Poétique naturelle, poétique humaine

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Donner lieu au monde : la poétique de l’habiter Colloque international, Cerisy-la-S a lle, 10-17 septembre 2009

Poétique naturelle, poétique humaine – les profondeurs de l’écoumène – par Augustin BERQUE

EHESS/CNRS, berque@ehess.fr

La parole s’élevait sur la grande terre, ville glorieuse. La mer était, les hommes étaient, la parole était. Abbas Beydoun, Le poème de Tyr. 1. Le toit du clocher Je suis depuis longtemps fasciné par ce mot d’écoumène, qui depuis les Grecs veut dire « la terre habitée » (oikoumenê gê, ou simplement oikoumenê : « l’habitée »). D’abord, peut-être, par son ambivalence : cela pouvait être la terre habitée par les seuls Grecs, par opposition aux Barbares, mais d’autres fois cela pouvait aussi être la terre habitée en général, par opposition à la terre déserte. Oikoumenê (gê) a pu ainsi désigner l’empire romain, en deçà du limes, puis l’empire byzantin, voire enfin la chrétienté, tout en gardant le sens général qui l’oppose au désert. C’est ce dernier sens qu’a retenu la géographie moderne, i.e. « la partie habitée de la Terre », dans une acception positiviste qui n’entend par là que l’étendue matériellement touchée par la présence humaine1 . Dans cette acception, les terres inhabitées ne font évidemment pas partie de l’écoumène. Or, avec les progrès de la civilisation moderne, il est peu à peu apparu que cette distinction n’avait plus guère de sens : les activités humaines touchent aujourd’hui toute la surface terrestre, et s’étendent même au delà de notre planète. D’où le constat du dictionnaire critique Les Mots de la géographie, de Roger Brunet2 : le mot écoumène « a perdu sa capacité de différenciation ». Or l’écoumène, en tant que relation humaine à l’étendue terrestre, ne s’est jamais bornée au topos des corps localisables ; elle a toujours été, aussi, constituée des représentations que les sujets humains se font des choses, et dont la concrète liaison au corps matériel de ces choses engendre ce qui est pour nous la réalité. Celle-ci outrepasse donc le topos des corps ; elle comprend également leur chôra, c’est-à-dire un milieu existentiel en dehors de quoi ils ne sont qu’abstraction3 . En réalité, donc, l’écoumène est à la fois topos et chôra. Elle est mesurable comme les corps, et incommensurable comme les sensations ou les symboles qui s’y attachent et en font des choses, non de simples objets. Dans l’espace comme dans le temps, elle est à la fois finie et infinie. C’est à la fois la terre, qui est arpentable, et c’est aussi le ciel, qui ne l’est pas. Or dans la réalité, la terre ne va pas sans le ciel. De même l’existence humaine : dans l’espace comme dans le temps, elle est à la fois finie et infinie. Finie comme notre corps matériel, infinie comme notre être (par les sens, les symboles et les techniques, on le verra plus loin).

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Le mot écoumène est employé en ce sens au masculin. Je garde le féminin pour le sens que je lui donne ici. 2 Montpellier et Paris, Reclus / La Documentation frança ise, 1992, p. 167. 3 V. sur ce point mon article « Lieux substantiels, milieu existentiel : l’espace écouménal », p. 49-65 dans Ala in BERTHOZ et Roland RECHT (dir.) Les Espaces de l’homme, Paris, Odile Jacob, 2005 ; et plus généralement mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000).


2 Ce qu’indique cette analogie entre l’écoumène et l’existence humaine, c’est que l’écoumène est la véritable demeure de l’être : elle est bien « l’habitée », cela que l’être habite pour autant qu’il existe. Dans cette ambivalence commune à l’existence et à l’écoumène, je chercherai la source de ce que nous appelons « la poétique de l’habiter ». J’en verrais aussi le principe dans les deux premiers vers du poème de Hölderlin que le commentaire de Heidegger4 a rendu célèbre, et qui inspire cette recherche. Ce poème5 n’a pas d’autre titre que ses premiers mots : In lieblicher Bläue blühet mit dem Metallenen Dache der Kirchthurm.

En aimable bleu fleurit avec son Toit de métal le clocher.

En effet, ces deux vers – ni la suite – ne permettent pas de savoir si cet « aimable bleu » relève du toit ou bien du ciel ; et du reste, se poser analytiquement la question tue justement l’effet poétique de cette ambiguïté, qui est en fait une ambivalence ; car c’est à la fois la substance du toit et l’insubstance du ciel qui sont bleues. Cette ambivalence dit aussi que la fonction des toits n’est pas seulement d’abriter l’habitat humain des intempéries, mais aussi d’assurer la jonction de la terre avec le ciel6 . Cette jonction fait que l’habitat humain ne se réduit pas à l’arpentabilité de ses mètres carrés, mais crée poétiquement de l’espace à partir et au delà de son topos. Or, c’est cela même que le fonctionnalisme moderne a forclos. Témoin à la lettre Le Corbusier, qui, préconisant l’abolition du toit et son remplacement par une terrasse utilisable, en donne comme raison que n’est-il pas vraiment illogique qu’une superficie entière de ville soit inemployée et réservée au tête-à-tête des ardoises et des étoiles7 ?

Ce « tête-à-tête des ardoises et des étoiles » que Le Corbusier veut abolir, c’est précisément cela que dit le poème de Hölderlin, en particulier dans l’image initiale du clocher ; cela même que disent un peu plus loin les deux vers fameux : Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet

Plein de mérite, mais poétiquement

habite Der Mensch auf dieser Erde.

L’humain sur cette terre.

J’avoue ne pas avoir prêté attention à ce « mais » (doch) jusqu’au jour où un commentaire du philosophe japonais Kakuta Yukihiko me l’a fait remarquer. Pour celui-ci, cette conjonction voudrait dire que, si méritoires que soient les effets de la civilisation technicienne, ils ne sont pas l’essentiel8 ; il y a dans l’habiter une dimension autre, et non moins authentiquement humaine : le poétique. Dont acte. Reste que le propos de Kakuta n’éclaire pas autrement ce thème. Heidegger quant à lui, dans le commentaire qu’il fait du poème de Hölderlin, est particulièrement 4

« … L’homme habite en poète… », p. 224-245 dans Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958 (Vorträge und Aufsätze, 1954). 5 Reproduit p. 126-129 dans Friedrich HÖLDERLIN, Poèmes, Paris, Mercure de France, 1986 (texte a llemand et traduction française d’André du Bouchet). Pour sa part, la traduction d’André du Bouchet donne : En bleu adorable fleurit / Le toit de métal du clocher ; et celle d’André Préau (dans l’article de Heidegger ci-dessus) : Dans un azur délicieux brille le clocher au toit de métal. 6 Sur cette complexe fonction, v. Th ierry PAQUOT, Le Toit, seuil du Cosmos, Paris, Alternatives, 2003. 7 Cité par Françoise CHOAY, L’Urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie, Paris, Seuil, 1965, p. 241. 8 KAKUTA Yukih iko, Keikan tetsugaku wo mezashite. Basho ni sumu, basho wo miru, basho e tabi suru (Vers une philosophie du paysage. Habiter un lieu, regarder un lieu, voyager vers un lieu), Tokyo, Hokuju S huppan, p. 17.


3 abscons. Son interprétation tourne autour de la notion de mesure (Messung)9 , qui me paraît dangereusement ambiguë, et même fourvoyante. Elle pousse en effet à imaginer la métricité d’une distance, alors qu’il s’agit en fait exactement du contraire : la non-distance et la non-métricité de l’espace que déploie, comme tout poème, le poème de l’habiter humain. Parler en l’affaire de démesurable, comme le paysagiste Bernard Lassus10 , me paraît nettement plus approprié. 2. Les animaux ne sont pas des machines, et les maisons non plus En quoi donc le démesurable vaudrait-il pour les poèmes comme pour le toit des maisons ? Voyons-en le premier indice dans les mots qu’emploie Hölderlin. Ce n’est sans doute pas un hasard si le poème commence par une allitération très appuyée : In lieblicher Bläue blühet…Trois fois bl bl bl à la suite11 ! Certes, à moins que Hölderlin ait laissé à ce sujet une glose explicite (mais je ne l’imagine pas en greffier de luimême), nul ne saura jamais ce que cela veut dire. Tout être humain est donc fondé à l’interpréter à sa guise, et je ne vais pas m’en priver. J’écarterai pour commencer ce que suggérerait la thèse moderne de l’arbitrarité du signifiant, à savoir en somme que ce bl bl bl serait anodin. La raison commande par ailleurs de ne pas y voir une intention particulière du poète, par exemple que Hölderlin aurait, non moins sciemment que platement, tiré parti du radical européen ble–, qu’on retrouve dans bêler, bleat, blare, blöken, balar, balare etc. : ces sons dans lesquels parlent les bestiaux (i.e. la nature qui nous accompagne). Ni greffier ni linguiste, le poète n’a pu vouloir dire consciemment, par cette allitération, que le bleu du toit de l’église ou celui du ciel nous bêlerait un message. En revanche, la langue allemande pourrait fort bien le dire par sa bouche ; à savoir – et pour le coup, cela ne serait ni scient ni plat – que parlerait ici un sujet plus vaste et plus profond que la conscience du poète : le lieu de sa parole même. Les Européens ont accoutumé de parler en l’affaire d’« inconscient ». Certes, dans le poème de Hölderlin, ce bl bl bl – ce bêlement de la langue elle-même – paraît bien être inconscient. Généralement toutefois, les adeptes de la psychanalyse ont tendance à ne voir que leur identité propre dans ce que chercherait à dire leur inconscient. Je soupçonnerais là plutôt, à la manière jungienne, quelque chose d’archétypal, outrepassant donc le topos identitaire de l’individu moderne. Sans aller plus loin dans l’interprétation de ce bl bl bl (ce qui serait du bla-bla-bla), j’en retiendrai ceci : que ce triple bêlement nous fait entendre la langue parler non moins, mais à un autre niveau, que la parole. Ce niveau qui n’est pas celui de la conscience excède le topos ontologique moderne12 , lequel réduit l’être – celui des humains comme celui des choses, des bêtes etc., bref la réalité – au contour des corps individuels. Qu’en deçà de la parole

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Qu’à son habitude il décline à travers une série de termes liés : Durchmessung (mesure diamétrale), Zumessung (mesure-et-assignation), gemäss (à la mesure), Vermässung (mesure aménageante), MassNahme (prise de mesure)… tout cela dans l’ambiguïté voulue qui lui fa it, dès Sein und Zeit, renverser le sens d’Entfernung (distance) en son contraire (le « déloignement »). 10 Du reste sans référence à Heidegger. V. Bernard LASSUS, Jardins imaginaires. Les habitants paysagistes, Paris, Weber, 1977, p. 74. Lassus définit le démesurable comme un « incommensurable suggéré » (ibid.). 11 C’est ce que j’ai cherché à rendre approximativement dans ma traduction : En aimable bleu fleurit… 12 Acronyme : TOM ; que, soit dit poétiquement mais non lexica lement, l’on rapprochera de la racine indo-européenne tom-, tem-, qui veut dire « couper » (comme dans tome, anatomie, temps, temple, etc.). Sur ce TOM, v. Écoumène, op. cit., et plus particulièrement mon article « Vers une mésologie – au delà du topos ontologique moderne – », p. 149-154 dans Michel WIEWIORKA (dir.) Les Sciences sociales en mutation, Auxerre, Éditions Sciences humaines, 2007. Parler de TOM revient à dire que le sujet moderne s’est coupé de son milieu.


4 de Hölderlin, en effet, la langue allemande parle, cela suggère que s’expriment, dans les profondeurs du poème, des liens avec une certaine contrée. Heidegger, on le sait, a parlé en ce sens d’un autre poète, Hebel13 . Un géographe tel que moi ne peut toutefois s’en tenir au propos de Heidegger, lequel pose que L’être mesure, en tant que lui-même, son enceinte, qui est enceinte ( , tempus) par cela qu’il se déploie dans la parole. La parole est l’enceinte (templum), c’est-à-dire la demeure de l’être. L’essence de la langue ne s’épuise pas dans la signification ; elle ne se borne pas à la sémantique et au sigle. Parce que la langue est la demeure de l’être, nous n’accédons à l’étant que par cette demeure14.

Ma thèse est en effet que la parole, concrètement, ne va pas sans l’écoumène, qui est sa demeure et donc la véritable demeure de l’être. C’est en outre que l’écoumène ne va pas sans la biosphère (c’est-à-dire sans la vie), ni celle-ci sans la planète (c’est-à-dire sans la matière). Je ne dis pas, cependant, qu’en fin de compte la vraie demeure de l’être serait la matière ; car de la planète à la biosphère, et de celleci à l’écoumène, il y a émergence de l’être, c’est-à-dire poïèse, et il n’est donc pas question de réduire analytiquement l’être à ses éléments initiaux, matériels ni même biologiques. Il y a là au contraire un déploiement ontologique : celui de l’univers, de l’évolution et de l’histoire. Cela va dans un certain sens, que l’on ne doit pas prendre à l’envers. Cette poïèse de l’être, c’est ainsi que j’interprète l’expression ancienne « le poème du monde » (carmen mundi). C’est dire que le mécanicisme – qui réduit à des machines aussi bien les maisons (comme Le Corbusier) que les animaux (comme Descartes) – ne manque pas seulement de poésie, mais contrevient au déploiement de l’univers : il est acosmique. En effet – à un autre niveau certes que la parole – tant les maisons que les animaux, c’est-à-dire les choses non verbales, n’en participent pas moins au poème du monde ; et il y a dans tout cela un sens général, dont je vais essayer de montrer le fil. 3. L’écart entre la chose et l’objet Pour nous, habituellement, les mots « chose » et « objet » sont à peu près interchangeables. Il n’en va pas de même dans une perspective écouménale. Une chose, cela suppose concrètement tous les liens qui existent entre les êtres. Un objet au contraire, cela suppose une abstraction, qui le détache de son milieu pour l’instituer en lui-même. Cette abstraction est symétrique de celle qui a auto-institué le sujet moderne. Ce double mouvement d’abstraction est ce qu’on appelle le dualisme. Il est méthodologiquement nécessaire à la science, dans la mesure où celle-ci doit se borner à l’analyse d’objets abstraits. En revanche, le dualisme est par essence incapable de prendre en compte la réalité concrète, qui comprend nécessairement l’existence humaine. Or si la science authentique reste dans ses propres limites, tel n’est pas le cas du scientisme : il prétend, lui, légiférer pour toute la réalité ; prétention qui repose sur une absurde forclusion de l’existence humaine, autrement

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V. à ce sujet Pierre DULAU, Martin Heidegger, la parole et la terre, p. 177-200 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.), Le Territoire des philosophes. Lieu et espace dans la pensée au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2009. 14 Martin HEIDEGGER, Pourquoi des poètes ?, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962 (Holzwege, 1949), p. 373.


5 dit sur la réduction des choses en objets. C’est ce qu’illustre l’affirmation fameuse de Le Corbusier, « Une maison est une machine à habiter » 15 . L’outrecuidance du scientisme n’a pas manqué de susciter le doute. Elle a provoqué en retour l’essor de la phénoménologie, qui s’est au contraire attachée à saisir la réalité comme elle se donne concrètement. Dans ce courant se placent les réflexions sur la poétique de l’habiter. Si néanmoins celles-ci ont apporté d’utiles contrepoids aux prétentions du scientisme, reste que par rapport à la science, la phénoménologie ne fait pas le poids. Le dualisme moderne la rejette immanquablement du côté de la subjectivité, autrement dit de l’erreur. À tout le moins – car on ne peut pas, non plus, nier l’évidence que l’être humain est subjectif, et qu’il existe objectivement comme tel – se perpétue le fossé entre la prise en compte de l’objet d’une part, du sujet de l’autre. Or c’est justement de ce fossé que surgit l’impossibilité, pour la raison, de saisir la réalité des choses ; car celles-ci ne sont pas seulement des objets sur lesquels on aurait, arbitrairement, tartiné du subjectif. Quelle est donc cette réalité non dualiste qui est celle des choses ? En chercher la réponse dans la seule phénoménologie ne comblera jamais le fossé qui sépare celle-ci de la science. Nous devons du même pas – ni plus, ni moins – la demander à la science. Telle est effectivement la démarche trajective du point de vue écouménal. Je l’illustrerai ici à propos de quelques thèses afférentes à notre problème. 4. L’être-au-dehors-de-soi, l’émergence de l’humain, et celle de l’écoumène L’une des thèses les plus connues d’Être et temps est contenue dans le mot même de Dasein ; à savoir que l’humain est un « être-au-dehors-de-soi » (Ausser-sich-sein), qui « ek-siste » au-delà des limites objectives de son corps. C’est du fait de cette sortie au dehors de soi qu’il est, justement, un Da-sein, i.e. qu’il est « là » (da), auprès des choses. D’aucuns, pour traduire Dasein, ont donc même parlé d’« être le là ». Puis l’on s’en est tenu, comme on le sait, au vocable original16 de Heidegger. Pour serrée que soit l’argumentation de Heidegger, elle n’est cependant que verbiage pour un esprit positiviste, attaché à la mesure des lieux matériels. Pour un tel esprit, l’on ne peut pas être ailleurs que là où l’on est, c’est-à-dire « ici », et pas « là » ; sauf à « être absent », c’est-à-dire à rêvasser, ou du moins se projeter subjectivement sur les objets qui nous entourent. Pure affaire de subjectivité, donc. Or dans un tout autre champ : la paléontologie humaine, sans la moindre référence à Heidegger, et dans la plus stricte méthode scientifique, André LeroiGourhan devait quelques décennies plus tard développer des thèses dont l’homologie avec le propos de Heidegger a de quoi faire réfléchir. Il s’agit de l’interprétation qu’il donne, dans Le Geste et la parole17 , de l’émergence de notre espèce. Cette thèse montre que la lignée d’Homo sapiens a peu à peu émergé dans un processus d’extériorisation de certaines des fonctions du corps animal, déployant ce que Leroi-Gourhan nomme un « corps social ». Celui-ci est formé des systèmes techniques et symboliques qui, en les extériorisant, ont développé lesdites fonctions. Le déploiement de ce corps social rétroagissant sur le corps animal, celui-ci s’est peu à peu transformé, dans le processus de l’hominisation. Ainsi, l’extériorisation est immanente à l’être humain. Du point de vue écouménal, cela n’est autre que la réalité du Dasein. On précisera que ce corps « social » (techno-symbolique) est en fait un corps médial (éco-techno-symbolique), puisqu’il empreint nécessairement le milieu où il se déploie. Autrement dit, c’est l’écoumène : la véritable demeure du Dasein, et qui s’est déployée à la mesure de l’émergence de notre espèce, puis de son hégémonie sur la Terre. 15

Cité in CHOAY, op. cit., p. 237. Qui, dans la langue courante, veut dire « existence ». 17 Albin Michel, 1964, 2 vol. 16


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5. L’écart entre univers et monde L’écoumène, on le voit, ne peut pas être réduite à un objet, puisque, intrinsèquement, elle comporte des systèmes symboliques ; à savoir des systèmes où une chose est à la fois quelque chose et autre chose, qui la représente ou qu’elle évoque. Plus fondamentalement encore, une chose tient toujours, nécessairement, de notre existence même. C’est ce que signifie le mot trajectivité, qui est essentiel à la compréhension de l’écoumène. Il veut dire que la technique nous y projette (par exemple, quand un radiotélescope nous permet de percevoir un quasar), tandis que le symbole la rétrojecte en nous-mêmes (par exemple, sous la forme des connexions neuronales qui incarnent les quasars dans notre cerveau). Ce va-et-vient – cette cosmisation/somatisation – fait la réalité de notre monde, où les choses sont nécessairement trajectives. Trajectives, cela veut dire aussi que les choses, tout en constituant notre monde, n’en supposent pas moins l’univers ; ce qui n’est pas pareil. On sait que Heidegger distingue entre l’humain comme « formateur de monde » (weltbildend), l’animal comme « pauvre en monde » (weltarm), et la pierre comme « sans monde » (weltlos)18 . Il a été en cela influencé19 par les travaux d’Uexküll, lequel, d’un point de vue et selon une méthode strictement scientifiques, a montré que les animaux – les êtres vivants en général – vivent dans un « monde ambiant » (Umwelt) qui ne doit pas être confondu avec le donné objectif de l’environnement (Umgebung)20 . Ce qu’ils perçoivent et en fonction de quoi ils se comportent, bref ce qui existe pour eux, ce n’est pas l’univers d’objets de notre science, mais un monde qui est propre à leur espèce : « un animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel »21 . Autrement dit, ce qui existe pour un être vivant, ce sont des choses, dont l’interrelation avec son être forme son monde. Or, curieusement, oubliant la distinction qu’il pose lui-même entre Umwelt et Umgebung – en somme, entre monde et univers –, Uexküll pose en même temps que À l’animal simple correspond un milieu simple, à l’animal complexe un milieu richement articulé. […] La richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l’essentiel en trois caractères perceptifs et trois caractères actifs – son milieu. Mais la pauvreté du milieu conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse22.

Cette idée de « pauvreté » (Armut) a inspiré à Heidegger celle de « pauvre en monde » (weltarm). Or c’est là une inconsistance radicale : porter sur les choses de 18

Sur ce thème dans l’œuvre de Heidegger, v. notamment Michel HAAR, Le Chant de la terre. Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, Paris, L’Herne, 1986. 19 Comme le montre Giorgio AGAMBEN, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, Paris, Bibliothèque Rivages, 2002 (L’Aperto. L’uomo e l’animale, 2002). 20 Uexküll a résumé ces vues en 1934 dans un ouvrage dont la traduction française, Mondes animaux et monde humain, parue chez Denoël en 1965, a été reprise en 2004 aux éditions Pocket. 21 Op. cit., p. 94 (ita l iques d’Uexküll). Dans ces mondes, « Les animaux comme les plantes édif ient leur corps en maisons vivantes qui les a ident à mener leur existence » (p. 101). La même logique vaut pour les constructions animales (comme les termitières), qu’un biologiste non suspect de phénoménologie, comme Richard Dawkins, qualif iera plus tard de « phénotype étendu » (The extended phenotype. The long reach of the gene, New York, Oxford University Press, 1999). V. à ce sujet les réflexions d’un arch itecte : Juhani PALLASMAA, Animal settlements. Ecologica l functionalism of animal arch itecture, p. 13-26 dans Tony ATKINS et Joseph RYK WERT (dir.) Structure and meaning in human settlements, Ph iladelph ie, University of Pennsylvania Museum of Archaeology and Anthropology, 2005. 22 Op. cit., p. 24 et p. 26.


7 l’Umwelt un jugement fondé sur les objets de l’Umgebung. Un monde – qu’il soit humain, animal ou végétal – n’est ni riche ni pauvre, il existe pleinement comme tel, et c’est tout. C’est le Tout (to Pan, comme dit le Timée). Cette inconsistance vient de ce qu’il nous est difficile – et à la limite, ontologiquement impossible – de concevoir les choses autrement que dans les termes de notre propre monde, lequel est aujourd’hui imprégné du paradigme scientifique. Je la retrouve chez un éthologue disciple d’Uexküll, Hidaka Toshitaka, qui parle de l’« illusion » (iryûjon) sans laquelle, est-il postulé, nous les vivants (humains compris) n’aurions pas conscience du monde23 . Or du point de vue écouménal, il n’y a là ni pauvreté, ni illusion. Ce qu’il y a, c’est la réalité. Encore faut-il, en la matière, dépasser le parti moderne, qui ramène le monde à l’univers. 6. De la planète au bleu du clocher : le déploiement de la demeure humaine La prégnance du poétique – et concomitamment, l’audience des poètes – hors de chez nous, les modernes, vient fondamentalement de ce que, dans ces mondes qui ne sont pas le nôtre, ne s’est pas encore produite l’abolition, que recommande Le Corbusier, du « tête-à-tête avec les étoiles ». De ces mondes-là, Zarathoustra ne pourrait donc pas encore déplorer que Wehe ! Es kommt die Zeit, wo der Mensch keinen Stern mehr gebären wird24. Malheur ! Il vient, le temps où l’humain n’enfantera plus d’étoile.

Serait-ce que, dans ces mondes-là, les gens fabriquent des étoiles comme l’univers, par le jeu de la gravitation et de la fusion thermonucléaire ? Évidemment non. Serait-ce, à l’inverse, qu’ils croient voir des étoiles là où en fait il n’y aurait que de l’argent et des machines ? Non plus. Ce qu’ils font, ou plutôt ce qu’ils ne font pas, c’est de décomposer la réalité en objets d’une part, en sujets de l’autre. Autrement dit, ces gens-là refusent le topos ontologique moderne : le TOM. Comme on l’a vu25 , le TOM, c’est ce qui « coupe » (tom-, tem-, temnein) le sujet moderne de son milieu, et qui, du même pas, réduit les choses à des objets. Cette coupure est, par essence, apoétique et acosmique. En effet, en privant tout topos de sa chôra, elle dessèche le flux nourricier qui, concrètement, fait croître ensemble (cumcrescere, d’où concretus) les gens et les choses en un certain monde. Elle tarit le lait que la chôra dispense à l’être en devenir (la genesis), lui permettant ainsi justement de devenir, c’est-à-dire de ne pas rester le même 26 . Disons la même chose moins lyriquement. Ce sont là certes des figures qui émeuvent la subjectivité, mais justement parce qu’elles sont fondées dans le mouvement de la nature. En effet, il n’y a pas de devenir – donc ni évolution, ni déploiement de l’univers – si le même reste le même. La planète ne devient pas la 23

HIDAKA Toshitaka, Dôbutsu to ningen no sekai ninshiki. Iryûjon nashi ni sekai wa mienai (La Cognition du monde chez les animaux et les humains. Sans l’illusion, le monde serait invisible), Tokyo, Ch ikuma Shobô, 2003. 24 Friedrich NIETZSCHE, Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra), édition bilingue, Paris, Aubier, 1992 (1885), p. 66. 25 V. supra, note 12. 26 Dans le Timée (52 d 4), Pla ton compare la chôra à une nourrice (tithênê). Ce mot vient du radica l indo-européen tit-, que l’on retrouve en français dans téter, téton, et en angla is dans tit. En somme, la chôra donne le sein à la genesis. À l’opposé de l’interprétation derridienne (Jacques DERRIDA, Khôra, Paris, Galilée, 1993) – qui, réduisant le propos de Pla ton à un enroulement de texte sur du texte, est l’exemple type du dessèchement du TOM –, on se souviendra que, dans le monde grec, la chôra est d’abord et surtout la campagne qui entoure la ville, et qui la nourrit.


8 biosphère, ni la biosphère l’écoumène. Au niveau le plus primordial, celui des processus de transformation de la matière, dont l’autopoïèse est à l’origine de la vie, il nous faut considérer l’interaction des particules au sein d’un milieu (d’une chôra), et non pas les en abstraire ; faute de quoi il n’y aurait ni « flèche du temps », ni donc de genesis : La mécanique classique considère des mouvements isolés alors que l’irréversibilité ne prend sens que lorsque nous considérons des particules plongées dans un milieu où les interactions sont persistantes27.

De même au niveau de la biosphère. Pour un biologiste comme Josef Reichholf28 , par exemple, la sélection naturelle, que seule reconnaît le darwinisme, est impuissante à expliquer l’évolution ; elle ne peut rendre compte que de la stabilité, non de l’innovation dans les systèmes vivants. Pour comprendre la créativité – le schöpferische Impuls – de la vie, l’on doit considérer le métabolisme, c’est-à-dire les échanges concrets de l’organisme avec son environnement. Les nouvelles fonctions (par exemple le vol chez l’oiseau) ne peuvent pas apparaître par une suite de petites adaptations aléatoires, mais par un brusque détournement de fonction d’un potentiel constitué par excédent. Il s’agit donc de partir non de l’équilibre, mais du déséquilibre ; en somme, d’une certaine tendance : Il ne s’agit plus du hasard aveugle, mais de l’exploitation d’offres ou de nécessités concrètes. Le hasard est marginalisé29.

Autrement dit, aussi bien les processus de la matière que l’évolution vont dans un certain sens, la seconde poursuivant les premiers à un niveau ontologique supérieur. Outrepassant l’identité, ils la « projettent » (ballein) « au delà » (meta, d’où métabolisme), c’est-à-dire la font devenir quelque chose d’autre qu’elle-même. Ce processus, dans son essence, est homologue au principe de la métaphore, laquelle aussi « porte » (pherein) l’identité « au delà » d’elle-même, sans pour autant l’abolir. Inutile de rappeler que la métaphore travaille au cœur de toute poésie. Ainsi, dans tout ce devenir, c’est l’arborescence d’un même poème qui s’exprime : le poème du monde. Inutile aussi de rappeler que cette sortie au dehors de soi n’est autre que l’existence. Je montrerai plutôt, pour terminer, que c’est le principe même de la réalité. 7. Le trajet poétique de la réalité En posant que la réalité des choses est trajective, je n’entends pas seulement qu’on ne peut la réduire aux deux termes du dualisme (le subjectif ou l’objectif). Il s’agit bien aussi d’un trajet, qui va dans un certain sens. Je veux dire en outre que ce trajet, c’est celui qui, depuis l’autopoïèse de la matière jusqu’au déploiement de la parole, ouvre mais couvre aussi l’écart entre l’identité d’une part, d’autre part ce qu’elle devient. En d’autres termes, l’écart entre objet et chose. J’appelle trajection cet écart qui s’ouvre dans un trajet qui le couvre. C’est le principe de la réalité. Or ce principe est analogue à une prédication, i.e. la relation entre un sujet S (ce dont il s’agit) et un prédicat P (selon lequel on saisit S). La réalité se représentera donc par la formule r = S/P, laquelle se lit : la réalité, c’est S en tant que P. Exemples : la réalité, c’est l’Umgebung (S) en tant qu’Umwelt (P), l’univers (S) en

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Ilya PRIGOGINE, La Fin des certitudes, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 133. V. son L’Émancipation de la vie, Paris, Flammarion, 1993 (Der schöpferische Impuls. Eine neue Sicht der Evolution, 1992). 29 Op. cit., p. 208. 28


9 tant que monde (P), la chose (S) en tant que mot (P), le mot (S) en tant que signifiant (P). C’est à Nishida que j’emprunte l’idée que le monde est un prédicat. Dans mon esprit, c’est l’ensemble des prédicats selon lesquels l’humanité saisit la Terre : par les sens, par la pensée, par les mots et par l’action. Cette relation entre Terre et monde, c’est l’en-tant-que écouménal (S/P). Bref, c’est l’écoumène. Le point de vue écouménal, toutefois, mène à contester radicalement l’idée nishidienne selon laquelle le monde prédicatif serait un absolu qui subsume son propre sujet30 . Cette thèse, en effet, ne fait que renverser le principe de la science (pour laquelle c’est S qui est un absolu : le Réel R, soit la formule R = S) en son énantiomère (R = P, en somme que la réalité ne serait, absolument, que ce qu’on en dit). Dans la réalité de l’écoumène, qui est nécessairement relative (elle est r, non pas R), notre relation avec les choses (S/P) ne peut pas subsumer ce qu’elles sont en ellesmêmes (S) ; elle ne peut, indéfiniment, que le supposer. Cela ne change rien toutefois au principe de la trajection, dans lequel S devient P tout en supposant S. La trajection S/P naît bien antérieurement au langage, qui ne fait qu’en déployer le principe dans ses prédications verbales. Dès le niveau ontologique de la matière dans son autopoïèse, c’est à la fois l’écart qui éloigne tout état initial A de son devenir en non-A, et le trajet qui couvre cet écart ; à savoir un écart trajectif31 . Au fil de l’évolution, cela devient ce qui, chez l’animal, sépare et relie la « représentation distale » (où l’animal n’est pas en présence directe de l’objet représenté) et l’« information proximale » (où il y a présence directe). Pour que cela se déploie, l’organisme considéré doit pouvoir dissocier ses états représentationnels des situations que ces états représentent. Il doit pouvoir représenter l’objet de la représentation comme persistant quand il n’est pas directement perçu ou intégré à une action32.

Cet écart trajectif entre le distal et le proximal, qui devient manifeste chez les animaux supérieurs, a fait un bond incommensurable à partir du moment où notre espèce a développé la double articulation du langage verbal33 , qui nous permet par exemple de parler ici et maintenant d’un quasar situé à dix milliards d’annéeslumière. Dans l’abstraction du TOM, appeler « toit » (P) un toit (S) – soit l’inconsciente prédication ça (S), c’est un toit (P) – ne change rien à ce toit. Il s’agirait pourtant d’une autre réalité si on l’appelait « Dach », ou « wuding » ; car en fait on serait dans un autre monde (celui d’un Allemand, ou celui d’un Chinois), ce qui, concrètement, implique d’autres sortes de toits. Dans la réalité de l’écoumène, « toit » n’est donc jamais l’interchangeable équivalent de « Dach », et encore moins de « wuding » ; car les mots et les choses y croissent ensemble. Les signes, autrement dit, ne sont pas arbitraires. C’est pour cela que, dans le poème de Hölderlin, le bleu du clocher ou le bleu du ciel peut être « aimable » (lieblich) : parce que le clocher n’est pas abstrait du ciel, ni ces mots de ces

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J’ai discuté cette thèse notamment dans Écoumène, op. cit. Au plus profond, en mécanique quantique, il s’agit de la non-séparabilité – même quand elles se sont éloignées l’une de l’autre – de deux particules qui ont interagi dans le passé. 32 Joëlle PROUST, Comment l’esprit vient aux bêtes. Essai sur la représentation, Paris, Gallimard, 1997, p. 329. 33 Soit d’une part en unités signif icatives (douées de sens, les morphèmes) et d’autre part en unités distinctives (non douées de sens, les phonèmes). Cette distinction relève d’une linguistique fonctionnelle dont il faudrait discuter la pertinence dans la perspective écouménale, mais je l’emploie ici pour fa ire court. 31


10 choses, ni celles-ci de notre être. Et c’est pour cela que l’humanité, ouvrant/couvrant l’écart entre le monde et l’univers, peut habiter en poète. Cette trajection est toujours contingente. On ne peut pas la produire, mécaniquement, par une itération de S (réduit à l’objet), ni par une suite de hasards ; car elle va dans un certain un sens : celui d’un déploiement de l’être qui, à chacun de ses stades ou de ses niveaux, engendre un monde plus singulier, plus irréductible à son matériau initial. C’est cela, le poème du monde. Cette arborescence peut se représenter par une formule : (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’, et ainsi de suite. C’est ainsi que l’écoumène est plus contingente que la biosphère, qui est plus contingente que la planète ; ou, au niveau ontologique de l’écoumène, que la parole est plus contingente que la langue, laquelle est plus contingente que le langage, lequel est plus contingent que la représentation. C’est par cette contingence exponentielle que, dans l’écoumène, la parole est homologue au poème du monde, qui la porte comme une plus vaste houle ; ce qui fait que l’être humain, dans l’irréductible singularité d’une œuvre, est fondé à en résumer toute la profondeur. Encore faut-il, sous le bleu d’un toit, recueillir le ciel. Maurepas, 31 août 2009.


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