Des gravures sous les feux de la rampe

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Des gravures sous les feux de la rampe

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Ci-contre, Bernard Minguet, manière noire, 2020.

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Les images et les mots non attribués sont de l’auteur.

Première édition tirée à vingt exemplaires. D/2020/8292/2 Alain Maes éditeur


Des gravures sous les feux de la rampe Suivi de L’image n’a pas bonne presse


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Ce livre recueille deux textes et deux portraits réalisés en collaboration et à la demande de Véronique Krings, maître de conférences d’histoire ancienne à l’université de Toulouse. * Le premier texte est une véritable enquête détaillée sur les pratiques éditoriales de Bernard de Montfaucon qui publie à Paris en 1719 une encyclopédie de quinze tomes intitulés L’Antiquité expliquée et représentée en figures. Ce texte est extrait de Bernard de Montfaucon, L’Antiquité expliquée et représentée en figures : histoire d’un livre. publiée chez Ausionus à Bordeaux en France. * Le cahier central montre, étape après étape, la fabrication d’un portrait de Bernard de Montfaucon réalisé par Bernard Minguet, graveur à Liège. * Le deuxième texte retranscrit la conférence d’introduction du colloque Donner à voir l’Antiquité qui s’est tenu en mai 2019 au musée de la Romanité à Nîmes en France. Il propose une vue d’ensemble des façons d’imprimer l’image et le texte de 1450 à 1814 sur les presses dites à bras. Ce texte est extrait des actes du colloque publiés chez Ausionus à Bordeaux en France.

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Des gravures sous les feux de la rampe Octobre 2018 Avec la collaboration de Bernard Minguet

Il est amusant de constater qu’un livre ancien composé de belles images, nombreuses et de grande taille si possible, sera toujours catalogué comme « remarquable ». Et plus ces images seront ouvragées, plus les pages du livre prendront des airs de chefd’œuvre unanimement célébré ! (très) Rarement un conservateur sortira de sa bibliothèque précieuse un livre composé uniquement d’un texte au motif qu’il est emblématique... L’image a ce pouvoir ! Celui de métamorphoser les choses prosaïques en enchantements. C’est la raison pour laquelle toutes et tous nous l’utilisons comme marchepied aux mots. J’en veux pour preuve qu’aucun littérateur 1 ne validera assez de connaissances à celle-ci pour lui confier la transmission d’un savoir, sans l’accompagner prestement de concepts brillamment élaborés. Quoi qu’on en dise, l’image est là pour faire joli, elle est parfois amusante, souvent distrayante, presque toujours accessoire. L’image souffre du même problème de genre enduré par la femme dans la société. À l’ordinaire, les choses sérieuses sont confiées à l’homme et au mot.

1/. Le terme « littérateur » que j’utilise dans cet article est toujours synonyme d’une personne qui – pour son enseignement, pour ses recherches, quel qu’en soit le domaine – fabrique exclusivement du texte, dit ou écrit... Là ou d’autres utilisent le terme d’« intellectuel », à mon avis indûment réservé aux gens des « mots », aux universitaires, en somme. 2/. « Oh, mon bateau ! Tu es

« Oh, mon bateau ! » Bernard de Montfaucon ne choisit pas la facilité pour L’Antiquité expliquée et représentée en figures : il glisse approximativement cinq mille images sur neuf cent septante-sept planches « entre » deux mille pages de textes. L’exercice n’est pas nouveau, d’autres s’y sont essayés avant lui, ils sont encore rares. Je retiendrai comme exemple plus modeste – un siècle et demi plus tôt – l’ouvrage de botanique (ci-contre) de Rembert Dodoens 3. Un livre parcouru de plusieurs dizaines d’illustrations gravées sur bois, mêlées au texte. Un objet magique, didactique et poétique. Un ouvrage à la chair de poule à fleur de peau ! Un jardin vivant. 2

le plus beau des bateaux et tu me guides sur les flots vers ce qu’il y a de plus beau [...] Tu es le plus beau des bateaux », chanté par Eric Morena, réalisé par Robin Katz, Fierry, Alexandre Desplat, Agone, 1990. 3/. L’Histoire des plantes,

La chose est entendue, Bernard de Montfaucon navigue dans un territoire déjà balisé. Tous les métiers du livre sont en pleine expansion, les ateliers fourmillent qui répondent à la forte demande d’imprimés. Bernard de Montfaucon, de son côté, publie en même temps que son Antiquité expliquée une dizaine de livres sans la moindre image, ou presque... Par ailleurs, la majorité des livres édités à cette époque sont composés exclusivement de textes. Les rares livres dits « illustrés » ne comportent guère plus que quelques images parsemées, comme en témoigne l’Histoire de l’abbaye royale

Rembert Dodoens, imprimerie Jean Loë, Anvers, 1557.

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de Saint-Germain-des-Prez de dom Jacques Bouillart 4. Lorsqu’il entreprend le projet de la publication de L’Antiquité expliquée, il est fort à parier que les imprimeurs, avec qui il travaille régulièrement, alertent le bénédictin que l’entreprise qu’il projette est très différente de ses habitudes éditoriales. Pour comprendre les détails de la nouvelle mission que s’est donnée Bernard de Montfaucon, nous devons préalablement avoir une vision globale de la fabrication de son livre. Le « plan des opérations » (ci-contre) cartographie l’envergure du travail d’équipe que les étapes essentielles vont soulever. Il donne aussi quelques indications générales qui vont guider notre réflexion. Le calcul des semaines d’impression des différentes éditions de L’Antiquité expliquée est déduite de la thèse de Juliette Jestaz 5 ; la projection du planning aux prépresses s’est élaborée en collaboration avec différents acteurs et historiens de l’imprimerie ; il en va de même pour la finition.

4/. Cet ouvrage « enrichi de plans et de figures » comporte cinq pour cent d’images, ce qui est déjà énorme pour l’époque. Il est réalisé en 1724 à l’abbaye de Saint-Germaindes-Prés dans laquelle Bernard de Montfaucon séjourne. 5/. Juliette Jestaz, Bernard de Montfaucon, mauriste et antiquaire : la tentative de L’Antiquité expliquée

La première édition

(1719-1724). Thèse, École nationale des chartes,

Imprimer un livre suppose une séparation du travail en trois grandes étapes successives dont l’ordre ne peut pas être interchangé : le prépresse, l’impression et la finition. Cela suppose également d’envisager que des modes opératoires distincts sont nécessaires pour imprimer les textes – travail typographique en bleu – et pour imprimer les images – travail iconographique en rouge.

1995.

Le prépresse Est l’ensemble des opérations indispensables à la préparation des documents à imprimer, qu’ils soient typographiques ou iconographiques. En d’autres termes, le prépresse regroupe dans deux ateliers séparés les ouvriers et les outils qui produiront les matrices de chaque page à imprimer. Le prépresse typographique (voir page suivante, illu.1) Bernard de Montfaucon rédige une page de texte en approximativement cinq heures. La page manuscrite parvient à l’imprimerie auprès du compositeur qui compose les lignes de texte à l’aide de caractères mobiles en plomb sur un composteur, puis, ligne après ligne, il réalise la mise en page sur un chassis mobile, cela en moins de quatre heures par page in-folio. L’opération terminée, l’imprimeur réalise une « épreuve » (une impression rapide) en quelques minutes. Après quoi, dans une salle de lecture attenante à l’imprimerie, le relecteur vérifie et corrige le texte en une heure. Si des erreurs importantes sont relevées, il pourra demander une seconde épreuve de contrôle après modifications du compositeur. Bien entendu, le travail n’est jamais découpé comme je le propose ci-dessus, mais grosso modo le cheminement est respecté. Nous devons retenir que le prépresse typo-

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graphique ne prend pas plus d’une journée de dix heures par page de texte. Nous ne devons pas oublier qu’il est difficile que plusieurs compositeurs travaillent de concert sur les pages manuscrites d’un même chapitre. Par contre, plusieurs compositeurs pourraient travailler simultanément sur plusieurs chapitres distincts... En étant bien conscient que cette méthode de travail rendrait le travail du relecteur complètement abstrait, soit.

6/. Cela vaut pour à peu près toutes les transcriptions du texte à l’image, sauf par exemple pour « un petit pois » qui prendra plus de temps à écrire qu’à dessiner.

Le prépresse iconographique (illu.2 ci-contre) Le prépresse iconographique est constitué d’un dessinateur puis d’un graveur. Le dessinateur soit recopie un objet d’après nature, une sculpture de l’Antiquité par exemple, soit crée une illustration depuis son imagination. Ces deux possibilités ne sont pas identiquement chronophages, elles peuvent varier du croquis à l’illustration de quatre à douze heures pour une page in-folio, voire plus. Ensuite, le dessin arrive auprès du graveur, à l’imprimerie, qui va le reproduire à l’identique sur une plaque de cuivre. Ici aussi et suivant le degré de finition, le travail pourra prendre de trois à dix jours. Sans omettre que le graveur réalisera des « états » – pour vérifier l’avancement de son travail –, c’est-à-dire des impressions méticuleuses de l’image (voir pages 54-55), maximum vingt états par plaque gravée, selon la qualité souhaitée ! Ces impressions additionnées peuvent prendre jusqu’à sept heures... Le cumul de toutes les étapes du prépresse iconographique est à géométrie variable. Selon le soin apporté à la gravure, elles peuvent prendre de trois à onze jours pour une planche in-folio. En résumé (voir page suivante), préparer une page de texte prend entre quatre et dix fois moins de temps pour un ouvrier que préparer une page d’images pour l’impression ! Une minute de typographe peut compter jusqu’à dix minutes d’iconographe : l’image est nettement plus lente à la fabrication que n’importe quel texte en prose... Peut-être faut-il y voir une des raisons qui fait reculer l’image devant le texte. Cela vaut au XVIIIe siècle comme aujourd’hui : écrire « la maison de Fabienne et de Jean-Yves » prend quatre secondes, alors que la dessiner d’après nature prend soixante minutes 6 quand tout va bien. Bien entendu, écrire un texte ne se limite pas à gratter du papier. Coucher une idée ne répond d’aucun mode opératoire normalisé et quantifiable à l’avance, cela est valable pour toute création. Quand bien même, le passage technique du manuscrit à la matrice prête à l’impression est sans appel pour l’image. Le travail de gravure de l’image Il est fréquent de lire, en dessous de chaque gravure de maître, le nom de l’auteur du dessin ainsi que le nom du graveur renseigné comme sculpteur. En ces temps-là, à Paris, le « bon » peintre (ou le dessinateur) comme le « bon » sculpteur (ou le graveur) se forment soit à l’Académie royale de peinture et sculpture (fondée en 1648), soit dans un atelier de maître (parfois simultanément dans les deux), soit en dernier recours...

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sur le tas ! Quoi qu’il en soit, l’un et l’autre, comme nous le verrons, ne sont pas légion, même dans la capitale française. Dit autrement, les dessinateurs et les graveurs ayant une solide formation ne courent pas les rues. Les techniques de gravure des images pour l’imprimerie ont fortement évolué depuis Gutenberg pour passer du travail du bois (voir Rembert Dodoens, page 8) à celui du cuivre qui nous occupe. À l’époque de Bernard de Montfaucon, plusieurs manières de faire sont pratiquées, dont deux sont utilisées pour son recueil sur l’Antiquité : le burin et l’eau-forte. Le burin est une gravure qui s’effectue sur une plaque de cuivre à l’aide d’un burin (ci-dessus à gauche). La plaque de métal polie est déposée sur un coussin de cuir rempli de sable qui garantit la souplesse des mouvements que le graveur impose à la plaque et au burin simultanément. Le travail au burin est délicat et demande une grande agilité de la part du graveur, qui est un ouvrier à forte valeur ajoutée, entendez que son travail peut d’un ou de deux coups de poignet mal avisés anéantir la qualité de l’œuvre. La reproduction d’une image au burin est douce et délicate, veloutée et tout en rondeurs. Elle joue de nuances de gris, de pleins et de déliés. C’est une gravure élégante qui prend beaucoup de temps.

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7/. « Le peintre était un ami de longue date du petit-fils de Plantin, Balthasar I Moretus. Celui-ci fit souvent appel à son ami pour illustrer ses

L’eau-forte (page précédente à droite) est une gravure qui s’effectue sur une plaque de cuivre enduite de vernis que le graveur gratte à l’aide d’une pointe métallique. La plaque est ensuite trempée dans un bac d’acide qui mordra les parties découvertes. Ce travail de gravure demande une dextérité moins affinée que celle du burin, elle est proche du maniement du crayon. Elle offre des traits neutres et des teintes plates. Elle est deux fois plus rapide que le burin.

livres. (...) Détail curieux : le dessinateur – même Rubens ! – était moins bien payé que le graveur. Le prix n’était pas fixé en fonction de la créativité du travail mais bien de sa rapidité. » in Des caractères, des livres et des estampes : introduction didactique au Musée Plantin-Moretus et au Cabinet des estampes,

En résumé et pour une gravure en bonne et due forme, la technique du burin impose un technicien émérite alors que celle de l’eau-forte demande un bon technicien. Et dans le cas du livre qui nous occupe, les deux techniques sont mélangées. Il est fréquent de débuter le travail de gravure à l’eau-forte pour tracer les contours de l’œuvre, puis de terminer l’œuvre au burin. Cependant, les planches de L’Antiquité expliquée sont à plus de nonante pour cent réalisées uniquement à l’eau-forte. Chose amusante, à quelques endroits (comme dans le tome un, page 55), le graveur réalise un double trait à l’eauforte pour imiter le trait délié du burin, il fait semblant. Dans les dix pour cent restants, quelques coups de burin rehaussent l’eau-forte pour donner plus de corps et de relief aux images. Seul le frontispice de L’Antiquité expliquée est réalisé presque entièrement au burin, les croisements des traits à l’arrière plan sont réalisés à l’eau-forte.

Musée Plantin-Moretus, Anvers, 1989. Ce témoignage apporte de l’eau au moulin du concept « des graveurs au rabais » que je développe, et cautionnerait ou justifierait la lenteur de leur travail.

Du travail Le prépresse typographique concerne trois individus (page 12 illu.1) : le littérateur celui qui crée le texte (Bernard de Montfaucon dans le cas présent), le compositeur et le relecteur. Schématiquement, il faut trois ou quatre compositeurs pour composer un livre de deux mille pages sur une année complète de trois cent soixante-cinq jours. Le compositeur est un ouvrier analphabète. Peu qualifié, son travail est vérifié par un érudit – le relecteur – qui contrôle les pages de texte en une petite heure. Le prépresse iconographique concerne un dessinateur et un graveur (page 12 illu.2). Curieusement, et selon les carnets de compte de Plantin à Anvers au XVIe siècle, le graveur est un technicien « élevé », son métier est supérieur à celui du dessinateur, même lorsque ce dernier est une « superstar » comme Pierre-Paul Rubens 7... Avec son statut de « technicien-orfèvre », le graveur représente une grosse dépense pour l’éditeur, comparativement plus importante que tous les autres postes de la réalisation d’un livre. Il m’est difficile de savoir exactement – avec les informations glanées dans la portion congrue de la correspondance du bénédictin que j’ai consultée – la quantité de graveurs qui œuvrent sur la durée, tant leur nombre varie. Quoi qu’il en soit, et selon la qualité souhaitée, il faut plus ou moins entre huit et trente graveurs sur une année pour fabriquer les neuf cent septante-sept plaques de cuivre pour l’impression...

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Un différentiel important Au prépresse, le « ratio/temps » entre la typographie et l’iconographie est de un pour dix. Et le « ratio/homme » (nombre d’ouvriers à la tâche pour effectuer une page) varie de quatre à trente... (voir page 14) Autant dire que ces nouvelles réalités – cumulées – sont inédites pour Bernard de Montfaucon et indiquent surtout le montant démesuré de la création de l’image par rapport à la création du texte. Le bénédictin rédige probablement seul son texte. Sa prose se borne à décrire les pièces qu’il présente à ses lecteurs. Parfois, il avance une appréciation, sans plus. Comme tout lettré qui se respecte, Bernard de Monfaucon ne peut pas « brader » le texte de son ouvrage, supprimer ou comprimer l’un ou l’autre poste du prépresse typographique est difficile. Depuis Gutenberg, le texte est standardisé, il est rationnalisé pour en faciliter la diffusion. Si la charge du texte est incompressible, celle de l’image ne l’est pas ! Dès le début de son entreprise éditoriale, Bernard de Montfaucon opte pour deux qualités distinctes de gravure, un frontispice magnifique et cinq bandeaux de bonne tenue noyés entre neuf cent septante-sept planches de facture, somme toute, banales à malhabiles, dont certaines sont résolument impubliables (voir petit catalogue « des mal-

8/. Lettre de Bernard de Montfaucon à GuillaumePascal Baron de Crassier, du 12 juin 1717.

façons et du bel ouvrage », pages 18 à 23).

Les « graveurs au rabais » Bernard de Montfaucon se réjouit dans sa correspondance d’avoir déniché un bon nombre de graveurs, mais surtout de les payer quatre fois moins qu’escompté. Dans une lettre à son ami Guillaume-Pascal Baron de Crassier, il note : « La rareté de l’argent a fait que nous avons tous les bons graveurs de Paris et à bon marché. Nous faisons faire pour dix écus, ce que nous n’aurions pas fait pour quarante, il y a quatre ans. Aussi c’est ce qui fait qu’on aura le livre à beaucoup meilleur marché » 8. Ces « graveurs au rabais » et d’autres élements concordent à « scénariser », à émettre des hypothèses pour la faible qualité des images. Bernard de Montfaucon opère de deux manières différentes : soit il travaille en étroite collaboration avec « son » réseau de collectionneurs, soit il achète des livres qu’il donne en documentation à ses graveurs. Pour ses dix premiers tomes, à vue de nez, les pages d’images sont « apportées » – entre soixante et septante pour cent – par ses collectionneurs, le reste viendrait de livres. Pour les cinq tomes du Supplément, la barre des collectionneurs monterait à quatre-vingt pour cent. Dans le premier cas, « ses » collectionneurs sollicitent des dessinateurs qui restranscrivent les œuvres de l’Antiquité qu’ils possèdent. Il est très probable que les collectionneurs disposent d’un dessinateur attitré... Et je ne pense pas qu’il y ait pléthore en la matière ni à Paris, ni en province, ni ailleurs en Europe. Ils choisiront au mieux – dans toute l’étendue de leurs connaissances – les dessinateurs qu’ils estiment talentueux dans le

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Petit catalogue des « malfaçons » Les trois double pages qui s’enchaînent n’ont aucune valeur exhaustive. Les images qui garnissent ce petit catalogue démontrent – avec un pragmatisme absolu – que l’iconographie dans L’Antiquité expliquée et représentée en figures n’est pas l’affaire de gens sérieux, pas toujours...

Les oreilles (de face) et le cou (ovale) sont une triste curiosité de ce visage grec.

Avec cette représentation d’Hercules, nous sommes dans la meilleure illustration du faux-semblant. Les proportions et l’emplacement de certains muscles sont fantaisistes à souhait. Mais, le graveur par sa dextérité fait croire à une œuvre de qualité... En même temps qu’il montre son incapacité à comprendre ce qu’il reproduit. Collection de Maffei.

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La main gauche de l’homme debout est monstrueuse. La jambe droite de l’homme couché est beaucoup plus grande que sa jambe gauche. Par ailleurs, si l’homme couché devait se lever, il serait un géant à côté de celui qui est déjà debout, ou alors ce dernier est un nain... Plusieurs interprétations possibles de la scène, mais une seule pour dire que le dessin est raté.


La main gauche est deux fois trop petite. Les pieds, qui ne touchent quasi pas le sol, sont comme des moignons. Collection de Boissard.

Les roues du char ne sont pas parallèles ; le téton droit est trop bas ; les muscles de la cuisse de gauche sont fantaisistes. Collection de Maffei.

La tête du soldat à terre n’est pas sur ses épaules ; l’air songeur du cheval pose question. Collection de Mgr le cardinal Gualtieri..

Tout dans ce croquis est mauvais, absolument tout ! Collection de Beger.

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Vases étrusques dont la gravure sans relief rend le détail des motifs peints peu lisible.

Gravure trop contrastée, les noirs sont bouchés (les perspectives sont farfelues).

Dans un croquis, il y a toujours une seule ligne d’horizon. Dans ce paysage il y en a trois. Sur une autre planche, j’en ai décelé pas moins de cinq ! Les problèmes de perspectives sont excessivement présents dans les images de L’Antiquité expliquée.

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Perspectives incroyables ! Des images, comme celle-ci, sans aucune nuance de gris sont fréquentes, elles diminuent considérablement le temps de travail.

La gravure de cette planche n’a pas dépassé deux heures !

Cette double planche est ridicule. Un quart de planche aurait suffit à montrer le plan d’implantation de la Tour-Magne. Cette double page grossit artificiellement le nombre d’illustrations.

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Petit catalogue du « bel ouvrage » Cette double page démontre qu’il existait bel et bien, d’une part, de bons dessinateurs et, d’autre part, de bons graveurs au sein de l’équipe parisienne de Bernard de Montfaucon, mais aussi chez les collectionneurs éparpillés en France. Des ouvriers travaillant avec élégance et rigueur. Cette surprenante équipe pouvait aussi proposer le meilleur.

Par son point de vue en plongée, ce vase comporte quelques raccourcis difficiles à réaliser.

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Réaliser le croquis d’une architecture est plus aisé que de réaliser celui d’un personnage. Une main trop petite saute aux yeux, tandis qu’une erreur de proportion dans un mur de cette tour est plus difficile à déceler.

M. le Brun est certainement « le » collectionneur le plus averti en matière de dessin. Il semblerait même qu’il soit dessinateur lui-même ou descendant d’une famille d’artistes. Information à gratter...

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9/. Lorsque l’œuvre vient d’une collection privée, le nom du propriétaire de l’œuvre – le collectionneur – est

lieu où ils habitent. Au vu de la qualité affichée des croquis nommés à des collectionneurs 9 (ou à des antiquaires), je puis sans longue explication déduire que les dessinateurs de talent ne se bousculent pas. Ainsi, la faible qualité des images serait en premier lieu le reflet d’un dessin maladroit, qui découlerait de l’impossibilité de dénicher des dessinateurs de talent, comme mentionné par quelques correspondants du bénédictin.

gravé juste en dessous de la pièce reproduite, il en va de même pour l’antiquaire.

« Boissard » et « Maffei », par exemple, deux noms qui reviennent abondamment tout au long des quinze tomes, n’ont pas été en mesure de dénicher de bon dessinateur pour mettre en valeur leur collection pléthorique, que du contraire. Mais ils ne sont pas les seuls, « Mgr le card. Gualtieri », « Lambecius », « Bresciane », « Spon », « Beger » et bien d’autres encore ne peuvent pas mieux que les deux premiers compter sur des dessinateurs avisés. « M. le Brun » sort clairement du lot ; à plusieurs reprises, il offre des figures élégantes et de belles proportions. « M. le président d’Aigrefeuille » a de son côté déniché un dessinateur d’architecture, sachant y faire. Nota bene, les croquis réalisés aux frais des collectionneurs sont un bon point pour Bernard de Montfaucon, substantiellement à cheval sur ses sous. Ils servent directement de modèles aux graveurs pour réaliser les plaques de cuivre sans passer par son tiroircaisse ! Dans le second cas, les « graveurs au rabais » travaillent directement d’après les livres que Bernard de Montfaucon choisit pour eux. Sans dessinateur de talent pour les seconder, les « graveurs au rabais » travaillent sans filet. Au mieux, ils recopient les erreurs des livres achetés, au pire, ils en rajoutent ! Dessiner et graver sont deux métiers distincts. Les graveurs à cette époque ne sont pas dessinateurs. S’il est vrai que certains artistes se sont révélés « maîtres » dans la gravure comme Rembrandt à la même époque, la majorité des graveurs ne peuvent probablement pas identifier le muscle deltoïde du trapèze, ce qui pose de réels problèmes pour les dessins anatomiques relativement abondants pour figurer l’Antiquité... Et je ne parle pas des perspectives, dont nombreuses sont catastrophiques. La faible qualité des gravures viendrait probablement – en plus de l’absence de bon dessinateur – de la jeunesse et/ou du manque d’expérience des « graveurs au rabais ». La place de Paris regorge-t-elle de quarante graveurs de talent ? Les avis sont partagés sur ce point. De mon côté je ne peux pas y croire. Je pense donc que Bernard de Montfaucon s’est octroyé les services de graveurs novices – prêts à travailler pour pas grandchose, cela pour les nonante-neuf pour cent de ses planches d’illustration. Par ailleurs, il a embauché un dessinateur et un graveur de renom pour la page restante. Que nous dit le frontispice « La » belle page : « Victor-Marie comte d’Estrée et de Nanteuil le Hautdouin, Premier baron du Boulonnois, Vice amiral et Mareshal de

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Détail du frontispice.

France, Gouverneur des villes et chasteau de Nantes, et Lieutenant général du comté nantois, Grand d’Espagne, Viceroy en l’Amérique, Commandeur des ordres du roy, Président du conseil de Marine, L’un des conseillers au conseil de Régence, etc. » Nous comprenons mieux l’empressement de Bernard de Montfaucon à investir quelques monnaies dans cet homme bien placé plutôt que dans la qualité des services qu’il s’adjoint pour la fabrication des reproductions de son ouvrage. Comparons cette magnifique planche (ci-dessus) à toutes les autres sans exception. Le fin cisèlement, la grande richesse des nuances de gris, et l’élégance du dessin ne sont entraperçues dans aucune autre image formant le corps du livre. Ce travail est bien celui de deux maîtres dessinateur et graveur. Les cinq bandeaux qui ornent la première page des cinq premiers livres sont, eux aussi, finement ciselés. Ils ont été gravés sans aucun doute par les meilleurs des graveurs « au rabais ». Mais le dessin, bien que ne comportant pas d’erreur grossière, n’est pas à la hauteur du frontispice, loin de là. Dessinateur il y a eu toutefois, car ce ne sont pas des croquis de pièces antiques éventuellement importées d’un livre, ce sont des illustrations narrant des scènes de l’Antiquité. Les scènes à illustrer ont probablement été proposées par Bernard de Montfaucon lui-même, sans certitude. Chose curieuse, seule la première page des deux premiers livres comporte une lettrine de qualité semblable aux cinq bandeaux. La première page des trois derniers

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livres est pourvue d’une lettrine banale, une lettrine typographique ne nécessitant pas le travail d’un dessinateur ni d’un graveur. La raison de l’abandon des jolies lettrines est énigmatique ; seule certitude, ce changement est moins onéreux. Autre éventualité, le texte n’aurait pas été prêt (pas encore écrit) au moment de l’impression du bandeau de cette page sur la presse iconographique, obligeant le maître graveur à laisser la lettrine aux compositeurs pour une impression typographique simultanée au texte. Autre signe qui ne trompe pas sur la renommée des ouvriers du prépresse iconographique, les artistes depuis la Renaissance – principalement « les bons » comme les nomme Bernard de Montfaucon – signent leurs œuvres. C’est le cas du frontispice, signé à gauche par Larguillière pour le dessin et à droite par Audran pour la sculpture (entendez la gravure). Mais aucune des neuf cent setptante-sept planches du livre ne l’est, bien que certaines – nous pouvons les compter sur les doigts des deux mains – soient belles, comme celles de M. le Brun, par exemple. Il semble donc que Bernard de Montfaucon sait que les illustrations de L’Antiquité expliquée seront de piètre qualité. Ce qu’il met en place (ci-dessus) ne laisse aucun doute sur ses intentions éditoriales. D’un côté, il paye cher, de l’autre, il marchande. Il ne dépose pas les moyens nécessaires à la production d’images de qualité.

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Les « graveurs au rabais » : le retour ! Bridés, dès le début du travail, par des salaires fortement dévalués par le marché, les « graveurs au rabais » que Bernard de Montfaucon embauche tirent probablement sur la ficelle... Par deux reprises, le bénédictin écrit : « quarante graveurs produisent seize planches par semaine ; quarante-deux graveurs produisent vingt planches par semaine », ce qui revient à dire qu’un graveur travaille deux semaines pour faire une planche. Pour résumer ma pensée, les « graveurs au rabais » trompent leur commanditaire sur le temps nécessaire à la réalisation d’une plaque de cuivre gravée. Jamais – je dis bien jamais – une des neuf cent septante-sept planches de L’Antiquité expliquée (excepté le frontispice) ne peut prendre deux semaines, c’est-à-dire quinze journées de dix heures. Tout au plus, pour une très grosse part des images, trois ou quatre jours seraient nécessaires, pour certaines moins encore... jusqu’à ne pas dépasser la journée de travail ! Ce qui voudrait dire que les « graveurs au rabais » rattrapent leur manque à gagner sur la durée de leur ouvrage en l’allongeant démesurément : triplement, voire quadruplement du temps passé, ce n’est pas rien ! En fin de compte, je me suis peutêtre avancé trop rapidement à conclure que Bernard de Montfaucon sait la différence de qualité de ses images. Peut-être fait-il avec le frontispice comme tous les éditeurs, il le commande auprès d’artisans autorisés par le pouvoir, un dessinateur et un graveur somme toute « obligés ». Mais, en définitive, il ne peut pas distinguer un torchon d’une serviette. Il n’a peut-être pas non plus les connaissances suffisantes pour estimer le temps passé par un graveur pour réaliser une planche, permettant à ces derniers de tricher allègrement. C’est une éventualité à laquelle nous pouvons adhérer à la lecture d’Un Tour de France littéraire, Le monde du livre à la veille de la Révolution de Robert Darnton. D’après cet auteur, le monde de l’édition est jonché de bricoleurs ayant recours à toutes les anarques, à toutes les contrefaçons et malfaçons possibles. L’édition ressemble – à quelques exceptions près –­ à un tourbillon d’amateurs-bricoleurs-voleurs où chacun tente – péniblement – de sortir son épingle du jeu. L’impression Les idées sont là qui ne demandent qu’à être véhiculées, et le livre est « le » formidable outil de diffusion qui émerge toujours plus en plein XVIIIe siècle. Imprimer un texte, c’est faire vite et bien. La fabrication d’un livre est rigoureusement rationalisée en une suite d’opérations qui préfigurent déjà Les Temps modernes de Charlie Chaplin. L’impression d’un ouvrage à cette époque est scindée de la même façon que le prépresse entre le texte et l’image. Les ateliers des deux imprimeurs sont parfois connexes, mais pas toujours. Il se peut qu’un atelier comporte plusieurs presses typographiques et iconographiques. Mais les ouvriers du texte et de l’image imprimés ne font pas le même métier, ils ne sont pas interchangeables. Imprimer une image et imprimer un texte, c’est retomber dans la lenteur de l’image et être surpris par la rapidité « d’élocu-

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10/. Parfois plusieurs feuilles peuvent être insérées l’une dans l’autre

tion » du texte : le temps tranquille pour l’une et le « flux tendu » pour l’autre. Le texte s’imprime très vite et bien, je veux dire facilement, alors que l’image au XVIIIe demande encore beaucoup de soin et de temps, vraiment beaucoup...

et former un « super cahier » de huit, douze ou seize pages, par exemple. 11/. Pour une même presse (pour autant que le format du papier ne change pas), plus le format du livre est petit, plus le nombre de pages imprimées à la fois augmente.

Le livre – quel qu’il soit – est composé de feuilles reliées entre elles à hauteur du pli. Ces feuilles assemblées et reliées entre elles sont appellées des cahiers. Ces derniers sont – presque toujours – composés d’un multiple de quatre pages 10 (ci-dessus, illu.1). Les feuilles comportent deux faces : un recto et un verso. Le format du livre et le format de la presse déterminent ensemble le nombre de pages qui seront imprimées à la fois. Dans notre cas, les cahiers de l’in-folio (45,5 x 29,5 cm fermé) comportent quatre pages, deux sur le recto et deux sur le verso. L’impression typographique de L’Antiquité expliquée se fera donc par deux pages – la une et la quatre, puis la deux et la trois ; c’est un détail important qui va diminuer par deux le temps d’impression typographique 11. La suite des opérations de l’impression typographique est la suivante (ci-contre, illu.2) : les caractères en plomb du châssis mobile – qui avait servi à l’épreuve de correc-

tion du relecteur – sont transférés sur la presse. Ils n’en bougeront plus jusqu’à ce que le tirage de la face (recto ou verso) soit terminé, dans ce cas mille huit cents exemplaires. Plusieurs ouvriers sont à la tâche, certains débutent dans le métier à peine âgés de huit à neuf ans. L’ouvrier (1) encre les caractères pendant que l’ouvrier (2) dépose le papier humidifié sur le tympan et referme le frisquet (un « passe-partout » qui protège les parties du papier qui ne seront pas imprimées), puis il rabat le tympan sur les caractères encrés. L’ouvrier (2) glisse le chassis sous la presse. L’ouvrier (3) presse le papier sur les caractères. L’ouvrier (4) retire et transporte la feuille imprimée dans le séchoir, une pièce ventilée attenante. Simultanément, l’ouvrier (2) revient déposer une nouvelle feuille humide alors que l’ouvrier (1) termine un nouvel encrage. Tout s’enchaîne à la queue leu leu... C’est un tour de force où chaque ouvrier a ses gestes définis et répétés, une mécanique sans pause-café !

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12/. Une autre source indique : « Cette vitesse devait être de l’ordre de deux cents impressions à l’heure ». In L’imprimerie,

Il est attesté que ces opérations ne prennent pas plus de trente secondes. Plantin, à Anvers, dit imprimer mille deux cent cinquante faces par jour sur une presse 12. Je pense qu’il s’agit là des meilleurs jours, soit. Grosso modo, il faut dix heures pour imprimer mille deux cent cinquante fois une face, c’est-à-dire deux pages de texte à la fois. Nous retiendrons qu’imprimer une page de texte prend quinze secondes à l’impression.

Histoire et techniques, Michael Twyman, ENS éditions, Lyon. Cette mesure du temps d’impression est globalement similaire à l’estimation de Plantin à Anvers.

Pour l’impression des images gravées sur la plaque de cuivre (voir double page précédente), les deux étapes de l’encrage se déroulent sur une table chauffante qui permet à l’encre ramollie de s’incérer dans les moindres recoins des sillons gravés. L’ouvrier (1a) encre la plaque en cuivre « à la grosse louche » en quelques secondes, puis, soigneusement, il retire l’encre se trouvant à la surface de la plaque pour ne laisser que l’encre résiduelle logée dans les sillons gravés. Cette opération minutieuse est appelée « paumage », elle prend vingt minutes ! En typographie, la matrice ne bouge pas de la presse, le plus souvent ce n’est pas le cas sur une presse d’images. La plaque encrée est déposée sur la presse par l’ouvrier (1a). Simultanément, l’ouvrier (2) dépose le papier humide sur la plaque. L’ouvrier (3) presse la feuille en déroulant tout le châssis sous les cylindres (ici aussi le temps de la pression est plus long), puis l’ouvrier (4) retire la feuille pour la conduire dans le séchoir. L’ouvrier (1a) reprend sa plaque imprimée alors que l’ouvrier (1b) dépose sa plaque encrée... et ainsi de suite. À la presse iconographique, imprimer une face prend soixante secondes. Par contre, préparer la plaque consomme une vingtaine de minutes. Afin de ne pas ralentir la production, plusieurs plaques différentes sont, sans doute, à l’impression en même temps. Les ouvriers (2, 3 et 4) restent « affectés » à la presse. La particularité de l’impression iconographique est qu’elle « concentre » au moins une quinzaine d’ouvriers (1a, 1b, 1c, 1d, 1e, 1f ...) qui encrent leur plaque dans leur coin, afin d’alimenter la presse en permanence. C’est une proposition. L’imprimerie est une affaire commerciale, il est inenvisageable que seules trois impressions soient réalisées à l’heure selon le principe qu’il faut soixante minutes (trois fois vingt) pour encrer trois plaques. Immobiliser la presse n’est pas rentable pour un homme d’affaires. Un différentiel important Il faut quatre ouvriers par jour pour produire, sur une presse typographique mille deux cent cinquante impressions. Il en faut (au bas mot) dix-huit par jour pour produire sur une presse iconographique, six cent vint-cinq impressions. L’impression du texte est deux fois plus rapide que l’impression de l’image et coûte presque cinq fois moins en main d’œuvre !

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Les délais de fabrication Il est impossible d’évoquer – d’évaluer – avec sérieux le cheminement de l’impression de L’Antiquité expliquée dans l’ignorance du nombre de presses dont disposent les imprimeurs de la compagnie des libraires. Nous savons qu’ils sont sept, mais le matériel dont ils disposent nous reste inconnu. Un indice nous permet de penser que Florentin Daulne possède deux presses, sans savoir si elles sont typographiques ou iconographiques ou s’il s’agit d’une subtile complémentarité des deux, ce qui est possible. Un autre indice nous permettrait de penser que Pierre-François Griffart serait rangé du côté des images. Par ailleurs, un imprimeur disposant de deux presses typographiques (par exemple) pourrait très bien les réserver pour deux travaux distincts, ce qui complique encore notre planning. Si l’on observe ce qui se fait ailleurs au XVIIe, chez Plantin, qui est une multinationale avant la lettre constituée de succursales dans divers pays voisins, ce dernier possède cinq presses typographiques et une iconographique rien qu’à Anvers. Aucun des imprimeurs parisiens n’a la notoriété ni la stature financière de l’Anversois. L’assemblage des cahiers Un livre est un assemblage de cahiers (voir double page suivante). Les cahiers ont toujours un multiple de quatre pages. Mais un cahier de deux pages (avec un talon pour la reliure) est possible. Un cahier peut donc comporter quatre, huit, douze, seize pages... Mais il peut aussi être composé de dix pages (deux fois quatre plus deux), de quatorze pages (trois fois quatre plus deux), et ainsi de suite. Les cahiers peuvent dès lors acceuillir un nombre de pages différent (toujours paire), mais aussi des pages de nature différente, des pages de texte et d’images. Cet arrangement des pages – appelé le montage – joue aussi sur le temps de l’impression. Je pourrais, en disposant d’un exemplaire – à désosser – de chaque livre, entrevoir le montage et proposer un cheminement très précis. Avis aux amateurs... Sans cela, et sans le nombre de presses disponibles, je vous demanderais de prendre les projections sur les diverses impressions de L’Antiquité expliquée à titre indicatif. Les mille neuf cent quatre-vingt pages de texte de l’ouvrage sont composées par quatre cent nonante-cinq cahiers de quatre pages. Quatre presses typographiques impriment neuf cahiers par semaine. Il faut donc cinquante-cinq semaines non-stop pour imprimer les pages de texte de L’Antiquité expliquée, alors que les délais évoqués dans la correspondance annoncent soixante-huit semaines. Pragmatiquement, mes projections sont idéales, elles n’introduisent aucun dysfonctionnement du système, de l’atelier, d’une machine, de l’équipe, d’un homme ou d’approvisionnement du papier. Dans cette perspective, les treize semaines de battement (bien que représentant vingt pour cent) amortissent tous les bobos industriels et humains. Par ailleurs, j’ai toujours pensé que mille deux cent cinquante impressions par jour sur une seule presse typogra-

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phique tenaient plus du record à battre que d’une production hebdomadaire normale. Mais c’est la seule référence sur laquelle nous pouvons nous appuyer. Peut-être est-elle légèrement fantasmée par Plantin ? Neuf cent septante-sept planches à un tirage de dix huit cents exemplaires font un milion sept cent cinquante-huit mille six cent impressions. Si l’on sait qu’une presse icono avale quatre cent quatre-vingt impressions par jour... Les délais de cent quarante semaines (notés dans la chronologie de Juliette Jestaz) permettent à quatre presses de faire le travail, avec un battement d’une dizaine de semaines pour les ratures, les ratages et les fantaisies diverses... Par ailleurs, et sans entrer dans une auscultation clinique, à consulter l’exemplaire disponible à la bibliothèque du séminaire à Liège, l’impression du texte est propre. L’impression des images (nettement plus sensible) n’est pas probante, des maculages sont visibles sur un très grand nombre de pages, quand d’autres sont trop faiblement encrées (ci-contre). Le soin apporté aux étapes d’impression et/ou de stockage n’a pas été optimal, il a été réalisé à la grande hâte pour les pages d’images, c’est une évidence. Les finitions Les feuilles imprimées sont entreposées dans des séchoirs attenants aux ateliers des imprimeurs. Là, elles perdent l’humidité que les imprimeurs ont apportée au papier afin d’augmenter sa souplesse, afin qu’il épouse au mieux les différentes matrices typographiques et iconographiques. Le séchage terminé, les feuilles sont placées en presse quarante-huit heures. Lorsqu’elles sont de nouveau plates, le pliage des cahiers débute, feuille par feuille et prend une demi-heure par tome. Mise sous presse des cahiers vingt-quatre heures afin d’aplatir les plis des cahiers au maximum. Ensuite, un assembleur confectionne les livres, cahier par cahier, dans l’ordre définitif des pages, cinq minutes par tome. Il marque des trous sur le dos des cahiers, cinq minutes par tome. Après quoi, un relieur effectue le « brochage d’attente » en une heure par tome. Procéder au « brochage d’attente » prend septante-quatre heures par tome, dont septante-deux d’attente (sous presse) et deux heures effectives de travail, le tout multiplié par dix pour l’entièreté des tomes de L’Antiquité expliquée. Ensuite, les cahiers reliés par tome – mais sans couverture – sont emballés dans un papier, enfin prêts à la vente ! Bernard de Montfaucon a rempli sa mission, le travail des ouvriers qu’il a engagés s’arrête ici. Mais les livres ont encore un bout de chemin à parcourir, il ne sont pas terminés, loin de là... Le client débarque chez un des libraires-imprimeurs de la compagnie qui a conclu le marché avec Bernard de Montfaucon. Il achète les dix tomes (cinq volumes de deux

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Les pages de texte sont globalement bien imprimées, bien qu’il s’en trouve quelques-unes faiblement encrées.

Les flèches indiquent un mauvais encrage de la plaque de cuivre. Des trous apparaîssent dans l’impression de la planche.

Le maculage est le report (l’impression accidentelle) de l’image sur la feuille qui précède. Ici au verso d’une planche.

L’anse est reportée sur la page voisine. Ici maculage au recto d’une double page, sur l’image elle-même.

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13/. Le talon a disparu des livres dès que la reliure est devenue industrielle,

tomes chacun) temporairement reliés et empaquetés. Guilleret et impatient, le client les dépose chez son relieur. Ce dernier va enfin procéder à la reliure, il va finir les livres et leur donner l’éclat qui sied aux désirs bibliophiles et à la bourse de son client.

au grand dam des images qui maintenant, sont amputées au centre d’une partie non négligeable.

Entre le démontage du « brochage d’attente » et la livraison des livres, protégés dans des étuis individuels en velours, par exemple, en passant par une reliure en cuir et une élégante dorure, il faudra plus ou moins deux mois à un ouvrier pour réaliser les soixante à quatre-vingts étapes des finitions des dix tomes de L’Antiquité expliquée. Chez le relieur, le portefeuille du client est grand ouvert... Qui est déterminé par la « préciosité » du service demandé. Rien n’interdit au client d’opter pour une reliure sans luxe apparent... Et tout autorise le client fortuné à demander, par exemple, une mise en couleur (manuelle) de certaines planches ou de l’entièreté des livres... La mise en couleur qui prend approximativement quatre heures par planche n’est pas comptabilisée dans les deux mois de finitions. Il faudra un coloriste à temps plein (dix heures par jour) pendant une année et demi pour parvenir à clôturer l’ensemble des mises en couleurs, cinq mille illustrations et croquis. Je ne sais quel client serait suffisemment patient pour attendre paisiblement ce genre de service. Colorier les planches après réception de la reliure complète est une autre possibilité, avec tous les risques de dégâts possibles aux ouvrages que peut entraîner ce travail... Le coloriste, s’il travaille en amont de la reliure, pourra mettre les planches coloriées sous presse vingt-quatre heures afin de leur redonner une surface plane que les couleurs à l’eau auront indubitablement voilée. Cela dit et pour être complet, toutes les soixante à quatre-vingts étapes des finitions sont opérées par autant d’ouvrières et ouvriers différents. Les femmes et les enfants font une très bonne main-d’œuvre (à la chaîne) très bon marché pour les travaux de reliure. De tous les métiers du livre, celui de la reliure a toujours été le moins bien payé. Je suis, par ailleurs, positivement heureux de signaler – pour la première fois dans cet article – que relier des pages de texte ou relier des pages d’images prend le même temps... Chez le relieur, il n’y a plus le problème de « genre » entre l’image et le texte. Ils sont tous deux à la même enseigne sur un pied d’égalité. Leur façonnage est identique en tous points... Sauf peut-être pour les double pages (essentiellement composées d’images). Ces dernières sont montées sur un talon afin de garantir une lecture à plat de l’image. Cette petite exception 13 génère un surplus de travail minutieux qui impose de poncer la feuille sur l’épaisseur afin de ne pas générer de relief là où le talon rencontre la double page. Mais bon, ne soyons pas spécieux. Nous sommes arrivés à la fin de la première vie de L’Antiquité expliquée et représentée en figures, au terme de sa première fabrication, de sa première édition.

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La seconde édition Il est difficile, à la lecture des contrats passés entre Bernard de Montfaucon et la compagnie des libraires, de comprendre si la seconde édition est sollicitée par le bénédictin ou si les libraires « enclenchent » le retirage des dix premiers tomes. Le contrat mentionne seulement l’octroi de droits d’auteur à Bernard de Montfaucon pour une seconde édition. La page de titre annonce « Seconde édition revue et corrigée ». Il faudrait une entreprise minutieuse de vérification de chaque page afin de mesurer les corrections et les amendements apportés. Je suis dubitatif sur l’ampleur des modifications. Le temps dont dispose la compagnie des libraires pour cette réédition ne laisse pas beaucoup de place à des changements. Corriger l’une ou l’autre coquille, par contre, ne modifie pas fondamentalement les opérations. Chaque modification apportée au texte, si elle dépasse deux à trois mots sur une ligne a des répercussions sur les lignes qui suivent, qui entraînent en cascade les pages suivantes. Des remaniements importants du texte ont une répercussion sur la mise en page des livres. C’est dès lors tout le prépresse typographique – des pages liées aux modifications – qui est réengagé. Modifier une planche de croquis « n’engage » que la page concernée, mais ici aussi tout le prépresse iconographique de cette page est re-soulevé. Par ailleurs, je pense que la notice mentionnée ci-dessus est une formulation « standard » qu’il est de bon ton d’afficher, car Montfaucon n’a pas le temps de changer grand-chose ni aux textes ni aux images. J’envisage que les modifications apportées sont minimes et ne requièrent ni de regraver intégralement des images ni de modifier la structure du texte. Nous ne connaissons toujours rien du nombre de presses dont disposent les imprimeurs. Nous savons, par contre, que la seconde édition est tirée à deux mille deux cents exemplaires et que les imprimeurs disposent en tout et pour tout de cent trente semaines. Au regard de la première édition, le temps dont ils disposent est deux fois plus important pour l’impression des textes et légèrement moins pour l’impression des images. Alors que le tirage est lui supérieur de vingt-cinq pour cent. Avec cette nouvelle donne, les imprimeurs typographiques disposent de deux fois plus de temps. Il leur faudra deux presses au lieu de quatre, l’augmentation du tirage ne bouscule pas les délais, tant l’impression est rapide. Les imprimeurs iconographiques devront, par contre, passer à cinq presses – et non plus quatre – pour tenir les délais. Ça roule !

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Le Supplément Bernard de Montfaucon a de la suite dans les idées. La seconde édition n’est pas encore sèche qu’il communique déjà sur le Supplément qu’il désire produire dans la foulée. Dans ce nouvel opus, l’homme rejoue le même scénario que nous connaissons. Il lance la fabrication de cinq tomes pour lesquels il n’apporte aucune modification substantielle au mode opératoire précédent. Tout au plus augmente-t-il – un peu – la part des collectionneurs sur les livres achetés. Grosso modo, il s’agit des mêmes collectionneurs que ceux des dix premiers tomes. Évidemment, les dessinateurs des collectionneurs du Supplément sont très probablement les mêmes que ceux qui avaient déjà officié lors de la première vague. Il ne s’en est pas trouvé à la pelle pour remonter le niveau des images... Qu’à cela ne tienne, placer des images de leur propre collection permet aux collectionneurs de donner toute la visibilité requise à la diffusion de leur addiction. Et, par la même occasion, d’augmenter leur renomée et d’accroître sensiblement la valeur économique des pièces. Depuis Giorgio Vasari, la communication sur l’art est rentable... Le prépresse et l’impression Les cinq tomes globalisent mille deux cent soixante-cinq pages de textes et quatre cent vingt-deux pages d’images. C’est une page d’image pour trois pages de texte, alors que les dix premiers tomes sont à une page d’image pour deux pages de texte. Le Supplément est moins bien garni. Entre l’annonce faite dans le prospectus du lancement du Supplément en janvier 1722 et avril 1723 – date à laquelle Bernard de Montfaucon annonce que neuf dixièmes des planches sont prêtes, cent et cinq semaines se sont écoulées. C’est presque deux fois plus qu’il n’en faut à une équipe de vingt graveurs. Sans savoir si les « graveurs au rabais » sont reconduits, les délais du prépresse collent. Curiosité, le Supplément comporte cent seize double pages, c’est nettement plus que la première édition qui n’en comporte que quelques-unes. Il est toutefois intéressant de noter que certaines d’entre elles sont d’une gratuité étonnante. Ces croquis ont été démesurément agrandis de façon surprenante pour « remplir » une double page alors qu’une demi-page ou une page pleine aurait fait l’affaire. Dans ces nouveaux agencements, la main-d’œuvre et le papier sont gaspillés. Il n’est pas impossible que quelques « graveurs au rabais » prolongent encore la partie... Nous pouvons nous demander comment ce genre d’esbroufe a pu passer le cap de la relecture... Il est donc difficile de savoir si la demande émane du bénédictin pour gonfler artificiellement l’impact des images ou si elle vient d’une initiative des « graveurs dilletantes », ou les deux. Dans un cas de figure classique (ce qui n’est pas notre cas), une double page prendra deux fois plus de temps pour le prépresse et l’encrage de la plaque sera lui aus-

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Dans le calcul exprimé ci-dessus pour l’impression du Supplément, chaque ligne représente une presse, bleue pour le texte et rouge pour les images.

si doublé. Par contre, l’impression ne sera plus longue que de quelques secondes. La double page est sur une seule et même face, de ce fait elle est imprimée d’un seul passage sous la presse. Le tirage et le nombre de presses font défaut pour calculer avec finesse les délais d’impression du Supplément. Nous pouvons néanmoins associer les meilleurs rendements aux délais connus de cent quarante-six semaines. Je réserve dix semaines pour lancer assez de plaques de cuivre pour l’impression iconographique, après quoi le prépresse et l’impression seront à plein régime côte à côte. Par ailleurs, je réserve trente semaines à six équipes classiques pour venir à bout des trois cent seize cahiers de quatre pages de texte. En comparaison avec les trois mille pages des dix premiers tomes, le Supplément indique un ratio inférieur d’images au compteur. Par contre, les délais sont légèrement supérieurs aux deux premiers tirages. Nous pouvons projeter que l’impression du Supplément est en deçà de cinq mille tirages... sans plus de précisions.

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Sauf erreur de ma part... 14/. L’enseignement des images aux artistes est largement insatisfaisant de mon point de vue, voir note 16 page 45. 15/. « L’histoire de France

Douze années (et plus) d’enseignement du langage des mots – le cours de français – ne suffisent pas toujours à faire de nous des acrobates du langage parlé ou écrit. Dès lors que l’enseignement de l’image est inexistant de vie à trépas pour toutes & tous 14... J’ai peine à entrevoir comment le novice – plus précisément l’analphabète de l’image que nous sommes – pourrait se dépétrer d’un savoir qu’il n’a effleuré que par consumérisme.

tend à se centraliser sur Paris, cependant moins de trois pour cent de la population y vivait au XVIIIe siècle ». Moins de trois pour cent ne font pas de la capitale une ressource humaine abondante en comparaison de la

Le « bon vieux temps » Contrairement aux avis sur l’Antiquité des conservateurs, des historiens et des analystes que j’ai consultés pour cet article, je ne pense pas que les travailleurs – de talent – de la chaîne graphique pullulent à Paris vers 1700, ni dans le reste de la France, ni ailleurs. Certes, certains font honnêtement leur métier, certes, des talents inouïs font surface, certes, une poétique murmure... Mais je n’ai aucune raison objective de croire qu’en plein XVIIIe siècle, les ouvriers, les artisans, les artistes émergent comme par émerveillement à tous les coins de rue et qu’ils sont, de surcroît, hautement plus inspirés qu’aujourd’hui. En d’autres termes, je ne crois pas au « bon vieux temps ».

province. Robert Darnton, Le Tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution, Gallimard, Paris, 2017.

S’il est garanti qu’un plus grand nombre de graveurs officiaient au XVIIIe siècle qu’aujourd’hui, il va de soi, bien sûr, qu’il s’en trouvait un plus grand nombre de doués qu’à notre époque, évidemment ! De là à affirmer que les « bons » graveurs de Bernard de Montfaucon étaient plus talentueux que nos graveurs contemporains – au seul principe qu’ils vivaient à l’ancien temps, il y a un pas que je n’allongerai jamais, mais que beaucoup font allègrement. De tout temps, les amoureux du beau labeur ont existé. Ils n’ont jamais été majoritaires et encore moins exclusivement concentrés sur une période définie et sur un même territoire 15. Puis, s’il y a trop de graveurs au point de dévaloriser leur salaire au quart, cela touche en premier lieu les novices. Jusqu’à preuve du contraire, Audran – qui réalise le frontispice – a du travail au point de dépasser de quelques mois les délais ! De nos jours, ils se trouve peu de dessinateurs (et de graveurs) capables de croquer un objet avec précision, dans les perspectives et dans les proportions adéquates. C’est un travail délicat d’observation et d’analyse graphique qui n’est pas donné. C’est un travail « mathématique » difficilement accessible à chacun d’entre nous. Si le métier de recopier « le réel » est difficile à l’heure actuelle, il l’est pareillement au XVIIIe siècle. Tout est bon dans le cochon L’image est naissante au XVIIIe siècle. Avant, cela elle est le trésor des très, très grandes familles. En ces temps-là, elle fait le pouvoir de son propriétaire qui prend par

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elle possession de ce qu’il y a « de beau et de désirable dans l’univers » 16. Elle reste cloîtrée dans ses bras dorés. L’image n’existe qu’au sommet de l’État et est la chasse gardée de l’élite financière ! Avec Bernard de Montfaucon, elle débarque auprès d’une élite dite « intellectuelle », un peu moins nantie que la première. Un plus large public encore assez restreint, des lecteurs – ne nous trompons pas – peu instruits de l’image. Ignorants en grande partie des signes, des codes et de la nature même des images. Ce n’est pas le lieu pour s’étendre en explications sur l’image. Quand bien même, il me semble important de spécifier que l’image a – de mon expérience – trois natures distinctes issues de deux grandes familles, autant opposées que complémentaires (voir page suivante) 17 : – L’image que propose Bernard de Montfaucon est du croquis, c’est-à-dire une observation graphique et fiable de la réalité. Le croquis est intelligible et doit permettre de reconnaître l’objet présenté. Le croquis est descriptif, tout comme une grande partie des textes de Bernard de Montfaucon, comme la prose. Un croquis ne dit rien d’autre que son état. – Les cinq bandeaux et les deux lettrines de la première édition sont des illustrations. L’illustration est une image narrative et intelligible – jamais abstraite. Elle naît toujours d’un texte ou d’un concept. De ce fait, elle regorge de mots ! Dans tous les cas, dix personnes devant la même illustration l’expliqueront identiquement de la même manière, souvent avec les mêmes mots. L’illustration est descriptive, elle est – le plus souvent – prosaïque. Avec une illustration c’est l’illustrateur et l’illustratrice qui racontent l’histoire, la même pour tous les lecteurs et les lectrices. L’illustration est une image encapsulée, fermée, parce que le message – toujours présent – est capital pour son auteur. C’est une narration construite qui a un début et une fin. Le sens de lecture est donné par les auteurs et les autrices. – Le dessin, lui, est une « chose » poétique. Dans tous les cas, dix personnes devant un dessin l’expliqueront de manière singulière, souvent avec des mots et des métaphores étrangers aux autres personnes. Avec un dessin, c’est le lecteur et la lectrice qui racontent l’histoire. Ils agencent les ingrédients laissés par le dessinateur et la dessinatrice. Eux seuls font l’histoire sur « le fond de sujet » déposé par les auteurs et les autrices de l’image. Le dessin est une « image suggestive », une « parole muette », une proposition à évaluer individuellement. Il donne une place active au lecteur. Le dessin n’a pas de fin, il continue à trotter... Le dessin a le sens de lecture que le lecteur ou la lectrice lui donnera.

16/. Voir le voir, John Berger, éditions B42, Paris, 2014 (1972). 17/. Les synoptiques et la description sommaire de l’image sont tirés du livre intitulé Le bénéfice du doute, Alain Maes, Liège, 2019. Ce livre offre un point de vue singulier sur les différents statuts de l’image et sur les modes opératoires distincts qui les font circuler. Ce livre, dessiné, illustré et écrit donne une vision prosaïque et poétique de l’image. Il est disponible à la vente à l’adresse suivante <alain.maes. alain@skynet.be>.

Les images descriptives, pour des raisons intrinsèques, font appel à une grammaire et une syntaxe propres et souvent ignorées de tous et de toutes jusqu’aux utilisateurs mêmes ! Nombre de littérateurs – de l’image mais pas que – confondent et mélangent les termes. Ils dénaturent ainsi les « missions » de l’image et fantasment les intentions des auteurs. Il n’y a pas d’image suggestive chez Bernard de Montfaucon, pas de dessin.

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Il n’y a pas lieu de hiérarchériser les images prosaïques et poétiques. Les deux ont des missions différentes et toutes deux importantes. Par contre, un meilleur enseignement de l’image permettrait aux utilisateurs (aux gens comme aux professionnels) de prendre connaissance des intentions distinctes de chacune d’elles et de savoir en retour quels moyens elles déploient pour nous charmer... Surtout qu’une des deux images a quelque chose à nous vendre...

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Je puis dire avec une conviction tranquille, que les gens d’aujourd’hui sont dépourvus devant l’image comme l’étaient certainement ceux à l’époque de Bernard de Montfaucon. L’enseignement de l’image faisant défaut depuis l’aube de temps immémoriaux, il ne pourrait pas en être autrement. Aujourd’hui, en France, après quelques concours et chaises musicales, nonobstant le paiement d’un joli minerval, seuls quelques aspirants ont accès à l’enseignement – désormais réservé – de l’image. Ce qui revient à dire, qu’autrefois comme aujourd’hui, les personnes instruites de la poétique des formes et des couleurs sont bien rares. Si les quidams prétendent qu’ils savent écrire – pour euxmêmes et surtout devant les autres –, ils affirment en chœur qu’ils ne savent pas dessiner ! Malgré tout, comme tout un chacun, ils savent que l’image – quelle qu’en soit sa qualité technique – invite aux voyages, qu’elle est enchanteresse... Peut-être cela est-il suffisant ? La recontrer, s’immerger dedans et accueillir ses impressions sans mot frémir, sans analyse. Une douce contemplation... De mon point de vue, il manque une embardée poétique aux images du bénédictin qui tire le minimum syndical de ses croquis « bon marché ». Je pense que ses quinze ouvrages ne dépassent le catalogue de bonnes intentions. Les croquis de L’Antiquité expliquée trompent la curiosité et la sensibilité des lecteurs et des lectrices. Ils sont en tous points ordinaires et, de surcroît, bardés de défauts grossiers et vulgaires. La place des images y est forcée. À mon sens, Bernard de Montfaucon confond ce qui gagne et ce qui prime, et ceci en dit long sur ses intentions plus commerciales qu’éditoriales. Bernard de Montfaucon nous rejoue la fable de la grenouille et du bœuf de Jean de Lafontaine ! D’autres plus inspirés que lui restent dans les esprits vagabonds comme le comte de Caylus. Les croquis que ce dernier réserve à la publication de son ouvrage sont précieux, certaines pièces – magnifiques trouvailles – relancent, de mon point de vue néophite, la vision de l’Antiquité. La sélection des images est de meilleure qualité, a priori moins généreuse au poids, mais en définitive plus délicate. Certes, toutes les gravures ne sont pas issues des mains de dessinateurs talentueux, loin s’en faut, le brave homme a certainement été confronté aux mêmes difficultés que Bernard de Montfaucun. Mais il est évident qu’il a repoussé les frontières du prosaïque. Comme la publicité de nos jours, Bernard de Montfaucon a désiré surprendre ses lecteurs et ses lectrices. Il a – probablement – voulu faire de son livre un événement. De son côté, le comte de Caylus a – probablement – désiré toucher ses lecteurs et ses lectrices, au sens propre. Difficile en définitive de se prononcer tant ces deux entreprises atteignent des lecteurs et des lectrices aux personnalités distinctes. Bien entendu, tout cela est affaire de critères personnels. Sur un défaut de qualité un lecteur sera particulièrement lésé et un autre lecteur sera comblé sur la quantité seule. L’un & l’autre discourront différemment du même ouvrage et en rendront une opinion sensiblement différente. La mienne est radicale 17...

18/. Éthymolo-giquement « radical » vient de « racine », il évoque plus l’idée de la source que l’idée d’un quelconque extrémisme – comme les médias tentent de nous le faire croire.

Je tiens à remercier, pour ses remarques précieuses sur les livres anciens, le relieur Michel Fassin de La Feuille de Pelain à Barchon en Belgique.

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La manière noire Bernard Minguet

Au départ, la plaque de cuivre est comparable au papier : vierge de toute intervention, c’est une page blanche. La moindre incision, qu’elle soit effectuée à l’aide d’une pointe (comme le burin par exemple) ou par l’action d’un acide, crée une entaille dans la plaque. À l’impression, on gorge d’encre cette entaille. Plus la taille est profonde, plus elle accueillera d’encre, plus le noir sera intense. On organise donc son dessin sur une planche comme on le ferait sur une feuille de papier – hormis le fait que le dessin sera transposé en « miroir » sur le papier lors de l’impression (voir page 53 à droite en bas). En manière noire, c’est l’inverse. On graine préalablement la plaque de cuivre de petits trous (ci-contre) à l’aide d’un outil, le « berceau ». Cette opération doit être la plus régulière possible si l’on veut obtenir un aplat profond sans défaut. De nombreux passages sont requis. Lors de l’impression, ces minuscules trous satureront la planche d’encre. Cette stratégie permet d’obtenir une plaque qui, sans autre intervention, est complètement noire.

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Les esquisses et la gravure Page 50 – Quelques études préalables du sujet. Page 51 – Le dessin s’effectue alors par le retrait de la matière ou par l’aplanissement de son relief. On dessine ainsi par la lumière que l’on retranche à la pénombre. Les outils utilisés pour ces opérations s’appellent le grattoir et le brunissoir. Cette technique permet une très grande et très riche variété de valeurs et de dégradés.

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L’impression et les « états » Page 52 – L’encre préparée et assouplie est déposée sur la plaque. On retire le surplus d’encre par un essuyage. Puis, afin d’obtenir des blancs purs, on procédera au « paumage » : avec la paume de la main, on essuie la planche de sa vélature (fine pellicule d’encre en dehors des tailles). Page 53 – Le papier est humidifié afin de l’assouplir et lui permettre, par la pression, de fouler au plus profond les entailles de la plaque. La plaque est déposée sur le plateau de la presse. On la recouvre du papier d’impression, puis d’un papier destiné à absorber l’eau (et éventuellement des excès d’encre) et enfin de feutres (qui vont répartir la pression et la rendre moins traumatisante). À la sortie de la presse, l’image est transposée sur le papier.

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Les « états » et l’impression définitive Page 54 – Une impression intermédiaire (un « état ») permet de visualiser l’avancement du travail. Page 55 – Le graveur peut ainsi reprendre son dessin sur la plaque, le corriger ou le faire évoluer – jusqu’à satisfaction. Dans ce cas précis, c’est le portrait de Bernard de Montfaucon, le héros de l’article qui précède cet album.

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L’image n’a pas bonne presse Mai 2019

Dans cette contribution en deux parties, je vais tenter d’élucider les raisons qui prévalent à l’exclusion de l’image de la majorité des savoirs, dont le livre est le représentant le plus emblématique. La première partie est un tour de piste des pratiques éditoriales du milieu du dix-huitième siècle. La deuxième partie de cette contribution est une réflexion posée par ma pratique du graphisme.

« cmd-c » Depuis 1450 et l’invention de l’imprimerie en Occident jusqu’en 1814 et l’invention de la presse à vapeur, les modes de reproduction et de diffusion des connaissances restent globalement les mêmes. Aucun changement significatif ne vient modifier le travail de forçat effectué par les hommes, les femmes et les enfants du livre imprimé. Imprimer – hier comme aujourd’hui – se résume à « déposer » de l’encre sur une matrice (une surface en bois, en plomb, en cuivre ...) puis à la reporter sur un support de choix, souvent du papier. Trois grands types de matrices usitées à l’époque vont nous occuper (page suivante à gauche). Ces trois manières d’imprimer demandent des savoirs techniques distincts, une main d’œuvre et un temps d’exécution variables. Par ailleurs,

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la matrice diffère selon le langage auquel elle se réfère, texte ou image. Tout au long de ce récit, je scinde et je symbolise les manières habituelles de faire pour le texte en bleu et pour l’image en rouge. Avant tout projet éditorial – même au dix-huitième siècle –, il faut des auteurs et des autrices. Des littérateurs et des littératrices et des dessinateurs et des dessinatrices pour nous raconter des histoires, celles qui font tourner le monde dans tous les sens giratoires. Ensuite, il faut des ouvriers pour réaliser les matrices du récit à reproduire – appelé le prépresse, le travail de graphisme –, très souvent des graveurs pour l’image (appelés aussi des sculpteurs), aussi des fondeurs et des compositeurs pour le texte. Puis il faut des imprimeurs pour matérialiser les pages. Et pour terminer le travail, des relieurs pour fixer l’ensemble, dont je ne parlerai cependant pas puisque la reliure d’une page d’images est identique à celle d’une page de texte. Le prépresse en crête Au dix-huitième siècle, c’est « la » technique de référence pour l’impression du texte. La matrice est coulée en plomb depuis un moule. Pour l’image, la matrice est creusée petit à petit dans le bois. Dans cette technique, les sommets seuls de la matrice sont encrés. L’encrage est réalisé avec un outil suffisamment rigide pour ne pas épouser les creux, pour laisser les sillons intacts. Encrer une matrice en crête prend quelques se-

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condes pour une page in-folio, qui est notre format de référence tout au long de cet article. La matrice du texte en crête (page précédente à droite) est composée de caractères mobiles en plomb qui vont démocratiser d’emblée la diffusion des savoirs littéraires. C’est la « grande idée » qui va donner naissance à l’édition proprement dite. C’est l’invention qui va rendre la multiplication des textes « aisée », donc rentable. Avant cela, les livres sont copiés à la main, un à la fois... – un travail de « gueux », ou de moine copiste, selon le point de vue. Les caractères mobiles sont coulés à la chaine pour offrir au compositeur (celui qui agence les caractères mobiles de la page) tout l’éventail des lettres qui composent le texte. Le compositeur, a besoin de maximum quatre heures pour réaliser le montage d’une page in-folio. La matrice de l’image en crête (ci-dessus à gauche) est « sculptée » dans la masse. Dans cet exercice, la matière enlevée n’est pas imprimée comme le démontre le rectangle noir représentant la feuille imprimée. La linogravure a un « dessin » rude, les coups de ciseaux effectués sur le bois offrent des contours larges et parfois anguleux. Le sens du fil de la planche de bois est une sérieuse contrainte pour le graveur. Pour effectuer une matrice d’une page in-folio, le graveur travaille – en moyenne – quarante-cinq heures.

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Le prépresse en creux Au dix-huitième siècle, l’image est toujours imprimée en creux. Encrer une matrice en creux prend en moyenne une vingtaine de minutes. Il faut d’abord « tartiner » la plaque de cuivre d’encre, puis la « paumer », c’est-à-dire enlever soigneusement l’encre des parties planes supérieures. Seules les parties creuses – les vallons – gardent l’encre. Cette technique en creux est tout simplement opposée à celle en crête. Certaines lettrines (qui sont des images après tout) sont – elles aussi – gravées en creux. Sur les planches d’illustrations, parfois quelques mots sont présents. Ils sont gravés en creux. Ils pourraient être imprimés avec des caractères mobiles, ceci imposerait un passage supplémentaire sous la presse, pour gagner du temps ils sont « intégrés » à la matrice de l’image. La matrice de l’image réalisée à l’eau-forte (page précédente à droite) est une tehnique en deux étapes. Dans un premier temps, le graveur gratte le vernis d’une plaque de cuivre – en copiant les traits que le dessinateur a effectués sur une feuille à part. Dans un deuxième temps, la plaque est trempée dans un bain d’acide qui mord (qui creuse) les parties dénudée du vernis. L’épaisseur du trait est constante. L’eau-forte est la technique « standard » de reproduction des images au dix-huitième siècle. Pour un travail de qualité, elle sollicite un graveur sachant graver, un bon artisan, entendez qui comprend le dessin qu’il recopie avec talent. Pour cela, le graveur a besoin de cinquante heures pour une page in-folio.

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La matrice de l’image réalisée au burin (page précédente à gauche) est une technique directe. Le graveur travaille la plaque de cuivre posée sur un coussin. Ce dernier permet au graveur de moduler la pression qu’il exerce avec le burin. Le coussin permet des rotations souples de la plaque. Le burin est une technique qui offre des reproductions d’une grande délicatesse, avec des pleins et des déliés, l’épaisseur du trait varie pour donner une belle diversité de densité des demi-tons. C’est un travail d’orphèvre, ici l’artisan est un maître-graveur. Il ne lui faudra pas moins de cent heures pour réaliser son œuvre. Le prépresse plano Au dix-huitième siècle, le « plano » est principalement réservé aux images « de luxe », aux tirés à part, aux estampes ... Ces images sont moins souvent destinées à de larges diffusions, elles composent rarement les livres. Parfois, des textes participent à la composition de l’œuvre, mais ces derniers sont dessinés comme les images. Encrer une matrice plano prend moins d’une minute. Pour info, de nos jours, les matrices de l’édition commerciale (textes et images) sont soit numériques (vous vous en doutiez) soit plano, encore et toujours ! Elles sont néanmoins déployées avec d’autres moyens de production... La matrice de l’image réalisée plano (page précédente à droite) est une technique indirecte. Dans un premier temps, dessiner (ou peindre) sur la pierre, dans un deuxième, fixer le dessin. C’est surtout « la » technique des dessinateurs. Cette manière de faire des images n’a plus besoin de l’ouvrier graveur qui reproduit le dessin. Le dessinateur et la dessinatrice dessinent directement sur la pierre, ils réalisent eux-mêmes la matrice. Ils sont libérés des aléas de la reproduction de leurs œuvres. Cette technique permet de donner à la reproduction la souplesse et l’élégance des coups de pinceau et de crayon... Il faut une quinzaine d’heures pour réaliser la matrice plano d’une page in-folio. Pour comprendre pourquoi cette technique plus rapide n’est pas utilisée, il faut se rappeler que la pierre a un encombrement très important. De plus elle est relativement fragile en comparaison avec la plaque de cuivre, légère et résistante... De nos jours, plusieurs livres, même conséquents, tiennent dans une clé « usb »... Si Bernard de Montfaucon avait opté pour des impressions planos de ses images de L’Antiquité expliquée, ses neuf cent septante-sept matrices en pierre calcaire auraient rempli un hangar ! Comme nous venons de le voir, au dix-huitième siècle, l’impression du texte et celle de l’image sont indépendantes. Le texte a trouvé sa vitesse de croisière avec les caractères mobiles, l’image, de son côté, « se cherche » toujours avec différentes procédures. Il va sans dire que ce sont deux métiers différents. L’imprimeur de l’image n’est pas celui du texte. Les ouvriers sont déjà très spécialisés à l’époque. La division du travail – interrogée par Adam Smith à la même époque – est déjà d’application. L’imprimerie est une entreprise industrielle, la productivité y est cardinale.

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Le résumé des opérations du prépresse et de l’impression vont nous éclairer sur le premier point d’achoppement de la concurrence déloyale posée entre le texte et l’image. Sans comptabiliser le travail des auteurs et des autrices des textes et des images, en gardant uniquement comme point de mire le travail de duplication du livre, nous pouvons déduire qu’en plein dix-huitième siècle : l il faut quatre heures et quinze secondes pour reproduire une page de texte à cinq hommes, compositeur et imprimeurs ; l il faut de quarante-cinq à cent heures plus vingt et une minutes pour imprimer une page d’images, en sachant que dix-neuf hommes seront mobilisés pour cette tâche. C’est de cinq à dix fois plus de temps pour l’image que pour le texte, avec une main-d’œuvre quatre fois plus importante ! Il ne faut bien entendu pas être fute-fute pour comprendre les enjeux financiers distincts de l’entreprise éditoriale des images et des textes... L’édition est une chose commerciale, au moins autant (si pas plus parfois) qu’une entreprise de transmission des connaissances. Puisque Sapiens est un indécrottable épicier... La littérature « voyage » plus aisément que l’image dessinée.

Les chiens ne font pas des chats À lire quelques correspondances entre Bernard de Montfaucon et ses collaborateurs éparpillés au quatre coins de l’Europe, les dessinateurs sont – relativement pour ne pas dire complètement – absents des préoccupations du bénédictin. Avec L’Antiquité expliquée et représentée en figures il a publié plus de neuf cents planches d’images en regard de deux mille pages de texte. Un exploit que l’on doit remarquer mais qu’il faut tempérer. Bernard de Montfaucon est un littérateur, il n’est pas dessinateur. Il est certainement sensible aux images (comme beaucoup d’entre nous) puisqu’il entreprend de les publier. Mais que sait-il d’elles ? Et nous, que savons-nous des images ? Nous qui n’avons appris que le langage rhétorique écrit et parlé. Combien de responsables éditoriaux sont issus des beaux-arts ? Je veux dire d’une école d’art, pas d’une faculté d’Histoire de l’art, cela s’entend. Une thèse, un mémoire composé uniquement d’images serait-il accepté ? Depuis quelques années, aux beauxarts où j’enseigne le dessin, nos étudiants et nos étudiantes doivent réaliser un travail de fin d’études – écrit –, qui pourra compter jusqu’à trente pour cent des points. Demandet-on aux historiens et aux historiennes de l’art de produire, en fin d’études, une peinture qui pourra compter jusqu’à trente pour cent des points ? Cela vous fait sourire ? C’est curieux, parce que cela ne fait pas rire six étudiants des beaux-arts sur dix de produire de l’écrit. Eux, ils savent toutes et tous que « le sens de l’œuvre est inclu dans l’œuvre ». Que même en bas âge, un artiste compose du savoir avec ses crayons de couleur.

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Bien entendu, nous pouvons demander à la girafe de comprendre le rouge-gorge, comme au littérateur de comprendre le dessinateur, et inversément ! Cela ne peut se faire sans une forte dose empathique cumulée à un enseignement – qui fait cruellement défaut. Pas et surtout mal enseignée, l’image est le savoir faible. Comme le sexe du même nom qu’incarne encore la femme chez certaines personnes mal instruites. L’image a un problème de genre. Les problèmes de genre sont toujours des problèmes de pouvoir... que les mots, par l’intermédiaire de ses promoteurs, ne sont pas prêts à partager. Dès lors, sans complot aucun mais d’un commun accord inconscient, l’image reste dans la marge. Elle n’évoque pas la connaissance, elle est secondaire, reléguée. Graphiste, je reçois, pour les livres et ouvrages que je mets en page, de multiples images pour illustrer les articles des contributaires. Dans de nombreux cas, la qualité technique et graphique est en dessous de tout entendement. Nombreuses sont les images absolument impubliables qui n’éveillent pas le moins du monde la conscience du littérateur qui me les transmet. Et je ne parle pas des images rackettées sur Internet que ces mêmes personnes vous transmettent sans droit d’auteur aucun. Il en va de même pour les images du bénédictin en plein dix-huitième siècle, plus de nonante pour cent d’entre elles sont d’une incroyable médiocrité, dont un beau paquet sont simplement copiées d’autres livres, sans aucune mention, cela va de soi. Le problème n’est dès lors pas nouveau. Combien de littérateurs et d’éditeurs acceptent encore de payer le prix de l’image réalisée sur mesure ? Combien de fois ai-je reçu comme consigne de « tirer » sur l’image pour faire rentrer le texte dans la page ? M’a-t-on seulement autorisé une fois, en trente années de carrière, à « tirer » dans le texte pour garder une image ? Quand ces deuxlà sont en compétition – ce qui est absurde puisqu’ils sont complémentaires et ne se substituent pas l’un à l’autre – c’est toujours le texte qui a le fin mot de l’histoire, sans jeu d’image. Les détails de la méprise de l’image sont certainement plus complexes que ma brève prise de parole. Et puis la faute à qui importe peu. Cependant, le fait est que l’image est chère et pas ou peu crédible, et que cela ne saurait déranger quiconque sait s’exprimer avec des mots... Tout comme le sexisme dérange toujours que très peu de monde, quand il n’est pas vulgairement de bon aloi...

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Du même auteur (chez le même éditeur :-)

C’est paradoxal, mais j’écris pour redonner une place à

Nous sommes peu nombreux à être passés entre les mailles

l’image et, par la même occasion, pour relativiser celle

du filet du tout au langage des mots. Nous sommes encore

du mot. J’écris pour faire de la place au poétique et

moins nombreux à avoir pu résister aux sirènes de la

pour limiter un peu celle du prosaïque. Prisme de mon

Raison seule. Deux textes courts proposent une remise en

observation, j’écris pour l’intuition & pour la Raison

perspective et une dénonciation de pratiques méprisantes

à parts respectables : sentir & comprendre, c’est sans

qui tendent à restreindre les sensibilités des femmes et des

dilemme, les deux sont requis ! À défaut d’un meilleur

hommes pour le seul pouvoir des promoteurs du langage

équilibre entre toutes ces couches, nous poursuivrons

abstrait par les mots et par les chiffres, à qui nous devons

notre chemin d’estropiés, d’amputés par une large

rappeler que les mots ne racontent pas toutes les histoires du

partie de nos sens.

monde !

Alain Maes, Le bénéfice du doute, Liège, 2019.

Alain Maes, Votre dessin m’a beaucoup aimé, Liège, 2020.

Couleurs, 20x26 cm, 250 pages.

Couleurs et noir & blanc, 20x26 cm, 40 pages. Ces livres sont disponibles à la vente à alain.maes.alain@skynet.be

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Chez le même éditeur

Monts des brumes #1

Monts des brumes #2

Revue poétique – 2017 – Épuisé

Revue poétique – 2019

Collectif : Yangzom Tsering,

Collectif : Manon Goffin,

David Cauwe, Floriane Broyer,

Antonin Cauwe, Floriane Broyer,

Céline Coibion, Élisabeth Joachim,

Natacha Boulet, Anne André,

Marine Thonon, Rémi Charlier,

Angèle Dehon et Alain Maes.

Quentin Nguyen et Alain Maes

La périodicité de la revue est nouée aux productions des artistes que nous rencontrons paisiblement. Monts des brumes est naturellement sans rédactionnel ni logo.

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Chez le même éditeur

Carnet de route d’un sédentaire n°1 Au commencement, c’est sûr, il y a l’Écosse, Alain Maes, Liège, 1998. Carnet de route d’un sédentaire n°2 Some are standing stones, Guy Jungblut, Liège, 1998. Carnet de route d’un sédentaire n°3 Tricot d’hiver, Jacques Lecrompe, à paraître. Carnet de route d’un sédentaire n°4 La Voie sacrée, Philippe Delaite, Liège, 2002.

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Bibliographie sélective

Robert Darnton, Un tour de France littéraire, Gallimard, Paris, 2018. Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique ?, Poesis, Paris, 2017. John Berger, Voir le voir, éditions B42, Paris, 1972-2014.

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