FACETTES

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ÉdiTo

pour le comité de rédaction Réjean Dorval Vincent Dumesnil Lucie Orbie

MétAmorphose Doter ce numéro du chiffre 0 n’a rien d’anodin. Il marque une évolution profonde dans la pratique éditoriale de 50°nord. Ce 0 est symbolique d’une mue, du travail mené pour construire une nouvelle revue, métamorphose en cours dont vous êtes les témoins privilégiés. Avant facettes, il y avait 50° nord - Revue d’art contemporain. Cette revue était plus étroitement liée aux activités du réseau. Elle s’attachait à témoigner de la richesse et des spécificités des différentes pratiques dans le champ des arts plastiques et visuels sur le territoire eurorégional. Si facettes se nourrit bien entendu de l’expérience acquise avec 50° nord - Revue d’art contemporain, elle s’est surtout donnée pour ambition de devenir un espace de collaboration, de débat et de recherche sur la création contemporaine. Chaque numéro sera l’occasion de s’interroger sur une thématique, de l’explorer sous différentes perspectives, de porter des regards croisés sur ce qui fait l’actualité de l’art afin de parvenir à une réflexion critique sur la création contemporaine. Par ailleurs, facettes se place d’emblée sous le signe de l’ouverture et de l’accessibilité : le comité de rédaction, désormais élargi, intègrera dès cet automne des personnalités extérieures au réseau 50° nord, professionnels de la culture et artistes plasticiens, afin d’enrichir et diversifier les points de vue ; la première de couverture et la mise en page totalement revisitées, plus fraîches et plus attrayantes, invitent à la lecture ; enfin, l’augmentation du tirage, la multiplication des points de distribution et la gratuité lui assureront une très large diffusion auprès d’un public que nous savons aussi exigeant que curieux.

Couverture Philémon Vanorlé Alma, Québec, 2010

Le numéro que vous tenez entre les mains est donc un très grand pas vers cette nouvelle aventure éditoriale. En attendant la sortie pleine et entière de la chrysalide, prévue fin 2015, nous vous proposons de découvrir dans ce premier numéro trois dossiers. Le texte de Nathalie Poisson-Cogez est une plongée dans les enjeux des résidences artistiques. « L’art serait-il la preuve d’une vie pleinement vécue ? » des Commissaires anonymes, nous conduit à regarder trente ans de décentralisation culturelle et artistique. Enfin, le dossier de Nathalie Stefanov revient sur la septième édition de la biennale jeune création Watch This Space. Nous espérons que vous aurez autant de plaisir à découvrir les multiples facettes de cette nouvelle revue que nous en avons eu à l’imaginer et à la réaliser !


Éditorial /1/ Dossier /4/ L’art serait-il la preuve d’une vie pleinement vécue ? Un retour critique sur les 30 ans des frac Les commissaires anonymes

soMmAi Focus /48/ Watch This Space #7, biennale jeune création Nathalie Stefanov

Carte blanche /20/ Untitled ceremony #01 Béatrice Balcou

Dossier /26/ Résidence(s) - Les enjeux d’une présence artistique en territoire Nathalie Poisson-Cogez

Carte blanche /80/ Sans titre (Char fleuri) - Sans titre (Serpent) Why so many skulls ? François Marcadon

Carte blanche /42/ Incides III (N4) - Indices IX - Indices XXII (Navi) Michel Mazzoni


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Focus /86/ Dans la Basse-Cour de Philémon Céline Luchet

Focus /94/ Léonie Young - Spectacle de l’inertie Marie Pleintel

Carte blanche /102/ Les Parallèles Sauvages Lovers Craft

Focus /142/ À Montréal quand l’image rôde - Narcisse ou le reflet brisé Septembre Tiberghien

Focus /108/ Natalia Jaime-Cortez - Géographie du pli Émeline Eudes

Focus /118/ Benoît Grimalt, le photographe et ses crayons Marylène Malbert

Carte blanche /128/ Chronomorphose Étienne Fouchet

Focus /134/ State of Empire Building - Entretien avec Dimitri Fagbohoun Estelle Lecaille

Carte blanche /150/ La Tache noire Olivier Spinewine


DOSSIER

l'ArT

serait-il la preuve d'une vie pleinement vĂŠcue ? un retour critique sur les 30 ans des frac par

Les commissaires anonymes


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n 2013, les Fonds Régionaux d’Art Contemporain célébraient trente années d’existence. À cette occasion, trente frontons de gares en France furent habillés de stickers géants à l’effigie de l’événement. Sur la grande bulle de verre de la gare de Strasbourg trônait une photo de l’installation de Jan Kopp en vingt mètres par dix. De quoi jalouser quelques promoteurs publicitaires. Et partout en France furent installées des œuvres d’artistes dans les salles d’attente, les points infos et les halls de départ ; parfois tellement bien déguisées de logos et slogans qu’on ne les distinguait guère du paysage sncf.

Les organisateurs parlèrent de faire « dans ces lieux si particuliers que sont les gares, le temps de l’événement, une nouvelle agora de l’art vivant1. » À la création du Ministère de la Culture, André Malraux revendiquait un accès « direct à l’art par la présence de l’œuvre ». Trente ans se sont écoulés et la filiale privée de la sncf, Gare & connexions, présentait en partenariat avec les frac le programme événementiel « Art en Gare »2. Démocratisation commerciale ou hypocrisie culturelle ? Nous resterons septiques sur le partage d’expérience artistique qu’offrit cette opération de communication. Cependant, fêter un anniversaire, c’est à la fois reconnaître un chemin parcouru et marquer un point de départ vers l’avenir : l’événement 2013 nous offre l’occasion de revenir sur trente années de prospection en art contemporain à l’ère de la décentralisation culturelle et d’entrevoir les perspectives à venir des frac dits « nouvelle génération », entre trésor public et patrimoine collectif. Cet article a été rédigé suite à des entretiens avec : Jean-Christophe Royoux, délégué aux arts plastiques et à l’architecture à la drac Centre, Lucy Hoffbauer, chargée des relations avec les publics au frac Centre, Hilde Teerlinck, directrice du frac Nord-Pas-de-Calais, Katia Gagnard, chargée de la diffusion de la collection au frac Alsace, Bernard Goy, délégué aux arts plastiques à la drac Alsace et ancien directeur du frac Île-de-France.


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Démocratisation culturelle La polémique de l’art salvateur

D Pages précédentes Latifa Echakhch À chaque stencil une révolution 2007 Papier carbone A4, colle et alcool à brûler Dimensions variables

1 Extrait du texte de présentation du programme Art en Gare sur le site internet du frac paca 2 Programme « Art en gare » : une trentaine d’œuvres d’artistes contemporains français et étrangers présentées dans les gares sncf de 13 régions, pour les 30 ans des Fonds Régionaux d’Art Contemporain. 3 Augustin Girard (1972), Développement culturel : expériences et politiques, Paris : Unesco, in La démocratisation culturelle dans tous ses états. CH/GT Hist. dém. cult. / DT. 12 – rev. 28 avril 2011 - révisé juillet 2012 4 Philippe Poirrier (2000), L’État et la culture en France au xxe siècle, Paris : Le Livre de poche, in La démocratisation

culturelle dans tous ses états. CH/GT Hist. dém. cult. / DT. 12 – rev. 28 avril 2011 - révisé juillet 2012 5 Pierre Moulinier (2011), La démocratisation culturelle dans tous ses états. CH/GT Hist. dém. cult. / DT. 12 – rev. 28 avril 2011 - révisé juillet 2012 6 Direction du développement culturel 7 Pierre Moulinier (2011), La démocratisation culturelle dans tous ses états. CH/GT Hist. dém. cult. / DT. 12 – rev. 28 avril 2011 - révisé juillet 2012 8 Emmanuelle Lequeux (2013), « Une richesse nationale », Le Monde [en ligne], 23/04/2013. http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/04/23/lesfrac-une-richesse-nationale_3164662_3246.html 9 Le « musée précaire Albinet » est un projet de l’artiste Thomas Hirschhorn réalisé à l’invitation des Laboratoires d’Aubervilliers en 2004. L’artiste choisit d’exposer des œuvres-clés de l’histoire de l’art du xxe siècle au pied de la Cité Albinet dans le quartier du Landy à Aubervilliers dans un musée construit et animé en collaboration avec des gens du quartier.

ans le cadre des politiques de reconstruction de la France d’après-guerre, l’État mit en place le Ministère des Affaires Culturelles duquel André Malraux fut ministre jusqu’en 1969. Celui-ci consacra les années 1960 à la création et l’animation des Maisons de la culture dans diverses villes de France, considérant que « la culture n’est pas l’acquisition et la diffusion des beaux-arts, elle est, par nécessité, une attitude face à la vie3. » Avec cette déclaration, Malraux considérait l’art, dans une acception ouverte à toutes ces formes – musique, danse, théâtre, cinéma, etc. – comme le moteur central de ce que l’on nommera à partir de ce moment, le développement culturel. Il entrevoyait ce développement non par l’accès à la créativité et l’expression de chaque individu – tâche qu’il attribuait au domaine du socioculturel – mais par la rencontre directe du public avec l’œuvre d’art comme « une véritable révélation et communion4. » Dans cette perspective, la création de collections régionalisées d’œuvres d’art, accessibles pour le plus grand nombre, trouverait déjà en partie sa justification. De plus, après vingt années de fonctionnement, les Maisons de la culture tendaient à devenir de véritables institutions – scènes nationales, musées, centres culturels – et avaient fédéré une génération de spectateurs qui ne se renouvelait plus.

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es années 1980 furent alors dédiées à la formation de nouveaux publics. La démocratisation culturelle en marche consistait alors à refuser la dimension sociale de l’art par essence et valoriser l’expression artistique dite professionnelle comme le fondement de l’action culturelle. Le ministre de la culture, Jack Lang, affirmait dès 1982 que « l’action culturelle officielle se devait de prendre appui sur la création et les artistes qui deviennent les nouveaux médiateurs5. » Le Ministère de la Culture se fit reprocher une certaine discordance du


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fait de vouloir à la fois une considération sacralisante du travail des artistes et la découverte de l’art par un public de milieux sociaux multiples : « Comment concilier le primat à la création et au professionnalisme avec l’ouverture aux publics défavorisés ? (…) La réponse de la ddc6 à la contradiction création/animation est de confier aux artistes l’action culturelle en direction des publics éloignés du monde culturel7. » Si Malraux mit l’art au centre du processus de développement culturel, Lang déplaça le projecteur sur l’artiste et fit de lui le modèle de l’expression culturelle. En 1983, dans le cadre d’un plan d’unification des politiques d’acquisition des pouvoirs publics, il attribua à chaque région française un budget spécifique pour l’achat d’œuvres contemporaines dans le champ des arts visuels. C’était la création des Fonds Régionaux d’Art Contemporain. Décentralisation L’utopie d’une collection sans lieu

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es frac étaient tous, au départ, des associations dotées d’un directeur non issu de la formation académique des conservateurs et d’un comité d’acquisition ayant pour objectif premier de valoriser la production d’artistes émergents en lien avec le territoire régional. Les collections se développèrent de manière plus ou moins empirique et spontanée, selon des volontés politiques, des choix artistiques ainsi que des annexions de fonds régionaux existants. Certains fonds prirent des orientations thématiques particulières comme l’expérience de la durée pour la FrancheComté, les relations entre l’art et l’architecture des années 1950 à nos jours pour la région Centre ou le médium du dessin pour la Picardie. L’activité de chaque frac se déroula autour de sa collection, conjuguant fonction muséographique et expérimentation artistique, conservation et restauration, action culturelle et médiation. L’objectif consistait à sensibiliser les

habitants et les acteurs d’un même territoire au langage artistique des arts plastiques par le biais d’expositions. Les collections étaient disséminées en partenariat avec différentes structures : hôpitaux, collèges et lycées, bibliothèques, prisons, associations, etc. Belle figure que cette entité multiple et mobile, exposée au gré de la vie de la cité visant à ouvrir sur son passage échanges et débats. Béatrice Josse, directrice du frac Lorraine depuis 1993 rappelait récemment à ce titre : « L’art est une matière à questionner ; nous ne sommes pas là pour remplir des réserves mais pour revisiter l’histoire de l’art et refuser de cautionner la pensée dominante, même à Trifouillis-les-Oies8. »

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es politiques d’achats restèrent qualitatives et prospectives, mais les budgets le permettant, les réserves se remplirent année après année. Le travail de stockage, de conservation et de transport devint conséquent et c’est en partie pour ces tâches collatérales que les collections nomades des débuts durent trouver un port d’attache, un lieu de fonctions opérationnelles. Une ancienne école ou des entrepôts municipaux servaient alors de dépôts. Les bureaux de l’équipe de direction n’étant pas non plus nécessairement identifiables, la présence du fonds sur le territoire était basée sur ses apparitions ici et là lors d’expositions, dans des lieux non dédiés à l’art comme des institutions publiques, des bâtiments désaffectés ou des espaces urbains, etc. Hors des sentiers battus reste l’expression symptomatique des débuts. Bernard Goy, qui fut directeur du frac Île-de-France de 1993 à 2005, se souvient : « C’était l’époque des premières lois concernant la décentralisation, c’était donc très concret politiquement. Nous avons fait ce travail de diffusion radicalement, parfois même au péril de l’intégrité matérielle des œuvres et de la qualité de leur réception publique. Nous tentions des choses parfois périlleuses. Ce qu’a fait Thomas Hirschhorn avec le musée Précaire Albinet9 aux Labos d’Aubervilliers en 2004 en exposant des pièces de la


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Stéphane Thidet Sans Titre « Pièces Montrées – frac Alsace, 30 ans de collection » La Collection impossible à la Fondation Fernet-Franca à Saint-Louis Crédits : Mathieu Bertola – Musées de la Ville de Strasbourg

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collection du Centre Pompidou dans un quartier difficile d’Aubervilliers, les frac le faisaient déjà, à leur manière, plus pauvre en moyens et en communication, depuis une vingtaine d’années - ce qui n’enlève rien à l’intérêt du projet musée Précaire, bien sûr. Quand j’étais gosse, il y avait une phrase célèbre tirée d’un film très populaire, Le bossu, avec Jean Marais : “Si tu ne vas pas à Lagardère, Lagardère ira à toi !” C’était un peu ça le concept des frac, l’art contemporain de proximité, pour tous, dans l’esprit des Maisons de la culture de Malraux, mais en plus décentralisé encore. C’était bien une forme d’utopie, qui a fait dire à Jack Lang en 2013 à propos de la résistible longévité de ces institutions légères, “C’est un miracle !”10. »

1995, non pas à Strasbourg mais à Sélestat, petite ville alsacienne de 20 000 habitants et le frac Nord-Pas-de-Calais prit ses quartiers à Dunkerque en 1996. Mais n’ayant pas le même fonctionnement ni les mêmes objectifs de gestion de la collection, leurs stratégies différencièrent à ce moment-là : le frac Nord-Pas-de-Calais, qui exportait déjà à l’international ses pièces des années 1970, de Duchamps à Bruce Nauman, choisit un fonctionnement uniquement itinérant et la région Alsace, dans le cadre de l’ouverture du pôle d’accompagnement des acteurs culturels l’aca11, préféra l’ouverture d’un des premiers frac publics à l’architecture spécifique.

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’utopie des frac aura peut-être bien été cette présence artistique non identifiée, gratuite, éphémère, non imposée, non introduite par des discours de validation, une présence expressive pratiquement naturelle dont on remarquait l’absence une fois disparue.

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uis, vinrent une lassitude et une complexité certaine à l’exercice nomade de la décentralisation. Le centre, dont il fallut au départ s’éloigner, était Paris, la capitale dominante ainsi que l’institution muséale, comme figure de la culture élitiste et bourgeoise. Une fois ancré dans les différentes régions, il fallut prendre garde à ne pas trop centrer les activités sur les métropoles de région telles que Rennes, Bordeaux, Lille, etc., et continuer la mission d’aménagement culturel du territoire dans toutes ses dimensions. Les frac ouvrèrent peu à peu leur propre espace d’exposition. La nécessité de se doter d’un lieu identifiable peut être à ce moment-là perçue à la fois comme une avancée et un retour sur les prérogatives du projet de départ. Cela témoignait-il d’une incapacité à exister exclusivement à travers le maillage du territoire ? Enfin de vrais white cubes aussi en région, me direz-vous ! Dans la perspective de décentrer, le frac Alsace fut installé en

10 Extrait de l’entretien avec Bernard Goy, délégué aux arts plastiques à la drac Alsace et ancien directeur du frac Île-de-France, réalisé par Les commissaires anonymes, le 20 janvier 2014. 11 aca : Agence Culturelle d’Alsace. Au carrefour des politiques publiques territoriales (régionale et départementales), l’Agence culturelle d’Alsace investit les champs du spectacle vivant, du cinéma et de l’image animée ainsi que des arts plastiques contemporains (frac Alsace), en accompagnant les acteurs culturels, artistiques et institutionnels dans l’élaboration et la mise en œuvre de leurs projets. Ses capacités d’ingénierie, ses cadres d’intervention, ses aides artistiques, techniques et économiques, ses actions de formation sont mis au service des créateurs, des diffuseurs et des collectivités locales. www.culture-alsace.org


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algré les difficultés à convier le public alsacien à Sélestat, Katia Gagnard, chargée des expositions et de la diffusion de la collection du frac Alsace, témoigne aujourd’hui du bénéfice de ce choix pour la fédération d’un réseau homogène et actif de porteurs de projet. Elle relativise l’importance du bâtiment du frac au profit de divers lieux partenaires : « La décentralisation était un point de vue d’état. Ce concept a été nécessaire pour l’ancrage durable de nos activités en région mais maintenant il n’a plus vraiment de sens concernant le frac car nous ne sommes pas une antenne régionale mais une infrastructure indépendante. Nous sommes mobiles dans une zone définie selon un maillage de complices disséminés un peu partout. La plupart des gens qui côtoient la collection y ont accès par le biais des expositions que nous organisons, tout près de chez eux ; en cela, le lieu de Sélestat n’incarne pas plus le frac que certains autres lieux dynamiques, que nous amenons vers des projets de plus en plus qualitatifs année après année : des réflexions plus complexes, des rapprochements de pièces plus audacieux, mais toujours en fonction de leurs aspirations. Nous sommes peut-être un peu idéalistes ici mais je crois vraiment à une histoire de compagnonnage dans le langage artistique12. » Des trésors publics Prospection artistique et stratégie institutionnelle

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’événement des 20 ans des frac, célébré en 2003, fut intitulé « Trésors publics »13. Vingt années avaient suffi pour faire des frac des collections d’une immense valeur historique et financière. Les dispositions de base préconisaient l’achat d’œuvres d’artistes émergents en lien avec la région visant à les soutenir économiquement et à contribuer à leur reconnaissance locale ainsi que nationale. Des achats d’œuvres nationales et internationales vinrent rapidement diversifier les politiques

d’acquisition selon des directives thématiques alliant prospection artistique et valorisation institutionnelle. Bernard Goy éclaire l’une des stratégies de l’époque : « L’équipe initiale du frac Île-de-France avait procédé à des acquisitions d’œuvres d’artistes très avancés dans leurs carrières qu’elle considérait comme injustement méconnues des institutions muséales, alors que les experts nommés dans les années 1980 par le ministère souhaitaient logiquement mettre en valeur la création contemporaine


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dans ses aspects les plus significatifs du moment. Un chef-d’œuvre de Tony Cragg, par exemple, a été acquis très tôt par le frac Île-de-France. »

12 Extrait de l’entretien réalisé avec Katia Gagnard,, chargée de la diffusion de la collection au frac Alsace, par Les commissaires anonymes, le 16 janvier 2014 13 Ministère de la Culture de la Communication (2003), Les 20 ans des frac, lettre d’information, juin 2003, no107 Aquitaine Vue de l’exposition Coulisses, frac Aquitaine Bordeaux, 2013 Vue des œuvres de Jeff Koons, New Hoover Convertibles Green, Green, Red, New Hoover Deluxe Shampoo Polishers, New Shelton Wet/Dry 5-Gallon Displaced Tripledecker, 1981 – 1987 frac

Collection frac Aquitaine Photo : Frédéric Delpech © adagp


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nstitutions légères et régionales mais institutions étatiques tout de même, les frac cherchèrent chacun leur place dans le paysage culturel français. Au travers de leur mission de soutien à la création artistique, ils participèrent au développement du marché de l’art contemporain en France, encore fragile dans les années 1980 à 1990. Grâce au pouvoir grandissant de la spéculation, les cotes de nombreux artistes représentés dans les frac grimpèrent et les collections des frac ne cessèrent de gagner en importance tant en terme de capital qu’en nombre de pièces. Depuis 1982, tous les frac réunis comptent plus de 25 000 œuvres, ce qui constitue le troisième ensemble public d’art contemporain, après la collection du Centre National des Arts Plastiques (cnap) et celle du Musée National d’Art Moderne/Centre Georges Pompidou. Mais quel est alors l’objectif de collections d’œuvres reconnues, rares, coûteuses et fragiles dans un écrin de murs blancs sinon celui de devenir un musée d’art contemporain ?

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ans une interview donnée à l’occasion de l’exposition anniversaire du frac Alsace, « Pièces montrées », Estelle Pietrick, directrice du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg, marque des spécificités dans le fonctionnement des frac, particulièrement pour leurs capacités de réactivité, de flexibilité et de proximité : « Ils sont de meilleurs capteurs de l’air du temps que ce que peut être une structure plus lourde comme un musée14. »

ais si les Fonds Régionaux d’Art Contemporain possèdent aujourd’hui de très grandes pièces de l’histoire de l’art occidental de 1960 à nos jours, ils ne sont pourtant plus en mesure d’en acquérir de renom similaire même s’ils désiraient compléter une série, un mouvement, une recherche. Chaque frac dispose annuellement d’un budget d’acquisition allant de 100 000 à 300 000 euros. Relativement conséquent pourrait-on dire mais pas de quoi se payer un Gerhard Richter avec sa cote actuelle. En effet, les budgets d’acquisition n’augmentent pas en proportion de la valeur des collections ni de celle du marché de l’art international. Comment rester alors à la hauteur de sa collection ? On lit sur le site de Plateform, groupement national des frac que : « Depuis l’origine, la majorité des œuvres sont acquises entre deux et cinq ans après leur création. Ainsi, les frac sont les premiers à acquérir des artistes qui deviennent par la suite de grands noms de l’art contemporain, par exemple, Fabrice Hyber, Pierre Huyghe, Claude Lévêque, Orlan, Xavier Veilhan mais aussi Sigmar Polke, Cindy Sherman, Jeff Koons, Jeff Wall, etc. » Fidèles à leur objectif premier d’éclairer la production artistique au moment où elle se crée, les frac doivent miser et viser juste. Le comité d’acquisition renouvelé tous les six ans et composé de spécialistes désignés par le directeur de chaque frac. Ils sont en quelque sorte les premiers maillons du processus de la reconnaissance institutionnelle contribuant à l’exploration artistique et à la légitimation théorique.

14 Formes et Forces, vidéo produite par l’Agence Culturelle d’Alsace pour l’exposition des 30 ans des frac au mamc Strasbourg, 2013 15 Extrait de l’entretien avec Jean-Christophe Royoux, délégué aux arts plastiques et à l’architecture à la drac Centre, réalisé par Les commissaires anonymes le 19 décembre 2012


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e groupement Plateform énonce dans ses statuts, les priorités communes des frac et met l’accent sur le statut de laboratoire qu’ils cherchent à conserver, chacun selon leurs projets artistiques : « Si l’achat aux galeries et aux artistes est la principale voie d’enrichissement des collections, les frac produisent aussi régulièrement des œuvres qu’ils acquièrent ensuite. Ainsi, la relation des frac aux artistes est caractérisée par l’expérimentation et la continuité car elle va de la production d’œuvres à l’acquisition pour la collection, en passant par l’exposition, la diffusion, la médiation, la publication d’ouvrages et, parfois même, des résidences. » Hilde Teerlinck, directrice du frac Nord-Pas-de-Calais, résume la mission de cette institution un peu particulière avec l’expression : « Les frac brisent la glace ! » Finalement, tant du côté des acquisitions que de la relation au public, ils doivent mettre en évidence le travail des artistes et inviter à leur reconnaissance. L’image d’un vigoureux vaisseau, frayant lentement le passage vers des territoires à explorer, convient assez justement ; massifs et pourtant dégourdis, puissants mais consciencieux, les frac briseraient au fil d’expéditions à différentes échelles du globe les obstacles d’un art si souvent prétendu inaccessible… Nouvelles architectures Attraction locale et rayonnement international

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ls sont six, ouvrent les portes de leur nouveau bâtiment entre 2012 et 2015 et font vibrer la scène de l’architecture muséale : on les nomme les « frac Nouvelle Génération ». Pour des dispositions culturelles propres à chaque région ainsi que pour des raisons de fonctionnement pratique, ces six frac ressentaient depuis des années le besoin de s’établir ou de s’agrandir, de séduire et de s’ouvrir. Pour cela, l’aura de l’art ne suffisait pas. Les ingrédients indispensables à ce type de transition consistèrent en une ferme volonté

politique de considérer l’art comme un vecteur de transformation et une conception architecturale capable de faire d’un espace fonctionnel un chef-d’œuvre. Jean-Christophe Royoux, délégué aux arts plastiques et à l’architecture à la drac Centre, fut partie prenante de l’ouverture du nouveau frac à Orléans. Il affirme que la dimension architecturale est au cœur de la stratégie de ces nouvelles institutions. « Aujourd’hui, l’architecture joue beaucoup dans l’attractivité des programmations culturelles. Je pense par exemple au Louvre-Lens et au musée Guggenheim de Bilbao : les lieux de diffusion doivent être eux-mêmes des sortes d’œuvres d’art15. » Le champ de prospection architecturale qu’ouvrait alors la construction de six espaces à la fois très contraignants et expérimentaux stimula une vive compétition. En 2012, le frac Bretagne inaugurait un diamant noir signé par l’architecte Odile Decq. En 2013, le frac Centre installait les Turbulences de Jacob et Mac Farlane dans les anciennes subsistances militaires d’Orléans, Kengo Kuma achevait le frac Franche-Comté sur les rives du Doubs et l’agence Lacaton & Vassal inaugurait pour le frac Nord-Pas-de-Calais une grande cage de verre face à la mer. Big Bjarke Ingels Group travaille actuellement sur le projet du frac Aquitaine qui ouvrira ses portes en 2015. Après trente années de diffusion nomade, peut-on imaginer une circulation équilibrée de la collection entre les partenaires en région et des nouveaux centres aux identités si fortes que celles de ces figures de l’architecture contemporaine ?


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ernard Goy rappelle la nécessité de créer une tension entre la diffusion locale et la reconnaissance à plus grande échelle : « Pour le frac Île-de-France le Plateau, j’ai compris que le pari que nous avons fait pour obtenir les financements, à savoir développer paradoxalement l’itinérance des expositions et la couverture territoriale en Île-de-France de la présence du frac, à partir d’un lieu central identifié à Paris, était le meilleur choix stratégique. Mes arguments face aux élus consistaient à dire que les artistes accepteront d’exposer dans un centre culturel ou tout autre espace à rayonnement très local en région, si nous leur proposons une visibilité à Paris dans un centre d’art plébiscité d’emblée par la critique. De plus, j’étais convaincu que le rayonnement du frac auprès de partenaires régionaux serait démultiplié par l’écho de ses actions à Paris. Et puis, si l’on se fixait comme objectif un rayonnement comparable en installant un espace d’exposition du frac ailleurs en région, il aurait fallu multiplier par dix le budget de communication, au détriment d’autres postes budgétaires… Cette conception d’interdépendance, si elle a su évoluer avec les contraintes de son temps, elle est finalement très proche des objectifs qu’ont les frac nouvelle génération : leur exposition au cœur des petites et grandes métropoles doit favoriser leurs actions en régions16. »

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epuis 1995, et du fait de la spécificité de sa collection liée à l’architecture, le frac Centre a bénéficié de nombreuses expositions internationales consacrées exclusivement à sa collection, à la Barbican Gallery et au Centre d’Architecture Canadien de Montréal, entre autres. L’installation dans les nouveaux locaux est à la fois l’affirmation d’un engagement scientifique sur l’architecture prospective de 1950 à nos jours qui a pour ambition de devenir incontournable dans le paysage de la recherche internationale et en même temps l’ouverture d’un lieu à destination du public

français, régional et local sur ce même sujet. « Les chercheurs new-yorkais n’avaient pas besoin d’un bâtiment pour attribuer une identité à la collection du frac Centre. La collection est déjà connue internationalement mais ce dont on avait besoin, c’était surtout d’un lieu signal au sein de la Région Centre pour que le public local l’identifie, la découvre, la comprenne et puisse en quelque sorte en être fier17 », affirme Lucy Hoffbauer, chargée du service des publics.

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ilde Teerlinck, en tant que directrice, a accompagné la conception et le chantier du nouveau frac Nord-Pas-deCalais et affirme que ce nouvel espace va dans le sens de la volonté qui l’a toujours portée : inscrire la région Nord-Pas-deCalais au centre d’un circuit international. Depuis sept à huit ans déjà, elle envisage chaque projet de prêts ou d’exposition dans une interaction entre partenaires régionaux et étrangers. Le frac Nord-Pas-de-Calais, qui n’avait jusqu’alors jamais eu de lieu d’exposition proprement dédié à sa collection, fonctionnait au travers d’expositions itinérantes. Destroy design, une exposition qui confrontait les créations de designers, très présentes dans la collection, à des œuvres d’artistes contemporains a, en effet, voyagé entre 2010 et 2012 de Taipei à Lausanne, de Aarhus à Gent en passant par la Galerie Robespierre à Grande-Synthe et l’Hospice d’Havré à Tourcoing. Et si l’exposition est dans l’ensemble chaque fois la même, chaque partenaire s’empare de la sélection de pièces et la modèle à la convenance de son espace et de son public. Hilde Teerlinck précise que de tels arrangements permettent aussi concrètement un équilibre financier : la vente des expositions à l’étranger permet la prise en charge des expositions en région. Le nouveau bâtiment ne devrait, selon elle, pas beaucoup changer ces pratiques mobiles, si ce n’est d’offrir un bel espace d’exposition supplémentaire en région, qui prendra qui plus est, le rôle de quartier général : « J’ai


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frac Nord-Pas-de-Calais © Vincent Maquaire www.vmaquaire.fr

toujours imaginé nos bureaux comme ceux d’une maison mère, d’où sortaient toutes les pièces de la collection. Je reste dans la même philosophie ; ce frac, situé en plein port, est comme un grand hangar plein de bateaux prêts à prendre le large. Notre travail a toujours consisté à irriguer le territoire depuis notre lieu de stockage. Ce lieu est maintenant ouvert au public et son agencement par étages et modules complémentaires, sa programmation à différentes vitesses fonctionne dans l’esprit d’un atelier où certains travaillent, d’autres boivent un café, visitent, bouquinent, etc. Et ce que je note d’éminemment nouveau, c’est ce contact direct avec le public car quand nous travaillons avec des partenaires, ils s’occupent des relations humaines qui naissent entre les gens et les œuvres.

16 Extrait de l’entretien avec Bernard Goy, délégué aux arts plastiques à la drac Alsace et ancien directeur du frac Île-de-France réalisé par Les commissaires anonymes, le 20 janvier 2014. 17 Extrait de l’entretien avec Lucy Hoffauer, chargée des relations avec les publics au frac Centre, réalisé par Les commissaires anonymes, le 18 décembre 2012.


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Maintenant, il est temps pour nous de faire nos propres expériences quant à ces relations avec les visiteurs. Comment faire pour qu’ils se sentent chez eux ? Comment faire en sorte, qu’à terme, le public soit partie prenante des activités du frac Nord-Pas-de-Calais ?18 »

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e frac Centre chiffrait 25 000 visiteurs par an et compte pouvoir tripler ce chiffre grâce à sa nouvelle infrastructure. Le frac Nord-Pas-de-Calais reçoit depuis son inauguration en novembre 2013 plus de 1000 visiteurs par week-end. On parle jusque-là essentiellement d’un public dit « local » mais il n’est pas l’unique enjeu de fréquentation des nouveaux frac. Chacun selon leur cible, ils convient leur lot de professionnels, de connaisseurs avertis et d’amateurs curieux, tous les consommateurs réguliers de culture qui viendront peut-être de loin pour découvrir ce lieu d’attraction. Ces visiteurs sont nécessaires pour le crédit institutionnel. Et à voir l’envergure de l’événement « Art en gare » mené par la filiale de la sncf Gares & connexions, les nouveaux tourismes culturels représentent un potentiel considérable de marchés. La sncf n’aurait aucune raison de se priver de cette image de l’accès à la culture pour tous. Istanbul pour sa biennale ou Marseille pour l’ouverture de son Musée des civilisations d’Europe et de la Méditerranée : associer « voyage » et « créativité » est un bon prétexte de vacances pour certains, de bons moyens de communication pour d’autres. On se souvient de la belle campagne d’affichage pour l’ouverture du Centre Pompidou de Metz : on y voyait les portraits d’Andy Warhol, de Pablo Picasso et de Salvador Dali, l’air presque suffisant, associés à la phrase « Je m’installe à Metz. » Les plus grandes stars de l’art sont de plus en plus nombreuses en région ! Et la décentralisation revêt l’image d’un petit week-end branché.

18 Extrait de l’entretien avec Hilde Teerlinck, directrice du frac Nord-Pas-de-Calais, réalisé par Les commissaires anonymes, le 24 janvier 2014.

Le frac Nord-Pas-de-Calais Mémoire et patrimoine collectif

A

vec le titre détonnant de son exposition inaugurale « Le futur commence ici », le frac Nord-Pas-de-Calais ne compte pas s’en tenir aux mots. Associé à la ville de Dunkerque, il affirme la vigueur de son engagement quant à tourner une page de leur histoire commune. L’installation des nouveaux locaux dans le port industriel est à la fois une mesure fonctionnelle et symbolique car elle participe du grand projet de reconversion identitaire et urbanistique de la grande zone portuaire. Pour faire face à la déconsidération populaire, cet ancien quartier de l’industrie navale semble avoir besoin qu’un nouveau regard se pose sur lui. « Le futur commence du côté des anciens Chantiers Navals de France », sous-entend le nouvel établissement artistique. La municipalité a choisi de faire de l’art l’un des leviers du développement de la ville. Outil de communication ou médiation sociale ? Pour commencer, l’implantation du frac est primordiale : surnommé du temps de son activité « la cathédrale », l’ancien atelier de préfabrication no2 - ap2 est l’un des derniers vestiges de prospérité du secteur. Construire du neuf ou réhabiliter la structure, les architectes Lacaton & Vassal ont su trouver une articulation subtile en adossant à cette ancienne bâtisse austère son double contemporain. L’association est homogène et discrète dans le paysage bien que le gris de l’un attise les transparences de l’autre au fil de la lumière quotidienne. Cette seconde cathédrale devient le point d’observation de la première. En tout point de la nouvelle construction, le vide de l’immense ap2 est perceptible. Que va-t-on faire de ce géant silencieux ? « Le futur commence avec la considération de l’histoire » commente Hilde Teerlinck. Et c’est cela que raconte l’installation d’une collection d’œuvres et d’objets, dans laquelle le design industriel est très présent, dans ce lieu fort du passé.


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LES COMMISSAIRES ANONYMES

Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes Vue de l’exposition Transformations, Collection iac – Institut d’art contemporain par Vincent Lamouroux, 2013, Le Plateau – Hôtel de la Région Rhône-Alpes Anish Kapoor, Full, 1983 et Sigmar Polke, Les Olgas, 1981 & Vue de l’exposition 1966-79, 2013 Ulla von Brandenburg, Wagon Wheel, Bear Paw-Drunkard’s Path-Flying Geese-Log Cabin-Monkey Wrench-Tubling Blocks, 2009 Photos : Blaise Adilon © adagp, Paris, 2013 Les Pléiades, exposition collective réunissant les 23 frac aux Abattoirs - frac Midi-Pyrénées de Toulouse, du 28 septembre au 5 janvier 2013 Au 1er plan : Xavier Veilhan, Le Mini Rentilly (2013) © Veilhan/adagp, Paris, coll. frac Île-de-France À l’arrière-plan : David Tremlett, 1.9.8.7. (1989) © David Tremlett, coll. frac des Pays-de-la-Loire ; Jean-Luc Blanc, Sans titre (Petit garçon) © Jean-Luc Blanc, coll. frac des Pays-de-la-Loire Photos : Cédrick Eymenier

frac Auvergne Vue de l’exposition La Révolte et l’Ennui, frac Auvergne, 2013 Photo : Ludovic Combe


DOSSIER L'ART SERAIT-IL LA PREUVE…

La mémoire collective dunkerquoise est convoquée au grand débat de la ville postindustrielle. Le frac veut s’en porter garant. Les actuelles acquisitions portent sur les thématiques très larges de « la condition humaine » et de « l’homme dans la société », et ne pourront qu’enrichir le sujet. « Notre envie est d’aborder le rapport de l’homme à son environnement aujourd’hui et d’un point de vue international parce que ce qui se passe sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique nous donne à réfléchir sur les problématiques d’émigration entre ici et l’Angleterre. » Le frac Nord-Pas-de-Calais joue la carte d’une véritable ressource collective. Hilde Teerlinck parle d’en faire une maison ouverte, un lieu public, espace de vie sociale. « Mais ce qui est le plus important, c’est que ce bâtiment fait pour l’art est en train de nouer une relation extraordinaire avec son environnement. Cette relation avec la nature, qui est très dure à cause du gris du ciel, des tempêtes, et qui pourtant devient magique avec les lumières qui pénètrent les espaces. Et c’est le même processus avec le paysage industriel. Dans l’idée, cette zone n’est pas belle mais d’ici, on la perçoit avec douceur. Les matériaux qu’ils ont utilisés pour faire l’enveloppe de la structure rendent les couleurs plus légères, comme fondues. On est presque dans un bateau et pourtant on se sent protégé. C’est pratiquement la première infrastructure qui met en avant la mer avec une telle beauté et une telle proximité ; on y découvre petit à petit l’horizon, le bleu… » Si certains visiteurs viennent ici rien que pour aller sur le belvédère et regarder la mer, alors tant mieux car comme la collection du frac, elle nous appartient à tous.

20 Pauvres gens qui ne savent pas d’où l’on vient ! D’une part ce discours ne se fonde sur aucune étude circonstanciée : une statistique n’est pas une étude, c’est un chiffre squelettique et froid dont le périmètre de représentativité manque de finesse, privé de toute leçon anthropologique ; or on en est là avec l’art contemporain, à une donnée anthropologique. Et il convient ensuite de voir le progrès de l’art dans la vie des gens, dans la fréquentation des expositions, dans les médias19. » Bernard Goy fait partie de ces amoureux de l’expérience artistique, qui ne cesseront de croire qu’il faut la faire partager. Les frac sont un de ces outils hybrides de l’éducation et de l’expérimentation artistique. Doivent-ils convaincre des bienfaits de l’art dans la culture de tous pour justifier leur pérennisation ? La citation « L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue », œuvre de l’artiste anglais Scott King qui surmonte le frac Nord-Pas-de-Calais, répond en quelque sorte à cette question : l’art serait une affaire d’expériences de vie ; il serait insensé de ne pas continuer à le faire partager. L’auteur de cette phrase serait un certain Stiv Bators, chanteur du groupe punk The Dead Boys dans les années 1970 ; un de ces gars qui cherchaient la gloire et ne la trouvèrent pas. Donnons-nous les moyens de vivre pleinement, que ce soit en traversant la pièce bleue de l’artiste marocaine Latifa Echakhch ou simplement en regardant la mer

.

« À

50 ans passés, je n’aimerais pas reprendre le combat d’un directeur de frac. En revanche, ma combativité à l’égard de l’incurie d’un discours qui prétend que la démocratisation culturelle a échoué en France, est plus qu’intacte. À l’Assemblée Nationale, on utilise le terme seulement pour parler de l’échec qu’il représente.

19 Extrait de l’entretien avec Bernard Goy, délégué aux arts plastiques à la drac Alsace et ancien directeur du frac Île-De-France, réalisé par Les commissaires anonymes, le 20 janvier 2014.


LES COMMISSAIRES ANONYMES

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Latifa Echakhch À chaque stencil une révolution 2007 Papier carbone A4, colle et alcool à brûler Dimensions variables

Angela Bulloch Blowing in the wind 2013 Deux poursuites lumineuses Scott King L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue 2013 Lettres en néon rose

LES AUTEURES Cécile Roche Boutin, curator et consultante, et Mathilde Sauzet, curator et critique d’art, composent le duo Les commissaires anonymes, un bureau de recherche sur la création contemporaine et la médiation artistique. Impliqués dans les réseaux de l’art, du design et des entreprises, elles travaillent sur des problématiques liées à l’innovation sociale, la genèse de l’imagination et les pratiques collectives.






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carte Blanche


Untitled ceremony #01 Tour de la brasserie Haecht 251 Nord, Liège 2013 BÊatrice Balcou www.beatricebalcou.com


DOSSIER

RéſidEnce(s) les enjeux d'une présence artistique en territoire par

NATHALIE POISSON-COGEZ


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ans le cadre des mesures de structuration et de professionnalisation de l’activité artistique, un axe s’est particulièrement développé au cours des deux dernières décennies, celui de la résidence artistique. Depuis l’étude 196 résidences en France1 menée par le Centre National des Arts Plastiques en 2010, le nombre d’appels à candidature a augmenté de façon exponentielle. Les différentes typologies de résidences qui existent, la diversité des acteurs concernés et la variété d’approches permettent d’interroger ce dispositif et ses variables complexes. Au-delà des enjeux artistiques qui devraient toujours en composer le fondement, la résidence touche souvent simultanément le champ socioculturel et le champ politique. Lors des rencontres professionnelles organisées le 6 décembre 2013 par le réseau 50°nord à l’École supérieure d’art du Nord-Pas-de-Calais/ Dunkerque-Tourcoing2, plusieurs structures ont exposé la genèse et les enjeux des résidences qu’elles mettent en œuvre. À travers plusieurs exemples initiés plus spécifiquement par les acteurs de l’Eurorégion Nord, il s’agit – dans un premier temps – d’explorer les différentes typologies de résidences, d’énoncer ensuite les enjeux sociaux et culturels qu’elles induisent puis d’analyser le statut de ce qui s’y produit. Cette réflexion – qui se limitera au champ des arts visuels – s’appuiera plus particulièrement sur la résidence de création portée par la ville de Tourcoing et plus spécifiquement sur les résidences de Philémon (2012) et Pierre-Yves Brest (2013).


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DOSSIER RÉSIDENCE(S)

Des typologies variées aux objectifs distincts

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ans la région Nord-Pas-de-Calais, le copreac (Comité de pilotage régional pour l’éducation artistique et culturelle dans le Nord-Pas-de-Calais3) pilote et finance les dispositifs tels que art (Artiste rencontre territoire), a.r.t.s (Artiste rencontre territoire scolaire), Présence artistique en territoire, clea (Contrat local d’éducation artistique), Qu(art)ier. Dans le cas de ces résidences-missions, le rôle et la place de l’artiste sont clairement définis. Au cours d’une période de quatre mois consécutifs, l’artiste se positionne sur le territoire pour opérer la diffusion singulière d’un travail préexistant par la mise en place de « gestes

artistiques » qui ne sont ni des créations originales, ni des ateliers de pratiques artistiques. L’idée étant de permettre à un public le plus vaste possible d’accéder par l’entremise des relais locaux que sont les structures scolaires ou socioculturelles et leurs acteurs (enseignants, animateurs, éducateurs…) d’appréhender au-delà de la confrontation aux œuvres, une démarche artistique dans son ensemble et ses différentes étapes d’élaboration que sont la recherche, l’expérimentation, la réalisation, la monstration. Le commanditaire définit souvent une problématique liée soit au médium (photographie, cinéma, peinture…), soit à un thème (le portrait, le paysage, la frontière, la ville…). Dans ce cadre, le programme Qu(art)ier développe plus spécifiquement un partenariat entre la Direction régionale des affaires culturelles du Nord-Pas-de-Calais, le préfet délégué à l’égalité des chances et à la cohésion sociale et les collectivités concernées par la politique de la ville. Cette résidence-mission est menée, à des fins d’action culturelle et territoriale, prioritairement en faveur des habitants des quartiers relevant de cette politique. Citons par exemple l’appel de la

1 cnap (2010), 196 résidences en France, Guides de l’art contemporain. Téléchargeable sur http://www.cnap. fr/196-residences-en-france

services pénitentiaires de Lille, direction inter-régionale de la protection judiciaire de la jeunesse Grand-Nord, préfet délégué à l’égalité des chances.

2 http://live3.univ-lille3.fr/videorecherche/%E2%80%82rencontres-professionnellesterritoires-de-la-creation-thematique-1-le-soutien-a-lacreation.html. Interventions visibles sur la web TV de l’Université Lille3

4 http://minedeculture.com/espace-ressource-artistes-2/ appel-a-candidature-quarttier-recherche-un-artiste-delespace-public-l

i les initiateurs des dispositifs de résidence sont multiples : fondations privées, structures associatives, structures institutionnelles, collectivités territoriales, État – notamment le ministère de la Culture et de la Communication via les drac (Direction régionale des affaires culturelles), différentes typologies de résidences coexistent. Trois types peuvent être définis : résidence-mission, résidence de création, résidence de recherche, dont les modalités et les objectifs divergent.

D

3 Le copreac regroupe les partenaires suivants : conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, conseil général du Nord, conseil général du Pas-de-Calais, association des maires du Nord, association des maires du Pas-de-Calais, direction régionale des affaires culturelles du Nord-Pas-de-Calais, académie de Lille, direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale du Nord-Pas-de-Calais, direction régionale de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt du Nord-Pas-de-Calais, agence régionale de santé du Nord-Pas-de-Calais, direction inter-régionale des

5 Résidence financée par La ville de Tourcoing, le ministère de la Culture et de la Communication, le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, le conseil général du Nord avec le soutien de Vilogia. 6 http://www.hdusiege.org/residences/cadres/residencestous.html 7 http://www.ville-grande-synthe.fr/galerie/wp-content/ uploads/Appel-projet-Galerie-Robespierre-2014-2015.pdf 8 Exposition programmée du 21 mars au 16 avril 2013.


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ville d’Hénin-Beaumont relayé par Mine de culture(s) pour une résidence d’artiste dans l’espace public de septembre à décembre 20134 ou celui de Villeneuve-d’Ascq pour un artiste vidéo-multimédia de septembre à décembre 2014.

C

oncernée par ces dispositifs, la ville de Tourcoing met notamment en œuvre un clea mutualisé avec les villes de Roubaix et Wattrelos. Cependant, la ville a délibérément choisi de proposer conjointement une résidence de création. Ce dispositif est issu du travail entamé par la Galerie Guy Chatiliez qui a fonctionné comme espace de diffusion et de médiation. Ouverte à la fin des années 1990, cette galerie associative, puis municipale, installée au cœur du quartier de la Bourgogne inscrit en z.u.s. (Zone urbaine sensible) proposait déjà un programme de résidence artistique. En 2010, la fermeture de la galerie a poussé la direction des affaires culturelles de Tourcoing à repenser son projet de présence artistique en territoire et à maintenir non pas un lieu mais le concept de résidence artistique dans les quartiers de la Bourgogne et de la Marlière Croix-Rouge5. Cette résidence s’étend sur une période de quatre mois répartis de juin à décembre ou janvier : un mois étant consacré à l’immersion dans le territoire (appréhension des espaces publics, rencontres des partenaires) ; deux mois et demi à l’action (animation d’ateliers, phase de recherche et de création) ; enfin une période finale de restitution publique du travail effectué (exposition, édition). Suite au premier appel à candidature sur la thématique de la frontière, deux artistes ont été retenus : Jérôme Giller en 2011 et Philémon en 2012. Un troisième artiste, Pierre-Yves Brest, a été missionné directement par la direction des affaires culturelles pour l’année 2013.

S

i certaines résidences, comme celle évoquée ci-dessus, nécessitant une relative autonomie, accueillent des artistes confirmés en raison notamment des enjeux territoriaux et humains, d’autres dispositifs s’adressent plus spécifiquement à de jeunes artistes. C’est le cas des résidences « coup de pouce », organisées conjointement aux « grandes résidences », par l’H du Siège6 à Valenciennes. Ainsi, de jeunes artistes fraîchement sortis de l’école bénéficient-ils de la mise à disposition pour trois mois (janvier à mars et avril à juin) d’un atelier et de soutien financier sous forme de bourse de recherche et de bourse de production. Au premier semestre 2014 ont été accueillis dans ce cadre : Émilie Duserre, Julie Savoye et Timothée Schelstraete. Ces dispositifs s’apparentent davantage à la troisième typologie de résidence : la résidence de recherche, qui n’aboutit pas nécessairement à une création finalisée et montrable dans l’immédiat, mais à la diffusion éventuelle d’étapes de travail.

B

ien souvent, les trois typologies se combinent avec une répartition balancée entre missions de médiation, temps de recherche et attendu de création originale. Dans cet esprit, la Galerie Robespierre de Grande-Synthe n’impose pas de cadre fixe, ni au niveau de la thématique ou du médium, ni au niveau de la temporalité qui oscille de un à six mois avec la possibilité de fractionner le temps de résidence7. L’appel affiche cependant l’idée d’un rapport complice au territoire, d’un temps de médiation – notamment au sein de l’école municipale d’arts plastiques Constant Permeke – et d’un temps de monstration dans l’espace même de la galerie ou dans l’espace public avoisinant. Delphine Deshayes, artiste retenue pour 2013-2014 opère un travail sur la nature et l’environnement. Interrogeant autant les habitants sur leurs habitudes de vie que les scientifiques qui mesurent la qualité de l’air. Elle révèle sous forme abstraite ou figurée l’impact de la présence des industries lourdes du littoral8.


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DOSSIER RÉSIDENCE(S)

Pierre-Yves Brest Photogrammes du film Opus incertum (2013) Résidence à Tourcoing


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L

e concept même de résidence, dans sa notion de domiciliation temporaire et du lien à l’habitat, implique bien souvent l’artiste dans une relation étroite au territoire, revendiquée par nombre des structures initiatrices. À l’instar de La chambre d’eau au Favril qui précise : « Les artistes sont amenés à développer une problématique pertinente au regard des enjeux du territoire concerné. De cette confrontation peuvent émerger des questionnements artistiques en convergence avec les enjeux territoriaux9. » La résidence donne alors à l’artiste l’occasion d’une immersion qui lui permet d’aborder le territoire dans ses composantes multiples : le paysage et l’architecture, les habitants appréhendés de façon individuelle ou collective, le contexte socio-économique, l’histoire et le patrimoine matériel ou immatériel, les mutations en cours, l’avenir qui se dessine… Dans cette perspective, l’artiste italien Simone Cinelli réalise en 2012, le film Chantier humain composé de portraits filmés des habitants de l’Avesnois : Albert l’éleveur de chèvres du Favril, un cheminot de la sncf, un ancien salarié de l’usine de papier peint qui a fermé. Les dernières séquences se focalisent sur la construction du centre commercial d‘Aulnoye-Aymeries et de son impact sur la vie des gens qui y demeurent.

E

n inversant cette démarche immersive, artconnexion à Lille – qui accueille fréquemment en résidence des artistes étrangers (tant en recherche qu’en création) – propose simultanément aux artistes du territoire le principe de résidences délocalisées. Il s’agit de leur offrir l’opportunité d’aller voir ailleurs, grâce d’une part aux relations établies avec des partenaires internationaux (Tokyo, Moscou, Stavanger, Illulissat, Margate, Glasgow, Berlin…), d’autre part à des dispositifs de financement par le biais notamment de lmcu (Lille métropole communauté urbaine) et de l’Institut français. Ces déplacements d’une durée d’un mois

permettent aux artistes de poursuivre leurs projets, de se confronter à d’autres espaces, d’autres rencontres et de revenir pour transformer la matière – tant visuelle que conceptuelle – accumulée. Le retour offre souvent une vision décalée par rapport aux intuitions initiales. Citons les résidences hors-sol de Léonie Young en Irlande (septembre 2012), Sammy Engrammer en Norvège (novembre 2012), Julien Boucq au Japon (novembre 2012), Qubo Gas au Japon (novembre 2013). Julien Boucq affirme : « Sortir de chez soi comme si l’on arrivait de loin, prendre la ville comme un terrain de jeu où le plaisir de la promenade est augmenté par la recherche de trésors où les itinéraires programmés ne demandent qu’à être contournés…10 » est-il des dispositifs de résidence Qu’en mis en œuvre chez nos voisins belges ?

À Bruxelles, le Wiels11 accueille simultanément plusieurs artistes belges (ou résidant en Belgique) ainsi que des artistes internationaux pour des résidences de six mois à un an qui comprennent la mise à disposition d’un atelier, l’accompagnement technique et logistique, un programme de rencontres publiques et professionnelles, des dispositifs de diffusion, telles que exposition ou publication. Le programme de

9 http://www.lachambredeau.com/lachambredeau.html 10 http://www.artconnexion.org/residencies-a-exhangesresidences-et-echanges/320-residence-de-julien-boucq-aujapon 11 http://www.wiels.org/


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DOSSIER RÉSIDENCE(S)

l’iselp12 (Institut supérieur pour l’étude du langage plastique - Bruxelles) révèle également la présence récurrente d’artistes accueillis dans le cadre de leur processus de recherche pour des résidences d’une durée de un à trois mois finalisées par quinze jours d’exposition. Cinq programmateurs opèrent les choix artistiques « assumés dans leur subjectivité, en respectant leur capacité à identifier des œuvres/artistes qui ne jouissent pas toujours de la reconnaissance qu’ils méritent13. » En 2013-2014, ont été accueillis Emmanuel Van der Auwera (juillet-octobre 2013), Sandrine Morgante et Aurore dal Mas (novembre-décembre 2013), Adrien Lucca (janvier-mars 2014), Anne Penders (avril-juin 2014). À Tournai, le tamat14 (Centre de la tapisserie, des arts muraux et des arts du tissu de la fédération Wallonie-Bruxelles) propose, quant à lui, un dispositif de bourse annuelle, qui ressort du concept de résidence. En effet, même si le logement n’est pas assuré, les artistes sélectionnés sont présents au moins une fois

par semaine, de novembre à octobre de l’année suivante, dans les ateliers mis à leur disposition et bénéficient de l’accompagnement de directeurs artistiques et de chefs d’ateliers suivant trois axes : tapisserie, textile, structure. Le cycle annuel s’achève par une exposition et une publication. Citons encore The Drawing Box à Tournai, qui ne systématise pas la résidence artistique, mais coopte régulièrement des artistes pour une résidence de création dans le domaine spécifique du dessin, à l’instar de Raphaël Decoste qui a réalisé un dessin d’animation 12 http://iselp.be/ 13 Voir le site Internet de l'iselp 14 http://www.tamat.be/ 15 http://www.maac.be/appelprojets/residence_ MAAC_2013.pdf 16 Hugues Bazin (2000), « Les ateliers-résidences d’artistes dans les quartiers populaires, un outil à quel service ? », Acte du colloque de Musiques de Nuit “culture et ville”, Bordeaux, p. 14-16.


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intitulé Migration en 2013. Ou encore la maac15 (Maison d’art actuel des Chartreux) à Bruxelles qui combine résidence de création et résidence mission. Ces dispositifs de résidences n’offrant a priori pas de prise directe avec le terrain qui les accueille, n’entrent donc pas précisément dans le cadre de mes recherches sur la question de la présence artistique en territoire. Il s’agirait néanmoins de poursuivre les investigations à ce sujet.

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es multiples typologies de résidences répondent souvent différemment aux attentes de l’artiste en termes de moyens (aide à la production) et d’accompagnement (moyens techniques et humains). Comme le souligne Benoît Ménéboo, co-directeur de La chambre d’eau, à l’occasion de la journée professionnelle, les professionnels des structures accueillantes offrent à l’artiste la possibilité d’un retour critique. Pascal Pesez (H du Siège) et Samuel Bernard (Galerie Robespierre) insistent quant à eux sur le rôle de facilitateur des structures dans la mise en relation de l’artiste avec les différents partenaires locaux. Dès lors, ce sont les enjeux sociaux et culturels de la résidence et le rapport spécifique au(x) public(s) que celle-ci induit – ou impose – qu’il faut interroger.

Philémon Vanorlé Papageno avant le saut, aérodrome Lille-Bondues, 2013 © Philémon Vanorlé

TAMAT Ateliers de recherches et d’expérimentations du tamat Anne Bertinchamps - 2012 © Fabienne Misson

Les enjeux sociaux et culturels de la résidence artistique en tant qu’artiste pour « Jequevousvousaccueille puissiez travailler dans un lieu mais en contrepartie, vous irez animer des ateliers dans les quartiers » note de manière caricaturale Hugues Bazin qui poursuit en soulignant que « cette séparation arbitraire renverrait un caractère social à l’atelier et artistique à la résidence alors que c’est la manière de travailler et la manière d’habiter qui sont interrogées globalement16. »

S

i la résidence de la ville de Tourcoing s’affirme comme une résidence de création, le cahier des charges incite cependant l’artiste à collaborer avec les partenaires locaux qu’ils soient culturels (médiathèque-ludothèque-pôle multimédia de la Bourgogne) ; sociaux (centres sociaux de la Bourgogne et de la Marlière Croix-Rouge, Institut médico-professionnel du Roitelet) ou scolaires (Collège Pierre Mendès-France). Le co-financement apporté par l’acsé (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances) démontre – s’il en était besoin – l’inscription de la résidence dans la politique de la ville (prévention de la délinquance, prévention des discriminations). Ainsi Philémon lors de


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DOSSIER RÉSIDENCE(S)

sa résidence a-t-il créé un webzine avec les usagers du pôle multimédia, réalisé l’édition du journal Piaf urbain sensible avec les collégiens de Mendès France, fabriqué une mascotte à l’échelle humaine avec l’atelier couture du centre social Marlière Croix-Rouge, investi l’espace d’Oxy’jeunes (antenne du centre social Bourgogne pour les 13-25 ans). Philémon souligne l’aspect très accaparant de ce volet de la résidence, même si l’ensemble de ces ateliers lui permettait d’explorer son propre champ d’investigation autour de thématiques spécifiques. Il explique : « Dans le cas de Papageno, ma mascotte pigeon était à la fois un hommage à la colombophilie (lecture littérale) mais posait en filigrane la question de l’artiste dans ce contexte. Artiste dans son costume ridicule, qui comme Papageno est là pour enchanter le monde dans un paysage de cité désœuvré, dans lequel il est perdu, et duquel cet oiseau-peluche ne peut pas s’envoler. (…) C’était aussi pour moi une façon de dire que je n’étais pas forcément dupe, un geste tragi-comique, pathétique, pour dire que j’endossais vraiment mon rôle de mascotte au service d’une politique de la ville17. »

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a résidence d’artiste embrasse donc différents champs : celui de l’artistique, celui du socioculturel, celui du politique. Ces différents axes sont-ils conciliables entre eux ? Comment l‘artiste jongle-t-il avec ces différents enjeux ? Si le champ artistique n’est pas défini par un attendu préalable au niveau de sa forme (le photographe Pierre-Yves Brest produira finalement un film), il se situe du moins au niveau d’une exigence esthétique. Aucune concession conceptuelle ne peut être envisagée au risque de mettre en péril la crédibilité de l’artiste. C’est ce que souligne Virginie Milliot dans le cas de l’expérience « L’art sur la place » de la ville de Lyon18. Avec cette opération qui se déroule en même temps que la Biennale d’art contemporain, deux niveaux clairement distincts transparaissent : d’un côté les artistes-animateurs, de l’autre les artistes-créateurs. Cela impose à l’artiste

de trouver la posture adéquate et pour certains de distinguer les missions de médiation ou d’animation des missions de création à l’instar de Victor Urza pour qui « L’art sur la place est un espace de partage où son œuvre personnelle n’a pas lieu d’être19. »

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’autres exemples de projets participatifs, démontrent au contraire que l’artiste parvient à concilier élaboration d’une œuvre et inclusion des habitants. La place de ces derniers varie suivant une échelle qui s’étend de la simple figuration, à la participation active voire à la co-construction. Impossible encore une fois de généraliser, chaque expérience s’avère, là aussi, unique et non transposable. L’artiste Barbara Noiret, invitée par le domaine Départemental de Chamarande, a été accueillie pour une résidence de deux ans au Collège de Pyramides d’Évry (2011-2013). Avec la musique comme fil rouge, son film Orchestre(s)20 est né de la rencontre de différents univers a priori contradictoires : amateur/professionnel ; musique classique/ musique du monde/musique urbaine (rap) ; jeunesse/troisième âge… En travaillant dans la durée avec les habitants, les acteurs et les institutions, elle parvient à produire un objet artistique qui témoigne simultanément d’un véritable processus de développement humain.

17 Philémon, courriel, 15 février 2014. 18 Virginie Milliot (2003), Faire œuvre collective, aux frontières des mondes de l’art, rapport de recherche, programme cultures, villes, dynamiques sociales, ariese, Université Lumière Lyon 2. 19 Ibid., p. 33. 20 http://www.barbara-noiret.com/residences/pyramides/ orchestres%20descriptif.pdf


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e rapport de la consultation nationale sur l’accès de tous les jeunes à l’art et à la culture publié par Jérôme Bouet, Inspecteur général des affaires culturelles, à l’éducation artistique et culturelle en janvier 2013, dans lequel on peut lire ces propos de la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, sur le « rôle que peuvent jouer l’art et la culture dans la construction de la personnalité, dans l’ouverture de l’imaginaire, dans la réconciliation avec le goût et le désir d’apprendre21 » montre assez les attentes politiques de la présence artistique. Or le cadre de la commande institutionnelle fait poindre le risque d’une instrumentalisation de l’artiste. Il s’agit donc de trouver le juste équilibre, par lequel, comme le souligne Fred Kahn, « le faire artistique et l’agir dans la cité se nourrissent mutuellement22. »

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es différents témoignages consignés dans l‘ouvrage Qu(art)iers, les projets participatifs au cœur de la (politique) de la ville, publié par artfactories/Autre(s)parts23 en 2012, en soulignant le rôle émancipateur de l’art, mettent en avant les facteurs inhérents à une véritable démocratie culturelle. Geneviève Rando, directrice du centre social de Bordeaux-Nord affirme que « le véritable enjeu, ce n’est pas la place de l’artiste dans la société mais la place de l’artistique dans le jeu social24. » Le couac, s’appuyant sur les droits culturels, note que « les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques et culturels. Ils sont riches de patrimoines culturels et transculturels, riches d’expériences de mobilisations collectives25. » Jean-Michel Lucas, relayant le concept de « capabilité » d’Amartya Sen précise que « l’enjeu consiste à apporter des ressources qui conduisent chaque personne à une meilleure reconnaissance auprès des autres mais aussi à une meilleure connaissance d’autres manières de se situer au monde26. »

21 Consultation sur l’éducation artistique et culturelle : « Pour un accès de tous les jeunes à l'art et à la culture », rapport présenté au nom du comité de la consultation par Jérôme Bouët, Inspecteur général des affaires culturelles (janvier 2013). 22 Fred Kahn (2012), « L’Art et le peuple : créations participatives et partagées », artfactories. http://artfactories.net/L-art-et-le-peuple-creations.html 23 http://www.artfactories.net/IMG/pdf/Quartier-_Les_ projets_participatifs_dans_politique_de_la_ville-.pdf 24 Ibid., p. 23. 25 Ibid., p. 19 26 Ibid., p. 92. 27 Hugues Bazin (1997), « Entre forme artistiques et sociales, les ateliers-résidences d’artistes », Migrant Formation, n° 111, p. 14-28. Article consultable sur http://biblio.recherche-action.fr/document.php?id=461. 28 Développement de la recherche-action. Laboratoire d’innovation sociale par la Recherche action. http://recherche-action.fr/labo-social 29 Hugues Bazin (1998), « La socialisation de l’art, les ateliers-résidences », peps n° 56/57, Association Parles et Pratiques sociales, p. 74-83. Consultable sur http://biblio.recherche-action.fr/document.php?id=460.

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ar ailleurs, le sociologue Hugues Bazin, cité précédemment, souligne le hiatus qui existe souvent entre les approches sociales, artistiques et culturelles : « Il s’agit pour le champ artistique des processus de création, transmission, diffusion, sensibilisation et, pour le champ social, des processus d’individuation, de socialisation, de professionnalisation27. » Dans différents articles, il affirme la nécessité d’un changement de paradigme et d’une mise en relation pertinente et adéquate entre « travail artistique » et « création sociale ». Élaborant une démarche active et réflexive28, il développe alors le concept d’ « atelierrésidence » qui permettrait d’aboutir « d’une part, [à] une socialisation de l’art qui ne tomberait pas dans l’extrême de la raison utilitaire et, d’autre part, un décalage provoqué par l’art qui ne se complairait pas dans le nihilisme de l’art pour l’art. […] L’artiste ne serait ni engagé, ni dégagé, ni utile, ni autonome29. »


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Tourcoing, les trois résidences ont montré les différents degrés d’articulation possibles entre attendu social et potentiel artistique. Jérôme Giller, en expérimentant ses « transhumances urbaines », opère une fusion des deux registres : « [Il] ne se déplace jamais seul. Il organise des marches auxquelles sont conviés des participants (…) promenade discursive qui révèle la construction d’un inconscient collectif et favorise ainsi l’être ensemble30. » Pour Philémon, le maillage se joue à plusieurs niveaux. D’abord celui d’un rapport critique : « Le pigeon est à la fois un oiseau noble : le pigeon voyageur, de course, de concours… mais aussi un nuisible. » Outre son propre regard, il révèle à travers le travail collaboratif le regard intérieur des habitants sur eux-mêmes, sur leur vie, leur environnement et son évolution. Pierre-Yves Brest, quant à lui, élabore un rapport plus distancié entre médiation et création. En effet, il s’agit parfois de distinguer le processus d’élaboration de l’œuvre, de sa médiation. À l’iselp, l’ouverture régulière de l’espace de travail, baptisé précisément L’Atelier s’articule avec la programmation de conférences, de rencontres, répondant à l’un des objectifs de l’institut qui consiste à proposer de « nouvelles manières de montrer et d’expliquer le travail des artistes31 » sans pour autant que le public n’interfère directement sur le travail artistique lui-même.

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es dispositifs interrogent la place de l’artiste comme acteur de la société avec le risque que dénonce Olivier Marbœuf d’une « survalorisation du travail artistique au détriment du travail social32. » Comment l’art participe-t-il réellement – comme le fixent les objectifs – à réduire les inégalités d’accès à la culture, à développer l’esprit critique dans un véritable souci d’émancipation des populations ? Plusieurs réseaux contribuent à enrichir ces pistes de réflexions : Banlieues d’Europe, Artfactories/ Autre(s)parts, couac… Se pose également la question du statut des œuvres issues de telles résidences. La production artistique prend-elle sens en dehors de son contexte de création ? Est-elle pleinement assumée par l’artiste ? Persistance de l’œuvre

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ette troisième partie sera abordée à travers un focus sur le travail de Pierre-Yves Brest lors de sa résidence tourquennoise et de sa mise en corrélation avec les résidences antérieures. La résidence du photographe s’est développée suivant deux axes : un travail d’animation d’ateliers et une production signée. Le travail au sténopé réalisé avec les jeunes du centre social de la Marlière Croix-Rouge et les photographies prises à l’Institut médico-professionnel du Roitelet seront délaissés au profit de l’analyse détaillée du film Opus Incertum (2013) considéré comme œuvre en soi.

30 Bertrand Charles (2012), « Dépayser le quotidien », in Jérôme Giller, Greeting’s from Bourgogne Marlière, n.p. http://jeromegiller.net/DWL/JGiller-greetings-cat.pdf

33 Florence Cheval, ”Chercher les regards le long de la frontière”, in Jérôme Giller, Greetings from Bourgogne-Marlière, op. cit., n.p.

31 Eric Van Essche, directeur de l’iselp, « Edito », programme septembre-décembre 2013.

34 Même si vous jouez tous les deux du tambour répondez moi et allez voir (2011).

32 Qu(art)iers, les projets participatifs au cœur de la (politique) de la ville, in op. cit., p. 36.


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Jérôme Giller Marche urbaine Upper-ground & Underground (10/12/2011) Résidence à Tourcoing Photo : Kim Bradford Courtesy : Jérôme Giller

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e choix opéré pour la réalisation de cette production artistique a été celui d’une immersion discrète : une caméra légère posée sur pied dans l’allée centrale de la cité. Ces captations vidéo de l’architecture de Jean Willerwal entrent en écho avec les images d’archives qui relatent l’histoire de ce quartier de Tourcoing, l’un des derniers bastions de campagne urbanisée en 1962 à l’emplacement d’une ancienne laiterie communale. Appuyés sur la frontière belge, Pierre-Yves Brest voit dans ces murs de briques vernaculaires une citadelle aussi imperméable que le pré carré, ancienne ligne fortifiée par Vauban qui protégeait le Royaume de France des Pays-Bas espagnols. Pierre-Yves Brest souligne sur les plans cette zone non aedificandi qui demeure prégnante à l’heure de la convention de Schengen. C’est cette frontière même que Jérôme Giller proposait de transgresser en 2011 grâce à des marches urbaines : « Marcher le long de la frontière, suivre cette ligne cartographique, tandis que l’usage consiste à la traverser, à la franchir perpendiculairement : non pas aller de Tourcoing à Mouscron ou l’inverse, mais demeurer entre les deux, à la fois à Tourcoing et à Mouscron, ni à Tourcoing ni à Mouscron. Dessiner un entre-deux de la limite, une traversée le long33. » Traversée du territoire emprunte d’un certain nomadisme, qui prend sens arrivé au lieu-dit : « Risquons-tout ».

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our Pierre-Yves Brest, la résidence a été l’occasion de poursuivre le travail mené à Boulogne-sur-Mer34 dans le cadre de la résidence Écritures de lumière (ministère de la Culture et de la Communication/ministère de l’Éducation nationale). C’est alors un processus qui se cristallise. Il réitère l’utilisation d’images préexistantes : aux vieilles cartes postales de Boulogne répondent les images issues des archives municipales de Tourcoing. L’allusion cinématographique au film d’Alain Resnais Muriel ou le temps d’un retour (1963) se réitère par le biais du film Le Joli Mai (1962) de Chris Marker. Le dispositif de prise de vue – bien que glissant de l’image fixe à la vidéo – est adopté pour éviter les écueils du portrait posé qui transparaissent de certains des clichés de Looking Right Then Left… Then Rigth Again (2009). Le travail sériel, consistant à juxtaposer et donc à confronter entre elles différentes images, est transposé dans le concept même de montage inhérent au film. Par contre, face au silence des images photographiques, le film permet de jouer d’apports sonores : le vent dans les feuillages, un chien qui aboie, un enfant qui pleure, la musique avec le morceau choisi du second Mouvement de la Sinfonia (1968) de Luciano Berio O King, la voix off d’Yves Montand extraite du film de Chris Marker.


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35 Philippe Bazin à propos du film de Pierre-Yves Brest, Opus incertum (novembre 2013), « Trouer les murs, passer la frontière ». Texte inédit. 36 Graphiste Jérôme Souêtre. 37 Extrait du film Le Joli Mai, Chris Marker (1962). 38 Pierre Boulez (2008), « Le fragment : entre l’inachevé et le fini », Pierre Boulez - œuvre : fragment, Paris, Gallimard.

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ierre-Yves Brest pose la caméra. Ni dissimulation, ni prise de vue ostentatoire, il laisse les gens passer devant l’objectif ou sciemment le contourner. Un impératif lié à l’image dans ce type d’espace où s’opèrent les trafics et le marché parallèle. Son regard témoigne d’une grande sensibilité à la forme, à la lumière, aux qualités plastiques de l’espace et de l’environnement. Les murs de briques apparaissent comme des parois infranchissables, les fenêtres de rez-de-chaussée, barrées par les persiennes baissées, ne laissent rien suinter de la vie qui s’y déroule. Juste quelques indices : du linge qui sèche, une antenne parabolique… Des espaces étanches. L’architecture apparaît comme un décor au sein duquel les figures apparaissent et disparaissent au gré de leurs déplacements dont le motif reste énigmatique. Parfois, la paroi est frontale et n’offre aucune issue : mur du cimetière municipal, mur de l’usine désaffectée. Des gros plans aussi sur des tas de détritus. Des voitures brûlées, motif banalisé par les reportages sur les émeutes de banlieues que Jérôme Giller nomme « Visions apocalyptiques » et que Philémon sublime par l’adjonction d’une guirlande lumineuse sur un capot rescapé.

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a présence humaine est abordée dans une sorte de distanciation. Pas de paroles, juste des gestes, ténus. Le langage apparait néanmoins sous deux formes : les inscriptions textuelles se référant, comme le souligne Philippe Bazin, aux intertextes du cinéma muet35 et la voix off. « La France a-telle peur de ses marges ? » Les mots écrits en typographie sobre36 s’intercalent aux séquences filmées en couleur ou à l’exploration concise des images fixes : la photographie de la laiterie, les photogrammes du film Le Joli Mai. Des gros plans sur des visages, ceux des enfants tourquennois, ceux des adultes parisiens. Années 1960, un passé révolu, en noir et blanc. Le texte atemporel de Chris Marker entre en écho avec le visuel : « Tant que la misère existe, vous n’êtes pas riche. Tant que la détresse existe vous n’êtes pas heureux. Tant que les prisons existent vous n’êtes pas libres37. » Un déplacement sémantique et poétique s’opère. Paris 1962, la signature des Accords d’Évian marque la fin de la colonisation mais, comme le souligne l’artiste algérien Ammar Bourras, l’Histoire unit à jamais la France et l’Algérie. Pierre-Yves Brest use des moyens qui sont les siens pour souligner cet héritage, comme une évidence signifiée par la présence de toute une frange de la population française. La montée des intégrismes, notamment religieux, les replis communautaristes, les dérives illicites ne peuvent être signifiées que par défaut. Philémon filme la nuit. Pierre-Yves Brest au petit matin.

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e titre Opus Incertum évoque un assemblage d’éléments irréguliers qui forment une surface unifiée. Ce travail par fragments résonne avec les propos du compositeur Pierre Boulez : « N’est-ce pas plutôt le désir d’affirmer que l’œuvre réelle définie par des limites spatiales et temporelles, ne pouvait être, d’une certaine façon, que le fragment plus ou moins volontaire d’un grand œuvre imaginaire, virtuel dont nous ne voudrions connaître ni l’origine, ni la fin ?38 »


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NATHALIE POISSON-COGEZ

39 http://jeromegiller.net/DWL/JGiller-greetings-cat.pdf 40 Bertrand Charles, « Dépayser le quotidien », op. cit. n.p. 41 Ville de Tourcoing, appel 2014. 42 Programme du bip Bureau d’information photographique dont Philémon fait partie. http://bip.agence.free.fr/le-bip-un-collectif/

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a notion de création induit la question de production. Qu’est-ce qui fait œuvre ? Quelles en sont les conditions de monstration? Au-delà de l’œuvre, quid de l’expérience vécue par l’artiste et par les habitants ? Le film de Pierre-Yves Brest a été diffusé à la médiathèque André-Malraux au centre-ville. Choix volontaire d’une délocalisation jouant d’un regard déplacé celui du dehors vers le dedans et celui du dedans vers le dehors avec pour objectif de briser les frontières internes à la ville ellemême. Philémon, ayant établi son quartier général à Oxy’jeunes, y déroule le tapis rouge dans l’espace où trônent les tables de pingpong et les appareils de musculation, proposant en somme une installation. Jérôme Giller expose des collages et dioramas à la Médiathèque de la Bourgogne et au centre social de la Marlière Croix-Rouge. Ces éléments sont repris dans le catalogue Greetings from Bourgogne-Marlière39 qui compile des images, des dessins cartographiques et des textes mais « l’œuvre possède un état déceptif si l’on ne vit pas la marche. (…) L’art performatif de l’artiste, quand de surcroît, c’est le spectateur-acteur qui fait la performance, est d’une visibilité faible. Non objectif ou désobjectivé40. » Le processus prend alors le pas sur l’objet. La prochaine résidence qui accueille l’artiste Marion Fabien sur le thème de la ville en jeu41 appréhende l’idée d’art dans l’espace public en évoquant la possibilité d’une œuvre éphémère.

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ssue du travail de résidence en territoire, quelle est l’autonomie de l’œuvre en dehors de son contexte d’émergence ? Comment le propos de l’artiste dépasse-t-il les problématiques locales pour se hisser à un niveau global ? Sans doute parce que les artistes s’emparent de symboles. Pour Philémon, le territoire de la zone urbaine sensible a été un espace d’expérimentation de sa propre démarche qui consiste à « proposer des micro-utopies quotidiennes comme autant de formes de résistance à la normalisation42. » Son Papageno déchu qui erre la nuit comme une âme en peine dépasse le cadre de ce lieu-là. Les artistes proposent un champ réflexif sur le rapport de l’homme à son environnement dans toutes ses dimensions : architecturale, sociale, économique…

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u final, quel est l’objectif de cette résidence urbaine ? Appréhender les multiples façons dont les artistes portent un regard sensible sur ce bout de territoire ? Modifier la perception de ce lieu tant chez ceux qui l’habitent que chez ceux qui n’osent pas y pénétrer malgré le métro qui le relie au centre-ville ? Sortir de la ghettoïsation un quartier qui à l’origine était fondé sur un principe de mixité sociale et ethnique ? Mettre l’artiste face à sa responsabilité politique, éthique et citoyenne ? Faire de l’art un vecteur d’émancipation ? Opérer une mise en relation directe entre les habitants et les artistes pour démystifier l’art ?


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ès lors que l’artiste entre en résidence, de nombreuses questions, énoncées notamment par Cécile Poblon, directrice du bbb, centre d’art de Toulouse43, émergent. Les différentes typologies de résidences interrogent la mission de l’artiste et les moyens qui lui sont accordés. L’ensemble des dispositifs évoqués témoigne néanmoins de la volonté d’établir une présence artistique durable sur certains territoires. Pour éviter les zooms et à-coups sans lendemain, il s’agit d’installer une prise de conscience, une familiarisation, des habitudes mais aussi ménager des surprises et des décalages que l’art est souvent en mesure de générer. À la croisée des enjeux artistiques, culturels et sociaux, des synergies et des connexions sur des problématiques communes permettent aux réseaux d’acteurs d’opérer de concert. Le choix de l’artiste n’incombe donc pas exclusivement aux professionnels de la culture. Le défi consiste à accueillir un artiste dont la personnalité puisse s’accorder avec les enjeux connexes de la résidence. Car au-delà de l’exigence artistique, des

43 Cécile Poblon, « Lettre de motivation, bloc note », 196 résidences en France, capc, op. cit., p. 8-11. 44 Stefan Shankland, Qu(art)iers, les projets participatifs au cœur de la (politique) de la ville, op. cit., p. 49.

capacités d’adaptabilité, d’écoute et de partage s’avèrent nécessaires. Pour l’artiste, il s’agit de mesurer pleinement le rôle qui lui incombe et les raisons de sa présence en territoire. Au-delà de ces questions légitimes, les artistes évoquent une expérience humaine. Les travaux produits font écho de la perception, des émotions, des concepts issus de cette action singulière, tant sur le plan sensible qu’intelligible. Dès lors l’artiste, tel une « plaque sensible »44, œuvre et son passage laisse une trace perceptible que celle-ci soit matérielle ou immatérielle, visible ou invisible

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NATHALIE POISSON-COGEZ

L’auteure Nathalie Poisson-Cogez est professeure d’enseignement artistique, elle assure la coordination de la recherche et de la professionnalisation à l’École supérieure d'art du Nord-Pas-de-Calais (Dunkerque-Tourcoing), où elle pilote notamment l’unité de recherche art et citoyenneté. Titulaire d’un doctorat en histoire de l’art contemporain (Université Lille 3), qualifiée aux fonctions de Maître de conférences en 18e section du cnu, elle est chargée de cours à l'Université Lille 3. Membre de l’a.i.c.a France (Association internationale des critiques d’art) et chercheur associé au ceac (Centre d’étude des arts contemporains – Lille 3), ses recherches s’articulent autour des processus de création et de la présence artistique en territoire. Elle travaille actuellement au sein d'une équipe pluridisciplinaire sur un projet « Chercheurs-Citoyens » : Développement humain et milieu de vie : quel partenariat Université/monde associatif à travers l'acte artistique ?

Simone Cinelli Photogrammes du film Chantier humain (2012) Résidence à La chambre d’eau (Le Favril)

iselp Vue de l’exposition O Superman, Emmanuel Van der Auwera, L’iselp, 2013 ©J.J. Sérol






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carte Blanche


Incides III (N4) Indices IX Indices XXII (Navi) 2012-2013 impressions jet d'encre sur papier Innova mat

Michel Mazzoni www.MICHELMAZZONI.com www.michelmazzoniproject.blogspot.be


FOCUS

WaTch tHis sPaCe #7

biennale jeune crĂŠation par

NATHALIE stefanov


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e septembre 2013 à janvier 2014 s’est tenue, à l’invitation du réseau 50°nord, la septième édition de la biennale de la jeune création Watch This Space, qui réunit à cette occasion près d’une vingtaine d’expositions présentant la pratique d’artistes émergents. Issus pour la plupart des formations artistiques implantées dans l’Eurorégion Nord, ces jeunes artistes eurent à répondre à une thématique commune en relation directe avec l’implantation géographique des structures invitantes, celle de la frontière.


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focus WATCH THIS SPACE #7

Mutualisations transfrontalières à l’œuvre

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ette thématique, la manifestation l’aura montré, est un objet de réflexion très riche. Comment, par exemple, définir la Belgique sans parler de ses frontières linguistiques, sans évoquer l’influence des institutions européennes à Bruxelles et les débats que ces dernières ne cessent de susciter ? Comment ne pas remarquer la façon dont, en France, la région Nord-Pas-de-Calais, localisée aux portes de l’Europe du Nord, valorise son territoire comme « un endroit situé au cœur des échanges européens » ? Plus généralement, on observera que depuis une vingtaine d’années, les régions hier qualifiées de « déserts culturels » ont disparu et que les jeunes générations bénéficient de pôles culturels attractifs mieux répartis qu’autrefois. Alors qu’au « Centre » Pompidou, à Paris, se pose la question de la mondialisation de l’art, les jeunes artistes qui participent à cette biennale ont fait leurs les questions de mobilité et de décentrement au cœur de l’actualité artistique et n’envisagent plus leur cheminement comme enraciné dans un territoire ou devant refléter son identité1. Observons par exemple les déplacements d’Étienne Fouchet – dont le projet Ligne de Front présenté à La chambre d’eau au Favril a remporté le prix de la Fondation plage© pour l’Art, qui effectua ses études artistiques à Quimper (École européenne supérieure d’art), à Montréal (Université du Québec) et à Paris (ensba), réalisa un post-diplôme à Amsterdam (De Ateliers), suite auquel il obtint la résidence Casa Velásquez à Madrid. L’intensification de la mobilité des artistes, incitée par les politiques culturelles, participe de l’émergence de nouvelles modalités de production et de conception des œuvres d’art. Comme en témoignent les nombreuses résidences proposées aux artistes, le programme Erasmus ou les bourses de mobilité octroyées par les écoles supérieures d’art, « l’atelier sans mur » a de

beaux jours devant lui et la circulation des personnes et des savoirs dans le domaine culturel devrait s’intensifier.

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a mobilité des artistes a pour effet de déconstruire les anciennes conceptions en usage pour penser l’art. Par exemple, pour un jeune artiste de cette eurorégion, les notions de centre et de périphérie, de zones culturelles développées ou non, n’ont plus de pertinence. Comme l’écrit Catherine Grenier : « Une nouvelle dynamique se met en place, qui met fin au mépris professé à l’égard de l’art des zones culturelles «non développées » ou «provinciales ». Une vision polyfocale remplace la perspective monofocale. L’étude des influences cède la place à l’étude des échanges, des transferts, des résistances2. »

1 Voir à ce propos l’ouvrage Art et mondialisation, anthologie de textes de 1950 à nos jours, édité par Sophie Orlando sous la direction de Catherine Grenier, Paris, Centre Pompidou, 2013, p. 237. Voir également le récent réaccrochage des collections permanentes du musée national d’Art moderne (Paris) qui, selon Catherine Grenier, rompt « avec une perspective européano-centrée » et, selon Philippe Dagen, « met en lumière des débats esthétiques et des artistes injustement oubliés par une histoire linéaire et exclusive », in Philippe Dagen, « Valse des tableaux dans les musées parisiens », in Le Monde, 4 septembre 2013. 2 Catherine Grenier, « Préface », in Art et mondialisation, op. cit., p. 8. 3 In Document de présentation de la Biennale, 2013.


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NATHALIE STEFANOV

Enracinements pluriels

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es nouvelles modalités de production et de conception artistiques se reflètent dans les caractéristiques intrinsèques de certaines œuvres. Dans le cadre de cette biennale, l’œuvre est rarement produite en amont de son exposition et apparaît souvent simultanément à cette dernière, en s’appuyant sur les contextes spécifiques des espaces d’exposition. Cette manière de produire, héritée de l’in situ et sollicitée par les structures culturelles, produit une multiplication d’enracinements, de points d’origine. Ce qui est intéressant à percevoir, et cela du côté même de la « fabrique » de l’œuvre, c’est que cette idée d’enracinements pluriels de l’artiste et de son travail se manifeste notablement dans la manière d’enregistrer le réel par le biais d’une pensée sur la démultiplication des points de vue. À cet égard, un médium photographique se prête particulièrement bien à la vision « polyfocale » dont parle Catherine Grenier. Dans cette perspective, la série d’installations photographiques si justement intitulée Si j’étais un point de vue d’Hélène Marcoz présentée par le Centre Arc en Ciel à Liévin interroge, en suivant le fil rouge des espaces transparents qui nous entourent – fenêtres d’immeubles ou du pare-brise d’autos –, les modifications de la perception visuelle et des points de vue initiées par le mouvement. Ainsi lit-on sur le document de présentation de la biennale que l’artiste « cherche à placer le spectateur face à une ouverture sur le monde qui définit une séparation, la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. L’angle de vue change et le monde change… », manière explicite de montrer comment ces modifications ont elles-mêmes à faire avec la question de la frontière3.

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a question du lien au site d’exposition est centrale dans le travail de Marie Lelouche. Le rendez-vous proposé avec l’œuvre se manifeste ainsi : au rez-de-chaussée d’un local commercial, dans une galerie marchande de Charleroi, se trouve une vitrine appelée « Incise » que dirigent Benoît Dussart et Marie-Noëlle Dailly. Pour Watch This Space, l’artiste a choisi de recouvrir cette vitrine de craie de couleur, bleu en haut, blanc au milieu et jaune en bas, déposant ainsi des aplats de couleur formant un paysage opaque qui empêche le regard du spectateur de percevoir ce qui se cache à l’intérieur de la vitrine. Mais le matériau utilisé est volatile, et la craie s’est altérée par l’intervention des passants et visiteurs curieux qui cherchent à savoir ce que ces couleurs dissimulent. C’est ainsi qu’apparaissent quelques objets eux-mêmes bombés de craie blanche, objets qui, empruntés au domicile privé de leurs hôtes, les responsables de l’espace d’exposition, sont devenus non identifiables, camouflés de craie. On remarque qu’ici l’artiste n’a pas installé des œuvres préalablement produites pour les disposer en vitrine. L’installation apparaît grâce à la curiosité des spectateurs suscitée par l’aplat de craie sur la vitre.

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i l’autonomie de l’œuvre telle que le modernisme par la voix de Clement Greenberg a pu la définir n’est plus un concept opérationnel pour penser la relation de l’artiste à son travail, il est cependant intéressant de noter comment plusieurs artistes de cette biennale, des artistes qui appartiennent à peu près tous à la même génération, sondent constamment dans leurs caractéristiques les matériaux avec lesquels ils travaillent. Interroger le matériau et ses limites revient en effet, selon Réjean Dorval, responsable de The Drawing Box (Tournai), à revenir par un autre biais sur la question de la frontière. Pour Anne Bertinchamps, qui travaille le dessin et


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focus WATCH THIS SPACE #7

Sarah Majerus, peintre, c’est la réflexion menée en duo sur les frontières respectives de leur médium qui a suscité leur œuvre commune. Ces artistes ont élargi les frontières de leur propre pratique par un dépassement des limites du champ pictural et de l’idée même de tracé. Elles partageaient ensemble un intérêt pour le paysage et l’architecture. Par un travail de découpe d’une grande maîtrise, elles sont parvenues à entreprendre des réalisations superposant papiers calque et dessins, architectures géométriques et formes organiques. En travaillant ensemble, ces deux artistes ont transgressé les limites de leurs propres conceptions artistiques, donnant naissance à des œuvres inédites. Ce travail collectif, accompagné par Réjean Dorval, vise à nuancer l’idée même de « régime de singularité » propre à l’artiste mis en lumière par Nathalie Heinich pour désigner l’identité de l’artiste. Selon cette dernière, et depuis le xixe siècle, c’est en effet la « progressive normalisation de la notion d’avant-garde et de l’impératif de singularité [qui ont marqué] le triomphe de l’originalité, au sens double de ce qui est nouveau et de ce qui appartient à une personne4. » Or les notions d’originalité et d’authenticité propres au modernisme se voient récusées par les œuvres élaborées collectivement. C’est aussi en ces termes que Claude Cattelain et Mélanie Berger, pour l’exposition Between us à la maac (Maison d’Art Actuel des Chartreux) à Bruxelles, s’expriment : « Quelles influences avonsnous réellement l’un sur l’autre dans nos travaux respectifs ? Serions-nous, l’un et l’autre, de chaque côté d’une frontière perméable ? Et serait-il possible de dessiner cette ligne frontière en pointillés ?5 » Ainsi, tout comme l’œuvre n’a que peu souvent d’origine – d’enracinement –, en dehors de son exposition, l’artiste n’est pas non plus systématique le seul au commencement de son œuvre. Plus que jamais, l’auteur moderne naît en même temps que son œuvre ou, pour le dire autrement avec Bruno Péquignot, « l’artiste n’existe pas avant

l’œuvre, de même que l’œuvre n’existe pas avant l’artiste, la production de l’un est production de l’autre6. »

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ais avant de poursuivre plus loin, de quitter la Belgique, évoquons les dessins de Priscilla Beccarri présentés dans une pièce à part, presque confidentielle, à The Drawing Box. Dans un registre qui pourrait renvoyer davantage à certaines lectures de Georges Bataille, où violence, inconscient et bizarrerie se mêlent, ces dessins figurent des silhouettes fragiles, parfois acéphales, confrontées à l’animalité et à l’objet quotidien. Décloisonnement sectoriel : recherches scientifiques

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a dernière édition de Watch This Space a montré que de nombreux artistes semblent chercher à déconstruire certaines conceptions bien ancrées dans l’imaginaire collectif en dépassant les représentations fantasmées de l’artiste, celles qui visent à l’enfermer dans le rôle du saltimbanque coupé de la réalité, socialement isolé et transgressif, vague héritier de la figure du « bohème ». En discutant avec plusieurs artistes, on constate en effet leur désir de collaborer avec d’autres personnes, cela de manière très large et loin de tout repli et de toute autoréférentialité. Plus précisément, le secteur vers lequel certains d’entre eux se tournent est aux antipodes d’une quelconque forme d’irrationalité. Je veux parler ici de l’intérêt que portent certains aux recherches scientifiques.

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el est le cas du travail effectué par Mathilde Lavenne, Out of Space, présenté à Roubaix, au Bureau d’Art et de Recherche #2, un travail, qui, selon ses propres termes, explore « sous la forme d’un travelling de 4 minutes et 46 secondes, un paysage plongé dans une inertie douce, un enchaînement de possibles ponctué par le son du vent ». Pour ce projet, l’artiste a commencé par le dessin, un dessin parfois abstrait, en noir sur fond


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NATHALIE STEFANOV

4 Nathalie Heinrich (1998), « La normalisation du singulier », in Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, p. 22-23. 5 Propos des artistes extraits du document de présentation de la biennale, 2013.

7 L’Ircica travaille en association avec l’Université Lille 1 (Sciences et technologie) et le cnrs ; au passage, je ne résiste pas à la tentation de citer le slogan de ce dernier, inscrit sur son site : « Le cnrs, dépasser les frontières ».

6 Bruno Péquignot (2007), La question des œuvres en sociologie des arts et de la culture, Paris, L’Harmattan, p. 32. Les propos de Brono Péquignot font écho à ceux de Roland Barthes sur la question de l’auteur, en particulier à son célèbre article « La Mort de l’auteur » (1968), in Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 61-67.

blanc, ou légèrement nuancé de couleurs translucides, adoptant ici la forme d’instruments de mesure, là d’usines inquiétantes situées au cœur de forêts dont les arbres sont dénués de feuillage. Par la suite, Mathilde Lavenne a souhaité collaborer avec les équipes d’un laboratoire scientifique, l’ircica (l’Institut de recherche sur les composants logiciels et matériels pour l’information et la communication avancée)7. Ce sont ces équipes du laboratoire qui ont élaboré les images en mouvement à partir des dessins de l’artiste. Par la suite, Mathilde Lavenne a extrait des parties du film pour les exploiter sous d’autres formes. Il s’agit donc d’une nouvelle méthodologie de travail qui s’appuie sur les compétences scientifiques d’une équipe d’un laboratoire de recherche, méthodologie qui a pour objet de développer à la fois des recherches plastiques innovantes mais également des conditions spécifiques d’élaboration de la création, une création plastique moins repliée sur ses propres codes et conceptions théoriques et davantage tournée vers les possibilités qu’offre la science dans ses rapports à l’image.

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résentée à la Galerie Commune de l’École supérieure d’Art du Nord-Pas-de-Calais, l’exposition The End Of The World As We Know It (teotwawki) d’Emmanuel Van der Auwera fait également état des relations avec certaines technologies de pointe et autres

imageries médicales dites de l’hyper modernité. Dès l’entrée de l’exposition, le spectateur est confronté à une série de petites sculptures abstraites en résine intitulées génériquement Cabinet d’affects pour lesquelles l’artiste a travaillé avec des chercheurs du cnrs et de chercheurscliniciens du laboratoire « Centre émotion » (Paris, Salpêtrière), un espace situé « à l’interface de la psychiatrie et des neurosciences cognitives et comportementales, qui comprend la psychologie cognitive, la psychobiologie et les nouvelles technologies de l’information et de la communication ». Les objets d’étude de ces deux laboratoires sont l’émotion normale et pathologique. C’est en effectuant une imagerie par résonance médiatique nucléaire que l’artiste a pu prendre connaissance et rendre perceptible des zones activées dans son cerveau lorsqu’il éprouvait certains affects tels la colère, la tristesse, le dégoût ou la joie. Ces zones indiquent sur l’image cervicale le débit sanguin activé que l’artiste transforma en sculpture par impression 3D. On sait que l’étude des émotions humaines fut longtemps un objet de recherche à la fois pour les artistes et les scientifiques. Or ces émotions se lisaient jusqu’alors grâce à l’expression faciale, à ses réactions face aux affects. Dans le domaine artistique, ces représentations s’inscrivent dans une longue histoire qui se déroula en grande partie, comme l’écrit Catherine


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focus WATCH THIS SPACE #7

Schaller Saint-Antoine, au sein de l’Académie Royale de sculpture et de peinture française. « Grâce à la célèbre conférence de 1668 donnée par Charles le Brun, écrit cette auteure, l’expression des passions devient une doctrine élevée au rang de science auxiliaire de la peinture d’histoire. Les 23 têtes d’expressions dessinées, puis gravées qui illustrent la conférence connaissent un énorme succès. Cette grammaire de l’expression des passions fait du visage l’élément essentiel de l’expression physique des passions, tout en créant un système figé qui, rapidement gênera toute évolution future8. » En donnant une forme inédite aux émotions humaines, Emmanuel Van der Auwera propose des interrogations inédites sur les représentations des émotions qui n’en passent plus par le visage mais par l’usage des technologies contemporaines les plus avancées. Dans cette exposition, l’artiste présenta l’amorce d’un projet de film à venir qu’il a tourné dans la Vallée d’Armageddon, près de Jérusalem. Ce projet a été soutenu par la biennale, ce qui montre la manière dont cette dernière peut également accompagner l’artiste dans ses recherches.

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our poursuivre cette réflexion portant sur les relations entre art et science présentes chez certains des artistes de la biennale, évoquons l’événement conçu par Boris Lafargue, qui eut lieu à la malterie à Lille lors d’une soirée « Zoom ». Le travail de Boris Lafargue s’inscrit dans une recherche sous-tendue pour une part par les mathématiques dans ce qu’elles lui permettent d’élaborer des formes géométriques pures, reposantes pour l’esprit car clairement tracées dans l’espace ; sa visée est de proposer des formes aux fondements supposés rationnels, a priori non figuratives et dont le sens ne serait qu’à chercher du côté de leurs qualités esthétiques : des sculptures stables, rassurantes, structurées, de facture maîtrisée, disposant de leur propre logique sérielle, semblant ellesmêmes pouvoir s’autogénérer par la

démultiplication de leurs modules. La démarche de Boris Lafargue emprunte ainsi certains éléments à la pensée mathématique, et notamment au concept de fractalité, introduit en 1975 par Benoît Mandelbrot, mathématicien français qui a poursuivi ses recherches aux États-Unis. Dans le cadre de Watch This Space, Lafargue a ainsi choisi d’inviter à son vernissage Alkéos Michail, mathématicien, qui effectua une lecture sur l’intérêt et l’apport des fractales dans le champ scientifique, une lecture confrontée aux œuvres de l’artiste construites par itération et où l’agrandissement de certaines parties est semblable au tout. Ici, la rationalité et l’ordre semblent être de mise, jusqu’à ce que notre regard soit attiré par quelques éléments perturbateurs qui peuvent prendre la forme d’un titre, tel Table de négociation. Ce titre renvoie en effet à une table ronde recouverte d’une nappe blanche, immaculée, sur laquelle reposent des structures modulaires strictement identiques dont le sommet converge vers le centre. De quelle négociation s’agit-il ? Fautil à ce point se ressembler pour s’accorder, légiférer, poser des cadres, des lois ? Dans le travail de Boris Lafargue, que ce soit par le dessin, la photographie, la sculpture, l’installation ou la vidéo, il est souvent question de domination. Domination sous toutes ses formes masculines, comme en témoigne la série Cheaters réalisée pour l’exposition At Home en 2009, galerie 36 bis, à l’esa Nord-Pas-de-Calais, site de Tourcoing, qui justement traitait des rapports entre art et science. Cette série, composée de photographies noir et blanc argentiques montrent des blisters servant à protéger des figurines de héros (Batman, Robocop, etc.) destinées aux garçons et majoritairement issues de l’industrie culturelle américaine. Boris Lafargue évoque aussi la domination de l’Europe sur certains pays tel que le montre l’installation Within the Gift of Gods, Hypocrisy was found. Domination également du marché de l’art contemporain qui impose ses formes et son esthétique, comme l’indique ironiquement


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NATHALIE STEFANOV

l’installation I’m not Trying to Be a Contemporary Artist, présentée pour la première fois à la Galerie Commune en 2010 (esa Nord-Pas-de-Calais, site de Tourcoing) dans le cadre d’une exposition qui portait un regard sur la manifestation du FresnoyStudio National, abc, art Belge contemporain, où étaient présentées plusieurs œuvres de Emilio Lopèz-Menchero de la série Trying to Be. Si le travail de Boris Lafargue n’est pas sans renvoyer aux sciences et peut par certains aspects s’apparenter à des objets de design, il n’en développe pas moins une charge critique envers certaines institutions et formes dominantes de nos sociétés contemporaines. Vers la fin d’une vision intellectuelle ethnocentrée

I

l est aussi dans cette biennale des artistes qui font apparaître des pratiques populaires que chacun a pu observer dans son quotidien mais dont on n’a que peu l’habitude d’en faire un objet de réflexion. Je veux parler ici de l’intervention de Marie Hendriks Local Exoticism dans l’espace d’exposition Lieux-Communs à Namur, situé dans la gare, au rez-de-chaussée d’un immeuble doté de larges vitrines donnant sur la rue. J’aimerais ici reprendre les propres termes de l’artiste pour bien saisir l’objet de son étude : « J’observe avec fascination les maisons et autres édifices qui, tout en s’inscrivant parfaitement dans leur patrimoine territorial, sortent du lot par une fantaisie de leur apparence extérieure. Ces petites extravagances faites d’art populaire, d’accumulations passionnées ou encore d’adaptations curieuses produisent une inquiétante étrangeté. (…) Les rideaux et voilages servent dans nos maisons à obstruer la vue de l’extérieur vers l’intérieur, comme une frontière entre l’espace public et intime. Pourtant, certaines personnes choisissent de placer, en façade, quelques objets en rebord de fenêtre entre la vitre et le voilage. Ce rebord de fenêtre devient alors comme un petit espace de représentation destiné à

donner une idée, aux passants, de la qualité de la décoration intérieure, par ailleurs cachée9. » À partir de cette observation particulière, l’artiste réalisa une installation, un habillage de fenêtre composé d’une grande variété de tentures, aux motifs divers, tels un tissu léopard juxtaposant un rideau à motifs floraux, installation où sont disposés des cubes en miroir reflétant les tissus ainsi que les spectateurs qui les observent. L’artiste y a également placé la sculpture Singo, bibelot composite qui tient à la fois de l’esthétique désuète de la figurine de porcelaine et du goût pour le cliquant baroque, où l’on devine un singe, des bananes, des bagues étincelantes et un miroir « soleil ». L’expression « Local exoticism » montre que l’artiste remarque que la créativité locale peut aussi par sa singularité renvoyer à un « ailleurs » dont elle se nourrit en recréant ainsi pour l’exposition une sorte de cabinet de curiosité. Ici, la question des hiérarchies culturelles (cultures populaires/cultures savantes) s’estompe. La pratique de Marie Hendriks peut davantage se penser en termes de rencontre, d’hybridation et de métissage en dehors de tout ethnocentrisme culturel. Pour terminer sur ce travail, je poserai l’hypothèse suivante : les œuvres de Marie Hendriks prennent aussi leur source dans l’esthétique de la peinture hollandaise du xviie siècle composée d’objets et de gestes du quotidien, d’intérieurs

8 Catherine Schaller Saint-Antoine (2003), L’expression des passions au xixe siècle, thèse de doctorat, Fribourg, sous la direction de Victor Stoichita et Sergiusz Michalski,. Consultée en ligne le 1er février 2014 : http://ethesis.unifr. ch/theses/downloads.php?file=SchallerC.pdf 9 Texte extrait du site de l’espace d’exposition : http://www.lieuxcommunsnamur.com/2013/10/biennalewts-7-marie-hendriks-local.html


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focus WATCH THIS SPACE #7

domestiques chargés de tentures et de cadres dorés. Ses installations et vidéos10 peuvent en effet souvent renvoyer à l’idée développée par Tzvetan Todorov dans son ouvrage Éloge du quotidien, essai sur la peinture hollandaise du xiie siècle, qui décrit comment le geste le plus humble représenté par les artistes possède sa propre beauté11. À sa manière, Marie Hendriks poursuit cet éloge du quotidien et de ses pratiques aux frontières de l’espace privé et de l’espace public. La place du spectateur

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ertaines installations présentées dans le cadre de la biennale ont, à leur façon, sollicité la participation du spectateur pour que l’œuvre ait lieu. Pour le dire autrement, Watch This Space a montré des travaux pour lesquels l’artiste ne sépare pas l’objet conçu de sa perception par le public, qui loin d’être tenu à l’écart, en est constitutif.

A

insi par exemple du dispositif mis en place par Thierry Verbeeck au Centre de la Gravure et de l’Image imprimée de la Louvière où le « voir » et « l’être vu » coïncident. L’œuvre est en effet composée d’un vaste miroir circulaire dans lequel le spectateur se reflète, se perçoit donc, et perçoit simultanément des grappes de mains gantées de blanc. Ces impressions donnent à voir diverses positions de main. Certaines d’entre elles figurent le célèbre « j’aime » de Facebook qui s’inscrit donc directement à côté de notre reflet, d’autres semblent nous adresser une gifle à moins qu’il ne s’agisse de caresses. D’autres désignent une direction par l’index tendu renvoyant à la célèbre fonction indicielle de la photographie chère à Rosalind Krauss ou bien encore à l’index dada présent sur les manifestes et les affiches de ce mouvement.

D

ans un autre registre, l’exposition intitulée Mème de Stéphan Balleux réalisée à l’iselp n’en questionne pas moins les notions de perception et de place du spectateur, à travers ce que l’artiste nomme « sa quête du pictural ». Poursuivant la réflexion qu’il a entamée sur la peinture dans ses spécificités et les possibilités qu’elle offre aujourd’hui pour penser la matière, le support, le format et le corps dans ses déformations les plus tragiques, l’artiste a réalisé une monumentale peinture à même le mur figurant l’anamorphose d’un corps. Lorsqu’on se trouvait au rez-de-chaussée de l’espace d’exposition, on ne percevait qu’une série de formes oblongues. Mais l’on se déplaçait en hauteur, si on empruntait la coursive qui surplombait les silhouettes, apparaissait alors toute autre chose et les sujets du peintre se révélaient. Des formes se composaient alors, dont l’apparence renvoyait à des images que l’artiste avait puisées dans des encyclopédies, des documentaires ou des films. Ce travail montre donc des images qui parlent d’images. Il s’agit d’une démarche d’une grande réflexivité qui n’en interroge pas moins le monde qui nous environne ainsi que les conditions de réception et de visibilité de la peinture, dépendante du site où elle s’inscrit et des regards qui la perçoivent.

10 Voir par exemple l’exposition Et si les rêves flamands rapetissaient…? qui s’est tenue du 18 octobre au 10 janvier 2009 à l’Espace Croisé de Roubaix. 11 Tzvetan Todorov (1993), Éloge du quotidien, essai sur la peinture hollandaise du xviie siècle, Paris, Seuil. 12 Emanuel Bayon, Les Villes rendues visibles, propos recueillis par Sabine Beaucamp, in Agir par la Culture, no 30, été 2012. Consultable en ligne : http://agirparlaculture.be/index.php/entretien/108emmanuel-bayon-les-villes-rendues-visibles


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Interroger le territoire et ses paysages

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icolas Gaillardon a intitulé son exposition Délocalisation. Il est présenté par le b.p.s.22 à Charleroi, lui-même délocalisé le temps de travaux au Vecteur. Composé de plusieurs sculptures telles un mirador (La Naine), des barbelés, un tapis volant (Flying Carpet-100- N) ainsi que de photographies, ce travail d’une grande maîtrise s’appuie sur certains principes de nos sociétés contemporaines : la surveillance, les flux migratoires, le spectacle et sa fabrication par les médias. Les objets conçus par Nicolas Gallardon renvoient au réel et aux mythes du déplacement des corps dans l’espace et le temps.

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vec le collectif de jeunes artistes Guillaume Jezy et Jérémy Knez montré à la Galerie Robespierre à Grande-Synthe ainsi qu’avec les « actions de réparations » d’Emmanuel Bayon, invité par Fructôse à Dunkerque, qui montrait un travail qui vise à « soigner » les villes, la biennale proposait des artistes qui questionnaient chacun à leur manière la façon dont la création peut perturber les représentations convenues des territoires urbains. Arrêtons-nous un instant sur le travail de Emmanuel Bayon, alias Manu Tention, qui s’attache à repérer des endroits urbains endommagés ou inexistants à l’aide de planches de bois peintes en rouge. « J’ai mis mon art au service des bancs publics, raconte l’artiste, puis en appui aux vitres des cabines téléphoniques qui volaient en éclats. Ensuite, je me suis intéressé au malheureux état des gouttières, puis des barrières «invisibles » le long de l’Escaut. J’ai remarqué pas mal de barrières et rambardes cassées ou devenues inexistantes au fil du temps. J’ai alors mesuré le danger qu’elles représentaient. Il n’était pas rare de voir passer des enfants vraiment tout près et je me suis dit qu’il suffisait qu’ils trébuchent et patatras un enfant tombé dans l’Escaut !

J’ai donc commencé à fabriquer ces barrières et à les installer. Mine de rien, j’en ai déjà posé une trentaine. Ce qui est assez drôle aujourd’hui, c’est qu’il y en a quelques-unes qui ont été enlevées et réparées. La ville est passée par là et a compris le message visiblement…12. » Âgé seulement d’une petite vingtaine d’années, l’artiste par ses performances engendre des effets de réalité non négligeables. Par sa pratique, il démontre que le monde, ou plus précisément la ville, pourrait être différente de ce qu’elle est. Ce qui est intéressant, c’est que cette démonstration passe par l’action, concrète et très remarquable par la couleur rouge choisie pour ses interventions ; elle passe par « l’agir ». La frontière comme lieu de mémoire

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livia Mortier, dont le travail est présenté au tamat, Centre de la tapisserie des arts muraux et des arts du tissu de la fédération Wallonie-Bruxelles, a choisi quant à elle de donner une visibilité, une consistance à certains éléments du territoire où s’inscrit cette biennale, telle la frontière franco-belge dont plusieurs endroits sont laissés à l’abandon. Ces endroits frontaliers qui s’étendent sur un vaste territoire matérialisent le vestige d’un passé, d’une histoire géopolitique, et nous rappellent qu’en d’autres lieux s’érigent encore des frontières empêchant la libre circulation des personnes. Au rez-dechaussée du tamat, dès le seuil de l’entrée, un alignement de piliers en bois bruts, surmontés de photographies en noir et blanc de sites frontaliers abandonnés, se dresse face au spectateur. Ces éléments placés les uns dernière les autres créent une ligne continue qui entraîne le regard vers le fond de l’espace d’exposition où est présentée une partie des collections de tapisserie. La confrontation du travail d’Olivia Mortier avec les tapisseries anciennes provoque un fort contraste et permet de penser que les arts du tissu – que la « pensée textile », pour


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focus WATCH THIS SPACE #7

reprendre les termes de Valérie Bacart, historienne et directrice du tamat –, sont promis à un bel avenir. En effet, « dans la lignée de l’évolution des arts contemporains, indique Valérie Bacart, l’art textile n’a pas manqué de transgresser des concepts fondamentaux et fut, à cet égard, démantelé pour être reformulé maintes fois grâce à l’immense créativité des artistes13. » Pour réaliser cette installation impressionnante par son format, l’artiste est allée arpenter les alentours de la frontière aux abords de la Ville de Tournai. Elle a pris une série d’images qu’elle a ensuite imprimées, via un tissu de soie, sur de fines plaques de porcelaine rectangulaires érigées sur la partie supérieure des « socles » de bois. En apparence, ces images semblent appartenir au passé. Elles présentent des paysages noirs et blancs aux contours vaporeux, comme extraits d’un album photo, trop longtemps resté au fond d’une armoire, des photos qu’on ne regarde plus. Ces petites plaques de porcelaine, fragiles et irrégulières, s’apparentent aux médaillons placés sur les pierres tombales, à ces articles funéraires qui confèrent au sujet représenté, par l’usage même de la technique de l’impression sur porcelaine, un aspect intemporel, figé dans le passé, glaçant.

L

e travail d’Olivia Mortier suscite certaines questions. Certaines frontières tomberont-elles dans l’oubli ? Quel rôle joueront les traces laissées par les artistes, comme les plaques de porcelaine de cette artiste ? Si l’histoire des frontières, comme toute histoire, est de bout en bout écriture, comment les artistes participeront-ils au récit, et quelles formes ce récit pourra-t-il prendre ? Sera-t-il seulement celui des historiens ? Certains territoires, dans leur qualification de « frontière », sont sur le point de disparaître. Vont-ils devenir des « lieux de mémoire » ? Il semblerait que le travail d’Étienne Fouchet soulève également ces questions. Son exposition, intitulée Ligne de front, présentée à La chambre d’eau au Favril, se compose de plusieurs sculptures,

dont l’une, Coffrage #1 (brise-lames), s’inspire comme l’énonce l’artiste de « l’architecture militaire de type bunker qui parsème le front de mer14. » Les bunkers en béton coulés dans des coffrages ont un caractère indestructible qui participe à la fabrication de ces lieux comme des lieux de mémoire. « Pour déplacer le blockhaus, écrit l’artiste, j’ai choisi de le détailler, de le réduire à son essence même : le panneau à caissons de béton bâché qui forme la couverture, la dalle et le mur ; dressé contre la paroi, la muraille, le bastion, pour se protéger, se défendre ou l’effacer d’un saut, le franchir lors de l’assaut. »

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omment se souvient-on ? Avec quels éléments se forment les lieux de mémoire ? En quoi les pratiques artistiques y contribuent-elles ? Certains artistes choisissent de travailler avec des éléments fragiles, destructibles, qui n’en peuvent pas moins contribuer à leur manière à la constitution de lieux de mémoire, par exemple les registres administratifs, ces sortes de « sites » où toute personne souhaitant traverser une frontière pour immigrer dans un pays autre que le sien doit s’inscrire. C’est de cette manière, en travaillant à partir de ces registres, que David Droubaix, dont l’installation fut montrée au Bureau d’Art et de Recherche de Roubaix #2, a choisi de traiter la question des frontières et plus encore des flux migratoires. L’exposition La chambre des registres renvoie à la fonction d’enregistrement des informations concernant les candidats à l’immigration. « Pour moi, écrit l’artiste, poser la question des frontières revenait à poser la question de ceux qui les traversent, de ceux qui sont autorisés ou non, à les traverser. Le titre est une référence directe aux “Registry rooms” – les salles d’enregistrements – par lesquelles doivent transiter les demandeurs d’asile avant d’obtenir un droit d’entrée sur un territoire donné. Je pense particulièrement ici à la “Registry room” d’Ellis Island. Passer une frontière signifie apparaître sur l’un de ses registres15. » Là où certains, avec une


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grande pertinence, choisissent des éléments indestructibles (du béton, par exemple) pour travailler la question de la mémoire, d’autres, avec tout autant de pertinence, optent pour un travail sur des objets ténus, presque virtuels ; au fond, il y aurait ici, de Fouchet à Droubaix, deux conceptions de la frontière, l’une matérialisée par l’opacité d’un mur, l’autre par la fragilité tout aussi opaque du papier d’un registre.

L

a biennale Watch This Space a démontré que la scène artistique du Nord était en plein essor. Elle a pu mettre en place pour les publics de nombreuses rencontres et discussions avec les artistes et les responsables des différentes structures, que ce soit l’H du Siège (Valenciennes), qui présenta les recherches picturales d’Aristide Bianchi, The Drawing Box (Tournai) ou bien encore artconnexion (Lille) où fut présenté le travail de Ludovic Mennesson. Cette disponibilité des acteurs du réseau pourrait paraître aux yeux de certains anecdotique, voire périphérique, mais elle reflète à l’inverse une volonté de travailler ensemble, autrement. Les structures du réseau inventent des manières d’accompagner les jeunes artistes et de les soutenir, d’imaginer de manière collective d’autres façons de travailler, d’autres mondes de l’art, en dehors de tout ethnocentrisme culturel, pour mettre en lumière les recherches de jeunes artistes et inciter l’émergence de nouveaux publics afin de leur donner ainsi accès à la création et à la pensée de notre temps

.

13 Valérie Bacart, Recherches 2013, Tournai, tamat, np. 14 Propos extraits du communiqué de presse qui accompagnait l’exposition. 15 Propos extraits d’une conversation par courriel avec l’artiste le 6 mars 2014.

L’auteure Nathalie Stefanov. Professeur d’enseignement artistique à l’École supérieure d’art du Nord-Pas-de-Calais, Tourcoing où elle enseigne la théorie des arts, et membre de l’Association internationale des critiques d’art (aica Belgium). Les recherches de Nathalie Stefanov portent sur la scène artistique contemporaine belge et française. En 1998, elle a dirigé l’espace d’exposition Le Trapèze, à Amiens. En 2003, avec Gilles Froger, elle a fondé Parade, revue d’art et de littérature, publiée par l’École supérieure d’art de Tourcoing (2003-2009). Entre autres articles, elle a publié sur Marcel Duchamp en tant que curateur d’expositions. En Belgique, où elle réside, elle collabore à des revues d’actualité artistique et à des catalogues d’exposition présentant la pratique d’artistes contemporains.


Stephan balleux

Stephan Balleux Mème Vues de l'exposition à L'iselp, Bruxelles, 2013 © J.J. Sérol


emmanuel bayon

Emmanuel Bayon À contre-pied Fructôse, Dunkerque

Action/Réparation/Borne électrique/Façade Fructôse Dunkerque, 2013

Action/Réparation/grille d’égout/Quai Freycinet Dunkerque, 2013

Action/Réparation/Borne électrique/Quai Freycinet Dunkerque, 2013


PRISCILLA bECCARRI

Priscilla Beccarri Huis Clos The Drawing Box, Tournai

Portrait de famille encre de chine sur papier traité et écoline, 140x120 cm, 2013

La jupe jaune encre de chine sur papier traité et écoline, 210x180 cm, 2013


ANNE BERTINCHAMPS & SARAH MAJERUS

Anne Bertinchamps et Sarah Majerus Same Level The Drawing Box, Tournai

Level 2 Calque 2013

Vue d’exposition 2013 Installation Calques, 29,7 x 21 cm 2013

Level 3 Calques, 29,7 x 21 cm 2013


Aristide Bianchi

Aristide Bianchi L’H du Siège, Valenciennes Photos : Florian Aimard-Desplanques.

En haut 30.07.2013 encre de Chine, acrylique, bic bleu et papier (Fabriano 100% coton 300 g/m2), 216 x 140 cm

En bas 13.09.2013 acrylique, crayon et papier (Fabriano 100% coton 300 g/m2), 182 x 152 cm


claude cattelain & mélanie berger

Claude Cattelain et Mélanie Berger Between us Coulée de plâtre sur bâche au sol 210 x 80 cm maac, Bruxelles, 2013

Still extrait de la vidéo Mains et élastique Boucle 2013 Stills extraits de l’installation vidéo Between Us Deux séquences individuelles projetées côte à côte Boucle, 2013


David droubaix

David Droubaix La Chambre des registres

Vue de l’exposition La Chambre des registres au Bureau d’Art et de Recherche #2 De gauche à droite : Le Lucciole non sono scomparse, 2013; La Chambre des registres, 2010-2013; Le Capital va à davantage de capital, 2013.

Le Capital va à davantage de capital, 2013. Productions dans le cadre de Watch This Space#7 biennale jeune création de 50° nord, réseau transfrontalier d’art contemporain © 2013 - David Droubaix


ÉTIENNE FOUCHET

Étienne Fouchet Ligne de front La chambre d’eau, Le Favril

Endless block, 2010 Résine polyuréthane colorée 165 x 110 x 55 cm

Force Attractive III, 2010 Bois contre-plaqué, plâtre 107 x 100 x 88 cm


NICOLAS GAILLARDON

Nicolas Gaillardon b.p.s.22/DÉLOCALISATION, Charleroi

Vue d'exposition, Flying Carpet 1001N, 210 x120, acier peinture hydro, vernis, production b.p.s.22

Vue d'exposition, La Naine, 210 x 70 x 70, technique mixte, 2013


MARIE HENDRIKS

Marie Hendriks Local Exoticism Lieux-Communs, Namur Š 2013 - Marie Hendriks


guillaume JeZY & jérémy KNEZ

Guilaume Jezy et Jérémy Knez Barricade 2 Galerie Robespierre, Grande-Synthe Planches de bois de pallettes, tasseaux en bois, 200 x 700 x 300 cm, 2013


BORIS LAFARGUE

Boris Lafargue la malterie, Lille As Things Stand 2014, bois, 320 x 320 x 152 cm, production la malterie, Lille

Heraphrodite 2014, bois, 140 x 110 x 92cm, production la malterie, Lille

The Falcon Territory 2013, hĂŞtre, 160 x 120 x 40cm production la malterie, Lille


Mathilde lavenne

Mathilde Lavenne Bureau d'Art et de Recherche #2 Out Of Space, court métrage d’animation de 4’45’’, 2013 © la malterie - Mathilde Lavenne

Avec le soutien du crrav conjointement à la malterie, avec l’aide de la drac et de la Région Nord-Pas-de-Calais.


marie Lelouche

Marie Lelouche Local commercial, rez-de-chaussée et 1er étage, double surface d’exposition de 8 m2 sur galerie commerçante, 1,3 m2 de surface d’affichage, accès multiples depuis cage d’escalier privative, 36 cm de profondeur. Objets conservés sans but utilitaire par les usagers, craie en bombe, peinture. Intervention chez Incise, Charleroi 2014 © Incise


hélène marcoz

Hélène Marcoz Centre Arc en Ciel, Liévin, octobre-novembre 2013

Cartes à gratter + La nuit, vite !

Le métro, ligne 11, Châtelet-Mairie des Lilas + Le café de la paix

Fenêtre, rue Eugène Carrière + Fenêtre + Le métro, ligne 11, Châtelet-Mairie des Lilas Photos © Fabrice Poiteaux


ludovic mennesson

Ludovic Mennesson For The Birds artconnexion, Lille

Le paon, 2013

Kestrel et Crystal Palace, 2013


olivia mortier

Olivia Mortier La limite tamat, Tournai Photos Š Ange Bruneel Stock - 2013


emmanuel van der auwera

Emmanuel Van der Auwera TEOTWAWKI esa Nord-Pas-de-Calais, Tourcoing Yards and Sheilds Poussière de ciment sec, 2m80 x 4m Armageddon Valley Installation vidéo sur trois écrans, travail en cours

A billion square circles Impression sur papier 2m90 x 5m50


Thierry verbeeck

Thierry Verbeeck Installations Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, La Louvière

Nice shoot, 2013 Impression digitale contrecollée au dos de miroirs plexiglass Installation dans le hall d’entrée du Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, La Louvière Photo © Maria Salamone

RGB rules, 2013 Sticker miroir et impression digitale sur sticker Installation sur la façade vitrée du Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, La Louvière Photo © Thierry Verbeeck







PAGES PRÉCÉDENTES :

carte Blanche


Sans titre (Char fleuri), 2013 Sans titre (Serpent), 2013 Why so many skulls ?, 2010 encre et aquarelle sur papier

Franรงois Marcadon www.CARGOCOLLECTIVE.COM/FRANCOISMARCADON


FOCUS

dans la

bAssE-cOur de philémon par

CÉLINE LUCHET


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epuis 2011, le plasticien Philémon Vanorlé publie sur son tumblr1 Basse-Cour des photographies qu’il prend avec un appareil photo argentique. À l’origine, Basse-Cour fonctionne comme un journal de bord, un carnet de croquis : c’est une banque d’images que Philémon enrichit quotidiennement, dans l’idée de venir y piocher des idées pour réaliser des installations. Les photographies de Philémon, souvent drôles et étonnantes, recouvrent tous ses thèmes de prédilection : l’urbanisation, la domestication des animaux et des lieux, l’absurdité, la démesure. En vertu d’une évolution personnelle et du succès rencontré sur les réseaux sociaux, cette pratique photographique a pris de l’ampleur et s’est mise à exister pour elle-même, jusqu’à la préparation d’une exposition de tirages papier.


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focus dans la basse-cour…

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hilémon partage un atelier à la malterie avec Arnaud Verley. Ils travaillent face à face, chacun à un bout d’une table de ping-pong. Tous deux utilisent la Société Volatile – à l’origine, une société colombophile dont Philémon a hérité de son grand-père – comme organe de diffusion de leurs pratiques artistiques. Basse-Cour est un projet solo de Philémon.

S

ur Basse-Cour, Philémon se livre à un inventaire de cocasseries urbaines et rurales. On peut y voir un petit chien aux grandes oreilles pointues dans un sac à dos ; des pneus enterrés au tiers qui décorent la pelouse de la Centrale du Pneu ; une affiche de fille en bikini, poitrine gonflée, collée à côté de la vitrine d’un carrossier ; deux veaux empaillés séparant l’espace dédié à la clientèle de celui des employés d’une boucherie ; un sapin de Noël dans la cour de la Fédération Française de Crémation.

A

u premier abord, les sujets des photographies sont presque trop variés : portraits, paysages naturels, jardins, animaux, graffitis, etc. La cohérence de la démarche et les séries se détachent dans la longueur : des chiens qui regardent par la fenêtre, des gens avec leurs animaux domestiques, des tatouages délavés, des voitures défoncées, des éléments d’aménagement approximatifs, des décorations de jardin…

I

l n’existe pas de recette miracle, de lieu où, sans le moindre doute, il trouvera des images pour enrichir sa collection. Le Bronx « Quelques bouteilles de bière par exemple, où Philémon est vides étaient soigneusement parti chercher du désordre urbain, alignées dans un angle des à l’occasion d’un séjour à New-York. fondations de pierre, là où quelqu’un, un soir, s’était installé Dans ce quartier populaire à la mauvaise réputation, il pensait pour boire2. » faire des rencontres impromptues, l y a quelque chose de la dérive trouver des usages inappropriés situationniste dans la démarche des espaces, des rafistolages, des de Philémon. Il ne prend pas des matériaux bruts comme il les photos par-ci, par-là, au gré des aime : tôle ondulée, grillage, promenades : il part en quête. scotch… Finalement, il est revenu À l’occasion de ses résidences, presque bredouille de son voyages professionnels ou expédition. Sans doute a-t-il été personnels, il vole une journée dépassé, aveuglé par ses attentes. pour aller à la recherche de sujets Chercher des images, c’est un à photographier. C’est rarement comportement ludique-constructif dans les hypercentres qu’il trouve qui demande un mélange de ce qu’il cherche. Il doit se soustraire travail et de laisser-aller, ainsi à la domination des centres qu’une ouverture à l’altérité. d’attraction, éviter les lignes de Regarder des lieux et des gens, désir et les parcours touristiques. découvrir des petites Ses dérives le mènent souvent vers excentricités, et les mettre en les banlieues, les no man’s lands, exergue avec tendresse. les frontières qui séparent les quartiers, les coupures dans le tissu urbain, ou encore les zones administratives et les territoires bétonnés que leurs usagers tentent vainement d’humaniser, avec une plante en pot ou un bout de moquette colorée.

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céline luchet

1 Tumblr est une plateforme de microblogage particulièrement adaptée à la diffusion de visuels. http://bassecour.tumblr.com

Pages précédentes Philémon Vanorlé Hardelot, France, 2010

2 Donald Ray Pollock (2012), Le Diable, tout le temps, Albin Michel, p. 359-360.

Philémon Vanorlé Lille, France, 2009


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focus dans la basse-cour…

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l n’est pas question ici de commenter la qualité des images de Philémon en termes de photographie : cadrage, profondeur de champ, lumière, grain… Intéressons-nous plutôt au sens et aux enjeux de sa pratique. Sur les réseaux sociaux, où Philémon a choisi de diffuser largement ses images, la photographie sert souvent à dire regardez, je suis là. Les visites de villes comme de musées se font appareil photo ou smartphone au poing, pour réaliser des égoportraits devant les paysages ou les œuvres. Aussitôt prises, les photographies sont largement diffusées, commentées, likées et remplacées par d’autres dans le flux d’informations. Chez Philémon, les photos diffusées ne disent pas regardez, je suis là, notamment parce qu’il peut s’écouler des mois entre la prise de vue et la diffusion de l’image. À la vitesse et l’instantanéité des réseaux sociaux, Basse-Cour oppose la lenteur de la marche et du travail manuel. « Pour comprendre ce qu’est une manière d’être spécifiquement humaine, il faut comprendre l’interaction manuelle entre l’homme et le monde. Ce qui revient à poser les fondements d’une nouvelle anthropologie, susceptible d’éclairer notre expérience de l’agir humain. Son objectif serait d’analyser l’attrait du travail manuel sans tomber dans la nostalgie ou l’idéalisation romantique, mais en étant simplement capable de

reconnaître les mérites des pratiques qui consistent à construire, à réparer et à entretenir les objets matériels en tant que facteurs d’épanouissement humain3. »

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e traitement manuel et l’entretien des négatifs fait partie intégrante du travail de Philémon, c’est un cheminement qui prolonge celui des prises de vue. La technique confère aux images une réalité tangible, et permet de donner du temps à leur sélection. Ces tâches laborieuses – développer les pellicules, nettoyer les tirages, dépoussiérer, scanner les négatifs, sélectionner les images, etc. – expliquent le différé entre la prise de vue et la mise en ligne des photos. L’argentique donne par ailleurs des images d’une certaine rareté, en quantité comme en qualité. Philémon les découvre parfois plusieurs semaines après le retour de ses voyages, selon la liberté que lui laissent ses autres projets. Il s’écoule encore du temps avant que les photos choisies ne soient publiées sur Basse-Cour. Au cours de ce travail de maturation, une hiérarchie secrète s’établit entre les photos qui sont bonnes pour l’écran, et celles qui feront aussi l’objet d’un tirage sur papier.

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our exposer ses photos, Philémon les tire au format carte postale et les place seules dans un grand cadre avec un passe-partout. Le dispositif souligne le sens de son travail,

avec un jeu sur le contraste entre le format populaire de la carte postale et le luxe de l’encadrement. C’est aussi une façon de prendre de la distance avec le métier de photographe : il pourrait très bien tirer ses photos sur de grands formats et les accrocher sans commentaire. Ainsi, il affirme son statut de plasticien et tisse un lien avec les œuvres d’art postal qu’il a réalisées en Inde, au cours de son premier grand voyage d’artiste.

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hilémon intellectualise beaucoup sa pratique, mais Basse-Cour est sans doute le plus abordable de ses travaux. Sans connaître tous les tenants et aboutissants de sa démarche, chacun peut en retirer quelque chose. Retenons, pourquoi pas, l’expression du Witz, l’indéfinissable trait d’esprit qui caractérise chacune des prises de vue : la plupart des photos de Philémon donnent le sourire, au moins intérieur. La réalisation de cet état des lieux nécessite un esprit joyeux, ouvert à l’inattendu, prêt à s’amuser d’un rien ; un regard rieur et curieux sans être candide. Il en résulte un comique de situation, parfois de la mélancolie, souvent de la tendresse. En poète, Philémon va chercher la familiarité au bout du monde, le dépaysement au coin de la rue

.

3 Matthew B. Crawford (2013), Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, p. 78.


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céline luchet

Philémon Vanorlé Liverpool, Royaume-Uni, 2009


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focus dans la basse-cour…

Philémon Vanorlé Jedoigne, Belgique, 2008

Philémon Vanorlé Le-Portel, France, 2011


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céline luchet

L’auteure Céline Luchet est presque jongleuse. Accessoiriste et assistante d’artiste, elle manie le pinceau, la perceuse ou la machine à coudre. Rédactrice, auteure et un peu critique, elle écrit autour des arts plastiques, du rock’n’roll et de la mécanique moto.


FOCUS

lĂŠonie young

sPecTacLe de l'inertie par

Marie Pleintel


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st-ce par accident, par ennui, ou par goût de la périphérie – pierres angulaires de ses recherches – que Léonie Young emménage à Lille en 2011 ? Suite à son diplôme en photographie et vidéo de l’ensad Paris (École nationale supérieure des arts décoratifs) en 2006, à un semestre d’étude à la Konstfack de Stockholm et à plusieurs résidences, dont une d’un an à la Cité internationale des arts à Paris, elle bénéficie en 2011 d’une bourse à l’installation de la drac Nord-Pas-de-Calais. Dès lors, entre deux départs en résidence, en France ou à l’étranger, elle dépose ses carnets et ses tirages de lecture dans son atelier à la malterie.


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focus LÉONIE YOUNG

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n 2013, les différentes expositions qui lui étaient consacrées dans la région1 s’apparentaient à une modeste rétrospective éclatée. Elles se concluaient par la publication d’un objet éditorial singulier, mi-catalogue, mi-livre d’artiste, confrontant reproductions d'œuvres et éléments de recherches.

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epuis 2008, Léonie Young met en lumière des détails du paysage urbain, éléments hors d’usage, habituellement hors champ, qui deviennent les sujets de ses photographies, dessins, vidéos et plus récemment, de ses installations.

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ne de ses premières séries, intitulée Le Terrain de jeu du quotidien (2008), capture des objets domestiques un instant délaissés au seuil d’habitations, se prenant momentanément au jeu de la pose photographique : un tuyau d’arrosage bifurque à l’angle d’un garage, deux bottes déchaussées à la hâte sont en arrêt devant un palier, vélos et balais patientent tous deux le long d’un mur. Dans les séries suivantes, Léonie Young s’éloigne de ces espaces publics teintés d’intime et d’ironie pour privilégier des lieux minéraux, qui semblent exister en marge de toutes activités ou présences humaines. Elle prend ses distances par rapport à une poésie de l’absurde visant à réenchanter le quotidien. L’humain et ses accessoires disparaissent peu à peu, laissant place à des espaces sans fard, dépouillés. Si quelques figures humaines sont visibles dans la série réalisée à Évry en 2011 pour laquelle elle reçoit le prix Arte L’art et la ville, Léonie Young les traite davantage comme des présences fantomatiques et fugitives, des figurants d’un espace urbain à la temporalité autre, sujet irrémédiablement solitaire de ses séries. Cette attention au minéral se poursuit avec Searching for the magic stone (2012), réalisée en Irlande lors d’une résidence proposée par artconnexion, pendant laquelle elle dresse le portrait de rebuts de marbreries, bâches usagées ou surplus de matériaux de chantier.

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avoir que ces séries photographiques sont réalisées lors de résidences, parfois dans des lieux éloignés, n’apprend rien. Ces images, comme apatrides, ne laissent filtrer aucune indication géographique. Le regard de Léonie Young opère une découpe rigoureuse dans les paysages qui l’entourent, isolant les formes de leur contexte. Dans ses photographies, le point de vue systématiquement plongeant, décontextualisant, laisse entrevoir un semblant de protocole. Pas de recherche de perspective inédite, ni de sophistication dans l’éclairage ; elle saisit les formes dans une plate objectivité, d’un regard las ou empreint d’un détachement scientifique.

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ette opération d’isolement se poursuit dans ses travaux graphiques, délicates reproductions posées au milieu d’une feuille blanche. Elle y achève ce procédé d’abstraction de la forme, reprenant et détourant des motifs issus de ses photographies, barres d’immeubles, bris de marbre, avion au décollage. L’objet dessiné semble perdu quelque part entre son origine fonctionnelle et son existence en tant que forme pure. Pages précédentes Léonie Young Bâche Série Searching for the magic stone, 2012 Photographie couleur 70 x 100 cm

Léonie Young Asphalte fissuré - Roubaix Série They live, we sleep, 2012 Photographie couleur 1 Format à l’italienne IV (exposition collective), Espace Le Carré, Lille, 13 septembre - 27 octobre 2013. Searching for the magic stone, artconnexion, Lille, 20 septembre - 19 octobre 2013. Le Terrain de jeu du quotidien, Espace 36, Saint-Omer, 12 octobre – 8 novembre 2013. Répliques, École d’art de Saint-Omer, 8 novembre - 20 décembre 2013.


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MARIE PLEINTEL

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es œuvres, tant graphiques que photographiques, transcendent les objets en exposant leurs qualités plastiques. Alors qu’elle dépose sur ces détails anodins un regard affranchi de toute référence utilitaire, elle les fait pénétrer insidieusement dans le champ d’un vocabulaire de formes offert au libre jeu de l’artiste. L’espace vacant laissé autour de l’objet – cloison, végétation, bitume – n’est qu’une texture en réserve de laquelle la forme se détache. Confrontations formelles, géométries imprécises, cohabitations aléatoires deviennent le sujet

de ses œuvres. L’absence d’ombres et la neutralité de la lumière confèrent à ces objets anguleux aux arrangements énigmatiques, à ces espaces désœuvrés parcourus de lignes diagonales, une aura esthétique. Ces compositions accidentelles, trouvées au coin d’une rue ou au détour d’un chemin, flirtent avec le vocabulaire de la sculpture minimaliste. Ils sont autant de matériaux que Léonie Young extrait des espaces qui l’environnent pour en explorer les possibilités plastiques.


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focus LÉONIE YOUNG

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ar ses titres, souvent d’un humour inattendu, ou par les bribes de fiction qu’elle instille dans ses œuvres, Léonie Young parvient à établir un trouble dans notre lecture du réel. Une tension latente s’installe, une inquiétante étrangeté de l’ordinaire, suspendant les objets entre deux perceptions contradictoires. Un basculement du signifiant s’opère par l’abstraction des formes, la distorsion des échelles et le renversement des hiérarchies. Un détail anecdotique tend dorénavant vers le monumental ou le spectaculaire. Une disposition vraisemblablement hasardeuse prend l’allure d’une délicate mise en scène.

Son regard ouvre une brèche par laquelle une amorce de fiction menace de faire irruption dans le réel. Comme pour tromper l’ennui, pour réinventer le sens de ces objets, il fait surgir de notre vaste et insipide environnement l’éventualité d’un micro-événement.

S

i certaines de ses séries photographiques ou dessinées sont parcourues par l’impression d’un accident imminent, d’un spectacle immobile et silencieux, c’est surtout dans ses vidéos qu’elle ébauche des fables chimériques. Burnout (2009) a été filmée sur un parking, de nuit, en marge


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MARIE PLEINTEL

Léonie Young Marbres 3 Série Searching for the magic stone, 2012 Photographie couleur 50 x 70 cm

d’une course de voitures. Quelques véhicules circulent lentement selon une orchestration implicite. Une tension s’immisce au sein de ces images en mouvement plongées dans une sorte d’immobilisme. Seule la bande sonore indique que quelque chose se prépare. Même frustration narrative, même attente déçue dans The Parking lot rocks (2012) : le suspense se conclut par la mise en lumière de deux pierres par des phares de voitures.

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ar son cadrage, l’ambivalence de ses images et leur aspect désertique, Léonie Young délimite des espaces de récréation de l’imaginaire. Ses compositions, figées par l’objectif photographique, semblent des scénarios désertés, des scènes construites par et pour une action interrompue le temps d’une durée indéterminée. Ne reste que le spectacle de l’inertie. Elle scénographie des minéraux et végétaux tirés de leur état naturel par la main de l’homme, façonnés pour remplir une fonction décorative ou utilitaire. Une fois hors d’usage, rejetés en périphérie de la frénésie urbaine, ils retournent à un état intermédiaire, ni naturel, ni artificiel, indéterminé. Ces objets, qui ont été un instant au cœur de l’entreprise de construction des villes, sont montrés comme les vestiges d’une civilisation. Leur abandon indique leur disponibilité pour un autre synopsis.

E

n résidence à Rome à l’atelier Wicar, avec Mathilde Lavenne, documentant l’émergence et l’altération des monuments, les deux artistes campent des décors propices à des récits de science-fiction, atmosphère mystérieuse renforcée par l’apposition de formes géométriques complexes sur les photographies. Mêlant images de carrières et de ruines, Made of dust (2013), série aux cadrages plus amples que d’accoutumée, sème le doute sur la nature des processus à l’œuvre. Extraction et effritement sont présentés comme deux moments d’un cycle à la chronologie incertaine. La carrière est-elle le lieu d’une construction ou d’une déconstruction ? La ruine est-elle effondrement d’un monument millénaire ou renouveau du paysage ? La fascination réside dans cette impression de désœuvrement du paysage, de désagrégation progressive de la scène.


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focus LÉONIE YOUNG

L

L

’exposition de restitution de cette résidence proposée par la ville de Lille, qui a eu lieu à l’Espace Le Carré, a été pour Mathilde Lavenne et Léonie Young prétexte à l’exploration de plusieurs installations. Simulant la pratique d’inventaire et la rigueur scientifique propre au récolement, les deux artistes ont dessiné une installation d’une délicate précision, disposant au sol, d’après un schéma intriguant, des fragments de marbres ramenés des alentours de Rome. La photographie de carrière désertée présentée également à même le sol, marquée de pliures telle une carte topographique, n’est quant à elle, pas sans rappeler l’image de la carte, du territoire et du « désert du réel lui-même » utilisées par Jean Baudrillard en introduction de Simulacre et simulations2.

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lusieurs œuvres de Léonie Young constituent d’ailleurs une illustration saisissante de l’univers baudrillardien, où les images dissimulent l’espace vacant laissé par un réel atomisé, où elles simulent vainement une adhérence aux choses. Ses travaux questionnent l’existence même des objets photographiés, rappelant implacablement que la réalité elle-même se dérobe sans cesse. L’infiltration d’un sentiment de malaise face à un environnement rendu inconsistant et insignifiant est récurrente dans ses recherches, hantées par les doubles et les ersatz.

orsqu’elle photographie par exemple des détails de dioramas du Musée d’Histoire Naturelle de New York, elle s’attache à l’intrigue qui se noue dans le fond des vitrines, là où la reconstitution artificielle de végétations typiques des grands espaces américains côtoie leur minutieuse reproduction picturale. Effectuant la mise au point à la lisière de cette transition, entre ces deux représentations illusoires, elle crée un vacillement des repères. Le flou photographique du premier plan emprunte à la peinture sa touche vibrante et imprécise. Il devient difficile de discerner le réel de sa copie, sa copie de sa reproduction. Présentées dans des encadrements qui simulent des vitrines de musée, ces vues de dioramas sont confrontées à des photographies prises dans les rues ou aux abords des villes, accentuant l’impression que les images de Léonie Young se construisent dans la distance qu’elles creusent par rapport aux choses.

P

lus récemment, en résidence-mission à Saint-Omer, se saisissant de la proposition d’utiliser les panneaux publicitaires des arrêts de bus, elle provoque une mise en abîme déroutante en projetant l’image de la périphérie dans la périphérie.

S

uscitant ainsi un trouble de la perception, le travail de Léonie Young rend insignifiante la frontière entre le réel et sa représentation ainsi qu’entre le réel et l’imaginaire. À mi-chemin entre recherches formelles et mises en scène narratives, elle crée des images ambiguës, des espaces flottant dans une dimension spatio-temporelle autre

.

2 Jean Baudrillard (1981), Simulacres et simulations, Paris, Galilée, p.10


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MARIE PLEINTEL

Léonie Young Vitrine 4 Musée d’Histoire Naturelle de New York, série Répliques, 2011 Photographie couleur 35 x 50 cm

L’auteure Marie Pleintel a suivi des études d'histoire de l'art et de direction de projets artistiques et solidaires. Actuellement chargée d'administration et de production à artconnexion à Lille, elle développe une pratique d'écriture autour de l'art d'aujourd'hui. En parallèle, elle s'intéresse à de nouveaux modes de production et de diffusion de la création en périphérie.






PAGES PRÉCÉDENTES :

carte Blanche


Les Parallèles Sauvages 2014 photographies

Lovers Craft www.CARGOCOLLECTIVE.COM/LOVERSCRAFT


FOCUS

GĂŠogRaPhiE du pLi par

emeline eudes


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l faut s’attendre à ce que « ça » parte, comme elle dit. Que les signes, les gestes, les poids du corps s’élancent. Que les trajectoires peu à peu s’amorcent, sur le carré noir tracé au sol, sur le rectangle du mur blanc, dans le carré de la page. Entre l’expiration de l’instant précédent et l’inspiration du moment présent. Les gestes que Natalia Jaime-Cortez (née en 1983) développe depuis maintenant plusieurs années apparaissent comme une longue conversation exploratoire entre elle et les matériaux du monde…


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focus géographie du pli

Des matériaux très simples, presque atemporels du point de vue de l’humanité : le charbon, l’encre, l’eau, le corps – son corps, le temps. Passant allègrement de la performance physique au dessin, et du dessin de nouveau au geste, l’artiste semble prolonger un seul et même mouvement qui serait celui de la danse. Positionnement du corps dans l’espace, déploiement du geste, mesurer les creux entre soi et l’outre-soi ; il en va de même avec le dessin : poser les repères, garder mémoire des déambulations physiques et mentales, mettre en rapport. Danse et dessin s’inventent ainsi ensemble dans le parcours de cette jeune artiste. Ils s’inventent comme en miroir, se reflétant l’un l’autre, reprenant les traits et les figures mis à l’épreuve de l’espace, mais faisant aussi glisser parfois les symétries.

A

insi le dessin intitulé Erre s’apparente-t-il à une cartographie où l’espace ne se caractérise pas par son relief, comme bien souvent dans les cartes topographiques, mais par un état de latence. Dans un carré majoritairement blanc, l’inscription dévoile des vécus – ici corps, des ressentis – ici rien, des bouts inframinces d’expérience – ici seulement, ici fin. Les nombreuses occurrences du terme ici, ainsi que celui de là-bas, nous indiquent bien qu’il est question, sinon de se déplacer, d’être là. De penser à être là. De se rappeler d’avoir été là. Et déjà je remplace ‘ici’ par ‘là’ parce que je suis sortie du champ de cette carte de présence. Je ne peux faire qu’une référence distanciée à cet ici, puisque je rapporte une présence incarnée et située par des mots écrits ailleurs en un autre temps. ur les pas de Natalia Erre ne devrait pas nous inviter à Jaime-Cortez, il s’agit donc au écrire, mais à projeter notre corps premier abord d’explorer espace et sur les pistes laissées à notre temps ; il s’agit de naviguer. attention par l’artiste. Erre est ici pour nous faire renouer avec des pérégrinations géomentales que nous avons abandonnées, faute de curiosité pour l’étrangeté de notre présence au monde.

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D

1 Michel Onfray,Théorie du voyage, Poétique de la géographie, livre de poche, biblio essais, p.26

ans son ouvrage Théorie du voyage, Michel Onfray explore comment la géographie, en tant qu’écriture de notre monde physique, porte en son système même une poétique propice à la rêverie. Avec pour premier objet du désir les cartes : « Sur une carte, on effectue son premier voyage, le plus magique, certainement, le plus mystérieux,

sûrement. Car on évolue dans une poétique généralisée de noms, de tracés, de volumes dessinés, de couleurs1. » Si mystère il y a, c’est en raison de l’écart entre les signes inscrits à la surface de la carte et la réalité d’un espace physique qui a lieu ailleurs. En raison de l’écart entre les images mentales que l’on crée à partir de ces signes et un site hors de portée. Erre, de Natalia Jaime-Cortez, agit sur ce principe : mettre en avant l’écart pour stimuler l’envie d’aller vérifier sur place, à quel type d’expérience cet ici peut donner lieu.

L

a performance Window, réalisée en 2013 située à l’H du Siège – Valenciennes, est un bon exemple d’une mise en geste de cartographie errante telle que l’artiste la conçoit. Au sol, un grand carré noir au charbon matérialise non plus la surface de la carte, mais la zone de l’expérience concrète. Elle est une portion d’espace à explorer à la mesure du corps de l’artiste. Les ici, sol, rien, tout, mais aussi les signes ‘infini’, les plus et les moins deviennent palpables à travers les positionnements, les passages rapides ou bien les arrêts notés par le corps de l’artiste. La carte devient vie, mouvement. Présence.

L

’artiste dira que le corps « se désoriente et s’oriente », qu’un mot peut faire basculer l’équilibre, faire tomber le corps. Les verticales et les horizontales ne semblent alors plus toujours être celles qu’il y paraissait au départ.


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EMELINE EUDES

Pages précédentes Natalia Jaime-Cortez Pli jaune encre sur papier plié, ouvert 70x70, 2013 Ci-contre Natalia Jaime-Cortez Fenêtre Performance, 17 min, 2013 Feuille de papier 3 x 2,5m, 19h30 couché du soleil Galerie Vincenz Sala, Paris © Manuela Böhme


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focus géographie du pli

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aussi longtemps que les caractères sémantiques et syntaxiques sont respectés. Largement inspiré par le fonctionnement de la notation musicale, ce type de partition semble bien correspondre à ce que Natalia Jaime-Cortez a mis en place dans la relation entre ses dessins et ses performances : un ensemble de notations qui se jouent et se rejouent en des temps et des espaces différents, avec tout ce que ces derniers facteurs peuvent introduire comme infimes renouvellements. « La fonction d’une partition est de spécifier les propriétés essentielles qu’une exécution doit avoir pour appartenir à l’œuvre ; les stipulations ne portent que sur certains aspects et seulement à l’intérieur de certaines limites. Toutes les autres variations sont e mode de conception n’est permises et les différences entre pas sans rappeler la théorie de exécutions de la même œuvre, la partition que Nelson Goodman même en musique, sont a développée à l’occasion des énormes2. » Langages de l’art. Pour le philosophe, deux modes de anse, partition et variation production se distinguent : les constituent ainsi les arts autographiques et les arts éléments fondamentaux de la allographiques. Pour les premiers, musique que Natalia Jaime-Cortez la reproduction d’une œuvre, a choisi d’exécuter. Depuis un an, aussi semblable soit-elle, cet ensemble connaît un nouveau n’accèdera jamais au statut développement à travers l’usage d’authenticité que possède du pliage. Autour de ce geste, l’originale, comme c’est le cas dans l’artiste a élaboré toute une série le domaine de la peinture de phases qui prolongent l’idée de notamment. Dans la seconde la partition. Une feuille de grand catégorie, l’œuvre est incarnée format est d’abord pliée de façon dans ce que Goodman nomme une rigoureuse pour finir par prendre « partition » qui peut donner lieu la forme d’un petit carré à l’échelle à de multiples exécutions, sans en des mains. Le pliage est modifier l’intégrité. Dans ce accompagné d’un repassage afin deuxième cas, la partition tolère que les plis soient bien marqués et une certaine marge de variation que la feuille garde sa qualité de dans la façon d’exécuter l’œuvre, surface, et évite de passer dans le ’est la caractéristique du carré qui intéresse particulièrement l’artiste. L’hypersymétrie de cette figure désintègre d’emblée le haut et le bas, la droite et la gauche. Elle permet des sens de lecture multiples, de croiser les trajectoires sans que les unes prennent le dessus sur les autres. Le carré est un monde en soi au sein duquel il appartient à l’artiste de créer des dimensions aussi bien sémantiques que conceptuelles, pour mieux les défaire et les reconstruire de nouveau, chaque fois autrement. Le carré invite ainsi à la variation, et c’est pourquoi cette forme ponctue les travaux de Natalia Jaime-Cortez comme autant de chances de faire des mondes.

champ d’un objet tridimensionnel. Une fois pliée en un seul carré, la feuille est trempée par ses bords dans un bain de lavis à base de graphite, de pigment ou d’encre colorée. Ce trempage peut avoir lieu pendant plusieurs heures, laissant ainsi au bain coloré l’occasion de ‘monter’ dans la fibre et d’imbiber la matière même du papier, créant au passage des gradations colorées. Le carré doit alors sécher, parfois pendant deux à trois semaines, selon l’épaisseur de la fibre, la quantité de liquide absorbée, la position verticale ou horizontale, l’humidité de l’air ambiant… Nombre de facteurs avec lesquels joue l’artiste, créant par ce biais la variation propre à la partition suivie.

C

D

2 Nelson Goodman, Langages de l’art, Paris, Hachette littératures, collection Pluriel, 2005, p.251

Natalia Jaime-Cortez Erre Encre de chine sur papier, 70 x 70cm, 2013


EMELINE EUDES


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focus géographie du pli

Vient alors l’opération du dépliage.

« L

es déplis nous donnent accès au possible de l’œuvre »3 nous dit Georges Didi-Huberman à propos du travail du peintre Simon Hantaï. Si comme Hantaï, Jaime-Cortez plie et déplie ses supports, le geste du déploiement fait cependant acte de dessin. Car pour l’artiste, ces pliages font partie de son activité graphique, contrairement à Hantaï pour qui il s’agit de peindre. « Conjurer, en somme, cette évidence que, dans un tableau obtenu par pliage, on voit l’extension du dépli, on voit la trace des plis, mais on ne voit pas la profondeur des replis4. » explique encore Didi-Huberman. Là où chez Hantaï il s’agit de peindre en faisant surgir les traces à la surface, il est question chez Jaime-Cortez de défier le filigrane du papier et de lui donner, sinon une profondeur, un volume naissant. Là où le dessin se métamorphose en sculpture.

C

ar les pliures permettent à l’artiste de faire tenir ses dessins debout, à la verticale, sortes d’écrans épidermiques qui auraient conservé, imprimé, la trame d’une géographie charnelle. La grille des carrés déployés vient ainsi habiter l’espace d’une présence essentialisée. Elle condense en ses pans une série d’expériences incarnées, vécues dans la chair et dans l’instant.

C

’est ce que la répétition insistante du terme ici dans les écrits de l’artiste tente de nous murmurer : « Je suis ici mais l’espace-temps est disloqué et je voudrais ne rien oublier ou plutôt tout faire maintenant, ici. Nous sommes au monde et nous passons. ici5. »Déplier, c’est donc ouvrir l’intérieur d’un vécu, déployer les facettes d’un kaléidoscope expérientiel qui conserve du langage une sorte de trame articulée où l’un répond à l’autre. Proche et pourtant toujours un peu différent.

E

t c’est à ce jeu-là que l’artiste et moi avons fini par jouer. Tenter à la fois d’être « au monde » et de « ne rien oublier », en énonçant tour à tour les termes qui disent notre présence. Un travail tout en écho de langage : je te donne une première série de mots, et à chaque mot tu dois me répondre par un autre mot. Puis je te donne les mots que tu as toi-même énoncés, et à partir de ceux-ci tu en invites de nouveaux. Cela pourrait se propager à l’infini, dans un temps replié sur lui-même qui contiendrait en une boucle toutes les associations d’idées, les liens sémantiques, les souvenirs d’expériences. Une sorte de nœud d’existence, un univers à lui tout seul.

L'

expérience esthétique impose « de réorganiser le monde en termes d’œuvres et les œuvres dans les termes du monde6 »

.

3 Georges Didi-Huberman, « Les replis de Simon Hantaï », in Déplacer, déplier, découvrir. La peinture en actes, 19601999, Lille métropole, musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut, 2012, p.48 4 Ibid, p.46 5 Natalia Jaime-Cortez (2013), texte accompagnant la performance ici. 6 Nelson Goodman, ibid., p.284


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Natalia Jaime-Cortez Window Performance, 17min, 2013 Carré noir de charbon 3 x 3m, feuille de papier 3 x 3m, vent Pour la cour de la Galerie H du Siège, Valenciennes © Rosalie Le Forestier

EMELINE EUDES


focus géographie du pli

creux

absent

cercle

bordure

hors-champ

invisible

fermer

ouvrir

pli

stèle

rien

tout

carré

plein

plein

poids

gravité

planète

trace

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EMELINE EUDES

Natalia Jaime-Cortez Partition 3- Rome Encre et pigment sur papier plié, 140x139, 2014

Échange de mots entre Emeline Eudes et Natalia Jaime-Cortez, mars 2014

L’auteure Emeline Eudes est chercheur en esthétique environnementale, associé au Ladyss-cnrs (Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces). Elle travaille par ailleurs comme commissaire d’exposition et assure la rédaction en chef de la revue artnord, dédiée à l’art contemporain nordique et balte.


FOCUS

bEnoîT GriMaLt le photographe et ses crayons par

MARYLÈNE MALBERT


B

enoît Grimalt n’est jamais allé à New York, il est né trop tard pour photographier Delphine Seyrig et ne court pas après le « people ». Voici ce que nous apprennent les derniers travaux du photographe français exposés en Belgique, tour à tour à Marchin puis à Charleroi1. Disons-le d’emblée : il ne s’agit pas d’une exposition de photographies comme les autres. Ce médium est pourtant au cœur des 16 photos que je n’ai pas prises2 comme des Photossouvenirs3 où règne paradoxalement le dessin. Dans la première série, non sans humour, l’artiste a dépeint, avec des crayons de couleur, seize situations qu’il n’a pu photographier. Les raisons de cet « irréalisé » photographique sont explicitées de façon succincte dans une légende associée au dessin. Les Photos-souvenirs figurent, quant à elles, une ou plusieurs tentatives de représentation par le dessin de la dernière image d’une pellicule avant son développement, établies d’après la seule mémoire du photographe. Ces dessins sont accompagnés de l’image référente, tirée par la suite afin de permettre la comparaison. Avec cette double proposition, Benoît Grimalt délaisse sa pratique de photographe pour le dessin, prétexte pour explorer son rapport à l’image et à la mémoire. En filigrane, à travers quelques coups de crayon affûtés, ce sont bel et bien les enjeux de la photographie qu’il nous permet d’interroger.


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focus benoît grimalt

Une autofiction ?

L

1 Exposition personnelle dans le cadre de la 6e édition des Promenades photographiques en Condroz (2013), puis à la Galerie du Soir, au sein du musée de la Photographie de Charleroi (hiver 2013-2014). 2 Benoît Grimalt (2012), 16 photos que je n’ai pas prises, Paris, Poursuite. 3 Benoît Grimalt (2012), Photos-Souvenirs, Paris, Poursuite. Nouvelle édition enrichie à paraître à l'hiver 2014

es 16 photos que je n’ai pas prises nous livrent en substance une multitude d’informations sur le photographe, sur sa ligne de conduite, entre résolutions personnelles qui l’ont poussé à ne pas prendre de cliché et obstacles divers qui l’en ont empêché. Cela ressemble à un autoportrait en creux. Lui penche plutôt pour l’autofiction au gré de quelques détails enjolivés, sa vie apparaissant par fragments – ainsi du père de l’artiste qui ne porte pas de moustaches (ill. 1) et de son amie Marie trop prompte à se rhabiller pour être immortalisée nue (ill. 2) – qui servent de support au récit. Ces détails de l’intimité du photographe révèlent finalement peu de choses de lui, mais suffisent à nous faire voir le monde de son point de vue : simplicité et bienveillance du regard, permanence de la poésie, refus du spectaculaire, approche insolite des situations ordinaires. En puisant dans son quotidien, Benoît Grimalt entend « rendre hommage à certaines personnes, amis, personnalités, famille »4 ; il avoue aussi qu’il se « moque gentiment des clichés qui circulent sur le métier de photographe », comme un reporter qui irait au bout du monde pour photographier un cataclysme et serait le lendemain sur le tapis rouge pour une star de cinéma. Au sujet pseudo-exclusif, Benoît Grimalt préfère le matériau à proximité immédiate.

À

l’époque du règne absolu du téléphone qui sert d’appareil photo (tant et si bien que l’on se demande parfois s’il ne s’agit pas d’appareils photo permettant accessoirement d’appeler) brandi en toutes circonstances pour immortaliser le moindre détail insignifiant et en faire partager la terre entière sur son compte Facebook5 ou Instagram, son fil Twitter, son blog, voire son site internet, Benoît Grimalt demeure fidèle à l’argentique et revendique pleinement le droit de ne pas être muni en permanence de cet outil de travail. Lorsqu’on lui demande pourquoi il ne se promène pas toujours avec son appareil photo, il répond généralement que « les cinéastes ne sortent pas avec leur caméra et que les plombiers ne vont pas au restaurant avec leur caisse à outils. » C’est aussi une façon de conserver son indépendance. « Les crayons sont moins encombrants, les coûts de production sont moins élevés », précise-t-il, « et le résultat est immédiat : pas besoin de passer par un intermédiaire, en l’occurrence, le laboratoire photo. »


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C

ette indépendance se joue également dans le traitement du sujet, à travers une plus grande maîtrise du résultat : dessiner ce que l’on veut, en garder l’essentiel alors que, « dans une photographie, il y a toujours un tag sur un mur, une poubelle inesthétique, du mobilier urbain affreux, un pigeon qui entre dans le cadre, une voiture qui passe, lorsque ce n’est pas tout simplement la lumière qui ne convient pas », nous explique le photographe. Face aux avantages indéniables du dessin, l’on peut se demander si Benoît Grimalt ne pratiquerait la photographie faute de mieux dessiner. Il botte en touche, considérant le dessin « comme une photo idéale ».

MARYLÈNE MALBERT

Dessin versus photographie

F

orce est de constater que dessiner permet de combler les lacunes, ces moments où, parfois, l’appareil photo a fait défaut – mais pas le regard. Les dessins constituent une trace de ces images non réalisées et de fait, pour certaines, regrettées. Le choix du dessin rapproche paradoxalement l’artiste des débuts de la photographie par la lenteur du procédé : « les photographes utilisaient des appareils grand format, lourds à transporter, et n’avaient pas un choix indéfini de vues. Les poses étaient longues ; on ne travaillait pas dans l’urgence du résultat »,

Ill. 1 Benoît Grimalt Une moustache, 2012 (série 16 photos que je n’ai pas prises) 9 x 14 cm - Graphite et crayon de couleur © Benoît Grimalt

4 Les citations de l’artiste sont issues d’entretiens avec l’auteur. 5 L’artiste reconnaît toutefois que ces moyens de communication lui permettent de faire connaître son travail et d’annoncer ses expositions.


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focus benoît grimalt

rappelle-t-il. Le dessin permet aussi d’aller à l’essentiel, par son pouvoir de suggestion qui se révèle d’une redoutable efficacité : pas d’appareil photo pour photographier Gilbert and George ? Leur double silhouette de dandy, reconnaissable entre toutes, suffit à attester de la rencontre (ill. 3). Elle raconte autant que la photographie aurait pu le faire, tout en laissant une part ouverte à la suggestion : à chacun de replacer les deux artistes dans sa propre projection de Londres (ou de Bruxelles) pour une mise en situation de ce que l’image aurait pu être. Alors que la photographie de Gilbert and George saisie sur le vif au détour d’une rue ne représente pas grand

intérêt, à plus forte raison lorsque toute personne munie d’un téléphone portable peut désormais facilement réaliser une telle image, le dessin de cette rencontre, unique, laisse à chacun le loisir de s’emparer imaginairement de cette situation, sans ajouter une énième photo au flux permanent des images dans lequel nous évoluons aujourd’hui, dénoncé d’ailleurs avec efficacité par Eric Kessels avec le projet 24hrs of Photos6. Face à cette surenchère, Benoît Grimalt le reconnaît : « depuis l’arrivée du numérique et de l’internet, effectivement, je fais moins de photos ». Il défend le caractère précieux de la photographie, son unicité, quitte à rater une image :

accepter la déconvenue lorsque l’on découvre ses tirages, plutôt que de s’adonner au shooting excessif que seul permet le numérique, à savoir faire cent photos pour n’en conserver qu’une.

D

e la retenue avant toute chose, donc, jusque dans le choix des sujets traités. Car Benoît Grimalt soulève aussi une question d’éthique : peut-on tout photographier ? En novembre 2007, le photographe croise un vieil homme élégant au stade de Valenciennes. Tout de blanc vêtu, il est curieusement assorti aux deux personnes qui l’accompagnent. Ce sont des infirmiers qui soutiennent le


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chanteur Henri Salvador. Benoît Grimalt, pourtant muni ce jour-là de son appareil photo, ne se résout pas à photographier cette grande figure de la chanson. « Par pitié », dit-il. Par respect, pourrait-on ajouter : c’était quelques mois avant sa disparition. Pour ne pas oublier ce moment assurément émouvant, l’artiste choisit de l’insérer parmi ses 16 photos (…) pas prises (ill. 4). Plutôt que dessiner cette silhouette âgée devenue dépendante, les crayons de couleur ont servi à écrire ce souvenir : la pudeur l’a même emporté sur le dessin. Non seulement on ne peut pas tout photographier, mais on ne peut simplement pas tout représenter. Même un dessin, si simple soit-il,

MARYLÈNE MALBERT

aurait été trop intrusif. Alors que certains médias douteux ont fait du malheur et de la compassion leur fonds de commerce, Benoît Grimalt, par quelques mots substitués à l’image, nous renvoie à une sobriété trop souvent négligée.

H

ormis cette exception écrite au cœur de la série, l’ensemble des dessins s’approche de l’esthétique photographique de Benoît Grimalt : simplicité de la composition, sujet puisé dans le quotidien, refus des artifices, curiosité pour l’infra-ordinaire énoncé par Georges Perec. Il revendique le caractère naïf de ses dessins, tandis que leur dimension minimaliste va de pair

Ill. 2 Benoît Grimalt Marie, 2011 (série 16 photos que je n’ai pas prises) 9 x 14 cm - Graphite et crayon de couleur © Benoît Grimalt Ill. 3 Benoît Grimalt Gilbert & George, 2011 (série 16 photos que je n’ai pas prises) 9 x 14 cm - Graphite et crayon de couleur © Benoît Grimalt

6 Projet présenté aux Rencontres d’Arles 2013 : toutes les images mises en ligne sur internet en l’espace de 24 heures ont été imprimées, créant littéralement une montagne de photographies susceptible de nous submerger.


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focus benoît grimalt

Image et mémoire avec ce désir de ne représenter que l’essentiel. Le trait de Benoît Grimalt est net et précis, à l’image de son regard ; les aplats de couleur font écho à ces surfaces colorées qui illuminent souvent ses photographies. Ce style puise son inspiration dans les bandes dessinées de Dupuy-Berberian ou les illustrations de François Avril, dont il admire particulièrement l’épure. Enfin, la présence de la légende, en guise de chute ou de contrepoint, rappelle son livre Do You Know Syd Barrett ?7, insufflant la touche d’humour propre à son travail. Aucun doute, le dessin de Benoît Grimalt est bel et bien à l’image de sa photographie.

A

vec la série Photos-souvenirs, Benoît Grimalt met à l’épreuve sa mémoire et sa concentration au moment de la prise de vue. Désormais rompus à l’appareil numérique et à la démultiplication des images, la plupart d’entre nous a oublié le moment décisif où, avec l’argentique, l’on appuie sur le déclencheur. L’instant où l’image que l’on voit dans le viseur correspond à celle que nous voulons enregistrer, lorsque diaphragme, vitesse, mise au point ont été préalablement réglés. A priori, la photographie espérée nous est familière, puisque nous avons véritablement choisi sa composition.

Mais finalement, dans quelle mesure l’image réalisée correspond-elle à l’image souhaitée ? Le désir précède le déclic et c’est précisément dans cet interstice que peut surgir l’inattendu, ce sur quoi nous n’avons pas de prise. Dès lors, jusqu’où avons-nous conscience de ce que nous avons photographié ?


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MARYLÈNE MALBERT

L’auteure

I

l suffit de songer au personnage du film Blow Up8 qui découvre par hasard une arme et un corps sur ses photographies pour réaliser combien l’image, recelant une part d’inconnu, n’est jamais complètement maîtrisée. Qu’estce qui se cache dans l’image ? Qu’a-t-elle à nous apprendre ? Benoît Grimalt s’impose ainsi un jeu : reconstituer par le dessin la dernière photographie d’une pellicule avant son développement. Plusieurs tentatives dessinées permettent de saisir ses doutes, ses hésitations, ses oublis. Si la photo fixe une situation, le dessin permet des ajustements : un cadrage un peu différent, une autre position. Le dessin montre ainsi ce que l’image aurait pu être quelques instants plus tard, questionnement auquel le photographe Paul Graham a répondu, dans la série The Present (2011)9 en réalisant précisément la même image avec quelques secondes de décalage.

L

a photographie témoigne d’un tout tandis que notre mémoire se concentre sur des détails. Souvent, c’est précisément un détail au cœur d’un tout que l’on choisit de fixer. Aussi le développement révèle-t-il des surprises sur le contexte, quand ce n’est pas le contexte qui prime sur l’action. Dans Photos-Souvenirs, le dessin témoigne en creux de tout ce que la mémoire du photographe n’avait pas enregistré. Regardons Blankenberge (ill. 5a, 5b, 5c, 5d), image d’une promenade en bord de mer : qu’est-ce qui a retenu l’attention du photographe ? Le nombre de personnages est

variable, tout comme la position du chien. Finalement, la seule certitude qui transparaît dans les trois dessins, c’est la présence de la plage et de la mer. Avec ce travail, Benoît Grimalt questionne le rapport de l’image à la mémoire. La photographie contribue à la construction de cette dernière, avec ces images qui livrent le témoignage d’instants oubliés. De la même façon que les albumsphotos qui racontent notre jeunesse en fournissant les preuves de ce que nous avons vécu. Mais les souvenirs sont parfois plus beaux qu’une image réduite à un cadre 10 x 15 cm, que « ces photographies d’un être devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu’en se contentant de penser à lui10. » À choisir, Benoît Grimalt, comme Marcel Proust, privilégie les souvenirs, voire la vraie vie. Il lui arrive ainsi souvent, tout simplement, de ne pas photographier.

E

n recourant au dessin, il affine encore davantage les motifs dont il souhaite se souvenir, délaissant le superflu et les inévitables scories. Un jour, un visiteur a dit à Benoît Grimalt que c’était certainement « l’image plus que la photographie » qui l’intéressait. Sans doute n’avait-il pas tort : à travers la photographie ou le dessin, Benoît Grimalt enrichit avant tout une collection personnelle, un album idéal d’images vouées aux belles choses

.

Marylène Malbert. Docteur en histoire de l’art contemporain, ancienne pensionnaire de l’Académie de France à Rome, Marylène Malbert a présenté le travail de Benoît Grimalt dans l’exposition collective Traits Singuliers (Paris, 2012). Elle prépare actuellement une monographie consacrée au performeur culinaire Emmanuel Giraud, à paraître aux Éditions de l’Épure en 2015.

Ill. 4 Benoît Grimalt Stade de Valenciennes, 2012 (série 16 photos que je n’ai pas prises) 9 x 14 cm - Crayon de couleur © Benoît Grimalt

7 Benoît Grimalt (2010), Do You know Syd Barrett ?, Paris, Poursuite. 8 Michelangelo Antonioni, 1966 9 Travail présenté au bal à Paris, du 14 septembre au 9 décembre 2012. 10 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, p. 464 (édition de 1987-1989), cité par Jean-François Chevrier, in Proust et la photographie, Paris, L’Arachnéen, 2009, p. 37



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Ill.5 (a-b-c-d) Benoît Grimalt Blankenberge, 2010 (série Photos-souvenirs) Dimensions variables - Graphite et crayon de couleur, tirage couleur © Benoît Grimalt






PAGES PRÉCÉDENTES :

carte Blanche


Chronomorphose 2014 impressions sur papier argentique, ruban adhésif, graphite, papier à dessin

Étienne Fouchet www.ETIENNEFOUCHET.com


FOCUS

StatE of EMPire BuilDIng

entretien avec dimitri fagbohoun par

ESTELLE LECAILLE


E

n novembre 2013, dans le cadre du festival Matières sensibles, Dimitri Fagbohoun a reçu du curateur Eric Dohoun une carte blanche pour une exposition intitulée State of Empire Building présentée à la Corderie de Marcq-en-Barœul. Fruit d’un métissage qui peut paraître comme un grand écart culturel, de l’Ukraine au Bénin, l’artiste habite en France depuis une vingtaine d’années après avoir grandi au Cameroun. Il débute sa carrière artistique par les photographies de la série Historia qui sera montrée à la biennale de Bamako au Mali en 2007. Il travaille ensuite d’autres médiums plus propices à porter les sujets qui l’habitent : vidéos, installations et sculptures. Ayant abordé la question de l’identité dans le corpus Is black a color, il continue son exploration des liens entre psychologie, société et politique dans les travaux présentés à la Corderie.


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focus STATE OF EMPIRE BUILDING

Estelle Lecaille : Parlons tout d’abord de vos origines : né au Bénin d’une mère ukrainienne et d’un père béninois, vous avez grandi au Cameroun. Vous vivez maintenant à Paris depuis plus de vingt ans. Cette mixité culturelle et territoriale a modelé votre identité d’une certaine façon. Comment la définiriez-vous dans votre territoire géographique actuel ? Dimitri Fagbohoun : Le propre d’une identité n’est pas de se définir mais de se vivre. En l’occurrence, je constate que la mienne est plurielle. Je la définirais donc comme l’agrégation de plusieurs cultures dont j’essaie de tirer le meilleur. C’est d’ailleurs amusant de constater qu’on essaye de me définir par ma culture et non par ma personnalité. Mon identité est faite de multiples appartenances mais aucune d’elle ne prévaut de manière absolue. Elle se construit et se transforme tout au long de l’existence. À ce titre, je me sens totalement africain et européen. Cette mixité m’apporte à la fois une forme de schizophrénie mais aussi un certain équilibre que j’exploite dans mon travail.

Dimitri Fagbohoun Faces Série de 7 masques africains en céramique 20 x 30 cm 2012 © Dimitri Fagbohoun


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ESTELLE LECAILLE

E. L. : Vous semblez puiser beaucoup en Afrique : production de certaines pièces, inspiration de la culture vaudou, positionnement sur les situations politiques comme dans la vidéo hand-made : on peut notamment y lire une métaphore des rapports dominants/dominés. Quel est votre rapport au continent en tant qu’artiste métis ? D. F. : On est d’abord artiste quelle que soit son origine. Mon rapport à l’Afrique est évident car je suis moi-même à moitié africain, de plus j’y ai grandi. J’exprime dans mon travail une sorte de « retour en images » de ma culture africaine. Ainsi je questionne dans mon travail l’identité africaine comme dans ma série de masques africains en céramique blanche. Je m’inspire de certains masques que je transpose dans un nouveau matériau fragile, blanc en changeant ainsi leur symbolique. Quel est alors le sens de ces objets, à l’origine rituels, défaits de leur signification première et retranscrits dans le champ artistique ou occidental ? Je travaille actuellement sur les collections d’objets africains d’explorateurs et d’anthropologues dont Michel Leiris1 et Jacques Kerchache2 mais aussi sur le corpus Perfect Documents de Walker Evans3. Je réfléchis à une série de pièces qui seraient une réappropriation, une réinterprétation de ces collections ethnographiques qui ont influencé l'art occidental et des artistes comme Picasso ou Brancusi. Je puise dans ces sources afin d’apporter un nouveau regard sur celles-ci.

Dimitri Fagbohoun Tree of life installation arbuste coupé et suspendu de 70 cm, bandage, balai africain 2013 © Dimitri Fagbohoun

1 Dès 1929, Michel Leiris s’intéresse à l’art africain. Sa participation à la Mission Dakar-Djibouti, entre 1931 et 1933, le confronte à ceux qui, sous couvert d’un intérêt esthétique pour l’art africain, n’hésitent pas à dérober des objets. Par son engagement pour mieux faire connaître les cultures africaines et ses réflexions sur le regard porté par les Occidentaux, Leiris est considéré comme un précurseur des analyses post-coloniales actuelles. 2 Collectionneur français né en 1942, il a effectué de nombreux voyages en Afrique, Asie et Océanie. Il est à l’origine du musée du Quai Branly à Paris. 3 Perfect documents : Walker Evans and African Art, 1935 est une exposition présentée au Metropolitan Museum of Art de New-York en 2000. Elle permettait de découvrir 50 tirages de photographies vintage de Walker Evans sur l’art africain ainsi qu’une sélection de sculptures qu’il a photographiées en 1935.


focus STATE OF EMPIRE BUILDING

E. L. : Autodidacte, vous avez commencé par faire des photographies. Quel a été le premier contact avec l’art ? D. F. : J’ai le souvenir d’avoir toujours créé : enfant, je fabriquais des voitures avec des boîtes en carton dont je m’en amusais plus qu’avec celles qui m’étaient offertes, je remplaçais les jaquettes des cassettes audio par d’autres images, etc. Puis j’ai fréquenté les musées, les galeries d’art contemporain et les ateliers d’artistes : mon regard s’est affûté au fil du temps. Être artiste est un questionnement, c’est se définir contre une « normalité » dans laquelle je ne me projetais pas. J’ai toujours refusé d’être l’instrument d’un système afin de construire le mien. J’ai commencé par simplement faire des « photos » dans ma tête de choses qui me touchaient. Je pensais être un peu fou et j’ai fini par assumer cette folie en tant qu’artiste.

E. L. : Est-ce qu’il y a des artistes qui vous influencent ou vous ont influencé ? D. F. : Je me suis rendu compte que j’étais principalement influencé par des artistes autodidactes en particulier ceux dont le discours est prééminent. J’en ai établi une liste très éclectique au final : Le Corbusier, Mario Giacomelli, Pascale Marthine Tayou, Henri Cartier-Bresson qui est un peu ma propre histoire de l’art. Je suis sensible au travail de Maurizio Cattelan, David Hammons, Sigalit Landau, Ali Cherri, Kader Attia. Le point commun est à la fois leur engagement et la cohérence de leur proposition. Tous ont réussi à avoir une écriture puis un vocabulaire bien spécifique ce qui n’est pas une chose évidente. Je puise aussi mon inspiration dans certaines œuvres qui m’ont particulièrement marquées : comme le drapeau de David Hammons4 dont j’ai fait une version contextuelle intitulée Afro-european flag.

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E. L. : Quelles sont vos autres sources d’inspiration ? D. F. : Les traités de sciences sociales en sont une. Je considère des livres tels que Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens de Robert-Vincent Joule et de Jean-Léon Beauvois ou Le Bouc émissaire de René Girard comme des outils. Je pense que toute formation passe aussi par des bases théoriques et historiques. Faut-il avoir une formation pratique pour pouvoir produire ? Est-ce qu’un tel système ne produit pas des artistes trop normatifs ? Stéréotypés ? D’où mon intérêt aux artistes dont le parcours n’est pas académique.


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4 African-American Flag, 1990 5 Ce livre part du postulat d’un instinct de survie et d’une volonté d’expansion des superorganismes, des entités identitaires existant sur plusieurs niveaux, transcendant celui des individus. Howard Bloom y analyse comment la violence est intrinsèquement liée à la nature de la société humaine puisque ces superorganismes doivent immanquablement entrer en compétition sur le mode darwinien. 6 Picasso réalisa cette toile en 1937 en réponse à une commande du gouvernement républicain de Caballero pour le pavillon espagnol de l’Exposition Internationale de Paris. Cette toile monumentale est une dénonciation engagée du bombardement de la ville de Guernica par les nationalistes espagnols exécuté par des troupes allemandes nazis et fascistes italiennes. Le tableau a joué un rôle important dans l’intense propagande suscitée par ce bombardement et par la guerre d’Espagne ; il a acquis ainsi rapidement une grande renommée et une portée politique internationale, devenant un symbole de la dénonciation de la violence franquiste et fasciste, avant de se convertir en symbole de l’horreur de la guerre en général.

Dimitri Fagbohoun 3D AEF (African European Flag) Tissu noir, bandes réfléchissantes, fermetures éclairs 142 x 75 cm 2012 © Dimitri Fagbohoun

ESTELLE LECAILLE

E. L. : Pour l’exposition à la Corderie, vous avez ainsi présenté des vidéos mais aussi des installations et des ready-made. Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse des œuvres présentées ?

découvre un mélange de couleurs où chacune représente une race : symboliquement, l‘équilibre peut à tout moment s’écrouler et la domination s’inverser. Les rapports de force actuels pourraient être totalement remis en question. Je D. F. : Les travaux présentés à la souligne ainsi qu’il n’y a pas de Corderie sont le fruit d’une fatalité et que l’histoire est un observation. À mes yeux, le rôle de mouvement permanent. l’artiste est de surligner ce qu’il observe. Leur lecture est une déclinaison de ce que j’ai pu E. L. : Le titre de l’exposition State apprendre de l’analyse transactionnelle, de la psychologie of Empire Building donne le ton de groupe, etc. C’est une allégorie d’un travail engagé. Quel est votre rapport au politique ? des analyses développées par Howard Bloom dans Le Principe de D. F. : Je ne suis pas certain que Lucifer5, une explication de l’artiste doive se définir comme l’histoire à l’aune des sciences politique. Le vrai engagement sociales. C’est passionnant sur politique est celui des militants, l’animalité en l’homme : il y des activistes, ce que je ne suis développe notamment l’idée que pas. L’artiste a une sphère la violence et la guerre sont des d’influence trop réduite pour moteurs d’évolution et que les pouvoir changer le monde, mais superorganismes (États, entités, en disant cela, je pense à Guernica6 voire même identités) sont en de Picasso : cette œuvre a été conflit permanent. Aujourd’hui, des sociétés comme Yahoo, Google majeure pour la compréhension de ce qu’était la guerre à ce ou Microsoft sont des superorganismes qui reproduisent moment. Les questions politiques sont un de mes centres d’intérêt les mêmes mécanismes. Cela représente une forme de violence mais ce n’est pas là l’essence de mon travail. Le vrai courage institutionnalisée, qui ne dit pas politique n’est pas dans l’art. C’est son véritable nom. l’allusion faite par la série wiki, qui souligne le rôle d’individus Je revisite aussi certains jeux mais surtout de citoyens en populaires dont la plupart sont devenus des disciplines sportives. résistance contre ces systèmes comme Julian Assange ou Aaron Ma proposition repose sur un Swartz. C’est un processus à parallèle entre les nations et les l’échelle de la société comparable jeux présentés : le bowling pour au concept de résilience de Boris les États-Unis, le croquet pour le Royaume-Uni, la pétanque pour la Cyrulnik. France et le ping-pong pour la Chine. Quatre puissances impérialistes passées et/ou en devenir face à l’individu. L’installation Mikado est un jeu de stratégie figé en équilibre, on y


focus STATE OF EMPIRE BUILDING

métaphorique me convient plus, d’autant qu’il s’agit souvent de souligner de façon poétique des comportements ou des situations éminemment critiquables ou du moins qui posent question. Pour moi, une œuvre fonctionne quand elle allie la forme et le fond. Par exemple, je voudrais mélanger des D. F. : L’idée de séduction n’est pas morceaux de tissu et de forcément présente lorsque je crée caoutchouc afin de créer une mais l’esthétique, oui, j’y accorde œuvre qui parlerait de l’immigration. Les matériaux de l’importance. Effectivement, choisis ne sont pas « séduisants » dans l’exposition Papa Was A mais le but est que l’œuvre Rolling Stone à Paris, les gens fonctionne et prenne tout son touchaient certaines pièces en sens au-delà de la matière même. céramique, à Marcq-en-Baroeul, des barrières ont été postées autour des « jeux ». Si ces pièces n’avaient été aussi fragiles, cela ne m’aurait pas posé de problème qu’on les touche. L’aspect E. L. : Votre travail plastique est en même temps de nature métaphorique tout en ayant un aspect très séduisant : les matières sont belles, attirantes, virginales. Il est tentant de toucher les pièces. Quelle importance accordez-vous à l’esthétique finale ?

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E. L. : Pour conclure, pouvez-vous nous parler de vos attentes vis-àvis du marché de l’art et des institutions ? Quels sont vos projets à venir ? D. F. : Le marché de l’art représente un des débouchés de mon travail. Quand une pièce entre dans une collection publique ou privée, quand une démarche attire l’attention d’un collectionneur ou d’un curateur, c’est une sorte de légitimité, de reconnaissance du travail accompli. Chaque artiste a son propre territoire, il faut travailler le sien.


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ESTELLE LECAILLE

Je montre actuellement la vidéo Black Brain7 dans le cadre du festival itinérant de vidéos « five » ainsi que dans le projet curatorial « still fighting ignorance & intellectual perfidy » de Kisito Assangni. Je participe également à l’exposition The Divine Comedy: Heaven, Hell, Purgatory Revisited by Contemporary African Artists dont le commissaire d’exposition est Simon Njami. Elle s’ouvre en mars au Museum für Moderne Kunst de Francfort puis sera présentée au scad Museum of Art à Savannah aux États-Unis et au Smithsonian National Museum of African Art de Washington, avant Madrid et Venise en 2015. Parallèlement, je finis des pièces d’après le corpus Perfect documents de Walker Evans qui seront montrées à Paris, Dakar et Bruxelles au cours de l’année

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7 Réalisée en 2011, cette vidéo traite de la mémoire en liaison à l’identité et à la nature.

L'AUTEURE Historienne de l'art, Estelle Lecaille a travaillé à la galerie aliceday à Bruxelles et était membre du collectif Komplot durant six ans. En 2014, elle a fondé mòsso, une plateforme collaborative indépendante des pratiques artistiques contemporaines qui conçoit et soutient des projets internationaux en Europe avec les pays du sud. www.mosso.net

Dimitri Fagbohoun Black Brain vidéo 3'59 2011 © Dimitri Fagbohoun Dimitri Fagbohoun Bowling Installation, céramique, édition de 6 2013 © Dimitri Fagbohoun


FOCUS

à MoNTréAl quand l'iMage Rôde narcisse ou le reflet brisé par

SEPTEMBRE TIBERGHIEN


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e Fresnoy - Studio national nous a depuis longtemps habitués à ses « panoramas » de la jeune création française et internationale, mais cette fois-ci, c'est à un tout autre tour d'horizon qu'il nous convie avec l'exposition intitulée À Montréal quand l'image rôde. Il s'agit en effet d'un aperçu de la scène artistique montréalaise en matière de vidéo et de photographie, favorisant et c'est là sa force et sa réussite, l'émergence d'une pensée poétique, plutôt que l'établissement d'un palmarès nationaliste. L'exposition est à l'image d'un corps fragmenté, dont les membres disloqués retrouveraient leur unité à l'issue d'un parcours tumultueux à travers une nuit abyssale et originelle. Sans doute, l'influence de l'auteur de La Nuit sexuelle, Pascal Quignard, se fait-elle sentir dans le choix des œuvres qui flirtent avec le côté obscur de l'âme, et dont on ne saurait déterminer si elles sont nocturnes ou diurnes1. Par ailleurs, cette « image manquante » à la source de la réflexion de la commissaire, Louise Déry, est l'objet d'une quête qui propulse le spectateur dans un espace irrationnel, celui de l'imaginaire et de la rêverie. Aussi, la répartition des œuvres dans l'espace selon un jeu de reflets et d'échos renvoie-t-elle aux notions clés développées par la directrice de la Galerie de l'uqam dans son propos d'introduction. Le souffle est quant à lui l'indice de la vie qui circule, insuffle une énergie vibrante et communicative, à l'instar des ondes sonores qui parcourent l'exposition. Reflet, souffle et écho sont également des figures de styles qui nous ramènent au mythe de Narcisse, tellement absorbé dans la contemplation de sa propre image qu'il finit par s'y perdre.


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focus À MONTREAL…

1 Pascal Quignard, La nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007.

À

commencer par cet autoportrait de Yann Pocreau se reflétant sur la baie vitrée de la Villa Cavrois, à l'entrée de l'exposition. Le photographe apparaît tel un voyeur dont la pulsion scopique lui fait faire corps avec son appareil, si bien qu'on ne reconnaît plus ses traits. Le dispositif scénographique redouble quant à lui le contenu de l'image : la photographie imprimée en grand format est collée à même la surface du mur comme du papier peint, recréant ainsi l'illusion d'une vitrine percée à travers les cimaises. La frontière entre extérieur et intérieur, espace public et espace privé est ainsi brouillée. L'Homme se tient au cœur du paysage et de l'environnement architectural qu'il a appelé de ses vœux ; il est pour un instant maître du monde. C'est ce recentrement subjectif que donne également à voir l'œuvre d'Aude Moreau, qui surplombe l'espace d'exposition. La vidéo montre une vue aérienne nocturne du centre-ville de Montréal, dont le son omniprésent, un vrombissement de pales d'hélicoptère, réveille le même type d'angoisse que celle provoquée par les films policiers. Le mot « sortir » formé par les lumières d'une tour à bureaux, évoque la volonté de s'extraire d'un contexte économique de crise, qui n'a de cesse d'empirer et de nous faire tourner en rond. Le spectateur devra pour sa part effectuer le même mouvement rotatoire que dans la vidéo afin de terminer sa visite en repassant par son point de départ.

D

e là, il sera soit happé par le souffle de l'installation d'Olivia Boudreau, soit par l'écho de l'ensemble Lost in Time de Patrick Bernatchez, dont les visions énigmatique et fantomatique se répondent dans un murmure. La première installation est constituée de deux écrans de projection qui définissent un espace de circulation, celui d'un appartement aux vastes fenêtres entrouvertes, habillées de rideaux blancs et translucides qui palpitent au vent. L'apparition soudaine d'une figure féminine venant refermer les fenêtres vient perturber cette lente pulsation et rompre l'état de contemplation dans lequel est plongé le spectateur. Moins légère, mais tout aussi spectrale est la présence, sur l'écran d'en face, d'un cheval surmonté d'un cavalier noir sur fond de neige immaculée. L'on pense immédiatement au cavalier de l'Apocalypse de la Bible, annonciateur d'une cruelle et inexorable fin du monde. L'emploi d'une pellicule 16 mm rend plus complexe la lecture de l'image, lui ajoute un supplément de matière qui palpite à la surface de l'écran. La vidéo, muette, est accompagnée d'une installation de huit tables tournantes jouant simultanément l'Aria des Variations Goldberg de Bach de façon syncopée, provoquant une déconstruction de la partition musicale. Celle-ci renforce le caractère hallucinatoire de cette présence mi-humaine mi-animale, tandis que la répétition des notes occasionne un état d'hypnose.


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SEPTEMBRE TIBERGHIEN

Aude Moreau Sortir Vidéo HD, 7 min, 2010

L

'œuvre de Jean-Pierre Aubé, ElectroSmog Montréal, apparaît dans le prolongement de ces ondes vibratoires. L'artiste capte et enregistre les émissions de radiofréquences à l'aide d'un système mis au point par ses soins et les retranscrit ensuite visuellement. Sa vidéo illustre les variations chromatiques des champs magnétiques, phénomène plus connu sous le nom d'aurores boréales. D'une beauté glacée presque artificielle, ces images masquent un constat alarmant, celui de la croissance de la pollution sonore produite par les villes. Un urbanisme galopant qui

contraste avec la pureté de la nature laurentienne donnée à voir dans la vidéo de Nadia Myre, où l'on voit l'artiste pagayant sur un canoë au milieu d'un lac paisible. Cette vision idéalisée du bon sauvage en harmonie avec son environnement tranche avec une réalité sociale bien différente : les Amérindiens sont encore aujourd'hui au Canada des individus marginalisés, parqués dans des réserves. D'ailleurs, à la fin de la vidéo, l'artiste qui s'avance en direction de la caméra se défile, son visage disparaît, signe qu'on ne peut s'identifier ou se projeter en elle.


Yann Pocreau re/construction 1 (Villa Cavrois) Installation photographique in situ, 2013

L

'oubli et le mutisme sont deux thèmes abordés dans les vidéos d'Emmanuelle Léonard et de Dominique Blain. La première a interrogé des étudiantes d'une école secondaire en banlieue de Montréal en leur demandant de définir deux notions à la base du jugement de goût : le beau et le laid. Audelà de la timidité propre à l'adolescence, la vidéaste a saisi des instants d'attente et de relâchement, comme les promesses d'une révélation future. Cependant, la plupart des jeunes filles restent muettes et n'arrivent guère à expliciter leur pensée, usant d'images grossières ou simplistes. L'artiste dresse ainsi le portrait d'une génération animée par un souci de contrôle d'une image de soi médiatisée, sans pour autant arriver à en cerner les contours. Dominique Blain, elle, s'attache à redonner corps à des

individus qui n'ont pas eu voix au chapitre de la grande Histoire. Son hommage à Georges Anglade, homme de lettre haïtien exilé à Montréal, prend la forme d'une installation vidéo et d'une photographie de dizaines de réfugiés qui regardent fixement l'horizon, dans l'attente d'un espoir ou d'un signe de reconnaissance. Englouties par les vagues, ces âmes sont vouées à l'oubli, comme l'indique le titre de l'œuvre : Blancs de mémoire. Quoi qu'un peu littéral, le jeu de mots révèle l'indifférence des peuples occidentaux à l'égard des Noirs. Il soulève également le problème du photoreportage et de la production d'images « choc », censées éveiller les consciences, mais qui au final se retrouvent banalisées, recouvertes par le flux incessant d'images toujours plus violentes et que l'on finit pourtant par oublier. Malgré le


Olivia Boudreau Intérieurs Double projection vidéo HD sur écrans de projection suspendus, couleur, sans son, 9min. 32 sec., 2012

caractère sensible de cet hommage, l'artiste ne semble pas réellement prendre position vis-à-vis de ce phénomène d'exclusion et se contente de le retranscrire sous une forme plastique très léchée et dénuée d'affects, qui manque de nous convaincre de la gravité du sujet abordé.

À

l'inverse, Frédéric Lavoie ressuscite une mémoire désuète à partir d'une photographie d'archive de la rue Notre-Dame à Montréal en 1887. L'artiste a ainsi reconstitué l'environnement sonore qui accompagne cette image d'une des artères principales de la ville, avec le bruit de la calèche et des chevaux, les pelles qui heurtent le sol glacé et les accents si typiques de la métropole. Grâce à un dispositif qui immerge le spectateur, celui-ci peut d'abord

se représenter mentalement l'activité foisonnante de la rue avant que la photographie ne soit progressivement révélée à l'écran au moment de la prise de vue. Cette carte postale d'une autre époque dresse un portrait anecdotique et folklorique des us et coutumes québécois, confortant les innombrables clichés sur la rigueur de l'hiver et les conditions de vie extrêmes qui y sont liées. l'obsolescence qui caractérise cette installation renvoie au film d'Emmanuelle Léonard, The End, où l'on voit un vieil homme saluer de la main la caméra en guise d'adieu. Ce retrait progressif de l'existence correspond à la perte de vitesse du médium sur lequel il s'inscrit, le film 16 mm, aujourd'hui dépassé par l'essor des nouvelles technologies.


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focus À MONTREAL…

L

'exemple le plus frappant de cette utilisation des nouveaux médias est sans doute la vidéo La main du rêve de Pascal Grandmaison, tournée à l'aide d'une caméra Red qui permet l'enregistrement non plus de 24, mais de 300 images par seconde. D'une beauté plastique à couper le souffle, la vidéo sans véritable début ni fin narre le processus de décomposition et de recomposition de la matière, comme si une main invisible venait soulever la couche d'humus qui recouvre la terre et nous ouvrir une brèche dans cet espace végétal. L'ambiance sonore a été créée à partir d'un échantillonnage des bruits captés sur différentes matières, remaniés synthétiquement et soumis aux lois d'un algorithme pour composer une musique à la fois hasardeuse et organique. La vidéo tout entière est traversée par ce souffle de vie, cette idée de régénérescence : rien ne se perd rien ne se crée, comme disait Lavoisier, tout se transforme. Les mouvements de caméra,

fluides et aériens, sont chorégraphiés avec la précision d'un ballet. Les effets de ralentis accentuent cet état d'apesanteur et favorisent une sorte de transe hypnotique. Dans les recoins du feuillage, sous les branches, rôdent les petites bêtes tapies dans l'ombre. Quelque chose d'humide et de chaud, qui contraste avec le côté clinique de l'image. Au bout d'un certain temps, l'effet de surprise se dissipe et la fascination laisse place à un vague sentiment de malaise. Ce

spectacle morbide rappelle soudainement les natures mortes du xvie siècle, qui confronte l'homme à la vanité de son existence. La série Corps spectraux de Manon de Pauw recèle également un aspect mortifère. Dans la vidéo L'aréna, des corps circulent derrière des vitres dépolies, esquissant des mouvements inachevés. Ces présences s'inscrivent en transparence, comme sur une radiographie.

T

out comme les ondes lumineuses, les ondes sonores parcourent l'exposition et se concentrent dans l'espace audio, une des belles idées de cette scénographie, où l'on peut écouter à son aise les enregistrements de plusieurs artistes. On retient notamment Pièce pour 9 voix de Sophie Bélair-Clément, qui à partir d'une vidéo de Michael Snow, demande à neuf personnes de narrer les mouvements d'une partie du corps du personnage principal dans une tentative d'épuisement de la parole et du geste. La reconstitution du corps se fait par adjonction successive des voix qui finissent par créer un ensemble à la manière d'un chœur. Dans Notes de Dominique Blain, deux échantillonnages de sons domestiques provenant du Pakistan, ainsi que d'un milieu urbain, se superposent pour recréer un nouveau paysage sonore. Un peu plus loin, l'installation interactive de Jean Dubois, BrainStorm, utilise la force du souffle du spectateur, capté par un anémomètre pour activer la projection de mots qui s'éclatent ensuite sur les murs. Les néologismes ainsi formés dérivent du vocabulaire du philosophe Jacques Derrida. L'aspect ludique, voire jouissif, de cette action destructrice apparaît comme une métaphore de l'activité créatrice, qui implique l'abolition de certains codes pour permettre l'émergence d'un nouveau langage. Néanmoins, on comprend mal pourquoi ce gadget un peu bruyant a été intégré au circuit de l'exposition, si ce n'est pour


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SEPTEMBRE TIBERGHIEN

divertir les petits et grands enfants. Le parcours s'achève sur la vidéo de Jacynthe Carrier, où l'on voit un groupe d'individus courir dans une sablière. Cette quête stérile et absurde, tourner en boucle dans un paysage désertique jusqu'à en perdre haleine, comporte également une dimension onirique. Les individus regroupés forment en quelque sorte une famille, une tribu liée par un inextricable destin. Ils suivent une ligne, une trajectoire qui pourrait également être la nôtre. Ce sont des « rôdeurs », des passants tout comme le spectateur qui erre à la recherche d'une image qui le happera.

O

n pourrait reprocher à la commissaire d'avoir choisi des œuvres parfois un peu trop lisses et esthétisantes, dont le propos semble avoir été un prétexte à déployer des ressources techniques considérables. Serait-ce l'influence du Fresnoy, dont on connaît l'appétence pour les technologies numériques ? Malgré tout, ce reflet de la scène québécoise forme un ensemble cohérent, qui nous laisse rêveurs. L'image manquante serait peut-être après tout cette trace de nous-mêmes que l'on poursuit éperdument tel Narcisse, fouillant du regard le moindre détail microscopique, scrutant le ciel étoilé à la recherche d'un signe venu d'ailleurs ou bien d'une autre époque

.

Patrick Bernatchez 77 k 2e mouvement, série Lost in Time Installation filmique et sonore ; film HD transféré sur pellicule 16 mm, noir et blanc, silencieux, 8 min en boucle et 8 tables tournantes, 8 disques vinyles 33 tours, 2012

L'AUTEURE Septembre Tiberghien est critique d’art et commissaire indépendante. Elle vit et travaille à Bruxelles et collabore régulièrement avec les revues L’art même, Flux News, Zéro deux et le journal Hippocampe. Depuis 2010, elle fait partie de l’association Portraits la galerie, qui soutient la création émergente.






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