DU SENS ET DES SENS 1
L’EXPÉRIENCE SENSORIELLE EN DESIGN GRAPHIQUE
ANAËLLE TURC MÉMOIRE DE FIN D’ÉTUDES, 2019
Introduction Aujourd’hui, le design graphique est une forme de communication largement prédominée par la vision. On emploie communément les termes de « communication visuelle », ou « d’identité visuelle ». Pourtant, le public destiné à recevoir l’information dispose de quatre autres sens, lui offrant la possibilité de s’ouvrir au monde différemment. Cette notion de pluri-sensorialité m’est d’abord venue à l’esprit au cours de mes premières recherches, qui portaient sur le handicap physique. Sur cette lancée, j’ai dans un premier temps souhaité m’orienter vers l’étude d’un design graphique accessible à tous, aussi bien aux mal-voyants qu’aux malentendants et aux analphabètes. Suite à mes recherches, j’ai découvert la designer Elise Roy, devenue sourde, qui conçoit aujourd’hui pour les personnes invalides : « Quand nous concevons d’abord pour les handicapés, nous tombons souvent sur des solutions qui sont bien meilleures que lorsque nous concevons pour les gens dits normaux ». Elle cite notamment l’invention du SMS, à l’origine destiné aux personnes malentendantes et dont l’usage s’est depuis massivement élargi à l’ensemble de la population. Sur ce postulat, je me suis questionnée sur la pertinence des différents systèmes de communication, sur leur impact émotionnel, et leur étendue. J’ai alors réorienté ma recherche en considérant que la sensorialité pouvait être mise à profit en design graphique, quel qu’en soit le public.
Mon premier axe de recherche questionne les facultés sensorielles de l‘homme. En effet, elles lui permettent de se protéger d’un danger, ou a contrario, de se sentir en sécurité dans un espace. Comment évoluent-elles dans l’univers de l’art et du design ? Un second axe de recherche est le rapport à la sensibilité dans le processus créatif et dans l’objet fini. En effet, l’homme est un être doté de sensibilité, il ressent des émotions qui diffèrent en fonction de son contexte social et culturel. Un troisième axe de recherche, pour compléter mon questionnement, concerne le design numérique. Centré sur l’expérience utilisateur, il me permettra de comprendre à quel niveau l’homme est placé au sein du processus créatif dans un milieu où la sensibilité est rarement perceptible. Les enjeux de ma recherche concernent donc la façon de faire évoluer le design graphique à travers sensorialité, sensibilité et interactivité afin de faire naître des émotions.
15
PARTIE UNE Être sensible
35
PARTIE DEUX
51
PARTIE TROIS
Des concepts en tous sens
Un espace pour le corps
DU SENS ET DES SENS L’expérience sensorielle en design graphique
8
Introduction
17 20 25
A L’expérience sensorielle B La perception par nos sens C Un besoin d’épanouissement
37 41 45
A L’Homme au centre du processus créatif B Concept et processus sensitif C Des designers qui créent du sens
53 57 61
A Le numérique comme outil créatif B Design numérique et interfaces C Vers de nouvelles expériences sensorielles
65 66 69 71
Conclusion Expérimentation graphique Sources Remerciements
ETRE SENSIBLE
PA R T I E
U N E
La sensorialité est définie par la capacité d’un être vivant de percevoir des sensations.
1. Réseau Canopé, Les Cinq Sens, https://www.reseaucanope.fr/corpus/ video/les-cinqsens-38.html.
L’activité sensorielle se rapporte aux organes des sens, aux structures nerveuses qu’ils mettent en jeu et aux messages qu’ils véhiculent. D’après Michel Serres, « Nous sommes ouvert au monde grâce aux cinq sens »1. Toutes les civilisations ont leurs formes communicationnelles différentes ; la culture occidentale privilégie la vue et l’ouïe, réputées plus nobles et distanciées. Nos mœurs esquivent l’odorat et le toucher, toujours suspect d’animalité, en raison de leur proximité avec le corps.
A
2. Maurice MerleauPonty, « Phénoménologie de la perception », 1945.
L’expérience sensorielle Entendre le bruit des vagues, observer une œuvre d’art, toucher une surface rugueuse, savourer une viennoiserie, sentir un parfum particulier… Nos sens sollicités, nous donnent des informations sur le monde qui nous entoure. La notion de sensorialité, terme dû à Merleau-Ponty2, désigne l’ensemble des modalités sensorielles. Quels sont les processus mis en œuvre par notre corps pour invoquer notre perception ? Qu’il s’agisse de l’audition, de la vision, du toucher, du goût ou de l’odorat, notre corps interprète et crée des sensations. Des capteurs sensoriels reçoivent alors une information du monde extérieur, puis la transmettent via des nerfs sensoriels spécifiques du système nerveux, à une région du cerveau chargée d’interpréter le signal et le convertir en sensation consciente. Vient s’ajouter à cette définition, la notion d’expérience. Ce terme a plusieurs sens : pour Walter Benjamin, philosophe et historien de l’art du début du XXe siècle, l’expérience est présentée à partir du concept d’Erfahrung, principe selon lequel un savoir se cumule et se dédouble en se prolongeant dans le temps. Cette accumulation des expériences d’où émerge le savoir est alimenté par le vécu de l’individu, à partir de l’expérimentation immédiate de la vie. L’expérience se positionne alors comme une structure participant à l’évolution quotidienne de la vie des individus, qu’ils assimilent et réemploient indéfiniment pour progresser. Un second sens, se raccordant à l’expérience sensorielle, est vu selon Louis Quéré, sociologue français, comme l’expérience en tant que dynamique d’interaction. En ce sens, l’expérience nous apparaît comme une action d’expérimentation directe pour répondre à un besoin quelconque. Un comportement qui peut-être alors partagé, appréhendé, et observé afin d’en tirer une réponse qui permettrait aux individus de résoudre une difficulté ou un questionnement. L’expérience sensorielle et perceptive s’instaure entre le sujet et son environnement. En effet, l’expérience est finalement vécue à travers de nombreux médiums sensibles. Bien qu’essentielle dans la sphère artistique, elle prend part avant tout à notre quotidien et à des activités non artistiques tel que celle de la dégustation de vin, par exemple, qui s’est pourvue d’un langage objectif et de normes jusqu’à en former le métier d’œnologue.
15
L’expérience sensorielle est donc, sous forme de situation étudiée ou non, omniprésente dans notre quotidien, pour répondre à nos besoins vitaux, ou à de simple plaisirs.
3. Jinsop Lee, Design for all 5 senses, https://www.ted.com/ talks/jinsop_lee_ design_for_all_5_ senses.
Pour le designer industriel et professeur d’université Jinsop Lee, avoir une approche multi-sensorielle du design est fondamental. Il appelle cela la théorie des cinq sens. En 2013, lors de sa conférence TEDx3, le designer émet l’hypothèse que les expériences multi-sensorielles sont plus marquantes pour les individus. Pour y répondre, il montre un graphique sur lequel l’intensité de chaque sens est évaluée sur une échelle de un à dix, en fonction d’une expérience vécue. Les résultats démontrant par exemple, que l’action de fumer est une expériences particulièrement appréciable, car elle suscite l’intégralité des sens. Comme l’indique Jinsop Lee, « la sensation de tenir une cigarette et de la porter à ses lèvres, est un grand moment de l’expérience du fumeur ». En y additionnant le bruit du crépitement de la cendre, l’odeur, le goût et enfin l’aspect esthétique de la cigarette et l’image qu’elle renvoie, nous nous retrouvons dans une étude parfaite du produit : il satisfait à travers les cinq sens.
depuis " Souvent, que la télévision
est présente, et que les illustrations sont fréquentes dans les livres et les journaux,
on pense que l’image est plus riche en information que le son ou le texte. Il est probable que l’image soit plus pauvre qu’on ne le croit. " Michel Serres
Le designer doit travailler au delà du visuel sur le papier ou sur l’écran, et imaginer à travers des supports interactifs en concevant des sensations afin, comme l’indique Michel Serre, d’« enrichir » les informations que le designer souhaite transmettre.
17
B
La perception par nos sens L’utilisation des sens permettent aux individus de faire référence à des images, des souvenirs, et des expériences passées pour évoquer un imaginaire. Il s’agit du processus cognitif.
4. René Huyghe, « Dialogue avec le visible », 1955.
Pour définir le terme de cognition, il est indispensable d’expliquer le processus de perception chez l’homme. D’après le CNRTL, la perception est une opération psychologique complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel. René Huyghe écrit : « Nos perceptions du monde physique s’organisent en nous (...) sous forme d’images qui représentent avec le plus de fidélité possible ce qui se passe autour de nous. Mais perceptions, sensations, ne tombent jamais dans un terrain neutre ; elles engendrent immédiatement une réaction affective, une émotion, qui varient selon la nature de ce qui les provoque, mais aussi selon la nature de celui qui les reçoit. »4 À travers cette citation, nous effleurons la notion de cognition, et comprenons qu’elle est tout à fait complémentaire au processus de perception, et qu’elle en résulte. En effet, il s’agit de la capacité que les être vivants ont à traiter l’information à partir de la perception. Comme l’explique Huyghe, les sensations engendrent immédiatement une réaction, ou une émotion. La perception est en elle-même un processus cognitif. Les hommes lient leur histoire personnelle et leur éducation à un univers sensoriel. La perception est donc une interprétation. Mais les individus ne sont pas sensibles aux mêmes données, ainsi une multitude d’interprétations naissent selon les angles d’approche, les espérances, les croyances ou les appartenances sociales et culturelles. Nous pouvons désormais associer l’expérience sensorielle et la perception. En effet, l’expérience sensorielle en tant qu’action va céder au processus perceptif comme un automatisme. Les expériences sensorielles dessinent alors un univers de significations et de valeurs, de communication entre les hommes, d’échange et d’interactivité.
Vassily Kandinsky « Jaune Rouge Bleu », 1925. Tout en équilibre, l’artiste met en relation couleurs et formes. De la froideur des bleus aux silences des blancs, en passant par la passion des rouges. Ses œuvres déterminent des impressions particulières. Sa peinture agit directement sur les sens et les émotions.
Mark Rothko, Untitled (Black, Red over Black on Red), 1964 Les compositions sur grands formats de Rothko se résument à l’agencement de deux ou trois rectangles aux contours évanescents disposés les uns au-dessus des autres. Rothko veut toucher le spectateur, sa perception et sa propre interprétation.
19
Perception et fruits de couleur - André Britz Le designer André Britz joue de notre perception et cherche à troubler. Il semble que nous ne percevons pas aussi facilement les éléments lorsque leurs couleurs changent.
L’œuvre de Yayoi Kusama, « Infinity Mirrored Room », est une oeuvre immersive, composée de miroirs et de modules lumineux ou colorés. Le reflet infini des miroirs, l’obsession des LED ou des points appliqués sur des ballons, troublent, fascinent dans le but de perturber notre perception.
5. David Le Breton, « Anthropologie du corps et modernité », 2013.
6. Régine CharvetPellot, L’intelligence sensorielle, TEDxTours, www.youtube.com, 2017
7. Marcel Proust, « À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann », 1913.
8. Sylvie Gillibert, François Cassignol et Olivier Creusy, « Design Branding : (re) penser les marques par le Design Thinking », 2006.
« Face au monde, l’homme n’est jamais un œil, une oreille, une main, une bouche ou un nez, mais un regard, une écoute, un toucher, une gustation ou une olfaction, c’est-à-dire une activité. »5 L’être humain est donc actif ; il vit des expériences et en tire des résultats. Régine Charvet-Pello, designer et architecte d’intérieur française, également l’une des fondatrices de la mise en oeuvre du design sensoriel en France, s’exprime au sujet de l’intelligence sensorielle lors de sa conférence TEDx6. Elle introduit sa conférence en évoquant l’œuvre classique de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, et son célèbre passage de la madeleine. Pourquoi, l’auteur, lorsqu’il se fait servir une tasse de thé accompagné d’une madeleine, ressentil une foule d’émotions et de souvenirs jusque-là enfouis ? « J’ai cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. (...) Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. (...) Je reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante »7. D’abord, Proust ressent, puis ensuite seulement se souvient. Entre ces deux phases, sa mémoire sensorielle a été réactivée, suscitant le souvenir et enfin l’émotion. Nos sens sont donc intimement liés à la mémoire, procurant émotion et représentations. Pour de nombreux designers, l’utilisation de l’expérience sensorielle est un pont vers une démarche plus humaine et plus sensible. Cette expérience sensorielle établit dans une image de marque, semble avoir de nombreuses ressources : « Couleurs, formes, odeurs, goûts spécifiques, matières, sont distinctifs, sollicitent les sens des consommateurs et des prospects, évoquent des valeurs dans le but de rendre la relation unique. (…) Ces signaux se connectent au sens des publics cibles et établissent des liens émotionnels exclusifs, grâce aux sensations, aux espé-rances antérieures et aux souvenirs accumulés, parfois enfouis et convoqués pour l’occasion. »8
21
Quand l’identité d’une marque se repose sur l’imaginaire d’une période ou d’un souvenir, cela ne lui permet-elle pas de s’offrir de véritables appuis communicatifs ? L’ouvrage « Design Branding : repenser les marques par le Design Thinking » cite le goût du Carambar qui évoque des souvenirs d’enfance, le bruit de la Harley-Davidson la première virée, la couleur d’une boisson les premières sorties d’adolescents… Tous ces détails sensibles aboutissent, consciemment ou non, dans une perception particulière d’un produit ou d’un objet. Nous constatons donc que le processus de cognition, son rapport à la sensorialité et à la mémoire sont des points d’accroches fondamentaux qui permettent de rendre l’art, l’industrie, le design ou encore la communication intelligible pour l’homme. Il est alors question de la place de l’homme et du sensible, quels que soient les domaines de pratiques, dès lors que la perception est sollicitée.
C
Un besoin d’épanouissement L’homme, nous l’avons vu, dispose d’une multitude d’informations résultant d’une expérience vécue par le biais de ses cinq sens. En effet, ils l’informent, le protègent, l’in-struisent, ou l’alarment ; il en dépend. Puisque ses sens lui permettent de lui procurer des émotions, et éventuellement du plaisir, pourquoi ne chercherions-nous pas à les épanouir ? À répondre à un besoin qui apporterait soudainement un bienêtre aux personnes qui vivent les expériences sensorielles ? Tout comme Proust et sa madeleine, nous pouvons nous poser la question de ce que la sensorialité provoque à travers un objet de design fini, mais également dans son processus de conception. Le designer, en tant qu’être sensible et spécialiste des signes, est probablement plus facilement affecté et conscient des émotions que procure l’expérience sensorielle. Ruedi Baur illustre ce propos à travers ses écrits dotés d’une particulière sensibilité :
9. Ruedi Baur, « Les 101 Mots du design graphique à l’usage de tous », Édition Archibooks, 2013.
« Même si les moteurs de recherche sur Internet nous placent aujourd’hui directement face au titre des ouvrages et à l’image frontale de leur couverture, la sélection d’un ouvrage dans le paradis du livre que peut constituer une bonne librairie passe par cette confrontation à la magie de l’objet. Tous les sens se trouve sollicités. La dimension tactile rejoint l’appréciation visuelle : remarque dans un premier temps la tranche ou bien la couverture dans un rayonnage ; ressentir les proportions de l’objet ; toucher la couverture ; soupeser l’objet en le tenant, main ouverte sous la reliure ; l’ouvrir à la première page, au milieu ou à la fin ; le feuilleter ; sentir la texture du papier ; apprécier la qualité d’impression, le déroulé des pages ; se trouver confronté à la composition de chaque double page, au rapport entre les pleins et les vides ; se voir saisi par une image particulière, par une légende par un bout de texte. J’ajouterai : sentir l’encre de l’impression ; voir le détail de la typographie, l’emplacement de la pagination; entendre les livres se refermer. Je n’aborderai pas la question du beau, mais il est évident que de certains de ces objets s’extrait cet « Improbable » qui diffuse un plaisir de part son existence. »9 Il révèle l’expérience sensorielle complète, presque poétiquement, et fait part de la richesse de l’objet imprimé, aussi simple soit-il.
23
Dans un second temps, je me suis intéressée au travail du designer autrichien Stefan Sagmeister, qui m’a avant tout interpellé par son rapport à la sensorialité et à l’interactivité régulière dans ses projets. En effet, on ressent chez lui comme une pertinence évidente dans sa réponse aux commandes ou à des travaux auto-promotionnels par l’évocation des sens et de la corporalité. Une de ses expositions ayant eu lieu en 2005, au Musée des Arts Appliqués de Vienne en Autriche, intitulée « Fait main », illustre sa prédilection pour le travail manuel, la recherche sur les matériaux et sur le support papier. Il témoigne également un intérêt pour le monde de la musique, par son jeu avec les matériaux ou aux procédés d’impression et de fabrication. Il a notamment travaillé pour Lou Reed, David Byrne, Aerosmith, Pat Metheny ou encore les Rolling Stones.
" Il faut surprendre
celui qui achète un disque, l’intriguer, en lui offrant un regard qui le séduise mais en renouvelant son discours à chaque fois. "
Stefan Sagmeister
Stefan Sagmeister, pochette pour l’album des Rolling Stones « Babylon Bridges », 1997
Stefan Sagmeister, pochette pour Skeleton Key, « Fantastic spikes through balloons », 1996
Stefan Sagmeister, poster pour l’artiste Lou Reed, à l’occasion de son nouvel album, 1996
Stefan Sagmeister, affiche de l’exposition « Sagmeister on a Binge », 2003 Page suivante : Stefan Sagmeister, affiche « Style = Fart », 1999.
25
A propos de son travail auto-promotionnel, Sagmeister est particulièrement engagé, en mettant son corps au premier plan pour marquer son public. Pour son affiche de la conférence « Style = Fart » (style = pet), en 1999, Sagmeister fait de son corps le support du message. Il se fait inscrire sur le corps, à l’aide d’une lame de rasoir, le texte d’annonce de l’événement. La présentation de son corps nu, et la mutilation symbolisent l’investissement personnel que suppose chaque nouvelle commande, mais également la difficulté de la nouveauté et de la création. Pour son affiche « Sagmeister on a Binge », une fois encore, le graphiste se met en scène et se transforme pour l’affiche : d’une photo à l’autre, il aura pris dix kilogrammes. Il expose autour de lui le festin alimentaire à l’origine de cette prise de poids. L’affiche annonce les deux expositions de son travail, à Tokyo et à Osaka. Sous un axe plus interactif, l’exposition de Stefan Sagmeister « The Happy Show » rebondit également sur le thème de l’épanouissement sensoriel chez le designer tout comme chez l’utilisateur. Toujours dans une démarche de design, il crée cette exposition à propos du bonheur tout en imaginant une visite continuellement interactive et introspective. Le designer autrichien semble tirer parti de la sensibilité en jouant de son corps, des sens, des émotions voire de la provocation pour transmettre son discours : « Notre travail s’est démarqué, car c’était quelque chose de manifestement fait à la main, touché par l’homme, se retirant de ce monde froid. Je ne pense absolument pas que ce soit la solution à tous les projets. Je pense que chaque projet nécessite des stratégies différentes, pas seulement sur le plan du contenu, mais aussi sur la forme ». Jessica Walsh et Stefan Sagmeister ont également co-montés l’exposition « Beauty », au Musée des Arts Appliqués de Vienne. Ils offrent l’expérience de la beauté et combattent l’antipathie en stimulant la perception des spectateurs. La pièce maîtresse de l’exposition, « sensory room », est une oeuvre immersive : brouillard, couleurs changeantes, parfum et fond acoustique remplissent l’espace et permet aux visiteurs de vivre une experience calme et stimulante. Le rapport au sensible et à l’humain est probablement un point central du design en général. Ruedi Baur nous fait part de sa sensibilité pour l’objet tangible, Sagmeister de son engagement corporel : il semble que l’homme a une place fondamentale dans le processus créatif.
27
Stefan Sagmeister, exposition « The Happy Show », Zürich, 2018
Nous aurons compris que l’expérience sensorielle est ce qui lie l’Homme au monde, et aux autres. Elle lui apporte des émotions et le rend sensible à son environnement. Chaque être humain perçoit et ressent ces expériences sensorielles différemment, selon les expériences passées de chacun, apportant une grande richesse des interprétations. L’appliquer en design, utiliser la sensorialité et se concentrer sur la dimension sensible semble offrir une forme d’épanouissement pour l’utilisateur comme pour le designer.
Sagmeister & Walsh, salle sensorielle (mock-up), exposition « Beauty », 2018
29
CONCEPTS EN TOUS SENS 31
PA R T I E
D E U X
" Je suis Designer,
et je crée du sens, avec des sens.
"
Régine Charvet-Pellot, directrice du Laboratoire des technologies sensorielles Certesens.
Intégrer le sensible et l’émotionnel dans un processus créatif semble prometteur et précieux. Mais dans une société où vendre le plus vite pour le plus de monde est encore le leitmotiv de nombreuses campagnes publicitaires, pouvons nous associer concept et corporalité sans entrer dans le nuisible la gadgétisation ?
A
L’homme au centre du processus créatif D’après l’Alliance française des designers, le design est un « processus intellectuel créatif, pluridisciplinaire et humaniste, dont le but est de traiter et d’apporter des solutions aux problématiques de tous les jours, petites et grandes, liées aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Potentiellement présent partout, en adéquation avec les modes de vie, les valeurs et les besoins des êtres humains, utilisateurs ou publics, le design contribue à la création d’espaces, à la communication de messages visuels et sonores, d’interfaces, à la production de produits et de services, afin de leur donner un sens, une émotion et une identité, d’en améliorer l’accessibilité ou l’expérience. [...] La particularité du design est qu’il n’existe pas de définition unique et définitive, puisqu’il se réinvente à chaque époque, en suivant les évolutions, les cultures et les apports des designers du monde entier. »
10. Aaron Walter, « Design Emotionnel », Éditions Eyrolles, 2011. 11. Stéphane Vial, Court traité du design, « Le design comme une chose qui pense », Éditions Puf, 2014.
Pour articuler le sujet avec le monde moderne en général, il s’agit de « replacer » l’homme au centre des réflexions. La révolution industrielle a marqué son passage en changeant nos modes de vie, nos philosophies et même notre éducation. Aaron Walter nous donne l’exemple de l’agriculture moderne, où les fermes sont devenues des entreprises sans visage faisant passer le profit avant le bien-être humain pour améliorer les récoltes et réduire le coût de production. L’auteur souligne cependant l’émergence de nouvelles aspirations : « les petits fermiers locaux trouvent de nouveaux marchés, car de plus en plus de consommateurs recherchent de la nourriture produite par des gens, pour des gens. (…) Vous gagnez la possibilité de vivre avec un objet qui a une histoire. Ça, ça n’a pas de prix. »10 Pour Stéphane Vial11, le processus de création en design thinking commence par l’observation des besoins des gens. D’après lui, le designer se laisse inspirer par les usagers, il s’efforce d’être en empathie avec eux, il se met à leur place pour tenter de penser comme eux et de percevoir le monde de leur point de vue (corporel, émotionnel, cognitif, social, culturel), on pas pour mieux leur vendre ses produits, mais pour mieux comprendre leurs besoins et leurs attentes réelles.
35
" Il s’agit avant
tout de rendre la vie plus facile et plus agréable. Par là, il ne faut pas entendre faire de la bonne ergonomie (« placer le bouton au bon endroit »). Il faut entendre culture et contexte. " Stéphane Vial
Cette pensée est à mon avis particulièrement pertinente pour entreprendre un design plus vivant et plus humain. Les utilisateurs ont besoin de se sentir concernés et d’avoir leur place dans le processus de création. Aussi, se laisser inspirer par les usagers, par leur éventuels problèmes et les identifier avec eux offre aux designers une approche plus humaine, ainsi qu’une richesse d’informations primordiales. 12. Bill Moggridge, « Design Thinking: Dear Don... », 2010, http://www.core77. com/posts/17042/ design-thinkingdear-don-17042.
Bill Moggridge12 définit le design thinking comme : « l’application de processus de design éprouvés à de nouveaux défis et opportunités, et qui est utilisé à la fois par ceux qui ont une formation en design et ceux qui n’en ont pas ». Cette vision du design thinking soulève la question du design comme une façon de penser, et non comme une qualification ou un diplôme. Le design thinking permet de rendre le design accessible à tous plutôt que seulement à un cercle restreint de diplômés d’écoles de design.
37
B
Concept et processus sensitif Susciter les sens pour entrer en relation avec un usager, convoquer des perceptions mentales et provoquer des sensations positives, placer l’homme au centre des recherches : le processus de design sensorielle peut-il se développer et valoriser un concept ? Les marques cherchent à développer leur sensorialité et construire des ponts émotionnels sensibles et cognitifs avec leur cibles. Comment la sensorialité est-elle appliquée en design et sur des produits finit et tangibles ? Est-elle pertinente vis-à-vis de son concept et surtout à quel moment en devient-elle un gadget ?
13. Sylvie Gillibert, François Cassignol, Olivier Creusy, « Design Branding : (re) penser les marques par le design thinking », Édition Dunod, 2016.
La poly-sensorialité semble devenir le maître mot du marketing. Aujourd’hui nommé « Marketing sensoriel », la marque fait sa promotion par l’utilisation des sens du consommateur. Celui-ci vie une expérience avec la marque, il imprime des images et des perceptions, puis ressent des émotions. Par exemple, le packaging Hermès est si singulier et reconnu pour l’expérience qu’il propose : sa couleur, son principe de gamme identitaire, sa minutie ou encore l’appréciation tactile de la boîte évoquant la maroquinerie. Tous ces signes, créant un imaginaire, s’imprègnent plus profondément dans le cerveau du client, et permet à la marque de se distinguer et de se singulariser. D’après l’ouvrage « Design Branding : (re)penser les marques par le design thinking »13, la poly-sensorialité offre un nouvel échange avec la marque : « Les connexions poly-sensorielles entre les marques et les consommateurs sont au coeur de la relation. Elles tissent un faisceau, de plus en plus dense, qui arrime les marques a des publics cibles en créant des sensations, des émotions qui sont mises en mémoire et facilitent la reconnaissance et l’attachement. Couleurs, formes, odeurs, goût spécifiques, matières, sont distinctifs sollicitent les sens des consommateurs et des prospects, évoquent des valeurs, dans le but de rendre la relation unique. Ces signaux se connectant au sens des publics cibles et établissent des liens émotionnels exclusif, grâce aux sensations, aux expériences antérieurs et aux souvenirs accumulés, parfois enfouis et convoqués pour l’occasion. »
Les marques cherchent donc à produire des émotions, à passer par un chemin plus sensible pour toucher ses clients. Elles ne veulent plus être identifiées à de la communication médiocre et aguicheuse, ou à de la publicité visuel et auditive agressive. Le secteur du marketing l’aura bien comprit : une communication à l’écoute de l’homme ne peut que permettre un résultat plus appréciable.
14. Alain Charrier, Marie-Hélène Nougaret, Christine Riste, « Marketing des sens : jusqu’où faut-il aller ? », 2011, https:// www.lsa-conso.fr/ marketing-des-sensjusqu-ou-faut-ilaller,118382
15. Sévérine Marteaux, Rémi Mencarelli et Mathidle Pulh « Quand les instituions culturelles s’ouvrent au marketing sensoriel… et s’en défendent : enjeux et paradoxes », 2009, https:// www.cairn.info/ revue-managementet-avenir-2009-2page-92.htm
Pour Sophie Romet, directrice générale de l’agence Dragon Rouge, le marketing poly-sensoriel n’est pas une mode mais une tendance de fond et de long terme. L’innovation va de plus en plus vite, et il est difficile pour une marque de se distinguer très longtemps. « Face à un monde de plus en plus virtuel, les consommateurs ont besoin d’authenticité et de sensorialité »14 déclare t-elle. Mais la propagation du design sensoriel en marketing n’ouvre t-elle pas des portes vers une forme de saturation pour les individus ciblés ? Prenons l’exemple des magasins Abercrombie & Fitch, dont la scénographie sollicite tous les sens : musique d’ambiance forte pour rappeler l’univers des boites de nuits, couleurs vives, éclairage aux néons uniquement, décoration décalée et des vendeurs en continuelle démonstration… sans finalement avoir de cohérence identitaire avec les produits vendus. Nous nous retrouvons dans une forme de gadgétisation de l’expérience sensorielle, qui pourrait tendre à transformer péjorativement l’image de la marque. « L’objectif que doit avoir tout manager culturel en mobilisant ces techniques de marketing sensoriel au sein de son institution est d’arriver à favoriser l’accès aux oeuvres tout en conservant le caractère authentique, la signification et la portée émotionnelle de ces dernières »15. Le danger serait d’utiliser le marketing sensoriel comme une technique purement marchande et d’aboutir à un objet culturel totalement dénaturé. En design graphique, les utilisateurs peuvent être touchés par différents médium, notamment par l’interactivité et la participation. Pour exemple, l’agence de design Kontrapunkt a développé une police de caractères, Goertek Sans. Elle est spécialement conçue pour la signalisation numérique du centre de recherche et développement de composants acoustiques Goertek à Qingdao, en Chine. La police de caractère change d’apparence de manière dynamique, et réagit aux différentes fréquences et types d’ondes. Cette approche permet le développement d’une identité visuelle pertinente et en lien avec le sens de l’ouïe.
39
Alexia Roux, Projet de fin d’étude, 2015. Ce projet d’édition fait écho à un des plus gros feux de forêt de l’année 2010 à Cassis. Il a pour objectif de sensibiliser aux incendies en forêt. En effet, en agissant directement sur le papier, elle génère du graphisme et de l’odeur. Celle-ci étant plutôt déplaisante elle informe de la gravité de l’évènement.
Stas Neretin, recherche de gamme packaging, 2016. Ces packagings aux courbes relatives à celles du corps humain ont pour particularité d’être sensible au toucher : la chaleur du corps humain active un changement de couleur et anime l’emballage.
Kontrapunkt, Goertek Sans, 2018
Retranscription visuelle des types d’ondes, par Kontrapunkt
L’expérience sensorielle dans l’identité d’une marque est un domaine doté de nombreuses ressources, qui peut permettre de créer une image de marque positive et humaine. Mais la limite est étroite entre pertinence et gadgétisation. Il est important à mon avis, de conserver sur le résultat final, une force significative et une influence émotionnelle.
41
C
Des designers qui créent du sens Irma Boom est designer graphique, elle est connue pour avoir fait la conception de plus de 300 livres et sera décrite comme « The Queen of Books ». Elle n’a eu de cesse de repousser les limites du design traditionnel du livre. Explorant les nombreux paramètres formels de celui-ci, dont le format, le papier, la structure et la reliure, tout en respectant sa longue tradition. Nombreuses de ces réalisations m’ont attiré pour leur attraits sensible et cognitifs. Elle créer des émotions à travers le livre et tout ces aspects :
16. Irma Boom dans une interview donnée à Peter Bil’ak, Back Cover n˚5, 2012.
« Le rôle d’un designer va au delà que de créer un livre qui paraît beau. Le livre en tant qu’objet est important pour moi : son contenu, sa taille, son poids, son odeur. Comme des petites œuvres d’architecture, j’adore réaliser des livres. »16 Une de ses créations les plus connues, le livre « Weaving as Metaphor » recueille le travail de l’artiste Sheila Hicks, connue pour ses sculptures de laine, de soie ou de coton. Ce livre ressemble à une petite pelote de coton : imprimé sur un papier blanc mat, les bords semblent laineux. Le livre contient plus de cent miniatures et un certain nombre de photos de Hicks et de son environnement de travail. Il recueille également des croquis et des notes, rassemblés pendant ses nombreux voyages. Le corps typographique est très grand au début du livre, associé au tissage grossier de Hicks, qui petit à petit se réduit pour se terminer par une tapisserie fine et raffinée. La couverture est gaufrée et rappelle que le livre doit être apprécié en tant qu’objet. En traitant l’ouvrage de cette manière, Irma Boom a crée un livre extrêmement tactile et dont l’appréciation ne se vit pas seulement par la vision. Ce livre a été récompensé en 2006 à la foire du livre de Leipzig, par le prix du plus beau livre du monde. À l’occasion de l’achèvement de la première période de design de Laurens Van den Acker chez Renault, Irma Boom a été sollicitée pour la conception d’un livre : « Renault = présent » qui présente le « cycle de vie » d’une série de voiture conçues par Van den Acker au cours des sept dernières années. Il s’agit de rendre hommage à la beauté des modèles Renault, neufs et anciens, et parle de la voiture comme un phénomène.
Ce livre est entièrement argenté et imprimé sur de fines feuilles d’aluminium. Celles-ci représentent la surface des voitures, et met en valeur le livre, comme s’il s’agissait d’un bijou.
Livre « Renault = Présent », Irma Boom, 2009.
Livre « Weaving as Metaphor », Irma Boom, 2006.
43
Mal-voyants, malentendants, personnes assises, analphabètes et enfants : si l’ont se basait sur le handicap ou sur les personnes dépourvues d’un sens pour créer ? L’enjeu de cette signalétique a été d’imaginer un système qui optimise la compréhension de l’espace pour tous. La gamme signalétique s’est construit sur le principe du multilinguisme et des multiples sens. Par exemple, des préconisations visuelles sont travaillés pour assurer une bonne lisibilité aux personnes assises comme aux personnes debout, avec une typographie arrondie et généreuse. Un complément acoustique ainsi que le braille rendent l’information accessible aux non-voyants. Pour les analphabètes, les personnes de langue étrangère ou encore les enfants, les pictogrammes aident partiellement, et apporte rapidement l’information. Cette signalétique était encore en cours de prototypage en 2014. Elle ne semble encore jamais avoir vu le jour dans une institution publique. Ici, la sensorialité propose une expérience qui ouvre à la compréhension des espaces. Elle est un tremplin pour communiquer et délivrer des messages aux personnes dont leurs sens ou leurs connaissances limite l’accès à certaines informations. Nous comprenons que la sensorialité peut être utilisé pour résoudre une problématique de design, afin de rééquilibrer l’accès aux informations et ainsi rendre la vie plus facile aux individus.
Signalétique multisensorielle, Ruedi Baur, 2014.
Pour évoluer dans un design plus sensible et plus humain, nous aurons compris qu’il est indispensable de concevoir en le prenant en compte directement dans le processus de création. Passer par la sensorialité pour rendre la vie plus facile, ou pour informer permet de rendre l’expérience plus intense et d’ancrer véritablement l’information dans le cerveau des individus. Mais il s’agit d’un outil délicat, à utiliser avec parcimonie. Il ne doit pas nous entraîner dans une situation de saturation, qui ferait tendre l’expérience sensorielle vers un énième outil publicitaire trop encombrant. En d’autres termes, il semble indispensable de manipuler ce medium avec précaution, et de constamment y joindre un sens et une portée émotionnelle.
45
UN ESPACE POUR LE CORPS 47
PA R T I E
T R O I S
Des milliards d’êtres humains dotés de sensibilité passent par des intermédiaires matériels et logiciels pour utiliser un ordinateur. Il est aujourd’hui naturel et instinctif, pour les générations les plus jeunes de vivre l’expérience de l’interface numérique. Nous n’entrons plus en contact direct avec la matière informatisée mais nous « intéragissons ».
A
17. Stéphane Vial, Court traité du design, « Vers le design numérique » Éditions Puf, 2014.
Le numérique comme outil créatif Depuis l’apparition des premiers ordinateurs dans les années 1940, notre civilisation vit dans un bouleversement technologique, la « révolution numérique ». Comme l’indique Stéphane Vial17, ce bouleversement ne consiste pas seulement en une révolution technologique, il opère également une révolution anthropologique : il affecte les hommes autant que les machines. Il est intéressant pour moi, de rapporter cela au sujet du l’évolution de l’homme dans son champ des pratiques. Comment les designers ou même les architectes réagissent-ils face à ces nouveaux outils ? Depuis les années 1980, l’outil informatique s’est développé dans le monde professionnel. Le « design numériquement assisté » a pour but de donner vie à des usages en donnant forme à des matériaux, y compris des matériaux informatisés. Le numérique est utilisé comme un outil, au même titre qu’un crayon ou qu’une équerre. D’après Stéphane Vial, les designers et les architectes se divisent en deux camps : d’un côté, ceux qui préféraient entretenir une distance, voir une méfiance à l’égard des outils numériques, et de l’autre ceux qui, enthousiasmés par les nouvelles possibilités offertes, voient dans le numérique un nouvel outil de création et une perspective d’avenir pour le design : « Les architectes voulaient protéger le dessin à la main, qu’il considéraient comme essentiels à la qualité de leur design et au sentiment d’en être les auteurs. Les ingénieurs civils voulaient se tenir loin des logiciels de travail d’analyse de la structure ; ils craignaient que l’ordinateur les amène à omettre des sources d’erreur et d’incertitudes cruciales. Les physiciens étaient passionnés par la distinction entre démonstration et expérience. Ils croyaient que les ordinateurs n’avaient pas leur place en laboratoire si les scientifiques n’avaient pas une connaissance détaillée de leurs programmes. Les chimistes, tout comme les physiciens, voulait préserver l’enseignement théorique. » Mais la matière informatisée est aujourd’hui omniprésente dans les processus de création. Nous n’imaginons plus un designer travailler sans un ordinateur à ses côtés.
51
Nombre de nos enseignants ont tendances à nous « réapprendre » à commencer un travail de recherche et de conceptualisation sans ordinateur. Pour le designer japonais Kenya Hara, le numérique apparaît comme un terrain d’accélération effrénée, un tourbillon technologique aveugle étourdissant, dans le sens serait opaque, voire absent, et dont le designer devrait se tenir à distance afin de se raccrocher à des choses plus charnelles et plus essentielles. Mais le design numérique est désormais indispensable pour développer le design d’interaction, et pour inventer de nouvelles représentations et dispositifs techniques. Il est alors nécessaire, via une dimension symbolique et fonctionnelle, de l’utiliser en restant centré sur les usages et les gens. Pour faire écho au design numériquement assisté, et entrer presque dans une provocation de la place du numérique dans nos processus de création, les designers Jonas Hegi and Samuel Weidmann ont développé en 2011, dans le cadre d’un projet de fin d’étude à la Haute école d’Art de Zürich, le « Grafik Kiosk ». Le programme s’exécute sans aucun modèle et est basé sur un système de règles complexes, qui interprète chaque entrée générée par l’utilisateur. L’objectif est de créer un designer graphique virtuel. Ils posent la question de la place de la machine par rapport à la réflexion de l’homme dans un processus créatif. Au vu des résultats, cette démarche prouve que l’homme, sa sensibilité et sa réflexion sont essentiels dans la mise en forme d’un concept. Il doit rester au centre des réflexions, afin de conserver un aspect humain dans les résultats finaux.
Grafik Kiosk, Jonas Hegi et Samuel Weidmann, 2011.
Exemple d’affiche crée avec Grafik Kiosk
53
Exemple d’affiche crée avec Grafik Kiosk
B
Design numérique et interfaces « Rendre les ordinateurs plus faciles à utiliser » : il s’agit de la devise des créateurs d’interfaces graphiques dans les années 1970. Tout commence au Xerox Parc, entreprise californienne de recherche et développement des technologies de l’information et du matériel informatique : Tim Mott, chercheur, imagine alors la métaphore du bureau (« Desktop »). On passe alors des écrans noirs où l’on y écrit des lignes de commandes à un environnement visuel imagé avec lequel on interagit. Fenêtre, icônes, menus et souris : on adapte pour les êtres humains. Il semble que l’évènement majeur et fondateur de la création des interfaces numériques est bien l’arrivée des designers dans l’industrie informatique : comment les designers ont-ils su imaginer des interfaces adaptées à l’homme, à partir d’un objet numérique aussi insensible, afin d’échanger avec la machine ?
18. Walter Isaacson, « Steve Jobs », Édition Simon & Schuster 2011.
La première figure emblématique de l’évolution des interfaces numériques est l’incontournable Steve Jobs. D’une exigence hors-norme, il reprend les recherches du Xerox Parc, associé à l’un de leurs anciens chercheurs, Larry Tesler et remet toute la conception à plat. Le système d’Apple transforme la métaphore du « bureau » en une authentique réalité virtuelle, où l’on pouvait manipuler, organiser et déplacer toutes sortes de choses. Il faut désormais pouvoir tout ouvrir d’un simple double-clic, fichiers, dossiers et programmes. Steve Jobs se place consciemment entre l’art et la technologie. Il décrit en anecdote dans sa biographie18 à propos de sa passion pour la calligraphie lors de ses études au Reed Institute : « C’est ainsi que j’ai découvert les polices avec ou sans empattements, qu’on pouvait jouer sur l’espace entre les caractères, et plein d’autres astuces typographiques. C’était beau, ancestral, artistique, il y avait ce petit supplément d’âme qui échappe à la science ; je trouvais ça réellement passionnant. » C’est ainsi que Steve Jobs invitera élégance, fluidité et technologies dans ses produits afin de créer un objet presque poétique.
55
Suivant cet axe, la graphiste Susan Kare développa les nombreuses polices de caractères « Chicago », « New York », « Geneva » auxquelles Steve Jobs était très attaché. Elles permirent au premier Mac de démocratiser la typographie, et de la rendre accessible au secteur de la PAO comme aux étudiants ou aux mères de famille. Susan Kare dessina également les icônes, toujours dans l’intention d’insuffler de la fantaisie au Mac. Cela à permit de donner une identité à l’interface graphique. Petit à petit, la matière informatisé devient « dessinable ». La volonté d’introduire l’art et la poésie dans les objets industriels est devenue la marque de fabrique d’Apple. N’est-ce pas la meilleure réponse jusqu’aujourd’hui, que les designers et chercheurs n’aient jamais eue à propos de la froideur informatique ? Intégrer de l’humain, des émotions, de la fantaisie, de l’art ou de la poésie dans l’univers numérique nous attache personnellement aux ordinateurs.
19. Aaron Walter, « Concevoir pour des humains », Design Emotionnel, Éditions Eyrolles, 2011.
Jusqu’alors, le fait de rendre les interfaces faciles d’utilisations était la motivation principale des designers. Les bons designers étaient ceux qui rendait une interface utilisable. « Imaginez un peu si l’on utilisait les mêmes standards dans l’industrie automobile... On se pâmerait encore devant une R5. »19 Ironise Aaron Walter. L’expérience utilisateur devra alors répondre à de nouveaux critères, en essayant éventuellement de se rapprocher des différents sens de l’homme.
Police Chicago par Susan Kare, 1982.
Les dessins originaux de Susan Kare, sur papier quadrillé, où chaque carré représente un pixel.
57
ĂŽcones numĂŠriques pour le premier Apple Mac, Susan Kare, 1982.
C
20. Bill Moggridge, « Designing Interaction », Édition The MIT Press, 2006.
Vers de nouvelles expériences sensorielles Pour continuer à offrir de nouvelles expériences aux hommes, les chercheurs vont toujours plus loin dans l’évolution informatique et technologique. Comme l’énonce Bill Moggridge, pionnier du design interactif et ancien designer du Xerox Parc, Designing Interaction, 2007 « Les technologies numériques ont changé la manière dont nous interagissons avec les choses, des jeux auxquels nous jouons jusqu’à nos outils de travail »20. Le design ne doit pas seulement prendre en compte la révolution créative du numérique, mais également la révolution sociale du numérique, celle qui intervient dans les usages et dans la vie des gens. De l’invention des premiers ordinateurs jusqu’à nos nouveaux systèmes digitaux interactifs, l’évolution fut rapide. Et cet élan révolutionnaire ne cesse de s’amplifier. De plus en plus démocratisées, les technologies de réalité augmentée et de réalité virtuelle se répandent et offrent de nouvelles possibilités aux designers. Que ce soit pour créer, modéliser ou présenter, ces innovations vont procurer aux designers de nouvelles expériences à vivre. Dans leur vie de tous les jours, les individus s’habituent à vivre avec un écran : à travers ordinateurs, télévisions, smartphones, affichages publicitaires, etc… Ils en sont même indispensables pour nombre d’entre nous. Les termes de réalité augmentée (AR) et réalité virtuelle (VR) sont différentiables par leur procédés : la réalité augmentée affiche des informations dans le champ visuel de l’utilisateur à travers un smartphone et une application dédiée, tandis que la réalité virtuelle couvre le champ de vision de l’utilisateur et créer, à travers des écrans, un environnement complètement nouveau. Par exemple, l’illustrateur Glen Keane, ayant travaillé pour Disney durant une quarantaine d’années, a toujours créé ses personnages sur papier. Il peut aujourd’hui, grâce à la VR, s’immerger dans la peau des héros qu’il imagine. En s’équipant d’un casque et de capteurs fixés sur ses mains, il peut reproduire ses créations en trois dimensions. Pour renvoyer cet exemple à la sous-partie « le numérique dans le processus créatif », nous pourrions nous questionner sur la réalité augmentée dans la phase de conception.
59
En effet, peut-elle nous permettre de retrouver un rapport plus charnel avec nos créations ? L’implication du corps nous donne t-il davantage le sentiment d’en être les auteurs ? Glen Keane, en tant qu’illustrateur depuis presque quarante ans, a probablement vécu toute l’évolution du numérique dans le processus de création. La réalité virtuelle ne semble pas endommager ses créations, ni le faire perdre leur singularité, bien au contraire. Certes, il est probablement difficile d’oublier la présence d’un casque VR posé sur son visage, mais l’illusion est si perfectionnée que le système sensoriel se perd et croit à cette illusion. La sensation de dessiner dans toutes les dimensions offre une expérience sensorielle approfondie. Nous pouvons entrevoir le futur des designers par l’expérience de la réalité virtuelle, bousculant nos habitudes et offrant potentiellement des résultats insolites et surprenants. À propos de la réalité augmentée, l’agence de communication MNSTR à édité un livre collector pour Lacoste, qui retrace les origines du tennis et observe son influence dans le style de la marque. Dans le cadre de cette brand story, le livre est connecté à un contenu vidéo qui vient compléter l’histoire imprimée. À travers une application pour smartphone, l’utilisateur peut « animer » le livre par l’intermédiaire de son téléphone. L’animation créé dans le cadre de ce projet est plus stimulante et ouvre les portes vers de nouvelles façons de mettre en page. Que ce soit en réalité virtuelle ou réalité augmentée, les méthodes de design et de visualisation sont en train de changer et d’évoluer. Selon un sondage publié par Architectural Review, près de 20% des architectes utilisent désormais la réalité virtuelle. Proposer un nouvel espace virtuel dans lequel les designers peuvent dessiner, évaluer et tester des produits ou des expériences détient un potentiel stupéfiant. Comme nous l’avons vu, remettre l’homme au premier plan est un pilier du design numérique. La sensibilité semble être un point indispensable à l’appréciation et la compréhension d’un ordinateur. Nous sommes dans une continuelle et fulgurante évolution du numérique : on évoque facilement la « révolution numérique » en comparaison à la révolution industrielle. Mais comme explique Ruedi Baur à ce sujet « Ne nous trouvons pas là dans les mêmes excitations qu’au début du cinéma ? ». L’échange entre l’homme et la machine est encore binaire et limité, préprogrammé, nous nous plaçons dans « un rôle similaire à celui d’un robot participant au programme ». Laisse t-on part à la spontanéité dans l’espace numérique ? Sommes-nous en chemin vers un monde numérique véritablement sensoriel ?
Glen Keane réalisant ses illustrations en réalité virtuelle
LT12 Book, Agence MNSTR pour Lacoste.
61
Conclusion L’expérience sensorielle est par définition donc, ce qui permet à l’homme de communiquer, d’apprendre, de se protéger et de comprendre. Insuffler des interactions sensorielles en design graphique offre aux individus des expériences nouvelles et inhabituelles. Cette approche engage le designer dans un travail primordial d’empathie avec les usagers. En effet, comprendre l’environnement et le contexte des individus à qui l’ont passe un message est indissociable au processus créatif. Écouter, observer et ressentir, ces termes propres à la notion de sensibilité, doivent guider le designer graphique dans sa réflexion et sa créativité : d’abord, afin de ne pas tomber dans une expérience sensorielle gadgétisée et dépourvue de sens, ensuite afin de devenir convaincant et viser juste. Je citerai une nouvelle fois Stefan Sagmeister, qui met en lumière avec justesse la question du sensible : « Le design peut-il toucher le cœur des gens ? »
Selon moi, introduire une forme de sensibilité dans nos processus créatifs sert de fondement au métier de designer graphique, et lui apporte tout son sens.
63
Expérimentation Graphique
Tout au long de la rédaction cette recherche, j’ai eu à concevoir un projet d’expérimentation graphique. La première étape fut de parvenir à un terrain, puis à un lien évident à mon mémoire. La conférence de Jinsop Lee, citée dans la partie « Expérience sensorielle », m’a notamment marquée lorsque celui-ci évoque l’industrie du tabac. En effet, l’appréciation de l’action de fumer se traduit par l’épanouissement de nos cinq sens simultanément. Une industrie qui met un point d’honneur donc, sur l’expérience sensorielle. L’ouïe, le touché, l’odorat, le goût, la vue : tous les sens sont sollicités. Il s’agit d’un petit objet, qui n’encombre pas. L’effet immédiat que la cigarette produit est tout aussi léger : une certaine stimulation des lèvres et de l’odorat, un goût dans la bouche, une fausse impression d’alimentation... L’efficacité de cette stratégie est terrifiante : environ 12 millions de fumeurs en France en 2017, soit presque 20% des français. Mon terrain de recherche est donc celui des personnes souhaitant arrêter la cigarette ainsi que les personnes en cours d’arrêt, tout âges et genres confondus. Les campagnes de sensibilisation classiques, contraintes à des lieux prédestinés à l’affichage, sont-elles suffisamment percutante ? Cette activité sensorielle qui semble être particulièrement stimulante et addictive, ne pourraitelle pas, au même niveau que l’action de fumer, permettre une sensibilisation efficace ? C’est par une approche sensible et empathique, que cette expérimentation graphique prendra place, afin de chercher à sensibiliser et soutenir les personnes ayant pour volonté d’arrêter la cigarette. Le soutien et la complicité sont les maîtres mots de ce projet, ayant pour but d’entourer et de créer de l’interaction dans l’environnement de ces personnes à travers le graphisme.
" La cigarette
est une invention totale du point de vue de l’inutilitÊ. Elle a pourtant envahi le monde. "
Odile Lesourne
65
BIBLIOGRAPHIE Aaron Walter, « Design Emotionnel », Éditions Eyrolles, 2011 Bill Moggridge, « Designing Interaction » Édition The MIT Press, 2006 Bill Moggridge, « Design Thinking: Dear Don... » 2010 David Le Breton, « Anthropologie du corps et modernité », Édition Puf, 2013 Marcel Proust, « À la recherche du temps perdu, du côté de chez Swann », Édition Bernard Grasset, 1913 Maurice Merleau-Ponty, « Phénoménologie de la perception », Édition Gallimard, 1945 René Huyghe, « Dialogue avec le visible », Édition Flammarion, 1955. Ruedi Baur, « Les 101 Mots du design graphique à l’usage de tous » Édition Archibooks, 2013 Ruedi Baur, « Ruedi Baur : Intregral » Édition Lars Müller, 2009 Shaoqiang Wang, « Unpack me again - Packaging Meets Creativity », Édition Promopress, 2017 Stéphane Vial, « Court traité du design » Éditions Puf, 2014 Sylvie Gillibert, François Cassignol et Olivier Creusy, « Design Branding : (re)penser les marques par le Design Thinking », Édition Dunod, 2006
Walter Isaacson, « Steve Jobs », Édition Simon & Schuster, 2011 Étapes Magazine n˚247, « Réalité Augmenté », 2019 Back Cover n˚5, 2012
WEBOGRAPHIE www.alexiaroux.com www.cairn.info www.core77.com www.etapes.com www.graphism.fr www.grafikkiosk.ch www.lsa-conso.fr www.irb-paris.eu www.kare.com www.kontrapunkt.com www.mediation.centrepompidou.fr www.reseau-canope.fr www.sagmeisterwalsh.com www.ted.com
EXPOSITIONS Stefan Sagmeister, The Happy Show, Zürich, 2018 Design Studio : Prozesse, Zürich, 2018 14e Biennale de Lyon, Mondes Flottants, 2017 Centre Pompidou, Yayoi Kusama, Paris, 2012
67
Je remercie sincèrement toutes les personnes qui m’ont entouré tout au long de ce parcours scolaire, en particulier Maxime Belzunce, Vincent Hauzanneau et Richard Bokhobza pour leurs précieux conseils. Je remercie mes compagnons de bord : Jessica, Pierre et Lucie, pour avoir fait de ces années un ensemble de riches émotions. Je remercie enfin mes parents pour leur soutien, mon frère pour son attentive relecture et tout particulièrement Ingrid pour sa continuelle présence.
69
Imprimé à Aix-les-Bains, par l’imprimerie Inpressco. Un grand merci pour leur écoute et leur interêt.