RETOUR A SILENCE Franck FERRIC (textes) Pierre LE PIVAIN (illustrations)
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Franck FERRIC (textes) Pierre LE PIVAIN (illustrations)
Illustration de couverture : Pierre Le Pivain
Éditions du Riez © – dépôt légal : 2015 ISBN : 978-2-918719-57-1 – ISSN : 2116-1445 X Tous droits réservés pour tous pays.
Chap. I SILENCE
-1Il ne se passe jamais rien à Silence. J’y ai fait ma maison avec du sel et de la poussière. Le sel de mon corps, la poussière du désert. Une bourrasque, une averse et tout pourrait disparaître. Retourner à l’oubli. Comme ces insectes qui trouent la boue autour des sources pour en faire des nids qui s’effritent sous le ciel. Il ne resterait alors plus d’autre trace de mon existence que quelques pierres et des souvenirs rouillés que le vent balaierait bientôt. Mais il n’y a jamais ni vent ni pluie ici. Juste le soleil qui cogne sur mes murs comme une brute aveugle. Le temps lui-même rechigne à couler sur ma maison, si bien que je crois que même lui n’en connaît pas l’emplacement. Il ne se passe jamais rien à Silence. Aucune route n’y mène. Personne n’y vient jamais. Le monde ignore Silence tout autant que Silence ignore le monde. Et pour tout ce que je pense de ce dernier : c’est aussi bien.
-2« Silence. » C’est moi qui ai baptisé ce lieu ainsi. J’en avais bien le droit : il n’y avait personne pour réclamer ce coin du désert, perdu entre la montagne et le Grand Rien qui s’étend autour. Personne d’assez fou pour songer à s’installer là, à deux nuits de marche du premier relais. Si « être chez soi » signifie tracer un cercle et faire de cet espace le
domaine familier, stable, calme, nécessaire à qui est las d’arpenter le chaos, alors cet endroit est « chez moi ». Lorsque je suis arrivé ici pour la première fois, j’étais quasi mort. Le monde qui voulait ma peau était presque parvenu à ses fins et, au point où j’en étais rendu, je ne m’imaginais plus pouvoir m’en tirer. Avoir sa tête mise à prix implique de devoir cavaler. Se risquer dans les marges les plus troubles des cartes, là où seuls s’aventurent les déserteurs et les nomades. Il m’a fallu abandonner la ville. Tourner le dos aux routes et aux pueblos où trop de gens étaient susceptibles de tenter d’empocher la prime sur ma pomme. Avec le peu qui m’était précieux – et tout ça ne pesait pas lourd –, j’ai donc quitté la civilisation et filé droit dans le désert. J’ai eu faim, soif, chaud et froid. Je me suis senti sombrer, m’affaiblir, devenir moins vif qu’une pierre. Plusieurs fois, j’ai eu envie de m’arrêter, de simplement me coucher et de m’endormir. Plus personne n’aurait eu l’occasion de faire de fric sur ma peau. Elle aurait juste constitué un piètre festin pour les chacals et les oiseaux mangeurs de carne. Puis je suis arrivé dans cette grande étendue blanche, vide, inhumaine. D’un horizon à l’autre, il n’y avait que le ciel qui fondait en vapeur incandescente. La première chose à laquelle j’ai pensé en posant mes fesses là, c’est que si le monde avait un nombril, il devait ressembler à ce lac asséché depuis assez longtemps pour qu’il n’en reste plus qu’un souvenir en forme de cratère, à demi remblayé par les tempêtes de sable. J’ai lâché mes fardeaux et décidé que ma route s’arrêtait ici. Mais pour qu’une place devienne familière, pour la rendre vivable, il faut bien qu’elle ait un nom. Et comme cet endroit éloigné de tout n’en méritait aucun autre, je n’ai pas trop eu à me creuser la cervelle. Silence. Le nombril du désert, qui tient lieu d’ultime demeure pour le rossard que je suis. Planqué dans ma cabane fabriquée de reliefs du passé, j’ai tenté de me faire oublier. J’ai fait le mort. Je l’ai si bien fait que désormais, seul Silence sait que j’existe encore.
Assis sur le toit de tôle, je regarde les solitudes minérales qui se déroulent à perte de vue. Des dunes, des pierriers, des falaises et puis à nouveau des dunes. Après, il y a Puerto Azul, le Port-Sec où les bateaux échoués depuis des générations servent de refuge aux indigents et aux déracinés. Et puis la Carretera Negra, la route qui relie Puerto aux autres cités dont le reg tolère la survie. Leurs noms sonnent comme ceux de ces oiseaux de jadis, que les vieillards espèrent sans trop d’illusions voir avant leur fin. Tres Caminos. Odesse. Salina Cruz. Et puis plus au sud, bien au-delà de l’horizon, d’autres dont on ne parle que dans les histoires racontées aux gosses, tant leur distance nourrit le fantasme. Mais tout ça est si loin d’ici. De chez moi. De chez nous. Chez nous. Je t’ai portée sur bien des miles. Pas après pas, souffle après souffle, je t’ai emmenée jusqu’ici et même si je savais que c’était une folie dont il ne pouvait rien ressortir de bon, je ne pouvais pas te laisser derrière moi. Je pouvais abandonner le monde. Mais pas toi. Arrivés à Silence, tu es morte dans mes bras. Je t’ai enterrée sous une dalle de pierre et sur cette dalle, j’ai fait ma maison. Ana. Mon bel amour étendu sous mon seuil. Souvent, je songe aux blafards dont on dit que pour perpétuer la mémoire de leurs défunts, ils en dévorent la chair. Qu’ainsi, à leurs yeux de monstres, ils subsistent à travers les vivants et peuvent continuer leurs luttes longtemps après leur dernier soupir. Mais moi, je ne suis pas un blafard. Pas entièrement, du moins. Je ne t’ai pas mangée. Mon Ana. Victime d’une guerre qui ne te concernait pas. C’est à travers ton souvenir que je perdure. Moi, le bâtard de monstre. Le sang-mêlé aux mains ensanglantées.
Les blafards mangent leurs morts pour sauvegarder leur souvenir. Ton souvenir me mange et je ne sais plus lequel de nous deux est mort. Tu es le Silence dans ma tête. Tu es Silence, que je ne quitte pas.
* * *
Pauvre hère, pauvre misère ! Te revoilà tout prêt à te vautrer dans ta chère nostalgie, à te saouler de passé, à maudire ton ascendance. La barbe ! Tu es le plus indécrottable des pleurnichards ! Tu es assez vieux pour savoir cette loi du monde : soit tu tues le passé. Soit il te tue. Soit tu assumes ton sang. Soit il te noie. Alors cesse de te répandre. Ou bien pends-toi. Mais la paix, à la fin !
-3Vivre à Silence requiert l’intimité du désert. Il faut connaître les sources et les pistes à quokkas. Savoir où poussent les racines que l’on peut manger et celles utilisables comme médecine. Il faut pouvoir prédire l’arrivée des tempêtes dans les tourbillons de poussière. Subsister dans le reg réclame une discipline qui suffit à remplir mes jours et mes soirées. Seule la nécessité du ravitaillement peut m’éloigner de ma cabane. Je prends alors l’ouest durant un jour et deux nuits, et je vais au dépôt des Cuatro Perros. Là, j’y échange des peyotes et la pelisse des quokkas que j’ai attrapés au piège contre du mescal, des clous ou
d’autres objets que le désert ne peut m’offrir. Je parle un peu avec les gens. Parfois, je bois même un verre. Mais ça n’est jamais une chose simple que de revenir visiter les vivants. Je suis un bâtard et si j’ai pu subsister longtemps en cachant mes origines, l’âge trahit désormais le sang de blafard qui coule dans mes veines. Ma peau est devenue un cuir pâle que le soleil n’a jamais su faire brunir et, peu à peu, mes yeux se vident comme ceux des aveugles. Pourtant, j’y vois clair. Dans le jour ou l’obscurité, j’ai toujours bien vu. Il fut même une époque où l’on m’employait pour ça, car je ne me perdais pas après le crépuscule et mes balles faisaient mouche dans la nuit. Mon ascendance est désormais si visible que chaque virée dans la civilisation est un risque. Aussi, lorsque je me rends aux Cuatro Perros, je ne m’attarde jamais. Cela ne m’attriste pas, je crois. De toute manière, je ne suis plus habitué à la compagnie des gens. Ils me fatiguent vite. Parfois, sur le chemin du retour, je vois des ombres glisser au loin. Des blafards qui suivent leur propre route. Comme moi, ils ne prennent que celles qu’ils sont seuls à connaître. Ce n’est que très exceptionnellement qu’ils s’aventurent près des habitations. Mais quand ils le font, mieux vaut alors être ailleurs, car ils ne viennent jamais pour rien. Jusqu’à présent, ils m’ont fichu la paix. Je crois qu’ils savent qu’avec mon sang mêlé, je suis plus monstrueux qu’eux. Et les monstres n’ont rien à espérer de leurs semblables. En attendant, je n’ai plus rien à boire et il me faut de l’huile pour mes lampes. J’enfile des gants, prépare un baluchon pour le voyage et de quoi troquer. Et prends le chemin de la Carretera Negra, laissant Silence derrière moi.
PORTFOLIO
Ouvrages disponibles aux
É d i t i on s d u R I E Z Collection Brumes Étranges (Science-fiction, Fantasy, Fantastique) LA LOI DU DÉSERT de Franck Ferric. LES SOMBRES ROMANTIQUES de Mathieu Coudray. FOOD FOR MAGGOTS de Virginia Schilli. LES DAMES BAROQUES, anthologie dirigée par Estelle Valls de Gomis. L’HÉRITIERE D’OWLON de Patrick S. Vast AU SORTIR DE L’OMBRE de Syven LES POUSSE-PIERRES d’Arnaud Duval LES TANGENCES DIVINES de Franck Ferric ABSINTHES & DÉMONS d’Ambre Dubois DERNIÈRE SEMAINE D’UN REPTILE de Franck Ferric DESTINATION MARS, anthologie dirigée par Marc Bailly LES OMBRES DE TORINO d’Arnaud Duval LE GOÛT DES CENDRES de Maëlig Duval LE FLIBUSTIER DU FROID de Ludovic Rosmorduc RÉDEMPTION de Bérengère Rousseau LES RUNES DE FEU de Cyril Carau (à paraître) Cycle Anders Sorsele de Virginia Schilli. PAR LE SANG DU DÉMON (1) DÉLIVRE-NOUS DU MAL (2) L’HÉRITAGE DU SERPENT (3) Cycle d’Arkem, la Pierre des Ténèbres de Valérie Simon. YANIS, DÉESSE DE LA MORT (1) SINIEN, DÉESSE DE LA VIE (2) TAHNEE SHARN, DÉESSE DE L’ALLIANCE (3) MORWEN, DÉESSE DE L’AMOUR (4)
Cycle de Les Chroniques de Siwès de Syven. LA GUERRIÈRE FANTÔME (1) LE LION À LA LANGUE FOURCHUE (2) Cycle Le Sang des Chimères de Sophie DABAT. MUTANTE (1) ERRANTE (2) VIVANTE (3) Cycle La Reine des Esprits de Valérie Simon. COUP D’ETAT (1) (à paraître) Collection Vagues Celtiques (Bretagne & univers celtes) LE BALLET DES ÂMES de Céline Guillaume. Collection Sentiers Obscurs (Polars, thrillers, romans noirs) UN AUTRE de Christophe Nicolas. PROJET HARMONIE de Christophe Nicolas. MOI & CE DIABLE DE BLUES de R. Tabbi & L. Lavaissière. LA MAISON OGRE de Arnaud Prieur LES SONGES-CREUX de Arnaud Prieur ULAN BATOR de Richard Tabbi (à paraître) CEUX QUI GRATTENT… de Patrick Eris (à paraître) Collection Graffics (Bd, Artbooks, Livres illustrés) CŒUR EMPOISONNÉ de Bloody Countess. MEMORIES OF RETROCITY de Bastien Lecouffe. LE PANTIN SANS VISAGE de Aalehx. RETOUR À SILENCE de Franck Ferric & Pierre LePivain
Collection Pages Solidaires (Littérature Engagée) CONTES DU MONDE, anthologie dirigée par Alexis Lorens. CŒURS DE LOUPS, anthologie co-dirigée par Charlotte Bousquet & Valérie Lawson