Perdre de vue

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B La photo est une coupure de presse sévèrement jaunie. Un homme est assis sur un tabouret, le coude droit levé, appuyé sur un comptoir haut, et la main gauche, un peu sous la hanche, serre une canne contre son corps. Il a de longs favoris et les cheveux mi-longs. Sa tête est complètement tournée vers une marionnette à gaine qu'une femme, à gauche de l'image, présente au bout de sa main droite, presque à la hauteur du visage de l'homme. La marionnette représente une petite fille aux yeux très ronds et aux longs cils, portant deux nattes de cheveux pâles et grossiers comme de la laine. Sa bouche est un sourire tracé d'un seul trait sous un nez parfaitement circulaire. Chacune de ses mains est formée de trois doigts boudinés. La gaine est recouverte d'une robe au style mal défini, plutôt excentrique. Chez la femme, tout parle de gêne. Elle se tient debout et droite, un peu raide, le bras gauche replié à angle droit et serré contre elle, le bout de la main dissimulé sous son coude, derrière la gaine de la marionnette. Elle semble petite, mais un peu forte d'ossature. Elle porte une jupe de ton moyen, très sobre, et un pull pâle, sans col, dont elle a légèrement retroussé les manches trois-quarts. Ses cheveux sont très foncés et plutôt courts. Elle porte une boucle d'oreille du côté gauche (au moins) et des lunettes noires à grosses montures. Un demi-sourire crispe son cou et accentue ses pommettes extraordinairement saillantes. La présence timide de la femme contraste brutalement avec l'habillement de l'homme. Il porte un veston taillé dans un tweed très grossier, rapiécé à l'épaule droite avec un tissu à pois. La bordure des revers est recouverte d'un tissu foncé. Il porte une chemise blanche, un large ruban noir est noué en boucle à son col, dont les bouts pendent sur vingt-cinq centimètres environ. Il a une veste à six boutons, au motif vaguement écossais et très voyant. Un grosse chaîne relie la quatrième boutonnière de la veste à une poche basse, à gauche. L'homme porte encore des gants blancs et une immense marguerite, fausse, au revers gauche de son veston. Sa main droite tient un chapeau melon foncé. À l'arrière-plan, une portion d'une très grosse maison de poupée est posée sur le comptoir, à droite de laquelle des pots, des livres et d'autres objets aux formes hétéroclites sont empilés ou alignés sur une étagère. Des barreaux de bois tournés soutiennent les tablettes. Tout au fond, à droite de l'image, un rideau sombre ferme le champ. Sous la photo, la légende ambiguë: «Paule Bayard (que, pour des raisons évidentes, on ne voit jamais) et Guy Sanche. » Aucune date n'a été inscrite sur la coupure. Au verso, un fragment de publicité (un film?) ne donne aucun repère temporel. Au stylo, dans la zone la plus pâle de l'annonce, j'écris «24». Je m'arrête. Je trace plusieurs fois le chiffre 6 par-dessus le 4 et j'ajoute «août». Je réfléchis; j'en fais l'effort, mais à blanc. Je rature plusieurs fois l'inscription «26 août» et j'écris au-dessus, d'une main plus sûre: « 12 septembre », puis, un peu plus bas, à la suite de l'inscription raturée: «1958.» Je retourne l'image et corrige mon souvenir.

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