ce que le temps

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Mon fils. Elle a dû oublier mon prénom en cours de route ; elle l’a perdu en chemin. Où ça ? Quelque part entre la vieillesse et l’enfance ? Je suis devenu “mon fils”. Mon fils coud très lentement, il n’a pas l’habitude, et il sait que sa mission est de très haute importance. Maman attend ce bracelet comme une jeune fille attend le prince charmant, avec un espoir fou, et l’effroi d’être déçue – et si son cheval blanc loupait le croisement qui la mène vers elle ? Et si j’allais tout saccager, avec une couture trop hâtive, trop malhabile ? Je prends mon temps, point après point, j’y mets le plus grand soin. Je veux réussir, maman. J’ai bâclé beaucoup de choses dans ma vie, trop pressé, trop empressé, mais là non : pour la première fois de ma vie, je suis perfectionniste. Et jusqu’au point final. Jusqu’au nœud que je coupe à ras du tissu, invisible, presque parfait. Bon sang, je suis content de moi, je ne me serais pas cru capable de ça. Elle non plus. Elle pousse un nouveau soupir, énorme, comme si elle avait retenu son souffle pendant tout ce temps. Je repose les ciseaux, et je prends le poignet de ma vieille maman, le lève à la hauteur de ses yeux, regarde maman, on a fait du beau travail tous les deux. Elle tourne le poignet, dans un sens, dans l’autre, le pose sur ses genoux, puis le lève à nouveau, tend le bras, le ramène vers elle… Elle admire son bracelet doré. Ses yeux brillent un peu, une joie contenue, une joie discrète. Une joie. 14


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