La poésie urbaine

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Après avoir cadenassé mon vélo, je traversais la rue pour rejoindre la fille d’attente, longue d’une dizaine de mètres et qui se finissait sur le trottoir. Le pain devait y être bon ! Croissants, pains au chocolat, stroopwafel, cookies, brioches, tartelettes à la fraise et les fameux petits cupcakes ornaient la vitrine qui portait toujours les décorations de Noël. Je ne savais que choisir et observais avec envie ces nombreuses mignardises. L’homme qui se tenait devant moi, certainement un habitué, me conseillait le croissant, disant qu’il n’en avait jamais mangé d’aussi bon. Je lui suggérais qu’il n’avait jamais dû goûter le croissant français, le « vrai ». Il souriait en entendant mon accent et décidait de m’en offrir un, afin de me prouver que le croissant hollandais pouvait être meilleur que le français. Installés sur un banc, nous parlions de cuisine et de nos spécialités culinaires nationales respectives. Je finissais par admettre que ce croissant était délicieux et nous repartîmes chacun de notre côté. J’aime ces moments où la rue nous offre des rencontres incongrues, nous ouvrant ainsi aux personnes que nous croisons habituellement sans y prêter attention. Avant de remonter sur mon vélo, je pris le temps d’admirer les quelques patineurs en herbe et parfois plus expérimentés, glisser, sauter et tournoyer sur le canal qui longeait la rue. De nombreuses traces se dessinaient sur leurs sillages me laissant imaginer une pirouette, un saut ou bien encore une chute. Deux enfants se chamaillaient, prononçant des mots qui n’étaient pas encore dans mon vocabulaire. La mère, qui semblait épuisée, haussait le ton et un des petits se mis à pigner. Je reprenais mon vélo en direction de Damsquare, le soleil se faisait timide mais la neige commençait déjà à fondre. Vent de face, je peinais à gravir les trois ponts qui me séparaient du vieux centre-ville. Devant moi, une femme se battait afin de préserver son parapluie contre les souffles violents en vain. Le vent prenait le dessus et cassait plusieurs baleines. De nombreux parapluies mouraient sur les trottoirs, abandonnés pour casse. À certains endroits on aurait cru un cimetière de tissus à pois, à fleurs et à rayures. Je me rapprochais et seules quelques ruelles me séparaient désormais de la place centrale. Je m’engouffrais dans Lijnbaanssteeg, ruelle sombre et étroite, il y régnait un puissant et saisissant parfum d’herbe. Je passais devant un coffeshop qui laissait émaner quelques bouffées de fumées depuis son d’entrée. En l’espace d’une ruelle, le printemps s’était installé dans la ville, la neige avait fondu, laissant apparaître les vieux pavés hollandais, usés, cabossés et disparates. J’empruntais désormais Nieuwezijds Voorburgwal, cette grande artère de la ville où 38

voitures et bus roulaient à cent à l’heure, m’obligeant à respirer leurs désagréables émanations de gaz. Le bruit de la ville se faisait bien entendre, les hollandais n’étaient pas avares en klaxon et les cyclistes sonnaient à tout va, signalant aux nombreux touristes qu’ils n’avaient rien à faire sur leurs chemins et allant parfois même jusqu’aux cris. Je me trouvais alors dans le deuxième acte de cette chorégraphie urbaine. J’étais dans la course, dépassant et me faisant dépasser, nous étions des centaines à danser sur nos vélos. Certains téléphonaient, d’autres lisaient, discutaient et se tenaient la main… C’est amusant de voir tout ce que l’on peut faire sur un vélo ! Je tournais à l’angle de Raadhuisstraat et voyais enfin apparaître le majestueux palais royal baigné dans une lumière blanche et vive. Un dernier pont à passer, je contournais le bâtiment et arrivais finalement à Damsquare. Stoppée, je ne pouvais plus avancer. Un flot interminable de passants rendait toute circulation impossible. J’entendais déjà quelques râleurs derrières moi et la femme qui me précédait tentait d’écraser le pied d’une passante tandis qu’une autre jouait des coudes. Les sonnettes se faisaient de plus en plus entendre, j’appuyais sur mon canard klaxon, un homme criait et les voitures faisaient ronronner leurs moteurs. L’animosité ambiante prenait le dessus, les piétons cédèrent place et tel un départ de formule 1, nous avions tous démarré. Je garais mon vélo un peu plus loin sur la place, parmi la centaine d’autres. À peine le temps de sortir mes clefs qu’une bourrasque de vent venait faire s’effondrer au sol la moitié des vélos qui y étaient garés. Les touristes riaient et prenaient des photos, certains propriétaires tentaient de se faufiler à travers ce labyrinthe désormais à terre. J’essayais de trouver un poteau pouvant servir de tuteur à mon vélo, en vain, je l’abandonnais donc parmi les autres, aux mains de la tempête qui arrivait. Sur la place, des hommes statues faisaient leur show, un homme jouait de la guitare et quelques personnes s’étaient arrêtées pour profiter de sa reprise de « The yellow submarine » des Beatles. On se croyait sur les Ramblas à Barcelone. Devant le centre commercial De Bijenkorf, je croisais cet homme qui, tous les jours, tentait de jouer du xylophone. Chacune de ses notes était parfaitement fausses et il était presque impossible de trouver une chanson correspondant aux sons qu’il produisait. Sa ténacité, qui me rendait admirative, l’a élevé au rang d’emblème et beaucoup le connaissent. L’entrée de ce centre commercial ne serait plus la même sans lui, il fait désormais partie des murs, partie de la rue.


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