FDT sept 2011

Page 86

Courrier droit

Cette décision est scandaleuse car la justice tunisienne ne se contente pas d’écarter la femme au profit d’un héritier mâle, mais elle va jusqu’à refuser à la femme tout droit à l’héritage alors que celle-ci est la seule parente du défunt. Le résultat est donc une succession sans héritier. Or, aidés par le chaos et la corruption qui règne dans notre pays, des connaissance des défunts qui leurs servaient de coursiers, ont profité de cet état de fait pour s’approprier illégalement les biens des oncles de Madame Ben Said, usant de faux contrats (selon un avocat à qui ils ont proposé un pot-de-vin en échange d’un faux acte de vente, ce qu’il a refusé de faire) et employant des voyous pour forcer la serrure des biens immobiliers des défunts afin d’en prendre possession illégalement, alors que la nièce des défunts ne peut ni subvenir à ses besoins ni se permettre d’engager les frais de justice nécessaires pour tenter de recouvrer ses droits. Il est d’ailleurs à noter que l’avocat de l’un des défunts, membre éminent d’un parti de la tendance islamique, refuse toute coopération avec Madame Ben Said, se complaisant dans cette situation de spoliation orcherstrée par les deux coursiers. Cette interprétation injuste qui nie à Madame Ben Said tout vocation successorale sous prétexte qu’elle est une femme, est le fruit du conservatisme de certains magistrats, va manifestement à l’encontre de l’esprit du Code du Statut Personnel et des droits pour lesquels les femmes tunisiennes se sont battues et qui ont fait ce pays l’avant-garde du monde musulman en matière de droit. Une série d’arguments juridiques en faveur de la femme, ignorés par nos juges 88

D’abord, l’Article 120 du CSP dispose que la fille du frère du défunt n’a pas la qualité d’héritier universel en raison de la présence de son frère. A contrario, cela signifierait qu’en l’absence d’un frère, la nièce peut être l’héritière de son oncle. C’est ce qu’a voulu exprimer implicitement le législateur. De plus, l’intention qui a présidé à l’adoption du CSP était d’éviter que les membres de sexe féminin de la famille d’un défunt ne soient privés d’héritage en raison de leur genre. Il semble évident que l’esprit de cette avancée inédite dans le monde arabo-musulman était de tendre vers l’émancipation de la femme tunisienne et vers l’égalité. Permettre à la justice d’évincer la nièce d’un défunt au profit du Trésor Public, en raison du seul fait qu’elle est une femme, serait une injustice contraire à la dynamique avant-gardiste initiée par les fondateurs de la République Tunisienne ; cette modernité étant la plus grande richesse de notre Nation. En outre, à l’appui de cette interprétation du Code du Statut Personnel, il faut invoquer le Code des Droits d’Enregistrement et de Timbre. En effet, depuis la création de la République Tunisienne, la loi prévoit des barèmes d’imposition relatifs aux droits de succession dont la nièce d’un défunt est redevable lorsque celle-ci hérite de son oncle. Ainsi, l’Article 20 du Code des Droits d’Enregistrement et de Timbre prévoit aujourd’hui des droits de succession lorsque la succession d’un défunt est recueillie par sa nièce. Or, si le même législateur qui a adopté le CSP, a édicté une loi prévoyant l’héritage de la nièce, cela signifie manifestement que dans son esprit et dans son intention, la loi admet la vocation successorale de la nièce. Il nous semble donc que les dispositions du Code du Statut Personnel relatives aux successions devraient être interprétées à la lumière de l’Article 20 du Code des Droits d’Enregistrement et de Timbre. D’autre part, il ressort de l’esprit du Code du Statut Personnel que le Trésor Public n’a de vocation à succéder au défunt qu’en dernier lieu et en l’absence d’un quelconque parent du défunt. Lorsqu’il existe un parent du défunt, même s’il n’est pas cité expressément par le CSP, c’est ce parent qui hérite du défunt et qui évince le Trésor Public. C’est ce que la Cour de Cassation a affirmé dans l’arrêt n° 19407 en date du 27 Septembre 1990 : en l’absence d’héritiers agnats (Aceb) et d’héritiers réser-

vataires (Fardh), c’est à dire les deux catégories d’héritiers énumérés par le CSP, la seule présence d’un parent proche (Dhaoui el Arham) évince le Trésor Public, auquel cas le Trésor ne recueille que les droits de succession. C’est également l’avis du Mufti de la République (Cf. Avis du 16 Avril 2009). La lutte pour les droits de la femme continue Si dans cette affaire, les autorités religieuses sont intervenues - en vain - en faveur de la femme, ce ne doit pas être, à notre sens, un prétexte pour étendre l’influence de la religion sur notre droit. Dans cette affaire la justice civile fut plus royaliste que le roi en spoliant la femme au nom d’Allah. Il est temps de nous manifester en vue de ne pas voir de telles injustices se reproduire dans notre pays et de sauvegarder notre modernité. En outre, cette affaire nous fait prendre conscience que la lutte pour les droits de la femme et pour l’égalité entre les sexe est loin d’être terminée et qu’au lieu de nous asseoir sur les acquis de l’indépendance en la matière, il faut aller plus loin, avec plus d’audace : réexaminer le Code du Statut Personnel afin de le purger de toute source d’injustice, inscrire l’égalité dans notre prochaine Constitution comme étant un principe que même la loi ne saurait contredire, mais surtout rationnaliser notre droit, nos mentalités, nos juges, et notre manière de penser. HabibM. Sayah, Juriste


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.