Norm - Graphistes ou Artistes ? (2013)

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Dans la mesure où l’on considère que la création représente son époque, de part ses enjeux comme de sa conception, nous pouvons très certainement inscrire le studio de graphistes suisses NORM, formé de Dimitri Bruni et Manuel Krebs, dans un contexte on ne peut plus contemporain. Comme avec une volonté de s’attacher aux valeurs qui partagent notre société actuelle, cherchant de plus en plus à définir chaque notion de la façon la plus précise possible, NORM fait preuve, dans chacun de ses projets, d’un pragmatisme assumé qui donne une toute autre dimension à leur travail. Celle de la recherche d’une réponse la plus juste et la plus « vraie » possible, par le biais des moyens les plus tangibles à leur disposition. C’est ainsi en partie grâce à la technologie qui ne cesse d’évoluer que ces graphistes tentent d’approcher le(s) dogme(s) de chacune de leurs intentions et idées, également par le biais d’une approche parfois expérimentale, proche de la démarche artistique.

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Wainwright Bldg - Adler et Sullivan, 1890.

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En bons héritiers du style international et de l’esthétique que véhicule leur patrie, on peut trouver dans les ambitions de NORM des notions telle que l’évacuation du sensible au profit de la justesse du processus. À la manière d’un protocole scientifique1, les deux graphistes mettent au point des analyses préliminaires poussées toujours dans le but d’aboutir à la solution la plus optimale, et dans l’idée qu’ « Un problème bien posé est un problème à moitié résolu »2. À la manière de l’OULIPO3, ils aiment s’imposer des contraintes pour les transformer en opportunités créatives et ainsi établir des cahiers des charges précis et efficaces4. Et puisque, selon Norman Potter5, « un bon design dépend de son appropriation à son objectif », il s’agit ici également d’appliquer une certaine doctrine diffusée par le fonctionnalisme des année 60, pouvant se résumer à la seule citation de l’architecte de Chicago Louis Sullivan6 : « Form follows function. »

On peut dans un projet auto-édité tel que la typographie Replica, mis au point par le duo suisse en 2008, voir un travail de construction similaire et comparable à celui d’une architecture. En effet, cet alphabet justifie entièrement son esthétique par sa méthode de conception, puisqu’elle est issue d’une démarche de réduction de la grille de construction du logiciel FontLab de 1000 à 100 unités. Cela peut faire référence au Romain du Roi, première typographie construite -et non dessinée- par Philippe Grandjean à la fin du XVIIe siècle. Et ainsi le résultat se place dans la lignée des linéales telles que l’Helvetica ou l’Univers, dont le nom renvois d’ailleurs à ces création dans la mesure où il s’agit d’une énième linéale où tout se joue dans les détails. Une fausse simplicité7 que NORM justifie en rappelant qu’ils choisissent des fonctions plus réduites pour créer des objets plus adaptés, et par exemple en précisant que le Replica est pensé dans un usage à grande échelle, pour mettre en avant sa subtile singularité.

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1 - Règle N°136 : Les solutions rationnelles sont indéniables. 2 - Règle N°38-39 : Trouver le problème. - Comprendre le problème. 3 - Ouverture de Littérature Potentielle, groupe international composé de littéraires et de mathématiciens se définissant comme des « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir. » (Raymond Queneau) 4 - Règle N°74 : La restriction libère. 5 - Norman Potter, ébéniste et designer, il conçoit un portrait de sa propre profession dans l’ouvrage « Qu’est-ce qu’un designer ? » (2002) 6 - Louis Sullivan était un architecte américain (1856-1924) associé à la première génération de gratte-ciel grâce à son intérêt tout particulier aux nouveaux matériaux comme l’acier ou le verre, qui seront des éléments primordiaux du fonctionnalisme. 7 - Règle N°138 : Simplifier est plus difficile que compliquer.


Romain du Roi - Philippe Grandjean, fin du XVIIe siècle

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Replica - NORM, 2008


La notion de standardisation et normalisation est aussi effective tant dans leur travail que dans leur démarche, ainsi que par autodérision, dans leur nom1. Depuis la création du studio en 1999, les deux graphistes mettent au point leurs propres règles en matière de création, tout en pensant qu’il existe un protocole pour chaque projet, mais pas pour la créativité. Leurs 147 règles2 sont même rendues publique en 2006 sous le nom de « La voie graphique », publiée dans la revue Marie Louise avec comme entête : « Où le lecteur apprend cent quarante-sept règles de vie indispensables, redécouvre un inventeur du livre moderne, rallume son Minitel, tourne autour de Dada et rencontre trois Amstellodamois ». Cette publication met en exergue une démarche de rationalisation de NORM, d’une discipline qui est pourtant basée sur une certaine subjectivité des graphistes.

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Héritage du mouvement moderne qui préférait « révéler et expliquer plutôt que d’embellir »3, ainsi que d’une critique du superflu comme à pu l’écrire Adolf Loos dans Ornement et Crimes (1908), on trouve également dans leur démarche une profonde conscience et prise en compte du contexte dans lequel ils évoluent. À l’époque de la transparence et de l’échange exhaustif des savoirs grâce aux nouveaux médias comme internet, Dimitri Bruni et Manuel Krebs démontre vouloir, à travers leur esthétique de l’organisation, mettre au clair tout ce qui est à notre disposition. Cependant, il semblerait que la construction passe par la déconstruction, comme le montre leurs visuels pour Super, Welcome in Graphic Wonderland4 (2003), qui témoigne d’une organisation complexe encore loin d’être limpide et structurée5 . Une sorte de représentation directe du monde tel qu’ils le ressentent, au risque de créer des signes visuels à la signification brouillées.

Ne laissant alors le moins de chance possible à l’interprétation6, NORM prouve son amour pour la logique et l’optimisation en faisant abstraction totale de l’idée de « magie noire » décrite par Robin Kinross dans La typographie Moderne (1992), pour jouer sur la transparence absolue du travail de graphiste qu’ils abordent d’une façon quasi-scientifique, à la manière du constructivsime7. On peut alors quasiment parler de la notion d’affordance du design graphique, où « toute nouvelle recherche de forme signifiante doit nécessairement s’appuyer sur une clarté de l’expression, sur des structures explicites et sur la production d’un maximum de sens avec un minimum d’efforts (renforcement du signal accompagné d’une diminution du bruit) »8. Ainsi la majeure partie de leur travail va se baser sur l’idée de processus, générant de façon évidente une solution « idéale »9.

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1 - Règle N°61-62-63: No jokes. - Ne pas se prendre trop au sérieux. - Faire les choses sérieusement. 2 - Règle N°147 : Aucune liste n’est complète. 3 - Norman Potter, « Qu’est-ce qu’un designer ? » 4 - « SUPER, Welcome in Graphic Wonderland » est un livre de Thoman Bruggisser & Michel Fries publié en 2003. 5 - Règle N°93 : La densité est fascinante. 6 - Règle N°127 : Ne jamais perdre le contrôle. 7 - Le constructivisme est un courant du début du XXe siècle, principalement russe et parallèle au suprématisme. 8 - Norman Potter, « Qu’est-ce qu’un designer ? » - p.43 9 - Règle N°142 : La beauté est la conséquence du juste.


1 - Bien peigné et chaussures propres. 2 - Enlever systématiquement tout ce qu’il y a aux murs. 3 - Ne jamais écouter la musique avant 18 heures et surtout pas la radio. 4 - Laisser parler le client d’abord. 5 - Être modeste. 6 - Le graphisme est un métier parmi tant d’autres. 7 - Image et texte ne s’aiment pas et ne s’aimeront jamais. 8 - Éviter de travailler le week-end et la nuit. Travailler la nuit = mauvaise planification. 9 - Un concept clair s’explique clairement. 10 - Le travail est fini quand on aime ce qu’on a fait. 11- Travailler longtemps ne mène pas forcément à un meilleur résultat. 12 - Il faut savoir ce que l’on fait. 13 - Ne jamais faire deux propositions. 14 - Il n’y a jamais une seule solution à un problème. 15 - Faire une chose à la fois. 16 - Avoir lu au moins une fois “How To Work Better” de Peter Fischli & David Weiss. 17 - Avoir des principes. 18 - Éviter de pleurer face aux situations difficiles. 19 - Ne pas trop attendre de la créativité. 20 - Il faut croire à ses principes. 21 - Si tu aimes ce que tu fais, les autres l’aimeront aussi. 22 - La beauté naît de la rigueur. 23 - Chaque projet a sa propre logique. 24 - Une hiérarchie suffit. 25 - Réduire le nombre de réponses aux questions. 26 - Ne pas avoir de recettes. 10 27 - Ne jamais se référer à soi-même. 28 - Ranger les projets déjà traités. 29 - Ne pas faire la cuisine au bureau. 30 - Le bureau n’est pas un living room, ni une chambre à coucher. 31 - Il faut rentrer quand on est fatigué. 32 - Aller droit au but. 33 - Le hasard peut faire mal les choses. 34 - Écouter les autres. 35 - Il n’y a pas UNE bonne solution mais PLUSIEURS bonnes solutions. 36 - Il faut choisir. 37 - Connaître le problème peut éviter les mauvaises surprises.


38 - Trouver le problème. 39 - Comprendre le problème. 40 - Éviter les difficultés n’est pas une solution. 41 - Connaître son métier. 42 - Un spécialiste fait peu de choses mais les fait bien. 43 - Qualité et quantité. 44 - Exiger un paiement correct. 45 - Se méfier des modes. 46 - Bien choisir ses projets. 47 - Ne jamais dire oui si l’on voudrait dire non. Et vice versa. 48 - Se questionner de temps en temps. 49 - Questionner l’autre. 50 - C’est OK de faire des erreurs. Mais pas deux fois la même. 51 - Une structure à deux personnes est plus forte qu’une structure à une personne. 52 - Les structures de trois à beaucoup de personnes sont floues. 53 - Il y a beaucoup d’avis sur les couleurs. 54 - Toujours recadrer les images d’artistes. 55 - Se méfier des photographes. 56 - La confiance est d’argent, le contrôle est d’or. 57 - La couleur de la lettre est le noir. 58 - Se méfier des graisses avec peu de chair à l’os. 59 - Ne pas croire en son intuition. 60 - Utiliser peu de mots. 61 - No jokes. 62 - Ne pas se prendre trop au sérieux. 63 - Faire les choses sérieusement. 64 - Celui qui paie a le droit de s’exprimer. 65 - Qui d’excuse s’accuse. 66 - David Carson est un menteur. 67 - Le directeur artistique est superflu et surpayé. 68 - Avoir l’esprit clair. 69 - Push it to the limit. 70 - Le net est supérieur au flou. 71 - Utiliser peu de logiciels et les maîtriser. 72 - Le vecteur est supérieur au pixel. 73 - Accepter le fait qu’il y ait de bons et de mauvais graphistes. 74 - La restriction libère.


75 - L’art est inférieur aux sciences. 76 - Aimer son métier, sinon il fait arrêter. 77 - Toujours profiter des nouvelles technologies. 78 - Un format laid donne un livre laid (Jan Tschichold). 79 - Push it to the limit. 80 - L’impression digitale n’est pas encore au point. 81 - Voir pour le croire. 82 - Ne jamais dépasser le budget. 83 - Ne pas faire traîner les choses. 84 - Tricher ne mène à rien. 85 - Savoir prendre des vacances. 86 - Être honnête. 87 - Ne pas surestimer son projet. 88 - 72dpi ne sont pas suffisants. 89 - Maltraiter son imprimeur avec respect. 90 - Éviter le téléphone et l’e-mail. 91 - Savoir faire la différence entre les bons et les mauvais commentaires. 92 - Travailler ou manger (sens propre). 93 - La densité est fascinante. 94 - Savoir s’arrêter. 95 - L’angle droit est supérieur à tout autre angle. 96 - Le choix du caractère est primordial. 97 - Le vide provoque, il faut le savoir. 98 - Connaître ses limites et les accepter. 99 - Push it to the limit. 100 - Savoir déléguer du travail à d’autres spécialistes. 101 - La couleur n’est pas aussi importante que l’on croît. 102 - Le vide est moche. 103 - La qualité d’un projet dépend toujours de sa conséquence. 104 - C’est malheureusement le résultat qui compte. 105 - Il y a des différences de goûts. 106 - Il y a toujours une prochaine génération. 107 - Éviter le pire. 108 - Faire les choses avec plaisir. 109 - Savoir travailler beaucoup. 110 - Toujours faire mieux. 111 - C’est souvent une question de goût.


112 - C’est toujours une question de temps. 113 - Push it to the limit. 114 - Il faut être imprévisible. 115 - Y penser deux fois. 116 - Ne pas craindre les mauvaises réactions. 117 - Savoir différencier le bon du mauvais goût. 118 - Tout peut être considéré. 119 - “Less” n’est pas toujours “more”. 120 - Ne jamais faire d’exceptions. 121 - Savoir recommencer un projet sans issue. 122 - Les surprises sont toujours les bienvenues. 123 - Éviter le pire. 124 - Ne jamais se répéter. 125 - Éviter les fautes d’orthographe. 126 - Un festival de format n’est jamais adéquat. 127 - Ne jamais perdre le contrôle. 128 - Ne jamais se laisser aller. 129 - Strictement interdit aux chiens. 130 - Le graphisme n’est pas un jeu. 131 - Pierre qui roule n’amasse pas mousse. 132 - Le plus grand contraste s’obtient entre le blanc et le noir. 133 - Rien n’est jamais vraiment fini. 134 - Pour expliquer quelque chose de visuel, il faut le visualiser. 135 - Chi va piano, va sano e va lantano. 136 - Les solutions rationnelles sont indéniables. 137 - Le caractère DIN est toujours un très mauvais choix. 138 - Simplifier est plus difficile que compliquer. 139 - Réduire les moyens. 140 - Extrême. 141 - Ne jamais se contenter trop vite. 142 - La beauté est la conséquence du juste. 143 - Adopter les méthodes cartésiennes. 144 - Quand un problème ne peut pas être résolu, ce n’est pas un problème. 145 - Les détails font la différence. 146 - Ne pas chinoiser. 147 - Aucune liste n’est complète. La voie Graphique - NORM / Revue Marie Louise, 2006


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En leurs temps, c’est d’abord William Morris1 et le mouvement Arts&Crafts qui défendait la maitrise de l’outil dans la création graphique, dans le milieu des années 90, Audi s’approprie cette doctrine par le biais d’un célèbre slogan : « Vorsprung durch Technik » (dont la traduction littérale serait « Le progrès par la technique ») et à leur tour, Dimitri B. et Manuel K. confiait à Eyes magasine il y a quelques années : « La technologie est la clé »2. Et elle est en effet omniprésente dans leur travail, tant dans la forme que dans le fond. Outre la « pureté du vecteur »3 possible sur écran, les deux graphistes se lancent également, dès que l’occasion se présente, le défi d’atteindre certaines limites du possible lorsque les moyens actuels le leurs permettent4. L’idée est donc d’exploiter la puissance de l’outil dans le but de surpasser les capacités des hommes, et ainsi de supprimer l’erreur humaine au profit de l’aléatoire maitrisé. Approcher l’exhaustivité, c’est l’idée forte de leur projet SIGN Générator, développé en collaboration avec Jurg Lehni5 en 2002, et né d’une réflexion critique sur les choix arbitraire des formes des lettres de l’alphabet occidental. Il s’agit d’un générateur de formes traçant des droites orthogonales sur une grille de 9 points. Ainsi, le résultat est publié dans un catalogue qui regroupe également d’autres créations du studio, sous le nom de The Things6. Un nom qui laisse entendre une certaine universalité du contenu, tant il a été créé de façon mathématique, systématique et donc objective.


Un culte de la quantification que l’on peut retrouver dans de nombreux travaux d’artistes à travers des projets d’inventaires en tout genre, comme le fameux Decode Unicode, porté par Johannes Bergerhausen7, qui tente encore aujourd’hui de réunir tout les caractères de tout les systèmes d’écritures du monde. Cependant ici, c’est bien la machine qui est elle même à l’origine de tout ces signes, à la manière de la logique combinatoire qui, dans l’utopie de Borges dans La Bibliothèque de Babel, envisagea le nombre fini de livres potentiellement concevables à partir de notre alphabet latin. On peut bien évidemment poser la question de la paternité de l’œuvre, si l’on se pose la question de savoir si la création est l’aboutissement du projet, ou bien le processus élaboré pour y arriver.

Cas similaire, la conception de la couverture de l’édition 2012 du Graphisme en France, imaginé par le studio Pentagon8. Leur travail a ainsi été de mettre au point tout un programme permettant à la machine de générer près de 10 000 couvertures uniques et numérotées. Des mois de travail pour un résultat produit en à peine 5 minutes par ce dernier. On rejoint ici la notion énoncée précédemment, celle de l’autodétermination, qui suppose, selon Norman Potter, de « rechercher dans chaque cas de figure un sous-ensemble de principes capables de s’auto-produire »9.

1 - William Morris (1834-1896) est un designer textile, imprimeur, écrivain, peintre, dessinateur et architecte britannique, notamment à l’initiative, avec sa Confrérie préraphaélite, du mouvement Art&Crafts. 2 - Règle N°77 : Toujours profiter des nouvelles technologies. 3 - Règle N°72 : Le vecteur est supérieur au pixel. 4 - Règle N°98 - 69/79/113 : Connaître ses limites et les accepter. - Push it to the limit. 5 - Jurg Lehni est un designer graphique indépendant, développeur et artiste dont les nombreux projets portent à réflexion sur les outils et principalement sur notre rapport à la technologie. « Works collaboratively across disciplines, dealing with the nuances between techno­logy, tools and the human condition. » (http://lehni.org/) 6 - The Things est un livre de classification conçu par le studio en tant qu’inventaire des signes produit par leur projet SIGN Générator ainsi que tout ceux qui entourent le travail des deux graphistes. 7 - Johannes Bergerhausen, graphiste allemand né en 1965, élève de Dusseldorf et de Grapus et désormais professeur de typographie. Son projet phare, « Decode Unicode » est initié depuis 2004 et celui -ci est maintenant encouragé par le ministère de l’éducation et de la recherche. 8 - Le studio Pentagone, composé de Vanessa Gœtz & Guillaume Allard, centre son attention autour de la gestion typographique ainsi que de la gestion hiérarchique de l’information, en introduisant une démarche important à la recherche ainsi qu’à l’expérimentation. 9 - Norman Potter, « Qu’est-ce qu’un designer ? »

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Sign Generator - NORM & Jurg Lehni, 2002



The Things - NORM, 2003


Decode-Unicode - Johannes Bergerhausen


Graphisme en France 2012 - Studio Pentagon, 2012


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Mais tout ceci pose aussi la question d’un certain conditionnement du travail de graphistes par l’outil. Et NORM s’est bel et bien confronté à cette notion, à travers Replica, qui a donc été conçus en réaction à ce qu’impose les logiciels de nos jours, tout en l’utilisant à leur manière. Un « hack » du programme qui leur a permis de passer outres les normes de FontLab, et qui invite à se détacher de façon relative de la technique, pour ne pas en oublier notre propre créativité. Avec une telle démarche, NORM admet les formidables capacités de tels outils tout en se les appropriant de façon singulière. Et désormais des applications libres voient le jour, comme par exemple Processing, qui permet grâce à un langage de programmation et une syntaxe plutôt simple de mettre en œuvre facilement des œuvres génératives et interactives, et où le logiciel ne représente qu’un espace d’expression virtuel, déjà bien exploité par les artistes et les graphistes (notamment Pentagon, pour la couverture du Graphisme en France 2012 !).

Les deux suisses rappellent ainsi que le caractère Replica est bel et bien « une chose de son temps, plus sophistiqué » car ayant évolué en même temps que le logiciel (ajout d’option Open-Type, un nombre de caractères démesuré). Profiter de la technologie est donc bien ancré comme une des mœurs du studio, qui semble vouloir devancer l’avenir grâce aux moyens du présent, et Norman Potter dit à ce sujet : « Un travail est qualifié de vivant lorsqu’il est enraciné dans les conditions de son époque, lesquelles incluent la conscience, les rêves et les aspirations tout autant que les ressources d’une technologie bien précise »1.

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1 - Norman Potter, « Qu’est-ce qu’un designer ? » - p.40-41


Ce qui nous amène à comparer le travail de NORM à celui de la démarche artistique. Car si les deux graphistes se veulent être les plus pragmatiques voir impartials que possible dans leur façon de créer, l’interprétation peut intervenir sur les enjeux du résultat. Car de voir le processus comme une finalité peut aisément se rapprocher de la notion de performance, telle une démonstration de force, une sorte d’art conceptuel basée sur une recherche à l’approche expérimentale. C’est l’Arte Povera qui mis en premier en avant cette idée d’une activité artistique privilégiant le processus, autrement dit le geste créateur, à l’objet fini (et à cette époque également de rendre signifiant des objets insignifiants du quotidien). De plus, l’auto-édition leur permet de pouvoir se détacher de la commande, et c’est ainsi la plupart du temps leur propres contraintes qui influent sur leur travail.

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La question du destinataire de la création est donc à posée, car si le graphisme doit répondre à une certaine universalité vis-à-vis des gens à qui il s’adresse, on sait que l’art représente un médium plus personnel, une démarche parfois à la limite de l’introspection. Et l’on peut voir, dans un projet comme SIGN Générator, une critique profonde des systèmes de langage et de communication, et donc par extrapolation du métier de graphiste. Des travaux presque manifestes qui s’adressent donc à un public concerné ou du moins informé, qui va pouvoir y repérer des réflexions et critiques sur les conventions mêmes qui régissent le monde de la communication visuelle ainsi que celles du langage. Car si l’on considère que l’art appliqué a comme devoir de ne pas se faire remarquer pour ne répondre qu’à sa simple fonction, en pensant notamment au fait qu’une typographie n’est à l’essence qu’un moyen de transmission de savoir plus qu’une création à part entière, on peut voir dans les singularités assumées des projets de NORM une forme d’art, souhaitant faire passer un message, ici peut-être une simple revalorisation du métier de typographe, par sa mise en lumière.

Et puis, on peut également faire l’amalgame entre des contraintes trop nombreuses ou trop restrictives à une certaine obsession. Ainsi, des projets d’inventaire aussi ambitieux qu‘est SIGN Générator devient une représentation d’une sorte de folie mégalomane, possible grâce à la technique. Ainsi, au même titre que les paradoxes des sophismes et des syllogismes, on peut par exemple imaginer la suite de leurs projets comme mettant en avant des contre-sens générés par des outils d’automatisation1 , tout en se demandant si générer et équivalent de créer. Des travaux critiquant la technologie tout en l’utilisant sont déjà nombreuses, tel que la célèbre Useless Box. Cependant, l’homme n’a pas attendu le virtuel pour créer de l’absurde, comme en témoigne des mouvements comme le surréalisme ou le dadaïsme.

1 - Règle N°33-122 : Le hasard peut faire mal les choses. - Les surprises sont toujours le bienvenues.

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Mais on peut tout simplement parler du travail de NORM au même titre que des œuvres d’art, dans le sens où elles ne posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. Les deux graphistes s’amusent à interroger avec détachement les règles de leur propre métier pour au final presque en sortir, en faisant évoluer les concepts de lecture et d’appréhension des outil, ainsi que la compréhension du moyen premier qui est à la base de leur dessein : le langage visuel. « Pour passer du chaos à l’ordre, pour mettre de l’ordre dans les choses. Pour rendre les choses plus claires, pour comprendre les raisons. C’était le résultat du mouvement social. Ce n’était ni une mode, ni une certaine vision de l’art. Nous tentions d’établir nos propres liens avec le contexte social au moyen de notre travail... La réponse à nos problèmes doit se trouver dans les questions suivantes : pourquoi ? Dans quel but ? Comment ? Et avec quoi ? »1.

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1 - Paul Schuitema, designer graphique actif aux Pays-Bas et en Allemagne dans les années 1920 et 1930.


BIBLIOGRAPHIE

Catherine DE SMET « Alternormalisme. L’esthétique organisationnelle de Norm », Les cahiers du CNAM, n° 89 (2004) Dans cet article, la critique et historienne d’art Catherien De Smet met en exergue le rapport entre l’aspect final des projets de NORM et leur conception. Liz FARRELLY - « Buying into Norm Cosmos » - Eye Magazine N°70 Pierre PONANT - « Norm, le champ des signes. » Norman POTTER - Qu’est-ce qu’un designer ? (2002) - édition B42 L’ouvrage nous expose la vision de l’auteur sur le statut de designer, et tout ce qu’il implique comme apprentissage, engagement et responsabilité vis-à-vis de l’aspect social, technique et moral. Un essai pour définir au mieux ce métier si difficile à cerner. Franck LEIBOVICI - Des formes de vie (2012) - Les laboratoires d’Aubervilliers Ce catalogue regroupe les différentes réponses des artistes interrogés sur la question de leur mode de vie relatif à leur travail artistique.

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CNAP – Graphisme en France (2012) La 18ème édition du Graphisme en France aborde la question des outils de programmation et de code dans les pratiques actuelles du design graphique. « Le graphisme suisse existe-t-il ? » - Étapes magazine N°122 Cet article tente de cerner au mieux les caractéristiques et l’idéologie qui tournent autour de la notion de graphisme suisse, et de style international. Walter BENJAMIN « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1935) Jorge Luis Borges - « La Bibliothèque de Babel » (1941) Il s’agit d’une nouvelle qui décrit une bibliothèque de taille gigantesque contenant tous les livres de 410 pages possibles (chaque page formée de 40 lignes d’environ 80 caractères) et dont toutes les salles hexagonales sont disposées d’une façon identique. Les livres sont placés sur des étagères comprenant toutes le même nombre d’étages et recevant toutes le même nombre de livres. Chaque livre a le même nombre de pages et de signes écrits au hasard. L’alphabet utilisé comprend vingt-cinq caractères.

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