l’opinion publique libanaise.

135 Citation issue du texte expliquant les motifs de la proposition de la nouvelle loi sur les médias, p.1. Traduction arabe-français par M. Henri Assaf 136 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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Lors de la réalisation d’entretiens avec différentes composantes de la lutte contre la censure artistique au Liban, il apparaît clairement que le rôle joué par les médias dans cette lutte est important, si ce n’est essentiel. Subissant eux aussi les restrictions liées à sa pratique, ils possèdent cependant un argument de taille pour contrer la censure : la diffusion de leurs activités auprès d’un public très large, de millions de téléspectateurs, ce qui leur permet parfois de pouvoir faire contrepoids aux décisions des censeurs. C’est ainsi que les journaux et chaînes de télévisions libanaises apportent un soutien aux organismes de lutte contre la censure. En effet, « les médias et la presse nous soutiennent beaucoup. C’est vraiment des complices, donc ça aide énormément »137, déclare Hania Mroué à propos du rôle joué par les médias. Ce soutien passe par diverses actions médiatiques, du simple fait de parler des œuvres censurées à celui de diffuser des conférences et leur faire de la publicité à la télévision. Les journaux sont très présents également, publiant chaque événement proposé par ces organismes, écrivant des articles sur chaque cas de censure et rappelant aux lecteurs que certains luttent contre cette censure au quotidien. March, par exemple, reconnaît l’importance de la presse et des médias dans leur rôle de diffusion des activités de l’organisation non-gouvernementale : « Donc par rapport aux médias, on est tout le temps en contact avec les médias, d’ailleurs hier on a envoyé notre communiqué de presse, on attend qu’il soit publié. On est tout le temps, on est assez médiatisés si tu veux »138, explique Christy Massabni. On peut également constater la présence du journaliste Pierre Abi-Saab, du journal Al Akhbar, dans la liste des organismes membres de l’Observatoire de la Censure. Ce journaliste et écrivain, en effet, a écrit beaucoup d’articles concernant la censure au Liban. Il a été l’un des premiers à dénoncer son usage excessif et à donner la parole aux artistes censurés. Il est également critique d’art, et dirige la page culturelle du quotidien libanais Al Akhbar. Il a notamment signé des articles protestant contre la censure des films Persepolis139 de Marjanne Satrapi, Shu Sar ?140 de Degaulle Eid, etc.

137 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire 138 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 139

Persepolis, réalisé par Marjanne Satrapi et Vincent Paronnaud, 96 minutes, juin 2007

140

Shu Sar ?, réalisé par Degaulle Eid, 75 minutes, 2010

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C’est également Pierre Abi-Saab qui consacra la première page du journal à la dénonciation de la censure du film de Simon el Harbe, The One Man Village141, en 2009 : « Comme c’est un film que la presse avait déjà vu et beaucoup apprécié, et que beaucoup de gens avaient aussi apprécié ce film, c’est un premier film très bien fait, donc la presse nous a beaucoup beaucoup soutenus. On a été même sur la première page de Al Akhbar, vraiment c’était la première page en entier, qui se moquait un tout petit peu de la décision de la censure »142, déclare Hania Mroué, dont le cinéma Sofil était le diffuseur du film en question. La presse et les médias permettent principalement de l’information de la censure d’une œuvre. Ainsi le public qui n’aurait pas eu connaissance de l’œuvre, ou qui ne s’y est pas intéressé, est informé de l’acte de censure. Ces actions de diffusion de l’information à un public de masse par le biais des journaux, de la radio ou de la télévision permettent une meilleure mobilisation de la population libanaise pour contrer toute censure jugée excessive ou injustifiée. De plus en plus couramment, des scandales éclatent, et les censeurs se voient obligés de se justifier, si ce n'est de reculer. Hania Mroué reconnaît que la pratique de la censure a évolué, depuis cette prise de parole des organismes de lutte contre la censure à travers le relais médiatique : « Ca a évolué quand même. C’est-à-dire, ils ont compris que nous on a vraiment pas de pouvoir, que notre cible quand même ça reste vraiment une niche qui est négligeable par rapport à eux, c’est-àdire nous quand on sort un film, dans le meilleur des cas il y a 2000, 3000, 5000 personnes qui le voient, quand on programme un film dans un festival il y a entre 20 et 400 personnes qui le voient. Donc pour eux, alors qu’on est très bruyants quand on nous coupe un film, on en parle dans la presse, etc., tout le monde en parle et ça fait un scandale. Ils ont compris que, parfois, faire passer un film est beaucoup plus facile pour eux comme décision que de subir les conséquences d’un scandale. Et nous, on utilise cette stratégie. Quand ils nous disent parfois « ce film ne passe pas » je leur dis « écoutez, ce genre de film il y aura à peine 100 personnes, si vous l’interdisez, c’est toute la presse et tous les médias » »143. Christy Massabni confirme ce nouveau rapport de pouvoir qui s’est installé avec la censure : « C’est vrai que maintenant, la censure est assez comique si tu veux. Ce qu’il se passe c’est qu’il y a des choses qu’ils ne censurent plus, parce qu’ils ont peur de la réaction 141

The One Man Village, réalisé par Simon El Habre, 86 minutes, 2008

142 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire 143

Ibid

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généralisée, quoi. Ils se disent, on a pas envie de se taper tout le monde »144. Grâce aux médias, les organismes de lutte contre la censure ont su trouver un moyen de faire pression sur les censeurs, par l’intermédiaire du public. Plus un public large sera informé d’un processus de censure considéré comme abusif, et que les organismes souhaitent dénoncer, plus le Bureau de la Censure sera contraint de revenir sur sa décision, ou tout au moins de s’expliquer. « Ce qui sert le plus c’est tout ce qui est médiatique. C’est ça qui est le plus efficace. C’est ça vraiment qui… Parce qu’on a quand même la réputation d’être un pays qui est démocratique, donc il y a aussi cette réputation à défendre. Et parce que la censure, comme toute autre institution publique, elle est aussi contrôlée par un parti. Ou en tous cas, un camp. Et ce parti ne veut pas être accusé d’être le parti qui est en train d’ôter… de censurer. […] ils ne veulent pas être responsables. Et c’est pour ça qu’à chaque fois qu’on menace de parler à la presse, ça les dérange beaucoup »145 précise Hania Mroué. Le centre SKeyes est également impliqué dans cette pratique de dénonciation par le biais des médias, en rédigeant nombre de rapports sur les violations de la liberté d'expression au Proche-Orient d'une manière générale. Des communiqués, articles et publications sont en effet rédigés par la fondation, précisant dans le cas de la censure d'une œuvre ou d'un artiste d'où est venue la censure et pour quelles raisons. « Donc on surveille, et on garde une sorte de documentation permanente sur ces cas-là, parce que l’une des meilleures façons, l’un des premiers pas vers la lutte contre la censure c’est la dénonciation, et c’est surtout la précision dans les rapports », déclare Ayman Mhanna, « C’est cette technique-là, de dénonciation frontale, qui est en train d’aboutir à des toutes petites victoires. Ce sont des victoires que j’appellerais de comportement des autorités publiques. Beaucoup plus qu’une victoire au niveau de la vision ou bien de la politique publique en général, mais dans une situation de frustration rampante au Liban, métastatique, qui existe. Ces petites victoires ne sont pas à dénigrer, parce que ce sont elles qui permettent de créer un tout petit peu d’espoir chez les personnes désenchantées, qui pourraient se dire, bon, on peut pas tout changer mais au moins j’ai une expertise dans un certain domaine, si je mets mon énergie là-dedans et si mes amis

144 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 145 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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mettent leur énergie dans un autre secteur où ils peuvent avoir une certaine influence, peutêtre que c’est, avec un effet levier, que ça peut avoir un effet boule de neige »146.

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Autres actions publiques d’information

Au-delà de la diffusion par les médias (journaux, télévision, radio …) des informations à propos des œuvres censurées et de la lutte contre la censure elle-même, les acteurs de cette lutte tentent également d’élargir leur soutien public par le biais de diverses actions informatives. Celles-ci peuvent prendre la forme de projets bien spécifiques, par exemple celui de la F.R.E.E. newsletter créée par l’organisation non-gouvernementale March, ou encore l'organisation de conférences et divers débats publics autour de la censure au Liban. March est une organisation qui base ses actions sur la sensibilisation auprès des jeunes étudiants sur la question de la censure au Liban. C’est pourquoi la quasi-totalité de leurs actions sont pensées et dirigées vers ce public. Cela passe par le biais de beaucoup d’événements organisés au sein même des universités libanaises, qu’il s’agisse de productions artistiques ou de discussions et création d’espaces de liberté d’expression et d’information pour ces jeunes. « Donc on a commencé par expliquer ce que c’est que la liberté d’expression, et on voit que c’est un des droits et devoirs des citoyens, et la censure, que la censure est une limite à notre liberté d’expression »147, nous explique Christy Massabni, la coordinatrice des événements de March. Une fois l’action de sensibilisation entamée, ce que l’ONG recherche est l’implication de ces étudiants dans la lutte contre la censure, afin de les rendre également acteurs de cette lutte et non pas simples observateurs : « Cette année, depuis janvier, ce qu’on fait c’est qu’on est vraiment dans les universités, on fonde des clubs dans les universités, donc les étudiants vont se mobiliser et pour qu’on puisse faire les événements sur place beaucoup plus facilement, tu vois. Et là tu mobilises beaucoup plus les étudiants. On est passés on a fait des présentations dans chacune des universités, on a expliqué qu’est-ce que la censure, qui a le

146 Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 147 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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droit, qui n’a pas le droit, qui fait quoi, comment c’est fait et tout ça »148, précise Christy Massabni. Des groupes de discussion avec les étudiants sont notamment mis en place, afin de mieux évaluer leurs connaissances sur la censure et la liberté d’expression, et de mesurer l’influence, les attentes et les outils pour motiver les jeunes dans leur lutte contre la censure. March organise ses activités dans des universités sur tout le territoire libanais. Également en mars 2013, l’ONG visita cinq universités libanaises pour effectuer une présentation de March et discuter du statut de la censure au Liban : l’American University of Beirut, l’Université Saint-Joseph, Notre-Dame University, Rafic Hariri University et l’Académie Libanaise des Beaux-Arts. Le but de ces visites est de créer des clubs du Musée Virtuel de la Censure149 dans chacune de ces universités. Après ces différentes mesures et actions de sensibilisation, intervient une de leurs activités les plus cruciales : la diffusion d’une newsletter sur la liberté d’expression et la censure. En effet, la création et diffusion par March de la F.R.E.E. newsletter150 leur permet d’accompagner leurs actions de sensibilisation des jeunes dans les universités. Le nom F.R.E.E. correspond en réalité à Freedom and Right of Expression Events, les Evénements de la Liberté et du Droit d’Expression. « Cette newsletter, on rassemble un petit peu tout ce qui a été fait, elle explique un peu la censure dans un langage simple et facile, et tu vas voir qu’il y a beaucoup d’images, un peu d’illustrations et tout ça, parce que les jeunes dans les fac ne lisent plus, donc on s’est dit on va faire un truc plutôt avec des illustrations. Et, voilà, les étudiants ont bien réagi à ça »151. La première version de cette F.R.E.E. newsletter est sortie le 19 avril 2012152 et fut distribuée dans plusieurs campus universitaires libanais. Sa diffusion fut suivie de séances de débats entre les étudiants et March, ainsi que d’une proposition de participer aux activités de

148 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 149 Pour plus d'informations, voir page … de ce mémoire et le site internet du Musée Virtuel de la Censure : http://www.censorshiplebanon.org/Home 150 Pour plus d'informations, consulter http://www.marchlebanon.org/free/Home

le

site

internet

de

la

F.R.E.E.

Newsletter :

151 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 152 Cette première édition est disponible à cette adresse : http://www.marchlebanon.org/documents/newsletter/Newsletter-FREE.pdf

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l’ONG de manière bénévole. On y trouve principalement des illustrations caricaturales, des citations au sujet de la censure ainsi que divers articles concernant la censure et ce qu’elle représente. A la fin de la newsletter figure également un texte définissant le rôle de March. « On a préféré cette fois que ce soient les étudiants qui s’impliquent dans la création de la newsletter, et qu’ils écrivent eux des articles, qu’ils nous envoient eux des illustrations. Qu’ils sentent que c’est leur tout, qu’il leur appartient », nous explique Christy Massabni à propos de la manière dont a été conçue la newsletter. Enfin, depuis le 15 mars 2013, la newsletter interactive153 est disponible sur le site de l’ONG. Le principe veut que chaque internaute puisse écrire ce qu’il souhaite au sujet de la liberté d’expression et de la censure, suite à une inscription gratuite sur le site. Ces articles sont ensuite publiés en ligne et sont directement consultables à tout moment. Cela permet une sensibilisation d’un public plus élargi, puisque cette newsletter interactive s’adresse à tout un chacun, sans limite d’âge, de statut ou de connaissances sur la censure. Les autres actions d’information les plus privilégiées dans le cadre de la lutte contre la censure sont les conférences et les débats publics autour de ce thème. Chaque organisme de lutte contre la censure a participé à plusieurs conférences. Dans le cas de March, il s’agit d’une activité régulière : en l’espace de quatre ans, ils ont organisé plusieurs conférences, quelques débats et ateliers de travail autour de la censure. Christy Massabni parle de la manière dont s’est déroulée une de leurs premières conférences : « On a donné une conférence, on a rassemblé des journalistes, des gens de la société civile, tout ça, autour du sujet de la liberté d’expression, donc ce qu’on a fait c’est qu’il y avait quatre speakers, tu avais Jihad Murr de 2U2C, qui est une boîte d’événements qui organise des concerts au Liban qui a subi mille fois, qui a eu beaucoup de problèmes avec la censure, par exemple ils avaient organisé une fois un grand concert et le lendemain la sûreté générale leur dit non, interdit cet artiste au Liban, donc il nous a un petit peu raconté comment ça se passe ; on avait Colette Naufal qui est la directrice, la présidente du festival libanais, du Festival du Film Libanais, qui nous a raconté un petit peu Green Days et tout ça ; on avait André Assas, André Assas qui est membre de la sûreté générale et qui fait partie de la

153 Cette newsletter interactive est disponible à cette adresse : http://www.marchlebanon.org/interactivenewsletter/classification/See-All

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commission de la censure […] et on avait Jean Pierre Attiri qui représentait Human Rights Watch, donc pour les droits de l’homme, la liberté d’expression et tout ça »154. Suite à ce premier débat, March organisa un débat sur la censure à l’Académie Libanaise des Beaux-Arts le 20 janvier 2012 entre les étudiants de l’école et certaines personnalités comme Nizar Saghieh, avocat libanais spécialisé dans la défense des droits de l’homme et co-auteur de l’étude Censorship: law and practice, Sabine Sidawi, réalisatrice du film Beirut Hotel, un membre du Bureau de la Censure de la Sécurité Générale : le Général Mounir Akiki et Jacques Asmar un membre de March. Un atelier de travail fut également mis en place le 8 mars 2012, dans l’une des associations réunies autour de l’Observatoire de la Censure, Zico House. Il s’agissait de réunir 17 personnes ayant subi les affres de la censure, dont des artistes ayant risqué de la prison à cause de leurs œuvres. Voici une des conclusions de cet atelier : « Il faut noter que le “terrorisme culturel” n’est pas uniquement une histoire de censure mais il s’agit plutôt de menacer et d’intimider les gens afin qu’ils ne disent pas ce qu’ils pensent »155. Puis, en avril 2012, c’est à une conférence internationale sur l’activisme et la liberté des médias et réseaux sociaux et d’internet, intitulée SHARE à Belgrade que se rend l’ONG afin d’exposer la situation libanaise à l’assistance. Peu de temps après, en octobre 2012, March réussit à faire venir SHARE à Beyrouth pour donner une grande conférence et organiser toutes sortes d’activités en parallèle autour du thème de la censure et de la liberté d’expression, comme un musée vivant de la censure. Divers artistes y ont exposé des œuvres créées autour du thème de la liberté d’expression156. En revanche, si March estime qu’organiser des conférences est un moyen efficace d’information et de sensibilisation, d’autres organismes engagés dans la lutte contre la censure ne sont pas forcément de cet avis. C’est le cas de Hania Mroué du cinéma Sofil, qui témoigne en ce sens : « Les conférences en fait, ça réunit des gens qui sont presque d’accord. Et à

154 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 155 « It must be noted that "cultural terrorism" is not only about censorship but it is more about bullying people and intimidating them into not saying what they think », Citation issue du site internet de March : http://www.marchlebanon.org/en/Activities 156

Pour plus d'informations, consulter la troisième partie de ce mémoire.

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chaque fois qu’on a invité la censure, ils ont très très mal pris qu’on les critique, donc leur réaction est en général contraire »157. Les réactions de la Sûreté Générale aux attaques dirigées contre le Bureau de la Censure lors de telles conférences peuvent être en effet assez contraires à l’effet recherché en premier lieu. Par exemple, après avoir témoigné lors d’une conférence filmée et diffusée par la LBC, chaîne de télévision libanaise, Hania Mroué rencontra des problèmes dans le renouvellement de son passeport : « J’ai été me renseigner, ils m’ont dit c’est écrit « soumission totale », c’est-à-dire qu’ils soumettent mon dossier à une investigation totale. Et j’ai dit « ça veut dire quoi ? », ils ont dit « en général les gens qui ont cette inscription sur leur passeport c’est les criminels ». Donc le type me demande quel genre de crime j’ai fait, « vous avez battu votre femme de ménage, vous avez torturé je sais pas qui » … Je lui ai dit « c’est une blague ? » il m’a dit « non non non, vous avez peut-être écrasé quelqu’un avec votre voiture » »158. Elle établit un lien direct entre ses propos attaquant le Bureau de la Censure et ce problème de renouvellement de passeport, puisque les deux relèvent de la même institution, la Sûreté Générale. « C’est que leur façon de répondre, moi je critique dans une conférence qui a été filmée, par bonheur ou par malheur je ne sais pas, par la LBC, moi je parle dans une conférence devant des artistes, des intellectuels, je critique très poliment la censure et je n’ai pas, je ne sais pas, insulté des officiers, et la réponse c’est une réponse de militaire. Donc ça prouve que vraiment, il n’y a pas de dialogue »159, déclare Hania Mroué. Cette absence de dialogue est confirmée par Christy Massabni, qui, bien que considérant les conférences et débats comme une méthode efficace de sensibilisation du public à la censure, reconnaît que leurs effets sur le dialogue avec la Sûreté Générale sont réduits : « C’était assez intéressant en fait de voir le débat, tu avais André Assas, le type de la commission, très carré, comme ça avec un papier qu’il lisait, déjà prêt comme ça. Après les autres chacun racontait son histoire. Donc c’est très intéressant de voir que même dans son attitude, face au public, tu te dis mais improvise, sois libre de dire ce que tu veux, enno… Il est venu, il a fait un débit de paroles, et il est parti. […] C’est tout, le débat, il a pas ouvert la

157 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire 158

Ibid

159

Ibid

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bouche alors que tout le monde le pointait du doigt et tout le monde l’accusait »160, déclare-telle à propos de la première conférence que March a organisé. Malgré tout, bien que Nadim Lahoud, le réalisateur de la web-série Mamnou3!, précise que « c’est exactement les mêmes personnes qui viennent à chaque conférence, ils sont déjà convaincus. Ils pensent déjà à ça »161, on peut tout de même voir dans la mise en place de conférences un effet positif sur le long terme, à condition qu’elles soient alliées à d’autres actions en parallèle. En effet, l’une des conférences sur la liberté d’expression organisées par le centre SKeyes eut pour résultat l’émergence de la série Mamnou3! : « Nous avons eu l’idée de Mamnou3! lors d’une conférence sur les libertés culturelles au Proche-Orient, quand j’ai donné des exemples de films qui ont été interdits au Liban et les raisons qui ont poussé à cette décision »162, nous explique Ayman Mhanna. Le centre SKeyes n’est pas en reste en ce qui concerne l’organisation de conférences, débats et divers ateliers de travail : « Et là on vient de finir une grande conférence internationale sur la couverture du fait religieux et du débat religieux. Naturellement, les questions de censure sont vite ressorties, parce qu’on a évoqué avec beaucoup de courage par exemple les positions publiques complètement opposées à la censure religieuse et aux institutions religieuses »163 nous explique Ayman Mhanna. Les actions à suivre du centre porteront également entre autres sur des activités du type ateliers de travail : « Là, on se prépare à un atelier de formation en octobre sur le journalisme culturel. Sur la critique journalistique des faits culturels, des activités culturelles. Donc également, il y aura de nouveau une question liée à la liberté d’expression »164. Nous étudierons l’impact exact de la web-série Mamnou3! dans la lutte contre la censure en dernière partie de ce mémoire ; cependant, il est important de souligner qu’à la fois Hania Mroué, Nadim Lahoud et Ayman Mhanna ont remarqué une évolution de la réponse du Bureau de la Censure quant aux attaques menées contre elle : « Y’a un article dans un journal

160 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 161 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 162 Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 163

Ibid

164

Ibid

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pour dire « ah comment la sûreté générale peut faire ça », et aujourd’hui la sûreté générale publie un press release pour dire « non, en fait, c’est pas nous » et ils s’expliquent, et ils commencent à communiquer plus. J’sais pas si c’est un résultat de Mamnou3! mais, enfin, y’a plusieurs choses qui se sont passées pendant l’année qui les ont poussé à … […] Ils commencent à communiquer plus. C’est déjà bien »165, déclare Nadim Lahoud. Hania Mroué reconnaît quant à elle que « Vraiment ça a évolué, c’est-à-dire aujourd’hui on en est arrivé là, mais il y a eu… C’était très pénible »166. La sensibilisation à la lutte contre la censure par le biais d’actions d’informations relayées par les médias prouve donc une efficacité certaine, très probablement à la condition qu’elle soit accompagnée d’autres actions, telles que des actions artistiques, comme nous le verrons en dernière partie de ce mémoire.

3. Internet : un moyen de détourner la censure

Nous allons à présent nous pencher sur le développement du rôle d’un nouveau média dans la lutte contre la censure : internet. Ce nouvel outil apparu dans les années quatre-vingt dix a été rapidement élevé au rang d’outil de défense de la liberté d’expression par les acteurs de la lutte contre ses violations, partout dans le monde. En effet, il est difficile pour les gouvernements d’une manière générale de censurer internet, puisqu’il s’agit d’un réseau international. Bien que certains pays y parviennent sans problèmes, et qu’actuellement la question de l’utilisation d’internet par ces gouvernements afin d’acquérir diverses informations outrepassant les droits relatifs à la vie privée des internautes pose problème, il est un pays pour lequel la censure d’internet n’est pas envisageable, à court terme tout au moins : le Liban. C’est pourquoi les associations de lutte contre la censure usent de cet outil comme d’un partenaire de lutte, et l’exploitent tant que possible.

165 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 166 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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Un moyen de dénonciation

Internet constitue un outil parfait de sensibilisation et de dénonciation de la censure. C’est pourquoi l’ONG March et le centre SKeyes s’en servent afin de créer des archives publiques et librement consultables de tout ce qui est ou a été censuré au Liban, qu’il s’agisse de personnes physiques ou d’œuvres intellectuelles. C’est dans ce sens que March lança, le 2 septembre 2012, le site internet du Musée Virtuel de la Censure167. Ce musée est une sorte de registre de toutes les œuvres ou médias censurés de par le passé jusqu’à nos jours, et constitue une véritable base de données, actualisable chaque jour et par chaque internaute en visite sur le site. Il permet une dénonciation des actes de censure au Liban au quotidien, et entraîne une implication de la population dans cette phase de lutte contre la censure en leur laissant la possibilité d’y jouer un rôle. L’importance capitale de l’existence d’un tel musée réside dans le fait que le Bureau de la Censure de la Sûreté Générale ne garde encore actuellement aucun registre ni aucune trace de ce qu’il censure ni des raisons pour lesquelles il le fait, comme nous l’explique Christy Massabni : « Ils ne gardent aucune trace, aucune preuve des choses qu’ils censurent, pour ne pas qu’on aille leur dire « ah tiens, tu as dis toi que … », ils ne veulent pas »168. Comme aucune archive n’est donc conservée par le Bureau de la Censure, March décida d’aller récupérer des informations auprès de chaque individu, artiste ou média pouvant leur fournir ce dont ils avaient besoin pour construire un Musée Virtuel de la Censure proche de l’exhaustivité : « Donc on est allé, on a interviewé des artistes, des réalisateurs, des journalistes, des … toutes les personnes qui ont été victimes de la censure au Liban, et on est même allés dans les archives des journaux. Pour chercher dans Al Nahar, L’Orient-le Jour, As Safir169, tout ça, pour avoir des informations, pour avoir des dates, pour avoir des trucs plus précis, et on les a répertoriés dans ce web site qu’on a d’ailleurs gardé interactif, si quelqu’un connaît ou a une information quelconque, et bon bien sûr on vérifiera si elle est crédible ou

167

Musée Virtuel de la Censure : http://www.censorshiplebanon.org/Tickets

168 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 169

Ces journaux sont des quotidiens d'information libanais.

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pas, qu’on puisse l’ajouter à notre web site. C’est un web site qui est toujours apte à mise à jour »170. Le Musée Virtuel de la Censure se présente au premier abord comme un véritable musée. Lorsque l’on entre sur la première page, il faut déchirer un ticket d’entrée virtuel, gratuit, avant d’accéder à la totalité du site internet. Une fois sur la page d’accueil du Musée, un slogan attire le regard de l’internaute : « Maintenant vous savez, et le savoir est la moitié de la bataille »171. Cela démontre le but premier de ce musée : l’information et la sensibilisation sur les pratiques de censure au Liban. Une fois entré, l’internaute est libre de consulter une liste quasi-exhaustive de tout ce qui a été et est censuré au Liban depuis les années 1940. On trouve donc en premier la censure du DVD du film Le Dictateur de Charlie Chaplin, dont l’import fut interdit par la Sûreté Générale quelque temps, pour cause de symbolique juive. Ce listing nous amène jusqu’à la censure la plus récente à la date d’écriture de ce mémoire : celle de la pièce de théâtre Bto2ta3 Aw Ma Bto2ta3, en français Ça passe ou ça casse, du metteur en scène libanais Lucien Bourjeily. Produite par l’ONG March la pièce critique la censure libanaise et son côté arbitraire et aurait dû être jouée dans un théâtre de la ville de Beyrouth début septembre 2013172. On peut consulter cette liste de façon chronologique, par année, ou encore faire une recherche avancée par le nom de l’œuvre, de l’émission ou de l’artiste censuré ou bien par la manière dont il a été censuré (ban, coupe de certaines scènes, etc), par la raison de la censure (religion, politique, etc), par entité de censure (Sûreté Générale, Ministère de l’Intérieur, institutions non-étatiques…) ou encore par catégorie de classement des travaux censurés (art, livres, films, radio, émissions de télévision…). Enfin, afin de parfaire l’outil de sensibilisation du public à l’état de la censure au Liban, un texte explique la manière dont elle fonctionne, qui peut censurer et comment ou qui le fait malgré l’absence d’autorisation officielle. Le centre SKeyes se sert également d’internet afin de dénoncer les pratiques de censure au Liban, par le biais d’articles publiés sur tout ce qui est censuré : « On essaie un tout petit peu plus sur les cas actuels d’être très précis sur la forme de censure, sur les textes qui ont sous-tendu une certaine décision plutôt qu’une autre, on essaie de ne pas mélanger entre les

170 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 171 « Now you know, and knowing is half the battle », image présente sur la page d'accueil du Musée Virtuel de la Censure : http://www.censorshiplebanon.org/Home 172

Voir 3eme partie de ce mémoire page 66

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décisions qui viennent des autorités publiques, les décisions qui sont imposées par des institutions non-étatiques, les campagnes pour le boycott et la décision des artistes eux-mêmes de renoncer, donc on surveille toute forme de pression contre la liberté culturelle mais on essaie d’être très précis dans la catégorisation. Alors, comment ça s’applique, donc on a une info selon laquelle un film aurait été interdit, ou bien des scènes auraient été coupées. Donc on contacte les artistes, les producteurs, on contacte les salles de cinéma, le circuit de cinémas qui étaient censés projeter le film, mais on contacte également, nous avons un lien direct permanent avec le bureau de la censure et le porte-parole de la sûreté générale. Avec qui on a su trouver une sorte de modus operandi. Il ne nous aime pas particulièrement, mais il ne peut rien trouver dans nos communiqués qui puisse être considéré comme attaque personnelle »173, nous explique Ayman Mhanna. Les réseaux sociaux tels Facebook, Twitter, etc, sont également un nouveau mode très efficace de dénonciation. Chacune des organisations luttant contre la censure au Liban possède une « page Facebook », sur laquelle elle peut librement poster diverses notes à propos de la censure. Ces pages leur permettent d’assurer un suivi quotidien de l’actualité sur la liberté d’expression, et de publier très rapidement dans le cas où une information importante concernant la censure d’une œuvre viendrait à sortir. Internet constitue donc un espace de libre dénonciation de la censure par les organismes actifs dans la lutte pour la liberté d’expression. Ce nouvel outil leur permet d’effectuer des actions de sensibilisation auprès d’un public beaucoup plus large que celui auquel ils peuvent accéder par ailleurs lors de conférences ou de séances d’information. En effet, internet permet entre autre de dépasser les limites frontalières du Liban, afin d’atteindre un public international, tel par exemple les Libanais de l’étranger, et donc d’obtenir un soutien beaucoup plus important.

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Un moyen d’impliquer le public

Au-delà d’un simple outil de libre expression, internet représente également la manière la plus pratique et la plus simple d’impliquer un groupe ou des individus, de les mobiliser rapidement afin de participer à cette lutte contre la censure.

173 Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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C’est la méthode mise en place par l’organisation non-gouvernementale March avec son Musée Virtuel de la Censure ainsi qu’avec sa newsletter F.R.E.E. En effet, chacun peut participer à l’élaboration du Musée Virtuel de la Censure sur internet : il suffit d’aller sur la page créée à cet effet, nommée « Report » (signalement), et de remplir le fichier de renseignements demandé : préciser son nom et son adresse mail, le type de censure effectué et sur quoi, la date de censure, et ajouter si possible une image. Ce rapport sera ensuite vérifié par l’ONG, avant d’être publié sur le site internet : « Le musée est un travail en cours et votre contribution est grandement appréciée car nous avons besoin de toute votre aide pour rendre ce site aussi complet et crédible que possible, puisque le gouvernement ne nous fournit aucune source et/ou information. Vous avez entendu parler de quelque chose qui est censuré, qui est sous la menace d’être censuré ou qui a été censuré par le passé, que nous avons manqué/n’avons pas reporté ? Soyez libre de le signaler dans le but de compléter la base de données »174, indique la page d’accueil du musée. Il s’agit d’une invitation pour les internautes à participer à la réalisation du registre. Le public de ce musée peut donc devenir acteur, plutôt que de rester simple visiteur. Il n’est même pas nécessaire de vivre au Liban ou d’être libanais pour aider et participer à cette lutte. L’avènement des réseaux sociaux a aussi permis aux organismes de lutte contre la censure ainsi qu’aux artistes et personnalités subissant cette censure de mobiliser plusieurs personnes autour de leur cause. Par exemple, Facebook est régulièrement utilisé comme une plateforme de soutien aux personnes et œuvres censurées. La création de pages ou de groupes, où l’on peut inviter tous ses contacts permet de mobiliser très rapidement un grand nombre d’individus. S’ils ne participent pas forcément aux actions menées en parallèle à ces pages, ils reçoivent néanmoins des informations quotidiennes sur la manière dont le dossier en question évolue, et peuvent se faire à leur tour le relai de ces informations. La possibilité de créer des « événements Facebook » offre elle aussi une opportunité de mobilisation importante. Par exemple, si un artiste se fait condamner pour une œuvre, et qu’il doit en répondre devant un tribunal, cela permet aux organismes et artistes d’organiser diverses manifestations de soutien et de protestation contre la violation de la liberté d’expression, en invitant et mobilisant rapidement un grand nombre de personnes. 174 « The museum is still a work in progress and your contribution is greatly appreciated as we will need all of your help to make the site as complete and credible as possible since the government does not provide us with any resources and/or information. Heard of something that is being censored, is under the threat of being censored or has been censored in the past that we have missed/failed to spot? Feel free to report it in order to complete the database » Citation issue du site internet du Musée Virtuel de la Censure : http://www.censorshiplebanon.org/Home

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Ce fut le cas de la mobilisation en soutien à deux comédiens libanais, Edmond Haddad et Rawya Al Chab, qui furent condamnés à un mois de prison ferme en novembre 2011, suite à un article dénonçant leur comédie présentée en décembre 2009. La comédie en question avait pour objectif de récolter des fonds pour une association, Brave Heart Fund, qui aide les enfants victimes de problèmes cardiaques. Les faits reprochés aux deux comédiens étaient que leur pièce contenait de l’humour et des gestes indécents, car l’acteur Edmond Haddad avait montré lors d’une scène satirique un morceau de son caleçon où était dessiné un S de Superman. La condamnation concerna principalement l’indécence de ce geste en public. Les supporters des deux comédiens furent appelés à venir manifester leur soutien devant le tribunal libanais, en avril puis en mai 2012, dans le but de défendre la liberté d’expression au Liban et de faire annuler la peine en appel. Au final, la justice donna raison aux deux comédiens, et la peine fut annulée. Les réseaux sociaux jouèrent également un rôle important dans la libération rapide du chanteur Zeid Hamdan du groupe Zeid and the wings, qui fut emprisonné durant vingt-quatre heures en juillet 2011. La raison de son arrestation et de son interrogatoire provient des propos « offensants » qu’il avait écrits dans sa chanson General Suleiman, jugés diffamatoires envers le Président de la République libanais, Michel Sleiman175. Après avoir été arrêté, le chanteur fut libéré sans aucune explication le lendemain. Il ignorait alors la forte mobilisation qui avait été mise en place sur les réseaux sociaux, qui l’avaient soutenu et avaient créé un scandale en vue d’obtenir sa libération. Voici comment Zeid Hamdan raconte son expérience, dans un entretien accordé au journal Jadaliyya le 6 août 2011 : « On m’avait déjà demandé la semaine précédente de me rendre au bureau de la Sûreté Générale pour expliquer des choses à propos de ma chanson General Suleiman. Ils m’ont interrogé sur les paroles, sur qui avait réalisé le clip vidéo, qui était dans le groupe, tout plein de détails. Ensuite, ils m’ont rappelé le mardi et m’ont dit de venir le mercredi. Quand je suis arrivé, ils m’ont menotté. J’étais avec mon avocat, donc je lui ai dit d’informer les gens comme quoi j’étais arrêté pour ça. Ensuite, quelques heures plus tard, je suis sorti. Je n’avais aucune idée que tout ça était devenu si important. Je suis très reconnaissant de ça. Je dois ma liberté à tant de personnes. Je n’ai rien fait : c’est toutes les personnes qui ont soutenu mon cas et ont fait du bruit autour. Le Liban est un petit pays, et quand les gens commencent à contacter leurs contacts, il y a très rapidement beaucoup de bruit qui se fait. Je pense que c’est pourquoi j’ai été libéré le même

175

Voir partie 1 de ce mémoire page 12

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jour. Parce que ce n’est pas très cohérent de m’enfermer le matin et de me laisser partir le soir, sans aucune explication »176. Ces exemples constituent une preuve certaine de l’efficacité de l’utilisation des réseaux sociaux afin de contrecarrer les actions en justice des censeurs contre les artistes. Comme le souligne Zeid Hamdan, ce soutien s’avère probablement d’autant plus efficace que le Liban est un petit territoire, ce qui permet de mobiliser rapidement une part importante de la population. La Sûreté Générale, comme décrit plus haut dans ce mémoire, ne souhaite pas se voir attribuer une réputation négative au sein de l’opinion publique libanaise et internationale, et tente d’éviter ou d’atténuer les scandales.

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Un moyen de diffusion à l’abri du Bureau de la Censure libanais

Lorsque l’on parle de l’importance de son rôle dans l’accès à la liberté d’expression, il est capital de rappeler le côté intouchable et inattaquable de la publication sur internet. Bien que ce ne soit pas le cas dans tous les pays, il est pourtant vrai qu’au Liban, censurer internet se révèle difficile voire impossible pour le gouvernement. En effet, les nouvelles technologies ne sont pas forcément une priorité pour l’Etat, et la manière de contrer ce nouveau média n’a pas encore été trouvée par le Bureau de la Censure. C’est ce qu’a constaté Nadim Lahoud, le réalisateur de la web-série Mamnou3!, qui a été diffusée uniquement sur Youtube afin d’éviter toute demande de permis de diffusion au Bureau de la Censure de la Sûreté Générale, ce qui n’aurait en aucun cas abouti à cause du sujet même de la web-série : une critique satirique du Bureau de la Censure libanais. C’est donc en toute logique que le choix de la diffusion de la web-série s’est porté sur internet, média incensurable au Liban, comme l’explique Nadim Lahoud en réponse à la question des moyens éventuels dont dispose le gouvernement libanais pour appliquer une forme de censure 176 « I was asked already the week before to come to the General Security office to explain things about my song General Suleiman. They asked about the lyrics, about who shot the video, who’s in the band, all sorts of details. Then, they called me again on Tuesday and told me to come in on Wednesday. When I did, they handcuffed me. I was with my lawyer, so I told him to let people know that I was getting jailed for this. Then, a few hours later, I got out. I had no idea that everything had grown so big. I feel very grateful about that. I owe it to so many people that I’m free today. I didn’t do anything: it was all the people who took on my case and made noise about it. Lebanon is a small country, and when people start contacting their contacts, there’s soon a lot of noise. I think that’s why I got released the same day. Because it’s not very coherent to lock me up in the morning and then let me go in the evening, without an explanation. », GUSTAFSSON Jenny, « General Suleiman, Reggae and Defamation: Interview with Zeid Hamdan », Jadaliyya, 6 août 2011, http://www.jadaliyya.com/pages/index/2330/general-suleiman-reggae-and-defamation_interview-w

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sur internet : « Aucun moyen. Ils aimeraient bien le faire mais ils n’ont pas les moyens techniques. Enfin, on est sur Youtube. Ils devraient interdire tout Youtube. Ce qui serait comme utiliser une bombe nucléaire pour tuer une fourmi. Mais ils pourraient pas interdire une vidéo sur Youtube, ils seraient obligés de contacter Google pour leur dire « est-ce que vous pourriez interdire ces vidéos », et ils auraient jamais dit oui. Ouais, c’est impossible de censurer Mamnou3! »177. Il est cependant difficile de dire s’il s’agit d’un choix politique ou d’un manque de moyens techniques de la part du gouvernement libanais. « C’est un très bon moyen de diffusion, on est juste un peu limités par le temps, on peut pas faire un épisode de trente minutes, faut faire moins de dix minutes, sept-huit minutes préférablement. C’est la seule limitation. C’est moins cher, c’est plus rapide »178, rajoute Nadim Lahoud à propos de l’utilisation d’internet pour diffuser des œuvres autrement censurées. Malgré les tentatives d’intimidation de certains journaux et journalistes ayant écrit des articles élogieux sur la web-série, la Sûreté Générale n’a cependant rien pu faire pour en empêcher la diffusion. « On a montré qu’on peut le filmer, on peut le publier, et on peut avoir du succès, ils peuvent rien nous faire »179, ajoute Lahoud, phrase qui résonne comme un appel à d’autres cinéastes pour les convaincre de faire de même s’ils rencontrent des difficultés. Cependant, si internet représente un excellent moyen de diffusion d’œuvres qui sont ou seraient censurées autrement, il s’agit de savoir s’en servir pour pouvoir accéder au public et intéresser les internautes. « Le risque, c’est juste qu’il faut construire son propre public. Quand on est à la télé, automatiquement t’as quelques millions de viewers, sur internet il faut un petit peu se battre pour arriver aux gens, mais sinon ça a très bien marché. Puis ça continue, c’est toujours là. A n’importe moment quelqu’un veut rire, il peut se mettre là pour voir. Puis ça va pas être oublié. Ça n’a plus aucun sens un bureau de censure avec internet, tu peux voir n’importe quel film. Automatiquement quand un film se fait interdire, c’est automatiquement le film le plus piraté »180, précise Nadim Lahoud.

177 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 178

Ibid

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Ibid

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Ibid

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Ce fut en effet le cas avec le film Beirut Hotel181 de Danielle Arbid, qui, malgré son interdiction, fut un des films libanais de 2012 les plus achetés en DVD piratés ou téléchargés. Internet permet de contourner la barrière entre le spectateur et l’œuvre. C’est une méthode qu’Hania Mroué a elle-même testé, lors de la diffusion du film The One Man Village de Simon El Harbe : la Sûreté Générale ne voulait accepter sa diffusion qu’à la condition que le réalisateur accepte de couper une scène qui posait problème car elle évoquait la guerre civile et que les responsabilités d’un camp en particulier étaient sousentendues. Le réalisateur, n’ayant pas d’autre choix que de couper cette scène ou de ne jamais voir son film diffusé, accepta la coupe. Mais le cinéma Sofil, refusant de passer un film tronqué, décida d’imprimer le texte de la scène : « On a distribué à l’entrée de la salle, à tous les gens qui venaient voir le film, le texte de la partie qui a été coupée. Parce qu’il y a rien qui interdit ça dans la loi. Pour tous les gens qui venaient voir le film, ils avaient une feuille où c’était écrit « il y a cette partie du film qui est coupée par la censure, et voilà ce qu’il y a comme texte ». […] Donc voilà, on a distribué ça et en plus on a mis cette partie qui était coupée, on l’a mis sur Facebook, sur Youtube, et on a eu beaucoup plus de spectateurs que dans la salle. Et moi je l’ai dit, je l’ai répété à plusieurs conférences, où la censure était invitée, et je l’ai dit. J’ai donné les chiffres et j’ai dit que voilà, on a eu 1 800 entrées en salle et on a eu 10 000 viewers online. Et ils ont entendu ça. Ils ont compris que ça ne sert pas à grand-chose, donc … C’est pour ça que je dis que c’est une bataille qui continue, et à chaque fois on gagne … Parfois on perd aussi »182. En conclusion, internet constitue une nouvelle étape dans la lutte contre la censure au Liban : cet outil permet d’atteindre un plus grand public, de manière plus efficace et surtout plus rapide, sans risquer de se voir censurer. Le fait que le public ayant accès à ces informations soit formé en réseaux et couvre de ce fait la majorité de la population du territoire libanais est également un élément très dissuasif pour la Sûreté Générale, et permet aux artistes de pouvoir s’exprimer librement et publiquement au moins dans le monde du virtuel sans craindre de représailles comme des peines de prison.

181

Voir partie 1 de ce mémoire, page 12

182 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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III – Les artistes libanais dans la lutte contre la censure : un jeu qui s'installe

On ne peut pas parler de la lutte contre la censure au Liban sans parler du combat que mènent les artistes pour faire face à cette censure. Étant les premiers visés par cette pratique, il paraît logique que certains d’entre eux joignent ces actions de lutte contre la censure, principalement ceux qui en ont subi les conséquences directes, telles que la suppression de certaines scènes de leur film ou de leur pièce, le retrait d’une de leurs œuvres d’une exposition, une interdiction de diffusion ou encore une condamnation en justice. Nous allons donc dans cette partie explorer les différentes méthodes que les artistes mettent en place afin de lutter contre cette pratique de la censure au Liban. De ces actions se dégagent principalement deux formes de lutte : celle par le combat judiciaire, passant par la voie légale et comptant sur l’indépendance de la justice vis-à-vis du Bureau de la Censure de la Sûreté Générale, et celle qui permet à l’artiste d’établir un jeu avec la censure, en la prenant pour thème central de création tout en la dénonçant par la même occasion. On s’attardera enfin sur la première saison de la web-série déjà évoquée plus haut intitulée Mamnou3! (en français Interdit !), réalisée et diffusée en 2012, qui a réussi le pari de réunir les différentes méthodes de lutte évoquées dans ce mémoire en une seule action artistique.

1. Une lutte judiciaire presque gagnée d’avance

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Pourquoi les artistes gagnent presque toujours les procès

Une des manières pour les artistes de lutter contre la censure de leurs œuvres consiste à porter leurs cas en justice, devant le tribunal libanais, avec l’espoir que celui-ci prenne une autre décision que les censeurs et reconnaisse leur droit à la liberté d’expression. En effet, ces actions sont porteuses d’espoir : il est fréquemment arrivé que les décisions des tribunaux libanais en matière de censure soient à l’opposé des décisions prises par les membres du Bureau de la Censure. C’est ce que précisent les auteurs de l’étude Censorship in Lebanon: law and practice : « Il y a une grande différence entre ce que les 64


tribunaux vont interdire, en fonction de ce qui est condamnable ou pas, et ce que le censeur va interdire, qui va presque toujours suivre systématiquement les opinions des institutions religieuses »183. Par exemple, dans le cas de la pièce Majdaloun (1969) du metteur en scène libanais Roger Assaf, le tribunal libanais avait rendu un jugement contraire à ce que les censeurs avaient demandé. Cette pièce n’avait pas obtenu de permis de diffusion auprès de la Sûreté Générale, pour raisons politiques, étant jugée à l’époque trop pro-palestinienne pour le gouvernement en place. La Cour avait déclaré que « La Constitution Libanaise garantit la liberté des citoyens libanais à exprimer une opinion à l’écrit comme à l’oral dans les limites stipulées par la loi […] et comme la liberté d’exécuter du théâtre politique fait partie du droit d’exprimer une opinion […], la manière dont la performance de la pièce Majdaloun a été interdite représente une violation sans base légale de ces libertés fondamentales »184. Le tribunal autorisa également Roger Assaf à engager un procès civil contre l’État libanais pour violation des droits constitutionnels. La suite du texte précise également que « Dans cette décision, la Cour a également conclu que la Décision 1576, publiée le 22 octobre 1922 par le Gouverneur Administratif du Liban – qui autorisait la censure des pièces de théâtre – était rendue invalide et nulle par la suppression du poste de Gouverneur Administratif. La Cour déclara en outre qu’après l’annulation de la Décision 1576, aucun autre texte légal n’existait et aucune autre loi n’avait été promulguée stipulant que les pièces de théâtre devaient subir une pré-censure »185. Cet exemple prouve l’indépendance de la justice dans les décisions concernant la censure. Elle s’appuie sur les textes de loi et sur les bases légales de la censure afin de juger 183 « There is a vast difference between what the courts will prohibit, according to what is prosecutable and what is not, and what the censor will prohibit which will almost always systematically follow the opinions of religious bodies », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.120 184 « The Lebanese Constitution guarantees the freedom of Lebanese citizens to express an opinion in both written or verbal form within the bounds stipulated by the law […] and as the freedom to perfom political theater falls under the right to express an opinion […] the manner in which the performance of the play “Majdaloun” was prevented represents an unlawful violation of one of these fundamental freedoms », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.40 185 « In this ruling, the courts also concluded that Decision 1576, issued on October 12, 1922 by the Administrative Governor in Lebanon - which authorized the censorship of theatrical works - was rendered null and void with the cancellation of the post of Administrative Governor. The court further declared that after Decision 1576 was cancelled, no other legal text existed and no other law had been enacted stipulating that theatrical works must undergo prior censorship. », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.40

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les cas qui lui sont présentés, mais tient également à défendre le droit constitutionnel libanais en matière de liberté d’expression. Ainsi, passer par le tribunal libanais lors de la censure d’une œuvre est un moyen pour les artistes de peut-être obtenir l’autorisation de diffuser leurs œuvres. Bien que ces procès prennent souvent beaucoup de temps, ils défendent en revanche le droit individuel des artistes et celui de la liberté d’expression qui leur est normalement garantie dans la Constitution Libanaise. De plus, comme nous le précise l’étude Censorship in Lebanon: law and practice, ces procès permettent aux artistes de mesurer les limites de la censure, et parfois d’ériger de nouvelles bases légales pour en restreindre le champ d’application : « Le droit de se défendre et de défendre son travail est généralement garanti dans les procédures judiciaires et dans les procès. Ce droit est important, non seulement pour ce qu’il représente pour les accusés, mais aussi pour les débats judiciaires ultérieurs qui prennent place, et pour les précédents juridiques sur ce qui devrait être interdit et autorisé, et où les limites doivent être tracées entre ce qui est une critique admissible et ce qui ne l’est pas »186. Cela permet donc aux artistes libanais de mieux connaître leurs droits, ainsi que de voir quelles sont les limites à leur liberté d’expression. Ils peuvent ensuite mieux anticiper les effets de la censure sur leurs œuvres, ou bien savoir dans quelle mesure ils pourront se défendre en cas de censure jugée trop abusive. « Effectivement, ces procès et les processus qui en découlent ouvrent en général la voie à l’information de l’opinion publique et à son engagement dans le débat sur ces problématiques et sur leurs potentielles ramifications »187, ajoutent les auteurs de Censorship in Lebanon: law and practice. Les procès engagés par les artistes afin de défendre leurs droits et libertés individuelles participent donc à la lutte contre la censure, dans le sens où ils permettent à la fois de dessiner un cadre plus concret à l’application de la censure, ce qui leur permet de mieux la connaître, et de créer un débat public autour de ce sujet.

186 « The right to defend oneself and one’s work is generally guaranteed within judicial and trial procedures. This right is important, not only for what It represents to defendants, but also for the subsequent legal debates that take place and the legal precedents on what should be prohibited and allowed, or where lines should be drawn on what is permissible criticism and what is not », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.137 187 « Indeed, these trials and processes generally pave the way for public opinion to become informed and engaged in the debate on such issues and the potential ramifications », GEAGEA Nayla, SAGHIEH Nizar, SAGHIEH Rana, Censorship in Lebanon: law and practice, Liban, Colours Ps, 2012, p.137

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Une stratégie de lutte contre la censure qui se développe

Cette lutte par le recours à la justice est une stratégie que les organismes de lutte contre la censure saisissent de plus en plus. Ils sont en effet conscients du bénéfice qu’une telle forme de lutte, officielle et légale, peut apporter à leur cause. C’est pourquoi ils sont nombreux à développer ce type d’actions, et à conseiller aux artistes de ne pas hésiter à porter leurs cas de censure devant le tribunal libanais. Hania Mroué nous explique que malgré le temps que prennent ces procédures, l’idée d’attenter un procès contre la censure d’une œuvre relève avant tout du principe de la défense de la liberté d’expression, plutôt que du fait de vouloir annuler la censure : « Ils traînent, ils traînent autant qu’ils peuvent, c’est-à-dire qu’ils envoient par exemple l’avocat envoie une lettre au juge, et il attend trois, quatre mois pour recevoir une réponse. Il répond, et il attend plusieurs mois pour recevoir … […] Et ils savent que s’ils vont gagner un jour ce sera dans quelques années donc ce sera trop tard pour sortir le film, mais c’est pour le principe. Et c’est très bien »188. Il s’agit alors d’engager une lutte en poursuivant un but ultérieur, dont on ne voit pas forcément les conséquences directes ou pour soi, mais qui participe à améliorer l’état des choses d’une manière générale en matière de lutte contre la censure. C’est pourquoi le cinéma Sofil et Hania Mroué avaient pensé à mener plusieurs actions en même temps dans ce sens : « On avait proposé à des réalisateurs d’aller tourner dans la rue, sans autorisation, et de présenter les films. Ils vont dire : « Où est l’autorisation de tournage ? », « il n’y a pas », « Vous ne pouvez pas montrer ce film », « si », « non », « si », « non », « si », « ok on fait un procès ». Et qu’il y ait cent procès contre la sécurité générale »189, déclare-t-elle. Ayman Mhanna, directeur du centre SKeyes, cherche également à développer ces actions en justice. Le centre propose en effet aux artistes de les aider dans les démarches juridiques, et de les soutenir devant les tribunaux libanais dans la défense de leur liberté d’expression : « Il peut nous contacter. Nous sommes légalement prêts à lui fournir une assistance juridique, afin de contester devant les tribunaux et les Cours compétentes ces décisions. Et c’est un peu une stratégie que nous tentons de promouvoir et qui n’a pas encore 188 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire 189 Citation issue de l'entretien mené avec Hania Mroué le 27 juin 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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été adoptée par les acteurs culturels au Liban, c’est que… Si on regarde le registre des autorités judiciaires au Liban, c’est un très bon registre. Je ne suis pas au courant, au moins depuis que je suis un peu conscient des questions liées à ce domaine, donc depuis le milieu des années 90, il n’y a eu aucune décision judiciaire qui va dans le sens de la censure. A chaque fois qu’il y avait un conflit entre un artiste, et une autorité publique ou religieuse, invariablement c’est l’artiste qui a gagné le procès. Invariablement. Donc j’essaie de promouvoir l’idée que la justice peut être notre alliée. Et qu’on peut, grâce à la justice, aboutir à des précédents, et à de la jurisprudence, qui annuleraient certains aspects ridicules de la loi. Donc voilà pourquoi on tente d’expliquer aux artistes que ce n’est pas suffisant d’avoir des sit-in de solidarité ou des projections pirates. On peut aller devant les autorités judiciaires et traduire en justice ceux qui empêchent les libanais de profiter de leurs libertés. Parce que, il y a une chose que nous essayons d’expliquer, c’est que la censure n’est pas, en premier lieu, une violation de la liberté d’expression de l’artiste. C’est une violation de la liberté du téléspectateur, du spectateur, d’avoir accès à l’expression disponible. C’est ma liberté de choisir, d’écouter, de voir, qui est violée. Avant même que la liberté de l’artiste ne le soit. Donc, en tant que citoyen et en tant qu’artiste, on est compétent, on a la qualité juridique pour aller devant les Cours et dire que notre droit a été bafoué, et il faut que la justice tranche en notre faveur. Ça s’appelle la strategic litigation. C’est ce qu’on essaie de promouvoir »190. La strategic litigation correspond effectivement à cette définition : « La strategic litigation est une méthode qui peut apporter des changements significatifs dans la loi, la pratique ou la sensibilisation du public en portant des cas spécifiques au tribunal. Les clients impliqués dans la strategic litigation sont victimes d’abus des droits de l’homme dont souffrent également beaucoup d’autres personnes. De cette façon, la strategic litigation se concentre sur des cas individuels dans le but de provoquer un changement social »191. L’action en justice par les artistes au Liban est donc aujourd’hui soutenue par les organismes qui luttent contre la censure. Ce soutien s’avère capital pour les artistes qui sont souvent démunis face à la censure, n’en connaissant pas tous les détails. L’existence de tels

190 Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 191 « Strategic litigation is a method that can bring about significant changes in the law, practice or public awareness via taking carefully-selected cases to court. The clients involved in strategic litigation have been victims of human rights abuses that are suffered by many other people. In this way, strategic litigation focuses on an individual case in order to bring about social change », Citation issue du site internet http://www.mdac.info/en/what-we-do/strategic_litigation

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organismes spécialisés dans la lutte contre la censure et ayant une profonde connaissance des lois et pratiques en vigueur est extrêmement importante pour ceux qui espèrent un jour apporter un changement à l’application de la censure au Liban. La lutte par la voie légale est un moyen, à la fois pour les artistes et ces organismes, de faire reconnaître publiquement leur lutte et leurs droits civiques, et d’informer la population libanaise sur ses propres droits. La liberté d’expression est ainsi défendue dans un contexte juridique officiel et légal, ce qui lui donne une nouvelle légitimité.

2. La censure comme sujet d’expression artistique

Si la censure engendre diverses réactions et surtout oppositions, elle peut également être à l’origine de créations artistiques. Bien évidemment, lorsque la censure devient le thème central d’une œuvre, il s’agit la plupart du temps de la critiquer ou de la dénoncer, voire de la provoquer. Au Liban, ces actes d’expression des artistes à propos de la censure sont encouragés par l’organisation non-gouvernementale March, qui, depuis sa création, a organisé plusieurs événements en ce sens.

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Actions artistiques de March : performances en direct dans les universités

L’ONG a invité, lors de visites en université, un artiste graffitiste libanais, Semaan Khawam, à effectuer une performance en direct visant à sensibiliser les étudiants : « On est passé donc dans les universités avec un graffitiste. A l’époque il y avait Semaan Khawam qui est un jeune graffitiste libanais, qui avait été arrêté et jugé pour un graffiti qu’il avait fait. Le gouvernement avait décidé qu’il avait nuit à l’armée ou je sais pas quoi, bref. Donc on l’a amené avec nous dans l’université et il a fait un truc live et tout ça »192, raconte Christy Massabni. Semaan Khawam a également eu affaire à la censure au Liban à l’occasion de graffitis réalisés sur les murs de Beyrouth en 2012. En voulant dénoncer la guerre civile et ses 192 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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horreurs, le graffitiste représenta plusieurs soldats portant des armes de type AK 47193, avant de se faire arrêter par la Sûreté Générale pour prétexte de trouble à l’ordre public. Jugé en avril 2012, le procureur avait requis contre lui une amende d’un million de livres libanaises soit 500€, ou bien trois mois de prison ferme. La loi libanaise ne prévoyant aucune interdiction de faire des graffitis sur les murs de la capitale, et l’artiste n’ayant jamais été arrêté auparavant, il en conclut à la marque de la censure, camouflée par l’étiquette de trouble à l’ordre public : « Si cette série est traitée différemment, c’est parce que je m’attaque non seulement au sujet sensible de la guerre civile, mais en plus en représentant l’armée, un des principaux tabous du pays. […] La liberté d’expression est un mythe que nous exportons mais les interdits existent et se rapportent toujours à trois grands tabous : la politique, la religion et le sexe »194, déclara-t-il. Son arrestation entraîna une vague de sympathie et de soutien parmi les artistes graffitistes du monde arabe. L’artiste égyptien Ganzeer lui apporta le sien en réalisant un tag, avec le portrait de Semaan Khawam en arrière-plan et deux jeunes hommes en premier plan, l’un portant un rouleau de peinture, le second tenant un AK 47, surmontés d’une interrogation en arabe : « Qui doit réussir ? »195. C’est ainsi que le mardi 8 mai 2012, Semaan Khawam se rendit à l’Académie Libanaise des Beaux-Arts de Beyrouth, afin d’effectuer une performance en direct, dans le but de promouvoir la liberté d’expression artistique au Liban. Il réalisa plusieurs graffitis, deux moutons196 représentant chacun les organisations politiques du 8 et du 14 mars197, ainsi qu’un personnage198 avec la phrase « je veux » écrite en arabe à côté. Sur ce dernier, les étudiants furent invités à écrire ce qu’ils voulaient. March avait proposé à ce graffitiste de participer à leur action de sensibilisation dans les universités puisqu’il venait d’être condamné et de faire l’actualité de la lutte contre la

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Pour voir ce graffiti, voir page 95 de ce mémoire

194 Citation issue d'un article du site internet France 24 « Un artiste libanais risque trois mois de prison pour des graffitis de soldats », http://observers.france24.com/fr/content/20120405-artiste-libanais-risquetrois-mois-prison-graffitis-soldats-armee-guerre-civile-beyrouth 195

Pour voir ce graffiti, voir page 96 de ce mémoire

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Pour voir ces graffitis, voir page 97 de ce mémoire

197 Les coalitions du 8 mars et du 14 mars au Liban constituent les deux organisations politiques opposées les plus importantes au Liban. 198

Pour voir ce graffiti, voir page 97 de ce mémoire

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censure. De plus, une performance en direct faisant participer les étudiants est un moyen efficace de les faire se sentir concernés, et de leur permettre de réfléchir aux problématiques de la censure. Une autre action de March dans le cadre de sa sensibilisation des étudiants à la censure a consisté à diffuser une pièce de théâtre d’un nouveau genre dans les universités avec lesquelles l’ONG travaille : la pièce du metteur en scène libanais Lucien Bourjeily, intitulée Ça passe ou ça casse (Bto2ta3 aw ma Bto2ta3 en libanais). Il s’agit d’un genre de théâtre qui inclut les spectateurs dans la performance, appelé théâtre interactif. Voici ce qu’en dit Christy Massabni : « On a fait une petite pièce de théâtre, en fait ça s’appelle an interactive theater, tu as dû voir ça sur Facebook et sur le site. C’est Lucien Bourjeily qui est un jeune cinéaste libanais, jeune réalisateur, qui a ramené au Liban ce nouveau genre de théâtre. C’est un outil de sensibilisation énorme, d’ailleurs ça a été un de nos plus gros succès, parmi les événements qu’on a fait. C’est un truc de vingt minutes, ok ? Vingt minutes de théâtre, et c’est un mélange d’improvisation, et de déjà préparé. Donc il écrit un petit peu le script, et les acteurs improvisent sur place, autour du thème de la censure, et de la liberté d’expression évidemment. Et tout ça est suivi par un débat avec les étudiants, donc ce qu’on fait c’est qu’à la fin de la pièce, les acteurs s’assoient, devant le public, et ils gardent leurs personnages. Donc ce qu’il se passe c’est que l’audience pose des questions aux personnages. Tu vois ? Donc si tu as un journaliste, tu as un type de la sûreté générale, comme ça la question leur est adressée à eux. Pas en tant qu’acteur mais en tant que Monsieur X de la sûreté générale. […] Ils touchent de près un petit peu le problème »199, déclare-t-elle. Comme le précise Christy Massabni, le théâtre interactif est un dispositif propice à la sensibilisation du public à une cause. Le public, étant mis à contribution afin d’intervenir durant la pièce, se sent plus impliqué par ce qui se passe sur la scène, c’est pourquoi ce genre est couramment utilisé dans un but d’information, de prévention et de sensibilisation sur divers thèmes. Ainsi, les étudiants peuvent entamer un débat à la fin de la pièce, et obtenir des réponses propres aux personnages incarnés par les acteurs, dans une vision assez réaliste de la pratique de la censure au Liban. Cette pièce étant diffusée dans des universités privées, elle ne nécessitait pas un permis de diffuser, et le script n’avait donc pas besoin de passer par le Bureau de la Censure. Cependant, récemment, le metteur en scène, sa troupe et March ont décidé de jouer dans un 199 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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théâtre de Beyrouth, le théâtre Al Madina, lieu pour lequel la permission de la Sûreté Générale est indispensable. C’est ainsi que la pièce, prévue pour une représentation début septembre 2013, ne passa pas l’étape de la pré-censure. La diffusion de cette pièce a été interdite très récemment (septembre 2013). La Sûreté Générale, critiquée et tournée en dérision dans la pièce, n’a pas encore donné de raisons officielles pour cette censure. Voici ce que déclare Lucien Bourjeily à ce sujet dans un entretien avec le quotidien L’Orient-le Jour : « Moi et Jad Ghorayeb, responsable au sein de March, étions dans une situation des plus bizarres. Dans ma pièce, le protagoniste se retrouve aux prises avec le responsable du bureau de la Sûreté Générale qui lui cite des passages de la pièce jugés inadmissibles. Et c’est justement ce qui m’arrivait. L’officier me lisait quelques passages du texte, en me disant que ce dernier n’est pas représentatif de la réalité, et qu’en réalité, lui, le responsable de la SG, ne se comportait pas de cette manière »200. Le texte a été étudié pendant plus d’un mois par le Bureau de la Censure, et la pièce reste interdite de diffusion.

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La censure en exposition

March ne s’arrête cependant pas qu’aux actions artistiques en direction d’un public étudiant. En effet, lors de la conférence SHARE qui s’est tenue à Beyrouth en 2012, l’organisation a décidé d’y associer un vrai musée de la censure ainsi qu’une exposition sur la liberté d’expression. Le musée de la censure représenté contenait plusieurs livres, journaux, DVD, albums de musique, et autres œuvres censurées au Liban, qui étaient exposées au public afin de montrer dans quelle mesure la censure entrave la liberté individuelle, dans le sens où tous ces articles étaient rendus impossibles ou difficiles d’accès pour les citoyens libanais. Il s’agissait d’une représentation du Musée Virtuel de la Censure. L’exposition, intitulée F.R.E.E., contenait quant à elle de nombreuses œuvres d’artistes libanais ayant tous travaillé sur le thème de la liberté d’expression et sur la censure. Les

200 MAROUN Béchara, « Quand une critique de la censure est … censurée par la SG », L'Orient-le Jour, 03/09/2013, http://www.lorientlejour.com/article/831138/quand-une-critique-de-la-censure-est-censuree-parla-sg.html

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œuvres étaient exposées durant toute la durée de la conférence, et vendues à la fin au profit des artistes. « Ensuite, on a ramené Share au Liban, on a fait Share Beyrouth qui a été également un succès énorme, en octobre, début octobre dernier, et on a fait là-bas une installation à March, du musée de la censure. On a fait un mini musée de la censure, qui a duré trois jours […] Et on a eu la participation aussi de beaucoup d’artistes et tout ça qui ont exposé leurs œuvres, qu’ils ont faites spécialement pour nous, autour du thème de la censure et de la liberté d’expression »201, explique Christy Massabni. Parmi les artistes participant à cette exposition se trouvaient les artistes suivants : Alfred Badr exposant l’œuvre intitulée …, représentant un visage coupé en deux au niveau de la bouche, avec divers mots sujets à censure en arrière-plan tels que « religion », « excité », « marijuana » ; Roye Dagher et son œuvre Ceci n’est pas une pipe, représentant une femme nue et un militaire lui mettant un revolver dans la bouche ; Roger Moukarzel qui présentait Ex Press avec des photos de personnes lisant des textes derrière le titre de l’œuvre écrit en gros ; Jamhouriya el mawz (République des bananes) de l’artiste Yazan Halwani, représentant un losange contenant le titre de l’œuvre et en premier plan une banane ; Une œuvre du Collectif Gémeaux intitulée Khallouneh Fakker (Laissez-moi penser), se présentant comme des cases de bande dessinée avec chaque fois trois femmes se bouchant les yeux, les oreilles et la bouche à tour de rôle ; Le bâillon ne dompte pas la flamme de David Sahyoun, représentant un tournesol emprisonné derrière un grillage ; Un graffiti de Rami Mouallem, Shit, qui écrit « Censor shit » ; The land of the blind de Sari el Khazen, représentant un paysage empli de divers symboles, et de mots tels que « vérité » et « réalité » barrés, ainsi que de plusieurs « réveille-toi » en haut du tableau ;

201 Citation issue de l'entretien mené avec Christy Massabni le 09 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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Nour el Khazen et sa photographie The voice of the oppressed, représentant un visage d’homme dont la bouche est cousue et qui pleure une larme de sang, la moitié de son visage cachée dans le noir202. Ces œuvres très marquantes, évoquant la liberté d’expression et les dégâts que peuvent causer la censure, constituent également une manière artistique et forte de sensibiliser à la lutte contre la censure, ainsi qu’une base de réflexion sur ce sujet pour le public de l’exposition. Durant cette même conférence, SHARE Beyrouth, March diffusa un clip vidéo sur la censure, réalisé par Marzen Kerbaje, intitulé Censor the censorship. Ce clip de sensibilisation tourné en noir et blanc pour renforcer la sensation de froideur montre un homme assis à un bureau, une paire de ciseaux dans une main et un journal dans l’autre, découpant les articles gênants un par un avant de se retrouver avec un journal troué de partout203. Le clip vidéo était diffusé au sein du musée de la censure qui prenait place durant la conférence. Répété en boucle, ce court clip d’une vingtaine de secondes permet à March de donner une vision froide et destructrice de la censure. Enfin, le 2 septembre 2012, March réalisa de nouveau une performance en direct de graffitistes, afin d’inaugurer le lancement du site internet du Musée Virtuel de la Censure. Le groupe Ashekman Street Art, composé de deux frères, dessina sur les murs d’Achrafiyeh 204 une grande œuvre représentant trois têtes de gorilles, chacun ayant soit les yeux bandés, soit les oreilles bouchées, soit la bouche bâillonnée, avec en arrière-plan la phrase « Être libre ou ne pas être » écrite en arabe. Le but de ce graffiti étant avant toute chose d’attirer l’attention des passants et des voitures passant dans la rue, le logo de March est apposé au-dessus de l’œuvre, ce qui permet de faire connaître l’association. Le centre SKeyes participe également à la mise en place d’actions artistiques, jouant avec la censure et défiant les censeurs. Leur principale contribution à cette forme de lutte provient certainement de la création de la web-série Mamnou3!, série satirique sur le Bureau de la Censure libanais, comme nous le verrons en dernière partie de ce mémoire. Ayman Mhanna, directeur du centre, prévoit également

d’organiser au cours de

l’année scolaire 2013-2014, plusieurs autres actions dans le but d’attaquer la censure et de 202

Pour voir ces œuvres, voir pages 98 à 103 en annexe de ce mémoire

203

Pour visionner ce clip vidéo, voir à cette adresse : http://www.youtube.com/watch?v=kVSgek9YNZ8

204

Achrafiyeh est un des quartiers de Beyrouth. Pour voir ce graffiti, voir page 104 de ce mémoire.

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l’outrepasser : « La prochaine phase à laquelle on se prépare, c’est … On espère bien une saison 2 de Mamnou3!, la voix juridique, et un sens de désobéissance civile et culturelle, à travers un grand marathon photo qui brise en milliards de morceaux les tabous politiques, sexuels, sociaux et religieux au Liban »205, déclare-t-il. Au-delà des décisions par les artistes et organismes de lutte contre la censure de faire fi de celle-ci lors de certaines manifestations artistiques, dans un but de protestation, il existe aussi une forme de jeu d’omission qui s’exerce de la part des artistes envers les censeurs. Par exemple, il suffit que les œuvres présentées, comme les pièces de théâtre ou les films, nécessitent une traduction vers l’arabe, pour que les artistes décident d’« oublier » de traduire certains passages de manière délibérée. C’est ce que nous raconte Ayman Mhanna à propos d’un des spectacles qu’il a diffusé durant le Beirut Spring Festival que le centre SKeyes organise chaque année : « Parfois, on contourne un peu le problème. Bon, il y avait un ballet où les gens apparaissaient nus sur scène, bon ils ont porté des petites culottes. Ça n’a pas beaucoup changé au ballet. Et puis il y avait une autre pièce qui était l’année passée, c’était un mélange entre cinéma et théâtre, donc les dialogues, qui ne signifiaient pas grand-chose donc il n’y avait rien dans les dialogues de particulièrement osé, mais on a « oublié » de mentionner que, sur l’écran, lorsque les dialogues ont lieu, il y a des images qui passent à l’écran, qui elles, auraient été censurées, peut-être. Mais bon, on a juste oublié de le mentionner. Et puis on leur a fourni la traduction en arabe, d’un texte en anglais où le « f word » apparaissait très souvent, en plein milieu des dialogues, donc ce n’était jamais écrit par le scénariste, mais les acteurs savaient les insérer, bon, y’avait pas ça en arabe »206. En conclusion, les actions artistiques comme moyen de dénonciation de la censure sont également une méthode efficace de sensibilisation du public à cette cause. Elles permettent de rendre compte à travers l’art de ce que représentent les actes de censure pour les artistes, qui en sont les principales victimes.

205 Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 206

Ibid

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3. Mamnou3! Ou comment tourner la censure en dérision

Après avoir démontré dans les différentes parties de ce mémoire les divers moyens de lutte contre la censure utilisés par les organismes investis dans cette lutte ou par les artistes, passant par le biais de la diffusion de messages, d’informations, d’actions de sensibilisation via les médias et nouvelles technologies comme internet, ou encore s’inspirant de la censure pour créer, il est indispensable de parler d’une œuvre qui réunit tous ces éléments dans sa conception même : la web-série Mamnou3!. Réalisée durant l’année 2012 par Nadim Lahoud, la web-série constitue un premier essai de réalisation à la fois pour ce jeune libanais et pour le centre SKeyes, qui est le producteur de cette série. Nous allons tâcher dans cette dernière partie de démontrer de quelle manière la web-série Mamnou3! représente et se sert de tous les moyens de lutte contre la censure actuellement mis en œuvre au Liban.

o

Naissance et réalisation du projet

L’idée du projet est née lors d’une conférence sur la liberté d’expression au Liban, organisée par SKeyes. Nadim Lahoud était présent dans le public, en tant qu’ami d’Ayman Mhanna, le directeur du centre. Une liste de films interdits, censurés ou coupés au Liban défilait sur un projecteur, accompagnés des diverses raisons de la censure. « Et donc moi, assis sur ma chaise j’ai commencé à imaginer quel était le processus derrière cette décision, comment on arrive à une telle raison débile pour interdire un film pour enfants. Et donc, pendant que j’imaginais ça, j’ai commencé aussi à imaginer les personnages, et je me suis dit ça serait comique de faire une comédie. Et le même jour, j’ai proposé à Ayman, je lui ai dit « j’ai eu cette idée folle d’écrire, qu’est-ce que tu en penses ? », il m’a dit « je trouve ça très drôle, si tu me fais une proposition sérieuse on peut essayer de trouver des financements », et voilà »207, explique Nadim Lahoud. Le script fut écrit en quatre mois par Nadim Lahoud, qui se renseigna sur la manière dont s’effectue la censure : « On a regardé les décisions, on a travaillé en marche arrière en fait. Donc on a regardé les décisions et le film, et on s’est dit : « comment, qu’est-ce qui doit 207 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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leur passer par la tête pour arriver à cette décision ? » Et donc, on n’a pas vraiment fait une recherche sur leurs pratique, on a n’a pas interviewé des artistes, mais évidemment, on a fait un film donc on a travaillé avec beaucoup d’artistes, et à travers nos conversations avec eux on a réalisé qu’en fait, on a vraiment une copie assez conforme de… ouais, des processus. »208. En effet, le projet Mamnou3! consiste en un faux documentaire, filmé par de jeunes libanais souhaitant savoir comment se déroule le quotidien dans le Bureau de la Censure. Ils sont donc cordialement invités à filmer « en toute liberté », mais on se rend vite compte qu’en réalité, leurs moindres mouvements et les paroles des employés sont elles-mêmes contrôlées. Tout ceci dans le but de dénoncer le caractère abusif, arbitraire et absurde de la pratique de la censure au Liban d’une manière générale. « Mamnou3! comme est indiqué sur le site, finalement, c’était une dénonciation de la censure, également essayer de conscientiser les gens sur ce problème, mais s’amuser »209, selon Ayman Mhanna. Mamnou3! est avant tout une comédie, dont l’objectif affiché est de dénoncer et dédramatiser une pratique qui souvent pousse les artistes eux-mêmes à l’autocensure, par peur des conséquences. Le but de ce projet est avant tout de dénoncer la censure dans son ensemble. Il ne s’agit pas de blâmer le contenu des décisions de censure, mais plutôt de rappeler au public de la web-série que la censure dans son essence est une privation de la liberté individuelle par la privation du choix de chaque individu d’accéder à telle ou telle œuvre, ou publication : « Souvent, quand un film se fait censurer, tu lis des articles, et souvent c’est « pourquoi vous avez censuré ce film, il n’y a rien… il n’y a rien de grave ». Mais, je m’en fous, même s’il y a quelque chose de grave, on devrait même pas penser à ce qu’il y a dedans. Si ça te plaît pas, tu vas pas le voir. C’est pas des films qu’ils ont projeté sur l’autoroute et que tout le monde est obligé de voir… C’est un choix. Chacun décide s’il veut pas le voir, il va pas le voir »210, explique Nadim Lahoud. Le problème de réaliser une série ayant pour thème la satire du Bureau de la Censure libanais est le suivant : comment tourner cette série sans toutefois demander de permis de filmer ? Et comment la diffuser par la suite ? La réponse de Nadim Lahoud à cette question 208 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 209 Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 210 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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est simple : ignorer la censure s’est révélé être la solution la plus évidente. « La beauté de Mamnou3!, c’est qu’on a fait un film, contre la censure, et non seulement le produit est anti censure, mais la façon dont on a fait le film : on n’a pas fait de permission pour filmer, on n’a pas pris de permission pour diffuser parce qu’on est sur internet, et, enfin, tout le processus on les a complètement… On a fait comme s’ils n’existaient pas »211. Le tournage se devait d’être discret, car même si les permis nécessaires pour tourner en intérieur au Liban ne sont pas nombreux, il est obligatoire, même en l’absence de loi sur le sujet, de présenter le script à la phase de pré-censure dans le but d’obtenir un permis de filmer. Cela n’arrêta pas l’équipe de Mamnou3! pour autant, qui s’organisa de manière à éviter tout contact avec une quelconque autorité étatique ou de censure : « On a fait le tournage un peu … très discrètement. On a pris un appartement à Achrafiyeh, le seul truc pas très discret c’est que c’était au 9e étage, on devait faire monter tout l’immeuble, le bureau, et toutes les archives, et donc on a quasiment bloqué une route pendant deux heures. Y’a le baladiyé212 qui est venu, mais évidemment on leur a pas dit qu’on tournait un film, on leur a dit qu’on emménage un bureau, quoi. Donc ça c’était la seule fois qu’on a été confronté aux autorités directement. Le tournage a duré seulement dix jours. On a quasiment tourné un épisode par jour. On a fait quelques jours de rehearsals, les préparatifs ont duré pas mal de temps. En fait, plus y’a de jours de tournage plus c’est cher. Donc tu essaies de faire autant de préparatifs avant, avant qu’il y ait toute l’équipe, puis tu filmes puis tu fais editing après et ça prend un mois en tout quoi. Donc voilà le tournage »213, raconte Nadim Lahoud. La série, dont le sujet est entièrement consacré à la censure alors que son processus habituel a été complètement et délibérément ignoré, montre le jeu qui peut parfois s’établir entre les artistes et la censure. S’en servir comme source d’inspiration créatrice tout en la détournant démontre à la fois le côté absurde de cette censure tout comme la volonté de Mamnou3! de se présenter comme un modèle à suivre, incitant les artistes à se saisir de leur droit à la liberté d’expression. Nadim Lahoud, le centre SKeyes qui finança Mamnou3! dans sa totalité, ainsi que tous ceux qui participèrent au projet ont démontré qu’il était possible d’accéder à une totale liberté artistique et d’expression, à la seule condition de se l’approprier en dépit de toute loi ou toute pratique, spécifiquement si elles sont jugées abusives. En ceci, la 211 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 212

Le baladiyé en arabe signifie le « maire », il s'agit de la personne responsable du quartier

213 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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web-série se fait également la porte-parole de la dénonciation de la censure, et devient un important outil de sensibilisation du public libanais à la cause.

o

L’absurde de dénonciation : dédramatiser la censure

Avant toute chose, l’intrigue de Mamnou3! consiste à dénoncer la pratique de la censure au Liban par l’intermédiaire de la satire et de la comédie. Le faux documentaire tourné au sein du faux Bureau de la Censure libanais filme le quotidien des décisions de censures, et la manière dont elles sont prises, insistant sur le caractère absurde, dépourvu de logique et arbitraire de ces décisions par des employés de la Sûreté Générale présentés comme peu ou pas compétents. Ces personnages caricaturaux permettent à la web-série d’accentuer son effet comique, entraînant des situations souvent absurdes. Apparaissent à l’écran neuf personnages, sans compter ceux qui sont supposés filmer le documentaire, situés derrière la caméra et que l’on ne voit ni n’entend jamais. Six d’entre eux sont des employés de la Sûreté Générale, à qui se rajoutent trois intervenants extérieurs qui ont affaire à la censure. Le Colonel est le directeur du Bureau de la Censure, et celui qui a le dernier mot dans les décisions de censure, excepté lorsque la censure vient d’une autre institution étatique ou bien religieuse, auquel cas il se doit de suivre les instructions qui lui sont données. Lamia quant à elle est une employée zélée du Bureau de la Censure, qui passe le plus clair de son temps à demander des censures supplémentaires au Colonel ou à rechercher dans chacun des scripts qui lui sont confiés ce qu’elle pourrait censurer. Najeem représente un employé du Bureau qui n’apprécie pas les artistes et estime qu’il n’a à coopérer avec eux en aucun cas. Joyce tient le rôle de la jeune employée, dont l’oncle lui a trouvé ce travail, qu’elle ne prend pas trop à cœur et sur lequel elle ne se pose aucune question, en attendant de devenir mannequin un jour. Le jeune Sleiman est également employé par le Bureau de la Censure grâce à son père qui en était l’ancien directeur, et participe parfois aux prises de décisions, bien qu’il soit informaticien ; il n’aime pas la censure et encore moins y participer, et s’ennuie la plupart du temps. Il existe également un homme à tout faire, Melhem, qui est principalement en charge du café, sans non plus avoir beaucoup idées sur ce qui se passe à l’intérieur du Bureau de la Censure. Ziad est étudiant en cinéma, et vient chaque jour à la Sûreté Générale durant toute la durée de la première saison de Mamnou3! afin d’obtenir un 79


permis de filmer, mais rencontre à chaque fois de nouvelles difficultés. Deux metteurs en scène libanais viennent également au Bureau de la Censure, pour négocier avec le Colonel les passages de leurs pièces à modifier ou supprimer. Ces personnages, tous très caricaturaux, permettent à Nadim Lahoud de créer des situations absurdes et comiques, qu’il s’agisse des relations entre ces personnages ou des événements se déroulant au Bureau de la Censure. La série évoque également la plupart des sujets soumis à la censure, d’une manière qui les tourne en dérision et leur ôte toute justification logique. « On a essayé de trouver beaucoup de choses, ouais, on a pas tout couvert, mais … évidemment y’a beaucoup de … Et puis, y’a des choses tellement ridicules, que si on avait mis dans la série ils auraient dit : c’est pas sérieux. Y’a vraiment des choses drôles qui se passent […] Vraiment, je suis pas vraiment un grand comique, c’est juste la réalité qui… On a juste pris ce qui se passe, on a juste exagéré un tout petit peu parfois, vraiment il y a des fois où c’est même pas exagéré »214, explique Nadim Lahoud. Dès le début du premier épisode, les employés du Bureau de la Censure sont tournés en dérision pour leur manque de culture. Voici un extrait du dialogue entre le Colonel et Lamia, au sujet de la pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre La putain respectueuse : -

« Colonel : La putain respectueuse ? Qu’est-ce qui ne va pas chez eux ? Est-ce que tu sais ce que signifie le mot putain ? C’est aussi prostituée ! Mais l’écrivain est stupide. Il a utilisé la forme masculine du mot putain. La forme correcte c’est la putaine avec un e ! Qui est cet écrivain ?

-

Lamia : Jean Bol Sartre

-

Colonel : A-t-il soumis le script lui-même ou a-t-il envoyé quelqu’un ?

-

Lamia : Je ne sais pas

-

Colonel : Nous allons autoriser la pièce mais à deux conditions : le titre n’apparaîtra pas dans les annonces pour la pièce, et je veux remettre le permis à Jean moi-même. »215

214 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 215 Citation issue du dialogue de l'épisode 1 de Mamnou3! : « - Colonel : La putain respectueuse ? what is wrong with them ? Do you know what the translation of putain is ? It’s also whore! But the scriptwriter is stupid. He used the masculine form of the word putain. The correct form is la putaine with an e! Who is the writer ? - Lamia: Jean Bol Sartre

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Plus tard, c’est à la pré-censure des films d’étudiants en cinéma que Mamnou3! s’attaque, par le biais du personnage de Ziad, forcé de revenir chaque jour avec de nouveaux documents pour porter sa candidature à un permis de filmer : « Je ne comprends pas pourquoi je dois soumettre mon texte ici. Qui va voir mon film en dehors de l’université ? En plus de tous les problèmes à l’université, est-ce que mon film sera la chose qui va menacer la paix ? Hier des étudiants se sont battus à propos d’une photo et personne ne leur a dit que c’était interdit »216. Le personnage du Colonel est l’un des plus développés dans Mamnou3!, et représente quant à lui le défenseur de la morale, du moins de celle d’une autre époque comme souhaite le montrer Nadim Lahoud. C’est ainsi qu’il a pour ligne directrice ce vieux poème arabe qu’il cite dans un des épisodes de la série : « Les morales sont la base de chaque nation, si les morales n’existent plus, les nations disparaîtront ! »217. Le sujet du mariage civil au Liban est également évoqué, en même temps que l’influence subie par le Bureau de la Censure de la part des institutions religieuses non-étatiques, lorsque le Colonel explique : « Hier, il y avait une émission de télévision en direct, avec de jeunes personnes parlant du mariage civil, et ils ont commencé à parler de certains tabous religieux, ce qui compromet la paix civile. Maintenant, le téléphone va commencer à sonner, à moins qu’ils n’aient pas vu l’émission … Dans ce cas, nous aurons évité la catastrophe ! »218. Le côté arbitraire des décisions est quant à lui illustré par cette explication donnée par le personnage de Najeem à propos de l’utilisation des différents tampons de censure sur les textes qui lui sont soumis : « Tampon noir : approuvé, tampon rouge : rejeté. Celui-ci est plus sûr (montrant le tampon rouge). Pourquoi devrais-je m’en faire ? Ce qui est interdit est

- Colonel : Did he submit the script himself or did he send someone? - Lamia : I don’t know - Colonel : We will allow the play but under two conditions : the title will not appear in the ads for the play, and I want to hand Jean the approval myself » 216 Citation issue de Mamnou3! : « I don’t understand why I have to submit my text here. Who will watch my movie outside university? Out of all the problems at university, will my movie be the thing that really threatens peace? Yesterday student got into a fight over a picture and no one told them it was forbidden » 217 Citation issue de Mamnou3! : « Morals are the basis of every nation, if the morals are gone, the nations will vanish! » 218 Citation issue de Mamnou3! : « Yesterday there was a live tv show with young people talking about civil marriage and they started talking about some religious taboos, this undermines civil peace. Now the phone will start ringing, unless they didn’t saw the show… In that case we would have dogged the bullet! »

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interdit. Chaque fois que je vois quelque chose de louche, qu’ils veulent que j’approuve, je rejette »219. Il est difficile de faire une liste exhaustive de tous les sujets soumis à censure évoqués par Mamnou3!, ou de toutes les pratiques dénoncées. Il est intéressant cependant de montrer que la série s’intéresse également à la relation entre le Bureau de la Censure de la Sûreté Générale et les organismes ou individus qui luttent contre la censure et pour la liberté d’expression. Ce dialogue entre Lamia et le Colonel démontre bien le message que Mamnou3! cherche à faire passer en ce sens : -

« Lamia : Les émissions en direct devraient être interdites !

-

Colonel : J’aimerais bien ! Nous ne pouvons pas faire ça. Tu veux que tous ces gens pour la liberté et la démocratie nous accusent de bâillonner la liberté d’expression ? »220.

La dénonciation de la censure passe donc par la mise en avant de son absurdité. Les situations représentées dans Mamnou3! mettent en scène ce qu’on imagine de ce qui se dit ou se déroule dans le Bureau de la Censure, d’après les explications données par les censeurs pour justifier leurs décisions. Le fait que la série ait réussi à outrepasser la censure pour être créée et diffusée sur internet221 accentue cette idée : « Le concept de la censure est absurde. Et c’est ça l’esprit de Mamnou3!, c’est ce qu’on voulait montrer. Justement, ça sert à rien aujourd’hui d’interdire quelque chose »222, déclare Nadim Lahoud.

o

Retombées de la web-série

Il est intéressant pour analyser de quelle manière la série a participé ou influencé la lutte contre la censure au Liban de voir quelles ont été les conséquences de la sortie de 219 Citation issue de Mamnou3! : « Black stamp : approved, red stamp : rejected. This one is safer (showing the red stamp). Why should I stress about it? What is forbidden is forbidden. Whenever I see something suspicious, that they want me to approve, I don’t » 220 Citation issue de Mamnou3! : « - Lamia : Live shows should be forbidden ! - Colonel : I wish ! We can’t do that. You want those democracy and liberty people to accuse us of muzzling free speech? » 221

Voir 2eme partie de ce mémoire, page 37

222 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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Mamnou3! ou du moins ce qu’elle a pu entraîner comme réactions à la fois auprès du public et des censeurs visés, à savoir ceux du Bureau de la Censure de la Sûreté Générale. La sortie de la série par l’intermédiaire d’un réseau social comme Youtube a permis d’accéder à un public plus large et plus général qu’il ne l’aurait été si Mamnou3! avait pu sortir en salles de cinéma ou à la télévision au Liban. Ainsi, le public concerné n’était pas que libanais mais aussi international, grâce aux sous-titres en anglais ajoutés à chaque épisode. De plus, grâce aux options récentes de partage des informations sur internet via divers réseaux sociaux, il est possible de faire circuler la série à un très grand nombre de personnes. Ainsi, tout le Liban a pu profiter de la sortie hebdomadaire des épisodes de Mamnou3! durant l’été 2012, ce qui a permis de lancer un débat intéressant sur le sujet de la censure en elle-même, non pas de la censure d’une œuvre en particulier, comme le précise Nadim Lahoud : « On a sorti un épisode par semaine, pendant tout l’été. Et… Donc pendant tout l’été, les gens parlaient de la censure, sans… Normalement, quand on parle de la censure à Beyrouth, c’est parce qu’un film a été censuré. Et là, pendant tout l’été on parlait de la censure, non pas parce que la liberté a été attaquée mais parce que la censure a été attaquée. Et je trouve que cette conversation était… très productive. Avant, on parlait de la censure seulement en défendant, en défense. Et c’est la première fois que quelqu’un s’attaque comme ça, pas pour une raison particulière. Je me suis pas fâché parce qu’un film en particulier a été censuré, quoi. Mais juste, le concept. L’idée qu’il y ait quelqu’un quelque part qui décide ce qu’on a le droit de voir ou pas »223. Un des objectifs de Mamnou3! a également été atteint, celui de faire passer le message suivant aux artistes et aux organismes de lutte contre la censure : pour lutter contre la censure, un des moyens actuels les plus efficaces est de s’y attaquer. Il ne faut pas attendre d’en être la victime pour oser la braver et s’y opposer. En ce qui concerne les relations avec le Bureau de la Censure, elles ont évolué l’année de la sortie de Mamnou3! : « Ils s’expliquent, et ils commencent à communiquer plus. Je sais pas si c’est un résultat de Mamnou3! mais, enfin, y’a plusieurs choses qui se sont passées pendant l’année qui les ont poussé à … […] Ils commencent à communiquer plus. C’est déjà

223 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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bien. Et… je pense que depuis que Mamnou3! est sorti, ils n’ont pas censuré un film complètement »224, constate Nadim Lahoud. Il ne s’agit pas d’une coïncidence : si la Sûreté Générale tente aujourd’hui de s’expliquer ou de se dédouaner de certaines décisions de censure, il faut bien en trouver la raison dans les diverses actions artistiques et projets de sensibilisation et d’information qu’ont mis en œuvre tous les organismes de lutte contre la censure ces deux dernières années. La web série Mamnou3! est loin d’en être la dernière participante et responsable, car il s’agit d’une des actions qui a eu la portée la plus grande aussi bien à l’intérieur du territoire libanais qu’à l’international. La presse locale et internationale a effectivement relayé l’information de sa sortie, car Mamnou3! constitue une première dans ce genre, du moins dans les pays du monde arabe. En effet, les personnages et situations décrites dans la série sont devenues des exemples repris par les médias d’une manière générale lorsqu’ils désirent montrer une image vidéo du Bureau de la Censure libanais et de ses activités. C’est ainsi que par exemple, la BBC News, chaîne de télévision anglaise, a passé des extraits de Mamnou3! lors d’un reportage sur la censure du film The Attack de Ziad Doueiri : « Oui, ça continue, malgré le fait que c’est sorti y’a exactement un an, on en parle toujours. Y’a trois jours on était sur BBC News. Ils avaient fait un reportage sur le film de Ziad Doueiri, et ils ont passé quelques secondes de Mamnou3!. On est devenu le visage de la censure. Ils vont pas interviewer le bureau de la censure parce qu’ils donnent pas d’interview, donc ils montrent quelques secondes de Mamnou3! »225, raconte Nadim Lahoud. De même, Mamnou3! Trouve un public dans d’autres pays, notamment ceux du monde arabe qui connaissent des censures similaires à celles pratiquées au Liban. C’est ainsi que Nadim Lahoud a participé plusieurs fois à des conférences à l’étranger, notamment en Tunisie : « En Tunisie, ils ont beaucoup aimé ça, ils aiment beaucoup le Liban déjà. Mais, mais oui, je pense qu’en général, pas Mamnou3! en tant que projet mais l’acte de confronter directement les autorités avec quelque chose de très direct, c’est un modèle qui peut être puisé partout. Surtout en Tunisie où il y a de la censure. Surtout religieuse. C’est quelque chose qui peut être reproduit, on n’est pas les premiers à être allés puiser cet outil mais peut-être qu’on est les premiers dans le monde arabe à utiliser le comique de cette façon. Mais c’est quelque 224 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 225

Ibid

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chose qui est très facile à reproduire, on est très content de voir des gens nous imiter ou être inspirés par nous »226, explique-t-il. Enfin, Ayman Mhanna tout comme Nadim Lahoud estiment avoir atteint voire dépassé les objectifs premiers de Mamnou3! : « Mamnou3! a joué un rôle plus important que prévu »227, déclare Ayman Mhanna. La partie artistique aidée par la distribution sur internet de la web série a permis de viser un public qui n’est pas forcément déjà sensibilisé à cette question de censure, ce qui a eu de quoi satisfaire le réalisateur : « Tout le monde qui regarde ça sourit. Si on avait fait une conférence, c’est exactement les mêmes personnes qui viennent à chaque conférence, ils sont déjà convaincus. Ils pensent déjà à ça. Nous ceux qu’on voulait atteindre c’est les gens qui ne sont pas pour la censure mais qui pensent que c’est pas vraiment un problème. Qui réalisent pas. Qui réalisent pas ce qui se passe derrière cette porte. Et on voulait qu’ils commencent à réfléchir. Je pense qu’on a réussi »228, raconte Nadim Lahoud. La série a donc contribué à introduire ces problématiques auprès d’une partie de la population. Ayman Mhanna, dans sa qualité de directeur du centre SKeyes et de défenseur actif de la liberté d’expression, s’enthousiasme quant à lui de l’évolution réelle de la censure par le Bureau de la Censure libanais : « C’est vrai que depuis juillet de l’année passée, il n’y a plus eu aucune décision d’interdiction de films au Liban. Plus aucune. En 2012, il n’y en a eu aucune. Et ça continue. Maintenant, il y a eu trois cas de films où des scènes ont été coupées ou … Mais il n’y a plus d’interdiction. On ne peut pas dire que c’est à cause de Mamnou3!, mais ce qui a changé avec Mamnou3! c’est le fait que ça ne se limite plus à des protestations intellectuelles dans des cercles fermés d’artistes, mais une sorte de dénonciation plus générale du processus, mais également un contact beaucoup plus direct avec les autorités de la censure. Qui, depuis Mamnou3!, ont commencé à parler. Ils ont développé des organes vocaux »229. Il s’agit donc d’un constat positif pour Mamnou3!, qui n’a subi aucune censure grâce aux nouveaux moyens offerts par les nouveaux médias et aux ruses élaborées par les 226 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 227 Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 228 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire 229 Citation issue de l'entretien mené avec Ayman Mhanna le 18 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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différentes actions de lutte contre la censure qui se sont mises en place depuis quelques années au Liban. La réunion de tous ces facteurs, création artistique, détournement de la censure, utilisation des médias et surtout attaque et dénonciation frontale de la pratique de la censure, ont permis à Mamnou3! d’atteindre le summum de l’action de lutte contre la censure, en effectuant à la fois un travail de critique, de dénonciation, de dédramatisation par le comique et de sensibilisation à ce sujet. Si l’on rajoute à cela le fait que la série a grandement participé à l’évolution des relations entre censeurs et censurés, il n’est pas étonnant d’entendre Nadim Lahoud et Ayman Mhanna parler d’une seconde saison qu’ils aimeraient réaliser et produire. Nadim Lahoud parle même d’aller plus loin, et de dénoncer d’autres méthodes de fonctionnement de l’État libanais : « En général, j’aime bien étudier le comique, y’a pas seulement la censure au Liban qui est drôle. On peut faire une série sur la police, ou le Parlement, ou … Ya plein de choses drôles »230.

230 Citation issue de l'entretien mené avec Nadim Lahoud le 12 juillet 2013, disponible en annexe de ce mémoire

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Conclusion La lutte contre la censure au Liban prend, comme nous avons pu le voir, des formes très différentes en fonction des objectifs recherchés. En effet, face à un cadre légal de censure très flou laissant un espace d’action important aux censeurs, les associations et artistes engagés dans cette lutte doivent déployer tous les moyens à leur portée pour tenter d’amener ce débat sur la place publique et espérer un quelconque changement des textes de loi. Leurs actions de sensibilisation de la population libanaise et internationale passent par diverses campagnes de communication et d’information, diffusées à travers les médias. Ces derniers constituent un soutien essentiel pour ces organismes, permettant une diffusion auprès d’un public très large, notamment en ce qui concerne les réseaux sociaux qui rendent possible une mobilisation rapide et importante lorsqu’une situation de censure l’exige. Internet constitue l’un des outils de diffusion de l’information les plus efficaces dans la lutte contre la censure au Liban. Non censuré par l’Etat libanais, il permet aux artistes de détourner la décision des censeurs, ou encore d’éviter de s’y soumettre, et de parvenir à atteindre un certain public malgré les interdits officiels. C’est ainsi que la web-série Mamnou3!, synthèse dans son essence même des différentes méthodes de lutte contre la censure, a réussi à ignorer complètement les différentes étapes de passage par le Bureau de la Censure, normalement obligatoires pour les œuvres cinématographiques libanaises. Comme l’écrit Doreen Khoury, directrice de programme de la Fondation Heinrich Boell à Beyrouth, « Comme la campagne de Mamnou3! en cours le montre elle-même, l’expression créatrice est bien vivante au Liban – comme sont créatifs les moyens de détourner les excisions des censeurs »231. Grâce notamment à l’appui de l’organisation non-gouvernementale March, certains artistes libanais participent également à cette lutte contre la censure en réalisant des œuvres dont ils en font le thème central. Qu’il s’agisse de peintures, photographies, pièces de théâtre ou encore graffitis, l’ONG se veut une plateforme de l’expression des artistes sur les problématiques de la censure, et organise plusieurs expositions ou ateliers de sensibilisation sur le sujet chaque année. Ces différentes créations artistiques, prenant pour thème la violation

231 « As the ongoing Mamnou3! campaign itself shows, creative expression is alive and kicking in Lebanon—as are creative ways around the censors’ excisions », KHOURY Doreen, Cut it out : censorship in lebanon, 12 juillet 2012, Article disponible à cette adresse : http://carnegieendowment.org/2012/07/12/cut-itout-censorship-in-lebanon/coud

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de la liberté d’expression, instaurent une forme de jeu entre les artistes et la censure, au sein duquel les premiers se servent de cette dernière pour pratiquer leur art. Enfin, la lutte judiciaire est quant à elle principalement soutenue par le centre SKeyes. Elle se montre également efficace, tout en s’inscrivant dans un cadre plus large : à la fois la dénonciation et la volonté d’évolution de la loi sur la censure libanaise. Les procès prenant souvent beaucoup de temps à aboutir, les artistes s’engageant dans ce genre de procédures contre les censeurs ne le font pas dans le but de voir leur œuvre finalement diffusée, mais plutôt afin de faire évoluer le cadre légal dans lequel la censure s’inscrit actuellement. En conclusion, il est intéressant de constater que bien que le Liban souffre d’une pratique de censure souvent jugée trop abusive par les artistes et intellectuels libanais ainsi que par une partie de la population libanaise, il conserve néanmoins une image de liberté dans le monde arabe. C’est ce que déclare Kamel Labidi, journaliste pour le compte de l’IFEX, dans son article « Documenting Censorship in Arab Countries » : « Le Liban a offert, pour des raisons historiques et sociales, plus de place à la liberté d’expression que n’importe lequel des autres pays arabes »232. Cela rejoint donc les propos de Mohamed Kacimi selon lequel « le Liban reste, en dépit de tout cela, le seul pays arabe où la liberté n’est pas un anachronisme »233. C’est sans doute grâce à cette image que le gouvernement libanais autorise l’existence de ces débats autour de lutte contre la censure, et accepte petit à petit de dialoguer avec les différents organismes engagés dans cette lutte. L’espoir de ces derniers réside également dans leur capacité à mobiliser le plus grand nombre de personnes possible, de manière à faire pression sur le gouvernement pour faire évoluer et modifier les textes de loi en vigueur. Naziha Baassiri, journaliste pour la revue Now Lebanon, a bon espoir : « Il est exaltant de voir beaucoup de Libanais engagés dans la lutte contre la censure culturelle »234. Enfin, nous terminerons sur cette citation de George Orwell, avec laquelle les organismes de lutte contre la censure, artistes et intellectuels libanais évoqués dans ce

232 « Lebanon […] has offered for historic and social reasons more room for freedom of expression than any other Arab country », LABIDI Kamel, Documenting Censorship in Arab Countries, IFEX 233

KACIMI Mohamed, « Beyrouth XXIe siècle », La pensée de midi, 2007/1 N°20, p.6

234 « It’s uplifting to see many Lebanese engaged in the fight against cultural censorship » BAASSIRI Naziha, Now Lebanon ,16 mars 2012 nowlebanon.com/NewsArchiveDetails.aspx?ID=376805

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mémoire seront sans doute d’accord : « Si la liberté signifie quelque chose, c’est le droit de dire aux gens ce qu’ils ne veulent pas entendre »235.

235 « If liberty means anything at all it means the right to tell people what they do not want to hear » ORWELL George, The freedom of the press, article disponible à cette adresse : http://www.orwell.ru/library/novels/Animal_Farm/english/efp_go

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Annexes :

 Liste des législations sur la censure au Liban Document issu de l’étude Censorship in Lebanon: law and practice de Nizar Saghieh, Rana Saghieh et Nayla Geagea, pages 147-148

Législation Générale 1- Décret n°2873, publié le 12 décembre 1959 : Réglementant la Direction Générale de la Sûreté Générale 2- Décret n°8588, publié le 1er janvier 1962 : Définissant les autorités et prérogatives des unités affiliées au Ministère de l’Information 3- Loi n°X, promulguée le 2 avril 1993: Pour moderniser et réguler le Ministère de la Culture et le Ministère de l’Education Supérieure 4- Loi n°25, promulguée le 8 octobre 2008 : concernant les élections des membres du Parlement 5- Loi n°173, promulguée le 14 février 2000 : concernant le Budget Général de l’an 2000

Législation spécifique 1- Législation spécifique pour le cinéma: -

Décision N°243, publiée le 18 octobre 1934 : Interdisant le tournage de scènes cinématographiques et l’export de films sans autorisation préalable de la Direction Générale de la Sûreté Générale

-

Décision N°509, publiée le 19 décembre 1939 : Soumettant l’institution cinématographique à des restrictions et conditions spéciales

-

Loi

publiée

le

27

novembre

1947

:

Soumettant

toutes

les

bandes

cinématographiques à la censure par la Direction Générale de la Sûreté Générale -

Décret n°15666, publié le 28 février 1964 : Etablissant le Conseil National pour le Cinéma 91


-

Décret n°17369, publié le 2 mai 1964 : Etablissant le Département du Cinéma Arabe au Ministère de l’Information

-

Décret n°2438, publié le 15 octobre 1979 : Etablissant les domaines dans lesquels les cinémas peuvent exercer leurs activités

2- Législation spécifique au théâtre et aux œuvres théâtrales -

Décision n°1587 publiée le 13 octobre 1922 : Exigeant la présentation des scénarios avant les représentations (abrogé)

-

Décret législatif n°2, publié le 1er janvier 1977 : Soumettant les travaux théâtraux à une pré-censure par la Direction Générale de la Sûreté Générale

3- Législation spécifique aux publications -

Loi des Publications, publiée le 2 septembre 1948

-

Décret Législatif, publié le 13 avril 1953 : Concernant les publications

-

Loi n°X publiée le 30 mai 1962 : Pénalisant les insultes dirigées sur les chefs d’Etats étrangers

-

Loi n°X publiée le 14 septembre 1962 : Concernant les publications

-

Décret Législatif n°55, publié le 5 août 1967 : Interdisant l’impression, la production et la dissémination de certaines publications avant l’obtention d’une autorisation préalable par la Direction Générale de la Sûreté Générale

-

Décret Législatif n°104/1977, publié le 30 juin 1977 : Modifiant la Loi n°300, publiée le 17 mars 1944 : Régulant les infractions des publications

4- Législation spécifique à la diffusion audiovisuelle -

Loi n°382, publiée le 11 avril 1994 : Régulant la diffusion de la télévision et de la radio

-

Décret n°7997, publié le 29 février 1996 : Stipulant les termes de référence (régulations) pour les medias audiovisuels

-

Loi n°531, publiée le 23 juillet 1996 : Régulant les diffusions satellite

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 Images Ces images sont toutes issues des photos disponibles sur la page Facebook de l’organisation non-gouvernementale March Disponible sur : https://www.facebook.com/marchlebanon

Soldats en graffitis réalisés par Semaan Khawam sur les murs de Beyrouth, en référence aux horreurs commises durant la guerre civile libanaise (1975-1990)

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« Qui doit réussir ? », graffiti de soutien à Semaan Khawam, réalisé par l’égyptien Ganzeer

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Graffitis réalisés par Semaan Khawam lors d’une performance en direct à l’ALBA pour la défense de la liberté d’expression, mai 2012

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‌ de Alfred Badr

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Ceci n’est pas une pipe, Roye Dagher

Ex Press, Roger Moukarzel

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Jamhouria el mawz (RĂŠpublique des bananes), Yazan halwani 98


Khallouneh Fakker (Laissez moi penser), Collectif GĂŠmeaux

Le bâillon ne dompte pas la flamme, David Sahyoun

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Shit, Rami Mouallem

The land of blind, Sari el Khazen

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The voice of the oppressed, Nour el Khazen

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Être libre ou ne pas être, Ashekman Street Art

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 Entretiens

Entretien avec Hania Mroué de Metropolis Empire Sofil du 27 juin 2013

Durée : 30 minutes C.ASSAF : J’ai vu qu’il y avait déjà une étude faite sur la censure elle-même HANIA : Oui absolument, vous avez lu cette étude ? Ça nous a pris pas mal de temps, pour faire cette étude, mais c’était important parce qu’on l’a préparé pour travailler avec les mêmes avocats qui avec cette étude, ils ont fait un projet de loi. Parce qu’en fait au Liban le problème c’est la loi. Et donc, pour pouvoir proposer un nouveau projet de loi, il faut déjà savoir, même si la loi est une loi d’avant l’indépendance, mais en plus, la pratique en réalité la Sûreté Générale ne respecte même pas cette loi. Il fallait recenser un tout petit peu l’activité, comment c’était fait etc, pour pouvoir proposer quelque chose. Mais bon, le projet de loi est prêt et ça n’a jamais été présenté, et ça ne va pas être présenté. C.ASSAF : Ah oui, ça ne va pas être présenté ? HANIA : C’est pas qu’on n’a pas l’intention de la présenter, c’est que franchement, ça sert à rien. C.ASSAF : Vous n’avez pas d’espoir que ça change ? HANIA : Non, c’est-à-dire, ça je parle en mon propre nom bien sûr, je ne parle pas au nom du groupe. Moi j’ai pensé qu’il y a eu un moment où il y avait un petit espoir, parce qu’il y avait déjà quelques ministres qui étaient au gouvernement qui étaient indépendants, qui étaient prêts à proposer cette loi et à la défendre. Mais aujourd’hui, on sait très bien que les ministres ne font que de la politique, ils s’en foutent un peu de ce genre de chose. Et on avait, ce qui est encore plus déprimant, peut-être que je vais sortir du sujet je ne sais pas, mais ce qui était déprimant c’est que heu… Nous on travaille maintenant, on a fait Al Marsad, ces neuf organisations on a créé Al Marsad, pour en fait juste recenser toutes les pratiques que la sûreté générale a fait, contre les artistes. C.ASSAF : D’accord HANIA : Que ce soit dans le domaine de la musique, du cinéma, du théâtre… Et après on a dit ok, une fois qu’on a préparé ce document, en plus du projet de loi, on s’est dit maintenant il faut faire beaucoup de lobbying, pour présenter ce projet, pour faire en sorte que ce projet passe, etc. Donc, on s’est associés à un groupe qui s’appelle Maharat. Et le rôle de Maharat c’était de prendre ce projet de loi et de faire tout le lobbying pour faire passer cette loi. Et une des premières étapes de la stratégie c’était de rencontrer les représentants des partis politiques 103


qui sont représentés au Parlement, pour leur en parler, etc, et savoir à qui on s’adresse. Nous déjà, on est, en tant qu’artistes et gens qui travaillent dans le domaine artistique, on est un peu sur notre propre planète. Donc, il faut un peu voir. On a fait une rencontre, ça a été filmé, ça a été une catastrophe. C.ASSAF : Ah oui ? HANIA : Une catastrophe. Ils se rendent pas compte, ils… On ne parle pas la même langue. C.ASSAF : Il y a vraiment un fossé entre artistes et politiques ? HANIA : Oui, oui oui. C’est-à-dire, pour eux, ils sont tous pour l’abolition de la censure, absolument, ils ne veulent pas qu’il y ait de la censure, sauf quand il s’agit de sujets quand même religieux, ou quand même quand c’est pas moral, ou… Donc bon. C.ASSAF : Oui, puis j’imagine que chacun a ses propres intérêts communautaires ? HANIA : Oui, bien sûr, exactement. Et puis, le seul parti, c’est al Kataëb, qui avait envoyé une avocate qui était très intéressante et qui a dit que nous on est pour l’abolition de la censure sans condition. C’est la seule, mais ça c’est elle qui dit ça, bien sûr elle parle au nom du parti mais après je ne sais pas si concrètement ils auraient voté pour une loi pareille, je ne sais pas. Non, mais le reste, ils comprenaient même pas ce qu’on disait, franchement je sais même pas pourquoi on a fait une réunion pareille parce que ces gens-là, d’une façon ou d’une autre, oui c’est les gens pour qui on vote. On va continuer à se battre quotidiennement. Et c’est la meilleure façon de pouvoir faire avancer les choses. Un changement radical, je crois pas que ça va arriver. C.ASSAF : D’accord. Et donc, autrement, vous travaillez avec la salle Sofil ? HANIA : Nous, on programme la salle Sofil, c’est-à-dire que la salle Sofil elle s’appelle maintenant Metropolis Empire Sofil, parce que c’est l’association Metropolis qui prend en charge depuis 2009 la programmation de cette salle. C’est-à-dire, on choisit tous les films, on organise tous les festivals, on organise tous les événements, c’est nous qui avons vraiment la décision par rapport à tous les choix artistiques de cette salle. Et donc, à chaque fois qu’on veut présenter un événement, il faut d’abord passer par la sûreté générale. C.ASSAF : Donc vous avez souvent affaire à la censure ? HANIA : Presque toutes les semaines. Parce qu’on a régulièrement des événements, presque une ou deux fois par semaine il y a quelqu’un qui doit aller. C.ASSAF : Et ils censurent souvent des choses que vous voulez passer, ou vous arrivez à trouver un compromis ? HANIA : Ça a évolué quand même. C’est-à-dire, ils ont compris que nous on a vraiment pas de pouvoir, que notre cible quand même ça reste vraiment une niche qui est négligeable par 104


rapport à eux, c’est-à-dire nous quand on sort un film, dans le meilleur des cas il y a 2000, 3000, 5000 personnes qui le voient, quand on programme un film dans un festival il y a entre 20 et 400 personnes qui le voient. Donc pour eux, alors qu’on est très bruyants quand on nous coupe un film, on en parle dans la presse, etc, tout le monde en parle et ça fait un scandale. Ils ont compris que, parfois, faire passer un film est beaucoup plus facile pour eux comme décision que de subir les conséquences d’un scandale. Et nous, on utilise cette stratégie. Quand ils nous disent parfois « ce film ne passe pas » je leur dis « écoutez, ce genre de film il y aura à peine 100 personnes, si vous l’interdisez, c’est toute la presse et tous les médias ». Mais vraiment ça a évolué, c’est-à-dire aujourd’hui on en est arrivé là, mais il y a eu… C’était très pénible. C.ASSAF : Au début surtout ? HANIA : Oui oui oui, au début. Au début, nous, notre principe, c’est qu’on coupe pas une scène. On coupe jamais. Soit le film dans son intégralité, soit on le montre pas, et comme ça le film est interdit. Y’a pas de coupé, pas une seconde. Donc, du coup, au départ, comme ils ne comprenaient pas trop ce qu’on faisait, pour eux c’était qu’une salle de cinéma comme toutes les autres, ça a été assez difficile, et c’était un peu comme un rapport de force. Et ça a pris du temps à se mettre en place. C’est-à-dire, eux ils ont voulu d’abord nous imposer les mêmes critères qu’ils imposent à toutes les salles de cinéma, mais pour les autres salles, couper une scène, couper quelques secondes, quelques minutes, c’est pas un problème. C.ASSAF : Il y a des salles qui acceptent ? HANIA : Oui bien sûr, la majorité des salles acceptent, ils n’ont pas d’autre… Le seul problème, c’est le problème de coupe, parce que quand on coupe surtout si c’est du DCP, c’est compliqué. Mais pour le 35, c’est très facile, c’est une paire de ciseaux c’est tout. Donc voilà. Et on a vraiment beaucoup beaucoup résisté, et on a fait beaucoup de problèmes, créé beaucoup de problèmes, on a parlé beaucoup, et notamment le film qui nous a beaucoup aidé c’est le film de Simon el Harbe, The One Man in Village. C’est un film qui a eu beaucoup de succès, les gens ont adoré le film, on l’a présenté une fois à l’ouverture d’un festival, ils nous avaient donné une autorisation pour une projection. Parce qu’il y a une différence entre festivals et sorties. Pour eux même, c’est-à-dire un film qui passe dans un festival ne passe pas nécessairement dans les cinémas en sortie. Et donc, pour le film de Simon, ils ont fait une demande pour une sortie commerciale, et là ils refusent, ils disent qu’il faut couper une scène. Comme c’est un film que la presse avait déjà vu et beaucoup apprécié, et que beaucoup de gens avaient aussi apprécié ce film, c’est un premier film très bien fait, donc la presse nous a beaucoup beaucoup soutenus. On a été même sur la première page de Al Akhbar, vraiment 105


c’était la première page en entier, qui se moquait un tout petit peu de la décision de la censure. Voilà. Ensuite on a accepté parce que le réalisateur lui-même a accepté. C.ASSAF : De couper cette scène ? HANIA : De couper. Pour nous, c’est soit … Si on n’accepte pas de couper on le sortira jamais. « Est-ce que tu as envie de sortir ton film ? » Il a dit oui, et il a accepté, bien sûr il a accepté, c’était une décision très dure pour lui mais il a accepté de couper cette petite scène. En contrepartie, ce qu’on a fait, c’est qu’on l’a distribué à l’entrée ; à part bien sûr la presse, les médias, tout le blabla qu’on a fait, le bruit, etc. On a distribué à l’entrée de la salle, à tous les gens qui venaient voir le film, le texte de la partie qui a été coupée. Parce qu’il y a rien qui interdit ça dans la loi. Pour tous les gens qui venaient voir le film, ils avaient une feuille où c’était écrit « il y a cette partie du film qui est coupée par la censure, et voilà ce qu’il y a comme texte ». C.ASSAF : Et pourquoi ils ont voulu couper cette partie en fait ? HANIA : Parce que c’était pour des raisons politiques parce qu’il y a un type, c’est un documentaire, qui parle de la guerre du Liban, et il dit que, c’est entre chrétiens et druzes, et il insinue que heu… je sais pas, que les israéliens ont donné un feu vert aux chrétiens pour bombarder la zone druze etc, et ils ont dit « non non non, ça ça veut dire qu’on considère que les chrétiens sont traîtres », mais c’est pas vous qui le dites, c’est le film, c’est le type dans ce film donc, c’est pas votre problème. Ils n’ont pas voulu entendre. Donc voilà, on a distribué ça et en plus on a mis cette partie qui était coupée, on l’a mis sur Facebook, sur Youtube, et on a eu beaucoup plus de spectateurs que dans la salle. Et moi je l’ai dit, je l’ai répété à plusieurs conférences, où la censure était invitée, et je l’ai dit. J’ai donné les chiffres et j’ai dit que voilà, on a eu 1 800 entrées en salle et on a eu 10 000 viewers online. Et ils ont entendu ça. Ils ont compris que ça ne sert pas à grand-chose, donc … C’est pour ça que je dis que c’est une bataille qui continue, et à chaque fois on gagne … Parfois on perd aussi. C.ASSAF : D’accord. C’est compliqué, comme combat. HANIA : Oui, c’est très compliqué, et heu… Maintenant, je sais que ce qui nous donne la force, c’est qu’on a raison. C’est pas qu’on a raison, c’est que déjà la loi est une loi très vague, voilà, et en plus, ils ne sont pas en train d’appliquer la loi. Et donc c’est pour ça qu’il y a eu des gens qui sont allés jusqu’au bout comme Danielle Arbid qui ont carrément intenté un procès contre la censure. C.ASSAF : D’accord, et les procès en général aboutissent ? HANIA : Non. Enfin, ils ont abouti dans le temps, mais là je sais que pour Danielle ils me disent que … ils trainent, ils traînent autant qu’ils peuvent, c’est-à-dire qu’ils envoient par 106


exemple l’avocat envoie une lettre au juge, et il attend trois, quatre mois pour recevoir une réponse. Il répond, et il attend plusieurs mois pour recevoir … Donc, ce serait intéressant en tous cas de rencontrer Nizar Saghieh s’il a le temps, parce que c’est lui qui s’occupe de cette affaire. Et ils savent que s’ils vont gagner un jour ce sera dans quelques années donc ce sera trop tard pour sortir le film, mais c’est pour le principe. Et c’est très bien. Moi je pense que si tous les réalisateurs acceptaient de faire ça… On a même une fois, bon c’est peut-être pas très faisable mais, on avait proposé aux réalisateurs parce que vous savez l’autorisation de tournage c’est quelque chose qui a été inventé. Il n’y a pas d’autorisation de tournage, c’est un truc que la censure a inventé. Il faut juste une autorisation pour montrer le film, mais pas pour tourner. C.ASSAF : D’accord, donc ça ça n’est pas dans la loi en fait ? HANIA : Non non, c’est pas dans la loi. Y’a rien qui dit qu’il faut présenter le scénario. Ils ont instauré ça d’une façon illégale. Donc on avait proposé à des réalisateurs d’aller tourner dans la rue, sans autorisation, et de présenter les films. Ils vont dire : « Où est l’autorisation de tournage ? », « il n’y a pas », « vous ne pouvez pas montrer ce film », « si », « non », « si », « non », « si », « ok on attente un procès ». Et qu’il y ait cent procès contre la sécurité générale. On l’a pas fait, mais … Peut-être un jour, à chaque fois on attend le bon timing mais le bon timing dans ce pays ne vient jamais, c’est jamais le bon timing à chaque fois il y a Ahmed al-Assir, il y a quelque chose… Je n’sais pas. C.ASSAF : Oui… Et sinon, vous faites donc des conférences sur la censure ? Vous y participez ? HANIA : Des conférences… non, à part cette rencontre. Pas vraiment, parce que ça sert à rien. Les conférences en fait, ça réunit des gens qui sont presque d’accord. Et à chaque fois qu’on a invité la censure, ils ont très très mal pris qu’on les critique, donc leur réaction est en général contraire. C’est-à-dire qu’ils sont, je sais pas. Moi par exemple j’ai eu personnellement un problème c’est que quand j’ai critiqué la censure une fois sur la LBC, ils m’ont mis une … comment on dit, ichara en arabe, je n’sais pas, sur mon passeport, c’est-àdire que quand j’ai voulu renouveler mon passeport ils ont pris mon passeport, ils voulaient pas me le rendre, ils m’ont dit « on va faire une investigation sur toi », et je peux pas avoir de passeport. « Et ça prend combien de temps ? » « On sait pas, ça peut prendre des mois, des années, je sais pas ». Et je pouvais pas voyager je devais aller à Cannes, et j’ai dû faire intervenir des gens, faire beaucoup de piston, pressions etc, pour pouvoir récupérer mon passeport. Parce que moi j’ai demandé, je n’savais pas pourquoi mon passeport était retenu comme ça. J’ai été me renseigner, ils m’ont dit c’est écrit « soumission totale », c’est-à-dire 107


qu’ils soumettent mon dossier à une investigation totale. Et j’ai dit : « ça veut dire quoi ? », ils ont dit : «En général les gens qui ont cette inscription sur leur passeport c’est les criminels ». Donc le type me demande quel genre de crime j’ai fait : « Vous avez battu votre femme de ménage, vous avez torturé je sais pas qui … ». Je lui ai dit « c’est une blague ? » il m’a dit « non non non, vous avez peut-être écrasé quelqu’un avec votre voiture ». C.ASSAF : Ah, d’accord … Oui à ce point-là … HANIA : Oui. Oui, mais en même temps ça veut dire que ça leur fait mal. Rien que pour des raisons de satisfaction personnelle... ça vaut peut-être le coup. C.ASSAF : Et vous avez réussi finalement à faire renouveler votre passeport ? HANIA : Oui oui, mais j’ai dû vraiment faire à coups de piston, et moi je déteste faire ça, mais en même temps, avec la situation dans le pays j’ai besoin d’un passeport, parce que s’il se passe quelque chose, j’ai un enfant je peux pas, donc je me suis dit … Je me suis sentie emprisonnée. C’est que j’ai pas le droit de quitter le pays, c’est quoi cette blague ? Donc, voilà, j’ai récupéré mon passeport j’ai pas voulu trop faire de bruit autour, ni d’en parler, parce que j’ai senti que ça va être un peu perçu comme si je me vantais d’un acte d’héroïsme, que oui on m’a retenu mon passeport, je m’en fous. Je trouve ça horrible, c’était humiliant vraiment c’était trop humiliant. En tous cas j’ai compris que c’est … On pourra jamais … Je sais pas, en tous cas dans les conditions actuelles dans le pays, et dans la région, y’a aucune chance. C.ASSAF : Que ce n’est pas une bataille qui peut être gagnée aujourd’hui ? HANIA : Non non non non non. C’est une bataille, il faut … Vraiment, on ne parle pas la même langue. On n’a pas la même logique. Ces gens-là, c’est … Même les partis politiques, on ne parle pas que de la Sûreté Générale, c’est des milices. Pour eux par exemple, le langage de Ahmed al-Assir, ils comprennent. Non c’est vrai, ils comprennent très bien, ils savent comment répondre. Mais nous quand on parle… Et la preuve, c’est que leur façon de répondre, moi je critique dans une conférence qui a été filmée, par bonheur ou par malheur je ne sais pas, par la LBC, moi je parle dans une conférence devant des artistes, des intellectuels, je critique très poliment la censure et je n’ai pas, je n’sais pas, insulté des officiers, et la réponse c’est une réponse de militaire. Donc ça prouve que vraiment, il n’y a pas de dialogue. C’est peut-être déprimant ce que je dis ! Mais, c’est la réalité de notre pays, en même temps il ne faut pas … Il faut essayer de changer la réalité mais il faut aussi accepter et comprendre, ça ne sert à rien de se donner des illusions. Et en même temps, j’arrive à montrer tous les films que je veux. Tous. Il n’y a pas un film que je n’ai pas… Bon, j’aurais aimé montrer La vie d’Adèle par exemple, qui a été primé à Cannes cette année, je ne sais pas si vous avez entendu 108


parlé, mais il y a une scène de sexe entre deux femmes, et ça ne passera jamais, mais pas qu’au Liban, ça ne passera jamais dans tout le monde arabe. Non mais la censure ici, heureusement, elle est très bête. Ce n’est pas du tout une censure intelligente. C’est carrément couper un film. C.ASSAF : Je voulais également vous demander autre chose … Avec toutes ces associations, vous saviez que vous luttiez chacun de votre côté contre la censure et vous avez décidé de vous rassembler ? HANIA : Oui, en fait, on lisait dans la presse que telle pièce de théâtre a été interdite, tel film a été coupé, tel festival je ne sais pas quoi, donc on lisait tout ça, et donc on était un groupe plus réduit au départ, on commençait à voir comment on peut faire ensemble, pour trouver une solution commune à ce problème commun, et en fait petit à petit on a commencé à se réunir au Goethe Institute, et ensuite on a parlé au nom de chacun des … qui ont proposé de nous aider financièrement, pour pouvoir payer une étude. D’embaucher Nizar et de faire une étude, et c’est pour ça qu’on s’est dit d’accord, dans ce cas-là il faut peut-être contacter toutes les ONG qui sont concernées par ce problème, pour enrichir l’étude et pour être plus forts, c’est comme ça que ça s’est passé. C.ASSAF : Et les chercheurs que vous avez pris pour cette étude travaillaient déjà sur le thème de la censure ou pas du tout ? HANIA : Les avocats ? Heu, non, disons Nizar Saghieh c’est un avocat qui est connu pour toutes les batailles qu’il a menées pour des causes humanitaires, donc c’est quelqu’un qui est très engagé. Très engagé, et on a tout de suite pensé à lui. Et dès qu’on lui a parlé, effectivement, il a tout de suite exprimé son intérêt, et c’est devenu un peu son projet aussi. C.ASSAF : D’accord. J’ai aussi vu qu’il y avait eu des manifestations contre la censure, des choses comme ça ? HANIA : Oui, mais ça ne sert pas à grand-chose. Ce qui sert le plus c’est tout ce qui est médiatique. C’est ça qui est le plus efficace. C’est ça vraiment qui… Parce qu’on a quand même la réputation d’être un pays qui est démocratique, donc il y a aussi cette réputation à défendre. Et parce que la censure, comme toute autre institution publique, elle est aussi contrôlée par un parti. Ou en tous cas, un camp. Et ce parti ne veut pas être accusé d’être le parti qui est en train d’ôter… de censurer. C.ASSAF : Donc la censure peut vraiment changer en fonction du parti qui décide ? HANIA : Pas vraiment, ça ne change pas, ils sont tous d’accord avec. En même temps ils ne veulent pas être responsables. Et c’est pour ça qu’à chaque fois qu’on menace de parler à la presse, ça les dérange beaucoup. 109


C.ASSAF : Donc l’arme c’est vraiment les médias, quoi ? HANIA : Oui, les médias et la presse nous soutiennent beaucoup. C’est vraiment des complices, donc ça aide énormément. C.ASSAF : Oui, j’imagine qu’eux aussi souffrent de la censure … HANIA : Pas autant que nous. Pas autant que nous, c’est une autre forme de censure, qui peut être parfois économique, qui peut être… Mais en tous cas, ils sont très sensibles à ce sujet-là heureusement, et ils nous soutiennent beaucoup. C’est surtout la presse écrite mais les médias aussi. C.ASSAF : D’accord. En tous cas, merci beaucoup d’avoir accepté cet entretien. HANIA : Mais je vous en prie.

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Entretien du 09 juillet 2013 avec Christy Massabni de l’ONG March :

Durée : 20 minutes CHRISTY : Oui donc j’te disais cette newsletter, on rassemble un petit peu tout ce qui a été fait, elle explique un peu la censure dans un langage simple et facile, et tu vas voir qu’il y a beaucoup d’images, un peu d’illustrations et tout ça, parce que les jeunes dans les fac ne lisent plus, donc on s’est dit on va faire un truc plutôt avec des illustrations. Et, voilà, les étudiants ont bien réagit à ça. C.ASSAF : Donc en fait, vous avez parlé de cette newsletter aux universités ? CHRISTY : Oui. Yallah, j’te raconte un petit peu tout c’qu’on a fait l’année passée. Tout a commencé avec la censure du film Green Days pendant le Festival du Film Libanais. Donc ça a commencé avec ça, et ce qui s’était passé c’est que c’était l’ambassade iranienne qui a demandé la censure, qui a mis la pression sur la Sûreté Générale pour censurer le film et le retirer du festival. Alors qu’il était programmé et que les gens avaient payé pour aller le voir. C.ASSAF : Ça avait déjà été accepté par la sûreté ? CHRISTY : Oui, oui oui, il y avait eu aucun problème. Mais il y a eu une ingérence par l’ambassade iranienne qui a demandé à retirer le film et la Sûreté Générale a cédé et le film a été retiré du programme. Le jour même, d’ailleurs. Donc, à partir de là, il y a eu sur Facebook la page Stop cultural terrorism in Lebanon, qui met un petit peu tout ce genre d’histoires. Ceux qui ont fondé cette page c’est un groupe de jeunes militants, de la société civile, ils se sont dit que la censure est un sujet très montant, et très d’actualité, et qui s’exerce malheureusement beaucoup maintenant, et de façon très aléatoire, donc tu as n’importe qui qui décide de retirer n’importe quoi, donc même la loi qui n’est même plus à jour n’est pas respectée. Donc tu te dis, non, il faut faire quelque chose. Donc ce groupe de jeunes a formé une ONG qui s’appelle March. Donc March a vu le jour il y a deux ans à peu près, et on a décidé dans March de se concentrer sur les jeunes étudiants. Parce que les jeunes étudiants sont les plus ouverts à discuter, à mieux comprendre, et c’est l’année où ils commencent à pouvoir se sensibiliser, pour telle et telle cause, et là donc la cause de la censure, et on a tablé sur la liberté d’expression. Donc on a commencé par expliquer qu’est-ce que la liberté d’expression, et on voit que c’est un des droits et devoirs des citoyens, et la censure, que la censure est une limite à notre liberté d’expression. Nous ce qu’on veut, c’est une liberté d’expression responsable, ce n’est pas une liberté d’expression comme ça, chacun dit ce qu’il veut quand il veut où il veut, ok très bien c’est très beau, mais on n’est pas dans le meilleur des mondes, pour vraiment dire tout haut ce que tu penses… Donc la liberté d’expression 111


responsable, où tu assumes ce que tu dis, fine, tu veux insulter x, très bien, tu assumes. Tu assumes comment ? Si cette personne à qui tu as nuit veut recourir à la justice… Donc voilà, c’est comme ça. Tu vois ? Malheureusement, la loi n’est pas d’actualité, elle date des années quarante, et elle est très vague, bon. Tu as je suppose une idée ? C.ASSAF : Oui, oui j’ai lu l’étude Censorship : law and practice in Lebanon CHRISTY : Voilà, l’étude de Nizar Saghieh. Voilà, j’vais pas redire cela. Donc tout ce qu’on a fait, c’est qu’on s’est dit, on va commencer par tabler sur les jeunes, on a créé cette newsletter F.R.E.E., ok, on a mis un plan pour un an d’abord, qui était Freedom and Right of Expression Events, donc qui était F.R.E.E. Donc qui comprenait cette newsletter, qui a compris la création du Musée Virtuel de la Censure, le web site, à savoir que le web site est basé de nos propres recherches. La Sûreté Générale ne te donne aucune information. C.ASSAF : Aucun document ? CHRISTY : Aucun document. Ils ne gardent aucune trace, aucune preuve des choses qu’ils censurent, pour ne pas qu’on aille leur dire « ah tiens, tu as dis toi que … », ils ne veulent pas. Ils enlèvent toute… Ils se cachent derrière tout. C.ASSAF : Aucune archive ? CHRISTY : Rien rien rien rien. Rien, nulle part. Donc on est allé, on a interviewé des artistes, des réalisateurs, des journalistes, des … toutes les personnes qui ont été victimes de la censure au Liban, et on est même allés dans les archives des journaux. Pour chercher dans Al Nahar, L’Orient-le Jour, As Safir, tout ça, pour avoir des informations, pour avoir des dates, pour avoir des trucs plus précis, et on les a répertoriés dans ce web site qu’on a d’ailleurs gardé interactif, si quelqu’un connaît ou a une information quelconque, et bon bien sûr on vérifiera si elle est crédible ou pas, qu’on puisse l’ajouter à notre web site. C’est un web site qui est toujours apte à mise à jour, tu vois ? Donc voilà, ça c’était le web site. On a fait une conférence, on a donné une conférence, on a rassemblé des journalistes, des gens de la société civile, tout ça, autour du sujet de la liberté d’expression, donc ce qu’on a fait c’est qu’il y avait quatre speakers, tu avais Jihad Murr de 2U2C, qui est une boîte d’événements qui organise des concerts au Liban qui a subit mille fois, qui a eu beaucoup de problèmes avec la censure par exemple ils avaient organisé une fois un grand concert et le lendemain la sûreté générale leur dit non, interdit cet artiste au Liban, donc il nous a un petit peu raconté comment ça se passe ; on avait Colette Naufal qui est la directrice, la présidente du festival libanais, du Festival du Film Libanais, qui nous a raconté un petit peu Green days et tout ça ; on avait André Assas, André Assas qui est membre de la Sûreté Générale et qui fait partie de la commission de la censure. 112


C.ASSAF : Ah oui ? CHRISTY : Tu vois ? Donc on s’est dit on va proposer le pour et le contre, et on avait Jean Pierre Attiri qui représentait Human Rights Watch, donc pour les droits de l’homme, la liberté d’expression et tout ça. C’était assez intéressant en fait de voir le débat, tu avais André Assas, le type de la commission, très carré, comme ça avec un papier qu’il lisait, déjà prêt comme ça. Après les autres chacun racontait son histoire. Donc c’est très intéressant de voir que même dans son attitude, face au public, tu te dis mais improvise, sois libre de dire ce que tu veux, enno… Il est venu, il a fait un débit de paroles, et il est parti. C.ASSAF : Et c’est tout ? CHRISTY : Oui oui oui, c’est tout, le débat, il a pas ouvert la bouche alors que tout le monde le pointait du doigt et tout le monde l’accusait. Tu vois ? Donc c’était heu … C’était drôle, en fait à voir, eux, que même dans leurs vies ils sont très touchés par ce mécanisme. C.ASSAF : Est-ce qu’il y a eu quelque chose d’écrit ou d’enregistré de cette conférence ? CHRISTY : On a une vidéo sur Youtube. Je t’enverrais si tu veux tous les liens, tout ça. C.ASSAF : Ah oui je veux bien, merci. CHRISTY : Ok. Donc ce qu’on a fait aussi, c’est que quand on a distribué cette newsletter, on est passé donc dans les universités avec un graffitiste. A l’époque il y avait Semaan Khawam qui est un jeune graffitiste libanais, qui avait été arrêté et jugé pour un graffiti qu’il avait fait. Le gouvernement avait décidé qu’il avait nuit à l’armée ou je sais pas quoi, bref. Donc on l’a amené avec nous dans l’université et il a fait un truc live et tout ça, donc c’était un peu d’actualité. Ce qu’on a fait aussi, donc, on a participé à une conférence internationale qui s’est tenue d’abord à Belgrade puis à Beyrouth, qui s’appelle Share. Donc Share is all about sharing. Tu vois ? Donc c’est vraiment la liberté quoi, dans l’internet, dans la musique, dans tout ça, et on a fait un petit peu notre rapport sur la situation au Liban, et tout ça. Ensuite, on a ramené Share au Liban, on a fait Share Beirut qui a été également un succès énorme, en octobre, début octobre dernier, et on a fait là-bas une installation à March, du musée de la censure. On a fait un mini musée de la censure, qui a duré trois jours, donc ça aussi je te montrerai, je t’enverrai les liens des vidéos, tout ça. Et on a eu la participation aussi de beaucoup d’artistes et tout ça qui ont exposé leurs œuvres, qu’ils ont faites spécialement pour nous, autour du thème de la censure et de la liberté d’expression. Bon, ils les ont mis à vendre quoi, mais ils ont fait ça spécialement autour de ce thème. Voilà. Donc, en parallèle on a travaillé sur la loi, on a commencé à travailler avec les autres associations, et là on travaille un petit peu tous seuls, maintenant, afin de finaliser un peu avant de mettre … Tu vois, donc cette année, depuis janvier, ce qu’on fait c’est qu’on est vraiment dans les universités, on fonde des 113


clubs dans les universités, donc les étudiants vont se mobiliser et pour qu’on puisse faire les événements sur place beaucoup plus facilement, tu vois. Et là tu mobilises beaucoup plus les étudiants. On est passés on a fait des présentations dans chacune des universités, on a expliqué qu’est-ce que la censure, qui a le droit, qui n’a pas le droit, qui fait quoi, comment c’est fait et tout ça. On a fait une petite pièce de théâtre, en fait ça s’appelle an interactive theater, tu as dû voir ça sur Facebook et sur le site. C’est Lucien Bourjeily qui est un jeune cinéaste libanais, jeune réalisateur, qui a ramené au Liban ce nouveau genre de théâtre. C’est un outil de sensibilisation énorme, d’ailleurs ça a été un de nos plus gros succès, parmi les événements qu’on a fait. C’est un truc de vingt minutes, ok ? Vingt minutes de théâtre, et c’est un mélange d’improvisation, et de déjà préparé. Donc il écrit un petit peu le script, et les acteurs improvisent sur place, autour du thème de la censure, et de la liberté d’expression évidemment. Et tout ça est suivit par un débat avec les étudiants, donc ce qu’on fait c’est qu’à la fin de la pièce, les acteurs s’asseyent, devant l’audience, et ils gardent leurs personnages. Donc ce qu’il se passe c’est que l’audience pose des questions aux personnages. Tu vois ? Donc si tu as un journaliste, tu as un type de la Sûreté Générale, comme ça la question leur est adressée à eux. Pas en tant qu’acteur mais en tant que Monsieur X de la Sûreté Générale. C.ASSAF : Ok. Ça permet d’avoir différents points de vue… CHRISTY : Voilà, exactement. Ils touchent de près un petit peu le problème. Donc ça c’était très intéressant à voir, heu … Donc, interactive theater. Ensuite, là ce qu’on fait, c’est qu’on forme un advisory board, advisory board qui va être consultatif pour l’ONG. Il est formé de journalistes, d’artistes, heu, je sais pas moi, d’acteurs dans la société civile, tout ça afin de pouvoir travailler avec eux sur le projet de loi, pour qu’ils nous donnent leur avis puisqu’eux ont vécu ça de près. Tu vois ? Qu’ils puissent nous aider encore plus, nous approfondir dans le web site, encore mieux le peaufiner… Et on va finir l’année par un lobbying de cette loi, et par une grande conférence de presse, on va faire un musée de la censure, un vrai, beaucoup plus grand, et voilà, pour annoncer la loi et tout ça. C.ASSAF : D’accord. Donc vous allez l’annoncer vers la fin de l’année ? CHRISTY : Voilà. C.ASSAF : Et passer dans les médias ? CHRISTY : Oui oui. Donc par rapport aux médias, on est tout le temps en contact avec les médias, d’ailleurs hier on a envoyé notre communiqué de presse, on attend qu’il soit publié. On est tout le temps, on est assez médiatisés si tu veux. C.ASSAF : Justement j’ai fait un entretien il y a une semaine avec Hania Mroué de Sofil, qui me disait aussi que les médias c’était le moyen le plus efficace de lutter contre la censure. 114


CHRISTY : Oui, exactement, c’est vrai. C’est vrai que maintenant, la censure est assez comique si tu veux. Ce qu’il se passe c’est qu’il y a des choses qu’ils ne censurent plus, parce qu’ils ont peur de la réaction généralisée, quoi. Ils se disent, on a pas envie de se taper tout le monde. Donc, voilà, ça c’est March. C.ASSAF : A propos de la newsletter … En fait, vous avez demandé aux étudiants d’écrire ? CHRISTY : Voilà, on a préféré cette fois que ce soient les étudiants qui s’impliquent dans la création de la newsletter, et qu’ils écrivent eux des articles, qu’ils nous envoient eux des illustrations. Qu’ils sentent que c’est leur tout, qu’il leur appartient. C.ASSAF : Et du coup, dans toutes ces actions, est-ce que vous avez déjà été censurés, vous, March ? CHRISTY : Ecoute, Léa est toujours au téléphone avec celui qui est chargé de la censure dans la sûreté générale, donc à chaque fois qu’il y a quelque chose qui lui plait pas, « Léa, vient chez moi viens me voir ». Elle va, ils discutent, et ils se disputent, le ton monte et tout ça mais ils ne nous a jamais rien arrêté. Mais on est toujours … On garde une relation assez … spéciale avec lui. C.ASSAF : Et à titre personnel, il n’y a jamais eu de pressions ou autre ? CHRISTY : Mmmh … Des fois, le type qui s’occupe de la page Facebook il reçoit des messages comme ça, heu, dernièrement il y avait un type qui le harcelait au téléphone… Oui oui, tu as toujours quelqu’un qui n’est pas content, tu ne peux pas plaire à tout le monde tu vois ? Donc heu, voilà. Mais des trucs graves, non, on a pas eu. C.ASSAF : Donc vous, votre espoir c’est vraiment les jeunes ? CHRISTY : Oui, voilà, c’est eux qui peuvent faire quelque chose, c’est eux qui peuvent changer.

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Entretien du 12 juillet 2013 avec Nadim Lahoud, réalisateur de la web-série Mamnou3!

Durée : 40 minutes C.ASSAF : Alors j’aurais voulu savoir, comment ça a commencé, ce projet de Mamnou3! ? NADIM : Alors, ça a commencé j’étais en vacances à Beyrouth, et mon ami Ayman, qui est le directeur de la fondation Samir Kassir, il organisait une conférence, je pense que c’est une conférence annuelle, sur l’état de la censure au Liban ou l’état de la liberté artistique. Et dans le opening adress, il avait fait une sorte de liste de films qui avaient été soit interdis soit censurés et il mettait le poster sur un projecteur. Rapidement, il nommait les films qui avaient été censurés, et la raison officielle pour leur censure. C.ASSAF : D’accord. NADIM : Y’avait des films pour enfants qui avaient été censurés parce que ça menaçait la sécurité de l’état, des choses comiques du genre. Et tout le monde rigolait, mais en même temps c’était assez choquant que quelqu’un, quelque part dans l’État libanais pouvait décider de ce qu’on avait le droit de voir, ce qu’on n’avait pas le droit de voir. Et donc moi, assis sur ma chaise j’ai commencé à imaginer quel était le processus derrière cette décision, comment on arrive à une telle raison débile pour interdire un film pour enfants. Et donc, pendant que j’imaginais ça, j’ai commencé aussi à imaginer les personnages, et j’me suis dit ça serait comique de faire une comédie. Et le même jour, j’ai proposé à Ayman, j’lui ai dit « j’ai eu cette idée folle d’écrire, qu’est-ce que tu en penses ? », il m’a dit « j’trouve ça très drôle, si tu m’fais une proposition sérieuse on peut essayer de trouver des financements », et voilà. C.ASSAF : Donc c’est vraiment ton idée au départ ? NADIM : Oui, enfin, inspirée par la Fondation Samir Kassir et financée par eux. C.ASSAF : Ok donc c’est vraiment toi qui a porté le projet en fait. NADIM : Ouais. C.ASSAF : Et alors, comment tu as imaginé comment ça se passait en fait, dans le bureau de la censure ? NADIM : Alors, on a fait… On a regardé les décisions, on a travaillé en marche arrière en fait. Donc on a regardé les décisions et le film, et on s’est dit : comment, qu’est-ce qui doit leur passer par la tête pour arriver à cette décision ? Et donc, on n’a pas vraiment fait une recherche sur leurs pratique, on a n’a pas interviewé des artistes, mais évidemment, on a fait un film donc on a travaillé avec beaucoup d’artistes, et à travers nos conversations avec eux on a réalisé qu’en fait, on a vraiment une copie assez conforme de… ouais, des processus. 116


C.ASSAF : Et en fait, t’as déjà été toi-même, en personne, là-bas ? NADIM : Non jamais. C.ASSAF : Et tu faisais des films déjà, avant ? NADIM : J’ai toujours aimé faire des films, mais c’est la première fois que j’fais un truc sérieux. La dernière fois qu’j’ai fait un film c’était pour le Bac. C.ASSAF : Donc tu n’as pas eu à faire à la censure avant ? NADIM : Non, mais enfin, j’pense qu’on a tous affaire à la censure, qu’on en est tous des victimes. Tous les films que j’ai pas vus, c’est ça. C.ASSAF : Ce que je veux dire, c’est que tu n’as pas eu besoin d’aller te battre pour obtenir des permis ? NADIM : Non, non justement, la beauté de Mamnou3!, c’est qu’on a fait un film, contre la censure, et non seulement le produit est anti censure, mais la façon dont on a fait le film : on a pas fait de permission pour filmer, on a pas pris de permission pour diffuser parce qu’on est sur internet, et, enfin, tout le processus on les a complètement… On a fait comme s’ils n’existaient pas. C.ASSAF : Donc vous avez tourné au Liban, mais comme c’était en intérieur, c’est que vous n’aviez pas besoin de permis ? NADIM : Enfin, techniquement, je crois qu’on a besoin, même si c’est à l’intérieur. Pour un film libanais, il faut une permission. Ayman pourra mieux t’expliquer le côté technique de comment la censure fonctionne, mais pour les films libanais, y’a deux formes de censure, y’a la censure avant même de commencer à tourner, et puis y’a la censure avant de diffuser. Et donc, il faut soumettre ton script et où tu comptes filmer, et c’que tu comptes filmer, puis tu pars filmer et puis avant que tu diffuses dans un cinéma ou à la télé, tu leur donnes le produit final et ils ont le final cut, ils peuvent couper comme ils veulent. C.ASSAF : Comme dans Mamnou3! Justement NADIM : Exactement. L’élève, enfin le petit qui revient à chaque fois, dans la première série lui il est victime de la pré-censure. Et à la fin ils lui disent « ok bon, tu peux y aller, mais avant que tu termines tu dois nous le montrer ». C.ASSAF : D’accord. Et donc, c’est la Saison 1. Est-ce qu’il y a une Saison 2 de prévue ? NADIM : C’est possible, c’est possible. Ça a eu pas mal de succès, donc ouais, c’est très probable. C.ASSAF : D’accord. Et donc j’imagine que c’est fait exprès aussi que tu évoques dans chaque épisode un thème de la censure par exemple, tel épisode c’est plus la religion, ou alors… 117


NADIM : On a essayé de trouver beaucoup de choses, ouais, on a pas tout couvert, mais … évidemment y’a beaucoup de … Et puis, y’a des choses tellement ridicules, que si on avait mis dans la série ils auraient dit : c’est pas sérieux. Y’a vraiment des choses drôles qui se passent. C.ASSAF : Des choses encore plus ridicules que ce qui se passe dans la série ? NADIM : Ouais ouais ouais, c’est incroyable, c’est incroyable. Vraiment, j’suis pas vraiment un grand comique, c’est juste la réalité qui… On a juste pris ce qui se passe, on a juste exagéré un tout petit peu parfois, vraiment il y a des fois où c’est même pas exagéré. C.ASSAF : D’accord, oui parce que les personnages, ils sont assez caricaturaux en euxmême… NADIM : Ouais ouais, ce sont des caricatures. Mais la personne qui est en charge de la censure, ils se croient vraiment comme des … ils se croient vraiment comme des gardiens de la morale, comme des critiques littéraires. Et c’est des gens bien, c’est des gens qui veulent bien mais qui sont vraiment à côté de la plaque. Ouais, c’est pas des gens qui nous veulent du mal, ils sont hors phase avec une démocratie. C’est vraiment drôle. En même temps, c’est inacceptable. C’est mignon mais c’est pas … Et voilà, c’est complètement extra-judiciaire. C.ASSAF : Oui, lors de mon entretien avec March, ils m’ont dit que la Sûreté Générale ne gardait aucune archive de leurs censures NADIM : Oui, la liste des choses censurées est censurée ! Ça n’a jamais existé. Ça c’est grave. Y’a pas de countability, ça c’est… la plus grande chose la countability. Y’a pas de peer process, y’a rien. C.ASSAF : Y’a aucune transparence ? NADIM : Y’a un peu plus de transparence maintenant, souvent y’a des choses qui se font censurer mais qui sont pas censurées par le Bureau de la Censure. Par exemple, le film de Ziad Doueiri, c’est pas les gens dans Mamnou3! qui l’ont interdit, non, c’est le Ministre de l’Intérieur. C’est la loi sur les produits israéliens. C.ASSAF : Oui, le boycott… NADIM : Voilà. Donc c’est quelque chose de complètement différent, c’est même pas passé par eux. C.ASSAF : Oui parce que j’ai vu justement dans cette histoire qu’il avait obtenu le permis de filmer et tout ça de la Sûreté Générale, et qu’il avait été censuré après à la fin… NADIM : Ouais. Donc, souvent, les gens s’attaquent à la Sûreté Générale et c’est pas de leur faute. Souvent, c’est juste le cinéma qui pense que c’est un film trop osé et il ne va pas le faire passer pour ne pas fâcher une partie de leur public. Puis directement, y’a un article dans 118


un journal pour dire « ah comment la sûreté générale peut faire ça », et aujourd’hui la Sûreté Générale publie un press release pour dire « non, en fait, c’est pas nous » et ils s’expliquent, et ils commencent à communiquer plus. J’sais pas si c’est un résultat de Mamnou3! mais, enfin, y’a plusieurs choses qui se sont passées pendant l’année qui les ont poussé à … C.ASSAF : Oui, toute cette lutte qui se met en place… NADIM : Voilà. Ils commencent à communiquer plus. C’est déjà bien. Et… je pense que depuis que Mamnou3! est sorti, ils n’ont pas censuré un film complètement. C.ASSAF : Ah, d’accord. Et donc, tu penses qu’ils ont vu Mamnou3! ? NADIM : Certainement. Oui oui, ils ont… La première semaine, la première semaine où c’est sorti c’était dans pas mal de journaux, et ils ont appelé quelques journalistes pour leur dire « comment vous pouvez écrire ces mensonges, c’est pas vrai », et genre j’ai appelé ça le 11e épisode. Et ils leur ont dit « mais non, mais venez voir, venez chez nous boire un café, voyez comment c’est, comment vous pouvez écrire ces mensonges »… Ils ont appelé l’éditeur d’un magazine, j’ai oublié quel magazine, mais bon ils ont essayé d’intimider un peu les journalistes, mais ça n’a pas marché. Puis ils ont abandonné. C.ASSAF : Et est-ce que toi tu as eu des pressions de leur part, ou pas du tout ? NADIM : Non, ils m’ont jamais contacté. Alors je pense qu’ils sont bêtes, mais pas aussi bêtes. Parce que ça aurait fait… Déjà que c’était dans à peu près chaque journal, c’était la première page de quelques journaux internationaux, on était dans le New York Times, donc vraiment, déjà c’était partout, s’ils nous avaient fait des problèmes, ça aurait doublé. Donc, j’pense qu’ils ont remarqué ça. C. ASSAF : Oui, justement, s’ils censurent une œuvre, encore plus de gens vont la voir… NADIM : Oui, c’est tellement bête, c’est absurde. Le concept de la censure est absurde. Et c’est ça l’esprit de Mamnou3!, c’est c’qu’on voulait montrer. Justement, ça sert à rien aujourd’hui d’interdire quelque chose. C.ASSAF : Oui, puis j’ai vu que tu as mis un personnage qui est là grâce à la wasta, Sleiman, et qui lui n’est pas trop pour la censure, en fait… NADIM : Non non non, il est la par accident. Et puis le type qui fait le café, lui aussi, enfin, c’est un peu un ingénu. Parfois il pose des questions, genre, « pourquoi on fait ça, c’est un peu bête », et genre il réfléchit pas mais il pose des questions vraiment pertinentes. C.ASSAF : Oui et puis à un moment, il s’autocensure puisque Lamia lui a demandé de ne plus raconter de choses sur eux NADIM : Ouais, ouais, exact.

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C.ASSAF : Et alors pour la scène avec les metteurs en scène qui viennent au Bureau de la Censure, tu leur as demandé comment ça se passait quand ils allaient au Bureau de la Censure ? NADIM : C’est des vrais metteurs en scène. Enfin, l’un c’est un metteur en scène, l’autre c’est un comédien qui apparemment est assez connu au Liban. Non, ils n’ont pas participé dans l’écriture du script. Mais, ouais, on sait plus ou moins ce qu’il se passe. C.ASSAF : Ça leur semblait fidèle de toute façon ? NADIM : Ouais, ils ont beaucoup aimé. C.ASSAF : Donc là tu viens de Tunisie, c’est ça ? NADIM : Oui, j’étais en Tunisie pour une conférence sur Mamnou3!. Oui, ça continue, malgré le fait que c’est sorti y’a exactement un an, on en parle toujours. Y’a trois jours on était sur BBC News. Ils avaient fait un reportage sur le film de Ziad Doueiri, et ils ont passé quelques secondes de Mamnou3!. On est devenu le visage de la censure. Ils vont pas interviewer le Bureau de la Censure parce qu’ils donnent pas d’interview, donc ils montrent quelques secondes de Mamnou3!. C.ASSAF : Du coup, par rapport aux retombées de Mamnou3! dans la lutte contre la censure, tu penses que ça a fait un peu avancer les choses ? NADIM : Oui, j’pense qu’on a gagné, parce qu’on a montré qu’on peut faire… On a non seulement fait un film qu’est interdit, mais y’a aucun film qui peut plus être interdit que Mamnou3!, c’est une attaque directe. On a montré qu’on peut le filmer, on peut le publier, et on peut avoir du succès, ils peuvent rien nous faire. Voilà. Donc juste par cet acte, on a gagné. C’est-à-dire que n’importe quel autre cinéaste ne doit pas avoir peur de le faire, s’il veut le faire. Donc juste par ça, on a gagné le combat selon moi. Ensuite, on a sorti un épisode par semaine, pendant tout l’été. Et… Donc pendant tout l’été, les gens parlaient de la censure, sans… Normalement, quand on parle de la censure à Beyrouth, c’est parce qu’un film a été censuré. Et là, pendant tout l’été on parlait de la censure, non pas parce que la liberté a été attaquée mais parce que la censure a été attaquée. Et je trouve que cette conversation était… très productive. Avant, on parlait de la censure seulement en défendant, en défense. Et c’est la première fois que quelqu’un s’attaque comme ça, pas pour une raison particulière. J’me suis pas fâché parce qu’un film en particulier a été censuré, quoi. Mais juste, le concept. L’idée qu’il y ait quelqu’un quelque part qui décide ce qu’on a le droit de voir ou pas. C.ASSAF : Donc c’est vraiment ça que tu voulais dénoncer avec Mamnou3! ? NADIM : Ouais. Parce que souvent, quand un film se fait censurer, tu lis des articles, et souvent c’est « pourquoi vous avez censuré ce film, il n’y a rien… il n’y a rien de grave ». 120


Mais, j’m’en fous, même s’il y a quelque chose de grave, on devrait même pas penser à ce qu’il y a dedans. Si ça te plaît pas, tu vas pas le voir. C’est pas des films qu’ils ont projeté sur l’autoroute et que tout le monde est obligé de voir… C’est un choix. Chacun décide s’il veut pas le voir, il va pas le voir. C.ASSAF : Ce sont des arguments que tu donnes d’ailleurs dans Mamnou3!. Il y a aussi le jeune cinéaste qui donne comme argument pour obtenir son permis que la violence n’est jamais censurée, contrairement au reste, la religion, le sexe… NADIM : Oui, c’est très arbitraire, y’a pas vraiment de règles donc parfois y’a des choses qui passent, parfois ça passe pas, donc c’est vraiment un problème pour les artistes quoi. Dans Mamnou3!, c’est un peu exagéré mais ça ressemble à ça pour obtenir un permis. Les sociétés de production, ils ont des personnes qui sont spécialisées, qui s’occupent ça, qui vont faire les papiers, qui savent à qui il faut payer, et qui savent exactement comment ça se passe, mais si t’es pas au courant, comme cet étudiant… C.ASSAF : Et quand tu vas faire des conférences dans d’autres pays par exemple, est-ce que tu penses que ça pourrait aussi influencer les autres pays où il y a de la censure officielle ? NADIM : En Tunisie, ils ont beaucoup aimé ça, ils aiment beaucoup le Liban déjà. Mais, mais oui, j’pense qu’en général, pas Mamnou3! en tant que projet mais l’acte de confronter directement les autorités avec quelque chose de très direct, c’est un modèle qui peut être puisé partout. Surtout en Tunisie où il y a de la censure. Surtout religieuse. C’est quelque chose qui peut être reproduit, on n’est pas les premiers à être allé puiser cet outil mais peut-être qu’on est les premiers dans le monde arabe à utiliser le comique de cette façon. Mais c’est quelque chose qui est très facile à reproduire, on est très content de voir des gens nous imiter ou être inspirés par nous. C.ASSAF : Oui… Alors, en fait, ils ne peuvent pas censurer car ils ne peuvent pas appliquer de censure sur internet, c’est ça ? NADIM : Oui, c’est tout à fait ça. C.ASSAF : Y’a aucun moyen de… NADIM : Aucun moyen. Ils aimeraient bien le faire mais ils n’ont pas les moyens techniques. Enfin, on est sur Youtube. Ils devraient interdire tout Youtube. Ce qui serait comme utiliser une bombe nucléaire pour tuer une fourmi. Mais ils pourraient pas interdire une vidéo sur Youtube, ils seraient obligés de contacter Google pour leur dire est-ce que vous pourriez interdire ces vidéos, et ils auraient jamais dit oui. Ouais, c’est impossible de censurer Mamnou3! C.ASSAF : Intouchables, en tous cas 121


NADIM : Oui, exactement. Ils se sont vraiment sentis impuissants. Et je pense que c’est ça qui les a énervés. C.ASSAF : Une victoire, donc. Et alors, est-ce que tu penses que tu vas continuer à lutter contre la censure personnellement, en dehors de Mamnou3! ? NADIM : En fait, j’aime bien Mamnou3!, donc j’pense que j’vais continuer avec Mamnou3!. C.ASSAF : Ok, tu vas continuer à écrire Mamnou3! ? NADIM : Mmh, j’pense que y’a beaucoup d’activistes qui couvrent d’autres côtés et qu’ils le font très bien, moi j’ai trouvé quelque chose qui marche, j’pense que j’ai bien fait. J’aimerais bien continuer ça. C.ASSAF : Ok. Donc une deuxième saison peut-être ? NADIM : Possible, ouais. En général, j’aime bien étudier le comique, y’a pas seulement la censure au Liban qui est drôle. On peut faire une série sur la police, ou le Parlement, ou … Ya plein de choses drôles. C.ASSAF : Oui, puis qui sera sans doute liée à la censure quelque part puisqu’à part la diffuser sur internet … NADIM : Oui, c’est un très bon moyen de diffusion, on est juste un peu limités par le temps, on peut pas faire un épisode de trente minutes, faut faire moins de dix minutes, sept-huit minutes préférablement. C’est la seule limitation. C’est moins cher, c’est plus rapide, c’est … C.ASSAF : Du coup, oui, le format web-série s’est imposé de lui-même ? NADIM : Ouais. Enfin, le risque, c’est juste qu’il faut construire son propre public. Quand on est à la télé, automatiquement t’as quelques millions de viewers, sur internet il faut un petit peu se battre pour arriver aux gens, mais sinon ça a très bien marché. Puis ça continue, c’est toujours là. A n’importe moment quelqu’un veut rire, il peut s’mettre la pour voir. Puis ça va pas être oublié. Ça n’a plus aucun sens un bureau de censure avec internet, tu peux voir n’importe quel film. Automatiquement quand un film se fait interdire, c’est automatiquement le film le plus piraté. C.ASSAF : Oui, c’est ce qu’il s’est passé avec le film Beirut Hotel, qui a été censuré quand il est sorti il y a deux ans… Tout le monde l’avait acheté en DVD piraté même si le film n’était pas forcément bon. NADIM : Oui, moi j’l’aurais pas vu s’il n’avait pas été censuré. Mais oui, c’est un très bon exemple. Et, c’est un film qui a été censuré à cause des allusions à l’assassinat de Hariri. Comme quoi… Incroyable. Vraiment c’était l’excuse que ça porte atteinte à la sécurité de l’État, vraiment si un film peut porter atteinte à la sécurité de l’État, c’est sur l’État qu’il faut se concentrer, pas sur la censure, pour renforcer cet État. 122


C.ASSAF : Oui puis c’est la même chose avec le sujet de la guerre civile etc… NADIM : Oui, on n’a pas le droit d’en parler. Il n’y a pas de réconciliation si on n’en parle pas. Et en parler à travers l’art, c’est une façon très soft de le faire. Ils ont fait ça en Afrique du Sud, ça a très bien marché. Donc en fait, les artistes n’ont pas le droit de jouer leur rôle dans la réconciliation. Il n’y a pas d’introspection, y’a pas de travail introspectif. Mais, c’est ça, il faut oser, il faut le faire. Il y a beaucoup de cinéastes libanais qui je pense se disent, « bon j’vais pas m’occuper de ça », qui n’ont pas envie de se battre. C’est déjà assez difficile de faire un film au Liban, donc ils se disent, bon. Mais il faut recommencer à se battre. C.ASSAF : Et du coup, Mamnou3!, c’est entièrement SKeyes qui l’a financé ? NADIM : Oui. C.ASSAF : Ok. Et tu n’as pas eu de difficultés à trouver des gens pour collaborer sur le projet ? NADIM : Non. Enfin, tout le monde était payé, c’était une production assez professionnelle, tout le monde était professionnel sauf moi en fait. Ouais, c’était une équipe, tout le monde était assez jeune, surtout des étudiants à l’ALBA, presque tout le monde avait moins de trente ans. Y’a juste l’écrivain, qui était un peu plus âgé. C’était une équipe super cool. C.ASSAF : Tout s’est bien passé pendant le tournage ? NADIM : Ouais. On a fait le tournage un peu … très discrètement. On a pris un appartement à Achrafiyeh, le seul truc pas très discret c’est que c’était au 9 e étage, on devait faire monter tout l’immeuble le bureau, et toutes les archives et donc on a quasiment bloqué une route pendant deux heures. Y’a le baladiyé qui est venu, mais évidemment on leur a pas dit qu’on tournait un film, on leur a dit qu’on emménage un bureau quoi. Donc ça c’était la seule fois qu’on a été confronté aux autorités directement. Le tournage a duré seulement dix jours. On a quasiment tourné un épisode par jour. On a fait quelques jours de rehearsals, les préparatifs ont duré pas mal de temps. En fait, plus y’a de jours de tournage plus c’est cher. Donc tu essaies de faire autant de préparatifs avant, avant qu’il y ait toute l’équipe, puis tu filmes puis tu fais editing après et ça prend un mois en tout quoi. Donc voilà le tournage. Bon, c’était une nouvelle équipe, normalement pour ce genre de trucs tu engages une boîte de production, mais ça reste plus cher, donc on a fait notre propre équipe. Ça s’est bien passé. Donc on a fait un casting pour tous les rôles, pour le rôle du Colonel y’a Paul qui est rentré, Paul c’est un des seuls que je connaissais avant. C’est un ami de famille, et j’lui avais parlé de ça y’a longtemps quand j’avais eu l’idée, puis il m’avait dit « ah bon, ben si t’as besoin d’un Colonel ». Bon, pour garder le processus, on a dit « bon, tu viens pour faire un casting », il avait même pas lu le texte qu’on avait donné, on avait donné un extrait à lire, à préparer pour tout le monde, il 123


l’a même pas lu mais il rentre, à partir du moment où il est rentré dans la porte, il était dans le rôle du mec, il a improvisé pendant…, d’ailleurs on doit avoir les… On avait filmé ça, on avait filmé tous les castings. Et il a improvisé pendant trente minutes, tout le monde était par terre, on lui a dit « bon ok, arrête, on doit travailler maintenant, tu as le rôle ». Il était parfait. On a vraiment eu de la chance avec le casting. On avait un très bon casting director, on a fait même pas trois jours de casting, on a vu peut être quatre ou cinq personnes pour chaque rôle, et presque tout le monde qu’on a vu était bien. On s’est beaucoup amusés. C’était assez intense, on commençait à 8h du matin, on finissait pas avant 6h, c’était assez… Mais ouais, on rigolait. C.ASSAF : D’accord. Et donc entre le moment où tu as eu l’idée et le moment où tu as commencé le tournage, il y a eu à peu près un an ? NADIM : Non, quatre mois. C.ASSAF : Ah oui, d’accord. Donc tu as écrit vraiment rapidement après … NADIM : Oui enfin, moi j’ai écrit l’histoire générale, et les personnages. Mais le script luimême a été écrit par quelqu’un d’autre. C.ASSAF : Ok, et donc à SKeyes ils étaient contents ? NADIM : Ouais, super contents. Pour eux, ils n’ont jamais eu autant de presse, et c’était vraiment … C’était un grand risque quoi, ils n’ont jamais fait une production artistique comme ça. C’est la première fois, en même temps j’ai jamais fait un film si grand, donc c’était un peu un … cocktail pour investir dans ce projet, mais ils ont vraiment aimé l’idée ils voulaient prendre ça, et eux sont financés par l’Union Européenne. Et ils étaient ravis. Tout le monde qui regarde ça sourit. Si on avait fait une conférence, c’est exactement les mêmes personnes qui viennent à chaque conférence, ils sont déjà convaincus. Ils pensent déjà à ça. Nous ceux qu’on voulait atteindre c’est les gens qui ne sont pas pour la censure mais qui pensent que c’est pas vraiment un problème. Qui réalisent pas. Qui réalisent pas ce qui se passe derrière cette porte. Et on voulait qu’ils commencent à réfléchir. J’pense qu’on a réussi.

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Entretien avec Ayman Mhanna de SKEYES du 18 juillet 2013

Durée : 20 minutes C.ASSAF : Quelles sont les actions principales que SKeyes mène par rapport à la censure ? AYMAN : Oui, alors. Il y a eu globalement deux grandes catégories d’actions, et on pourra discuter de quelques idées supplémentaires. Tout d’abord, le centre SKeyes principalement a un programme de veille, sur toute forme de violation de la liberté de la presse et de la liberté de la culture. Inclus la censure. Et cela concerne le Liban, la Syrie, la Jordanie, la Palestine. Naturellement actuellement la Syrie n’est pas … Enfin, personne n’est en train de discuter des films ou des pièces de théâtre autorisées ou interdites maintenant en Syrie, mais bon. Donc, on surveille l’action tout d’abord des autorités publiques à l’égard des œuvres culturelles, donc particulièrement les bureaux en charge de la censure au Liban mais également dans les pays de la région, et l’action des acteurs non-étatiques qui, à travers une forme de pression sur les artistes, sur les organisateurs des événements culturels, sur les producteurs, poussent à une forme soit d’autocensure, soit une telle pression que les artistes préfèrent renoncer et retirer leurs œuvres des expositions. Donc on surveille, et on garde une sorte de documentation permanente sur ces cas-là, parce que l’une des meilleures façons, l’un des premiers pas vers la lutte contre la censure c’est la dénonciation, et c’est surtout la précision dans les rapports. Nous ne sommes pas la seule organisation qui fait de la surveillance, donc récemment il y a eu March qui a lancé leur Musée de la Censure, qui est un très très bon musée, la différence c’est qu’on essaie un tout petit peu plus sur les cas actuels d’être très précis sur la forme de censure, sur les textes qui ont sous-tendu une certaine décision plutôt qu’une autre, on essaie de ne pas mélanger entre les décisions qui viennent des autorités publiques, les décisions qui sont imposées par des institutions non-étatiques, les campagnes pour le boycott et la décision des artistes eux-mêmes de renoncer, donc on surveille toute forme de pression contre la liberté culturelle mais on essaie d’être très précis dans la catégorisation. Alors, comment ça s’applique, donc on a une info comme quoi un film aurait été interdit, ou bien des scènes ont été coupées. Donc on contacte les artistes, les producteurs, on contacte les salles de cinéma, le circuit de cinémas qui étaient censés projeter le film, mais on contacte également, nous avons un lien direct permanent avec le bureau de la censure et le porte-parole de la sûreté générale. Avec qui on a su trouver une sorte de modus operandi. Ils ne nous aiment pas particulièrement, mais il ne peut rien trouver dans nos communiqués qui puisse être considéré comme attaque personnelle. Donc ce qui fait qu’on est en contact avec lui, et j’pense que là c’est une bonne transition vers Mamnou3!. Mamnou3! a joué un rôle plus important que 125


prévu, Mamnou3! comme est indiqué sur le site, finalement, c’était une dénonciation de la censure, également essayer de conscientiser les gens sur ce problème, mais s’amuser. On n’avait pas beaucoup d’espoirs quant à la réaction des autorités publiques à l’égard de Mamnou3!. Bon. Le résultat, y’a eu une corrélation, y’a pas du tout eu une causalité. Mais, c’est vrai que depuis juillet de l’année passée, il n’y a plus eu aucune décision d’interdiction de films au Liban. Plus aucune. En 2012, il n’y en a eu aucune. Et ça continue. Maintenant, il y a eu trois cas de films où des scènes ont été coupées ou … Mais il n’y a plus d’interdiction. On ne peut pas dire que c’est à cause de Mamnou3!, mais ce qui a changé avec Mamnou3! c’est le fait que ça ne se limite plus à des protestations intellectuelles dans des cercles fermés d’artistes, mais une sorte de dénonciation plus générale du processus, mais également un contact beaucoup plus direct avec les autorités de la censure. Qui, depuis Mamnou3!, ont commencé à parler. Ils ont développé des organes vocaux. C.ASSAF : D’accord, un dialogue et… ? AYMAN : Oh, non, un dialogue, non ! Ils commencent à discuter, on les appelle, ils rappellent, ils disent « non non non on a rien interdit c’était juste bla bla », donc l’idée que le bureau de la censure commence à parler c’est un pas en avant. Et, voilà donc je vais pas m’étendre plus longtemps, j’attends tes questions. C.ASSAF : D’accord. Donc à priori, c’est Mamnou3! qui est une des actions que vous avez effectuées avec SKeyes qui a eu le plus d’impact ? AYMAN : Absolument. Absolument. Oui. Sur la communication du bureau de la censure. Voilà. Et ça en dit long sur une autre technique que nous utilisons par ailleurs, avec la sûreté générale, et avec les autorités publiques au Liban. C’est que les autorités publiques au Liban ont très souvent été habituées à n’avoir aucun … Aucune forme de contact avec la société civile, aucune forme de rendu de comptes. Puis, depuis 2005, 2006, il y a eu une nouvelle phase dans l’action de la société civile à l’égard des politiques publiques, c’est le plaidoyer, le lobbying pour changer des législations, des contacts beaucoup plus permanents avec les autorités publiques, dont également pour la censure. Il y a eu un travail de proposition de loi, voilà, pour changer. L’État au début a été un peu surpris de voir ce nouveau mode d’action de la société civile, mais au fil des années a su un peu intégrer, un peu absorber, digérer cette nouvelle phase. Ce à quoi l’État n’est pas encore habitué, et c’est ce qui nous permet à nous mais également à quelques autres initiatives de faire de petites victoires. D’atteindre de petites victoires. C’est vrai que c’est toujours frustrant pour la plupart des libanais, parce qu’on n’arrive jamais à changer les grands problèmes. Mais il y a plein de toutes petites victoires, qui proviennent toutes d’un tout nouveau mode d’action qui est le mode d’action de 126


confrontation. Cette idée de confrontation et de dénonciation un peu sans scrupules, est très nouvelle. Et ça les interloque un petit peu, ils ne savent pas vraiment comment réagir. Parce que, Mamnou3!, ils sont obligés d’en parler. Quand des journalistes internationaux, parce qu’on suit bien sûr la situation des journalistes, qui couvrent par exemple la guerre en Syrie, et qui auraient sur leur passeport un tampon de l’Armée Syrienne Libre. Bon, y’a aucune loi au Liban qui dit que les personnes ayant un tampon de l’Armée Syrienne Libre sont interdites d’accès au Liban. Y’a uniquement cette mention là pour Israël, y'en a pas pour tout autre tampon. Donc, il y a eu des cas où des journalistes ont été interdits d’accès. A chaque fois qu’ils se sont tus, ils ont été interdits d’accès. A chaque fois que eux, nous, et d’autres organisations ont dit « Non non non non non, y’a pas de loi, ça va être un gros scandale si vous le laissez pas entrer », ça a marché. De même avec la question des, heu … Ben, juste récemment, Nassawiya avec Nadim Gemayel, ça a abouti à un PR desaster pour Nadim Gemayel. Avant, quand l’armée a battu les ouvriers syriens à Mar Mikhaël, à Geitawi, personne voulait le croire jusqu’à ce que Human Rights Watch aille, filme, et prenne en photo les traces de la torture, donc ça a obligé l’armée à se justifier. Même pour la question des tests d’homosexualité, qui ont eu lieu et qui ont été forcés. D’habitude c’est un sujet tabou. On n’en parle pas. Non non non, c’est abstraction faite de la question LGBT. Il y a une question de torture. Tout d’abord. Qui ne peut qu’être dénoncée. C’est cette technique-là, de dénonciation frontale, qui est en train d’aboutir à des toutes petites victoires. Ce sont des victoires que j’appellerais de comportement des autorités publiques. Beaucoup plus qu’une victoire au niveau de la vision ou bien de la politique publique en général, mais dans une situation de frustration rampante au Liban, métastatique, qui existe. Ces petites victoires ne sont pas à dénigrer, parce que ce sont elles qui permettent de créer un tout petit peu d’espoir chez les personnes désenchantées, qui pourraient se dire, bon, on peut pas tout changer mais au moins j’ai une expertise dans un certain domaine, si je mets mon énergie là-dedans et si mes amis mettent leur énergie dans un autre secteur où ils peuvent avoir une certaine influence, peutêtre que c’est, avec un effet levier, que ça peut avoir un effet boule de neige. C.ASSAF : D’accord. Donc c’est plus au cas par cas à chaque fois, et avec acharnement que ça … AYMAN : Faute d’autres stratégies viables, pour le moment, oui. C.ASSAF : Et donc, est-ce que SKeyes a participé à l’élaboration de ce nouveau projet de loi contre la censure, justement ? AYMAN : Non, non non. Nous l’avons suivie, nous la soutenons… C’était une autre coalition d’organisations. 127


C.ASSAF : D’accord. Et donc vous organisez pas mal de conférences, j’ai vu, sur la liberté d’expression d’une manière générale ? AYMAN : Absolument. Nous avons eu l’idée de Mamnou3! lors d’une conférence sur les libertés culturelles au Proche-Orient, quand j’ai donné des exemples de films qui ont été interdits au Liban et les raisons qui ont poussé à cette décision. Nous avons également organisé une grande conférence sur la couverture des élections, bon ça c’est autre chose, sur la couverture de la justice internationale, encore autre chose, sur la couverture du pétrole et du gaz, bon. Et là on vient de finir une grande conférence internationale sur la couverture du fait religieux et du débat religieux. Naturellement, les questions de censure sont vite ressorties, parce qu’on a évoqué avec beaucoup de courage par exemple les positions publiques complètement opposées à la censure religieuse et aux institutions religieuses. Là, on se prépare à un atelier de formation en octobre sur le journalisme culturel. Sur la critique journalistique des faits culturels, des activités culturelles. Donc également, il y aura de nouveau une question liée à la liberté d’expression. C.ASSAF : Oui, bien sûr. Et donc lorsque vous organisez ce type d’événements, vous ne rencontrez jamais de difficultés avec les autorités, avec la censure … ? AYMAN : Non, même quand on organise le Beirut Spring Festival, le Festival de printemps de Beyrouth, jusqu’à présent nous n’avons pas eu de problèmes avec la censure. Parfois, on contourne un peu le problème. Bon, il y avait un ballet où les gens apparaissaient nus sur scène, bon ils ont porté des petites culottes. Ça n’a pas beaucoup changé au ballet. Et puis il y avait une autre pièce qui était l’année passée, c’était un mélange entre cinéma et théâtre, donc les dialogues, qui ne signifiaient pas grand-chose donc il n’y avait rien dans les dialogues de particulièrement osé, mais on a « oublié » de mentionner que, sur l’écran, lorsque les dialogues ont lieu, il y a des images qui passent à l’écran, qui elles, auraient été censurées, peut-être. Mais bon, on a juste oublié de le mentionner. Et puis on leur a fourni la traduction en arabe, d’un texte en anglais où le « f word » apparaissait très souvent, en plein milieu des dialogues, donc ce n’était jamais écrit par le scénariste, mais les acteurs savaient les insérer, bon, y’avait pas ça en arabe. C.ASSAF : D’accord. Donc vous êtes un peu le « porte-parole » des artistes qui se font censurer, ou des libertés d’expression … AYMAN : C’est un peu trop… Notre action, là, ce qu’on est, actuellement, l’un des plus grands si ce n’est le plus grand centre de veille sur les libertés d’expression de la presse et de la culture. C.ASSAF : D’accord. Donc si quelqu’un se fait censurer, il peut vous contacter et … 128


AYMAN : Il peut nous contacter. Nous sommes légalement prêts à lui fournir une assistance juridique, afin de contester devant les tribunaux et les cours compétentes ces décisions. Et c’est un peu une stratégie que nous tentons de promouvoir et qui n’a pas encore été adoptée par les acteurs culturels au Liban, c’est que… Si on regarde le registre des autorités judiciaires au Liban, c’est un très bon registre. Je ne suis pas au courant, au moins depuis que je suis un peu conscient des questions liées à ce domaine, donc depuis le milieu des années 90, il n’y a eu aucune décision judiciaire qui va dans le sens de la censure. A chaque fois qu’il y avait un conflit entre un artiste, et une autorité publique ou religieuse, invariablement c’est l’artiste qui a gagné le procès. Invariablement. Donc j’essaie de promouvoir l’idée que la justice peut être notre allié. Et qu’on peut, grâce à la justice, aboutir à des précédents, et à de la jurisprudence, qui annuleraient certains aspects ridicules de la loi. Donc voilà pourquoi on tente d’expliquer aux artistes que ce n’est pas suffisant d’avoir des sit-in de solidarité ou des projections pirates. On peut aller devant les autorités judiciaires et traduire en justice ceux qui empêchent les libanais de profiter de leurs libertés. Parce que, il y a une chose que nous essayons d’expliquer, c’est que la censure n’est pas, en premier lieu, une violation de la liberté d’expression de l’artiste. C’est une violation de la liberté du téléspectateur, du spectateur, d’avoir accès à l’expression disponible. C’est ma liberté de choisir, d’écouter, de voir, qui est violée. Avant même que la liberté de l’artiste ne le soit. Donc, en tant que citoyen et en tant qu’artiste, on est compétent, on a la qualité juridique pour aller devant les Cours et dire que notre droit a été bafoué, et il faut que la justice tranche en notre faveur. Ça s’appelle la strategic litigation. C’est ce qu’on essaie de promouvoir. C.ASSAF : Donc c’est vraiment passer par la voie légale et juridique… AYMAN : Voilà. Donc c’est un peu la prochaine phase. La prochaine phase à laquelle on se prépare, c’est … On espère bien une saison 2 de Mamnou3!, la voix juridique, et un sens de désobéissance civile et culturelle, à travers un grand marathon photo qui brise en milliards de morceaux les tabous politiques, sexuels, sociaux et religieux au Liban. C.ASSAF : Et vous prévoyez ça donc pour l’année prochaine ? AYMAN : Pour les deux années prochaines. On commencerait théoriquement notre préparation en fin 2013, pour deux grandes années, 2014, 2015. C.ASSAF : D’accord. Autrement, SKeyes est composé principalement de journalistes ? AYMAN : De journalistes, de chercheurs, donc c’est une grande équipe. Tout d’abord, donc il y a moi, il y a la responsable financière, il y a la responsable des événements, il y a le webmaster, il y a la traductrice, il y a le rédacteur en chef, il y a le chercheur Liban, chercheur Syrie, chercheur Jordanie, chercheur Palestine, plus une correspondante à Ramallah, une 129


correspondante à Ghaza, à Jérusalem, à Amman, deux correspondants Syrie, mais ils ne sont pas présents en Syrie, un coordinateur projets Syrie, avec un assistant, et un, deux, trois, quatre, cinq consultants qui travaillent sur des projets ad hoc. Par rapport à la censure, c’est un peu grâce aux réseaux sociaux et à cette technique de confrontation que ça a repris, parce que finalement, oui ça a repris maintenant, et ça fait depuis 2012 qu’il n’y a plus de cas de censure totale. Il y a eu le cas de L’Attentat de Ziad Doueiri mais c’est encore différent. Le boycott d’Israël, c’est une toute autre loi, qui peut être discutée, mais … Le Bureau de la Censure a complètement validé le film, sans aucun problème. Fallait juste enlever dans le générique de fin certaines mentions de remerciements à certaines municipalités en Israël, que le réalisateur lui-même était prêt à faire sans même qu’on lui demande. C.ASSAF : Eh bien, merci beaucoup en tous cas ! AYMAN : Je t’en prie.

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 Tableau des films interdits de diffusion au Liban en 2008 Source : Wikileaks. Liste non-exhaustive, distribuée par le gouvernement libanais à un vendeur de DVD au Liban. (http://www.wikileaks.org/wiki/Partial_list_of_films_banned_in_Lebanon,_2008)

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Musée Virtuel de la Censure : créé par l’ONG March Disponible sur : http://www.censorshiplebanon.org/Tickets (consulté le 7 avril 2013)

Mamnou3! : site officiel de la web-série, avec accès aux vidéos Youtube des épisodes de la première saison. Disponible sur http://mamnou3.com/ (consulté le 17 mai 2013)

Cinéma Sofil : site internet de l’association Metropolis Art Cinema Disponible sur http://www.metropoliscinema.net/ (consulté le 3 avril 2013) 136


Centre SKeyes : Site officiel Disponible sur http://www.skeyesmedia.org/fr/Home (consulté le 10 juin 2013)

March Lebanon : site officiel de l’ONG Disponible sur http://www.marchlebanon.org/en/Home (consulté le 17 avril 2013)

Maharat Foundation : site officiel de la fondation Disponible sur http://maharatfoundation.org/ (consulté le 2 septembre 2013)

Supports Vidéos

Saison 1 de la web-série Mamnou3!, écrite et réalisée par Nadim Lahoud et Nina Najjar, 2012 Disponible sur http://mamnou3.com/

Clip vidéo Censor the censorship, réalisé par Marzen Kerbaje et produit par l’ONG March Disponible sur http://www.youtube.com/watch?v=kVSgek9YNZ8

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