Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ Textes et images © ArteGrandeGuerra edizioni, Milan Traduction de l'italien par Laurent Chassaing avec l'aimable collaboration de Christian Ferré
"Henri Desbarbieux – Verdun 1916 : une œuvre antimilitariste oubliée" Cette étude publiée par Carol Morganti et Dario Malini pour les éditions ArteGrandeGuerra, présente une œuvre totalement oubliée des études consacrées à l’art de la Grande Guerre : Verdun du peintre et dessinateur Henri Desbarbieux. Il s’agit d’un ensemble de quatorze gravures de grande qualité, qui a été réalisé par l'artiste, lui-même combattant en 1916, l’année même où le saillant français – entre février et décembre – a été le théâtre d'une des plus terribles batailles d'usure de la Première Guerre mondiale. Ce recueil est le témoignage d’un artiste mobilisé à Verdun (au 56ème bataillon de chasseurs à pied) qui a pris part au conflit et en a tiré matière à sonder la réalité de la guerre, en un vibrant appel antimilitariste, loin de toute rhétorique.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________
Représenter l'enfer de Verdun constituait un défi considérable pour Desbarbieux qui voulait, plutôt que décrire les événements de la bataille, rendre visible l'invisible en montrant les effets dévastateurs des combats sur les soldats. Pour cela, il a emprunté la voie d'un expressionnisme très personnel, un choix stylistique propre, indépendant de tout mouvement avant-gardiste, qui se dévoile peu à peu au regard de l'observateur à travers un ensemble d'éléments qui demande à être interprété avec attention. Ce style se manifeste par une gestuelle ramassée des personnages, des déformations d’expressions, de forts contrastes de lumière, le tout participant à installer un sentiment de mystère et d’angoisse. Un autre aspect stylistique est le rendu des espaces, notamment en ce qui concerne l'intérieur des tranchées, qui, à Verdun, constituaient un réseau de tunnels souterrains au développement imposant et largement ramifié. Desbarbieux les décrit comme des espaces irréels étouffants propres à restituer le sentiment d’oppression de ceux qui y vivent, déroutant l’observateur, notamment par une délimitation incertaine entre l’intérieur et l’extérieur et une distinction imprécise entre le jour et la nuit.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ La bataille sanglante de Verdun est devenue emblématique de tous les affrontements de la Grande Guerre pour de nombreuses raisons parmi lesquelles sa durée, les moyens et les techniques utilisés, la logique perverse de l'usure qui la caractérisait et, bien sur, le nombre important de soldats mobilisés, blessés et tués. De nombreuses représentations, surtout satiriques, lui sont rattachées. Elles sont signées par des artistes de toutes les forces en présence (français, allemand, anglais, italien, austrohongrois, russe), ainsi que des pays neutres. Pour avoir une idée de l'imposante masse de sujets caricaturaux produits pendant le conflit, il est intéressant de consulter le volume Verdun, images de guerre, de John Grand-Carteret qui présente un ensemble de 350 images (Librairie Chapelot, Paris, 1916 que l’on trouve en ligne à l’adresse https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k123135q). Les œuvres non satiriques, moins nombreuses, reprennent généralement des scènes de l’arrière ou décrivent des actes de guerre mais avec une vision édulcorée et consensuelle, au service de la propagande.
Le travail que Desbarbieux a consacré à Verdun s'inscrit dans un courant d'expression différent, appartenant à des artistes qui ont su transmettre directement les horreurs et la férocité de la bataille comme Félix Vallotton, auteur du célèbre tableau intitulé Verdun (Paris, musée de l’Armée), datant de 1917, ou Fernand Léger, qui s’est battu à Verdun et y a consacré un nombre important de dessins. Comme Léger, Desbarbieux a été un témoin direct des événements de la bataille. Ses gravures, à la forte charge antimilitariste, en décalage avec les tendances nationalistes et patriotiques de l’époque, racontent la vie du poilu en tenant compte de la situation du combattant, lequel est privé de toute vue d’ensemble de la bataille. Le recueil de gravures, au moment de sa publication, reçu un accueil discret de la part de la critique et de la presse, une circonstance due, en plus de la facture singulière des images, au jeune âge de l'artiste, qui débutait sa carrière et à ses convictions politiques proches des idées socialistes. Par la suite, à partir de l'après-guerre, peu enclin à la mémoire, Verdun fait face à un oubli total tandis que Desbarbieux s'éloigne de la véhémence qui caractérisait son style pendant le conflit pour rallier le goût artistique de l’époque alors en pleine mutation.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ Présentée à nouveau aujourd'hui, cette œuvre est une occasion extraordinaire et captivante pour nous, hommes modernes, d’une réflexion universelle sur l'expérience de la guerre.
ANALYSE DES GRAVURES 1ère partie : La vie quotidienne du soldat
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Fig. 1 Henri Desbarbieux, "Conversation"
Cette première partie de la présentation détaillée de Verdun, réalisé par l'artiste-combattant Henri Desbarbieux en 1916, se concentre sur cinq eaux fortes qui montrent la vie des soldats dans l'obscurité souterraine des tranchées de Verdun. Commençons par la gravure présentée à la fig. 1, Conversation, qui nous permet déjà d'identifier certains des éléments les plus caractéristiques et les plus originaux du langage graphique de l'artiste. En particulier, l'utilisation expressive de la lumière, les contrastes clairs obscurs puissants, la construction spatiale complexe et volontairement ambiguë et, enfin, les déformations – à la modernité troublante – que l’on observe ici sur la bouche et les mains de l'homme dans la lumière.
Fig. 1a Henri Desbarbieux, "Conversation" (détail)
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ La composition trouve son point d'appui dans la pelisse en fourrure du soldat au centre de l'image (fig. 1a). Il semble s'adresser à la hâte à ses camarades l'écoutant dans la pénombre. Sa silhouette est placée dans la lumière la plus forte – provenant d'une ouverture à droite – ce qui a pour effet de donner une consistance (une substance dramaturgique, pourrait-on dire) à l'espace dominé par l’obscurité souterraine. La main gauche du soldat déformée, aux dimensions exagérées, et appuyée sur un bâton, ainsi que sa posture déséquilibrée, contribuent à créer l’anxiété. Sensation que la bouche grande ouverte, telle un trou noir déchirant les traits (dans ce qui semble presque une anticipation baconienne) accentue : la bouche devient la voie par laquelle les horreurs de l'expérience du combat peuvent se manifester. Ces horreurs, amplifiées par un environnement étouffant, sont perçues par le regard de l’observateur, qui, depuis le premier plan, où se trouvent dans l'obscurité la plus totale deux fusils et une sacoche suspendue, pénètre en profondeur puis rencontre des soldats assis à différents niveaux – dont la répartition, à cause des forts contrastes lumineux, n’est pas toujours facile à identifier –, pour découvrir, avec force, une réalité contradictoire et déshumanisée.
Fig. 2 Henri Desbarbieux, "Autour du poêle"
Une structure spatiale complexe régit également la gravure de la fig. 2, Autour du poêle, dans laquelle plusieurs soldats, situés à différents niveaux, sont disposés en diagonale autour d'un poêle, pivot thématique de la composition de l'œuvre. Du poêle vient la lueur qui illumine la scène de l'intérieur et la chaleur qui attire les hommes, si transis qu'ils tendent tous la main vers le charbon ardent. Et c'est encore une fois la lumière, protagoniste de l'image, qui se répand sur les mains des soldats et sur leurs visages accablés par la souffrance. Une scène émouvante qui a un point commun avec l'iconographie de l'adoration des bergers. Dans cette image cependant, en l'absence du divin, l'homme ne peut que manifester sa volonté brute et sauvage de survivre. Les autres éléments qui définissent l’espace sont laissés dans la pénombre (le battant de la porte ouvert, la chaise renversée au premier plan, le fusil suspendu au-dessus) ou dans l'obscurité la plus totale pour décrire sommairement mais de manière suggestive l'environnement hostile et abrutissant dans lequel vivent les poilus.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________
Fig. 3 Henri Desbarbieux, " En attendant la soupe "
La lumière et la chaleur sont également des éléments constitutifs de l’eau-forte reproduite en fig. 3, En attendant la soupe. Sept soldats sont représentés en cercle autour de la marmite dans laquelle un cuistot, qui apparait au premier plan – de dos et à contre-jour – prépare la tambouille. L'artiste s'attarde avec une inspiration remarquable et une originalité de trait manifeste sur les expressions des visages des soldats : absorbés, bouleversés, impatients ... dans une véritable revue d'humeurs qui oscillent de manière trouble entre l'attente de la nourriture, l’aliénation et la conscience de la fragilité de l’existence.
Fig. 4 Henri Desbarbieux, "Le repos"
Dans l’œuvre reproduite à la fig. 4, Le repos, qui reprend l'intérieur d'une tranchée, la lumière provenant d'une ouverture à droite met en évidence le jeune soldat au centre de l'image (voir le détail en fig. 4a), qui fait un geste avec une expression pensive, s’adressant ainsi peut-être au compagnon assis sur un banc en face de lui, représenté de dos au premier plan. Celui-ci, figure noire dans le contre-jour mais riche de détails bien visibles (c'est un
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ trait stylistique original qui caractérise l'ensemble de la série), semble transmettre une sensation non définissable d'angoisse secrète.
Fig. 4a Henri Desbarbieux, "Le repos" (détail)
En haut à droite, plongés dans l'obscurité la plus totale, des objets d'usage quotidien et une bougie sont placés sur une étagère. Au sol, une grande cuve avec une louche, qui sert à la préparation de la soupe. Tout contribue à délimiter une représentation sombre, chargée de non-dit, pleine d’angoisse et d’un mystérieux sentiment d’attente.
Fig. 5 Henri Desbarbieux, "Cauchemar"
Nous refermons cette section avec la gravure de la fig. 5, Cauchemar, une image puissante d'inspiration expressionniste et d'une charge subversive troublante. Nous voyons une chambre souterraine dans laquelle des lits sont serrés les uns à côté des autres. La lumière éclaire la pièce soulignant la voûte en berceau. L'environnement se caractérise par quelques éléments principaux : en haut à gauche, les escaliers menant à l'extérieur, plusieurs fusils reposant sur les murs, une besace accrochée et une lampe à huile fixée au plafond, dont la forme évoque, peut-être symboliquement, une cage.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________
Fig. 5a Henri Desbarbieux, "Cauchemar" (détail)
Mais ce à quoi l'artiste assigne le contenu le plus troublant se trouve dans la partie inférieure de la composition où est représenté un soldat couché. De ce personnage, seule la tête – aux traits altérés et dépourvue d'yeux – émerge de la couverture, pleine de ce qui semble être un cri terrible (fig. 5a). Et le contraste entre l'attitude passive et presque résignée du corps du soldat, soigneusement placé sous la lourde couverture, et ce cri sauvage, déchire le voile de la rhétorique autour de la vie du poilu, dénonçant sans retenue la frustration, l’horreur et l'aliénation de ceux qui sont obligés de mener une vie cruelle, dure et bestiale, en perdant tout, même leur humanité. La vie des soldats dans les tranchées de Verdun, telle qu’elle est décrite dans ces œuvres, apparaît donc douloureuse, mélancolique et désolée. Rien ne semble justifier sa cruauté, ni l'héroïsme ni le patriotisme ni aucun autre idéal. Les poilus errent perdus dans les tunnels de Verdun, sans réelle conscience de ce qui les domine, semblables aux animaux en cage, victimes sacrificielles inconscientes dont l'existence – et même la mort – semble dépourvue de sens. Ce sont des images dans lesquelles il n'est jamais possible de retrouver des références à des événements militaires précis. A l’opposé, ce sont les faits quotidiens – même les plus infimes – de la vie dans les tranchées qui intéressent l’artiste. La vérité de la vie dans les tranchées se révèle donc de l’intérieur : ce qui est exposé ici est, avant tout, la dégradation radicale de l’intériorité des soldats causée par l’expérience de la guerre.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ 2ème partie : Les travaux de tranchées, corvées et tours de garde
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Fig. 1a Henri Desbarbieux, "Soldats au travail" (détail)
Deuxième article consacré à la série de gravures Verdun, réalisée en 1916 par l'artiste soldat Henri Desbarbieux. Un ensemble de quatorze magnifiques eaux fortes illustrant avec originalité et subversion la vie des poilus à l'époque tragique de la bataille du même nom au cours de laquelle, à partir de février 1916, des centaines de milliers de personnes ont perdu la vie en quelques mois. Dans cet article, cinq gravures traitant du thème du travail dans les tranchées sont analysées.
Fig. 1 Henri Desbarbieux, " Soldats au travail "
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ Dans Soldats au travail (fig. 1), l'artiste utilise une construction assez originale. L'image reproduit des soldats occupés à consolider une tranchée, placée derrière une structure de camouflage soutenue par des branches qui, comme dans une œuvre du XVIIe siècle, évoque un théâtre. La scène apparaît donc comme une sorte de rideau ouvert sur la vie réelle des soldats, sans doute un contrepoint polémique aux images de guerre édulcorées véhiculées par la propagande. Dans ce "théâtre de la vie ", espace clos quelque peu angoissant, on peut observer, en prise directe, la vie quotidienne du poilu au travail. Placé au bout des marches menant à la tranchée au premier plan, un soldat au repos fume sa pipe tranquillement, tandis que son corps projette une ombre sinistre sur le mur. A un niveau intermédiaire, un soldat est représenté en mouvement de dos avec la pioche levée et son compagnon est occupé – vraisemblablement – avec une pelle (fig. 1a). À l'arrière-plan, où l'exposition à la lumière est la plus forte, deux personnages apparaissent, soulignés par les lignes de la pointe sèche. Ce sont des figures fragilisées, presque brisées par l’intensité lumineuse. L'œil du spectateur se déplace, ainsi, des zones les plus proches et les plus protégées aux zones les plus lointaines, exposées et dangereuses, découvrant progressivement la dureté et la précarité de la vie du soldat.
Fig. 2 Henri Desbarbieux, "Eau et boue dans la tranchée"
La dénonciation voilée des conditions de vie difficiles des poilus de Verdun, qui caractérise l'œuvre qui vient d'être analysée, devient un véritable cri de protestation dans la gravure Eau et boue dans la tranchée (fig. 2). Elle montre des soldats qui tentent désespérément de vider une tranchée inondée. Le point de vue, qui correspond au regard du combattant placé dans la tranchée, a pour effet d'impliquer l'observateur, le catapultant dans le drame qui se joue. Le corps à moitié plongé dans la boue nauséabonde, les hommes semblent épuisés, chacun isolé et refermé sur lui-même. Le poilu au premier plan, accablé d'une ombre pesante, semble gesticuler confusément, bougeant avec difficulté, comme bloqué par l'effort exténuant et prolongé. Derrière lui, un compagnon, peut-être pour échapper à la tourmente de rester si longtemps trempé, se hisse sur le bord de la tranchée, s’asseyant à l’extérieur, menaçant gravement sa sécurité. Plus loin, un troisième soldat, représenté de dos, épuisé et complètement trempé, se tient avec difficulté au mur du boyau. Enfin, trois autres hommes en pleine lumière peuvent être identifiés. La figure émaciée et le profil familier du premier, est dépeint alors qu’il évacue l'eau avec un seau à l'extérieur; des autres, on ne discerne que
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ des visages consternés qui semblent chercher le regard de l'observateur. L’œuvre, pleine d'un réalisme brutal, jusqu’aux limites de la distorsion, constitue une dénonciation aigüe de la terrible condition du soldat dans les tranchées.
Fig. 3 Henri Desbarbieux, " À l'affût "
Nous n'avons rien trouvé concernant l’ordre dans lequel Desbarbieux avait décidé de présenter ses gravures au sein de son recueil Verdun. Un tel projet, longtemps médité, laisse supposer que l’artiste qui a créé des œuvres si riches et variées, comme s'il s'agissait d'éléments d'une partition, a aussi pensé à un plan précis de composition. Ainsi, dans notre étude, qui voudrait rendre compte de la dialectique interne de l’œuvre, la gravure précédente, pleine de fureur, de cris, de mouvement et de bruit, est suivie de À l'affût (fig. 3), une image dominée par le pathos, le silence et le recueillement. Une vigie, représentée dans l’ombre et de dos, observe les positions ennemies à travers une mince ouverture creusée dans la paroi de la tranchée. Rien ne semble alarmer le militaire, dont l'inertie est également communiquée à l'observateur et qui devient, en quelque sorte, un participant de ce moment calme et sans événement. Dans un tel immobilisme, chaque détail de l'image finit par acquérir des résonances mystérieuses, au point que le rouleau de fil de fer barbelé présenté à côté de quelques planches et outils de bois, apparait comme un objet placé là, en évidence, en pleine lumière et au premier plan afin d’évoquer les instruments de la Passion du Christ, montrant, sans emphase et avec une intense poésie, l’empathie de l'artiste pour le triste destin de l'infanterie.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________
Fig. 4 Henri Desbarbieux, "Poilu debout"
La bataille de Verdun, dans les planches de Desbarbieux, est racontée à travers des événements simples. Les journées et les mois de 1916, qui ont vu un immense massacre dans les rangs français et allemands, sont évoqués sans jamais mettre en lumière l'horreur des combats d'une manière trop crue et directe. L’artiste-combattant, s’intéresse, avant tout, à la vie quotidienne difficile de la tranchée, restituée au travers d’images longtemps mûries, souvent peu lisibles au départ, mais permettant, une fois correctement appréhendées, de susciter l’empathie. Dans la gravure de la fig. 4, par exemple, un guetteur est représenté, enveloppée dans un manteau et dans un foulard épais, près d'un poteau, protégée par une barrière de fil de fer barbelé et de sacs de sable sur lesquels repose un fusil. Au loin, en haut à droite, un paysage presque agréable : une étendue, sans traces de bombardements, quelques arbres élégants. Au milieu de tout cela, l'expression déconcertante du soldat surprend. Semblant abasourdi, son regard est tourné vers l'observateur, comme si la rencontre des yeux (à l'intérieur et à l'extérieur de la guerre) générait une sorte de courtcircuit. Si la routine de la guerre rend souvent supportable la dure existence du poilu, l’artiste a ici fixé un de ces rares moments où le voile de l’habitude se lève subitement, découvrant – et restituant – dans le regard étonné du soldat l'angoisse de l'animal en cage, le tourment et la résignation de ceux qui ne peuvent plus décider de leurs propres actions et de leur propre destin.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________
Fig. 5 Henri Desbarbieux, "Dans les tranchées "
Finissons cet article avec la gravure de la fig. 5, placée par Desbarbieux sur la couverture de son recueil. Les protagonistes, encore une fois, sont de simples poilus, également montrés ici dans une tranchée. Le soldat au premier plan, observe, de dessous une structure formée de quelques planches, les lignes ennemies. L’homme, étroitement enveloppé dans sa cape, semble tenir nerveusement son fusil avec ses deux énormes mains. Comme c’est souvent le cas avec ces images, l’artiste ne cherche pas à restituer la physionomie du personnage représenté, mais plutôt à traduire son état d’âme à travers les moyens les plus variés : posture, jeu variable de la lumière et de l’ombre, disproportions de quelques détails anatomiques, etc. Plus loin, accroupis dans le trou, on voit deux soldats en train de parler et, plus loin encore, un autre soldat, la pipe à la main. À l'extérieur, on observe des arbres squelettiques et la ligne de protection formée de fils barbelés. C'est une scène mélancolique qui reprend l’image des "intrépides combattants de Verdun" mais dans une dimension quotidienne, loin de tout héroïsme, cependant suffisamment traditionnelle pour ne pas attirer, d’emblée, les flèches de la censure. Une telle scène représente bien la série entière qui contient toutefois des représentations beaucoup plus dures et plus touchantes.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ 3ème partie : L’attaque, les blessés, la mort
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Fig. 1a Henri Desbarbieux, "Explosion" (détail)
Troisième et dernière présentation de l'importante série d'estampes Verdun réalisée en 1916 par l'artiste-combattant Henri Desbarbieux, tombée dans l'oubli et redécouverte par l'association Arte Grande Guerra. Dans les deux articles précédents, nous avons pu observer comment l’artiste a représenté la vie quotidienne du poilu pendant les moments de travail et de repos. Cette dernière série de gravures est consacrée aux thèmes difficiles de l’attaque, des blessés et de la mort.
Fig. 1b Henri Desbarbieux, "Explosion"
Sur la fig. 1b, vous pouvez voir Explosion, une des gravures les plus fortes de l’ensemble, caractérisée par la nature imposante de la scène, sa dimension émotionnelle et la structure
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ originale de la composition. L'image est dominée par l'immense masse sombre de fumée et de terre produite par l'explosion d'un obus, qui se diffuse dans le ciel en spirales denses dessinées à coup de traits rapides et dynamiques. En dessous, des soldats paniqués, visiblement accablés, cherchent désespérément un abri dans la dépression de la tranchée. On peut noter à quel point les traits qui servent à délimiter ces poilus sont sommaires, les transformant en fantômes, presque indiscernables de la terre qui les héberge, porteurs, dirait-on, d’un message de douleur universelle, encore plus que personnelle (fig. 1a). Au premier plan, le tronc rend visible les conséquences fatales du bombardement sur le monde naturel. Ici aussi, à l’instar de ce qui a déjà été observé dans d’autres œuvres de la série, le point d’observation situé à une certaine distance de la scène et, en contrebas, conduit l’observateur par degrés, mais irrésistiblement, au cœur du drame des soldats. Avec cette représentation, l'artiste capte un aspect crucial de la guerre moderne : la petitesse et la fragilité de l'être humain face au poids écrasant d'une machine de guerre de plus en plus puissante, impersonnelle, oppressante et aliénante.
Fig. 2 Henri Desbarbieux, "L'attaque"
Dans la gravure L'attaque, le moment qui précède le début de la bataille est rendu dans toute sa tension avec une grande économie de moyens. En gros plan, deux soldats sont représentés hissés sur une hauteur. L'un d'eux, à moitié couché sur le sol, observe l'étendue qui apparaît devant lui, le fusil serré dans ses mains, comme s'il attendait l'apparition de l'ennemi, tandis que son compagnon, sombre et courbé, s'appuyant sur l'arme qu’il tient, semble prêt à s’élancer. Derrière eux, deux autres soldats, enveloppés et protégés derrière la dépression, se dirigent vers le premier, craignant probablement ce qui va se passer. Des volutes de nuages et de fumées couvrent et assombrissent la voûte du ciel, contrastant avec l'éclat de lumière visible au loin, où se détachent nettement les contours des arbres nus d'un bois désolé. L'atmosphère est fantomatique et livide. Desbarbieux semble se souvenir des dramatiques contrastes des Misères de la guerre de Goya, mais, contrairement à ce dernier, il arrête son récit avant l’horreur, décrivant les instants qui précèdent la catastrophe, le moment où tout doit encore se passer et espérant presque pour l'homme – malgré tout – la possibilité d’une rédemption.
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________
Fig. 3a Henri Desbarbieux, "Le char des blessés"
Le char des blessés montre une scène remplie d'une douleur hallucinée (fig. 3a). On y voit un chargement de soldats blessés qui est conduit au poste de secours le plus proche. Une sorte de climax semble régir leur disposition dans le véhicule.
Fig. 3b Henri Desbarbieux, "Le char des blessés" (détail)
Au niveau inférieur, ceux qui sont le plus gravement blessés, comme l'homme au premier plan étendu sur la paille; au niveau intermédiaire, deux soldats au regard vide et presque hagard sont assis (fig. 3b); enfin en haut, ceux qui conservent assez de force pour se relever, comme cet homme à la tête bandée à gauche. Avançant à pied sur la droite, s'appuyant fortement sur le côté de la charrette, un autre soldat semble tordu, affligé et prostré. Le spectateur, observant de l’arrière la carriole emplie de douleur qui s'en va, ne peut manquer de participer avec empathie au drame qui se déroule sous ses yeux. L’image met en évidence l’un des traits paradoxaux de la Grande Guerre qui, bien que caractérisée par l’utilisation constante et systématique de matériels de pointe, conservait des aspects étonnamment
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ archaïques, tels que l’utilisation de charrettes pour transporter les blessés, "matériel humain", traité de la même manière que le bétail à abattre.
Fig. 4a Henri Desbarbieux, " Funérailles militaires "
La gravure Funérailles militaires (fig. 4a) ferme idéalement la série Verdun. La scène est prise à distance en utilisant un cadre plutôt étroit. Le point de vue est celui d'un observateur accroupi – peut-être à genoux – devant les spectateurs. Les participants à cette triste cérémonie sont divisés en deux groupes bien différenciés : plusieurs hommes à l'arrière-plan et deux femmes, dans des poses affligées, du côté droit de l'image.
Fig. 4b Henri Desbarbieux, "Funérailles militaires" (détail)
La vue en contre-plongée souligne les dimensions monumentales de la figure centrale du prêtre, en train de bénir (fig. 4b), et donne une grande importance à l’assistance qui l’entoure. La disposition de cette dernière confère à l’arrière-plan une dimension
Verdun de Henri Desbarbieux, 1916 __________________________________________________________________________________________ architecturale. Au milieu de l’image, cette verticalité statique est interrompue par la diagonale du cercueil et par les hommes en charge de l'inhumation représentés dans des poses sculpturales et manipulant les cordes, dans des mouvements saccadés, pour abaisser le cercueil. On peut remarquer comment la lumière tombant sur la caisse en bois, au couvercle fissuré, met en valeur sa matière première et sa fabrication hâtive. La croix en bois rudimentaire, au premier plan, n’est pas plus belle, jetée misérablement sur la terre sombre, attendant d’être plantée sur la tombe. Et c’est à ce support éphémère qu’est confiée la tâche de préserver la mémoire des morts. Avec cette construction originale, Desbarbieux semble donc tourner son regard vers le destin cruel du poilu, sans rhétorique, soulignant avant tout l’inutilité et la gratuité de leur martyre. À ce stade, il est légitime de se demander de quelle guerre parlent les quatorze eaux-fortes qui composent l’ensemble Verdun. Comme nous avons eu l'occasion de le mentionner, le caporal Henri Desbarbieux est en poste à Verdun, au sein du 56e bataillon de chasseurs à pied, en service actif jusqu'à la date du 7 janvier 1915, jour de sa blessure lui causant des lésions irréversibles à l’œil droit, puis il est, ensuite, affecté aux services auxiliaires, participant ainsi à la bataille de Verdun en 1916 en assurant des liaisons, ou d’autres tâches similaires, entre l’arrière et la première ligne. L’artiste-combattant était donc en mesure de raconter au mieux cet affrontement interminable et sanglant, probablement l'événement de la guerre qui, plus que tout autre, représentait dans l'imaginaire des Français des valeurs comme l'honneur, l'esprit de sacrifice et l’héroïsme. Mais aucune trace de tout cela dans ces eaux-fortes et nulle référence à des d'événements militaires connus. A la place, l’artiste semble principalement vouloir se pencher sur le sentiment quotidien du soldat, sur la façon dont il réagit aux horreurs et à la violence de la guerre moderne. Ses poilus sont dépeints d'une manière qui est tout sauf idéalisée, souvent même crue dans son expressionisme brut. Ainsi, dans ces gravures, en plus de la dénonciation circonstancielle des horreurs des combats et des conditions de vie de l'infanterie dans les tranchées, il y a la volonté de mettre en avant, sans rhétorique, les forces obscures auxquelles un homme doit nécessairement recourir pour survivre; des questions assez proches de celles que Freud s’est posées à la même époque. Et ceci est une réflexion originale et profonde et toujours très actuelle sur la nature intrinsèque de toute guerre.