Carnet d'Art n°11 - L'Héritage

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n u m é r o 1 1 - l ’ H é r i ta g e


la culture vous

r e g a r d e Marguerite Duras


~ édito ~

Notre espoir infini/ « L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert. » – André Malraux

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l est ce que tu m’as laissé, ce qui coule dans mes veines, ce que je puise dans les autres et ce qui se grave en moi jusque dans mon inconscient.

Pierre après pierre, je façonne à mon tour un édifice sans savoir quelle trace sera laissée après mon éphémère passage. Il est la construction d’un socle commun, un socle pour le futur, sur les bases agrégées des expériences du passé et de celles du présent. Incertitudes et doutes ne doivent pas être des barrières pour poser les bases d’un renouveau, des bases permettant toutes les utopies, toutes les folies, toutes les beautés. Que l’on trouve le bonheur dans toutes choses, que l’on décèle le rire, arme absolue à partager, que l’on puise une imagination sans aucune limite pour se nourrir des richesses d’autrui. Il est un celui qui transcende les genres, les frontières et les différences en faisant jaillir la lumière à l’image d’un quasar. Il est vous, il est moi, il est chacun de nous. Il est si pluriel que son identité ne peut se définir. Il est notre espoir infini de transmission. Il est notre héritage à bâtir. Kristina D’Agostin, Rédactrice en chef.

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S O M M A I R E

Penser 8

Plus bleu que le bleu de tes yeux

10 Traumatisme(s) 12

Le classeur de mon ArrièreGrand- Père

14

La mère qui a donné la nuit

Réf  léchir

Dossier 44

Devoir de mémoire

46

Une mèche entre ciel et terre

48

Le Christianisme achevé

52

Il ne s’est jamais rien passé

18

Entre transmission et régression

22

Don de soi ou la vicieuse générosité parentale

26

L’écho du passé

30

Voyage, voyage

34

Des jougs à déjouer

38

Les chefs- d’œuvre du passé sont bons pour le passé


Rencontrer 59

Germaine Acogny

63

Anis Benhallak

67

Véronique Hubert

71

Thomas Jolly

Raconter 78

Lettre à Léon

82

Un cœur pour héritage

84

Pas mien à donner

86 Rébus 88

Les hommes diminués

90

Trois fois à droite après le blockhaus

Prescriptions 95

Musée Faure

97 ShadokOrama 99

La mécanique des plantes

101

Impérial Annecy Festival

103

Bonlieu Scène nationale

105

L’Auditorium Seynod

107

Ferme de Bressieux

109

Kurt Mair

111

Espace Malraux

h é r i t a g e


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Penser


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348 secondes – juillet 2016 Š Jadikan.


Plus bleu que le bleu de tes yeux/

Laetitia est partie doucement, alors que la tarte tatin terminait de cuire. Elle nous a quittés entre la Folie et le Bonheur. Elle aimait lire Carnet d’Art. Hommage. Souhir Saadaoui Photographie d’Augusto De Luca Polaroid (conservé à la Collection Internationale Polaroid aux États-Unis et au Musée de la Photographie de Charleroi en Belgique)

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L

es suites au violoncelle de Bach, un thé noir qui infuse, enveloppée la tasse, par les volutes bleues d’un bâton d’encens qui se consume. Le vent est vif dehors, il lave le ciel et fait place nette ; les éléments se détachent comme passés au vernis sélectif. Voici notre décor planté là et vivant. Quand la bise fut venue, Laetitia s’en est allée. Novembre, triste et déçu, n’aura pas ta joue caressée. Quand tu nous as demandé, avant de t’éteindre, d’organiser ta cérémonie de départ, tu nous as confié une étrange mission. Celle de dessiner ta vie, d’en révéler, à travers une sélection de centaines de photos, numériques et argentiques, des moments de bonheur, de rire et de légèreté. Comme autant de fenêtres ouvertes sur tes paysages intimes et inconnus pour moi. Ainsi, ai-je plongé dans tes souvenirs, alors que je ne savais presque rien de ton existence. En ouvrant tes albums, j’ai retracé l’itinéraire d’une femme multiple et incroyablement belle. Il n’y avait aucune photo de toi enfant. Pourquoi, je n’en saurai rien et peu importe, c’est ainsi. La plus ancienne remonte à la jeune maman que tu fus, tu as aux alentours de vingt-cinq ans. Il y a un peu plus de vingt-cinq ans de cela. Une femme multiple et belle, en devenir et en partance. Je suis saisie par ton regard où se reflètent sur chaque photo des évènements dont je parviens à sonder les creux et à soulever les vagues. Peut-être est-ce là une capacité que j’ai développée alors que je tournais les pages rigides de tes albums, m’y agrippant comme à un tronc flottant. J’ai le sentiment que oui : c’est né là, dans ce moment, dans cette tempête. Une sorte de clairvoyance, une nouvelle appétence ; les yeux et les lèvres chargés de sel, guidée par une étoile je suis.

Toutes les photos tourbillonnent dans un temps qui ne suit plus aucune chronologie ni logique. Du bleu-blues pétri de douceur alors que tu es entourée des tiens, au bleu enivré électrique pétillant de bulles de champagne à Noël, en passant par le bleu-thé infusé, quand la petite tête de Cassandre vient se lover dans ton cou. Effrontée un tantinet rebelle tu sembles, un verre de vin rouge à la main, espiègles, brillants comme deux billes de lapis-lazuli bien polis, tes yeux. Et ici, dessinés de khôl : princesse des mille et une nuits, déguisée tu es… Bleu-lagon, toi en maillot dans les eaux chaudes et cristallines des Seychelles. Toi seule qui nage au milieu d’une piscine en Grèce. Bleu-blanc sur fond bleu. Mare nostrum dans l’aurore aux doigts de rose. Toi debout, qui marche, qui danse, qui virevolte dans les bras de Fred, toi qui t’enfuis sur ta jolie bicyclette blanche, toi heureuse et toi, pas-à-pas, tu apparais un peu moins stable ; tu te tiens à la rambarde et tu restes droite. Tu décides, et cela est saisissant de clarté, que tu resterais debout malgré tout. Tu y veilles, jusqu’à ce que, te voilà assise dans ton fauteuil, malgré toi, le regard bleu-cerné. Te voilà inquiète. Le sourcil se fronce. Les montagnes derrière le lac se figent dans la glace et le froid. Comme tes pieds, tes genoux, tes cuisses, tes doigts… Bleus-vernis, les ongles de tes orteils, pour rire, tes pieds posés sur le marchepied de ton fauteuil électrique. Bleu-rose-mauve, les ciels d’Abadiânia au Brésil, et la chaleur qui revient dans ton regard et dans ton corps. Puis le froid à nouveau, tes yeux baignés de rire, baignés de peurs. Tout se mélange ensuite, toutes les photos tourbillonnent dans un temps qui ne suit plus aucune chronologie ni logique, un temps sans temps. Des âges sans âges. Un héritage d’images enregistrées dans mon disque doux, aujourd’hui et à jamais. J’ai caressé ta main, encore chaude. Tes yeux bleus-sémaphores… s’aima fort.

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Traumatisme(s)/

Je m’appelle Thomas. J’ai trente-quatre ans et je suis psychologue, spécialisé dans la petite enfance. Je travaille régulièrement avec les services sociaux et les associations, pour aider de jeunes réfugiés en souffrance. Voici l’histoire de Fayaz, six ans. Benjamin Lecouturier – Journaliste Photographie d’Augusto De Luca Polaroid (conservé à la Collection Internationale Polaroid aux États-Unis et au Musée de la Photographie de Charleroi en Belgique)

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F

ayaz est arrivé l’an dernier en France. Après un long, très long périple depuis Farsi, un village perché à 2 276 mètres d’altitude, il a franchi, comme un symbole, la frontière dans les Alpes. Arrivé frigorifié avec son oncle, sa mère et sa petite sœur, il a été orienté vers le centre d’accueil pour lequel j’interviens. La loi oblige les enfants étrangers à être scolarisés, et Fayaz s’est donc très vite retrouvé dans une classe. Avec son teint hâlé, sa petite bouille ronde, ses cheveux noirs de jais et ses grands yeux verts, il ne passait clairement pas inaperçu. Je me souviens que son oncle avait essayé de faire comprendre dans un anglais approximatif que le petit garçon ne parlait plus depuis leur arrivée sept mois auparavant où ils fuyaient la guerre et la désolation. Avant très bavard, il n’avait plus au fond de ses prunelles, cette étincelle de vie qui anime tous les enfants. Il paraissait éteint, semblait évoluer dans une réalité éthérée. Sa famille avait été décimée, victimes collatérales des bombardements de la coalition, des raids des talibans et d’autres factions. Vu d’ici, la géopolitique nous échappe, mais sur le terrain, elle s’applique de manière concrète et brutale. Fayaz a rapidement appris le français. Il l’écrivait assez mal, mais les progrès en vocabulaire étaient fulgurants, mais il ne décrochait toujours pas un mot. De centre d’intérêt numéro un pour ses camarades de classe, il avait rapidement été délaissé. Seule une, Sophie, avait continué un temps à lui proposer son goûter à la récréation et s’asseyait parfois en silence à ses côtés durant le quart d’heure dévolu au jeu. Elle aussi a fini par se lasser, peut-être plus par la pression exercée par ses camarades que d’une manière volontaire. Au bout de plusieurs semaines, l’école a fini par demander de l’aide au centre d’accueil, et c’est là que j’ai fait sa rencontre.

Dans ses représentations chaotiques, le ciel était toujours noir. Il continuait à dessiner les mêmes scènes avec application. Je m’en souviendrai toute ma vie. C’était dans le bureau de la directrice. Habillé de vêtements un peu trop grands pour lui, il semblait absent. Pourtant son air concentré m’a frappé d’entrée. Il était évident qu’il écoutait tout ce qu’il se disait, mais aussi qu’il comprenait une bonne partie des mots utilisés. On me parlait d’un enfant intelligent mais mutique, isolé, en retrait des autres et fuyant le contact humain, pleurant parfois sans raison apparente. Alors que l’on me montrait les nombreux dessins qu’il faisait pendant la classe, sa tête s’est redressée et il fixait les feuilles colorées dans mes mains. Colorées, c’est le mot, mais elles n’avaient rien de joyeuses. J’avais devant moi des scènes représentant systématiquement des personnages coupés en deux ou en plusieurs morceaux. Des pieds, des mains, des jambes et des têtes, le tout barbouillé de rouge. Dans ses représentations chaotiques, le ciel était toujours noir. Je voyais Fayaz une bonne heure chaque vendredi, à l’heure où les autres étaient déjà dans leurs familles, prêts pour le week-end. Il continuait inlassablement à dessiner les mêmes scènes avec application. Quand je lui parlais, il me regardait, puis replongeait dans son dessin. Je n’avais jusqu’ici jamais eu droit à un quelconque signe extérieur de communication, comme un hochement de tête, ou un mouvement de ses traits. Un jour, j’ai tenté un autre angle d’attaque. Je lui ai parlé de mon grand-père, qui a vécu la Seconde Guerre Mondiale dans la terreur. La faim, les morts, les bombes, les camarades affublés d’une étoile et qu’il n’a plus jamais vus un matin alors qu’il jouait encore aux billes avec eux la veille. Je tentai de faire comprendre à ce petit bonhomme aux grands yeux tristes que ce qui lui arrivait pouvait aussi arriver ailleurs. Qu’il n’était pas le seul condamné à porter ce lourd fardeau qu’est l’injustice de la vie. Quand j’ai eu fini ce grand exposé, un long silence s’est installé. Toujours appliqué à retranscrire par le dessin les terreurs sombres rodant dans son esprit, Fayaz, m’écoutait attentivement. Il a alors rebouché lentement son feutre noir, l’a posé délicatement en travers de la feuille et m’a regardé droit dans les yeux. Depuis le début de nos séances je lui demande ce qu’il dessine et Fayaz a alors prononcé, du haut de ses six ans, ces mots gravés à jamais en moi : « C’est mon histoire ».

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Le classeur de mon Arrière- Grand- Père/

Patiné par le temps, ce classeur qui appartenait jadis à mes arrière-grands-parents, trône aujourd’hui dans mon salon, en pièce d’antiquité. Hélène Vintraud – Conseillère artistique Photographie d’Augusto De Luca Polaroid (conservé à la Collection Internationale Polaroid aux États-Unis et au Musée de la Photographie de Charleroi en Belgique)

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I

l est drôle ce meuble, héritage familial muet et bavard à la fois. Je n’avais jamais pensé à l’« interroger » lorsqu’il était dans le bureau de mon père, enseveli sous un fatras de papiers… Je savais pourtant qu’il me plaisait et c’est pourquoi mon père avait prévu de me le donner. Il est pourtant bien plus qu’un bel ouvrage d’ébénisterie et d’ingéniosité, il est une mémoire vivante à lui seul, un vestige du passé avec tous ses tiroirs et les nombreux secrets qu’il a abrités. J’ouvre le sixième casier à droite : une étiquette avec le nom « Epstein » écrit soigneusement à l’encre de Chine. Ce simple nom me rappelle que coule dans mes veines du sang juif. Oui, du sang juif. J’ouvre la boite de Pandore : que cela signifie-t-il d’être Juif lorsque l’héritage si important dans cette culture a dû être avorté pour sauver sa peau du chaos de la Shoah ? Aujourd’hui, malgré mes efforts pour recueillir des informations auprès de ma si petite famille, je ne sais que peu de choses sur ces origines-là. Et pourtant, elles me collent à la peau comme une évidence. La puissance des mémoires familiales est en somme un héritage bien plus riche que des pièces d’or sonnantes et trébuchantes. On oublie parfois que les drames de l’Histoire traversent les époques et les âmes. La première fois que j’ai révélé mes origines à mon meilleur ami, j’étais émue. Il ne comprenait pas : « Pourquoi taire cette identité qui fait partie de toi ? ». Parce qu’il y a un temps, pas si lointain, mes ancêtres se sont tus, ont caché voire ont dénigré leurs origines et c’est grâce à ces langues si bien tenues que j’ai pu voir le jour. Encore maintenant, en écrivant ces quelques lignes, mes petites cellules frémissent d’émotion en pensant à l’énorme secret que je révèle, comme une lumière sortie de l’obscurité. La méfiance et la peur d’être rejeté ont été gravées au fer rouge dans nos cœurs, même plusieurs générations après. C’est donc cela ce qu’on appelle la « mémoire cellulaire », celle que nos cellules enregistre et qui se transmet de manière infinie. Je ne veux pas réduire l’héritage judaïque à celui de la peur. Je veux redonner vie à cette filiation de laquelle j’ai été coupée par l’esprit (et non par le sang). Rendre hommage à cette culture, c’est un peu reprendre la part de mon héritage avorté, cette partie de moi-même enfouie sous les peurs véhiculées par mes ancêtres et leurs souffrances… Le quatrième casier à gauche comporte l’inscription plus ordinaire « Factures » notée par mon père dans son écriture que je caractérise de « patte de mouche médicale ». Il peut sembler banal et ne mériterait peut-être pas de s’y attarder… Mais en réalité, mon père les conservait toutes depuis plusieurs décennies. Et seul un déménagement d’envergure nécessite d’aller fourrer le nez dans cet amoncellement de chiffres et de lettres. Savez-vous qu’en gardant toutes les factures d’une personne, on peut retracer une partie de sa vie ? Un véritable journal intime. Et parfois y découvrir des secrets bien gardés. Ce casier aura peut-être abrité « La » facture douloureuse d’un médecin datée de 1964, celle qui laisse les traces des actes interdits, avant d’être détruite par ma mère…

La boite de Pandore s’est ouverte, les maux se sont évadés, tout est juste et équilibré à présent. « Ce serait donc cela cette impression de ne pas toujours être à ma place, qu’un autre avant mon frère et moi, dans le ventre de Maman aurait pu voir le jour. Mais qu’au début d’une nuit d’automne, arraché à la vie par certains bistouris, il sera (en)terré dans son sang d’embryon. Et parce que tu(é) dans un secret inébranlable, il continuera à étouffer des cris de vie avortée, jusqu’à ce qu’un beau jour je le reconnaisse enfin par son nom. Par miracle, il cessera alors ses hurlements et son envie d’être à ma place… » Ce frère-là, je l’appellerai Philippe. Et comme le corps de la femme transmet tout (y compris la mort), juste après lui, un autre embryon s’extirpera seul du ventre de la mère, ce qu’on appelle plus communément une « fausse couche ». Ce dernier, je l’appellerai Louis. Philippe et Louis reprennent leur juste place dans notre famille. Et je prends la mienne. Voilà un autre héritage de sang et de fratrie qui m’a suivie comme mon ombre jusqu’à peu, caché pendant des années au fond de ce tiroir. La boite de Pandore s’est ouverte, les maux se sont évadés, tout est juste et équilibré à présent. J’ai vidé le classeur de tout son contenu. Seules demeurent quelques étiquettes d’époque qui rappellent que le temps a passé et que les transmissions se sont faites, consciemment ou inconsciemment. À moi de le remplir de nouveaux trésors de vie, et de classer (ou jeter) avec ordre et méthode les éléments du passé de mes ancêtres et leurs secrets pour vivre harmonieusement avec ce bel héritage, et d’en prendre la juste part qui me revient. Car au fond hériter, c’est savoir partager.

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La mère qui a donné la nuit/

Samuel Beckett aura reçu en dot la répétition d’un passé lointain. Celui d’une mère qui suscite la dépendance dans un dialogue imaginaire et vain avec elle. Le héros de Molloy la nomme ainsi : « Vous allez voir. Voilà que j’ai encore oublié son nom ». Jean-Paul Gavard-Perret – Écrivain & Critique Photographie d’Augusto De Luca Polaroid (conservé à la Collection Internationale Polaroid aux États-Unis et au Musée de la Photographie de Charleroi en Belgique)

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L

a phrase de Beckett à Charles Juliet : « Pour vous livrer le fond de mon effroi ; l’image de ma mère » exprime ce dont il a hérité, l’empêchement. Il vient de très loin, lié à cette mère qui le poursuit comme il la poursuit. Il se sent consumé par elle et l’œuvre devient cet espace d’errance et de dépendance. À l’image de son narrateur, Beckett poursuit le recouvrement d’un étrange héritage : le doute existentiel. Évoqué par L’Innommable et rappelé périodiquement dans son œuvre en guise de gain à une hypothèse des plus douteuses quant à la possibilité de l’existence d’une mère aimée, haïe, objet d’incantations provocatrices et de profanations expiatoires. Le fils à la fois indigne mais indigné par une naissance ratée refuse de devenir ou de rester ce qu’elle veut qu’il soit : un bon chrétien. Choquée par les livres de son fils, elle sera satisfaite, ou rassurée, de leur publication loin de l’Irlande. Beckett multiplie la vision grotesque, dérisoire et horrible de la naissance. L’être est mis au monde « loin de tout… au troudit… père mère fantômes… pas trace… lui filé… […] elle pareille… ». Le narrateur évoque la conception dans des termes terribles et sardoniques mais la scène sexuelle proprement dite, comme toujours chez Beckett, est évacuée, comme la lumière s’éteint, de manière symptomatique, au moment où tout aurait dû commencer. Tous les textes de l’auteur marquent la dépossession de soi héritée de cette naissance impossible. Le jour où tout aurait dû commencer quelqu’un d’autre naquit. Dans Pour finir encore et autres foirades, la formule : « ce fut lui j’étais dedans » le rappelle. Cette épreuve poussera Beckett à une thérapie entreprise entre 1933 et 1935 avec Wilfred Bion. Elle demeurera un échec. Néanmoins Beckett fait émerger de sa conscience ce qu’il sent confusément très tôt et qu’il précise plus tard à Charles Juliet : la sensation d’absence de corps autonome et le sentiment de dépendance tout juste susceptibles de lui permettre d’organiser, aveuglément, des contraintes et des défenses sans effets au moment où le corps vaque en la seule répétition d’un passé lointain écho de l’image d’une mère qui suscite la dépendance dans un dialogue imaginaire et vain avec elle.

Il faut des formes pour outrepasser cette prison ; les fissures de la mort, l’extinction de la lumière. Pour tout viatique Beckett n’aura hérité que de l’ombre de lui-même. La forme matricielle n’est plus celle qui donne la vie mais qui est prête à engloutir d’où ce désir fantasmé de la mise à mort désirée et toutefois intolérable : celle de la mère originaire. Une mère qui laisse son enfant ainsi que le prophétise Hamm dans Fin de partie : « Tu seras assis quelque part, petit plein perdu dans le vide, pour toujours dans le noir ». Dès lors la position de Beckett ne fut plus une position de maîtrise existentielle. Mais l’œuvre s’en nourrit en se fondant sur l’invincibilité d’une crise qui frappe le moi à l’origine, et trouve progressivement sa traduction dans un paradoxal effacement et dans une crise de la signification. Ils débouchent au moment des œuvres dernières, sur l’aveuglement, le silence et le renoncement et, aussi, sur cette musique paradoxale qui demeure le point de rupture et d’apogée de ce corpus d’exception. L’héritage de Beckett reste donc cette femme qui « m’a donné la nuit » et l’a voué à l’errance. Dans Comment c’est, elle est décrite plus précisément en une évocation qui n’est pas sans rappeler une des rares photographies que l’on connaisse de Beckett enfant. De rapports maternels inextricables, de cet héritage premier paradoxal naît cependant une œuvre exceptionnelle où l’auteur est arrivé devant l’extrême par ce qu’il a commencé par l’impossible et qu’il n’en a pas bougé. La mort de la génitrice n’y aura rien changé. Rien ou pas grand chose. Après sa mort s’il ne se rend plus chez elle, il se rend toujours à elle. L’enfant n’aura pu sortir de ce « troudit » signifiant « pas moi ». Mais, comme le rappelle Pierre Chabert, l’héritage de cette mère est dual : « sans doute Beckett en veut-il à sa mère, mais peut-être sait-il qu’elle le réveille de quelque chose et à quelque chose, à un travail de résistance ». Elle le révèle, le creuse et le bouscule. Il faut des formes pour outrepasser cette prison ; les fissures de la mort, l’extinction de la lumière. Face à quelque chose qui ouvre et n’ouvre pas, ou qui s’ouvre et se referme, jaillit ce qui n’est pas seulement la béance d’un abîme – où il n’y aurait qu’à glisser – mais un enfoncement impossible dans ce qui représente pourtant une chute libre que l’œuvre magnifie.

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Réf léchir


305 secondes – mars 2010 Š Jadikan.


Madame Bovary réalisé par Vincente Minnelli (1949) © Metro-Goldwyn-Mayer.

Entre transmission et régression/ « Le cinéma est un cimetière vivant » a dit Alain Resnais. C’est à la fois un monde déjà disparu alors qu’il est à peine né. C’est un art qui, de nos jours, dans nos esprits et nos mémoires, est bien l’héritier de tous les autres arts. Alain Laplante – Cinéphile 20


~ cinéma ~

L

e cinéma est le plus jeune des arts, le septième, puisque né tout juste à la fin du XIXe siècle. Cependant, son statut est celui d’un art en perpétuel recommencement. Et même s’il puise dans l’apport de ses arts aînés, polymorphe et baroque, il doit sa survie à un renouvellement infini.

sexe et de la quête par exemple) qui l’intéresse. Les tableaux de Rembrandt tels La ronde de nuit (1642) ou de Goya El tres de mayo (1808) sont utilisés par le cinéaste pour composer sa propre œuvre. On ne peut passer par ailleurs sous silence l’œuvre remarquable d’Henri-Georges Clouzot Le Mystère Picasso réalisée en 1955 qui sublime non pas l’artiste au travail mais la création elle-même. Tout se mélange : la couleur et le noir et blanc pour nous révéler une œuvre en construction et le spectateur rejoint alors ces quelques mots d’Henri-Georges Clouzot qui commentait son film : « On donnerait cher pour savoir ce qu’il s’est passé dans la tête de Rimbaud pendant qu’il écrivait Le bateau ivre ».

Un héritage, des emprunts et une influence. Akira Kurosawa a dit : « Le cinéma ressemble tellement aux autres arts, il y a des caractéristiques éminemment littéraires, il y a aussi des caractéristiques théâtrales, un aspect philosophique, des attributs empruntés à la peinture, à la sculpture, à la musique. » Bien entendu, tout aujourd’hui nous montre que l’art cinématographique est l’héritier naturel de la peinture et de la photographie. Ce sont bien les frères Lumière qui ont commercialisé des plaques photographiques instantanées puis des plaques autochromes et qui sont à l’origine du cinématographe.

L’art pictural a beaucoup influencé les premiers cinéastes et les rapprochements dans les techniques, la représentation et l’esthétique sont nombreux. Ainsi certains tableaux du courant pictural expressionniste se retrouvent dans le courant cinématographique du même nom. C’est le cas de certaines images du film allemand de Murnau intitulé L’aurore (1927) qui reprennent en l’amplifiant le thème de la peur contenu Le Mystère Picasso réalisé par Henri-Georges Clouzot (1955) © Gaumont. dans le fameux tableau d’Edvard Munch intitulé Le Cri (1910). Mais on ne peut oublier également que les peintres impres- Enfin, l’écriture cinématographique emprunte énormément sionnistes ont été fortement influencés par la naissance de la à la littérature et en particulier au roman. Combien d’œuvres photographie ; si Claude Monet ou Auguste Renoir ont déci- littéraires écrites ont été adaptées au cinéma en les restidé de peindre directement en milieu naturel, c’est parce que tuant dans leur originalité et leur force créatrice, en les réinla photographie avait déjà donné lieu à des représentations ventant et en se les appropriant. Il nous faut citer au moins de paysages en pleine liberté. Et là, il nous faut évoquer natu- Madame Bovary de Gustave Flaubert, roman souvent qualifié rellement la filiation entre Auguste Renoir et son fils Jean et de « proto-cinématographique » par ses nombreux appels à indiquer que leurs œuvres sont en adéquation parfaite avec la vue, par la précision de ses descriptions, par sa tendance ce que l’héritage de la peinture et du cinéma peut représen- à montrer plutôt qu’à raconter et surtout pour son usage des ter de mieux. Ainsi on peut mettre en évidence le rapproche- techniques qui seraient exploitées par la suite par le cinéma. ment des tableaux du peintre tels La balançoire (1876) ou Les Bien entendu ce qui intéresse le critique ici c’est l’écart qui canotiers à Chatou (1879) existe entre l’œuvre littéavec le film emblématique raire et cinématogradu cinéaste Une partie Transmettre bien plus qu’une forme phique qui va créer une de campagne (tourné en œuvre originale. Si l’adap1936). Ici tout rappelle les de caractère, une volonté de prolonger tation qu’en a faite Claude Chabrol en 1991 reste la toiles du maître : les robes, version la plus proche du les balançoires, les haies une vision du monde pour l’avenir. roman, celle de Vincente fleuries, les maillots rayés Minnelli est remarquable ou les canotiers comme une connivence entre père et fils. Cependant, on peut dire puisqu’elle s’en éloigne en encadrant l’histoire d’Emma dans inversement que l’influence du cinéma s’exerce sur la pein- celle du procès de Flaubert. Le cinéma ici prend toute sa ture et l’on peut remarquer dans bon nombre de tableaux force, puise en particulier dans la littérature son originalité. d’Andy Warhol, véritable portraitiste de la peinture, les Il la dépasse même parfois lorsqu’il nous propose une œuvre incroyables portraits de Marylin Monroe ou Elizabeth Taylor, différente et riche qui va ouvrir l’imagination du spectateur stars du cinéma américain. et lui proposer des clés à une compréhension nouvelle de l’œuvre littéraire. Les rapports entre le cinéma et la peinture sont aussi nettement abordés dans des films qui traitent justement de la L’art de la transmission. difficulté de la création entre le cinéaste et son œuvre. C’est ainsi que Jean-Luc Godard nous montre dans son film Passion Le cinéma reste l’héritier de tous ces autres arts, mais il a sa (1982) tout le travail des rapports entre les deux arts. Ici c’est propre esthétique, ses codes et les images qu’il offre nous la lumière, le sujet, la composition, la métaphore (celle du parlent aussi de transmission. Le cinéma est un art militant 21


qui dénonce mais qui nous laisse aussi en héritage des valeurs que nous reconnaissons telles que l’entraide ou l’altruisme si peu présentes dans notre société individualiste contemporaine. L’un des exemples les plus probants de ces dernières décennies reste le film de Jean-Pierre Jeunet Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001) qui prône l’amour du prochain, la différence comme une force et brise cette solitude humaine qui envahit notre vie. En cela le cinéma participe et parfois même anticipe l’évolution des mœurs. C’est le cas de valeurs comme la liberté individuelle, la réussite sociale, la liberté de penser et d’agir, l’égalité entre les individus ou encore l’émancipation de la femme. Il y aurait bien entendu de nombreux films à citer pour illustrer cette dernière valeur. All about Eve (1950) de Joseph L. Mankiewicz nous montre le triomphe de son personnage sur la société huppée américaine. D’ailleurs le réalisateur dit à son propos : « C’est une carrière que toutes les femmes ont en commun […] : être une femme ». Par ailleurs, Et Dieu… créa la femme (1956) de Roger Vadim fit de Brigitte Bardot le chantre de la libération féminine. Le film marqua d’ailleurs à sa manière un point de rupture dans l’histoire du cinéma français. Il inspira en son temps les cinéastes de la Nouvelle Vague et leur transmit cet air de liberté dépourvu de toutes règles. Saint-Exupéry écrivait : « Il est important de sauver l’héritage spirituel ».

subversif. Le tout premier exemple de censure au cinéma intervient en 1909 autour de la sortie par la société Pathé du film de l’exécution capitale des frères Pollet (la quadruple décapitation de Béthune). La presse alors s’enflamme et le film ne pourra être montré. Le cinématographe dépasse le tabou et devient alors un art sulfureux Il est certain que depuis le début du siècle, il s’est révélé comme l’un des arts les plus transgressifs. En même temps la censure officielle, toujours aux aguets, qui durant des décennies a coupé la pellicule, interdit les sorties, s’est transformée d’une manière beaucoup plus sournoise en passant d’une interdiction totale des films à une interdiction aux mineurs de moins de dix-huit ans (ou seize ans). C’est alors que le cinéma a entamé une course folle entre son désir de liberté et les lois liberticides successives. Cet héritage conflictuel du transgressif et de la censure s’est développé et a pris jusqu’à nos jours des chemins différents. Cependant, le cinéma a toujours joué habilement avec la censure et l’on peut dire aujourd’hui que les films d’auteurs souvent sulfureux par tradition poursuivent leur travail de transmission et d’exploration dans des domaines qui flirtent avec les tabous. C’est le cas avec la religion, la politique ou le sexe. Il y a quelques décennies des œuvres magistrales telles que Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (1966) de Jacques Rivette jugée blasphématoire ou L’empire des sens (1976) de Nagisa Ōshima classé pornographique ont été interdites puis reconnues comme des films incontournables. À travers ces deux films, le cinéma transgresse les tabous, poursuit une tradition et un héritage qui sont ceux de l’ouverture à la modernité, tout en puisant son inspiration dans la littérature ou la société. Le film de Nagisa Ōshima ne fait-il pas que magnifier, par la beauté des compositions et des lumières, les estampes érotiques japonaises traditionnelles ? Cette tradition s’est poursuivie également dans le cinéma français en montrant à l’écran ces dernières années des scènes de sexe non simulées avec La vie d’Adèle (2013) d’Abdellatif Kechiche qui est d’abord sorti avec une interdiction aux mineurs de moins de douze ans. On s’aperçoit néanmoins que le retour à un ordre moral refait surface quand on voit des associations catholiques, telle l’association Promouvoir, qui montent au créneau pour faire interdire la sortie du film par la justice. Que pouvons-nous faire alors, nous qui sommes des spectateurs attentifs face à cette emprise régressive de mouvements totalitaires ? D’abord et avant tout aller au cinéma, passer outre, se battre pour que vive un cinéma toujours nouveau, différent, qui fasse avancer notre pensée et nos mentalités, qui invite à élargir nos points de vue et nos positions. Un cinéma qui milite et nous engage.

Avant que j’oublie réalisé par Jacques Nolot (2007) © Strand Releasing.

Le cinéma exprime également avec force cette notion de transmission. Celle par exemple des morts et des vivants. C’est le cas du film de Jacques Nolot Avant que j’oublie (2007) qui met en scène Pierre (Nolot) et son compagnon décédé Serge (Toutoune) et cela se double ici, d’un autre côté, d’un héritage financier puisqu’il s’agit d’une fortune espérée par une certaine famille engoncée dans les convenances sociales. On peut également élargir cette notion de « films de famille » avec des cinéastes tels que Philippe Garrel ou François Truffaut qui mettent en scène et dirigent soit leur propre fils, c’est le cas de Philippe et Louis Garrel, ou le font par le truchement de leur double incarné par un acteur qui devient le fils spirituel du cinéaste comme chez François Truffaut et JeanPierre Léaud. Il s’agit là de transmettre bien plus qu’une forme de caractère, surtout une volonté de prolonger au-delà de soi une vision du monde pour l’avenir, de l’inscrire une fois pour toute comme un héritage acquis que chacun d’entre nous, spectateur, pourra s’approprier.

Le septième art laissera forcément des traces indélébiles sur nos consciences de spectateurs. Son héritage est immense. D’abord parce que les œuvres qu’il a produites sont considérables mais surtout parce qu’il a révolutionné notre façon de penser. Il a influencé notre façon de voir le monde, il nous a guidés, nous a transmis des valeurs que nous revendiquons aujourd’hui encore. Le cinéma nous est devenu indispensable un peu comme le serait un membre de notre famille que nous chérissons.

L’héritage de la transgression et du tabou. Le cinéma dit de « patrimoine » a parfois aujourd’hui cette image d’un cinéma d’autrefois, poussiéreux et suranné. Il n’en est rien ; il est plutôt hétéroclite, intemporel et souvent 22



Émile Zola et ses enfants (1902) © Collection Puaux-Bruneau.

Don de soi ou la vicieuse générosité parentale/ En ce temps de crise Halliday, il est bon de se questionner sur l’héritage parental : puisque l’or n’est pas pérenne, puisque l’argent nous échappe, que nous lèguent réellement nos parents ? De Zola à Freud, la réponse est simple : des vices, des vices, des vices. Laure-Hélène Tron-Ymonet – Doctorante en Lettres Modernes 24


~ littérature ~

E

t quelqu’un de dire : « Ha bah merci papa maman ». La phrase serait lâchée au détour d’une conversation profonde et sérieuse, légère et sémillante. Ce qui importe en elle, ce n’est pas tant sa signification que le geste qui l’accompagnerait alors : haussement de sourcil, sourire en coin, affaissement d’épaules. Le tort est révélé, la faute reconnue et les coupables nommés.

le grand élan positiviste qui le tient et sa ferme croyance dans le progrès, rien de bon ne semble naturel. Les parents vont en effet offrir une panoplie de vices à leurs enfants. Allons plus loin en disant que la vertu n’aurait pas grand-chose à voir avec nos géniteurs : l’honnêteté, la bonté, la candeur seraient des hapax quasi inexplicables, des failles dans la mécanique. L’homme, en effet, est synonyme du Mal et la littérature est là pour le dire. Zola, en bon naturaliste, prétendait à une totale Nous voici pris au piège d’une topique de la reconnaissance objectivité, pourquoi ne pas le croire un instant et penser identitaire où les parents, cette présence toujours absente en que si l’homme avait été bon, il l’aurait peint comme tel ? nous, seraient à la fois cause et conséquence de nos actes, de Tout étant que si l’on poursuit la lecture de la préface, on y nos traits les plus sombres. En effet, dès lors que nous nous trouve une nouvelle logique de la pensée héréditaire qui mettons à penser à nous-mêmes, ils – cette entité à la fois vient se surimprimer à la première : « Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me duelle et profondément propose d’étudier, a pour scindée – constituent une caractéristique le débordesorte de point de retour, une La naissance de nos vices aurait ment des appétits, le large origine à creuser, à retrousoulèvement de notre âge, ver. Toute déviance attesainsi la même origine que qui se rue aux jouissances. tée par notre conscience Physiologiquement, ils y figure potentiellement. la naissance de notre corps. sontla lente succession L’héritage parental est, des accidents nerveux depuis l’avènement de la psychanalyse, moins à chercher dans le matériel – qu’ont et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d’une encore à nous léguer nos parents, si ce n’est un vieux télé- première lésion organique […] ». phone portable vainqueur de l’obsolescence programmée, une souris de PC sous Windows 95 ou encore un bijou solide, L’hérédité devient signe d’une transmission des tares entre immettable que l’on cachera au fond d’un tiroir ? – que dans les générations. Et Zola d’aller plus loin en promulguant le psychique, l’inconscient, le ça dominant. L’homme est ainsi l’existence d’une fêlure originelle, pas si éloignée de nous. Ce déculpabilisé dans ses erreurs, dans sa perte du droit chemin, premier parmi les premiers vices se donnerait à lire ensuite comme une sorte d’écho propagé dans les corps des enfants dans ses vicissitudes. devenus parents à leur tour. Dans le premier tome, La Fortune La naissance de nos vices aurait ainsi la même origine que la des Rougon, Antoine Macquart, fils d’Adélaïde (la grande fêlée naissance de notre corps. Nos parents nous fourniraient d’un originelle) et de « Macquart » développe un certain goût pour même coup la vie et tout un lot de perversions psychiques, l’alcool qu’il consomme à outrance et à crédit dans les cafés de pathologies, cliniques que nous retrouvons, retraçons, déve- Plassans. Avec une certaine Fine, ils engendrent trois enfants loppons. L’appréhension de cette déviance est directement dont Gervaise. Celle-ci, dès son apparition dans l’histoire, est héritière de la pensée psychanalytique telle que Freud la met le témoin vivant des ravages de l’hérédité : en effet, elle « était en place à la fin du XIXe siècle. Pourtant, l’idée n’est pas neuve bancale de naissance. Conçue dans l’ivresse, sans doute, et se trouve d’abord à lire, à s’imaginer avant que d’être pensée. pendant une de ces nuits honteuses où les époux s’assommaient, elle avait la cuisse droite déviée et amaigrie, étrange reproduction héréditaire des brutalités que sa mère avait eu Le don physiologique : Zola en docteur des vices. à endurer dans une heure de lutte et de saoulerie furieuse ». Si Zola n’est pas le premier à parler du vice et de ses origines, il est du moins le premier à en faire un principe de composi- La petite, quelque peu ravagée par les excès familiaux, est tion. Les Rougon-Macquart constituent en effet la plus grande rapidement mise au régime commun, sirotant chaque soir saga du legs qui existe, le terme d’« hérédité », formulé dès la un peu plus longtemps des verres de Suze afin d’oublier son malheur. Son goût immodéré pour cette douceur éthylique préface, recelant cette logique du don parental. est immédiatement renvoyé aux vices parentaux : c’est bien « Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe parce que ceux-ci boivent qu’elle-même le fait et cette réalité d’êtres, se comporte dans une société, en s’épanouissant pour dépend moins d’une vision sociologique que physiologique donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au de la société puisque la tare est développée justement au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que moment même de sa conception. Le mal, ici incarné dans l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité l’alcool, est un vice avant tout héréditaire. Il se donne même physiquement à lire, Gervaise accumulant les marques de la a ses lois, comme la pesanteur ». souillure sur son corps. S’en suivra une histoire tragique, sur Dans cet extrait, Zola formule la pensée d’une continuité fond de bar parisien, un certain Assommoir. fondamentale entre les êtres et a fortiori entre les êtres d’une même famille. Tout se transmettrait par le sang, fluide vital Le cas de Gervaise, multiplié et décliné à l’extrême dans la qui constituerait une sorte de vecteur des choses cachées. saga, peut servir à ce titre d’exemplum : chez Zola, les parents Tout ? Non, puisque nous sommes chez Zola et que, malgré ne cessent d’offrir à leurs enfants des vices qu’ils ne peuvent 25


contrôler ni corriger. Et c’est justement le point d’achoppement des principaux critiques de l’œuvre zolienne : rien ni personne ne peut être sauvé. Le vice transmis via le sang n’est pas l’occasion d’une réflexion mais bien d’une démonstration, aucun des protagonistes ne pouvant échapper à sa déviance. Mais de telles remarques naissent bien a posteriori de ces romans dans une période marquée par l’avènement de la pensée psychanalytique qui va, elle, trouver une solution à ce manquement. Le vice reste héréditaire mais change d’échelle, passant du corps à l’âme.

la pérennité d’une telle pensée ne pouvant se faire qu’à l’aune de modalisations. Toutefois, ce schéma trouve encore une certaine résonance dans nos esprits contemporains. Dans la série Big Little Lies de David E. Kelley sortie en 2017, on expliquera le comportement malsain d’un des jumeaux de Nicole Kidman par son habitude à voir ses parents commencer tout acte sexuel par une séance de lutte violente et acharnée. L’enfant, tout comme le violeur, porte le stigmate psychique des passions parentales. Le film La Mise à mort du cerf sacré de Yórgos Lánthimos propose lui aussi une lecture freudienne des vices adolescents. On y retrouve Nicole Kidman – mère indigne – en infirmière mariée à Colin Farrell, neurologue. Afin de lancer leurs ébats, le couple a mis en place une sorte de scénario morbide : la femme s’allonge et fait « comme si elle était sous anesthésie ». La scène, gênante au premier abord, devient cocasse lorsque la fille du couple, âgée d’une quinzaine d’années, tente la même technique pour persuader son petit ami de coucher avec elle. Le spectateur, cette foisci, s’amuse de la référence, renvoyant immédiatement cette parfaite illustration du lien privilégié qu’entretiennent mort et amour, Éros et Thanatos, aux pratiques parentales. Le vice de la jeune fille est ici tout à fait involontaire et extra-physiologique : l’acte n’est pas tant ancré dans ses gènes que dans son appréhension d’une pratique nouvelle via le schéma parental, observé en secret, étudié en rêves.

La psychanalyse ou la rancune parentale. La pensée de Freud ne développe pas une croyance en des lois purement héréditaires : les vices sont moins transmis par la physiologie que par un travail involontaire de la psyché. Celleci opèrerait un retour permanent vers nos origines et déterminerait nos comportements en fonction d’un legs parental plus inconscient que chez Zola.

Si l’élan zolien condamnait tous les personnages, le rôle de la psychanalyse va être de tenter une sorte de sauvetage psycho-pathologique. En faisant rejaillir cette ultra-présence parentale, elle cherche à mettre au jour nombre de nos vices inconscients et à éclairer des déviances dont le rôle est simplement de nous lier profondément à nos géniteurs plus qu’à exprimer notre identité propre. L’émancipation des comportements parentaux passe par une réévaluation de soi, de notre conscience, de notre vertu possible. Sigmund Freud avec ses petits-enfants (vers 1923) © Fondation privée Sigmund Freud.

La pensée freudienne a bien sûr largement été remise en question aux cours des années qui ont suivi sa théorisation. Reste que le mérite de Freud est celui d’avoir transmis la possibilité d’une pensée de soi hors du champ purement humaniste. Explorer sa vie devient un acte médical pleinement bénéfique. Mais nos pauvres parents. Devons-nous les condamner à perpétuité pour nous avoir transmis, par le sang et par les sens, vices et déviances ? D’autres de crier que tout ce package ne vient que d’une contestation, justement, de l’héritage potentiel. Oui mais, encore une fois, n’est-il pas toujours question de legs ? S’inscrire contre ses parents, c’est bien encore et toujours s’y référer. Que faire alors ? Jouer sans cesse de cela ou imposer sa personne comme objet tout à fait unique, sans passé mais avec futur ?

La psychanalyse cherche à dérouler l’inconscient qui englobe, par définition, tout ce qui, contenus ou processus, échappe au sujet. Elle est définie comme la pensée du négatif : en effet, il y aurait des choses dont on n’aurait pas l’intuition, un envers obscur caractérisé par le manque et l’inconnu que l’on nomme inconscient. Tout le travail psychanalytique va être alors de faire parler cet inconscient. Cet acte est fondamentalement construit sur un mouvement de retour : retour sur les rêves, sur les blessures, sur les expériences, etc. Quoi de plus étonnant alors que cette opération conduise régulièrement à une appréhension du cadre familial ? Celui-ci constitue en effet, une espèce d’origine chronologique, les parents devenant alors les premiers créateurs de vice, non pas tant dans l’analogie (comme chez Zola), que dans la création de traumatismes qu’il va s’agir désormais d’énoncer et de soigner. Un violeur ne sera finalement que le reproducteur d’un schéma parental vicié, portant à l’excès la pratique de soumission de la femme. Son vice n’est que l’aboutissement d’une asymptote comportementale. Une telle affirmation a bien sûr ses défauts,

Quoiqu’il en soit, prenons soin de nos vices, ils sont ce qui nous rattache à une histoire ancienne et nous font partir à la recherche d’une transcendance en attente de reconnaissance, à jamais nôtre.

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Le Massacre des Innocents par Paul Rubens, peinture sur bois, 142 cm x 182 cm (1611-1612) © Musée des Beaux-Arts de l’Ontario, Toronto, Canada.

L’écho du passé/ Chacun est façonné, influencé, modelé par son passé, avançant tant bien que mal sur les marches escarpées du futur. Patchwork d’images, de souvenirs, de sons et d’odeurs, notre être entier n’est que façonnage et ballotage au gré des rencontres, des amis et de la famille. De cette dernière on en hérite des traits, le rire parfois mais aussi du savoir, des biens. Emma Nübel – Étudiante en Histoire de l’Art 28


~ arts visuels ~

H

L’héritage comme point d’ancrage.

éritage rime avec empaquetage, griffage, vieil âge mais également mirage. Acte délibéré de succession, il fait partie de nous en tant qu’il représente le passé. Celui de nos grands-parents, parents, famille proche ; tous ces souvenirs sont figés en plein vol, déposés à nos pieds, attendant docilement qu’on s’occupe de leur sort. Ils s’immiscent par le biais des photos, des carnets, des objets dans notre identité, s’amoncelant sur notre propre pile de réminiscences brisées et incomplètes. Nous ne sommes que des pions sur cette longue temporalité continue, amassant au fur et à mesure des morceaux du passé, préparant des bris pour le futur. On ne peut ignorer le passé, il nous compose, nous contraint, nous construit et nous éduque.

Parfois cet héritage devient tangible, palpable et n’est pas seulement un acte conscient de succession. Les bribes de souvenirs se transforment en objets matériels avec lesquels l’artiste peut jouer, imaginer, créer. Les techniques et les savoirs ne deviennent pas la transmission essentielle, l’artiste ne se coule pas dans un moule connu mais utilise des supports comme tremplin vers ses propres souvenirs, parfois fantasmés, souvent recomposés. Cet héritage se joue d’un détournement du passé, d’un remaniement par l’appropriation tiraillant le réel et le fictif. Enrobés de mots, de couleurs, on nous fourgue dans les mains des morceaux figés du passé dont on ne sait pas forcément que faire. L’art doit-il alors n’être qu’un moyen de se mettre à distance de cet héritage, de se protéger des effluves enivrants de la nostalgie ?

Mais qu’en est-il de la création ; de la littérature ou de l’art ? Eux aussi sont-ils seulement le reflet d’influences, de rejets ou d’assimilations de choses passées et présentes ? Il serait naïf de penser qu’aujourd’hui, et même depuis longtemps, une création ex nihilo est réalisable. Le monde nous modèle, nous héritons consciemment et délibérément, ou non d’ailleurs, de ce que l’on nous laisse. Quels sillons déjà creusés peut-on emprunter pour créer ? En art ; que signifie hériter ?

Quand héritage rime avec apprentissage. Hériter sous-tend l’idée d’un acte conscient et voulu de transmission de biens ; c’est quelque chose que l’on reçoit des générations précédentes. Il va alors de soi de penser aux ateliers d’artistes et notamment ceux du Moyen-Âge (où l’on parle plutôt d’artisans) et ceux de l’époque moderne (du XVe au XVIIIe siècle). Transmissions de savoirs, de techniques, de motifs, ces endroits étaient le lieu d’une effervescence bouillonnante où justement le but principal était de léguer, de son vivant, un petit fragment de soi-même. La proximité était parfois si grande que quelquefois les maîtres signaient de Sans titre, de la série Dads (2014) © Camille Lévêque. leur nom les productions de leurs élèves, comme Rubens, par exemple, qui s’occupait simplement des dessins préparatoires À l’instar de Camille Lévêque dans sa série Dads, le passé se et des retouches. Il devient alors difficile de connaître l’auteur mue au gré des souvenirs. Cette artiste reprend des photoréel, l’héritage se plaçant dans une transmission de savoirs. graphies anciennes, marquées par le temps, griffées par les L’héritage est ainsi limpide, la transmission de biens est non évènements. Point de départ de réminiscences remodelées, matérielle, à proprement parler, mais culturelle. Les connais- ces photographies sont pourtant angoissantes. Dans chacune sances se propagent de génération en génération, le nouveau d’entre elle la tête de la figure paternelle a disparu, évanoui faisant écho à l’ancien. La tout simplement. Le poids ligne est droite, cet apprendu passé, de l’absence, L’art est inévitablement fabriqué tissage va de soi, il y a peu plane au-dessus de ces de sorties des chemins images pourtant colorées de fragments du passé que ce soit tracés puisque l’on s’emet pleines de vie. On hérite pare de ce savoir légué. du passé de notre famille, d’assimilations ou de rejets. La culture se construit, la nos parents, de leurs peurs, temporalité s’agrandit et leurs tourments, leurs vies chaque œuvre n’est qu’une inconnues et pourtant pierre ajoutée à l’édifice ; un livre neuf rangé dans une biblio- perceptibles par-ci, par-là. L’artiste décide de s’emparer de ce thèque où chacun pourrait venir puiser son inspiration. Mais patrimoine personnel, l’empoignant à pleines mains pour le hériter signifie également s’inspirer et n’est bien évidemment montrer sous une autre forme. Est-ce un héritage en quelque pas seulement synonyme de techniques et savoirs ensei- sorte forcé ? Appropriation ne signifie pas forcément transmisgnés et recopiés. Sinon, l’art actuel ne serait pas tel qu’il est sion des générations précédentes. Nombreux sont les artistes aujourd’hui, plein de contrastes et de ruptures en comparai- à modeler leur passé, à jouer avec ces fragments tangibles de son à l’art d’avant. La sortie des sentiers battus est nécessaire choses qui ont disparu. Car comment ignorer son passé ? Faire pour avancer, la simple répétition de connaissances n’est pas table rase est impossible, le temps terminé se rejoue toujours envisageable et ne serait pas un héritage. en notre être, parfois sans bruit, souvent avec fracas. 29


L’héritage voue-t-il à un éternel recyclage ?

temps, caché derrière l’idéalisme des souvenirs, le temps qui passe et les choses qui s’évaporent. Duchamp, par exemple, avec son œuvre LHOOQ qui représente la fameuse Joconde dotée d’une moustache et où ce titre se retrouve dans la bordure inférieure, questionne quant à la reprise, aux créations artistiques précédentes. L’héritage n’est-ce pas qu’un remodelage avec de nouveaux codes sociaux, artistiques et culturels ? Nouvelles attentes et nouvelles règles modifient l’art, sa réception et perception bien évidemment. Le tableau ne peut être vierge, l’artiste construit en s’appuyant sur les pierres déjà posées.

Comment créer quelque chose d’absolument nouveau ? Cela paraît impossible dans les traces laissées par les générations précédentes qui sont si présentes, presque palpables. Comment avancer alors sur ce chemin tortueux peuplé au fil de l’avancement de plus en plus d’œuvres et d’idées ? D’où jaillit l’inspiration, empreinte de sa singularité et de sa personnalité ? Aujourd’hui l’artiste n’a d’autre choix que de s’appuyer sur ces échelons déjà gravis, de suivre des chemins déjà débroussaillés ou bien de pousser vigoureusement certaines portes entrouvertes. Si rien n’est entièrement neuf, n’est-ce pas qu’un recyclage artistique ? Les thèmes sont limités, les idées puisent forcément leurs racines, inconsciemment ou non, dans des choses vues, entendues, explorées. Bien évidemment pour arriver où l’on en est aujourd’hui, des ruptures sont survenues, jaillissant de ces chemins tracés. Mais ces changements ont entrainé dans leur éboulement de nouvelles choses qui peu à peu se sont stabilisées, créant alors une nouvelle tradition artistique. Ces déchirements qui entrebâillent la fragilité de la création, au fil du temps et des suiveurs deviennent la tradition jusqu’au prochain tremblement. Rembrandt avec sa technique épaisse au couteau, Manet et l’impressionnisme, Duchamp avec ses ready-made, Dan Flavin et ses néons ou récemment Koons et ses sculptures kitsch, pour n’en citer que quelques-uns ; tous sont à l’origine d’une fracture. Détonants comme une explosion, ils font pourtant partie de notre histoire de l’art et s’installent au bout d’un certain temps avec les autres pierres de l’édifice, renforçant ce socle duquel on s’élance. La nouveauté rebondit contre les murs de la tradition comme un écho dont la fin rime avec acceptation.

Bien évidemment aux yeux des artistes leurs tableaux sont originaux, neufs, mais les racines profondes viennent souvent de loin, les reprises sont souvent inconscientes. Cela ne signifie pas que les œuvres ne sont pas uniques, elles ne sont simplement pas produites ex nihilo. Même la chose la plus innovante s’appuie sur l’escalier de la tradition pour grandir en contradiction ou assimilation. Les fragments de l’inspiration s’éparpillent autour des œuvres, attrapés par les artistes, intégrés consciemment ou non dans leur répertoire artistique. L’héritage n’est-il pas tout simplement une réaction à ce que l’on reçoit, à ce que l’on a pu voir ; un choix dans ce que l’on veut faire vivre du passé ? Quels fragments saisir pour les assembler dans son identité ? Mais ce mouvement est imperceptible, les remous de cette vague sont invisibles. Ainsi, l’art est inévitablement fabriqué de fragments du passé que ce soit de réactions, d’assimilations ou de rejets. Mais maintenant cet art actuel – où souvent les mots posés dessus par la critique ou encore les essais semblent plus importants que l’œuvre en elle-même – va-t-il réellement s’insinuer dans les créations des artistes de demain ? Ceux qui côtoient aujourd’hui les scandales d’un Koons jugé par certains comme un génie et par d’autres comme un charlatan, vont-ils puiser dans ce socle artistique commun ? À l’instar de Klimt, Rodin, Claudel, pour ne citer qu’une poussière de ceux considérés comme des artistes « récents » puisque leurs œuvres sont indéniablement nommées chefs-d’œuvre, les artistes d’aujourd’hui sont-ils capables de créer des œuvres qui marqueront au fer rouge les prochains créateurs ? Quand les mots pèsent parfois plus que l’esthétique qui n’est plus la préoccupation principale, que reste-il pour l’héritage pictural ? L’art actuel paraît difficile à comprendre aux yeux des « non-initiés » et même parfois des connaisseurs. Comment alors laisser des traces dans une société qui se construit grâce aux interactions si l’appréciation et surtout la compréhension semblent trop hautes pour être attrapées ? Ce palimpseste qu’est la culture a-t-il une fin ? Car à force d’effacer et de réécrire dessus, la peau devient trop fine, les lettres ne peuvent s’imprimer, les références d’un passé plus lointain restent alors la source consciente d’héritage.

Marcel Duchamp évoquant ses ready-made avec Martin Friedman © Walker Art Center, Contemporary Art Museum, Minneapolis (1965).

Cet héritage est d’autant plus questionnable aujourd’hui à la vue des nouvelles technologies. À force de voir et d’apercevoir des images à longueur de journée, sans même s’en rendre compte, ne s’immiscent-elles pas subrepticement dans l’inconscient imaginatif de l’artiste ? Comme les livres lus qui bouillonnent doucement à l’intérieur de nous, resurgissant parmi les mots posés ; tout ce tourbillon d’images exposées continuellement, presque agressivement, ne construit-il pas la création ? Est-ce cela maintenant l’héritage ? L’assaut presque intempestif de choses bigarrées, omniprésentes dans notre société, que l’on retrouve à chaque coin de rue, à chaque ouverture de réseau social, à chaque arrêt de bus. L’artiste butine par-ci, par-là pour construire une ruche artistique où chaque alvéole n’est qu’une partie consciente d’appropriation, le reste se tapissant au plus profond de l’être, prêt à surgir sans la moindre précaution. Tout cela se mélange, est le fruit de choses du passé. On ne peut l’ignorer, il nous scrute tout le

Aujourd’hui, parmi les tumultes de la définition d’œuvre d’art se trouve la question d’un héritage possible. À force de concepts et de minimalisme, comment continuer dans cette veine ? Car à force d’avancer sur ce chemin où l’on laisse tomber au fur et à mesure l’esthétisme pictural pour souvent empoigner à la place le concept, avance-t-on vers une lumière que seules quelques personnes encore plus élitistes veulent et peuvent comprendre ? L’art actuel peut-il réellement devenir une pierre à ce socle commun, un écho pour le futur ? 30



La Danse par Lamine Maïga, technique mixte sur radiographie © Galerie Ruffieux-Bril.

Voyage, voyage/ En musique, on a des origines, une famille, des racines. Qu’on l’abhorre ou qu’on l’adore, une chose est sûre : un héritage, ça pèse son poids mais ça donne des ailes. Karine Daviet – Musicienne & Musicologue 32


~ musique ~

E

n ce début d’année 2018, une question a hanté l’esprit de tous les Français : Laura Smet et David Hallyday toucheront-ils leur part de l’héritage de papounet Johnny ? En effet, au-delà du deuil national provoqué par la mort de notre gloire nationale, le scandale autour de son héritage met en lumière une problématique oubliée lors des nombreuses morts de musiciens ces dernières années : leurs enfants ont-ils tous été déshérités au profit de leur veuf.ve et si oui, pourquoi ? Malheureusement, Carnet d’Art ne donnant pas à ses chroniqueurs les moyens de faire du journalisme d’investigation, nous délaisserons ce sujet brûlant pour nous consacrer à celui beaucoup moins cher de l’héritage musical laissé en France par quelques grandes figures de la chanson (exit Johnny : il est trop tôt pour savoir s’il laissera lui aussi une trace indélébile dans cet art universel – ce langage sans mots – qu’est la musique). Et comme la chanson hexagonale ne saurait accaparer toute notre attention, nous tournerons notre regard du côté de l’Afrique. L’histoire mouvementée de ce continent, ses relations sans cesse renouvelées avec le reste du monde ont conduit à un brassage d’héritages et d’influences qui façonne les musiques contemporaines et qui est donc passionnant à explorer.

Histoire de Melody Nelson par Serge Gainsbourg (1971) © Philips.

Des visages, des figures.

chanteur à guitare. L’ombre de la longue dame brune plane quant à elle sur toute chanteuse assumant l’héritage de la chanson Rive Gauche. Au-delà de la qualité de leurs textes, de leurs voix, de leurs mélodies, ces figures nous ont laissé en héritage des postures, une façon de voir leur métier, de le réinventer. De quoi ouvrir le champ des possibles pour les générations suivantes, qui voient que l’audace et la singularité peuvent être fructueuses.

Serge Gainsbourg échappe à la déferlante de décès qui secoue le secteur culturel ces derniers temps puisqu’il est mort en 1991 – un laps temporel raisonnable dans la perspective d’une analyse musicologique. Bien qu’il ait déjà une grande influence sur ses contemporains, acquise au cours des années 1970 et 1980, sa mort a été l’occasion pour une nouvelle génération de s’approprier la musique de ce chanteur en remontant le fil de sa carrière. À tel point qu’un album comme Territoires et transmission. Histoire de Melody Nelson (1971), qui a été un bide à sa sortie, est aujourd’hui considéré comme un des plus grands de l’his- Si l’héritage des musiciens se transmet dans le temps, d’une toire de la chanson française. Son influence est certaine sur des génération à une autre, il est également intéressant d’enviartistes aussi différents que Benjamin Biolay, Étienne Daho ou sager la question sous l’angle des territoires. L’histoire de la l’Australien Mick Harvey (ex-membre du groupe de Nick Cave, traite négrière puis l’histoire coloniale sont riches d’échanges Bad Seeds). Mais Gainsbourg lui-même n’était pas avare d’in- sources de musiques nouvelles, bâtardes, créoles. fluences et aimait à reprendre des thèmes du répertoire classique pour bâtir ses mélodies (Brahms, Chopin, Beethoven et Tout d’abord, les migrations européennes et africaines vers Dvořák notamment). Une façon pour lui de redorer le blason les Antilles et les Amériques liées au commerce triangulaire de cet art mineur qu’est la amènent les individus qui chanson en mettant en les composent à accoucher avant un héritage musical Remonter le fil des histoires de nouvelles musiques. culturellement valorisé. Fruits du morcellement des C’est aujourd’hui lui qui fracturées et inventer mémoires africaines, mises lègue un précieux hérià mal par le processus cruel tage à la chanson franles parties manquantes. de l’esclavage, et de l’hybriçaise à travers son œuvre, dation d’avec les musiques en attestent les multiples importées par les colons albums hommage, films, documentaires et livres qui lui ont européens, ces musiques diversifiées composent la base de ce été consacrés depuis son décès. que seront les musiques populaires mondiales du XXe siècle. Pour ne citer que quelques exemples, des genres fondamenSerge Gainsbourg n’est bien entendu pas le seul à avoir laissé taux apparus au XXe siècle comme le jazz, le blues ou le reggae un héritage considérable. En France, les indétrônables figures sont issus de ce phénomène de créolisation. de la chanson que sont Barbara, Jacques Brel ou Georges Brassens (pour ne citer qu’elles) ont elles aussi influencé L’abolition progressive de l’esclavage au cour du XIXe siècle profondément des générations de musiciens. Ainsi, c’est à amènera, si ce n’est à une reconnaissance, à une première Georges Brassens que l’on doit d’avoir popularisé la figure du diffusion en Europe des musiques issues des territoires 33


musiques africaines contemporaines. Syllart Records contribue à l’émergence d’artistes à la renommée internationale comme Youssou N’Dour ou Salif Keita et à la popularisation de styles parmi lesquels le soukouss ou le zouk mandingue. Également investi sur le front de la musique afro-cubaine, Ibrahima Sylla fonde en 1993 le groupe Africando, qui réunit des artistes de différents pays d’Afrique de l’Ouest. Si l’audience des musiques africaines est plutôt limitée en France, elles ont une influence considérable sur la jeunesse française afro-descendante qui synthétise dans sa production sa double culture. L’héritage des musiques africaines est ainsi omniprésent dans le rap et la pop française, chez des artistes aussi différents que Booba ou Stromae, à tel point que Binetou Sylla (qui a repris le label à la mort de son père en 2013) parle d’une véritable révolution afro en cours dans la scène musicale française.

colonisés lors des expositions universelles de 1889 et 1900 à Paris. Auparavant, les compositeurs européens n’avaient eu accès aux musiques de ces territoires que par le biais de transcriptions forcément inexactes et se contentaient, dans leurs compositions, de références exotiques à des musiques issues de territoires fantasmés plutôt qu’éprouvés. Ce goût de l’orientalisme fait place au cours du XIXe siècle et durant la première partie du XXe siècle à celui du primitivisme : tout élément musical échappant au langage tonal, qui est au cœur de la musique savante occidentale, est qualifié de primitif, ce qui revêt selon les époques une connotation plus ou moins péjorative. À nouveau, les éléments musicaux extra-européens sont davantage fantasmés que véritablement assimilés. En effet, bien que ces compositeurs aient l’occasion d’entendre en direct ces musiques lors des expositions universelles, les contacts restent sporadiques : ni Debussy ni Ravel ne poussent le vice jusqu’à voyager pour étudier en profondeur ces langages musicaux qui les fascinent. Du côté africain, l’influence des musiques européennes est importante et commence dès les premiers contacts entre les deux continents, au XVe siècle, soit bien avant la période officielle de la colonisation (1884 - 1957). À travers les institutions comme la religion et l’armée, des répertoires et instruments se diffusent. Il faut souligner qu’avant la colonisation européenne, les Africains avaient déjà des contacts avec des étrangers et il est probable que certains instruments considérés aujourd’hui comme typiquement africains (comme le xylophone) aient en réalité été importés d’autres continents. Cela montre la capacité d’absorption et de transformation dont font preuve les musiciens africains : elle est constitutive des musiques africaines encore aujourd’hui. Ainsi des styles comme le highlife au Ghana ou l’afrobeat nigérian, emblèmes d’une musique populaire africaine appelée à connaître un succès mondial, pratiquent un syncrétisme né des héritages musicaux pluriels liés à la colonisation.

Ibrahima Sylla (1989) © Syllart Records.

Le label Nø Format, fondé en 2004 à Paris par Laurent Bizot, favorise quant à lui les collaborations entre artistes européens et africains. Les albums Chamber music (2010) et Musique de nuit (2015) réunissent le violoncelliste français Vincent Ségal et le joueur de kora malien Ballaké Sissoko. C’est également à l’initiative de ce label que s’est formé le trio Toto Bona Lokua, réunissant le temps de deux albums (parus en 2004 et 2017) le Martiniquais Gérald Toto, le Congolais Lokua Kanza et le Camerounais Richard Bona. En parallèle de ces échanges, Nø Format produit aussi des artistes africains en solo, comme Oumou Sangaré, Mamani Keïta ou Kassé Mani Diabaté, tantôt dans l’optique de confronter leur univers à des producteurs européens, tantôt dans une forme plus traditionnelle. Les productions de ce label sont à l’image d’une scène musicale mondialisée, où les métissages entre styles musicaux sont devenus une norme. Mais loin de l’image caricaturale souvent véhiculée par les « musiques du monde », Nø Format s’attache au contraire à faire émerger des artistes dans leur singularité. Les traditions sont revisitées à l’aune de notre modernité, les langages confrontés. Le dernier album de Mélissa Laveaux, Radio Siwèl, résume en une artiste cette dialectique : née au Canada de parents haïtiens, l’artiste revisite la musique traditionnelle de l’île à l’aune de son parcours musical, alors qu’elle a été privée de cet héritage durant son enfance.

Africain à Paris. L’indépendance progressive des colonies européennes en Afrique et aux Antilles (Haïti est en 1804 la première République noire indépendante) transforme les circulations entre Europe et Afrique. En France, les anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest devenues des républiques indépendantes sont pourvoyeuses d’hommes et de femmes migrant vers notre capitale. C’est ainsi qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, Paris devient une plaque tournante des musiques africaines. Les labels parisiens Syllart Records et Nø Format accompagnent ce mouvement et contribuent par leurs catalogues à la diversité des musiques franco-africaines. En 1978, le Sénégalais Ibrahima Sylla, alors étudiant en droit, fonde à Paris le label Syllart Records. Constatant le manque de structures pour promouvoir la musique en Afrique, il s’attache à produire des artistes africains mais également à sauvegarder le patrimoine musical d’Afrique de l’Ouest en rééditant des productions emblématiques (à travers notamment la série African Pearls). Ibrahima Sylla bénéficie en France d’un vivier de musiciens et d’une large audience auprès de la diaspora africaine de Paris. Mais ses productions dépassent largement ce cercle et beaucoup connaîtront le succès sur le continent, faisant de Syllart Records un acteur incontournable des

Remonter le fil des histoires fracturées et inventer les parties manquantes : c’est sans doute ainsi que la notion d’héritage doit se comprendre aujourd’hui, une notion mouvante sous ses dehors figés, personnelle malgré sa dimension universelle. Au final, il appartient à chaque artiste de s’inventer une famille et en créant, de poursuivre son histoire. 34



Les bras de la liberté par Hector Charpentier, sculpture en bronze (2002), le Prêcheur (Martinique) © Selengkapnya.

Des jougs à déjouer/ De Gide à Barrès, des Chinooks aux Papous, le don ne saurait être désintéressé et oblige celui qui le reçoit. La transmission des idées, des valeurs, l’héritage où s’ensemence notre identité, comporte également une forme de violence. Timothée Premat – Doctorant en Sciences du Langage 36


~ littérature ~

T

De l’autorité du don.

oute société ne tient que parce que des rituels en assurent la cohésion, et assurent la continuité de cette cohésion. Les échanges économiques appartiennent à ces rituels, et parmi eux le don ne fait pas exception : son caractère désintéressé n’est qu’une façade. Tout don entraîne un contre-don, et des forces dans le champ social s’assurent que ce contrat de réciprocité soit bien rempli. De là, tout ce qu’on nous lègue nous entrave, nous oblige, nous emprisonne.

Si le don oblige, cela sous-entend qu’il existe une autorité à même de vérifier la présence et la conformité du contredon. Cette autorité peut prendre de multiples formes : si elle loge dans les tribunaux et dans les pouvoirs de police pour les échanges économiques au sens habituel du terme, elle loge aussi en chacun d’entre nous. Dans le regard que nous portons sur nous-mêmes, que nous portons sur les autres et, chose terrible, que les autres portent sur nous.

De l’intérêt du don.

Dans son Essai sur le don de 1925, l’anthropologue Marcel Ce qu’il y a de terrible dans le don, c’est que le don est un Mauss envisageait l’échange économique comme un lieu contrat qui nous est imposé. Refuser un cadeau n’est que social, un lieu d’existence des individus, et non simplement difficilement acceptable dans bien des situations sociales. d’échange d’objets ou de monnaies. En étudiant des sociétés Quand un proche vous offre un objet, que celui-ci vous plaise « archaïques », parmi ou non, vous souriez polilesquelles les amérindiens ment et remerciez – mais Chinooks et les Papous en La chair de l’héritage, là où il est le en réalité, une part de votre Océanie, Mauss met en Sur-Moi calcule déjà à quoi lumière que le don et les plus fort, le plus important, est dans la cela vous engage. Si les échanges économiques présents lient d’amitié, ce partagent cette même continuité des personnalités. n’est pas tant par ce qu’ils logique. À savoir que, si la apportent de plaisir que dimension économique par ce qu’ils obligent à la (chiffrable en monnaie) de l’échange n’est pas toujours réciprocité. C’est somme toute assez équivalent à ces démarévidente, tout don impose un contre-don, fût-il symbolique. cheurs téléphoniques qui cherchent à vous imposer une vente Les médiévaux avaient même un mot pour cela : le guerredon. dont vous ne voulez pas. Tout don est une violence. Si le mot n’a aucun rapport linguistique avec la guerre, il participe en revanche à son évitement. Si l’on te fait un cadeau, Ces dons qui nous entravent. tu devras nécessairement faire un cadeau en retour. Et de cet aller-retour sans fin naît un lien social : les agents sont forcés à Il est des dons plus insidieux que d’autres. Si certains ne l’interaction, et cette interaction est positive. Plutôt que de se demandent que l’achat d’un objet de valeur symbolique faire la guerre, on s’offre des cadeaux. Le don n’est donc jamais et/ou économique égale, d’autres travaillent notre compordésintéressé : il engage l’autre à répondre avec un présent de tement quotidien. Parce que la logique contractuelle des dons ne s’arrête pas au régime des choses matérielles ou des valeur équivalente, et, se faisant, relie les solitudes. gestes. On donne aussi bien d’autres choses : on donne des Mais, en créant un corps social entre les individus ou les socié- pensées, on donne des valeurs, on donne des religions – on tés, le don les oblige. Le règlement implicite entre celui qui donne des maladies. donne et celui qui reçoit ne saurait souffrir d’être malmené, et une telle infraction ouvrirait au conflit. Combien d’amitiés, L’héritage, en ce sens, ne saurait se limiter aux biens meubles combien d’amours sont mortes d’un déséquilibre entre le et immeubles que l’on transmet à sa mort. La chair de l’hédonné et le reçu ? Dans toute situation d’interaction sociale, ritage, là où il est le plus fort, le plus important, est dans la on s’assure que celle-ci est équitable, ou du moins conforme continuité des personnalités. Nos parents nous donnent non à un régime d’iniquité socialement admis. Ainsi, si le travail seulement des biens matériels, de la flore intestinale et des d’une femme lui rapporte moins que le travail de son équi- chaussettes, mais ils nous donnent aussi des représentations valent masculin, ce n’est pas une infraction à l’économie des du monde, avec lesquelles il faut s’efforcer de vivre. dons, puisqu’il est socialement admis que le travail d’une femme, sans avoir moins de valeur utilitaire que celui d’un L’un des rôles de l’école républicaine, sans cesse réinvesti et homme, impose néanmoins un contre-don inférieur. À lire ré-invoqué, est de donner à tous les enfants de la nation une entre les lignes, le don - contre-don comme moyen d’éviter base de représentations du monde qui leur soit commune. les conflits n’est pas un régime égalitaire. Juste un régime Il s’agit de contrer l’héritage idéologique familial lorsqu’il est de perpétuation du monde tel qu’il est. Il est admis qu’une minoritaire. Il fallait, il y a un siècle, former de petits républipersonne dont la situation sociale est supérieure à la vôtre cains. Il faut, désormais, former de petits égalitaristes. Lorsque règle votre café dans certaines circonstances – le contre-don l’école aborde la question du genre, ce n’est que pour propoest alors la reconnaissance de cette supériorité de votre part. ser aux enfants un rapport à l’identité alternatif, leur proposer C’est le sens non-économique en apparence mais finalement de ne pas se limiter à l’horizon que dessinent leurs parents. économique en profondeur de certains des rituels étudiés par Pas étonnant, dès lors, que des parents politiquement à droite Mauss. Il s’agit de donner de façon matériellement désintéres- se soient offusqués d’outils comme les Abécédaires de l’égalité, sée mais socialement intéressée : en donnant plus que l’autre, supposés diffuser des valeurs contraires à celles qu’ils souhaitaient transmettre à leurs enfants. Dont cette fictive théorie on affirme son statut social. 37


Marx, parmi d’autres, reprit cette idée dans son Manifeste du parti communiste de 1848. Étant politique, la question est aussi morale. Pour Gide, il faut pouvoir refuser une partie de l’héritage qui nous est transmis ; pour Barrès, il faut épouser les valeurs traditionnelles dans lesquelles on grandit.

du genre – objet qui n’a jamais existé que dans l’esprit de ses détracteurs, mais qui cristallise et démontre à merveille le genre de réactions outrées qu’on peut obtenir lorsque l’école tente de court-circuiter l’héritage idéologique de la famille, prise en tant que « cellule sociale ». Ma réaction ne serait pas différente si, demain, l’école proposait à mes enfants la lecture d’Abécédaires de l’inégalité, ou du moins, à défaut d’inégalité assumée, des manuels de l’assignation des rôles sociaux en fonction du sexe déclaré à la naissance.

Barrès vs. Gide : l’héritage, une question politique. « La famille…, cette cellule sociale » : l’expression est de Paul Bourget, écrivain antinaturaliste, antidreyfusard, monarchiste, catholique et lié à l’Action Française – il a naturellement rencontré un certain succès au début du XXe siècle. L’expression est reprise dans le journal d’Édouard, personnage romancier des faux-monnayeurs d’André Gide, qui la détourne et en livre l’analyse suivante : la cellule organique, biologique, devient une geôle qui formate l’enfant malgré lui, malgré son naturel. « L’avenir appartient aux bâtards. – Quelle signification dans ce mot : « Un enfant naturel ! » Seul le bâtard a droit au naturel. » Karl Marx © Eisbaarchen.

S’il faut se méfier du naturel qu’invoque Édouard, il faut en revanche convenir que toute transmission familiale se fait avec une certaine violence, et qu’elle contraint l’identité de l’enfant en formation. Parce qu’au fond, si comme le scande Léo Ferré dans sa préface à Poète… vos papiers !, « ce qu’il y a d’encombrant dans la Morale, c’est que c’est toujours la Morale des autres », rien n’est plus violent qu’une morale qu’on nous donne comme étant nôtre. Qu’un morceau d’altérité qu’on nous oblige à faire nôtre. Face à cette violence, à cette éducation qui encombre, on en viendrait presque à se souhaiter « orphelin, fils unique, célibataire et sans enfants », comme le héros idéal qu’imagine Gide dans le Journal des fauxmonnayeurs (pas celui d’Édouard, son personnage romancier, mais le sien propre cette fois). On se voudrait « déraciné ».

On aurait tort, à ce titre, de ranger Gide au côté des abolitionnistes révolutionnaires. Sa vision est bien plus complexe. À la fin de ses faux-monnayeurs, le suicide d’un des orphelins du roman vient nuancer l’analyse de son rapport à la transmission familiale : devenir orphelin est certes une libération, mais celle-ci est dangereuse. Privé de référentiel stable, le petit Boris était face à trop d’alternatives. Il a finalement épousé une voie instable, et de cette instabilité est née sa perte. De même, le roman se conclut sur le retour de Bernard chez ses parents – il s’était volontairement fait orphelin en quittant le foyer où il avait grandi. La critique radicale de Gide, mue par un rejet des valeurs bourgeoises et de leur transmission familiale, s’enrichit d’une complexité supplémentaire en reconnaissant, comme par réalisme, que l’absence de cadre idéologique familial peut être néfaste.

Maurice Barrès, autre grande figure de la droite nationaliste de la première moitié du XXe siècle, en a même fait un roman : Les Déracinés. Il entend, à l’inverse de Gide, y démontrer l’importance capitale de l’attachement de chaque être à sa terre et à ses ancêtres, auxquels une forme de vénération est due. Son roman présente la façon dont sept jeunes lorrains, en voulant élargir leur horizon et ne pas se limiter à leur terre originelle, vont se perdre dans le vice et l’isolement à Paris. Tu quittes ta terre et ta cellule familiale, et c’est la déchéance. Tu ne respectes pas ce qu’on t’a donné, et c’est la turpitude. Briser la logique du don - contre-don a une conséquence terrible : la ruine morale.

De même que les révolutionnaires n’ont pas été jusqu’à abolir tout héritage et se sont contentés d’établir l’égalité des héritiers face à la distribution des biens, Gide ne plaide pas pour une abolition totale des valeurs familiales. Il semble plutôt insister sur la façon dont il faut sublimer cette « cellule », pour en faire un lieu d’amour non contradictoire avec l’émancipation. Apprenant que son vieux père « n’allait pas bien, Bernard n’a plus écouté que son cœur ». Mais s’il a acquis la capacité d’aimer cette famille, c’est grâce à sa période de solitude. Il lui a fallu sortir de sa cellule-geôle pour pouvoir y retourner et en faire une cellule fonctionnelle, un lieu de vie et d’interactions positives.

La question est, au fond, une question politique. À droite, on sanctifie la transmission morale et matérielle, et ce qu’elle a d’aristocratique : l’héritage permet aux fils des dominants de naître dominants. À gauche, on aime les droits de succession, qui permettent une redistribution partielle de cette fortune indue – dans une visée méritocratique, l’argent de nos parents n’est pas un argent justifié. L’idée d’abolir le principe même de l’héritage a d’ailleurs été émise durant la révolution française.

Lieu de violence, la transmission familiale peut devenir lieu d’affection dès lors que l’héritier a acquis assez d’indépendance. L’émancipation permet de réinvestir le don - contredon, de le faire renouer avec sa fonction première : être un lieu d’échange social. L’émancipation transforme la violence en douceur. 38



Democracy in America mis en scène par Romeo Castellucci (2017) © Guido Mencari.

Les chefs- d’œuvre du passé sont bons pour le passé/ Si l’on s’en tient à tous les exemples historiques ou contemporains de cultures humiliées, dilapidées, perdues ou absorbées ; à toutes les nations ou populations en passe de perdre jusqu’à leur langue et identité, on ne peut que se faire les défenseurs d’un héritage à préserver coûte que coûte. Dominique Oriol – Spectatrice avertie 40


~ spectacle ~

S

i l’on regarde d’un autre point de vue tous les excès de replis identitaires au nom d’une filiation quelconque, on ne peut que s’exaspérer (pour le moins !) des relents obscurantistes que cette notion peut receler. Nous voilà donc plongés au cœur de la complexité de cette notion d’héritage que nous aurions aimé se rapporter aux plus hautes valeurs mais qui s’avère peine d’ambiguïté.

cruels du pouvoir. Et bien souvent, comme le théâtre sait nous le faire saisir, ces « jeux » nous ramènent aux faces dérisoires et illusoires de la vie humaine et de certaines valeurs.

Contaminer le présent par le passé.

Un bon moyen de réfléchir à l’héritage au théâtre est de se pencher sur les crises, les ruptures : crise de la représentaLes jeux cruels du pouvoir. tion, crise du personnage. Aujourd’hui bien des concepts qui pouvaient sembler instaurés pour toujours dans les pratiques Que penser des drames générés par la perte d’un héri- scéniques (la mimésis, l’illusion réaliste, etc.) ont pris un coup tage, drames aux contours si contrastés selon que l’on est dans l’aile. Et nous nous sentons moins les héritiers de ce en butte à des conflits d’intérêts matériels ou à des guerres théâtre-là, le théâtre bourgeois, par exemple, sanglé dans les assassines d’êtres humains cadres d’un théâtre à l’itaet de cultures ? Selon les lienne, que les héritiers des enjeux et les orientations Aux prises avec des états extrêmes, novateurs qui ont ouvert médiatiques du moment, la scène à d’autres types ces histoires dont nous les dramaturgies explorent les recoins d’illusions aussi divers que sommes témoins, donnent variés. Mais rompre ne lieu à des bouffonneries les plus obscurs de l’être humain. signifie pas radicalement plus ou moins « abracaenterrer. Et cela s’applique dabrantesques » ou aux à toutes les composantes tragédies les plus douloureuses et révoltantes. Il est donc tout d’une représentation : lieux, espaces, auteurs, textes y compris à fait naturel que le théâtre, toujours aux prises avec le réel, se les textes du passé qu’il faut « re-susciter ». Tout comme Peter soit emparé depuis des lustres de cette question de l’héritage, Brook, on peut dire qu’il est aberrant de rester bloqués sur des en tournant autour de la diversité de ses registres. traditions de mise en scène, que tout texte « hérité » doit être réactif à l’époque où il se transmet. Dans la comédie de boulevard, ce peut être l’un des ressorts comiques révélant la mesquinerie de certains comportements. Plus grinçante, et touchant parfois au tragique, la comédie moliéresque éclaire, via l’usurpation d’un héritage, le péril que représente l’intégrisme (Tartuffe). Shakespeare dans ses drames historiques, associe les catastrophes meurtrières qui agitent le royaume à la quête éperdue d’un pouvoir dont l’héritage est revendiqué au mépris de la vie humaine (Richard III). Et, proche de nous, la tragédie de la fuite des pays en guerre, de l’exil et de la perte de racines, trouve son expression dans des paroles fortes, souvent sous forme de monologues qui nous sont adressés. Le théâtre prend donc à brasle-corps cette thématique de l’héritage, ce qui parait légitime compte-tenu des implications que ce motif recèle quant à la vie et la condition humaine. Quelle que soit la nature de l’héritage mis en jeu sur les scènes, les situations dramatiques Inferno mis en scène par Romeo Castellucci (2008) © Isabelle Meister. exacerbent, afin d’en questionner tous les angles, le rapport des personnages incriminés au temps, à la mémoire, au passé À la question : « Que reste-t-il de Dante dans Inferno, Purgatorio, comme à l’avenir, aux autres, à la mort. Souvent aux prises Paradiso, votre trilogie sur la Divine Comédie ? ». Romeo avec des états extrêmes, les dramaturgies peuvent explorer Castellucci répond : « Rien. Il a disparu ». Il aurait pu répliquer de même à propos d’Alexis de Tocqueville pour son spectacle les recoins les plus obscurs de l’être humain. Democracy in America. À l’inverse un autre metteur en scène, L’héritage peut devenir un moyen de pression voire d’oppres- Stanislas Nordey, tout aussi dynamique dans son processus sion sur l’entourage. C’est Eva Perón, héroïne éponyme de la scénique affirme : « On a toujours besoin de s’adosser à une pièce de Copi, qui, tout entière à la mise en scène de sa mort autre légitimité, peut-être plus haute, à des maitres. Moi, je s’exclame : « J’ai un cancer ! […] je vais crever, moi ! Et toi, tu me suis adossé à Pasolini. ». Et l’on pourrait à l’infini renvoyer t’en fous comme une cerise ! Vous vous en foutez tous ! Vous dos à dos les artistes qui veulent prendre leurs distances n’attendez que le moment où j’aurai claqué pour m’hériter ! ». avec les œuvres et formes du passé et ceux qui vont parfois C’est aussi Richard III livré à tous ses démons, mis à terre au jusqu’à revendiquer une filiation précise avec certains artistes terme de ses méfaits, réduit, prêt à toutes les lâchetés qui ou écrivains. Même si, toujours selon Stanislas Nordey : « Il s’écrie : « My kingdom for a horse ». Exemples parmi bien y a en France une difficulté à avouer ce qu’on doit à l’autre, d’autres qui attestent que la question d’héritage et corollaire- chez les metteurs en scène aussi. On entend peu l’expresment de la transmission est souvent intimement liée aux jeux sion de maître. ». Voilà donc posée, du moins en apparence, 41


Evel Knievel contre Macbeth mis en scène par Romeo Castellucci (2018) © Marc Ginot.

Sortir du classicisme pour agiter les consciences.

la problématique liée à l’héritage au théâtre, celle qui diviserait les artistes en deux clans : ceux qui du passé font table rase et ceux qui se sentent redevables pour ce qu’ils sont à des pères, voire des grands-pères de théâtre. Le cadre de la réflexion serait simple (donc simpliste).

Toute époque voit ses jeunes créateurs, artistes, artisans en tous genres aux prises avec un héritage pourvoyeur d’un « prêt-à-penser » plus ou moins immuable. Processus d’autant plus troublant que chaque génération a bien conscience que souvent les novateurs, découvreurs, voire les trublions les plus électrons libres d’avant, peuvent à tout moment être frappés de reconnaissance et devenir maillons dans la chaine de transmission.

Au chapitre VII de son essai Le théâtre et son double, intitulé « Pour en finir avec les chefs-d’œuvre » Antonin Artaud écrit : « On doit en finir avec cette idée des chefs-d’œuvre réservés à une soi-disant élite et que la foule ne comprend pas. Les chefsd’œuvre du passé sont bons pour le passé ; ils ne sont pas bons pour nous. Nous avons le droit de dire ce qui a été dit et même ce qui n’a pas été dit d’une façon qui nous appartienne, qui soit immédiate, directe, réponde aux façons de sentir actuelles et que tout le monde comprendra. ». À quoi, Lucas Ronconi, acteur et directeur italien de théâtre pouvait opposer lors d’un stage de formation pour acteurs : « Comment veuxtu être acteur si tu n’es pas porteur de la langue de ton pays, si tu n’es pas porteur de l’histoire de ton pays, des grands poètes de ton pays ? ». Mais là s’insère une des déviations possibles de l’injonction. On sait à quel point un héritage peut être pesant, paralysant, voir castrateur – pensons à ces personnages de Thomas Bernhard momifiés dans leur obsession de service mémoriel à certaines idéologies répulsives.

Que d’œuvres « maudites » à mettre au rang des « refusées » ou « publiées sous le boisseau » font aujourd’hui partie du bagage obligé de tout « apprenti-artiste » qui se respecte. Alors que d’autres œuvres n’ont pas résisté à la sanction du temps. Ce bagage est puisé dans un répertoire à valeur patrimoniale dont la transmission repose sur des notions destinées à justifier l’appartenance de certaines œuvres à un consensus général : la notoriété, le classicisme, voire l’académisme. Transmission consacrée par des lieux et institutions emblématiques avec au premier rang La Comédie-Française mais aussi les écoles d’art, de théâtre, les universités, musées et théâtres. Tous ces lieux sont bien évidemment des foyers de transmission. Transmission de savoirs, de savoir-faire, de mémoire, et d’histoires. Et chaque fois que nous nous rendons au théâtre ou au musée, nous prenons place « au banquet » dans cette chaine. Soit.

La notion d’héritage, dans le domaine de l’art, peut contaminer le présent par le passé, via la consécration d’œuvres ou d’artistes dont on nous livre les « chefs-d’œuvre ».

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~ spectacle ~ fardeau. Une force puisque ce dont nous héritons à travers les œuvres, les mises en scène, les artistes d’un passé plus ou moins lointain ou révolu, c’est l’incitation à toujours s’interroger, questionner, non seulement le monde mais aussi les conditions de sa représentation. Quand le théâtre prend la parole à n’importe quelle époque, c’est qu’il y a nécessité à le faire, et nécessité pour nous à le découvrir. Mais le danger du fardeau guette et il faut savoir résister aux risques d’une sacralisation de l’héritage. « Trompettes de la renommée / Vous êtes bien mal embouchées », disait Brassens. Comme ces mots résonnent bien pour l’art dramatique. « Le théâtre est mort. Vive le théâtre ».

Et maintenant, la question essentielle à creuser : « Comment nous déplaçons-nous dans un musée ? Qu’allons-nous voir ou chercher ? ». Première hypothèse : une visite ciblée sur les « maitres » et leurs « chefs-d’œuvre ». Le parcours a été balisé au préalable. Ce sont les incontournables. Ceux qui sollicitent notre reconnaissance (aux deux sens du terme) comme emblématiques d’une excellence culturelle et garants d’une portée universelle de l’art. Dans ce cas, bienheureux celui qui bénéficie d’un regard en biais capable de dénicher aussi le non-conventionnel. Deuxième hypothèse : une déambulation au petit bonheur la chance et les émotions. Une visite où le spectateur s’ouvre à la possibilité du « chef-d’œuvre inconnu », où il intègre les œuvres maitresses sans se laisser écraser par elles. Et ces propos valent pleinement pour le théâtre, à l’égard des œuvres, des artistes, des metteurs en scène ou des théoriciens de cet art.

Bien sûr nous sommes des héritiers mais depuis Pierre Bourdieu nous connaissons bien le péril de tout héritage lorsqu’il s’inscrit dans la reproduction. Se nourrir de ceux qui ont su auparavant ouvrir des voies nouvelles, oui. Mais pas pour reproLe théâtre se doit à l’égard de l’héritage et de la transmis- duire. Trop de représentations laissent un goût amer d’œuvres sion d’assumer sa fonction d’agitatrice de la pensée et des et d’intentions figées, moribondes. Il est aussi aberrant de consciences. Et pour ce faire d’affirmer sa fidélité à l’infidélité. faire aujourd’hui une mise en scène « classique » d’un texte Derrière ces artistes agitateurs d’aujourd’hui, les Castellucci, classique que de proposer une mise en scène brechtienne, au sens « canonique » du Macaigne ou Garcia (qui terme d’une pièce brechsait, ce sont peut-être les tienne. Au nom d’une fidéAppréhender le passé classiques de demain), lité à l’histoire et à l’hérinous suivons la lignée des tage, le plateau peut vite comme une force et non le subir grands rêveurs d’antan et tourner au travail formel, de tous temps. Ceux-là, loin ou pire à une usurpation comme un fardeau. de chercher à se faire une de pouvoir en imposant un place au soleil en « surfant » point de vue. Au contraire, sur le « borderline » (un peu rebelles mais point trop, un peu contestataires mais point pour mieux honorer les héritages auxquels nous sommes trop n’en faut), eux s’engagent à corps perdu au risque du redevables, il est une nécessité d’irrespect qui les garantisse naufrage médiatique, mais souvent pas public. Ils surfent de tout danger de dessèchement. C’est cette capacité voire sur le fil de la folie, creusent des audaces, poussent la pensée cette aptitude à l’esprit de rébellion qui fait que le dialogue dans les recoins insoupçonnés, mais savent ou espèrent que instauré par les artistes avec les classiques jusqu’aux antiques leur prise de risque servira à pourfendre tout risque d’endor- sait tisser le lien entre contemporanéité et héritage. D’ailleurs, missement ou de repli sur soi et sur l’héritage contraint dans le processus n’est pas nouveau. Ceux qui constituent ou ont constitué notre héritage, eux-mêmes ont hérité de leurs sa cage de verre. prédécesseurs pour construire un nouvel art dramatique qui tranche absolument avec les pratiques anciennes. Brecht en On a tous quelque chose en nous de brechtien. est un exemple flagrant. C’est nourri de Marx ou Hegel, de À chaque époque, tout un pan de la vie théâtrale, dans ses Meyerhold ou Piscator qu’il a pu édifier son nouvel art théâpratiques comme dans ses approches théoriques, manifeste tral contre Stanislavski, et introduire la composante politique cet art comme l’expression d’un espace de revendication et et critique indissociable de son art. d’émancipation. L’histoire du théâtre et de sa mise en scène est marquée par de grands mouvements de rupture (de l’illusion Certes, le temps passant, nous nous éloignons peu à peu réaliste, de l’héritage romantique, du naturalisme, etc.) mani- d’une simple citation brechtienne, nous nous sommes libérés festant le désir de s’affranchir du passé, de la tradition pour se de la main mise de cette référence. Il n’empêche, l’héritage libérer de tout carcan fixé de façon rigide. Mais si parfois, ces subsiste entre des mains variées et émancipées. D’autant ruptures avec une conception patrimoniale de l’art (« Touchez plus qu’aujourd’hui, le rapport au texte est profondément pas à Molière » ou autres slogans plus violents) donnent lieu à bousculé. Ce rapport n’est plus « à hauteur de bouche » dans des conflits ou querelles durs, c’est souvent au nom de raisons les seuls mots à proférer, mais il est descendu dans le corps dont le langage se substitue souvent aux mots eux-mêmes. peu légitimes. Et notre rapport aux mots est aussi souvent tiraillé par une En revanche beaucoup plus percutante est la conception de présence toujours plus prégnante de l’image. Cependant, ces artistes qui traversent cet espace de transition entre ques- dans la façon de projeter un regard sur le monde et de s’eftions d’héritage et quête de nouvelles formes d’expression, forcer de le comprendre et de le penser, ne peut-on dire de désir de modernité. Dans cet espace, il s’agit d’appréhen- beaucoup de metteurs en scène « qu’ils ont tous quelque der le passé comme une force et non de le subir comme un chose en eux de brechtien » ?

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Dossier


Corruption 31 secondes III – Immunity Squelette – juillet 3/3 © 2016 Hakim © Lilia © Rézaoui. Jadikan. El Golli.


Devoir de mémoire/

Nous avons déserté l’Histoire. Nous ne vivrons plus de nos morts, c’est terminé. L’humanité a pour de bon fossoyé ses cadavres. Thomas Lavorel – Philosophe Photographie de Lilia El Golli Carbone 14

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L

e passé ne peut retourner au néant, à l’oubli, que par le présent. C’est en apprenant à regarder le passé dans notre présent que nous saurons nous affranchir de son impact tragique.

À quoi bon connaître d’où l’on vient si l’on ignore où nous sommes ? À quoi bon découvrir l’Histoire – celle écrite par l’humanité – si nous n’osons toucher à ses apports instantanés ? « Souviens-toi, Citoyen ! » : voici une phrase choc, un slogan efficace. Ainsi commémoret-on le triomphe de la Révolution française, l’avènement de la citoyenneté, des droits de l’homme, etc. ; on se souvient avec émotion des « sacrifices » auxquels nos glorieux ancêtres consentirent afin que nous puissions, nous, devenir des hommes « libres et égaux en droits »… Mais que devient la Révolution, que deviennent ces valeurs pour lesquelles il aura fallu tant de sang coulé, lorsque ce sont, avant et après, les mêmes accapareurs qui, par un effet de contorsion idéologique, s’en font les porte-étendards ? Que signifie pour nous ce mythe de la Révolution française, qui fonde notre République, et que l’on se refuse d’ébranler sous prétexte des sacrifices, des luttes sociales qui auront rendu possible un tel renversement des rapports de forces, et du progrès, bien sûr, que ces Lumières de l’Europe auront fait déferler sur le monde ?

Le temps est peut-être venu pour nous, hommes d’à présent, artisans courageux de la vie future, d’arracher ce vieil arbre malade et monstrueux. Mais l’Europe des Lumières est rapidement devenue celle des ténèbres et de l’obscurantisme, un Moyen-Âge qui ne dit pas son nom. Il se peut que, de génération en génération, trop de vénération ait apporté à l’arbre de 1789 plus d’ombre qu’il n’en fallait ; que, voulant à toute force le protéger des intempéries de l’Histoire, les hommes d’autrefois aient abreuvé ses racines (la Démocratie, la République, les Droits de l’Homme et du Citoyen) de trop de sang. C’est ainsi que, de décennie en décennie, à mesure que nous nous éloignons de l’Évènement et de ses bénéfices, la mémoire révolutionnaire n’est plus, dans les jardins du Royaume de France, qu’un vieil arbre pourrissant sur pied. C’est ainsi que le temps est peut-être venu pour nous, hommes d’à présent, artisans courageux de la vie future, d’arracher ce vieil arbre malade et monstrueux qui longtemps, par ses ramures incessantes, nous dissimula la vaste forêt du devenir. Et de dire dorénavant : « Homme, regarde un peu où tu mets les pieds ! ».

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Une mèche entre ciel et terre/

Les rites funéraires sont parmi les plus vieux repères dont disposent les hommes pour inscrire et enrichir le récit de leur civilisation. Mais plus fascinant encore est le lien qui unit la mort et la mise en scène des héritages culturels à travers le temps. Grégoire Domenach – Auteur Photographie de Lilia El Golli Carbone 14

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C’

est l’histoire d’une tradition ancestrale, ou plutôt : l’histoire d’un tissu, dans un pays de steppes à perte de vue, et de cimes si hautes qu’elles portent le nom de Monts-Célestes (les Tien-Shan). Au Kirghizstan, il suffit de se référer aux contes traditionnels pour comprendre l’importance accordée à la chevelure des femmes – longue, noire, mystique, soyeuse, solide comme le crin des chevaux. Le premier héritage de cette histoire est donc génétique. Résultat du croisement entre les peuples descendus de Sibérie et les peuples turciques au IXe siècle, venus en Asie centrale pour convertir les nomades à l’Islam. Si la chevelure présente un caractère sacré dans la culture kirghize, il en va de même pour les coiffes qui la protègent, et l’une d’elles symbolise à merveille l’unité entre la vie et la mort, entre le corps et l’âme. Sous la forme d’un turban, cette coiffe est appelée életchek (ou parfois kaliak), composée d’un tissu léger de soie ou de coton blanc, et d’une longueur pouvant mesurer jusqu’à trente mètres de long. Originellement, la femme tisse un életchek pour célébrer la naissance de son premier enfant, puis l’arbore lors des grands évènements. À la mort de son mari, elle déroule la coiffe afin d’envelopper sa dépouille avant sa mise en terre, ce qui fait de l’életchek l’offrande du landau au linceul.

Naître, vivre et mourir s’accompagne d’une symbolique intime qui ne peut avoir d’écho que dans le silence et le dépouillement. Les cercueils n’existent pas dans la culture nomade ; ils sont tenus en horreur dans une réaction de claustrophobie funèbre, considérés comme une obstruction malsaine entre la terre et l’âme après la putréfaction des tissus (et du tissu, en l’occurrence). L’életchek est en cela un anti-héritage ou, pour le qualifier autrement, un héritage inversé du vivant à l’égard du mort, de la femme à l’adresse de l’homme qui emporte la coiffe dans la mort, au plus profond de la fosse et au plus près de la peau. Attribut holistique du nomadisme, l’életchek établit une passerelle directe entre la naissance de l’enfant et la mort du géniteur, la terre et le ciel, caressant dans un même mouvement, à la fois réel et symbolique, l’évocation de la douleur d’enfanter et la perte de l’être aimé. La femme, en se dépouillant de son életchek – la coiffe pouvant peser plusieurs kilos – laisse ainsi son empreinte dans la mort par l’intermédiaire de mèches abandonnées sur le tissu. La représentation sédentaire de la disparition et l’obsédante marche du progrès imposent généralement l’inverse : on s’attarde sur ce que le mort laisse pour héritage – intellectuel ou matériel – à l’adresse des vivants. L’életchek est l’objet qui cherche à ne pas perdre le fil entre les deux Mondes. Naître, vivre et mourir s’accompagne avec lui d’une symbolique intime qui ne peut avoir d’écho que dans le silence et le dépouillement. Quand le reste n’est qu’oraison funèbre ou l’héritage déjà perdu des mots face à la mort.

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Le Christianisme achevé/

« Je pense que les processus historiques ont un sens et qu’il faut l’assumer, sous peine de désespoir absolu. L’adhésion à ce sens, aujourd’hui, après la fin des idéologies, ne peut être que la redécouverte du religieux. » – René Girard. Thomas Lavorel – Philosophe Photographie de Lilia El Golli Carbone 14

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L

e travail de la culture, en son sens archaïque, est inséparable du travail de l’espèce : ainsi du tissage gigantesque des « lignées » sur la trame organique de l’histoire, et de son double, le « système de la parenté », qui structure les fondements juridiques de la Cité, détermine le domaine de la légalité. Nous pourrions faire une lecture génétique de l’histoire humaine, des sociétés primitives aux civilisations les plus développées, tout en gardant à l’esprit que cette génétique est inséparable de la production culturelle, est un effet de la culture. Les hommes n’ont, en effet, pas attendu l’invention des sciences modernes et la construction de nos laboratoires pour manipuler le génome humain. Ce que l’on découvre récemment (ou que l’on redécouvre), c’est que l’encodage des séquences génétiques, les modifications structurales qu’implique toute mutation, sont des manipulations de nature essentiellement « épigénétique » : c’est en produisant notre environnement, matériel et spirituel, que nous orientons le devenir de l’espèce, que nous nous modifions nous-mêmes ; nous sommes les artisans, beaucoup plus que les instruments, de notre propre évolution. C’est en ce sens que le travail de l’espèce est inséparable du travail de la culture, qui l’organise en même temps qu’il le rend possible. L’histoire du peuple juif, telle qu’elle est contée dans l’Ancien Testament, est une illustration du préjugé génétique qui domine l’Histoire. Les tribus que forment les « Enfants d’Israël » s’agglomèrent en une communauté qui se détermine elle-même en tant que Nation, en tant que Peuple, en tant que Destin. Le peuple juif est « élu », choisi par Dieu, comme instrument, comme médiation, pour réaliser Sa volonté sur la Terre. Son destin n’est pas universel, il n’est pas le lot partagé par tous les hommes. C’est un destin « personnel ». Il est le fruit d’une Alliance entre Dieu et la Communauté ; c’est un privilège, autrement dit un maillage d’interdits et d’obligations qui a fonction d’« isoler le génome » et de l’encoder sur les bases d’une programmation nouvelle et spécifique (les Commandements). La loi qui opère la sélection et le dressage est un code de conduite, un système de prescriptions censé orienter l’action de la communauté vers la réalisation de la « Promesse », celle d’établir Israël comme une Nation souveraine parmi les nations, de lui octroyer une Terre et de placer à sa tête un Roi (le Messie) qui rétablirait l’Âge d’Or des temps bibliques du règne de David.

Ce mouvement « de l’esprit dans l’Histoire » exprime le besoin d’une relation de l’homme à l’homme et de l’être au vivant pour laquelle nous ne disposons d’aucun modèle dans l’Histoire. Or voilà que l’apparition du Christ vient tout bouleverser : il est question d’une alliance nouvelle entre Dieu et les hommes, d’une relation d’amour inconditionnel dont la seule évocation fait vaciller les tables de la loi. Il est question d’une « bonne nouvelle » : l’ancienne loi n’est pas confirmée, elle est abolie. Plus exactement, elle est précisée. La loi que les hommes doivent connaître et comprendre est en réalité très différente de la règle qui rend possible la communauté humaine : elle n’est « pas de ce monde ». Le Christ enseigne que la loi et la compréhension de la loi sont deux domaines distincts et qui finissent par s’opposer ; il enseigne qu’une autre compréhension de la loi est possible et que celle-ci implique une autre pratique qui elle-même rend possible pour les hommes sur la terre ce que les termes de l’ancienne alliance ne pouvaient pas même concevoir. Cette « alliance nouvelle » n’est plus entre la communauté et Dieu, mais exprime et comprend toute relation de l’homme à l’homme, de l’être au vivant. C’est un rapport individuel au divin, à l’absolu, que le Christ incarne. Non seulement le préjugé qui a permis à l’ancienne alliance de s’accomplir n’est pas reconduit par l’Évangile, mais il est surtout dévoilé comme interprétation mensongère et trompeuse, sciemment manipulée par des mains et des esprits pervers, constituant l’un des principaux obstacles à la « libération » achevée de l’homme.

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Le Christ incarne l’avènement historique de l’individu : pour lui, la « lignée » n’est qu’un support. L’être n’est plus déterminé par le sang, mais par l’esprit ; la destination humaine n’est plus du ressort de la communauté, mais de l’être individuel. L’espèce n’est plus pour lui qu’un alibi, ou, pour le dire autrement, l’espèce n’a plus besoin du travail colossal des « lignées » car elle s’est donné les moyens (par le travail « inconscient » de la culture) non seulement de subvertir ses propres stratagèmes, par lesquels elle aura dépassé (conservé dans le dépassement) les conditions animales de la survie, mais aussi de s’extraire progressivement, en les exposant clairement à la conscience, de ses mémoires archaïques. L’apparition du Christ dans l’Histoire représente la possibilité ouverte pour les hommes de se détacher une fois pour toutes des formes historiques de leur évolution, de liquider définitivement les dispositifs d’éducation qui leur auront permis jusqu’ici de se tenir debout, pour apprendre enfin à marcher seuls, par leurs propres moyens. Ce n’est donc plus, à partir de là, la communauté, mais c’est l’individu qui devient « véhicule de la loi », cependant que la communauté se dirigera, elle, vers les clôtures archaïques, tout entière emportée par les mouvements totalitaires de l’Histoire. La mutation dont il est ici question (et dont le Christ n’est absolument pas tenu pour responsable) ne se produit pas une fois pour toutes. C’est un processus qui s’inscrit dans le temps et qui conditionne le mouvement historique dans son ensemble, des racines les plus profondes de la culture la plus archaïque (dont notre corps, dans chacune de ses cellules, reconduit à chaque instant les mémoires), jusqu’à la surface des choses les plus accessibles à notre conscience. C’est une séquence historique qui s’ouvre avec l’émergence de la Cité et qui s’achève aujourd’hui dans l’élaboration du Village planétaire, du Système-monde ou Gouvernement mondial ; parce qu’elle consacre la domination universelle de la civilisation occidentale sur la totalité du champ de la culture humaine, elle est appelée Christianisme ou Civilisation judéo-chrétienne. Nietzsche a raison lorsqu’il parle du « poison du christianisme », qu’il assimile à un ver introduit dans le fruit noble par excellence de l’arbre de la civilisation : le Droit romain, le Code civil ; le christianisme renverse tout, il agit, nous dit le philosophe moustachu, comme un processus de décomposition. Pire ! Son développement même implique la désintégration des programmations historiques, sociales et religieuses qui furent jusqu’ici et de tous temps les fondements de la civilisation humaine, et menace, à terme, de rendre la reconduction de celle-ci impossible. L’eschatologie monothéiste, quant à elle, évoque ce processus historique comme étant celui de « la Fin des Temps », qu’elle définit comme une période de troubles et de grandes souffrances à laquelle correspond une période de « Révélation » « des choses cachées depuis la fondation du monde ». Au-delà des croyances millénairement associées au « mythe » de l’Apocalypse, ce que la succession des crises actuelles a d’inhabituel dans l’ordre des crises qui, de tous temps, ont défait et fait l’histoire des différentes communautés humaines, rend manifestes aujourd’hui certaines données religieuses qui n’étaient jusqu’ici que supposées. Considérons un instant cette formule célèbre des Évangiles, que nous restituons ici telle que nous la trouvons dans l’apocryphe de Thomas, Logion 16 : « Peut-être les hommes pensent-ils que je suis venu semer la paix dans le monde. Ils ne savent pas que je suis venu semer la division sur la terre : un feu, une épée, une guerre. Il y en aura cinq dans une maison : trois seront contre deux et deux contre trois, le père contre le fils, le fils contre le père. Ils se dresseront solitaires et simplifiés. »

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Cela fait plus d’un siècle que nous faisons l’expérience explicite et radicale de cette parole terrible attribuée au Christ. Sur le plan anthropologique, le glaive signifie qu’une rupture se produit au sein de la filiation, du « système de la parenté », dont les fondements sont sapés ; cette rupture est donc une rupture de l’ordre juridique en lui-même : les structures extraordinairement compliquées de la légalité, qui furent comme les échafaudages ou les béquilles de la civilisation, son système immunitaire autant que son principe d’action, ne seront plus en capacité de remplir leur fonction. Au contraire risquent-elles de devenir l’un des principaux facteurs du déchaînement généralisé de la violence – qui est le seul aspect véritablement universel et partagé de la Révélation. La communauté formelle, qui est au cœur du phénomène de la Cité, ne pourra plus exister comme intermédiaire entre l’homme et sa puissance, ni comme une autorité supérieure qui pourrait être l’arbitre de ses responsabilités. C’est, pour le dire d’une formule, la dialectique de l’individu et de la communauté, telle qu’elle s’est constituée jusqu’ici, qui s’abolit progressivement ; cela ne signifie pas qu’il n’existera plus de communauté humaine, mais que nous sommes entrés dans un « vide juridique » qui est à la fois notre plus grande chance et notre plus grand danger. Ce que pourrait devenir une communauté humaine après la crise que nous sommes en train de traverser, dans ce que j’appellerais ironiquement un « christianisme achevé », est sans doute plus difficile à concevoir qu’à réaliser ; elle sera aussi certainement plus difficile à réaliser pour nous qu’elle ne le sera pour nos enfants. Ce sont nos actions présentes qui déterminent le monde dans lequel nous entrerons demain, non l’inverse. Notre préoccupation, pour l’heure, n’est pas le modèle que nous choisirons pour construire la société du futur : cette tendance est celle de la clôture archaïque, l’esprit de ceux qui n’ont pas entendu l’écho de la « bonne nouvelle » ; pour l’heure, nous assistons, du haut de nos ruines potentielles, à un déferlement du dionysiaque dans l’Histoire, de l’hubris globalisé, à un moment où toutes les tentatives pour conserver l’ordre établi, pour reconduire l’ancien monde, pour l’adapter aux enjeux de la vie future, et bien qu’elles soient vraisemblablement vouées à l’échec, ne cessent de subvertir nos espérances et d’engendrer des formes nouvelles de la guerre universelle qui se poursuivra jusqu’à ce que l’extinction complète et définitive de l’expérience humaine sur la Terre soit achevée. S’il y a un processus historique et que celui-ci a un sens, la Révélation, le dévoilement de ce sens (Apocalypse), n’est pas une réalisation collective et partagée, mais se trouve en la puissance de l’individu seul ; mais il existe une dimension collective à cette réalisation humaine, spirituelle, qui imprègne le tissu historique et social et le contamine à mesure qu’elle se répand. Expansion qui se trouve extraordinairement favorisée par le développement technologique des cinquante dernières années. Ce mouvement « de l’esprit dans l’Histoire », que nous l’appelions christianisme ou que nous décidions de lui attribuer un autre nom, et qui nous expose au plus grand péril peut-être jamais rencontré par l’homme – le déchaînement incontrôlé de sa propre puissance – rend nécessaire une expérience intégrale et inédite de l’incarnation humaine, exprime le besoin d’une relation de l’homme à l’homme et de l’être au vivant pour laquelle nous ne disposons d’aucun modèle dans l’Histoire.

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Il ne s’est jamais rien passé/

D’abord, il y a le temps du questionnement intérieur, de la posture du disciple qui comprend toutes les réponses transmises par les sages de toutes époques. Puis vient le temps de la confirmation par l’expérience, c’est-à-dire par le corps, dans lequel la vérité descend. Najet Youssef-Aïssa – Auteure Photographie de Lilia El Golli Carbone 14

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N

ul besoin de songer aux biens que mon père, maintenant au crépuscule de sa vie, a minutieusement répartis sur papier entre son épouse et ses enfants. En amont de cette matérialité, qui n’est en réalité rien, mon héritage est composé d’éléments aussi lourds qu’abstraits. La conviction de ce père que la fatalité rôde toujours et que le temps passe trop vite ; l’évidence pour ma mère que l’injustice gagne sans cesse ; l’échec d’une vie créée comme une œuvre d’art ; les patronymes transmis avec leur arthrose ; les coudes sur la table et parler la bouche pleine comme signes d’une éducation déficiente ; l’obligation de savoir ce que l’on veut faire avant d’être ; le tout puissant patriarcat ; les êtres humains qui m’ont menti, ne réalisant pas qu’ils se mentaient d’abord à eux-mêmes ; l’éphémérité de toute chose, surtout de la Beauté ; le célèbre karma… C’est cela que j’ai reçu sans l’avoir demandé. Cela que contient ma besace, de celles qui irritent la peau du dos. Cela que chaque cellule de mon corps a reconnu puis encodé, dans le langage à peine soudable qui est le sien : me voilà pourvue d’un foie pessimiste, d’un estomac luttant contre la misandrie ambiante, d’un poumon trop cérébral pour être celui d’une femme, et d’un second de nationalité algérienne, d’un cerveau dévoué à la Justice, d’os pas assez carriéristes, de veines trop ambitieuses, d’intestins n’ayant reçu aucune éducation civique, de cheveux ne voyant dans l’hiver que la tristesse, d’un épiderme souffrant de l’exil…

En cet instant, ce joyau d’absolu, je suis tout et rien à la fois, pure conscience consciente d’elle-même. Le legs est sans fin. Aussi conséquent qu’absurde. Bien sûr, il ne le serait aucunement s’il contenait la confiance de mon père dans le monde, le sang-froid de ma mère devant l’adversité, ma croissance dans un microcosme préservé de toutes les misères, une enfance ensoleillée, des croyances animiques plutôt qu’islamiques, un passeport suisse, des vies antérieures aussi calmes qu’un lac, un univers sans aucune polarité… Bien sûr, pour évoquer un tel bagage, on parlerait plutôt de « félicité », de « miséricorde », de « bonheur ». Il n’en demeure pas moins que lui aussi est un héritage, reçu sans avoir été demandé, et tant inscrit dans la chair qu’il en devient l’identité, le Je. Alors à mon tour de demander : qu’est-ce réellement que ce Je ? Sommes-nous nés si vides qu’il fallait procéder à cette monumentale passation ? Que resterait-il si l’on m’ôtait ma mémoire, mes certitudes, ma biographie terrestre et spirituelle, qu’elle soit d’ailleurs enviable ou pitoyable ? N’entendons-nous pas quelque chose en nous, entre nos cellules, qui résiste à répondre « rien » ?

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En ce matin, j’ouvre les yeux. Entre cet instant et cet autre où je commence à penser, dans cet intervalle qui est un royaume, il n’y a aucune tâche à accomplir. Pas de prénom à porter. Je suis. Mieux : je suis plus que jamais. C’est un intervalle désespérément court, j’en conviens, mais le seul qui échappe au temps, permettant de voir ce dernier tel qu’il est – une farce planétaire. En cet instant, ce joyau d’absolu, je suis tout et rien à la fois, pure conscience consciente d’elle-même, qui ne sait pas comment elle sait mais sait, ne décide pas de respirer mais respire, ne regarde pas mais voit. Et tout ce qui l’environne, les bruits, les odeurs, les couleurs, est accueilli en son sein, puis dissout en elle. Le je que je vous présenterai n’existe pas encore, mais il accourt, meurtri par des crampes et des idées reçues. La journée sera belle ou laide, il en jugera. Il se souviendra, projettera, bourrant toujours plus les espaces libres de son corps de toutes ces choses qu’il rendra capitales par son seul point de vue, son seul mouvement pour ou contre elles, convaincu que c’est lui qui agit, lui qui regarde, et que sans cela, il ne saurait être. L’Ego. Voilà que ce dernier me rappelle le prénom que l’on m’a donné en même temps que la raideur de mes jambes, mes objectifs de la journée ainsi que le stress chronique enseigné par mes aïeux, mes cauchemars de la nuit dernière comme le souvenir percutant du doux parfum de ma sœur. Contrairement à ce que j’entends parfois au détour de cheminements intérieurs maladroitement empruntés, l’ego n’est ni un ennemi, ni la basse couche de l’être. Il n’est que ce qui nous était nécessaire pour donner sens à l’altérité apparente. Mais il est déjà trop tard : je ne suis plus tout et rien à la fois. Je me mets à vous écrire, et plus je le fais, plus je quitte

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mon souffle initial, plus je m’éloigne de ce que je suis, qui est aussi ce que vous êtes. Cela étant, nos héritages ne sont pas les mêmes, n’est-ce pas ? Certains parmi nous tiendraient sans doute à souligner que le leur est particulièrement pesant. L’Ego… Il justifiera toujours ses hurlements d’incapacité, par tous les moyens, surtout les plus douloureux. Pourtant, face à la puissance du royaume, rien de cette mascarade vérace ne tiendrait, à condition de nous souvenir que nous sommes neufs à chaque seconde, car en vérité, il ne s’est jamais rien passé. Nous avons seulement laissé entrer en nous ces choses, et usurper notre véritable identité : celle de l’Esprit sans début ni fin, que l’on retrouve parfois au cœur d’une méditation, ou dans les yeux d’un chat. Mère, Père, je comprends à présent que le regret de ne pouvoir changer le passé est aussi insensé que celui de ne pouvoir construire un bâtiment avec des décombres. Depuis les abysses de ma puissance, je découvre qu’il ne s’agit pas de faire peau neuve, mais que je suis la peau neuve jouant à l’usure et à la densité, jour après jour, le temps d’une vie. L’héritage que vous m’avez légué, vous et tous les Je qui vous ont précédés est, par sa nature même, et aussi concret qu’il soit, un souvenir. Un simple souvenir. Ainsi naît le choix qui m’est offert, à chaque instant, si je me vois déambuler sur un terrain surchargé, ralentie par ma besace, de me rendre sur la plaine qui me plaira, où le vent n’attend que de me porter. À Aurélien.

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Rencontrer


142 secondes – juin 2012 © Jadikan.


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Germaine Acogny/ La disciplinée

Danseuse, chorégraphe et pédagogue, elle est une ambassadrice de la danse africaine contemporaine. Elle a fondé l’École des Sables, un lieu unique dédié à la formation et à l’éducation, qui inspire, encourage et réunit des talents de tous les pays d’Afrique et au-delà. Dans une volonté de transmission, elle est un jalon pour celles et ceux qui vivent sur un continent rempli de futur.

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Germaine Acogny © Chloé Gwinner.


Si on ne saisit pas la langue de l’autre, si on ne sait ni lire, ni écrire, on peut éduquer par la danse.

Vous êtes considérée comme la « mère de la danse africaine contemporaine » ce qui vous place presque au rang d’icône, est-ce un poids à porter pour vous ? Ce sont les gens qui me considèrent comme cette « mère de la danse africaine contemporaine », je ne l’ai pas choisi et ce n’est donc pas un poids. J’ai la chance d’être sur scène mais pour moi toutes les femmes, surtout en Afrique, sont extraordinaires. Elles peuvent être la mère de beaucoup de choses, mais étant mise en avant, je représente ces femmes, je suis la parole par le corps. Quand je suis arrivée dans le village de Toubab Dialaw, elles m’ont accueillie, elles m’ont initiée à la danse. On me considère peut-être comme la mère mais je ne suis pas seule à porter ce poids, je le partage.

Avant de diriger Mudra Afrique qui a été fondée par Maurice Béjart et le Président Léopold Sédar Senghor, vous aviez déjà une plus petite école, pouvez-vous nous en parler ? J’étais divorcée, avec deux enfants, j’étais professeur d’éducation physique et je n’avais pas un gros salaire. Je donnais donc des cours pour les amateurs, les femmes et les jeunes pour arriver à joindre les deux bouts et pour éduquer mes enfants. J’ai commencé dans la petite cour de ma villa à mettre ensemble tout ce que j’avais appris en étant élève à l’école Simon Siegel de Paris dont la directrice était Marguerite Lamotte. C’est là où j’ai fait mes études d’éducation physique et sportive en option danse et c’est de là que tout est venu. J’ai mêlé à la danse africaine ce travail d’éducation, de danse classique, de gymnastique harmonique. Je suis arrivée là où je suis à travers mes

cours pour amateurs et les cours que je donnais, notamment, au lycée Kennedy de Dakar pour jeunes filles. Toutes ces expériences avec les élèves de lycée, de collège, avec des femmes qui venaient prendre des cours chez moi et qui m’encourageaient au moment de mon divorce, toutes ces rencontres m’ont nourrie et m’ont aidée à forger mon identité de femme dans un Sénégal où il n’est pas évident de vivre et d’élever ses enfants seule. Je suis retournée vivre chez un oncle, et quand j’ai ouvert mon école de danse, je lui ai demandé sa bénédiction pour être indépendante avec mes deux enfants. L’école a été inaugurée en mai 1968 par le Ministre de la culture de l’époque.

Vous avez créé l’École des Sables, est-elle aujourd’hui en danger économiquement parlant ? Avec mon mari, Helmut Vogt, nous avons créé l’École des Sables dans un petit village de pêcheurs, c’est un centre de formation pour les danseurs africains qui viennent de toute l’Afrique. Pour commencer la construction de cette école, j’ai vendu un studio que j’avais à Paris dans le Marais et mon mari a investi l’héritage qui lui venait de ses parents. Toujours pour la construction – je mets à part le financement pour les formations – nous avons aussi eu de l’aide de la part d’une entreprise américaine et de l’Union Européenne grâce à une demande commune du Sénégal, du Bénin et du Mali. Nous avons créé un véritable village de la danse. Quand nous avons commencé à vaciller, plusieurs institutions ont apporté de l’aide et nous avons également enlevé une partie du salaire des employés qui ont accepté de faire ce sacrifice. Les journalistes sénégalais ont écrit pour dire qu’il ne fallait pas que l’État 62

Germaine Acogny © Antoine Tempé.

nous lâche, nous avons de très bonnes dispositions pour être aidés par le gouvernement. En connaissant ce lieu, le Ministre de la culture qui est une personne cultivée se rendra compte qu’il est empreint d’une énergie essentielle. Un pays qui n’a pas de culture est un pays qui disparait de la carte. Nous organisons aussi des stages avec de grandes dames et de grands hommes de la danse africaine qui viennent gracieusement donner des cours. Par ailleurs, des anonymes, des fondations ou des entreprises envoient des dons. Il y a une réelle entraide africaine et internationale. L’École des Sables est un écrin pour abriter ma danse et la danse moderne, un écrin précieux qu’il faut préserver, qui ne peut et ne doit pas disparaitre.

Le regard porté sur l’Afrique est souvent plein de préjugés, comment pourrait-on détricoter cela ? Plein de vilaines choses se passent en Europe mais elles ne sont pas tant diabolisées, on continue à y aller alors qu’en Afrique les préjugés perdurent. Quand des jeunes filles françaises viennent en stage, leurs parents ont


~ danse ~ parfois peur des viols par exemple mais cette idée est complètement fausse. Quand les Européens entendent parler du virus Ébola, ils ont l’impression que toute l’Afrique est touchée alors qu’au Sénégal, nous ne l’avons jamais été. Quand Al-Qaïda commet des attaques au Burkina Faso ou au Mali, je dis : « Mais foutez-nous la paix » ; au Sénégal, c’est la paix et on continue à avoir la paix. Ces faits ne sont que ponctuels et même si les situations dans plusieurs pays sont parfois très difficiles, les problèmes ne sont pas permanents ; il y a aussi de belles choses. Je dis souvent que si j’avais de l’argent, je ferais une télévision qu’avec de bonnes nouvelles. Quand on montre de la qualité dans les spectacles, les gens voient qu’il n’y a pas que de mauvaises choses en Afrique.

En voyant des propositions artistiques de différents continents, on peut avoir le sentiment que la création de demain sera africaine car elle est comme plus connectée avec le monde et plus innovante sur les formes données au public, qu’en pensez-vous ? Les danseurs sont en formation pendant trois mois et quand ils partent, ils enseignent aux autres ce qu’ils ont appris. Quand ils reviennent, ils ont fait des progrès car ils partagent. On a de très bons chorégraphes et quand je vois des jeunes pousses, hommes ou femmes, créer, je suis contente. Au fil de mes voyages, je me rends compte que l’Afrique n’est pas en reste. Je déplore que nos gouvernants n’aident pas à mettre en lumière cette création. Dans les années 60, ils ont créé les ballets nationaux qui allaient partout comme pour affirmer une identité. Nous avons été classés dans une forme de tradition. Maintenant pour assoir notre indépendance, on dirait qu’ils ont peur d’aider la danse alors qu’elle est notre plus grande identité, notre vie est dansée. La vie est née en Afrique, ça a été le premier geste, la danse est la mère de tous les arts. En Afrique tout est dansé, les mariages, les baptêmes, les décès ; l’initiation pour apprendre la vie dans la forêt sacrée pour être un homme ou pour devenir une femme passe par la

À un endroit du début mis en scène par Mikaël Serre (2015) © Thomas Dorn.

danse. Je ne comprends pas pourquoi on la placerait comme le dernier des arts. La danse est une force extraordinaire. Comme l’a dit le Président Senghor dans mon livre Danse africaine : « Quand j’ai annoncé à ma mère que j’avais eu le baccalauréat, elle n’a ni crié, ni chanté, elle a dansé » ; c’est une expression naturelle. La danse est un langage commun à tous. Si on ne saisit pas la langue de l’autre, si on ne sait ni lire, ni écrire, on peut éduquer par la danse et les gens se comprennent.

Dans cette notion d’écriture d’un langage commun par la danse, pouvez-vous évoquer quelques-unes de vos collaborations ? En 1994, j’ai été invitée à faire une création pour le ballet de São Paulo qui racontait l’histoire de Zumbi dos Palmares, une icône de la résistance anti-esclavagiste et anticolonialiste au Brésil. À l’époque, je n’avais jamais fait de création pour d’autres. J’étais la première femme africaine à faire travailler cette compagnie et ces vingt-cinq danseurs. De plus, cette thématique, cette relation avec la diaspora est très importante pour moi. En Afrique, on a vendu des esclaves mais jamais on n’aurait pu imaginer de telles maltraitances au-delà du continent ou comment un humain pouvait-il être capable de telles horreurs envers d’autres personnes. 63

Quand Boubacar Boris Diop m’a donné son livre sur le génocide au Rwanda, cela m’a frappé. J’ai fait une création avec uniquement des hommes car ce sont eux qui violent et c’était pour que les hommes sentent dans leur corps ce que c’est que d’être violé. Ce n’était pas facile pour des hommes sénégalais de montrer leur côté féminin. Ils ont accepté et c’est bien car il fallait laver ce sang et il fallait que cela soit porté par la voix de l’Afrique. Quand j’ai vu le travail de Mikaël Serre, j’ai voulu qu’il soit le metteur en scène pour À un endroit du début. Nous avons fait plusieurs résidences. En lisant un passage du livre écrit par mon père que j’associais à la vie des femmes sénégalaises et à ma propre vie, nous avons fait un lien avec la mythologie grecque, notamment avec Médée et c’est ainsi que le parallèle a été suggéré dans le spectacle. On peut ainsi penser à ces femmes qui font un psychodrame pour supporter la deuxième épouse de leur mari qui leur est imposée. Même si je travaille avec des européens, cela ne m’empêche pas d’avoir mon identité africaine. C’est ce dialogue qui est important pour le monde car les combats les plus importants à mener aujourd’hui sont la solidarité, la compréhension et savoir s’adapter à la culture de l’autre.


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Anis Benhallak/ Le libre

En quête de liberté, encore et toujours insatisfait, il est inclassable et vit sa vie à l’image de ce qu’est sa musique. Musicien hors pair rencontré dans son studio parisien, entre deux avions, il nous livre l’intimité de ce qui le compose et de comment il compose.

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Anis Benhallak © Merrick Winter.


La mélodie touche le cœur en lui transmettant une conscience, une réflexion et un questionnement.

De quelle manière avez-vous commencé la musique ? Je suis né à Chelghoum Laïd, un tout petit village de l’Est de l’Algérie. À cette époque-là on entendait de la musique un peu partout dans les petits villages. Les fêtes et les mariages ne se faisaient pas dans des salles comme maintenant, c’était en plein air, dans les rues, sur les terrasses et tout le monde était invité ; il y avait des groupes de musique traditionnelle, de raï, chacun prenait un instrument et jouait, pas de protocole. J’avais deux cousins qui jouaient de la guitare. Cela me faisait rêver et c’est ce qui m’a donné envie d’en faire. Presque tout le monde avait une petite guitare à la maison ; c’est un instrument accessible avec peu d’argent. Mon histoire avec ma première guitare est assez drôle. Juste à coté de notre ancien appartement, il y avait une boutique de location de cassettes VHS et accrochée au mur de cette boutique se trouvait une petite guitare. Un jour je prends mon courage à deux mains et je demande au vendeur, qui était mon voisin, de me la prêter et bingo il accepte. Je rentre tout content à la maison et je commence à jouer ou plutôt à faire semblant de jouer. Je devais avoir onze ou douze ans, petit à petit j’ai appris quelques accords et quelques riffs en demandant aux musiciens du quartier et en les regardant jouer, on apprend beaucoup assis dans son coin. J’ai continué à faire de la guitare sans jamais m’en lasser même étant étudiant. Ma grande sœur Myriam qui vivait en France me ramenait des partitions, des cours, des cassettes et des cordes de guitare aussi. J’écoutais beaucoup de musiques très variées : raï, blues, rock et musique traditionnelle. Je grattais, j’essayais, je décortiquais les mélodies, j’allais voir des musiciens pour qu’ils m’apprennent des choses. C’était dans

les années 90, les années du terrorisme, tout commençait à s’éteindre à petit feu, les maisons de jeunes, les écoles, les conservatoires, les théâtres, tout fermait. J’étais donc obligé d’apprendre tout seul. Puis un jour je tombe sur l’album Kind of Blue de Miles Davis et Passion, Grace & Fire de Paco de Lucía, John McLaughlin et Al Di Meola. C’est là que j’ai eu le coup de foudre pour le jazz et l’improvisation. L’improvisation est comme une sorte de lâcher-prise cadré qui repose sur des connaissances musicales. Ce jour-là j’ai compris que ce qui tue la musique, et le jazz en particulier, c’est de la rendre trop scolaire, trop élitiste alors que le jazz est une musique populaire où l’on peut se lâcher.

Vous êtes arrivé en France dans les années 2000, que se passait-il pour vous à cette période ? Je suis arrivé à Toulouse en touriste mais je savais que j’allais rester, pour moi la France était l’équivalent du rêve américain. Ce n’était plus possible de faire de la musique ou carrément de l’art à cette période en Algérie à cause du terrorisme. On ne pouvait plus voyager la guitare au dos ce qui rendait les tournées quasi impossible. On risquait tout le temps de tomber sur des terroristes, pour aller d’un point A à un point B on faisait énormément de détours pour éviter les endroits où les terroristes étaient implantés. Un jour en rentrant d’un concert qui s’était terminé assez tard dans la nuit, il devait être minuit, et à l’époque sortir à cette heure-ci était vraiment dangereux, je me fais braquer par deux personnes armées qui pensaient que l’étui à guitare que j’avais sur le dos contenait une arme. À ce moment-là je me suis dit que tout était fini pour moi, que j’allais me faire tuer dans la rue. En fait c’était des policiers. Je leur ai montré ce que contenait mon étui et il m’ont passé un savon 66

avant de me laisser partir. C’est là que je me suis dit qu’il n’était plus possible de vivre mon rêve en Algérie et qu’il fallait que je parte. En fait au début, la musique a été un refuge parce que je n’avais rien d’autre à faire ou plutôt il n’y avait rien à faire dans mon village ; je me suis laissé attraper par la musique et elle a guidé ma vie. En arrivant en France j’ai rencontré plein de musiciens, à Toulouse d’abord, puis à Strasbourg, je jouais déjà beaucoup. Je faisais des études de musicologie en parallèle. Puis, quand je suis arrivé à Paris, je suis rentré au conservatoire. J’ai fait beaucoup de scènes et de tournées. J’avais plutôt un bon niveau donc j’ai très vite joué à l’international en faisant des remplacements et en construisant petit à petit un réseau solide.

Comment passe-t-on de musicien pour les autres, en groupe, à la composition d’un album personnel et à celle de musiques pour des films ? Je n’avais jamais pensé à faire de la musique de film. J’ai commencé avec celui de ma femme, Rim Laredj, qui était tourné à Alger, puis d’autres réalisateurs m’ont contacté pour des longs et courts métrages. J’ai toujours aimé regarder des films et des séries et faire de la musique de film est vraiment une pratique que j’adore. Pour mes albums c’était une sorte de voyage, d’expérience. Je ne voulais pas m’ancrer dans une musique simplement jazz ou orientale. Je ne veux pas raconter l’histoire d’une mission pour construire un pont entre deux cultures, je ne suis ni maçon ni architecte, pour moi il n’y a pas de pont à créer, il est déjà là. Il y a des murs qui n’existent pas mais que l’on imagine ou que l’on crée souvent, je parle surtout dans l’art. Les cultures se croisent et s’influencent, c’est ainsi depuis toujours. Je veux faire une musique, aux influences diverses, qui


~ musique ~ m’appartienne, c’est un besoin de liberté, d’évasion, de recherche et aussi d’exploration. Quand on est musicien dans un groupe c’est diffèrent parce que l’on joue une musique qui ne nous appartient pas au sens propre du terme. D’autant plus si c’est un projet où l’on n’intervient pas autant que l’on pourrait le souhaiter. C’est de ce besoin de liberté que vient mon premier album. Il est une partie de mon parcours, de ma vie et des gens que j’ai rencontrés.

Souffrez-vous des étiquettes qui vous sont attribuées ? Je ne suis pas le premier à abolir les frontières. Les gens se repèrent à ce qu’ils connaissent, c’est normal. Il y a beaucoup de gens dont j’étais fan, que je regardais à la télévision, que j’admirais énormément et qui jouent maintenant avec moi. C’était ça la magie de Paris à l’époque. On ne peut pas sortir des cases dans lesquelles on nous met, pour certains je suis trop « jazz » et pour d’autres je suis trop « world music ». Mettre la musique dans une case n’a pas de sens, elle est faite pour être libre et pour pouvoir s’évader. Je ne veux pas être dans une case donc cette situation est cohérente. En fait je crois que je suis en train de créer un style qui n’existe pas. C’est un langage, mon langage. Il s’inscrit dans la musique maghrébine et orientale, le jazz, la pop, le rock. Tout cela est harmonieux et s’emboite facilement. Je prends ce que je veux où je veux.

Est-ce que votre musique serait comme une utopie en réaction au monde qui nous entoure ? Sans le vouloir ma musique est très politique. Il n’y a pas de paroles, ce qui rend la chose encore plus difficile ou plus facile tout dépend ; avec des paroles, c’est plus direct pour se faire comprendre. Je fais de la musique instrumentale, c’est un instrument qui parle pour moi. Chaque auditeur comprend à sa manière. Il peut donc politiser ma musique ou pas, sa réception lui appartient. Mon prochain album est assez politisé, il parle du monde dans lequel on vit. On m’a dit une fois que la musique sans paroles n’est pas vraiment de la musique. C’est terrible d’entendre cela à notre époque car c’est justement plus compliqué de faire passer un message avec des instruments seuls. Quand on écoute

Anis Benhallak © Rim Laredj.

mes morceaux et qu’on lit le titre, mon message se comprend. Par exemple j’ai un morceau qui s’appelle Breakfast in Damascus, je l’ai composé à Damas quelques mois avant la guerre et mon prochain album s’appelle Apes theater (Le théâtre des singes). Quand j’écris un titre il est à visée politique.

De quelle manière composez-vous votre musique ? Dans la musique on a trois parties fondamentales : le rythme, la mélodie et l’harmonie. Le rythme est en relation directe avec le cœur de l’auditeur ou du musicien aussi, c’est ce qui le fait danser, bouger ou courir, plus lentement ou plus rapidement. L’harmonie, pour moi, parle plus au cerveau, c’est moins perceptible que le rythme ou la mélodie, mais c’est ce qui donne vraiment la couleur de ton morceau ou de ta chanson. Elle peut tout changer et la palette est énorme. La mélodie touche le cœur en lui transmettant une conscience, une réflexion et un questionnement. En général je commence mes compositions par l’harmonie ou la basse, après j’enchaine avec la mélodie. Aujourd’hui je pense que l’inspiration est tout le temps là ou pas très loin en tous cas, il faut juste être à son écoute et prêt à recevoir ce qu’elle nous offre. En général un musicien pense tout en musique, quand il dort, quand il fait ses courses, quand il mange, tout le temps. Il faut comprendre que la musique est mathématique comme tout ce qui nous entoure. Cette vision très scientifique 67

n’enlève rien à la beauté de la musique parce qu’évidemment il y a aussi des influences culturelles, du ressenti, de l’imagination, de l’âme et du vécu. Avoir un bagage technique aide et fait avancer plus vite. À chaque étape de l’écriture j’ajoute ou j’enlève des choses mais elle est assez rapide. Je me surprends encore en faisant mes créations. Chaque instrument amène quelque chose de différent. J’adore prendre des risques en écriture, avec l’harmonie et même avec la mélodie. J’évite d’être conventionnel dans ma musique. Je crée la façon dont je veux faire parler les instruments. Le bonheur qui est transmis est extraordinaire. Très souvent quand je compose j’ai des images en tête, d’où mon attirance pour la musique de film sans doute. L’homme est un nomade, il aura toujours envie d’aller voir de l’autre coté de la colline. Je suis convaincu d’une chose c’est que le talent n’existe pas. Le talent c’est avoir l’envie d’exceller dans quelque chose, de se surpasser intellectuellement ou physiquement que ce soit dans l’art, le sport ou autre chose, et cela nécessite beaucoup de travail, de rigueur et d’amour aussi, beaucoup d’amour. On ne se réveille pas un beau matin champion de judo ou soliste à l’Orchestre Philarmonique de Vienne. Il faut surtout aimer ce que l’on fait parce que tout ce qui est fait avec amour donne de l’amour. C’est une quête éternelle évidemment parce que l’on n’est jamais satisfait de ce que l’on fait, de ce que l’on produit, sinon on arrêterait de créer. Un artiste satisfait n’existe pas et c’est ça la magie.


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Véronique Hubert/ L’endurante

Abolissant les frontières entre les arts, elle multiplie les projets en se jouant des catégories. Elle transforme ce qui lui a été transmis pour mieux le passer à son tour. Elle cultive la liberté de mélanger différentes sources, textes, matières ou images de manière poétique, drôle et intelligente.

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Véronique Hubert © Olivier Degorce.


Je suis persuadée qu’il faut continuer à se réinventer face à la violence du monde.

Vous êtes dans une résidence au long cours à Bourges avec l’association Bandits-Mages, quels travaux menez-vous ? Je suis en train de consulter les archives de soirées, d’évènements que j’organise depuis plus de vingt ans. Lors de ces soirées, j’invite des artistes de tous bords avec un protocole assez simple : vous avez carte blanche mais ne dépassez pas dix minutes pour faire une performance mais bien entendu, suivant les propositions, cette durée peut être dépassée. Dans ce travail de rétrospective, je fais un aller-retour entre mes propres archives et le corpus de vidéos, de matériaux, de Bandits-Mages pour construire un montage ainsi qu’une soirée de performances et concerts à l’occasion de l’inauguration des nouveaux locaux de la Friche de l’AntrePeaux où seront notamment invités Fanny Adler et Vincent Madame. Dans le travail de chacun, je regarde quelles rencontres sont possibles à travers différents médiums, je cherche des correspondances – un mot qui m’a inspiré pour nommer cette soirée. Dans mes recherches, je trouve une correspondance à la fois humaniste et artistique.

Culture de la crainte, techniques mixtes sur papier 50 cm x 500 cm (2018) © Véronique Hubert.

Vous êtes une artiste pluridisciplinaire mais en ce qui concerne la partie photographique, vous travaillez depuis plusieurs années sur une série, Derrière, pouvez-vous nous en parler ?

et pourquoi il a été choisi. Par la suite, je demande à la personne de choisir la photographie parmi les différents clichés qui ont été faits avec moi car c’est un travail basé sur l’échange. On me livre – j’appelle cela une livraison – une part d’intimité car les gens me donnent aussi quelques mots qui expliquent leurs choix ; certaines histoires sont incroyables. C’est une démarche très intéressante au niveau social et culturel. Je cherche à voir une mosaïque de toutes ces personnes comme un autoportrait sur le temps que j’ai passé à faire des rencontres. Ma démarche n’est pas du tout égocentrique mais cela matérialise une partie de ma vie. Ce projet se finira quand je serai épuisée ou quand je ne serai plus là.

Cette série, Derrière, est un travail qui compte énormément pour moi tant sur le plan artistique que personnel. Je demande aux gens que je souhaite photographier de choisir un objet quel qu’il soit, objet fétiche ou de tous les jours. Je prends en photo cet objet qui est mis au premier plan, donc net, alors que la personne en arrière-plan est elle, floue. Ce qui m’intéresse c’est de voir d’où l’objet est sorti, de quel univers

Je mets ce travail en parallèle avec un autre qui est une série de vidéos, Une page. Entre 1996 et 2001, j’organisais des soirées nommées Lectures ? pour aller à l’encontre des lectures classiques de la poésie. J’ai pu assister à des soirées de lectures que je qualifierais de traditionnelles car on écoute un texte qui est lu parce qu’il convient de le dire ainsi. Alors, même si les mots sont superbes, on s’ennuie assez vite, tout est très 70

ampoulé. Une page est le contre-pied récent de mes propositions de soirées des années 90-2000. Je demande à ces mêmes artistes qui ont participé à Lectures ? (poètes, chanteurs, slameurs ou cinéastes) de s’emparer à leur manière d’une page de texte en le lisant face à une caméra. Encore une fois, je pénètre dans l’univers des gens, tout en prenant mon temps, et c’est avant tout une rencontre humaine. La vidéo n’est qu’un petit espace-temps et une performance qu’on me livre individuellement dans une grande générosité et dans une relation de confiance.

Est-ce que vous avez toujours aboli les frontières dans votre démarche ? Complètement car je suis un caméléon, une emprunteuse. J’aime faire tomber les barrières. Un cinéaste peut autant me toucher qu’un poète, un musicien ou un plasticien. Je vois la différence de médium d’expression mais je ne vois pas la différence entre les arts. Je ne pourrais pas rester cantonnée à un seul domaine, je m’ennuierais. Je pense qu’il faut être lucide. On change d’humeur, d’avis, chaque jour on remet


~ arts visuels ~ les pendules à l’heure. Notre « je » est fait de conglomérats, d’emprunts à d’autres. On puise, on fractionne, on récupère, on reconstruit. On a une mémoire du corps et de l’esprit mais chaque jour est inédit et on essaie de faire avec cela. Chaque artiste a une orientation, une sensibilité mais est construit de plein de morceaux qu’il va recracher sous une forme ou sous une autre. On n’est pas une chose mais toutes choses possibles ; il n’y a pas un chemin mais tous les chemins. C’est très important parce que c’est libérateur. On m’a souvent dit qu’il fallait que je choisisse entre organiser des soirées, faire des performances ou faire des vidéos comme s’il fallait entrer dans une seule et même catégorie mais cela n’est pas possible. Par exemple, je continue d’enseigner tout en sachant très bien qu’être à la fois artiste et professeur apparait comme presque incompatible car un « vrai » artiste n’a que cette seule activité. Il faut mettre cela de côté, le surmonter et même si ce n’est pas toujours facile, il faut s’en détacher et tenir.

Quelle place tiennent l’enseignement et plus largement la médiation culturelle dans votre vie ? Je me nourris de ce travail dans l’enseignement. Quand on a affaire à de jeunes gens, à la vie, à ce que l’on entend de la rue, de la société, il y a un retour et un vrai échange quand on sait écouter, donner et recevoir. Être enseignant c’est un peu comme être dans une forme de théâtralité car il faut amener les élèves à entendre et à écouter. A priori l’art ne sert à rien, l’art contemporain est facile et tout le monde peut le faire mais toutes ces notions sont à défaire en faisant preuve de pédagogie. Les plus jeunes sont beaucoup plus permissifs s’ils arrivent à replacer l’art dans un enjeu du monde. Grâce à leur ouverture d’esprit, ils arrivent à avoir confiance en eux et développent un sens du regard. Tous ne peuvent être touchés de la même manière mais il faut garder une certaine utopie.

En parlant d’utopie, vous avez créé un personnage, la fée Utopia, que représente-t-elle ? J’ai puisé mon inspiration dans l’image générique de la fée, celle de Disney, qui est légèrement sorcière mais qui est aussi à la mode des années 30, un peu

Utopia contre/mur Citadelle de Belfort (2011) © Musée des Beaux-Arts de Belfort.

séductrice, sensuelle et objet de désir. C’est une fée qui va essayer de préserver un certain ordre. Elle est audacieuse et affirmée, elle prend des décisions, s’impose, n’a pas de codes de soumission ou de mise en retrait. Elle rentre dans un cube qui est presque une carapace et va foncer et défoncer pour essayer de comprendre. Elle laisse une trace de son acte. C’est une acceptation du réel, de celui auquel on se cogne.

su diffuser un savoir qui m’a construite mais aussi la fréquentation des musées, bibliothèques, galeries, tous les lieux finalement où l’histoire se bricole au travers d’objets conservés, de livres et d’images consultables. Il y a aussi toutes ces histoires chuchotées par des artistes, âgés ou jeunes, avec qui j’ai arpenté les expositions. Tous ces cerveaux vivants et morts m’ont communiqué des données qui sont ces traces.

Cette fée est aussi totalement engagée dans le féminisme que ce soit dans ses positions, sa posture, sa colère. Ce côté absurde et burlesque n’est pas du tout du masochisme ou de l’autodestruction. Il veut plutôt dire qu’il faut se bouger soi-même, se mettre en danger, se modifier et se dire. Je suis persuadée qu’il faut continuer à se réinventer face à la violence du monde. Si le monde était idyllique on n’aurait peutêtre pas autant de volonté de création. L’être humain est une machine à peur et à imagination, il créé par peur car il a besoin de s’inventer quelque chose face à un cataclysme.

Depuis toutes ces années j’ai fait de tout cela une matière, un motif qui s’emmêle dans ma recherche que ce soit avec des citations de poèmes, de paroles d’artistes et écrivains ou des détournements sonores d’enregistrements et de musiques. Malgré tout je ne perds pas de vue le poids de la culture qu’Hannah Arendt suggère dans La crise de la culture. Je me suis construit une paire de sandales pour ma fée Utopia, liée à cette notion héritage de la philosophie qui nous « fait sauter à pied joint entre le royaume de la nécessité et celui de la liberté » : sur la droite on peut y lire productivité/nécessité et sur la gauche, possibilité/liberté.

Que signifie le mot trace pour vous ? Laisser une trace peut être très négatif, quelque chose de très animal parce c’est un signe biologique. Dans notre système humain, tout est fiction, on invente le monde, on laisse un signe parfois cabalistique, mystérieux comme quelque chose qui reste après un passage. Les traces sont matériellement toutes ces transmissions que j’ai assimilées grâce à des enseignants transmetteurs qui ont 71

Notre existence est une oscillation entre cet héritage que l’on subit parfois (productivité/nécessité) et le hasard qui nous contraint à la création inédite (possibilité/liberté). Il est un savoir riche dans un sens, mais il est aussi un étouffement de traditions qui nous freine et nous contraint aussi, ce que les avantgardes et les artistes libres chahutent et dépassent perpétuellement.


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Thomas Jolly/ L’insatiable

On l’a découvert en 2014 au Festival d’Avignon avec l’intégrale d’Henry VI de Shakespeare, il arpentait pourtant les villes et théâtres de Normandie et de France depuis huit ans déjà à ce moment-là. Après avoir été propulsé, non sans tumulte, au rang d’icône d’une nouvelle génération de metteurs en scène, il revient serein sur son histoire.

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Thomas Jolly © Jean-Louis Fernandez.


Pensez ce que vous voulez mais pensez. J’essaie de remettre la pensée en circulation.

Comment se sont passées vos années de formation ? Je suis rentré en option théâtre au lycée, puis en arts du spectacle à l’université de Caen. C’est là que j’ai vu un spectacle de Stanislas Nordey, alors directeur du Théâtre National de Bretagne (TNB) à Rennes, j’ai vécu un moment fort dans mon parcours. J’avais l’impression de m’éveiller à ma propre intelligence, que cela me remettait en activité cérébrale et réflexible. J’avais le sentiment d’être sollicité dans ma pensée. C’est le premier metteur en scène que je rencontre à l’époque qui me place à un endroit d’éveil. Je voulais absolument le rencontrer, alors j’ai passé le concours du TNB pour travailler avec lui. L’école n’est pas simple, je me rends compte que je ne suis pas heureux dans le travail. Pour être honnête je n’ai pas réussi à être acteur avec Nordey et je pense qu’il s’en est rendu compte, ce qui n’a pas empêché une vraie rencontre entre nous sur le terrain de

la mise en scène. Pourtant, le dernier jour de l’école, il a fait un tour de table des étudiants de la promotion et il m’a dit : « Thomas, tu es là depuis trois ans et je ne sais toujours pas qui tu es ». J’étais anéanti parce que pendant ces trois ans tout le travail était justement de savoir utiliser ce qu’on était. C’est ce qui m’a plu dans le projet pédagogique de Rennes. Je trouve intéressant le paradoxe de la scène qui est à la fois un endroit où l’on est surexposé et un endroit d’intimité extrême où l’on part à la rencontre de soi-même, pour être plus proche de soi. À l’inverse d’un conservatoire, Nordey parlait d’« innovatoire ». L’école nous apprenait à être quelqu’un.

De quelle manière est née votre troupe, La Piccola Familia ? Au fond je pense que la dernière phrase prononcée par Nordey a été un électrochoc, c’est de là que j’ai construit la Piccola Familia. J’ai eu envie très

rapidement de monter une troupe, mais aussi un outil pour le territoire. C’est grâce au service public de la culture que je suis là. Je n’ai jamais déboursé un centime pour apprendre ce métier et j’en suis assez reconnaissant. Je voulais d’abord créer un groupe de travail pour les acteurs, les spectacles nous ont embarqués plus loin qu’on ne le pensait. On menait de front nos premières tournées et on se mettait à travailler avec les lycées, les collèges, les hôpitaux et les prisons ; nos actions culturelles étaient toutes reliées à nos créations. Une médiation en lien avec un spectacle est à mes yeux plus pertinente car elle emmène sur une finalité : les gens voient du théâtre plutôt que de traverser un parcours d’éducation artistique qui serait en dehors de toute réalité concrète, détaché de la création. Pour La Piccola Familia la question des rôles de chacun a été très claire dès le départ, je ne voulais pas de collectif. Nous étions un groupe soudé mais j’en avais la direction artistique.

Comment cette troupe arrive-t-elle au Festival d’Avignon en 2014 avec la saga de Shakespeare ? En 2009 je démarre un projet un peu fou qui est de travailler sans projection et sans finalité : monter intégralement Henry VI de Shakespeare. Nous n’avions pas de plan de bataille, rien n’était prévu de l’histoire qui s’est écrite. Aucune stratégie, juste l’élan fou d’une jeune troupe créative.

Henry VI mis en scène par Thomas Jolly (2014) © Nicolas Joubard.

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On commence la création avec Le Trident Scène nationale de CherbourgOcteville et plusieurs autres structures régionales. Puis mon statut d’artiste associé au TNB en 2013 permet de poursuivre la création jusqu’à ce qu’Olivier Py nous propose de finaliser l’aventure au Festival d’Avignon pour sa première édition en tant que directeur.


~ théâtre ~ À ce moment j’ai huit ans de vie professionnelle, quatre créations et une reprise. La compagnie tournait bien et pourtant, j’arrive à Avignon dans un milieu inconnu pour moi. Du jour au lendemain nous faisons la une du Monde, je me rends compte que tout le monde parle de mon spectacle. Je reste pourtant concentré sur celui-ci jusqu’à la fin des représentations. Je n’arrive pas à imaginer les répercussions que cela aura sur ma vie à partir de septembre 2014.

Qu’est-ce qui a changé lors de ce mois de juillet 2014 ? Les choses n’ont pas changé tout de suite. Je trouvais que c’était une aventure exceptionnelle, pleine de joie avec mon entourage. Les mois suivants toute la presse parlait du spectacle et c’est au fond ce qui était important, on parlait du théâtre public jusque dans de très grands médias. Mais dans une compagnie il est plus difficile de réussir que d’échouer ensemble. Quand on échoue on partage l’échec, mais le succès se partage différemment et il m’est retombé dessus, beaucoup de membres de la compagnie ne l’ont pas compris. Mon activité s’est emballée, j’ai été moins présent avec mes anciens compagnons, ce qui a tendu certaines relations. Toute médaille a un revers. Avoir du succès demande de travailler plus, ce n’est pas plus simple, au contraire. Il y a beaucoup plus de pression. Pour moi, Henry VI n’est qu’une borne dans mon parcours. Avec le recul, aujourd’hui, je peux dire que nous avons tous vécu le succès avec des temporalités, des compréhensions et des conséquences différentes. La propulsion sur le devant de la scène et la redescente ont pris deux ans. Après l’euphorie, je peux dire que plus tu montes en hauteur et plus le vent souffle.

Pourriez-vous nous en dire plus sur le revers d’une telle médaille ? La médaille est très belle, l’aventure avec les institutions, les publics, les équipes des lieux a été joyeuse et ébouriffante. Je n’ai absolument aucun regret. Nous avons bâti une aventure comme on ne peut en vivre qu’une fois dans sa vie. Mais il est vrai que, comme

Fantasio mis en scène par Thomas Jolly (2017) © Pierre Grosbois.

dans tous les milieux, celui du théâtre a son lot de bêtise, d’étroitesse d’esprit et de malveillance. Ce qui m’a surpris car je pensais naïvement que le théâtre combattait justement cela. Par exemple, le caractère populaire de mon travail est parfois dénigré, c’est une incohérence. Je suis investi d’une mission de service public. Je signe des conventions avec la ville, le département, la région et l’État qui consistent à ce que les œuvres soient accessibles au plus grand nombre, c’est ma conviction mais c’est surtout ma mission. Je ne comprends donc pas que l’on m’accuse d’être démagogue avec Richard III par exemple. Est-ce parce que le public était debout après chaque représentation et que toutes les dates étaient complètes ? Autre exemple, les deux seules raisons officielles qui m’ont été données pour ne pas me nommer directeur du TNB c’est que j’étais trop « jeune » et trop « enthousiaste ». Ma peine ne vient pas de ne pas être directeur du TNB, elle vient du fait que la politique culturelle d’alors n’a pas fait confiance à la jeunesse et a trouvé que l’enthousiasme n’était pas positif. Mon rêve est de porter un projet, d’avoir un bâtiment, une équipe, un budget et d’avoir un territoire dont on a la charge. Le projet du TNB était construit sur mesure, je connais ce territoire depuis dix ans. Dans le théâtre public, quand un spectacle fonctionne, on ne sait 75

pas quoi en faire, le réseau public n’a plus la possibilité de longues exploitations, il faut donc renouveler sans cesse pour donner de nouveaux spectacles. Par exemple, 2 400 personnes ont vu Henry VI à Paris, c’est très peu et c’est dommage pour toutes les autres personnes qui auraient eu envie de le voir. Le théâtre privé n’a pas les missions du théâtre public mais il a des vertus comme celle de permettre de longues exploitations et d’ailleurs il l’a bien compris. Moi-même je pars du principe que plus on joue les spectacles, plus ils se bonifient alors je pourrais tout à fait accepter d’y jouer.

À partir de 2016, vous travaillez sur des opéras. Quels sentiments en gardez-vous ? Quand j’arrive à l’Opéra Garnier pour la mise en scène d’Eliogabalo je me rends compte que je ne sais pas faire d’opéra et personne ne m’en donne les clés. Cela ne marche pas du tout comme une pièce de théâtre et je m’en rends vite compte. C’est le spectacle que j’ai le plus anticipé et travaillé et c’est celui que j’ai vu le plus tard, je l’ai en réalité découvert avec le public. Je n’en suis pas content, tout l’aspect de la mise en scène est raté. Je commence Fantasio pour l’Opéra Comique en étant crispé suite à cette expérience compliquée et là, le triomphe est au rendez-vous.


Comment vous définiriez-vous en tant que metteur en scène ? Je suis un metteur en scène qui met à la poubelle tout ce qu’il a appris sur une création avant d’en commencer une autre, j’estime être un traducteur de la volonté d’un auteur. Quand il est vivant je lui demande, mais quand il est mort, j’essaye de deviner au mieux. Je suis un traducteur scénique. Ce n’est pas un effacement de ma part, c’est une forme de servitude et c’est de là que vient mon plaisir. Le texte que je mets en scène dit des choses que j’ai envie de dire. Je cherche la solution la plus poétique scéniquement, un dispositif pour mettre en valeur le texte. Tous les metteurs en scène ont une façon de traduire. L’auteur conditionne ce que je vais mettre en scène. Je ne suis pas un metteur en scène qui fait commerce de moi-même. Je ne donne pas de leçons, j’aime poser des questions via les textes que je monte. Je suis contre l’idée qu’un metteur en scène puisse penser qu’il sait mieux que les autres comment fonctionne le monde. Par contre, Shakespeare a des choses à nous dire. Ses pièces ne sont jamais manichéennes. Il nous renvoie à notre pensée. Je suis un metteur en scène qui dit : « Pensez ce que vous voulez mais pensez ». J’essaie simplement de remettre la pensée en circulation. Si j’avais des choses à dire en mon nom sur un plateau, j’écrirais des textes. Pour moi, le grand artiste est acteur, auteur et metteur en scène. Mais je ne me sens pas capable de le faire. Aujourd’hui j’estime que Shakespeare parle mieux du monde que moi. Je me sers des autres pour dire ce en quoi je crois.

Quel est votre rapport à la critique ? Ma relation avec la critique démarre cet été 2014, elle est unanime sur Henry VI puis cela se nuance et devient même parfois violent sur Richard III et d’autres spectacles. Je commence alors à m’interroger sur la pertinence et le sérieux de certains papiers. Tenter de décrédibiliser un travail minutieux, élaboré sur plusieurs années en collaboration avec des spécialistes du sujet, est-ce bien utile ? Que l’on aime

Thomas Jolly © Olivier Metzger, Modds.

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~ théâtre ~

Richard III mis en scène par Thomas Jolly (2015) © Nicolas Joubard.

ou que l’on n’aime pas n’est pas le problème, on a une plus haute mission commune vis-à-vis du spectateur. On peut apprécier ou pas un spectacle mais il ne faut pas nier ce qu’il se passe dans la salle avec le public qui, que la critique soit bonne ou mauvaise, est là. J’ai pu en faire le constat.

Comment avez-vous choisi Thyeste de Sénèque pour la 72e édition du Festival d’Avignon ? La Rome antique est un théâtre très particulier, de grandes machineries, de grands déploiements, de chœurs, chants, musiques et danses. Le théâtre romain, n’est pas un théâtre politique, ni philosophique, c’est un théâtre empathique. On venait au théâtre pour un consensus passionnel de larmes. Il n’y a pas de voyage ni d’action. L’opéra est la réminiscence fantasmée de ce qu’aurait pu être le théâtre antique. C’est du grand spectacle. La Cour d’Honneur du Palais des Papes appelle la théâtralité, c’est l’écrin parfait pour la tragédie. Quand Olivier Py m’a fait la proposition de la Cour d’Honneur, j’ai hésité entre deux spectacles à produire. Depuis très longtemps j’avais envie de monter

Thyeste mais j’avais aussi Lorenzaccio en tête. Mais en faisant Lorenzaccio il n’y avait pas de renaissance, il y aurait juste eu une sorte de constance. Mon désir profond était Thyeste. J’ai décidé d’être à l’écoute de ce désir même s’il m’emmène vers des terrains inexplorés.

Serein après ces dernières années tumultueuses et agitées, où en êtesvous aujourd’hui ? Pour imager, j'ai toujours traversé en bateau des paysages magnifiques mais il y a eu du vent, des vagues, une tempête, des éclairs, une tornade et maintenant j’ai repris la barre en étant plus vigilant. J’ai repris la possession du temps, je travaille dans ma temporalité. Je suis en accord avec ce que je fais, je suis mon désir. Je suis à la Cour d’Honneur car on me l’a proposé, mais surtout car j’ai choisi d’y être. Cela fait douze ans que je propose au public de voir des spectacles, je ne suis pas une étoile filante. En ce moment j’ai très envie de faire un spectacle pour des petits théâtres, cela me manque de ne pas jouer dans des scènes plus conviviales. Avec la troupe je suis revenu aux basiques et aux essentiels, avec les figures fondatrices de la compagnie. 77

Je me rends compte que le récit qu’on a fait de nous est différent de mon récit. On a beaucoup parlé du tumulte, de la tempête mais n’oublions pas que dans tout cela, le public s’est renouvelé de manière extraordinaire. En lame de fond de cette histoire, il y a celle qui se raconte avec le public et cela n’a pas de prix. Je me pose la question du service public du théâtre, il y a le mot service, à quoi sert le théâtre, comment servir le théâtre ? On pourrait parler du traité d’indulgence mutuelle, cela résume mon état d’esprit. Sénèque dit que nous sommes tous mauvais, nous sommes tous enclins à la violence, à la jalousie et à des mauvais sentiments. Mauvais nous vivons parmi les mauvais, aussi, le seul moyen de rétablir la paix – entre tout le monde, mais aussi la paix avec soi-même – ce serait de proposer un traité d’indulgence mutuelle. C’est pour moi une ligne de conduite artistique, une ligne de conduite personnelle et c’est peut-être un début de solution. Pourquoi en France ne pourrait-on pas se réjouir d’une aventure simplement formidable ?


Raconter


312 secondes – janvier 2017 Š Jadikan.


Lettre à Léon/ Thomas Lavorel Photographie de Loïc Mazalrey 80


~ nouvelle ~

Ne pas te voir plus que je ne te vois, je me demande la dette qu’on me fait ainsi payer. Léo Ferré.

M

on fils, Voilà bientôt trois saisons que nous ne nous sommes vus, et je ne peux te dire aujourd’hui si nous allons nous revoir bientôt ou s’il nous faudra aiguiser notre patience au fusil de combien de mois, combien d’années, avant que l’heure sonne au clocher de nos retrouvailles. Quand tu étais encore un nouveau-né, que je passais sans bruit devant ta chambre dont la porte était ouverte et où tu dormais, dans ton petit lit de bois à barreaux, les poings fermés au-dessus de ta tête qui, emportée par le ballet des rêves, nous ravissait parfois d’un de ces « sourires aux anges » dont s’émerveillent tous les parents, alors je n’en revenais pas, que tu existasses réellement, que tu fus entré dans ma vie, d’où tu n’étais pas prêt de sortir. Je contemplais ce tableau improbable en me demandant si cela que j’étais en train de vivre était vrai, ou si je n’étais pas moi aussi emporté par le tourbillon de tes rêves. Aujourd’hui, quand je rentre du travail et que tu n’es pas là, que je ne suis pas allé te chercher à l’école et que l’appartement n’est pas renversé par le sens dessus dessous de tes jeux d’enfant, je ne sais toujours pas comment je vais m’y prendre pour en revenir… Alors je m’assieds dans mon fauteuil et, dans un silence qui pourrait en surprendre plus d’un, je reste tremblant-là des heures en contemplant la désolation que ton absence produit sur mon cœur et parfois mon ami, lorsque toute digue se trouve effondrée, je pleure. Mais, pour cet automne et cet hiver, je me suis promis d’aller marcher, d’aller perdre mes pensées et mes émotions dans la montagne, dans les méandres de la forêt, dans le ru de mon petit ruisseau gonflé par les pluies de ces dernières semaines. De simples promenades, mais elles font tout mon bonheur, en ce moment, rien ne me semble plus important. Je suis allé ce matin avec Enka, la chienne de papi J. et de mamie D. – qui sont allés en vacances, je crois, à l’Île Maurice –, me réveiller corps et âme dans le bois des Machurettes. J’imagine que tu m’accompagnes, que nous suivons ensemble des sentiers sur lesquels il m’arrive de retrouver des souvenirs, des saveurs de mes pays d’enfance, que je croyais avoir égarés. Je te raconte tout ce qui me vient, ce qui me remonte, comme des histoires que je serais en train d’inventer. Je t’explique ce que je sais ou crois savoir, la vaste étendue des choses que je ne sais pas, tout ce que toi, peut-être, plus tard, tu m’apprendras. Tu es avec moi ici, où je prends soin de mon âme, tu es dans ces joies qui me nourrissent quand je marche sur ma voie, quand je me souviens du petit garçon que j’étais et que je l’accompagne, lui aussi, comme je t’accompagnerais. Vois cette ombre joyeuse qui marche dans les pas d’un chevreuil, ne dirait-on pas le père et le fils réunis dans la même personne ? 81


Depuis quelques semaines, je te fais parvenir des cartes postales, pour te rassurer et pour me rassurer aussi, un peu, que tu saches que je ne t’abandonne pas. Je ne sais si tu les reçois, si on te laisse les lire… Je me fais l’effet d’être le vieux sorcier Dumbledore, dans le premier livre du roman Harry Potter, dont les hiboux criblent littéralement le pavillon de banlieue où le jeune héros demeure ignorant de tout un pan de son histoire et de sa vérité, de lettres l’informant de son admission à la prestigieuse école de magie de Poudlard. Mais nous ne sommes pas dans un roman, mon garçon, nous ne sommes pas dans l’une de ces aventures que l’on écrit pour les enfants et dont nous pourrions connaître le dénouement en allant voir directement la fin du livre (en général elles se terminent bien)… La vraie vie est sans ellipse et, dans la vraie vie, mes hiboux ne sont que des employés de Poste et je ne suis pas encore devenu le directeur d’une école de magie… Mais je sais que ces messages font leur chemin vers toi, vers ton cœur, sur la terre comme dans l’esprit. Avec ces cartes postales, chaque semaine j’écris une lettre dans un carnet (celui-ci est de couleur rouge) où je te raconte mes promenades dans la forêt, mes dialogues avec les oiseaux, les chants de l’eau, certains êtres qu’il m’arrive de rencontrer… Je te raconte des histoires, je mets en scène des fragments de mes vies passées où je te fais rencontrer ce personnage incongru, ce jeune poète et chevelu qui devint ton père, qui se demande lui aussi pourquoi nos routes en passent par tant de déserts… Ah ! mon garçon, j’en ai des choses à te dire… dont nous parlerons plus tard, peut-être… certaines choses dont nous ne parlerons peut-être pas… C’est mon orgueil de père qui me fait imaginer ce Léon de quinze ans, peut-être, ou de vingt ans – qui sait à quel âge pour toi ces pensées seront mûres – débusquant les carnets de son père et plongeant dans leurs méandres comme je fus moi-même emporté, jadis, du haut des gouffres de Zarathoustra ! Lorsque tu vins au monde, je décidai d’orienter le mouvement naissant de ma poésie vers ce qui allait rapidement devenir pour moi le seul essentiel : t’accompagner comme je peux, comme je suis, avec mes pensées échevelées et mes paquets de contradictions, sur les chemins de la vie, sur les chemins d’éveil, en te disant toujours la vérité. Je ne perdis pas un instant pour me mettre à l’ouvrage, à cette table de cuisine, dans cet appartement où tu explorais tes premiers sommeils et où ton vieux père se demandait à quoi pouvait bien ressembler cet endroit du monde pour lequel il s’était embarqué…

82


~ nouvelle ~

Je le revois, penché sur son ouvrage, rédigeant les premières lignes de sa reddition : « Je fume autant que je peux mes secondes de solitude entrecoupées… La nuit ne m’appartenait plus, la nuit plane et lourde du silence qui lui est propre… À présent, le dos voûté à mes échappatoires, ce sont des chants d’amour qui me taraudent… » Je ne savais pas alors l’histoire que j’allais raconter. Mes vieux compagnons et maîtres qui m’enseignèrent autrefois, alors que j’étais à peine plus âgé que toi, l’art de l’écriture, me confièrent que, lorsque nous dirigeons avec notre cœur nos pensées vers un être, celui-ci les reçoit toujours. Et plus la direction en laquelle nous orientons nos pensées est celle de notre cœur, plus nous pouvons être assurés que ces pensées soient reçues. Tu crois, toi, que les choses se passent comme ça dans la réalité ? Moi je le crois. C’est ainsi que je sais que, lorsque je pense à toi, je suis avec toi ; c’est ainsi que je sais que, lorsque je t’écris, sur ce carnet ou sur un autre, je dialogue avec ton âme, qui est au moins aussi vieille que la mienne… Et quand tu penses à moi, toi aussi tu t’adresses à mon âme et c’est ainsi que tes pensées me parviennent. C’est ainsi que toi et moi, dans ces régions du monde où les hommes n’ont pas facilement accès, nous fabriquons les cordages qui nous serviront de ponts un moment venu pour nous rejoindre au ponant vers de présents lendemains. Autour de moi, on ne comprend pas toujours ce que je fais. On imagine tout un tas de dispositifs que je devrais mettre en place pour te retrouver, pour remettre de l’ordre dans ma vie, etc. On se dit : « Moi, si j’étais à sa place, si c’était mon gamin, alors voilà ce que je ferais » – mais personne n’est jamais à notre place. On imagine savoir mais on ne sait pas, quelles sont les lois qui réellement nous gouvernent, qui peut réaliser pour nous le chemin qui est juste. Peut-être que je me trompe, peut-être que tout ça, ce n’est que du vent, du baratin… de la littérature… ! J’ai détaché quelques pages de ton carnet pour écrire cette Lettre publiée aujourd’hui dans ce magazine (qui est un autre de mes « hiboux »), quelques pages glissées sous le temps comme un pollen qui se disperse vers une destination inconnue. C’est là mon seul présent, ma pensée la plus belle et la plus difficile. N’oublie jamais d’être heureux. Je t’aime, Papa.

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Un cœur pour héritage/ Éric Moutier Photographie de Jacques Pion

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~ poème ~

P

artir au chevet de mes rêves d’enfants. Les entendre agonir une dernière fois En les serrant bien fort, avant trépas. Puis voir la vie me convoquer Dans son costume de notaire, Me livrer ses volontés testamentaires. Elle aurait pu m’offrir perles et colliers d’or, Rayons d’amour et de miel pour ultime trésor. Mais la vie sait être sobre quand elle enfile Son costume de cérémonie. Elle m’a déposé, sans papier ni ruban, Une lettre et une boite pour testament. La carte disait « Sers t’en » Et dans la boite, un cœur battant. J’ai donc reçu de ces rêves morts Un cœur adulte pour héritage. Les cœurs d’enfants viennent et vont, Battent au rythme des passions éphémères. Les jeunes cœurs pleurent autant qu’ils n’espèrent, Savent avant d’avoir vu, l’artère fière. Mon cœur d’homme est, lui, moins puissant, Doute à chaque battement. Se rêve, sans révoltes, De n’être rien de plus Qu’un être souple et aimant. Se rêve un jour perché dans de sages hauteurs À éclairer les précipices de ses lueurs. Mais les lampes et la raison s’éteignent : Des champignons, sur la radio, s’activent, Déversent leurs spores sur les ondes Ou les attendent, humides, des cœurs creux Prêt à accueillir leurs graines venimeuses. Ça sent la moisissure dans ces forêts de carapaces, Ou fermentent et se décomposent Critiques immédiates et autres mycoses. Seuls résistent les cœurs sensibles et murs Qui dansent au rythme singulier de la Bonté. Et nous, serons-nous prêts à nous joindre à cette ronde, Loin de la moisissure et des ombres ? Laissons les chanter, nos palpitants adultes, Qu’ils battent un nouveau jour, À froisser l’aube de leur amour, Tambours résistants Prêts à guider Les forêts de jeunes cœurs Loin des champignons froids et ignorants.

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Pas mien Ă donner/ Germain Bruyas

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~ poème ~

J

e me sens partir guetter qu’on me traverse J’étais encore assis à poser ces questions à l’attente Je me sens partir + Aujourd’hui le don Je n’eus rien ni jamais à offrir Je porte À tes lèvres Le gant-brûlant-qu’est-ton-coeur à te redire mille fois comme Amoureuse l’on redit au père Qu’on l’aime Jamais plus se voir offrir d’un baiser l’emballage Et ne plus te répondre non plus : offrir toucher c’est cela que je reporte : ma voix aux confins d’un autre qui parle J’ouvre ma bouche afin qu’un vent l’emplisse J’ouvre ma bouche aux pluies nordiques À des froids en femmes longues Au charbon de couleur qui peint sur la neige La mémoire de mes pères de mes mères de mes sœurs Au cri étouffé d’un poing d’une statue de Reiner Cri qu’on étouffe pour éviter des hosannas qui S’échappent pour autant Me sens partir et Aujourd’hui Notre don des désinences J’habite une grammaire invisible Notre terminaison d’un élan Summum d’un puits qui s’ouvre haut tandis qu’un nôtre s’épuise au fond et dans une eau Qui stagne Dans l’eau Tranquilles Nous reposons Notre besoin d’un passé pauvre Notre bonheur affolé Qu’un mot l’achève Nos contrées à transmettre aux pays du langage Un mot parachève ma vie que tu prononces et que j’ignore encore et dans mon Ignorance Je fais un tour d’avoir fini Et je finis une phrase avec un œil visant ton verbe Je retourne la terre et déterre un secret : J’ai plusieurs os qu’on se partage entre Nouveaux squelettes Chacun nourris aux vers de vase Mon secret se garde seul Je me protège du temps En clignant des yeux au soleil

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RÊbus/ Gilles Wauthoz Photographie d’Arnaud Leclercq

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~ poème ~

N

ous sommes à nous-mêmes viscérales énigmes. Ô charades chétives, ainsi nous cheminons sur le chemin miraculeux de notre question — qui est toute notre vie.

À notre enfance jadis proche, jadis pleine, la dent des poissons carnassiers s’illumine — et s’isole. Dans quelle plaie chercher maintenant la marque des chairs significatives, extatiques, blessées ? Les morsures millénaires et les égratignures, et les pâles reliques, et les sanglantes faims ? Nous marchons sans soleil sur des routes de nuit. — L’horloge du destin hurle ses coups farouches. Et comme un bélier frappe aux portes de la ville, les secondes affolées en signalent la régularité morne, l’âpre ténacité. C’est parce que nous sommes multiples que nous sommes déchirés. Et l’oiseau pathétique déchire l’air du soir que l’on croyait paisible, impossible à troubler tant il nous semblait dense, tant il nous semblait là. — Douze coups nous pourfendent. — Douze parts : nos destins, leurs mémoires, ces vies… Ô les fatigues exercées, l’escarmouche du rêve aux bords des cieux, aux bords des lèvres ! — Dièses rescapés d’incroyables corolles, vous dévalez en catastrophe des pentes innommables. L’effort désordonné des passions futures s’inscrit à la surface de vos montagnes, de vos corps, sidérant ayant-vie… La singularité en feu advenant au moment de la plus haute altérité, les actions de notre vie sont coups irréguliers sur l’échiquier des gestes. — Irrémédiables ouragans, irréversibles certitudes, tout s’enchaîne de manière univoque, nécessaire, terrible en cette lice sans bordures, sans drapeaux, sans éclats. J’erre ainsi sans constance au cœur d’inespérées trouvailles. Dans l’inévitable dissipation de tous les miens, la dévastation des forêts salutaires se poursuit, s’imagine. La difficulté d’une patrie objective accusait à bon droit les crédulités blessées de nos cœurs sans secours, terribles intérieurs d’hospitalité vaine. Et voici : je suis en quête du chemin à travers. — Échappée obscurcie en cette éclosion saine, neuve explosion des premiers sorts, de derniers mots, je m’affranchis finalement des cicatrices et des terreurs, héritages des mères. Vestiges involontaires d’un temps ineffaçable, vous eûtes de la bienveillance ; vous eûtes des honneurs, certes. — Nous aurons des canons !… Visiteurs, clairs visages, frais assauts à nos vies constamment fortifiées, vos nouvelles, vivaces, vos nouvelles vont vite. — Vos surprises naissantes appellent les Déluges. Sur l’armoire des jours, le printemps s’affermit. Le printemps qui regarde. — Le printemps qui comprend…

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Les hommes diminués/ François Roland Goddet Photographie d’Alison McCauley

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~ nouvelle ~

A

ssis sur un banc, sous un ciel lourd, nous attendions avec Armand. Nous nous trouvions au printemps, saison du renouveau par excellence. On en n’était plus là. Il n’y avait plus grand chose à faire, si ce n’était d’attendre, bien seuls. On observait l’évolution des arbres qui reverdissaient au fur et à mesure que le temps avançait. On se contentait de ce miracle. Nous étions en train de considérer un pic épeiche cognant sur le bois d’un bouleau, quand soudain un joggeur fit irruption dans notre paysage. Un petit collant noir serrait ses fesses fermes et rebondies. Ses jambes, dont les mollets saillants attiraient l’œil, étaient épilées. Il avançait fier, le buste haut, à cadence régulière. Un dispositif enroulé autour du bras lui prenait le pouls, indiquait sa tension et lui stipulait que, chez lui, son chien n’avait plus de croquettes. Si l’effort était jugé trop intense, un léger bip se mettait à marcher, et alors l’homme savait qu’il devait se ressaisir. Il passa devant nous et nous décocha une œillade à l’effet d’estocade. Je laissai filer. Mais pas Armand qui se leva subitement en faisant mine de bondir sur l’homme. Celui-ci stupéfait, apeuré, partit dans un sprint de survie, oubliant les bips bips infernaux du bracelet. Armand, satisfait, se rassit sourire en coin et me dit : — Une belle farce que je lui ai jouée à guignol hein ?! Qu’il sente un peu son palpitant se dérégler, non ?! — Sacré méthode en effet tu as toujours été un type attentif aux autres. — Et comment que je le suis ! Faut être vigilant sinon tu finis comme ce gars, à courir comme un demeuré, entouré des dernières lubies des branleurs de la Silicon Valley ! Et tu veux que je te dise ? Il est là l’… Armand s’arrêta net. Un jeune homme les cheveux bruns, le visage en fièvre s’était fixé devant nous. Il avait dans les mains une tablette, qu’il serrait précieusement contre lui. Son oreille gauche était toute entière avalée par une oreillette reliée à un casque. Il arborait des lunettes qui masquaient son regard. Il nous regarda et nous dit subitement : — Vous êtes assis sur XZ. — Et qui est ce XZ ? répondis-je. — L’avant dernier prototype qu’il me manque dans ma quête. — À part un banc bien solide, je ne crois pas avoir XZ sous les fesses, lui répondit Armand. — Poussez-vous je n’ai pas de temps à perdre. — Nous n’en avons pas beaucoup à gagner non plus…, signala Armand, qui se leva, las. Le jeune homme ouvrit alors grand les yeux, tendit les bras en maintenant son écran devant lui et prononça la formule magique : — Ok Google ! À nous deux XZ ! Alors l’écran émit un léger signal lumineux, se mit à vibrer et dit : — Good Job ! Let’s go for the next ! Le jeune homme s’inclina religieusement à l’écoute de la voix et partit sans rien dire. — Au revoir ! balança Armand. Le jeune homme ne se retourna pas. — Tu vois, il est là l’héritage… L’héritage de l’humanisme athée… Dans la liquidation totale de ce qui fait l’homme, au profit du technologisme. Il est dans cette hystérisation des mœurs et cette négation de l’autre… J’écoutai en silence. Armand vint se rasseoir auprès de moi, un sourire aux lèvres. Il tendit le bras vers le bouleau. Un deuxième pic épeiche avait rejoint le premier. Et sous un ciel enfin dégagé, et sans un mot, nous observions nos deux oiseaux.

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Trois fois à droite après le blockhaus/ Pierre Fleury Photographie de Gérard Métral

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~ nouvelle ~

Q

uand je repense à la Normandie, je me vois monter la colline de Crasville. C’était une longue montée abrupte face à la mer. Je me repérais mal, comme toujours. Alors, je trouvais des stratagèmes cérébraux, des moyens mnémotechniques pour retrouver la maison de ma grand-mère. Je me répétais « trois fois à droite après le blockhaus, trois fois à droite après le blockhaus ». Et j’arrivais sur mon vélo au cœur d’un vallon où dormait depuis des siècles la gentilhommière de mes ancêtres, d’obscurs Vikings, aux allures chevaleresques. Ce vélo, je l’avais emprunté à un cousin éloigné. Plus exactement, c’était un V.T.T. Un moyen idéal, simple et pratique de vadrouiller dans le bocage normand encore préservé dans ce coin précis du Cotentin. Les plus beaux souvenirs de mon adolescence se passèrent dans ce pays, avec cette bicyclette. Celle-ci me donna une immense liberté. La liberté entre autres d’aller, à l’insu de mes parents, au bistrot de Saint-Vaast-la-Hougue, qui faisait face au port de pêche, en compagnie d’un cousin. Ce cousin, Greg, connaissait bien un serveur, qui acceptait de nous servir des monacos bien frais et bien sucrés. Chose qui nous paraissait incroyable. Du haut de nos quatorze ans, ce panaché avait le goût de l’interdit, goût sublime et fantasque de la prohibition. Je soupçonnais bien plus tard le gentil garçon de café d’avoir forcé davantage sur la limonade que sur la bière. En effet, lors de notre retour à Quettehou, toujours à bicyclette, je ne ressentis aucunement l’ivresse chaude sur mes joues fouettées par le vent froid et cinglant des bords de mer. Je vagabondais. Je m’échappais quelques temps, parfois des après-midi entières, dans les collines. Et je me perdais bien sûr. Comment en serait-il autrement ? Je viens de Haute-Savoie, j’ai quatorze ans à ce moment-là, je n’ai aucun sens de l’orientation. Sens qui m’est toujours inconnu actuellement. Et où mes coups de pédales me menaient ? Eh bien, toujours à Crasville, à la ferme Fleury. La source primaire de ma généalogie. Pour m’y rendre, je quittais la grandroute de Morsalines, puis je m’engageais sur une petite départementale sur la droite. Dès que j’avais dépassé les premières maisons et leurs flopées d’hortensias roses, je me mettais en danseuse sur le vélo, et je tournais trois fois à droite après le Blockhaus qui surplombait la plage de Crasville. Les petits chemins déserts, les haies de mûres. Les chemins creux. L’éternel bocage. Les noisetiers, les pommiers de la grande tante Marie-Jeanne. La ferme de pisé en ruine de ma grand-mère, cette grand-mère que je n’avais jamais vu et qui régnait en maître sur ce territoire, comme le fantôme du commandeur. J’étais le petit Sganarelle des collines, ignorant tout des drames qu’avait pu connaître ma famille au sein de ces sinueuses chasses, maculées de tâches d’ombre. La mémoire avait disparu. Les souvenirs étaient partiels et lacunaires. Mon père ne se souvenait de presque rien et je me demandais s’il avait vraiment envie de se rappeler de ces choses-là. Il ne voyait plus sa mère, celle qui au cœur du mois de juin 1948 l’avait mis au monde avec douleur. Celle qui avait pourvu à ses besoins jusqu’à ses quatorze ans. Quatorze ans, tiens j’avais le même âge à l’époque de la bicyclette. Il y avait eu une dispute, une seule, puis plus rien, et depuis quarante ans, ils ne se parlaient plus. Un immense secret avait envahi l’espace qui séparait mon père de sa mère. Ils étaient deux chiens de faïence brisés. Trois fois à droite après le blockhaus. Je posais le vélo contre la grange, quand j’arrivais là-bas, sur la lande. La ferme de pisé restait vide, craquelée, décrépite. Je descendais jusqu’au ruisseau. Là, je contemplais lentement la beauté ancienne de cette ferme normande qui jadis avait vu grandir ma grand-mère, grande, belle, gaillarde comme une fille de ferme. Une fille de ferme qui ne voulait sous aucun prétexte dévoiler sa faute, comme l’on disait à son époque, la faute d’avoir eu seule un si beau et tendre garçon. À mon père.

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Prescriptions


283 secondes – novembre 2009 Š Jadikan.



~ exposition . aix-les-bains ~

Musée Faure/ Cette année 2018 est témoin de la fin d’une histoire de trente ans et le début d’une nouvelle aventure pour le musée avec deux expositions. C’est l’histoire d’une dernière, et d’une première. La dernière c’est une exposition signée par l’historique conservateur André Liatard. L’occasion d’une rétrospective de ce qui a fait la vie du musée ces dernières années, un des ADN de la ville d’Aix-les-Bains. Jubilons → Jubilez – Rétrospective et perspectives sera l’occasion d’exposer certaines des œuvres intégrées à la collection permanente. La première exposition, c’est celle de la nouvelle direction du musée, sous le commissariat de Delphine Miège, grande exposition sur celui qui règne en maitre dans la villa des Chimères, Rodin, qui côtoiera Auburtin, pour se pencher sur la danse, le mouvement, le « Pas de deux ».

Cette exposition est donc l’occasion de retrouver Pierre Assémat, Annie Berthet, Mylène Besson, Boywd, Pierre Marie Brisson, Bernard Duchesne, Daniel Favre, Denise Geisen, Pierre Leloup, Pierre Margara, Maja Polackova, Marie Morel, Pierre Rault, Jean Rustin, Kymia, Jean-Pierre Llado, Jean Girel, Claude Hermann, Solange Kowalewski, Jeannine Lucas, Jean Monneret, Felix de Recondo, Monique Tello, Claude Viallat, ou encore Yan Zoritchak.

Pas de deux : Auburtin, Rodin et la danse. On connait la collection de sculptures et d’aquarelles du musée Faure mais cette exposition d’Auguste Rodin et de son contemporain Jean-Francis Auburtin propose de les réunir autour d’une fascination commune, le mouvement. En effet les deux artistes, témoins de leur époque (fin du XIXe, début du XXe siècle), travaillent parallèlement sur la danse, collaborant avec des modèles communs. C’est alors que nous pourrons trouver la représentation par Rodin, puis par Auburtin des danseuses Isadora Duncan, Loïe Fuller, Hanako ou Carmen Damédoz.

Jubilons → Jubilez – Rétrospective et perspectives. André Liatard a, durant des années, affirmé une politique d’ouverture au musée en l’offrant à de nombreux artistes, en cherchant à diversifier les publics. Il a fait de ce lieu un espace de laboratoire, d’expérimentation, de passage, de vie. En effet, nombreux sont les artistes qui ont pu exposer leur travail avec l’obligation de s’approprier les salles et le jardin du musée. Une des particularités de la villa est bien l’intimité de ses salles et pourtant, on se souvient de Nicolas Lavarenne qui trônait majestueusement aussi bien dans la salle d’exposition temporaire qu’à l’extérieur du musée.

Notons que cette exposition est également l’occasion de faire venir à Aix-les-Bains des œuvres qui n’ont jamais été exposées sur le territoire ; des œuvres (sculptures et dessins) prêtées par le musée Rodin de Paris et par des collections privées pour Auburtin.

Durant l’été ce n’est pas moins d’une trentaine d’artistes qui seront donnés à voir ou à revoir. Ceux qui ont ponctué les années avec quatre expositions temporaires par an. Les années Liatard ont également été l’occasion de poursuivre le travail du père fondateur de la collection, le Docteur Faure. Il y a dans l’ADN de ce qui constitue le fond permanent du musée, une volonté de se placer en témoin d’un temps. En effet, le XIXe siècle et le début du XXe sont à l’honneur dans l’enceinte de la villa. Comme témoin du romantisme pictural et sculptural, cette collection s’est ouverte, depuis quelques décennies, à ce qui fait l’art d’aujourd’hui dans la région et au-delà.

Se font donc face dans cette exposition toute la puissance de Rodin et la légèreté et la finesse d’Auburtin dans une scénographie pensée sur tout l’espace du rez-de-chaussée du musée, commentée par des cartels et accompagnée par une publication qui accueillera notamment les plumes de Cyrielle Durox (musée Rodin de Paris) et d’Antoinette Le Normand (ancienne Directrice de l’Institut National d’Histoire de l’Art) qui fut co-commissaire de la grande exposition rétrospective de Rodin au Grand Palais RMN en 2017. 97



~ exposition . annecy ~

ShadokOrama/ Impertinents, absurdes et loufoques, de drôles d’oiseaux envahissent le Musée-Château d’Annecy pour un jubilé en grande pompe. Le monde qui a vu naître les Shadoks.

A priori les Shadoks sont des oiseaux avec de toutes petites ailes ridicules qui pondent des œufs… mais comme ils sont hauts sur pattes, quand ils pondent, leurs œufs se cassent. Avoir des œufs en fer serait une solution… mais les oisillons ne pourraient pas sortir. Des œufs qui rouillent seraient une autre idée… mais le temps que l’œuf rouille, le petit naîtrait déjà vieux. La vie d’un Shadok est assurément compliquée. D’autant plus qu’il n’existe pas de « Shadokette », ce qui pose un réel problème pour assurer la survie de leur espèce. Pour se reproduire, un Shadok doit compter jusqu’à quatre… mais son cerveau n’a que quatre cases. Comme il y a toujours quelque chose dans une case, pour faire de la place, il faut oublier. Donc quand les Shadoks se mettent à pondre, ils n’ont plus aucun souvenir. Absurde et sans fin ? C’est tout l’esprit loufoque et impertinent des Shadoks qui est à découvrir au Musée-Château d’Annecy pour un jubilé en grande pompe.

L’action de la première série des Shadoks se situe « il y a très très très longtemps ». Un passé lointain est bien la première impression que le visiteur de ShadokOrama peut ressentir. En effet, les Shadoks font leur apparition dans les années 60, une époque où la télévision est un réel investissement et où celleci tient une place importante dans les foyers. Seules deux chaines contrôlées par l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), symbole du monopole de l’État, sont accessibles. Malgré cette dépendance à l’État, l’une des sources de la série est le Groupe de recherches musicales, fondé par Pierre Schaeffer en 1958, essentiellement tourné vers la musique concrète. La musique ayant un rôle prépondérant dans les Shadoks, les spectateurs de l’exposition sont invités à créer leurs propres compositions sonores avec des instruments bizarres et insolites.

L’histoire d’une série hors-normes.

Ce « monde qui a vu naître les Shadoks » est aussi celui de la conquête de l’espace, un temps où la science-fiction tient une place prépondérante dans les arts : cinéma, bande dessinée, littérature. C’est ici l’occasion de découvrir le musée-bibliothèque imaginaire de Jacques Rouxel afin de plonger dans ses influences artistiques, son univers intellectuel. La question du travail est également très présente dans les Shadoks, quand on dit « pomper », c’est le travail qui est mis en évidence ainsi qu’une certaine absurdité de celui-ci : « Je pompe donc je suis ».

Il y a cinquante ans, le 29 avril 1968, juste après le journal télévisé, les Français découvraient une toute nouvelle série d’animation, Et voilà le Shadok, créée par Jacques Rouxel et mise en voix par Claude Piéplu. Une partie des téléspectateurs fut scandalisée par ces drôles d’oiseaux mais Jacques Rouxel s’est toujours défendu de vouloir prendre position ou d’avoir un propos politique ou social. Ayant très vite disparu des écrans en raison de la grève générale liée aux évènements de mai 68, les Shadoks sont revenus dès le mois de septembre. Trois autres séries ont été diffusées par la suite en 1970, 1974 et la dernière, Les Shadoks et le Big-Blank, en 2000, peu de temps avant le décès de Jacques Rouxel (le 25 avril 2004).

L’épopée des Shadoks. Autres devises « shadokiennes » : « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » ou « S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème. » ont imprégné la culture française. Dans cette « épopée des Shadoks », le visiteur pénètre dans l’atmosphère de la série en baignant dans les principes des Shadoks – avec de nombreux documents originaux – et en suivant les évolutions des techniques d’animation – avec notamment une machine « infernale », l’animographe.

Les Shadoks sont les témoins parodiques des époques qu’ils traversent car beaucoup d’allusions à nos sociétés contemporaines viennent pimenter les 208 épisodes. Avec près de 300 œuvres, l’exposition ShadokOrama retrace à la fois l’histoire des Shadoks et rend un vibrant hommage à Jacques Rouxel qui a marqué le milieu de la télévision tout comme celui du cinéma d’animation. Le parcours de l’exposition est conçu de façon temporelle et s’articule autour de deux thématiques centrales : « Le monde qui a vu naître les Shadoks » et « L’épopée des Shadoks ».

L’exposition ShadokOrama est conçue de façon ingénieuse ; elle marque par sa liberté de ton, de forme, à l’image de ces drôles d’oiseaux. 99



~ exposition . annecy ~

La mécanique des plantes/ L’art et la science se donnent rendez-vous à La Turbine pour une exposition qui plonge dans la machinerie des végétaux comme une invitation à mieux comprendre ces êtres vivants à part entière. En 2018, la Turbine sciences fait la part belle aux végétaux en présentant deux nouvelles expositions conçues par le Pavillon des sciences, CCSTI de Montbéliard : La mécanique des plantes (à partir de 8 ans) et Le jardin extraordinaire (pour les 3-7 ans).

loupes monoculaires ou par la reconstitution de l’évolution chronologique des plantes : de la naissance de la Terre à … ? C’est par le jeu et de manière toujours didactique que le visiteur retrace la spirale de l’histoire pour se rendre compte que la photosynthèse est un élément essentiel à la vie.

Les installations sont proposées à différents publics mais elles sont liées par la possibilité de pratiquer et de manipuler comme pour mieux apprendre. Les plus jeunes prennent conscience de ce qu’est concrètement et ce qu’implique la machinerie du végétal tandis que les (un peu) moins jeunes revisitent leurs cours de sciences naturelles un peu plus lointains. Tout est fait de manière ludique et il est donc tout à fait intéressant de se tester en famille afin de savoir qui serait le meilleur biologiste ou jardinier.

Les éléments essentiels à la vie d’une plante est d’ailleurs la dernière notion interrogée dans l’exposition et ce par le biais d’une drôle de machine faite de tuyaux en plomb, d’éléments en verre et de capsules cylindriques. En ouvrant les bonnes vannes et en trouvant le bon équilibre, le cœur de la machine se met à battre comme le cœur de la vie de La mécanique des plantes, tout un symbole.

Le jardin extraordinaire.

La mécanique des plantes.

Dédié aux plus petits, Le jardin extraordinaire est découpé en six espaces où les enfants peuvent déambuler du potager au verger, d’une cabane à une serre. Dans les deux premiers modules, ils sont amenés à déterminer ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas ou à recomposer des végétaux – en imbriquant des pièces aimantées les unes sur les autres – qui ont été victimes d’une tondeuse.

Les installations de La mécanique des plantes se divisent en sept espaces. Un arbre de bois et de fer de près de trois mètres de haut, orné de photographies accrochées sous forme de mobiles aux branches, ouvre la visite. Cette sculpture montre la biodiversité des plantes en représentant les quatre types de végétaux (mousses, fougères, plantes à fleurs et conifères) ; une biodiversité qui semble familière mais qui peut s’avérer finalement assez méconnue car l’identification des plantes n’est pas si évidente que cela. C’est d’ailleurs dans cette veine que se poursuit l’exposition en passant le long d’un mobilier évoquant des crosses de fougères dans des tons de rouille et de vert. Il s’agit là de répondre à la question « Suis-je une plante ? » afin d’en ressortir avec une bonne définition.

En reconstituant la naissance, croissance et mort d’un coquelicot, les enfants prennent conscience du cycle de la vie d’une plante, de la graine à la graine. Et, tout comme, dans La mécanique des plantes, ils sont amenés à déterminer ce dont une plante à besoin pour pousser. Alors même si la dose d’amour n’est pas essentielle, elle peut avoir son importance au jardin. Toujours dans la manipulation, différentes devinettes sont proposées. Partant de bacs où différents, arbres, ronciers et plantes poussent, il s’agit alors d’associer le bon fruit, baie ou légume. Ceci est un très bon exercice pour tous les âges car il n’est pas si simple que cela d’assembler le pommier à la pomme ou la racine à la pomme de terre, par exemple.

Deux espaces sont ensuite consacrés à la reproduction chez les plantes et ses quatre grands cycles. La première partie est plutôt informative et renseigne le visiteur par le biais d’installations multimédias ; des installations qui invitent à regarder par le trou de la serrure. Il faut d’ailleurs être curieux pour oser pénétrer dans le théâtre du sexe car derrière d’autres trous de serrure, les mystérieux organes reproducteurs des végétaux se dévoilent. Au fil du parcours, le test de connaissances se poursuit que ce soit par une observation de végétaux sous des

Pouvant susciter la curiosité de tous, La mécanique des plantes et Le jardin extraordinaire poussent à se poser des questions et à regarder le monde végétal avec un autre regard. 101



~ festival . annecy ~

Impérial Annecy Festival/ L’Impérial Palace d’Annecy propose un festival mêlant jazz, musique classique et humour pour rencontrer des artistes reconnus ou de jeunes talents. Plaisir de Musiques.

L’ Impérial Annecy Festival se déroule du mardi 14 au mercredi 29 août sur les rives du lac d’Annecy et voit se succéder des temps consacrés au jazz puis à la musique classique pour finir par de l’humour.

Du 20 au 24 août, quintet de cuivres, chant lyrique, virtuose du violon ou ensemble de saxophonistes se donnent rendezvous pour un voyage en musique.

Chaque jour un concert gratuit est proposé en terrasse pour l’apéritif, puis à 21h, un artiste renommé dans la Salle de l’Europe pour un pur moment de musique ou de rire. Tout au long du festival, une exposition des œuvres d’Isabelle Vougny, En-Vie, sur le thème du vivant est donnée à voir au public.

La programmation de musique classique offre l’occasion de voir ou revoir Nemanja Radulović. Après avoir été consacré « Révélation internationale de l’année » en 2005 puis « Soliste instrumental » en 2014 aux Victoires de la musique classique, ce virtuose du violon joue dans les plus grandes salles du monde et conquiert à chaque fois le cœur du public. Les mélomanes seront aussi comblés par un autre duo de premier plan : le guitariste Emmanuel Rossfelder et le violoncelliste François Salque qui s’emparent des œuvres de Tchaïkovski, Fauré, Popper ou encore Paganini.

Les Impériales du Jazz. Du 14 au 19 août, le jazz dans tous ses états est célébré autour d’une programmation riche et variée. Ce temps est l’occasion de voir la prestation de la pianiste et chanteuse new-yorkaise Champian Fulton et du légendaire saxophoniste américain Scott Hamilton. Depuis leur excellent album enregistré en 2017, ce sont deux générations qui se rencontrent avec une même vision du jazz comme art de la scène, faisant de chaque concert un moment chaleureux, énergétique et plein d’empathie. Champian Fulton a reçu le prix « Voix féminine de l’année » à la Hot House Jazz Magazine Award Ceremony 2017 et Scott Hamilton fait partie des saxophonistes légendaires en s’inscrivant dans la lignée de maîtres comme Coleman Hawkins, Ben Webster ou Lester Young. Tous deux déploient un swing et un style intemporels.

Et pour encore plus de plaisir de musiques, d’autres artistes comme Geoffrey Fiorese, Encuentro Tango Quintet, l’Ensemble Squillante, Swing Valses Trio, Catherine Trottmann & Karolos Zouganelis, Pierre Bertrand Quartet et le Quintet Trombomania sont programmés. Le Trio Quintes et Sens propose quant à lui un spectacle musical à destination du jeune public, le vendredi 24 août en matinée.

L’Impérial s’amuse. Du 26 au 29 août, ce sont quatre soirées festives qui clôturent le festival en proposant une étonnante palette du rire.

À retrouver aussi, un hommage à Didier Lockwood par deux artistes hors-normes. D’une part le célèbre guitariste Biréli Lagrène, un des meilleurs amis et partenaires de Didier Lockwood, qui a la précision de B. B. King, l’élégance de Wes Montgomery et qui est le digne successeur de Django Reinhardt dont il a les mêmes sonorités crépusculaires. D’autre part, Francis Lockwood, frère de Didier, est un des cinq meilleurs pianistes de jazz européen selon la revue Jazz Hot avec une musique inspirée tant du classique que rock.

Les Coquettes, trois chanteuses-comédiennes, proposent, en ces temps de grande morosité, un show à la fois fantaisiste, joyeux et culotté. À voir également, Mars et Vénus : Le couple c’est mieux à deux. À l’heure où les rapports hommes-femmes sont questionnés, décortiqués, voire malmenés, ce spectacle prouve que l’égalité est bien en marche, que le couple est loin d’être un schéma ringard, et qu’au-delà des orientations sexuelles de chacun, tout le monde court après la même chose : l’amour.

Les Impériales du Jazz sont aussi un temps pour découvrir Sonia Johnson Quartet, Janysett McPherson, Tchava Genza, Soul Serenade, Leslie Lewis Quartet, 3 for Swing, Cathy Heiting Trio et Chopin en Jazz.

L’Inspecteur Gadjo, les Glossy Sisters, les Pompes Funèbres Bémot, Macaluso, Carnet de Notes et La Clate proposent eux aussi leurs univers teintés d’humour. 103



~ saison culturelle . annecy ~

Bonlieu Scène nationale/ Les spectacles proposés durant la première partie de saison de la Scène nationale d’Annecy reflètent un monde à l’équilibre fragile et en pleine mutation. Franchir la nuit.

Saison sèche.

Les mouvements de population, leurs causes et conséquences, sont régulièrement interrogés par Rachid Ouramdane dans ses spectacles, notamment avec Sfumato qui proposait une vision métaphorique du changement climatique engendrant des flux migratoires ou des évènements catastrophiques pour les personnes. Franchir la nuit s’inscrit dans ces questionnements sur l’exil aussi bien géographiques que pris dans un déplacement de la pensée. Les frontières naturelles que sont l’eau et les montagnes sont mises en regard avec le mouvement des corps comme pour révéler un imaginaire et donner une nouvelle espérance.

Femme à la démarche singulière, Phia Ménard s’empare des éléments dans ses pièces. Dans tous leurs états, l’eau ou le vent ne sont que prétextes à interroger une perception du monde à travers une vision radicale dans la mise en place de véritables récits visuels. Dans Saison sèche, Phia Ménard convie le public à un rituel pour défier le pouvoir patriarcal qui se base notamment sur l’éducation des filles par la peur. Être une femme signifie souvent être une personne à qui l’on rappelle sans cesse les limites de sa liberté mais la proie peut aussi devenir prédatrice. Pour cela la chorégraphe et ses interprètes font trembler la terre pour mieux soulever les tensions qu’éveillent des phénomènes invisibles ou des actes étant tombés dans une banalité qui ne devrait jamais devenir ordinaire.

Pippo y Ricardo. Rodrigo Garcia est un artiste avec une approche du théâtre qui lui est tellement personnelle qu’elle ne s’apparente à (presque) aucune autre, elle est insolite. Son dernier spectacle Evel Knievel contre Macbeth est comme une fiction rocambolesque mais qui ne tombe jamais dans le grotesque. Rodrigo Garcia sait jusqu’où aller trop loin sans dépasser le point limite qui s’apparenterait à un acte gratuit. Sa nouvelle création Pippo y Rodrigo semble s’inscrire dans cette veine en convoquant l’encyclopédie des phénomènes paranormaux, un homme mouche, des special guests, le tout sous l’autorité de la confrérie Logia Lautaro. Autant de situations et de personnages qui s’imbriquent les uns dans les autres comme pour mieux dépeindre un état du monde.

Je suis un pays.

Giselle.

Kalakuta Republik.

Dada Masilo galvanise avec ses relectures de ballets classiques comme celle de Swan Lake où Tchaïkovski était électrisé par des chants zoulous dans une adaptation juste, inventive et sensible. Giselle raconte l’histoire d’une jeune fille trahie qui, détruite par le chagrin et la honte, perd la raison et la vie. Loin du ballet romantique originel, Dada Masilo propose une réinterprétation dans un modernisme totalement assumé. L’œuvre est abordée sous un angle résolument féministe avec une Giselle exubérante, énergique et engagée.

Faisant suite à Nuit blanche à Ouagadougou, Serge Aimé Coulibaly développe son discours sur la nécessité de faire évoluer le monde. Kalakuta Republik était le nom de la maison de Fela Kuti, un lieu utopique, une république proclamée indépendante. Dans ce spectacle, Serge Aimé Coulibaly joue sur l’ambiguïté des personnages, sur ce qui conduit à une révolte, ce qui divise et les hommes et de quelle manière ils peuvent s’unir malgré leurs différences. Kalakuta Republik ne donne pas de réponses mais invite au dialogue.

La dernière création de Vincent Macaigne est une véritable poésie du coup de poing. Dans cet uppercut d’une apocalypse en cours ou en devenir, le monde est dans un état d’urgence évident. Je suis un pays est un spectacle aux propos tentaculaires qui ne peut laisser personne indifférent car c’est à la bonne conscience, à l’esprit critique, au bon vouloir de chacun qu’il s’adresse. Il y est impératif de dire, de faire, de vivre dans cet instant qui transcrit les maux du monde. La Terre entière semble emprunter le chemin d’un désastre annoncé mais non inéluctable. Je suis un pays le crie avec force et plus que jamais dit : « l’avenir est à nous ».

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Dominique Pinon dans L’Homme hors de lui Š Simon Gosselin


~ saison culturelle . annecy ~

L’Auditorium Seynod/ Risquez l’humain dans les mots, accrochez le geste, désirez l’inconnu pour s’enivrer ensemble de toutes les poésies durant la saison de L’Auditorium Seynod. L’Auditorium Seynod, Scène Régionale Auvergne-Rhône-Alpes, est une salle à dimension humaine accueillant des spectacles de qualité. La sélection suivante, sur la première partie de saison, reflète une programmation à la fois exigeante et accessible à tous les publics en mêlant théâtre, musique et danse.

et bien d’autres, Manu Katché a acquis une renommée internationale après avoir accompagné le chanteur britannique Peter Gabriel pour son album So en 1986. Il a multiplié les collaborations à l’international avant de se lancer dans le jazz en tant que compositeur et interprète. Manu Katché propose ici un concert intimiste, en Quartet, avec des musiciens complices, pour un set autour de ses compositions et celles d’Alfio Origlio, reconnu par ses pairs comme l’un des meilleurs pianistes de jazz de la scène française.

Les Fileuses, la porte et le messager. Compagnie en résidence à L’ Auditorium Seynod, le Théâtre de l’Esquisse interroge le langage théâtral, ses codes et travaille avec des artistes en situation de handicap mental. Mis en scène par Gilles Anex et Marie-Dominique Mascret, ces comédiens aux personnalités très diverses et aux tempéraments singuliers mènent le public dans des propositions tout aussi justes et délicates que poétiques et faisant sens. Les fileuses, la porte et le messager aborde les notions d’héritage et de transmission en s’aventurant dans les plis du temps. Prenant comme prétexte la rupture que peut constituer un déménagement, cette création interroge sur ce qui s’oublie du passé, sur ce qui se garde au fil des générations et sur ce qui participe donc à la construction d’un futur, d’une nouvelle donne.

Casimir et Caroline. La Compagnie Demain dès l’Aube, dirigée par Hugo Roux, est en résidence à L’ Auditorium Seynod. Pour sa nouvelle création, le metteur en scène s’empare de Casimir et Caroline d’Ödön von Horváth. Bien que l’action s’inscrive dans la période de l’entre-deux guerres, cette pièce trouve un écho particulièrement contemporain dans le regard critique qui est porté sur la société.

André Ceccarelli Quartet.

L’Homme hors de lui.

Dans le cadre du Festival JazzContreBand, le Quartet formé d’André Ceccarelli à la batterie, Diego Imbert à la basse, Pierre-Alain Goualch au piano et David Linx au chant présente leur dernier album 7 000 miles. Sur une musique de Ryuichi Sakamoto, le titre éponyme s’inscrit comme le point central de ce projet en transcrivant la tension politique ou métaphorique entre Est et Ouest, entre Occident et Orient comme une sorte de bilan universel qui mène à la rélfexion.

Dominique Pinon, accompagné du comédien Richard Pierre et de l’accordéoniste Christian Paccoud, donne corps et voix aux mots de la dernière création de Valère Novarina. Chaque fragment de texte de cet artiste inclassable, à la fois peintre, metteur en scène et auteur, reflète un ensemble en perpétuel mouvement qui attire le spectateur dans un univers tout à fait singulier. Valère Novarina et Dominique Pinon se connaissent bien ; le comédien a collaboré à plusieurs spectacles comme L’ Acte inconnu ou L’ Origine rouge, tous deux créés lors d’éditions passées du Festival d’Avignon. Dans L’ Homme hors de lui, Dominique Pinon incarne différentes possibilités pour être humain dans une proposition qui va au-delà des conventions.

Forward. Beaver Dam Company est une compagnie de danse contemporaine franco-suisse, en résidence à L’ Auditorium Seynod, sous la direction artistique d’Edouard Hue. Après Into Outside et Meet me halfway, le chorégraphe fait le choix de réinterroger les fondamentaux de sa danse dans un solo expérimental. Forward voit s’incarner le combat de l’être en recherche d’évolutions et de changements pris dans une atmosphère instable et déconstruite de laquelle il cherche à s’extirper pour aller de l’avant.

Manu Katché & Alfio Origlio Quartet. Ayant joué avec les grands noms de la chanson française comme Jean-Jacques Goldman, Michel Jonasz, Laurent Voulzy 107



~ saison cutlurelle . bassens ~

Ferme de Bressieux/ S’affirmant au fil des saisons comme un véritable incubateur artistique, la Ferme de Bressieux accueille des artistes en résidence et propose une programmation culturelle ouverte sur la cité. Damien Traversaz.

Depuis son ouverture, la Ferme de Bressieux est un lieu d’échange, de dialogue, qui se veut être en prise directe avec le territoire sur lequel elle rayonne et au-delà. L’accueil d’artistes en résidence tient une place centrale dans la démarche développée. Sur du court ou sur du long terme, les artistes peuvent créer, présenter leurs travaux et partager leurs démarches auprès de tous les publics.

L’univers de Damien Traversaz se construit sur la diversité des genres musicaux et des pratiques instrumentales (classique, klezmer, tango ou encore instrumental hip-hop) dans une approche globale qui mêle aussi le spectacle vivant et l’art numérique. Ses créations en art numérique sont comme des échos dans le réel de son propre imaginaire.

Dans ce cadre, Régis Gonzalez présente deux expositions, Fin de résidence et Ateliers de création, qui viennent un peu en rétrospective de ses dix-huit mois de résidence passés. Puis, pour les deux années à venir, c’est Damien Traversaz qui sera accueilli pour de nouvelles perspectives.

Dans une volonté de partage d’un ressenti avec le public, Damien Traversaz va développer de multiples projets durant sa résidence à La Ferme de Bressieux. Création d’une œuvre numérique construite sur les battements du cœur, d’autres fonctionnant par le contact peau à peau, construction d’une performance en danse hip-hop (toujours en lien avec les arts numériques), sont autant de rencontres prévues pour les deux prochaines années.

Régis Gonzalez. Régis Gonzalez s’est notamment fait connaitre par ses portraits d’enfants dérangeants et atypiques. L’univers parfois tourmenté de ce peintre, dessinateur et performeur peut plonger les spectateurs dans une atmosphère trouble, repoussante pour certains, fascinante pour d’autres. Le monde réel n’en demeure pas moins toujours plus violent que les œuvres de Régis Gonzalez dans lesquelles les angoisses humaines ou les obsessions intimes sont facilement distanciées grâce au style unique de l’artiste.

Programmation culturelle. Tout au long de l’année, la Ferme de Bressieux conçoit une programmation culturelle riche et variée où tous les arts sont mis à l’honneur. De la fête de la musique sur des airs sud-américains, avec notamment les élèves de l’école Onde et Notes, à un concert quintet Ad Libitum, en hommage à Astor Piazzolla, la Ferme de Bressieux vibre régulièrement sur les accords de différents instruments. Durant l’automne 2018, le public a rendez-vous avec des spectacles dans le cadre de Malraux nomade, un mois dédié à la bande dessinée, un autre temps fort autour de la photographie argentique ou encore avec des artistes qui choisissent d’exposer leur travail dans ce lieu unique en Savoie.

Pour son exposition Fin de résidence, Régis Gonzalez présente une sélection d’œuvres récentes. Les Ateliers de création sont quant à eux dédiés à la restitution des réalisations des patients du Centre Hospitalier de la Savoie et des élèves des écoles avec lesquels l’artiste a travaillé tout du long de son temps passé à la Ferme de Bressieux. À la manière de Jackson Pollock et de sa technique appelée dripping/pouring, Régis Gonzalez a développé son projet Une tâche, c’est pas sale ! avec différents publics qui ont projeté autant de paysages mentaux propres à chacun d’entre eux sur la toile.

Laissez-vous surprendre en prenant la sortie 17, direction culture ou en vous rendant sur le site Internet de la Ferme de Bressieux car il y a toujours quelque chose à (re)découvrir. 109



~ exposition . chambéry ~

Kurt Mair/ Corps nus, sensualité de l’érotisme ou natures mortes sont autant de constantes dans l’œuvre de l’artiste qui puise ses sources dans la Renaissance italienne et chez les expressionnistes germaniques. Comment définiriez-vous l’approche du corps dans votre art ?

De quelle manière construisez-vous un tableau ?

Le corps est l’expression d’une intensité et d’une intimité qui varient suivant l’espace que je choisis pour en montrer l’intériorité ou le dessein. Il y a comme un vocabulaire du corps, un alphabet imaginaire qui me parle dans une expression qui peut être immédiate ou inconsciente.

Ma peinture se réalise sans idée préconçue, je suis libre d’avancer à ma mesure. Je découvre en faisant. La technique doit à la fois être oubliée mais aussi présente au profit de l’œuvre. Je suis un peintre totalement impliqué dans son travail. Cela me conduit vers des modes d’expression différents à l’intérieur de mon propre style qui évolue en permanence.

Est-ce que l’on pourrait situer votre travail entre la « nature morte » et la « peinture érotique » ? Je ne sais pas ce qu’est la « peinture érotique ». En général, lorsqu’elle est annoncée je peux voir en elle le ridicule qui concurrence la médiocrité. Mon travail s’inscrit dans un mouvement des corps et de la nature qui ne se réduit pas à la sexualité. Il en est une dimension mais les temporalités, les réalités, les juxtapositions différentes me conduisent plutôt à une présence aussi complète que possible de l’être. Ensuite, il faut revenir à la notion de « nature morte », en allemand « Stilleben » veut littéralement dire « vie silencieuse » ce qui est plus précis, à mon sens, que la forme française. Et puis, il y a une identité dans le nu qui n’est pas une exhibition, mais une reconnaissance car mes nus ne sont jamais entièrement disponibles ; ils interrogent.

La joie est un savoir, gravure. Eau-forte, Aquatinte tirée à trois plaques sur BFK Rives, 50 cm x 65 cm (image 30 cm x 30 cm), 2016.

Quelles expressions, quelle sorte de volupté, de charme ou autres affects voulez-vous créer à travers votre démarche artistique ? On ne peut pas créer la volupté. Lorsqu’elle existe, on peut la partager ou pas, la percevoir ou pas. Mon travail n’est pas guidé par un but psychologique. Je peins ce qui me vient à l’esprit, à l’instant de la réalisation. D’ailleurs, le mot « créer » me paraît très complexe à utiliser et nécessiterait beaucoup d’explications. La position des personnages impose l’espace pictural. Un grand nombre de mes œuvres, peintures ou gravures, présentent notamment les portraits, les visages et leurs expressions. 111

Comment vous situez-vous dans le milieu de l’art contemporain ? Tout d’abord, j’essaie de me situer dans le monde dont je suis le contemporain. Je ne me préoccupe pas des courants, des tendances et des modes. Je suis résolument un peintre contemporain, qui connait assez l’histoire de la peinture et l’histoire de l’art, reconnaissant mes sources et mes maîtres comme Le Caravage, Rembrandt, Fernand Khnopff ou encore Egon Schiele. Je suis tourné vers aujourd’hui. Je ne pense pas être un peintre classique. Nous en reparlerons dans deux cents ans. Il y a de l’humour, parfois de l’ironie dans mon travail. Si l’art « impossible » est la vie, il y a longtemps que je travaille à la proposition d’un regard sur l’inachevé, avec une énergie, un doute, une conscience.



~ saison culturelle . chambéry ~

Espace Malraux/ Les spectacles proposés durant la première partie de saison de la Scène nationale de Chambéry et de la Savoie dévoilent des arts résolument pluriels. La Spire.

d’un étang. Le Temps est la rivière où je m’en vais pêcher questionne le rapport au temps et à la nature dans nos sociétés, où tout va très vite, où l’urbanisation va croissante, tout en invitant le public à penser une relation différente au monde.

Chloé Moglia travaille dans un face à face avec le vide où corps et conscience fusionnent comme une quête de sens. Dans son approche aérienne de l’espace, elle interroge aussi bien le rapport au risque que l’incertitude d’être suspendu au-dessus du vide. La Spire est le renouvellement de l’expérience du spectacle Horizon où Chloé Moglia évolue seule et explore le mouvement sur une perche à six mètres du sol. Là ce sont des femmes, les suspensives, qui prennent place sur une structure en forme de spirale en cherchant leur chemin « sur le fil » comme pour franchir l’impossible ensemble.

Critical Phase. Tout au long de la saison Samuel Sighicelli propose un parcours en musique avec Marée Noire, Un Léger retour du ciel ou encore L’amour est un crime presque parfait. Critical phase est le premier rendez-vous donné par le pianiste et compositeur et voit deux musiciennes, Noémi Boutin et Claudine Simon, se débattre dans une partition dense où se mêlent sons instrumentaux, voix et électronique. Dans cette partition, les paroles sont comme des éléments de fiction qui permettent d’entrevoir les femmes derrière les musiciennes et inversement. Critical phase donne des clés pour écouter, parler et respirer d’une nouvelle manière.

Triple Bill #1. Créé lors de la 18e édition de la Biennale de la Danse de Lyon, Triple Bill #1 s’inscrit comme un trait d’union entre la France et le Japon. Kader Attou, Jann Gallois et Tokyo Gegegay s’associent pour proposer un programme de danse où les cultures dialoguent. L’univers chorégraphique de Kader Attou est à la fois empreint d’une ouverture sur le monde comme dans Douar ou Les corps étrangers et d’une poésie sensible qui engage les corps avec force comme dans Opus 14. Jann Gallois croise elle aussi les influences qu’elle puise aussi bien dans le hip-hop que dans la danse contemporaine en imposant une forte contrainte physique aux interprètes qui défient ici la gravité. Les danseuses de Tokyo Gegegay, dirigées par la chorégraphe Mikey, apportent quant à elles une touche de folie et d’excentricité qui font de Triple Bill #1 une proposition résolument plurielle.

Néant. Le danseur et chorégraphe canadien se lance pour la première fois dans un spectacle en solo qui se révèle plein d’humour et profondément tragique. Dave St-Pierre crée des personnages radicalement opposés : une blonde à barbe hystérique et extravagante ou un homme maigre réservé et triste. Il se moque notamment de la danse contemporaine à travers différentes « parodies » d’Olivier Dubois, Pina Bausch ou encore Anne Teresa De Keersmaeker. Mais Néant est avant tout une performance hybride où la recherche du mouvement est permanente, où la beauté se déploie à partir d’un rien et où le vertige entre onirisme, violence et nostalgie est omniprésent.

Le Temps est la rivière où je m’en vais pêcher.

X-Adra.

David Gauchard confronte le spectateur à des sujets qui poussent à la réflexion et à la prise de conscience personnelle tout comme collective. Suite à Inuk qui met en parallèle l’onirisme du grand Nord à la réalité contemporaine et à Le fils qui interroge le rapport et l’acceptation de l’autre dans ses différences, le metteur en scène construit sa nouvelle création en s’inspirant notamment de Walden ou la vie dans les bois écrit par Henry David Thoreau. Ce récit retrace l’expérience de ce poète et philosophe qui, pendant plus de deux ans, au milieu du XIXe siècle, a vécu en quasi-autarcie dans une cabane près

Elles sont des femmes syriennes exilées en Europe et en Turquie après avoir vécu l’enfer des prisons du régime syrien. Aujourd’hui, elles témoignent dans une pièce composée par le metteur en scène Ramzi Choukair et le dramaturge Wael Kadour. L’enfer de la détention et les mécanismes de déshumanisation s’entremêlent à la force de traverser les épreuves et à celle de survivre comme pour mieux dire tout l’espoir et la foi inébranlable en la liberté. 113


L'équipe

Jean-Paul Gavard-Perret / Hélène Vintraud / Lilia El Golli / Sylvie Guillot / Edmond Guillot Yvette Carton / Timothée Premat / Jacques Pion / Emma Nübel Souhir Saadaoui / Alain Laplante / Dominique Oriol / Grégoire Domenach / Kristina D’Agostin

Directeur de publication Antoine Guillot

Média Carnet d’Art

Rédactrice en chef Kristina D’Agostin

contact@carnetdart.com www.carnetdart.com 31 chemin de Saint Pol – BP 70415 73104 Aix-les-Bains – France

Pour ce numéro de Carnet d’Art n°11 – L’Héritage, nous tenons à adresser des remerciements particuliers à : Germaine Acogny, Anis Benhallak, Véronique Hubert et Thomas Jolly pour le temps passé ensemble. Sylvie Guillot pour les retranscriptions ainsi que Tanilou et Matys Gargiulo pour le fidèle suivi éditorial de numéro en numéro. L’image de la couverture a été prise par le photographe Ukrainien Anton Ivanov au Ghana en mars 2012. Elle représente un jeune garçon ghanéen souriant à sa mère.

Carnet d’Art est édité par Amistad Prod SAS (31 chemin de Saint Pol – BP 70415 • 73104 Aix-les-Bains – France) et imprimé par Spektar JSC (7 Heidelberg Street • 1582 Sofia – Bulgarie). Le magazine est distribué gratuitement et ne peut être vendu. ISSN : 2265-2124. Carnet d’Art est une marque déposée à l’INPI par Amistad Prod SAS. Impression, parution et dépôt légal de Carnet d’Art n°11 – L’Héritage en juin 2018.

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Loïc Mazalrey / Laure-Hélène Tron-Ymonet / Pierre Fleury / Jadikan / Benjamin Lecouturier Germain Bruyas / Karine Daviet / Julie Pecorino / Augusto De Luca Antoine Guillot / Najet Youssef-Aïssa / François Roland Goddet / Alison McCauley / Thomas Lavorel

Merci à ceux qui font ce magazine : nos rédacteurs, nos photographes, nos partenaires, nos correcteurs, nos lecteurs, nous.

Rédacteurs & Auteurs Souhir Saadaoui Benjamin Lecouturier Hélène Vintraud Jean-Paul Gavard-Perret Alain Laplante Laure-Hélène Tron-Ymonet Emma Nübel Karine Daviet Timothée Premat Dominique Oriol Thomas Denis Lavorel Grégoire Domenach Najet Youssef-Aïssa Éric Moutier Germain Bruyas Gilles Wauthoz François Roland Goddet Pierre Fleury

Jadikan

Antoine Guillot Kristina D’Agostin

Considéré comme un des artistes majeurs de la discipline, Jadikan pratique le « light painting », littéralement la « peinture à la lumière ». Cette technique de prise de vue photographique consiste à fixer dans le temps la lumière et ses mouvements ; elle matérialise des traces qui ne pourraient autrement exister que dans l’imaginaire ou l’inconscient.

Photographes Jadikan Augusto De Luca Lilia El Golli Loïc Mazalrey Jacques Pion Arnaud Leclercq Alison McCauley Gérard Métral

Toute la subtilité de cet art réside dans le fait de savoir jouer avec la lumière et de projeter un temps de pose de l’appareil. Jadikan ne donne pas de nom à ses œuvres, seuls les temps et les dates sont suggérés ce qui ouvre le champ des possibles et laisse la place à un univers à la fois magique et poétique.

Relecteurs

Dans sa démarche, Jadikan n’a de cesse de combiner les savoirs et d’innover. Véritable performance de création in situ et en temps réel, le travail de l’artiste se révèle en phase avec l’environnement qui l’entoure comme pour mieux porter aux yeux du monde des endroits laissés dans l’ombre.

L’équipe de rédaction & Yvette Carton Julie Pécorino Solange Noghero 115


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« Je parle pour dans dix siècles et je prends date. » Léo Ferré