Revue K. Cahier spécial 2020 : Grève! France 2019-2020

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Pour introduire et récapituler Nous avons conçu ce volume en janvier dernier. Après les mouvements en France contre la Loi Travail et les luttes des Gilets Jaunes, après des semaines de mobilisation contre la réforme des retraites, sans précédent dans l’Histoire récente et d’une durée inouïe, après une grève générale digne d’une autre époque (le 5 décembre 2019), il nous semblait juste, en tenant compte de nos forces, de faire le point sur la situation de quelque manière que ce soit. Nous étions pressés, par une urgence théorique, politique, de comprendre et de nous faire comprendre. Nous nous sommes hâtés : un peu frénétiques, distraits, mais conscients de l’urgence du moment. Bref, « faisons le bilan », nous sommes-nous dit il y a de cela deux mois. Nous avons également soumis un questionnaire à quelques-uns de nos amis ; surtout à ceux qui, ces derniers mois, se trouvaient en « première ligne » (des cheminots, par exemple), ou à ceux qui étudiaient depuis un moment déjà ce dont nous voulions parler. Maintenant, avec la police, l’armée qui règnent sur les routes de l’Europe, qui établissent les exceptions et les règles, avec l’interdiction de tout type de rencontre et un désir d’ordre et de guerre qui germe partout, et un virus invisible qui étrangle toute interaction sociale, favorisé dans sa diffusion par la désormais proverbiale capitulation de la politique face au pouvoir économique et financier, notre ouvrage nous semble posthume, vieilli avant même sa naissance. Il semble être un morceau d’un monde qui n’existe plus. Avant même de paraître, il ne semble pas résister à ce monde gouverné par le virus. Combien de fois nous sommes-nous demandé comment il a été possible, durant une catastrophe, en dépit de tout, d’aller de l’avant. Joyce, Kafka, Auerbach et tant d’autres comme eux, des anonymes comme nous deux : comment ont-ils fait ? Résister, se protéger, lutter et continuer, malgré tout, à écrire, penser, désirer. Comment cela a-t-il été possible ? Ici, à présent, de façon peut-être un peu sotte et ingénue, nous nous y essayons, en proposant ce livre posthume. Il parle d’un monde qui n’est plus. De manifestations, de cortèges, d’assemblées, d’occupations d’espaces publics et privés. Il parle de cinéma, de théâtre, de peinture, de danse, de l’Opéra de Paris. Il parle de l’invention d’espaces communs, par la lutte et par l’art. C’est notre monde, que nous ne connaissons plus ; que nous ne pouvons plus fréquenter. Les luttes ont cessé, elles doivent avoir cessé, malgré les dernières tentatives des étudiants, comme à Lille, le 12 mars encore. Ou comme les Gilets Jaunes qui, encore le 14 mars, ont manifesté dans les rues de Paris. Mais quand une lutte cesse-t-elle vraiment ? Il nous semble que, si ces luttes françaises sont posthumes, elles le sont surtout parce qu’elles fournissent une « image » de ce que 99% du peuple-monde demande aujourd’hui. En physiologie, une immagine postuma (image rémanente en français) est une sensation visuelle que l’on a, dans certaines conditions, après l’arrêt d’un stimulus lumineux. Face à la diffusion du virus, nous fermons les yeux et barricadons les portes et fenêtres de nos maisons. Que voyons-nous alors ? L’apocalypse que les médias d’information de masse, presque exaltés, exhibent sans trêve. Mais ce n’est pas tout : nous pouvons aussi voir et nous rappeler que ce qui s’est passé hier est la vérité d’aujourd’hui : les luttes françaises de l’hiver dernier sont une image (ou mieux, un avertissement) de ce qui est aujourd’hui à l’ordre du jour, au cœur de la catastrophe dans laquelle nous a plongés l’exploitation sans limite de la nature.

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K. Revue transeuropéenne de philosophie et arts – Cahier spécial – Printemps 2020


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