LES PIONNIÈRES DANS LES ATELIERS DE FEMMES ARTISTES DU XXE SIÈCLE (extrait)

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GENEVIEVE CLAISSE elle cherche simplement à comprendre comment se comporte et réagit une fibre afin de la plier au mieux à ses désirs. Toute jeune, sortie de son Nebraska natal, elle étudie la peinture avec Josef Albers à la Yale School of Art and Architecture, et découvre les tissus amérindiens avec l’historien d’Amérique latine George Kubler. Confortée dans son attirance par une rencontre avec Anni Albers, elle part à la conquête du Mexique, avec des va-et-vient incessants avec le Pérou, la Colombie, l’Équateur pour faire une thèse sur les anciens tissages préincaïques. À Taxco au Mexique auprès de son premier mari qui est apiculteur, elle travaille avec les Indiens, utilisant les cadres des ruches comme petit métier à tisser rudimentaire. Elle apprend près d’eux la technique des « fentes », et de ce qu’elle appellera le « wrapping », la façon de torsader des fils autour d’une tige, qu’elle sera la première à introduire en Occident. Elle prend conscience plus tard de la puissance de la couleur en Inde. Au Maroc, elle se penche sur les traditionnelles teintures et réalise des tapis muraux. Aux côtés de son second mari avec lequel elle vit à Zurich un temps, l’artiste chilien Cristobal Zanartu, elle découvre le surréalisme dont elle se souviendra à Paris, écumant les marchés aux puces à la recherche d’objets populaires qu’elle intègre dans ses petites trames : des lacets, des boutons, des cols, des étiquettes, des morceaux d’ardoise... ; ou en réalisant de petites tapisseries miniatures avec des papiers imprimés froissés et même des élastiques. À Ouessant, elle insère des coquillages, les couteaux. Ces pièces toutes petites sont très rares, précieuses comme des bijoux. Mais bientôt, c’est l’art minimal et l’architecture qui vont la passionner et lui faire changer de taille et de proportions. Déjà à Mexico au début des années 1960, elle s’était liée d’amitié avec l’architecte Luis Barragàn et avec le sculpteur Mathias Goeritz. Sheila Hicks a plusieurs cordes à son arc et même si elle ne cesse de voyager de continent en continent, elle ne perd jamais le nord, toujours très organisée. Elle devient une excellente designer textile pendant de nombreuses années pour la maison Knoll dès 1964 ainsi que pour Georg Jensen. Bien qu’installée à Paris dans son atelier du passage Dauphine en 1965, elle continue à travailler pour son pays, ouvrant même un studio quai des Grands-Augustins avec l’architecte Henri Tronquoy pour répondre à toutes ces commandes américaines, dont celle du superbe panneau de l’auditorium de la Ford Foundation de New York (1967) qu’elle vient d’ailleurs de restaurer. Le Japon, bien évidemment, n’est pas en reste et lui permet de réaliser des œuvres de très grande envergure, telles l’immense tapisserie en lin Four Seasons of Mount Fuji en 1993, ou l’étonnant rideau en patchwork de polyester pour le Centre Culturel Kiryu de Gunma. Mais la caractéristique de Sheila Hicks est aussi d’être capable de créer la surprise, comme en 1977 avec une installation de torchons, œuvre en complète résonance alors, volontairement ou non, avec les recherches du mouvement Supports-Surfaces ; et en exposant en Suède en 1986 un patchwork fait de blouses blanches d’infirmières. Impossible de la cerner totalement, de réduire son imagination créative à des classifications, ni d’énumérer le nombre incroyable de ses expositions de par le monde. Sauf, après les États-Unis, où elle est présente dans les plus grands musées, celle de sa consécration en France avec sa rétrospective et sa donation en 2018 au musée du Centre Pompidou de Paris. Non seulement sa longue vie a été un roman, mais son inventivité lui a fait atteindre le rang des plus prestigieux artistes d’art total. Sheila Hicks fait feu de tous fils et ne cesse de les interroger, d’en découvrir de nouveaux, naturels et artificiels, pour faire vibrer ses éternelles créations textiles. ÉLISABETH VÉDRENNE

Les photographies ont été réalisées entre 2014 et 2017. 37

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