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La recherche est de moins en moins disruptive

Des chercheurs ont évalué des millions de travaux scientifiques et de brevets publiés depuis 1945 et ont démontré que les résultats de la recherche étaient de moins en moins révolutionnaires.

2017. Il varie de – 1 (consolide l’existant) à + 1 (crée une rupture).

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Selon une étude publiée dans la revue Nature début janvier 2023, les chercheurs des universités du Minnesota et de l’Arizona ont étudié la production scientifique mondiale. Ils ont analysé 45 millions d’articles de recherche publiés entre 1945 et 2010 et 3,9 millions de brevets déposés entre 1976 et 2010.

Ils ont analysé deux types de ruptures dans le paysage scientifique et technologique. Certaines contributions améliorent les connaissances existantes et les consolident. D’autres bouleversent les connaissances antérieures, les rendant obsolètes et entraînent la science et la technologie dans de nouvelles directions.

Cd

Pour mener à bien leur étude, les chercheurs ont examiné l’évolution d’un indice de “disruption”, le CD – pour consolider/déstabiliser –, indice qu’ils ont mis au point en

Le CD est basé sur une analyse des références et des citations des articles ou des brevets. Il se fonde sur l’idée que si un document ou un brevet est disrupteur, le travail ultérieur qui le cite est moins susceptible de citer également ses prédécesseurs: pour les scientifiques, les idées plus anciennes sont moins pertinentes. Si un document ou un brevet consolide des travaux antérieurs, les publications ultérieures qui le citent sont également plus susceptibles de citer ses prédécesseurs: pour les scientifiques, ces connaissances plus anciennes sont toujours pertinentes. Le CD est mesuré cinq ans après l’année de publication de chaque article.

Les R Sultats

Le constat des auteurs de l’étude est le suivant: les documents et les brevets sont de moins en moins susceptibles de rompre avec le passé et de pousser la science et la technologie dans de nouvelles directions. Les nouvelles hypothèses, les révolutions de la pensée sont plus rares. Et ceci dans toutes les disciplines.

L’indice CD moyen des articles chute, entre 1945 et 2010, passant, par exemple, pour les sciences sociales de 0,52 à 0,04, soit – 90 %. Pour la physique, c’est même -100 % . Pour les brevets, l’effondrement varie de 78 % à 91 % en fonction des disciplines. L’indice de disruptivité moyen des brevets se situe entre 30 % et 40 % en 1980 pour ne représenter que 5 % en 2010 pour l’informatique et les communications. Le déclin se ralentit cependant dans les dernières années étudiées.

Des Indicateurs Compl Mentaires

Des publications antérieures avaient déjà signalé ce ralentissement dans certains domaines, comme les semi-conducteurs ou l’agriculture, mais les chercheurs ont été surpris de constater le même déclin dans beaucoup d’autres branches des sciences et technologies, des sciences sociales à la biologie en passant par la mécanique ou la physique. Pour consolider leurs résultats, ils ont étendu leurs calculs à quatre bases de données biographiques supplémentaires et les résultats ont été identiques.

Ils ont aussi focalisé la même analyse sur trois revues prestigieuses, connues pour ne publier que les meilleures recherches, Nature, Science et PNAS, avec le même constat: si les publications scientifiques et les brevets connaissent une croissance exponentielle, la proportion de découvertes majeures qui font avancer la science est en baisse.

Les chercheurs ont ensuite mis en œuvre d’autres indicateurs. Ils ont par exemple étudié le lexique des titres et des résumés des articles et ont constaté une baisse de la diversité du vocabulaire, signe d’un manque de création.

Les documents et brevets disruptifs sont en effet susceptibles d’introduire de nouveaux mots. Et donc, si le caractère disruptif diminue, la diversité des mots utilisés se réduit. On observe effectivement dans le rapport mots uniques/total des titres des baisses importantes au fil du temps, surtout dans les périodes avant 1970 pour les papiers et avant 1990 pour les brevets. Pour les titres d’articles, la baisse (1945-2010) est par exemple de 88 % pour les technologies; pour les titres de brevets, la baisse (19802010) va de 32,5 % (chimie) à 81 % (informatique et communications). Pour les résumés, la réduction est moins forte, mais bien présente quand même.

On observe aussi un déclin de la nouveauté dans les combinaisons de mots.

Le déclin de l’activité perturbatrice est également apparent dans les mots spécifiques utilisés par les scientifiques et les inventeurs. Les verbes faisant allusion à la création, à la découverte ou à la perception de nouvelles choses sont utilisés moins fréquemment tandis que ceux en relation avec l’amélioration, l’application ou l’évaluation de choses existantes se comptent en plus grand nombre.

Les auteurs de l’étude observent ainsi une baisse de la diversité des travaux cités, indiquant que la science et la technologie contemporaines s’intéressent à des tranches plus étroites de connaissances existantes. De plus, les scientifiques et les inventeurs citent de plus en plus les mêmes travaux antérieurs, et ces travaux antérieurs deviennent de plus en plus similaires sur le plan thématique. Ils constatent aussi une augmentation de l’auto-citation, ce qui indique que les chercheurs restent dans le même axe de travail et s’appuient davantage sur des connaissances familières. Enfin, l’âge moyen des œuvres citées augmente, ce qui suggère que les scientifiques et les inventeurs peuvent avoir du mal à suivre le rythme des nouveautés. L’utilisation de travaux moins diversifiés, plus anciens et de son propre travail réduit l’activité créatrice.

COMMENT EXPLIQUER CE PHÉNOMÈNE?

Qu’est-ce qui est à l’origine de ce déclin du caractère disruptif des sciences et des technologies ? D’après les données, il est peu probable que les baisses observées soient dues à des changements dans la qualité de la science publiée, des pratiques de citation ou de facteurs spécifiques au domaine. Les résultats ne sont pas non plus cohérents avec l’explication selon laquelle les innovations facilement disponibles (“fruits à portée de main”) auraient déjà été réalisées avec comme conséquence un accès plus difficile aux inventions originales : dans ce cas, les changements de rythme ne se produiraient pas de la même manière dans toutes les disciplines.

D’après les auteurs de l’étude, les scientifiques et les inventeurs sont confrontés à une charge croissante de connaissances qui peut repousser les frontières du savoir à atteindre et inhiber les inventions disruptives. Les chercheurs se concentrent sur des tranches plus étroites de travaux antérieurs, plus anciens et sur leurs propres travaux, ce qui réduit l’éventail des connaissances exploitées. Or, la quantité et la diversité des connaissances engagées dans le processus de recherche sont essentielles au progrès scientifique.

La spécialisation des domaines de recherche a tendance à fermer les angles de vue plutôt qu’à les ouvrir sur des idées nouvelles et à restreindre le champ de liberté. L’organisation actuelle de la recherche et de son financement pousse dans le même sens.

Par ailleurs, le temps consacré par les chercheurs au travail administratif (rapports, réunions, encodage, préparation de dossiers…) est mangeur de ressources.

Enfin, la politique du “publish or perish” et la cotation des chercheurs selon le nombre de publications et de brevets les contraignent à privilégier la quantité au détriment de la qualité et de multiplier les publications sans vraie innovation.

Les auteurs de l’étude suggèrent quelques pistes d’amélioration comme encourager la lecture d’œuvre antérieure, laisser le temps aux chercheurs de suivre l’évolution rapide des savoirs, renoncer à récompenser la quantité plutôt que la qualité, subventionner davantage les congés sabbatiques, soutenir les recherche plus risquées, ...

TOUT N’EST PAS PERDU

Heureusement, si les articles et brevets individuels au caractère disruptif diminuent, le nombre absolu de recherches perturbatrices, avec un CD élevé, reste presque constant au fil du temps. Il reste donc des percées majeures – dans les vaccins par exemple, ou la physique des particules – malgré le ralentissement de l’activité innovante.

Conclusion

Pour ma part, je trouve dommage que les documents et brevets examinés dans cette étude sont limités à 2010. Il me semble que ces 12 dernières années, les découvertes qui rompent avec les connaissances existantes et les inventions qui ont entraîné la science dans de nouvelles directions ont été nombreuses et peut-être que les tendances auraient été inversées si on avait pris en compte l’industrie 4.0, l’intelligence artificielle, les technologies du métavers, la génétique, etc.

Le ralentissement des recherches disruptives devrait attirer l’attention des responsables de la recherche et des décideurs politiques car les grands défis comme le changement climatique sont bien là et ils appellent des solutions innovantes. n https://www.nature.com/articles/s41586022-05543-x

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