IIa-IIae (3)

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Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 135: LA PARCIMONIE (ou mesquinerie) 1. La parcimonie est-elle un vice? - 2. Le vice qui s'oppose à elle. ARTICLE 1: La parcimonie est-elle un vice? Objections: 1. Il semble que non, car la vertu gouverne les petites choses comme les grandes; aussi les libéraux comme les magnifiques font de petites choses. Mais la magnificence est une vertu. Donc pareillement la parcimonie est plus une vertu qu'un vice. 2. Le Philosophe affirme que " la surveillance des comptes rend parcimonieux ". Mais la surveillance des comptes paraît louable, car le bien de l'homme est de se conduire selon la raison, d'après Denys. Donc la parcimonie n'est pas un vice. 3. Le Philosophe dit que le parcimonieux dépense son argent avec tristesse. Mais cela ressortit à l'avarice ou illibéralité. Donc la parcimonie n'est pas un vice distinct. En sens contraire, Aristote fait de la parcimonie un vice spécial opposé à la magnificence. Réponse: Comme on l'a dit précédemment, les actes moraux sont spécifiés par leur fin. Aussi sont-ils fréquemment nommés à partir d'elle. Donc on appelle quelqu'un parcimonieux parce qu'il vise à agir petitement. Or, petit et grand, selon Aristote sont relatifs. Aussi, lorsqu'on dit que le parcimonieux veut faire quelque chose de petit, il faut le comprendre par rapport au genre de l'oeuvre accomplie. Là, on peut apprécier le grand et le petit de deux façons: d'une part, du côté de l'oeuvre à faire; d'autre part du côté de la dépense. Donc le magnifique vise au premier chef la grandeur de l'oeuvre, secondairement la grandeur de la dépense qu'il n'évite pas, pour accomplir un grand ouvrage. Aussi le Philosophe dit-il que " le magnifique, à frais égaux, fait une oeuvre plus magnifique ". A l'inverse, le parcimonieux recherche une petite dépense et le Philosophe dit " qu'il cherche comment dépenser le minimum ". En conséquence il recherche la petitesse de l'oeuvre, qu'il ne refuse pas pourvu qu'elle réclame peu de frais. Aussi le Philosophe dit-il au même endroit: " Le parcimonieux, après avoir dépensé énormément pour peu de chose " parce qu'il ne veut pas le dépenser, " perd l'avantage " que lui aurait procuré une oeuvre magnifique. Il est donc évident que le parcimonieux est en dessous de la proportion qui doit exister pour la raison entre la dépense et l'ouvrage. Ce défaut par rapport à la règle raisonnable est ce qui donne la raison de vice. Il est donc évident que la parcimonie est un vice. Solutions: 1. La vertu gouverne les petites choses selon la règle de la raison, envers laquelle le parcimonieux est en défaut, on vient de le dire. Car on n'appelle pas parcimonieux celui qui gouverne les petites choses, mais celui qui, en gouvernant de grandes ou de petites choses, est en défaut envers la règle de la raison. 2. Comme dit Aristote, " la crainte incite à prendre conseil ". C'est pourquoi le parcimonieux surveille attentivement les comptes, parce qu'il a une crainte déréglée de voir gaspiller ses biens, même en petites quantités. Aussi cela n'est-il pas louable, mais vicieux et blâmable, parce qu'il ne dirige pas son amour de l'argent selon la raison, mais met sa raison au service de cet amour déréglé. 3. De même que le magnifique s'accorde avec le libéral en ce qu'il dépense son argent avec promptitude et plaisir, de même le parcimonieux s'accorde avec l'illibéral ou avare en ce qu'il dépense avec tristesse et retard. Mais ils diffèrent en ce que l'illibéralité porte sur les dépenses ordinaires, et la


parcimonie sur les grandes dépenses qu'il est plus difficile de faire. Et c'est pourquoi la parcimonie est un moindre vice que l'illibéralité. Aussi pour le Philosophe bien que la parcimonie et le vice opposé soient mauvais, " ils ne sont pas déshonorants parce qu'ils ne font pas de tort au prochain et ne sont pas ignobles ". ARTICLE 2: Le vice qui s'oppose à la parcimonie Objections: 1. Il semble qu'il n'en existe pas. Car le petit s'oppose au grand. Or la magnificence n'est pas un vice, mais une vertu. Donc aucun vice ne s'oppose à la parcimonie. 2. Puisque la parcimonie est un vice par défaut, on l'a dit à l'Article précédent, il semble que s'il y avait un vice opposé à la parcimonie, il consisterait seulement à gaspiller l'argent à l'excès. Mais Aristote remarque: " Ceux qui dépensent beaucoup là où il faudrait dépenser peu, dépensent peu là où il faudrait dépenser beaucoup " et ainsi ils ont quelque chose de parcimonieux. Il n'y a donc pas de vice opposé à la parcimonie. 3. Les actes moraux sont spécifiés par leur fin, on l'a redit à l'Article précédent. Mais ceux qui gaspillent le font pour étaler leur richesse, selon Aristote. Or cela se rattache à la vaine gloire, qui s'oppose à la magnanimité, on l'a dit. Donc aucun vice ne s'oppose à la parcimonie. En sens contraire, il y a l'autorité d'Aristote qui place la magnificence entre deux vices opposés. Réponse: Le petit s'oppose au grand et tous deux se disent de façon relative. Comme il arrive que la dépense soit petite par comparaison avec l'ouvrage, il arrive aussi qu'elle soit grande sous le même rapport, si bien qu'elle dépasse la proportion qu'il doit y avoir entre la dépense et l'ouvrage, selon la règle de la raison. Aussi est-il évident qu'au vice de la parcimonie, par laquelle on est en défaut envers la juste proportion des dépenses à l'égard de l'ouvrage, en voulant dépenser moins que ne le requiert la dignité de celui-ci, il y a un vice opposé, par lequel on est en excès par rapport à cette proportion, c’est-à-dire qu'on dépense trop par rapport à l'ouvrage. En grec, ce vice s'appelle banausia, mot qui vient de la fournaise de la forge, parce qu'à la manière du feu de la fournaise, il " dévore " tout. On l'appelle aussi apyrokalia, c'est-à-dire " sans bon feu ", parce qu'à la manière du feu, il " flambe " tout. Aussi en latin, ce vice peut se nommer consumptio (en français: dilapidation, gaspillage.) Solutions: 1. " Magnificence " se dit parce qu'on fait un grand ouvrage, non parce que la dépense y est disproportionnée. C'est cela qui ressortit au vice opposé à la parcimonie. 2. Le même vice est contraire à la vertu qui occupe le juste milieu, et au vice contraire. Ainsi donc le vice de gaspillage s'oppose à la parcimonie en ce qu'il excède ce que demande la dignité de l'ouvrage, dépensant beaucoup là où il faudrait dépenser peu. Mais il s'oppose à la magnificence par rapport à la grandeur de l'oeuvre, visée première du magnifique, en ce que là où il faut beaucoup dépenser, il ne dépense rien ou presque. 3. Le gaspilleur, par l'espèce de son acte, s'oppose au parcimonieux en tant qu'il outrepasse la règle de la raison dont le parcimonieux s'éloigne par défaut. Cependant rien n'empêche qu'il ordonne sa conduite à la fin d'un autre vice, comme la vaine gloire ou tout autre.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 136: LA PATIENCE


1. Est-elle une vertu? - 2. Est-elle la plus grande des vertus? - 3. Peut-on l'avoir sans la grâce? - 4. Fait-elle partie de la force? - 5. Est-elle identique à la longanimité? ARTICLE 1: La patience est-elle une vertu? Objections: 1. Il ne semble pas, car les vertus existent à l'état le plus parfait dans la patrie, dit S. Augustin. Mais là il n'y a pas de patience, car il n'y a pas de maux à supporter, selon Isaïe (49, 10) et l'Apocalypse (7, 16): " Ils n'auront pas faim, ils n'auront pas soif, ils ne souffriront pas du vent brûlant ni du soleil. " Donc la patience n'est pas une vertu. 2. On ne peut trouver aucune vertu chez les mauvais, parce que la vertu rend bon celui qui la possède. Mais on trouve parfois de la patience chez les hommes mauvais, comme on le voit avec les avares qui supportent patiemment beaucoup de choses pour amasser de l'argent, selon l'Ecclésiaste (5, 16): " Tous les jours de sa vie il les passe dans les ténèbres, dans les soucis multiples, dans la misère et la tristesse. " 3. Les fruits diffèrent des vertus, on l'a vu précédemment. Or la patience figure parmi les fruits, comme le montre S. Paul (Ga 5, 22). En sens contraire, S. Augustin écrit dans son livre La Patience: " La vertu appelée patience est un si grand don de Dieu que l'on proclame la patience de celui-là même qui nous l'accorde. " Réponse: Comme on l'a dit plus haut. les vertus morales sont ordonnées au bien en tant qu'elles maintiennent le bien de la raison contre l'assaut des passions. Or, parmi les autres passions, la tristesse est puissante pour empêcher le bien de la raison, selon la parole de S. Paul (2 Co 7, 10): " La tristesse du monde produit la mort. " Et l'Ecclésiastique (30,23): " La tristesse en a tué beaucoup, elle n'est d'aucun profit. " Aussi est-il nécessaire d'avoir une vertu qui protège le bien de la raison contre la tristesse, pour que celle-ci n'abatte pas la raison. C'est l'oeuvre de la patience, et qui fait dire à S. Augustin: " La patience de l'homme nous fait supporter nos maux d'une âme égale " c'est-à-dire sans être bouleversés par la tristesse, " pour que d'une âme découragée, nous ne délaissions pas les biens qui nous font parvenir à des biens meilleurs ". Il est évident par là que la patience est une vertu. Solutions: 1. Les vertus morales n'existent pas dans la patrie avec le même acte que dans le voyage de cette vie, c'est-à-dire par comparaison avec les biens de la vie présente, mais par comparaison avec la, fin qui existera dans la partie. Ainsi la justice n’existera plus dans la patrie au sujet des achats et des ventes et autres affaire appartenant à la vie présente, mais seulement pour nous soumettre à Dieu. Pareillement l'acte de la patience, dans la patrie, ne consistera plus à supporter, mais à jouir des biens auxquels nous voulions parvenir en étant patients. Aussi S. Augustin dit-il que dans la patrie la patience proprement dite n'existera plus " parce qu'elle n'est nécessaire que là où il y a des maux à tolérer; mais le but auquel on parvient par la patience sera éternel ". 2. Comme le dit S. Augustin " on appelle proprement patients ceux qui supportent le mal sans le commettre plutôt que le commettre sans le supporter. Chez ceux qui supportent des maux pour faire le mal, la patience ne mérite ni louange ni admiration, car elle est nulle. Il y a là une dureté qui peut étonner, mais à laquelle il faut refuser le nom de patience ". 3. Comme on l'a dit précédemment, le fruit implique dans sa notion un certain plaisir. " Les actes des vertus sont délectables en eux-mêmes ", dit Aristote. Or le nom de vertu, habituellement, désigne aussi les actes des vertus. C'est pourquoi la patience, en tant qu'habitus, est donnée comme une vertu; et quant à la délectation que procure son acte, elle est donnée comme un fruit. Et cela surtout du fait que la patience préserve l'âme d'être accablée par la tristesse. ARTICLE 2: La patience est-elle la plus grande des vertus?


Objections: 1. Il semble bien, car ce qui est parfait est le plus grand en n'importe quel genre. Mais " la patience fait oeuvre parfaite " dit S. Jacques (1, 4). Elle est donc la plus grande des vertus. 2. Toutes les vertus sont ordonnées au bien de l'âme. Mais cela paraît surtout vrai de la patience, car il est dit (Lc 21, 19): " C'est par votre patience que vous posséderez vos âmes. " 3. Ce qui produit et maintient d'autres êtres apparaît supérieur à eux. Mais, dit S. Grégoire, " la patience est la racine et la gardienne de toutes les vertus ". En sens contraire, il y a le fait qu'elle n'est pas comptée parmi les quatre vertus que S. Grégoire et S. Augustin appellent principales. Réponse: Par définition les vertus sont ordonnées au bien, car Aristote définit la vertu: " Ce qui rend bon celui qui la possède et rend son oeuvre bonne. " Aussi faut-il que la vertu soit d'autant plus primordiale et puissante qu'elle ordonne l'homme au bien d'une façon plus forte et plus directe. Or c'est le cas des vertus constitutives du bien, plus que des vertus destructives des oppositions qui détournent du bien. Et parmi les vertus constitutives du bien, l'une est plus puissante que l'autre en ce qu'elle établit l'homme dans un plus grand bien; c'est le cas de la foi, de l'espérance et de la charité par rapport à la prudence et à la justice. De même, parmi les vertus destructrices des oppositions au bien, la plus puissante est celle qui lutte contre ce qui éloigne le plus du bien. Or les dangers mortels, que concerne la force, ou les plaisirs du toucher, que concerne la tempérance, détournent davantage du bien que les adversités de toute sorte que concerne la patience. Et c'est pourquoi la patience n'est pas la plus puissante des vertus, mais elle est inférieure non seulement aux vertus théologales, à la prudence et à la justice, qui établissent directement l'homme dans le bien, mais aussi à la force et à la tempérance qui détournent des plus grands empêchements. Solutions: 1. On dit que la patience fait oeuvre parfaite pour supporter les adversités, desquelles procèdent: 1° la tristesse, que gouverne la patience; 2° la colère, que gouverne la mansuétude, 3° la haine, que supprime la charité; 4° le dommage injuste, que la justice interdit. Car ôter le principe du mal est toujours ce qu'il y a de plus parfait. Cependant, si la patience est plus parfaite en cela, il ne s'ensuit pas qu'elle le soit absolument. 2. " Posséder " implique une domination tranquille. C'est pourquoi l'on dit que l'homme possède son âme par la patience en ce qu'il arrache radicalement les passions soulevées par les adversités, qui rendent son âme inquiète. 3. On appelle la patience racine et gardienne de toutes les vertus non parce qu'elle les cause et les maintient directement, mais parce qu'elle écarte ce qui s'y oppose. ARTICLE 3: Peut-on avoir la patience sans la grâce? Objections: 1. Cela semble possible. En effet, la créature raisonnable peut mieux accomplir ce à quoi la raison l'incline davantage. Mais il est plus raisonnable de souffrir des maux en vue du bien qu'en vue du mal. Or certains souffrent des maux en vue du mal, par leurs propres efforts, sans le secours de la grâce. Car S. Augustin reconnaît que " les hommes supportent beaucoup de labeurs et de souffrances pour l'amour de leurs vices ". Donc, l'homme peut bien davantage supporter des maux pour le bien, c'est-à-dire être vraiment patient, sans le secours de la grâce. 2. Certains, sans être en état de grâce, ont plus d'horreur pour le mal de vice que pour les maux du corps. Aussi est-il raconté que certains païens ont supporté de grands maux pour ne pas trahir leur patrie ou commettre une autre action déshonorante. Mais c'est là être vraiment patient. Il parait donc qu'on peut avoir la patience sans l'aide de la grâce.


3. Il parait évident que certains supportent des maux pénibles et amers pour recouvrer la santé du corps. Or le salut de l'âme n'est pas moins désirable que la santé du corps. Donc, au même titre, quelqu'un peut supporter beaucoup de maux pour le salut de son âme, ce qui est avoir vraiment la patience, sans le secours de la grâce. En sens contraire, on chante dans le Psaume (62, 6, Vg): " C'est de lui (Dieu) que vient la patience. " Réponse: Comme dit S. Augustin dans son livre La Patience: " La violence des désirs fait supporter labeurs et souffrances; et personne n'accepte volontiers de subir ce qui le torture, sinon pour quelque chose qui le délecte. " Et la raison en est que d'elle-même l'âme a en horreur la tristesse et la douleur, si bien qu'on ne choisirait jamais de les souffrir pour elles-mêmes, mais seulement en vue d'une fin. Il faut donc que ce bien pour lequel on veut souffrir des maux soit voulu et aimé davantage que ce bien dont la privation nous inflige la douleur que nous supportons patiemment. Or, préférer le bien de la grâce à tous les biens naturels dont la perte nous fait souffrir, cela appartient à la charité qui aime Dieu par-dessus tout. Aussi est-il évident que la patience, en tant qu'elle est une vertu, a pour cause la charité, selon S. Paul: " La charité est patiente " (1 Co 13, 4). Et il est évident qu'on ne peut avoir la charité que par la grâce. " La charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné " (Rm 5, 5). Il est donc clair qu'on ne eut avoir la patience sans le secours de la grâce. Solutions: 1. Si la nature humaine était intacte, l'inclination de la raison y prévaudrait; mais dans la nature corrompue, ce qui prévaut c'est l'inclination de convoitise, qui domine dans l'homme. Et c'est pourquoi l'homme est plus enclin à supporter les maux là où la convoitise trouve son plaisir dès maintenant, que de supporter des maux en vue de biens futurs désirés selon la raison. C'est pourtant cela qui est la véritable patience. 2. Le bien de la vertu politique est à la mesure de la nature humaine. C'est pourquoi la volonté de l'homme peut y tendre sans le secours de la grâce sanctifiante, toutefois non sans le secours d'une grâce actuelle de Dieu. Mais le bien de la grâce est surnaturel; aussi l'homme ne peut y tendre par la seule force de sa nature. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas. 3. Supporter des maux pour la santé du corps procède de l'amour dont l'homme, par nature, aime sa propre chair. Et c'est pourquoi la comparaison ne vaut pas avec la patience, qui procède de l'amour surnaturel. ARTICLE 4: La patience fait-elle partie de la force? Objections: 1. Il apparaît que non. Car le même être ne fait pas partie de lui-même. Or la patience semble identique à la force parce que, on l'a dit plus haut, supporter est l'acte propre de la force, et cela appartient aussi à la patience, car il est dit dans les " Sentences " de S. Prosper que la patience " consiste à supporter les maux venus du dehors ". 2. On a établir que la force concerne la crainte et l'audace et qu'ainsi elle réside dans l'irascible. Mais la patience concerne les tristesses et paraît ainsi résider dans le concupiscible. Donc la patience ne fait pas partie de la force, mais plutôt de la tempérance. 3. Un tout ne peut exister sans l'une de ses parties. Donc, si la patience fait partie de la force, la force ne pourra jamais exister sans la patience; cependant il arrive que le fort ne supporte pas patiemment les maux: au contraire il attaque leur auteur. Donc la patience ne fait pas partie de la force. En sens contraire, Cicéron, en fait une partie de la force. Réponse: La patience fait partie de la force à titre de partie potentielle, parce qu'elle s'adjoint à elle comme une vertu secondaire à la principale. En effet, il appartient à la patience " de supporter d'une


âme égale les maux venus de l'extérieur ", d'après S. Grégoire. Or, parmi les maux que les autres nous infligent, les principaux et les plus difficiles à supporter sont ceux qui se rattachent aux périls mortels, que concerne la force. On voit ainsi qu'en cette matière, c'est la force qui est en tête, comme revendiquant pour elle ce qui est le plus primordial en cette matière. Et c'est pourquoi la patience s'adjoint à elle comme la vertu secondaire à la principale. Solutions: 1. Il appartient à la force non de supporter n'importe quoi, mais seulement ce qu'il est souverainement difficile de supporter: les périls mortels. Tandis qu'à la patience il peut revenir de supporter n'importe quels maux. 2. L'acte de la force ne consiste pas seulement en ce que l'on persévère dans le bien malgré la crainte de périls futurs, mais aussi en ce que l'on ne défaille pas sous la tristesse ou souffrance présente, et à cet égard la patience a des affinités avec la force. Et cependant la force concerne au premier chef les craintes dont la nature porte à la fuite, que la force refuse. Quant à la patience, elle concerne davantage, à titre principal, les tristesses; car on appelle patient non pas celui qui ne fuit pas, mais celui qui a une conduite digne d'éloges en souffrant ce qui nuit présentement, de telle sorte qu'il n'en ressent pas une tristesse désordonnée. Et voilà pourquoi la force est proprement dans l'irascible, et la patience dans le concupiscible. Et cela n'empêche pas que la patience fasse partie de la force, parce que l'adjonction d'une vertu à une autre ne se juge pas selon la puissance où elle siège, mais selon la matière ou la forme. Et cependant la patience n'est pas donnée comme faisant partie de la tempérance, quoique ces deux vertus aient leur siège dans le concupiscible. Parce que la tempérance concerne seulement les tristesses qui s'opposent aux plaisirs du toucher comme celles qui viennent de l'abstinence d'aliments ou de plaisirs sexuels; mais la patience concerne surtout les tristesses que les autres nous infligent. De plus, il revient à la tempérance de refréner ces tristesses, ainsi que les délectations opposées; à la patience il appartient d'empêcher l'homme de s'éloigner du bien de la vertu à cause de ce genre de tristesses, si grandes soient-elles. 3. La patience peut sous un certain rapport être donnée comme une partie intégrante de la force, ce qui était le point de départ de l'objection, en tant qu'on supporte patiemment les maux qui se rattachent aux dangers mortels. Et il n'est pas contraire à la nature de la patience que l'on attaque, en cas de besoin, celui qui fait du mal; parce que, comme dit Chrysostome sur " Arrière, Satan ! ", " il est louable d'être patient devant les injures qu'on nous adresse; mais supporter patiemment celles qui s'adressent à Dieu, c'est par trop impie ". Et S. Augustin écrit que les préceptes de la patience ne sont pas contraires au bien de l'État puisque, pour le garder, on doit combattre l'ennemi. Mais selon son comportement envers tous les autres maux, la patience s'adjoint à la force comme une vertu secondaire à la principale. ARTICLE 5: La patience est-elle identique à la longanimité? Objections: 1. C'est ce qu'il semble, car S. Augustin dit qu'on célèbre la patience de Dieu non parce qu'il souffre un certain mal, mais en ce qu'il " attend que les méchants se convertissent ". Si bien qu'on dit dans l'Ecclésiastique (5, 4): " Le Seigneur sait attendre. " Il semble donc que la patience soit identique à la longanimité. 2. Le même habitus n'est pas opposé à deux êtres différents. Mais l'impatience s'oppose à la longanimité par laquelle on accepte un retard; car certains ne peuvent supporter aucun retard, pas plus que les autres maux. 3. Le temps est une circonstance qualifiant les maux que l'on supporte, et de même le lieu. Or, au point de vue du lieu, on ne découvre pas une vertu distincte de la patience. Donc pareillement la


longanimité, qui est relative au temps en ce qu'on subit une longue attente, ne se distingue pas de la patience. En sens contraire, sur ce texte (Rm 2,4) " Méprises-tu les richesses de sa bonté, de sa patience, de sa longanimité? " la Glose dit: " La longanimité paraît différer de la patience, parce que ceux qui pèchent par faiblesse plutôt que par mauvaise volonté, c'est par longanimité qu'on les supporte; mais pour ceux qui, avec obstination, se complaisent dans leurs voluptés, il faut dire qu'on les supporte avec patience. " Réponse: On appelle magnanimité la vertu qui donne le courage de tendre aux grandes choses; de même on appelle longanimité celle qui donne le courage de tendre à quelque chose qui se trouve à une longue distance. C'est pourquoi, de même que la magnanimité regarde l'espérance, qui tend au bien, plus que l'audace, la crainte ou la tristesse, qui regardent le mal, de même la longanimité. Celle-ci, par suite, rejoint davantage la magnanimité que la patience. Cependant la longanimité peut rejoindre la patience à un double titre. D'abord parce que la patience, comme la force, supporte certains maux en vue d'un bien. Si celui-ci est proche, ce support est plus facile; mais si ce bien est longuement différé alors que les maux à supporter sont déjà présents, l'attente devient plus difficile. Ensuite le fait même de différer le bien espéré cause de la tristesse, selon les Proverbes (13, 12): " Un espoir différé afflige l'âme. " Aussi supporter cette affliction peut être le fait de la patience, comme de supporter n'importe quelles tristesses. Ainsi donc, on peut englober sous la même raison de mal attristant et le retard du bien espéré, ce qui relève de la longanimité; et l'effort que l'on soutient pour persévérer dans l'accomplissement d'une oeuvre bonne, ce qui relève de la constance. De ce fait, aussi bien la longanimité que la constance sont englobées dans la patience. Si bien que Cicéron définit la patience " le support volontaire et prolongé d'épreuves ardues et difficiles, par un motif de service et d'honnêteté ". " Ardues ": il s'agit de la constance dans le bien. " Difficiles ": il s'agit de la gravité du mal, qu'envisage spécialement la patience. " Prolongé " concerne la longanimité en tant qu'elle coïncide avec la patience. Solutions: 1 et 2. Ce qui précède répond à ces deux objections. 3. Ce qui est distant dans l'espace, bien que ce soit éloigné de nous, n'est cependant pas aussi éloigné du donné réel que ce qui est distant dans le temps. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas. En outre, ce qui est distant dans l'espace ne comporte de difficulté qu'en fonction du temps, parce que cela met plus longtemps à nous parvenir. 4. Nous le concédons. Cependant, il faut tenir compte du motif de la différence signalée par la Glose. Parce que chez ceux qui pèchent par faiblesse, la seule chose qui soit pénible, c'est leur longue persévérance dans le mal, et c'est pourquoi l'on dit qu'ils sont supportés par longanimité. Mais le fait même qu'on pèche par orgueil, est pénible; et c'est pourquoi on dit supporter par patience ceux qui pèchent par orgueil.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 137: LA PERSÉVÉRANCE Après elle, nous étudierons les vices opposés (Q. 138). I. La persévérance est-elle une vertu? - 2. Faitelle partie de la force? - 3. Quel rapport a-t-elle avec la constance? - 4. A-t-elle besoin du secours de la grâce?


ARTICLE 1: La persévérance est-elle une vertu? Objections: 1. Il semble que non, parce que, selon Aristote " la continence est plus importante que la persévérance ". " Mais la continence n'est pas une vertu ", dit-il aussi. Donc la persévérance n'est pas une vertu. 2. " La vertu est ce qui fait vivre droitement " selon S. Augustin. Mais lui-même dit aussi: " On ne peut appeler persévérant aucun homme tant qu'il vit et qu'il n'a pas persévéré jusqu'à la mort. " 3. " Tenir ferme " dans l'oeuvre vertueuse est requis pour toute vertu selon Aristote. Mais cela ressortit à la fonction de la persévérance, car Cicéron définit celle-ci: " Demeurer ferme et constant pour un motif bien considéré. " Donc la persévérance n'est pas une vertu spéciale, mais une condition de toute vertu. En sens contraire, Andronicus affirme: " La persévérance est l'habitus concernant les choses auxquelles il faut s'attacher ou non, et celles qui sont indifférentes. " Mais un habitus qui nous ordonne à bien faire quelque chose, ou à l'omettre, est une vertu. Donc la persévérance est une vertu. Réponse: D'après Aristote " la vertu concerne le difficile et le bien ". C'est pourquoi, lorsqu'il se présente une raison spéciale de bonté ou de difficulté, il y a une vertu spéciale. Or l'oeuvre de la vertu peut comporter de la bonté et de la difficulté pour deux motifs. D'une part à cause de l'espèce même de l'acte qui tient à la raison de son objet propre. D'autre part à cause d'une durée prolongée, car le fait même de s'obstiner longtemps à une tâche difficile présente une difficulté spéciale. C'est pourquoi s'attacher à un bien jusqu'à son achèvement ressortit à une difficulté spéciale. On sait que la tempérance et la force sont des vertus spéciales parce que l'une gouverne les plaisirs du toucher, ce qui est de soi difficile, et l'autre gouverne les craintes et les audaces concernant les dangers mortels, ce qui est également difficile de soi. Et de même la persévérance est une vertu spéciale à laquelle il appartient, dans l'une ou l'autre oeuvre vertueuse, de résister longuement si c'est nécessaire. Solutions: 1. Aristote entend ici la persévérance au sens où l'on persévère dans des actions où il est très difficile de tenir bon longtemps. Or il n'est pas difficile de supporter longtemps des événements heureux, mais des maux. Or les maux que sont les dangers mortels ne sont généralement pas à supporter longtemps parce que, le plus souvent, ils passent vite. Aussi n'est-ce pas à leur sujet qu'on loue le plus la persévérance. Parmi les autres maux, les principaux sont ceux qui s'opposent aux plaisirs du toucher, parce que de tels maux sont envisagés à propos des nécessités de la vie, par exemple le manque d'aliments ou d'autres ressources, qui parfois demanderont à être supportés longtemps. Ce n'est pas une difficulté pour celui qui n'en retire pas beaucoup de tristesse et qui ne prend pas un grand plaisir dans les biens opposés: on le voit chez l'homme tempérant, en qui ces passions ne sont pas violentes. Mais cela est extrêmement difficile chez celui que ces passions touchent vivement, car il n'a pas la vertu parfaite qui peut modifier ces passions. C'est pourquoi, si l'on prend la persévérance de cette façon, elle n'est pas une vertu parfaite mais, dans le genre vertu, un être inachevé. Mais si nous prenons la persévérance en ce sens qu'un individu s'obstine longtemps à poursuivre un bien difficile, cela peut convenir aussi à celui qui possède une vertu accomplie. Et si tenir bon lui est moins difficile, il persiste pourtant dans un bien plus parfait. Aussi une telle persévérance peut-elle être une vertu parce que la perfection de la vertu est attribuée selon la raison de bonté plus que selon la raison de difficulté. 2. On donne parfois le même nom à la vertu et à son acte. C'est ainsi que, pour S. Augustin, " la foi, c'est croire ce que tu ne vois pas ". Il peut cependant arriver que tel ait l'habitus de la vertu, sans en exercer l'acte; ainsi un pauvre peut avoir l'habitus de la magnificence, dont pourtant il n'exerce pas


l'acte. Mais parfois quelqu'un qui a un habitus commence à exercer l'acte, mais ne le termine pas, par exemple si l'entrepreneur commence à bâtir et n'achève pas la maison. Il faut donc conclure que le nom de persévérance est pris parfois pour l'habitus dans lequel on choisit de persévérer, et parfois pour l'acte par lequel on persévère. Et parfois celui qui possède l'habitus de persévérance choisit de persévérer et commence l'exécution en persistant quelque temps; cependant il n'achève pas l'acte parce qu'il ne persiste pas jusqu'à la fin. Or la fin est double: celle de l'oeuvre, et la fin de la vie humaine. De soi, il appartient à la persévérance qu'on persévère jusqu'au terme de l'oeuvre vertueuse; ainsi, que le soldat persévère jusqu'à la fin du combat, et le magnifique jusqu'à l'achèvement de son ouvrage. Il y a des vertus dont les actes doivent durer pendant toute la vie, comme la foi, l'espérance et la charité, parce qu'elles regardent la fin ultime de toute la vie humaine. Voilà pourquoi, à l'égard de ces vertus qui sont principales, l'acte de persévérance ne s'achève pas avant la fin de la vie. C'est en ce sens que S. Augustin parle de persévérance pour désigner un acte consommé. 3. Quelque chose peut convenir à la vertu de deux façons. D'abord, en raison de l'intention portant proprement sur la fin. Ainsi, persister dans le bien jusqu'au bout relève de la persévérance, dont c'est la fin spécifique. En outre, cela convient à la vertu par comparaison de l'habitus avec son sujet. Et ainsi persister immuablement est un attribut de toute vertu, en ce qu'elle est, comme tout habitus, une qualité difficile à perdre. ARTICLE 2: La persévérance fait-elle partie de la force? Objections: 1. Il semble que non, car selon Aristote la persévérance concerne les tristesses relevant du toucher. Mais cela se rattache à la tempérance. Donc la persévérance fait partie de la tempérance plus que de la force. 2. Toute partie d'une vertu morale concerne certaines passions, que cette vertu gouverne. Mais la persévérance ne comporte pas de modération apportée aux passions, car plus ces passions sont violentes, plus celui qui persévère selon la raison est digne d'éloge. Il apparaît donc que la persévérance ne fait partie d'aucune vertu morale, mais de la prudence, qui perfectionne la raison. 3. S. Augustin dit que " personne ne peut perdre la persévérance ". Mais l'homme peut perdre les autres vertus. Donc la persévérance l'emporte sur toutes. Mais la vertu principale est plus forte que sa partie. Donc la persévérance ne fait partie d'aucune vertu, c'est plutôt elle qui est la vertu principale. En sens contraire, Cicéron fait de la persévérance une partie de la force. Réponse: Comme nous l'avons dit plus haut, la vertu principale est celle à laquelle on attribue principalement quelque chose qui ressortit à la louange de la vertu, en tant qu'elle le réalise à l'égard de sa matière propre, dans laquelle il est très difficile et très bon de l'observer. Et par suite nous avons dit que la force est une vertu principale parce qu'elle garde la fermeté dans les domaines où il est très difficile de tenir bon, et qui sont les dangers mortels. C'est pourquoi il est nécessaire d'adjoindre à la force, comme une vertu secondaire à la principale, toute vertu dont le mérite consiste à soutenir fermement quelque chose de difficile. Soutenir la difficulté qui provient de la longue durée de l'oeuvre bonne, c'est ce qui fait le mérite de la persévérance; et ce n'est pas aussi difficile que d'affronter des périls mortels. C'est pourquoi la persévérance s'adjoint à la force comme une vertu secondaire à la principale. Solutions: 1. L'annexion d'une vertu secondaire à la principale ne tient pas compte seulement de la matière, mais davantage du mode, parce qu'en toute chose la forme l'emporte sur la matière. Aussi, bien que la persévérance paraisse converger, quant à la matière, avec la tempérance plus qu'avec la


force, cependant, pour le mode, elle converge davantage avec la force, en tant qu'elle assure la fermeté contre les difficultés provenant d'une longue durée. 2. La persévérance dont parle le Philosophe ne modère pas des passions, mais consiste seulement en une certaine fermeté de la raison et de la volonté. Mais la persévérance en tant qu'on y voit une vertu, gouverne certaines passions: la crainte de la fatigue ou de l'échec dus à la longue durée. Aussi cette vertu réside-t-elle dans l'irascible, comme la force. 3. S. Augustin parle ici de la persévérance, non en tant qu'elle désigne un habitus vertueux, mais en tant qu'elle désigne l'acte de vertu continué jusqu'à la fin selon cette parole (Mt 24, 13): " Parce qu'il a persévéré jusqu'à la fin, il sera sauvé. " C'est pourquoi il serait contraire à la raison de persévérance ainsi entendue qu'on la perde, parce qu'alors elle ne durerait pas jusqu'à la fin. ARTICLE 3: Quel rapport la persévérance a-t-elle avec la constance? Objections: 1. On n'en voit pas, car la constance se rattache à la patience, on l'a dit plus haut. Mais la patience diffère de la persévérance, donc la constance ne se rattache pas à la persévérance. 2. La vertu concerne le bien difficile. Mais il ne semble pas difficile d'être constant dans les petites affaires, comme dans les grandes oeuvres qui relèvent de la magnificence. Donc la constance se rattache plus à la magnificence qu'à la persévérance. 3. Si la constance se rattachait à la persévérance, elle ne semblerait différer en rien de celle-ci, parce que l'une et l'autre implique une certaine immobilité. Elles diffèrent pourtant, car Macrobe distingue la constance de la fermeté, par laquelle on entend la persévérance, comme on l'a dit. Donc la constance ne se rattache pas à la persévérance. En sens contraire, on dit que quelqu'un est constant parce qu'il " se tient à " quelque chose (cum stat). Or rester attaché ainsi appartient à la persévérance telle que la définit Andronicus? Donc la constance relève de la persévérance. Réponse: Sans doute la persévérance et la constance se rejoignent-elles par leur fin qui est, pour toutes deux, de persister fermement dans un certain bien. Mais elles diffèrent selon les causes qui rendent cette persistance difficile. Car la vertu de persévérance a pour rôle propre de faire persister fermement dans le bien contre la difficulté qui vient de la longue durée de l'acte; tandis que la constance fait persister fermement dans le bien contre la difficulté qui provient d'obstacles extérieurs. Solutions: 1. Ces obstacles extérieurs sont surtout ceux qui donnent de la tristesse. Et c'est à la patience que ressortit la tristesse, nous l'avons dit,. C'est pourquoi, selon la fin, la constance rejoint la persévérance, et selon les difficultés qu'elles rencontrent, elle rejoint la patience. Or c'est la fin qui est la plus importante, et c'est pourquoi la constance se rattache plus à la persévérance qu'à la patience. 2. Il est plus difficile de persévérer dans les grands ouvrages, mais dans les ouvrages petits et moyens il y a une difficulté, non à cause de la grandeur de l'acte, que regarde la magnificence, mais au moins à cause de sa longue durée, que regarde la persévérance. Et c'est pourquoi la constance peut se rattacher à l'une et à l'autre. 3. Il est vrai que la constance se rattache à la persévérance, à cause de ce qu'elles ont de commun; mais elle ne lui est pas identique à cause des différences que nous venons de dire. ARTICLE 4: La persévérance a-t-elle besoin du secours de la grâce?


Objections: 1. Il ne semble pas, car on a dit qu'elle est une vertu. Mais la vertu, dit Cicéron agit à la manière de la nature. L'inclination à la vertu suffit donc à elle seule pour produire la persévérance. Celle-ci ne requiert donc pas un autre secours venu de la grâce. 2. Le don de la grâce du Christ est plus grand que le dommage créé par Adam, comme le montre S. Paul (Rm 5,15). Mais avant le péché, l'homme avait été créé " avec tout ce qui lui était nécessaire pour persévérer ", dit S. Augustin. Donc l'homme restauré par la grâce du Christ peut bien plus encore persévérer sans le secours d'une grâce nouvelle. 3. Les oeuvres du péché sont parfois plus difficiles que les oeuvres de la vertu. C'est pourquoi la Sagesse (5, 7) fait dire aux impies: " Nous avons marché par des routes difficiles. " Mais certains persévèrent dans les oeuvres de péché sans le secours d'autrui. Donc, même dans les oeuvres de vertu, on peut persévérer sans le secours de la grâce. En sens contraire, S. Augustin écrit: " Nous affirmons que la persévérance est un don de Dieu, elle qui fait persévérer dans le Christ jusqu'à la fin. " Réponse: On voit, d'après ce que nous avons dit, que " persévérance " s'entend en deux sens. D'abord comme désignant l'habitus de la persévérance; c'est alors une vertu. Et alors elle a besoin du don de la grâce habituelle, comme les autres vertus infuses. Mais aussi on peut l'entendre comme l'acte de la persévérance, qui dure jusqu'à la mort. Et en ce sens elle n'a pas besoin seulement de la grâce habituelle, mais encore du secours gratuit par lequel Dieu garde l'homme dans le bien jusqu'à la fin de sa vie, comme nous l'avons dit en traitant de la grâce. En effet, de soi, le libre arbitre est changeant, et ce défaut ne lui est pas enlevé par la grâce habituelle en cette vie. Il n'est pas au pouvoir du libre arbitre, même restauré par la grâce, de se fixer immuablement dans le bien, quoiqu'il soit en son pouvoir de faire ce choix; en effet il arrive souvent que le choix soit en notre pouvoir, mais non l'exécution. Solutions: 1. La vertu de persévérance, pour ce qui est d'elle, incline à persévérer. Mais parce que l'on use de l'habitus quand on veut, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'ayant l'habitus de la vertu on en usera immanquablement jusqu'à la mort. 2. Selon S. Augustin, " ce qui a été donné au premier homme, ce n'est pas de persévérer, c'est de pouvoir persévérer par son libre arbitre ", parce qu'il n'y avait alors aucune corruption dans la nature humaine qui rendît la persévérance difficile. " Mais maintenant, aux hommes prédestinés, ce qui est donné par la grâce du Christ ce n'est pas seulement de pouvoir persévérer, mais de persévérer en fait... Aussi le premier homme, sans subir aucune menace, usa de son libre arbitre pour désobéir à Dieu malgré ses menaces, et il ne s'est pas maintenu dans une telle félicité, alors qu'il lui était si facile de ne pas pécher. Tandis que les prédestinés, dont le monde attaquait la fermeté, sont restés fermes dans la foi. " 3. L'homme peut, par lui-même, tomber dans le péché, mais non s'en relever sans le secours de la grâce. Et c'est pourquoi, du fait qu'il tombe dans le péché, il se fait, autant qu'il dépend de lui, persévérant dans le péché, à moins que la grâce de Dieu ne le libère. Il a donc besoin pour cela du secours de la grâce.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 138: LES VICES OPPOSÉS À LA PERSÉVÉRANCE


1. La mollesse. - 2. L'entêtement. ARTICLE 1: La mollesse est-elle opposée à la persévérance? Objections: 1. Sur le texte (1 Co 6,9): " Ni adultères, ni efféminés (molles), ni sodomites... ", la Glose interprète (molles) au sens de dépravés. Mais cela s'oppose à la chasteté. Donc la mollesse n'est pas un vice opposé à la persévérance. 2. Selon le Philosophe " la délicatesse est une espèce de mollesse ". Mais la délicatesse semble se rattacher à l'intempérance. Donc la mollesse ne s'oppose pas à la persévérance, mais à la tempérance. 3. Le Philosophe dit encore que " le joueur est mou ". Mais l'amour immodéré du jeu s'oppose à l'eutrapélie, la vertu concernant les plaisirs du jeu, selon Aristote. En sens contraire, Aristote dit que l'homme mou s'oppose au persévérant. Réponse: Comme nous l'avons dit plus haut le mérite de la persévérance consiste en ce que l'on ne s'éloigne pas du bien, quoi qu'on ait à supporter longuement difficultés et labeurs. Ce qui s'y oppose directement, c'est que l'on renonce facilement au bien à cause des difficultés qu'on ne peut soutenir. Et cela se rattache à la mollesse, car on définit celle-ci comme cédant facilement à la pression. Mais on ne taxe pas de mollesse ce qui cède à un assaut violent, car même les murailles s'écroulent sous les coups du bélier. On ne taxera donc pas de mollesse celui qui cède à de très graves assauts. Aussi le Philosophe dit-il: " Si quelqu'un est vaincu par des plaisirs ou des tristesses hors du commun, ce n'est pas étonnant, mais pardonnable, s'il tente de résister. " Or il est évident que la crainte du danger frappe plus fortement que le désir de la jouissance. Et Cicéron écrit: " Il n'est pas normal que celui qui résiste à la crainte soit emporté par le désir, ni que celui qu'on a vu triompher de la souffrance soit vaincu par la volupté. " Quant à celle-ci, elle meut plus fortement par son attirance que la tristesse par la suppression de la volupté, parce que le manque de volupté est une simple déficience. Aussi le Philosophe définit exactement l'homme mou: celui qui s'éloigne du bien à cause des tristesses causées par l'absence de voluptés, parce qu'il cède à une très faible impulsion. Solutions: 1. Cette mollesse peut avoir deux causes. D'abord l'habitude: lorsque l'on est accoutumé aux voluptés, on peut plus difficilement en supporter l'absence. Ou bien la mollesse vient d'une disposition naturelle: on a une âme inconstante par fragilité de tempérament. Et de cette façon les femmes se situent par rapport aux hommes, dit Aristote. C'est pourquoi ceux qui se laissent impressionner comme des femmes sont appelés molles, au sens d'efféminés. 2. A la volupté physique s'oppose la peine de l'effort; et c'est pourquoi l'effort est si contraire à la volupté. Or on appelle délicats ceux qui ne peuvent soutenir certains efforts, ni ce qui diminue le plaisir. Comme on lit dans le Deutéronome (28, 56): " La femme tendre et délicate, au point qu'elle ne peut poser à terre la plante de son pied, par mollesse... " Et c'est pourquoi la délicatesse est une sorte de mollesse. Mais la mollesse regarde plutôt le manque de délectations, et la délicatesse la cause qui empêche celles-ci, comme la peine de l'effort. 3. Dans le jeu il y a deux éléments à considérer. D'abord le plaisir, et c'est ainsi que le joueur immodéré s'oppose à l'eutrapélie. Ou bien on considère dans le jeu un délassement, un repos, qui s'oppose à l'effort. Et puisque être incapable d'un effort soutenu relève de la mollesse, il en est de même pour la recherche excessive, dans le jeu, du délassement ou du repos. ARTICLE 2: L'entêtement est-il opposé à la persévérance? Objections: 1. Il semble que non, car S. Grégoire dit que l'entêtement naît de la vaine gloire. Or celleci ne s'oppose pas à la persévérance, mais bien plutôt à la magnanimité, on l'a vu plus haut.


2. S'il s'oppose à la persévérance, ce sera ou par excès ou par défaut. Mais il ne s'oppose pas à elle par excès, car même l'entêté cède devant le plaisir ou la tristesse, car, selon le Philosophe, " il se réjouit quand il triomphe, et il s'attriste si son avis a le dessous ". Et s'il s'oppose à elle par défaut, l'entêtement sera identique à la mollesse, ce qui est évidemment faux. Donc l'entêtement ne s'oppose d'aucune manière à la persévérance. 3. De même que le persévérant demeure fidèle au bien malgré les tristesses, de même le continent et le tempérant malgré les désirs, le fort malgré les craintes, et le doux malgré les colères. Mais on appelle entêté celui qui persiste à l'excès dans sa position. Donc l'entêtement ne s'oppose pas davantage à la persévérance qu'aux autres vertus. En sens contraire, Cicéron dit qu'il y a le même rapport entre l'entêtement et la persévérance qu'entre la superstition et la religion. Mais on a dit plus haut que la superstition s'oppose à la religion. Donc aussi l'entêtement à la persévérance. Réponse: Pour Isidore on appelle pertinax (entêté), quelqu'un qui est " absolument tenace " envers et contre tous. On le dit encore pervicax parce qu'il s'obstine dans son opinion jusqu'à la victoire. Et Aristote appelle ces gens-là " forts-dans-leur-opinion " ou encore " attachés-à-leur-propre-opinion " parce qu'ils s'y obstinent plus qu'il ne faut; le mou, moins qu'il ne faut; le persévérant, autant qu'il faut. Il est donc clair qu'on loue la persévérance, située au juste milieu; on blâme l'entêté parce qu'il le dépasse, et le mou parce qu'il n'y atteint pas. Solutions: 1. Si quelqu'un s'obstine exagérément dans son propre avis, c'est parce qu'il veut ainsi montrer sa supériorité, et c'est pourquoi l'entêtement est causé par la vaine gloire. Or nous avons dit plus haut que l'opposition des vices aux vertus ne se juge pas selon leur cause, mais selon leur espèce propre. 2. L'entêté pèche par excès en ce qu'il s'obstine de façon déréglée contre de nombreuses difficultés. Cependant il y trouve finalement de la jouissance, comme l'homme fort et l'homme persévérant. Mais parce que cette jouissance est vicieuse, comme trop désirée et fuyant la tristesse contraire, l'entêté ressemble à l'intempérant et au mou. 3. Les autres vertus tiennent bon contre l'assaut des passions; cependant leur mérite propre n'est pas là, comme dans la persévérance. Le mérite de la continence consiste plutôt en sa victoire sur les plaisirs. C'est pourquoi l'entêtement s'oppose directement à la persévérance.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 139: LE DON DE FORCE 1. La force est-elle un don? - 2. Qu'est-ce qui lui correspond dans les béatitudes et les fruits? ARTICLE 1: La force est-elle un don? Objections: 1. Il apparaît que non. Car les vertus diffèrent des dons. Or la force est une vertu. On ne doit donc pas l'appeler un don. 2. Les actes des dons demeurent dans la patrie, on l'a vu précédemment. Mais non l'acte de la force, car, selon S. Grégoire " la force donne confiance à celui qui tremble devant les adversités ", qui n'existeront pas dans la patrie.


3. Pour S. Augustin, il appartient à la force "de nous séparer de toute jouissance mortelle procurée par ce qui passe ". Mais les joies ou délectations sensibles regardent la tempérance plus que la force. Il semble donc que la force ne soit pas un don correspondant à la vertu du même nom. En sens contraire, Isaïe (11, 2) énumère la force parmi les dons du Saint-Esprit. Réponse: La force implique une certaine fermeté d'âme, nous l'avons dit plus haut et cette fermeté d'âme est requise pour faire le bien comme pour résister au mal, et surtout dans les biens et les maux qui sont difficiles. Or l'homme, selon le mode qui lui est propre et connaturel, peut posséder cette fermeté pour ces deux objectifs: ne pas abandonner le bien à cause de la difficulté d'accomplir une oeuvre ardue ou de supporter un mal cruel, et ainsi la force se présente comme une vertu spéciale ou une vertu générale, nous l'avons dit. Mais l'âme est entraînée plus haut par le Saint-Esprit, afin de pouvoir achever toute entreprise commencée et échapper à tout péril menaçant. Mais cela dépasse la nature humaine; car parfois il n'est pas au pouvoir de l'homme d'atteindre à la fin de son ouvrage, ou d'échapper aux dangers qui parfois lui infligent la mort. Mais c'est le Saint-Esprit qui opère cela dans l'homme, lorsqu'il le conduit jusqu'à la vie éternelle, qui est la fin de toutes les oeuvres bonnes et fait échapper à tous les périls. Et le SaintEsprit infuse dans l'âme à ce sujet une certaine confiance, excluant la crainte opposée. C'est à ce titre que la force est présentée comme un don du Saint-Esprit, car nous avons dit précédemment que les dons désignent une impulsion donnée à l'âme par l'Esprit Saint. Solutions: 1. La force qui est une vertu soutient l'âme pour lui faire supporter tous les dangers, mais elle ne suffit pas à donner la confiance d'échapper à tous: cela revient à la force qui est un don du Saint-Esprit. 2. Les dons n'ont pas dans la patrie les mêmes actes que dans notre vie de pèlerinage. Là, ils ont les actes qui ont pour objet la jouissance plénière de la fin et qui permettent de jouir d'une totale sécurité à l'abri des peines et des maux. 3. Le don de force se rattache à la vertu non seulement dans le fait de supporter les périls, mais aussi dans l'accomplissement de toute oeuvre ardue. Et c'est pourquoi il est guidé par le don de conseil qui fait choisir les biens les meilleurs. ARTICLE 2: Qu'est-ce qui correspond au don de force dans les béatitudes et les fruits? Objections: 1. Il semble que la quatrième béatitude: " Heureux ceux qui ont faim et soif de justice " ne corresponde pas au don de force. En effet, ce n'est pas le don de force qui correspond à la vertu de justice mais plutôt le don de piété. Mais être affamé et assoiffé de justice se rattache à l'acte de justice. Donc cette béatitude se rattache au don de piété plus qu'au don de force. 2. Faim et soif de justice impliquent le désir du bien. Mais cela se rattache proprement à la charité, à laquelle ne correspond pas le don de force mais plutôt le don de sagesse, nous l'avons vu. 3. Les fruits découlent des béatitudes, car la délectation appartient à la raison de béatitude, selon Aristote. Mais dans les fruits on ne voit pas ce que l'on peut mettre en rapport avec la force. Donc il n'y a pas non plus de béatitude qui y corresponde. En sens contraire, S. Augustin écrit " La force convient aux affamés, car ils peinent dans leur désir de trouver la joie dans les vrais biens, et de détourner leur amour des biens terrestres. "


Réponse: Comme nous l'avons vu plus haut S. Augustin rattache les béatitudes aux dons selon l'ordre d'énumération, compte tenu d'une certaine convergence. C'est pourquoi il attribue la quatrième béatitude, celle de la faim et de la soif, au quatrième don, le don de force. Il y a bien là une certaine convergences. Car, comme nous l'avons dit la force s'applique à des tâches ardues. Or il est très ardu d'accomplir non seulement les oeuvres vertueuses qu'on appelle communément oeuvres de justice, mais encore de les faire avec un désir insatiable, symbolisé par la faim et la soif de justice. Solutions: 1. Comme dit S. Jean Chrysostome, on peut prendre cette justice non seulement au sens particulier, mais au sens universel, qui englobe toutes les oeuvres de vertu, selon Aristote. Parmi elles, ce qui est ardu est visé par le don de force. 2. La charité est la racine de tous les dons et de toutes les vertus, nous l'avons dit. C’est pourquoi tout ce qui relève de la force peut aussi relever de la charité. 3. Parmi les fruits, on en nomme deux qui correspondent parfaitement au don de force: la patience qui concerne le support des maux, et la longanimité qui peut avoir pour objet la longue durée nécessaire pour attendre et réaliser le bien.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 140: LES PRÉCEPTES CONCERNANT LA FORCE 1. Ceux concernent la force elle-même. - 2. Ceux qui concernent ses parties. ARTICLE 1: Les préceptes concernant la force elle-même? Objections: 1. Il apparaît que dans la loi divine, ces préceptes sont mal présentés. En effet, la loi nouvelle est plus parfaite que l'ancienne. Or, dans la loi ancienne, on trouve certains préceptes concernant la force, comme dans le Deutéronome (20, 1). Donc dans la loi nouvelle aussi on aurait dû donner des préceptes pour la force. 2. Les préceptes affirmatifs ont plus de portée que les préceptes négatifs, parce que les affirmatifs englobent les négatifs, et non l'inverse. Il est donc malheureux que la loi divine ne contienne, sur la force, que des préceptes négatifs, prohibant la crainte. 3. La force est une des vertus principales, on l'a vu plus haut. Mais les préceptes sont ordonnés aux vertus comme à leurs fins, aussi doivent-ils leur être proportionnés. Donc les préceptes visant la force auraient dû figurer dans le décalogue, où sont les principaux préceptes de la loi. En sens contraire, le contraire apparaît dans l'enseignement de l’Écriture. Réponse: Les préceptes de la loi sont subordonnés à l'intention du législateur. Aussi, selon les diverses fins que vise le législateur, il faut établir les lois différemment. C'est ainsi que dans les affaires humaines les préceptes sont différents s'ils émanent de la démocratie, du roi ou du tyran. Or la fin de la loi divine, c'est que l'homme s'unisse à Dieu. Et c'est pourquoi les préceptes de la loi divine, qu'ils concernent la force ou les autres vertus, sont donnés selon qu'il convient pour ordonner l'âme à Dieu, d'où ces paroles du Deutéronome (20, 3) - " Ne les craignez pas, car le Seigneur votre Dieu est au milieu de vous, et combattra pour vous contre vos ennemis. " Au contraire, les lois humaines sont ordonnées à des biens terrestres, et c'est par rapport à eux qu'elles donnent des préceptes concernant la force.


Solutions: 1. L'ancienne alliance avait des promesses temporelles. La nouvelle en a qui sont spirituelles et éternelles, dit S. Augustin Aussi était-il nécessaire que la loi ancienne enseignât au peuple comment combattre, même physiquement, pour acquérir la terre promise. Mais dans la nouvelle alliance, il fallait enseigner aux hommes comment, par le combat spirituel, ils parviendraient à posséder la vie éternelle, selon le texte (Mt 11, 12): " Le Royaume des cieux souffre violence, et ce sont les violents qui l'emportent. " Aussi Pierre les avertit (1 P 5, 8): " Votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer. " Et S. Jacques (4, 7): " Résistez au diable, et il fuira loin de vous. " Cependant, parce que les hommes qui tendent aux biens spirituels peuvent en être détournés par des dangers corporels, il faudrait aussi donner dans la loi divine des préceptes de force, pour supporter courageusement les maux temporels, selon cette parole (Mt 10, 28): " Ne craignez pas ceux qui tuent le corps. " 2. Par ses préceptes, la loi doit instruire tous les hommes. Mais ce qu'il faut faire dans le danger ne peut pas se ramener à une règle commune, comme ce qu'il faut éviter. Et c'est pourquoi les préceptes concernant la force sont donnés sous une forme négative plus qu'affirmative. 3. Comme nous l'avons dit, les préceptes du décalogue sont mis dans la loi comme des principes premiers, qui doivent être connus d'emblée par tous. Et c'est pourquoi ils ont dû concerner au premier chef les actes de la justice où se manifeste à l'évidence la raison de dette, mais non les actes de la force parce qu'il ne paraît pas aussi évident que ne pas craindre les périls de mort soit une dette. ARTICLE 2: Les préceptes concernant les parties de la force Objections: 1. Il apparaît qu'ils sont enseignés maladroitement dans la loi divine. En effet, comme la patience et la persévérance, de même la magnificence et la magnanimité ou confiance font partie de la force comme on l'a montré plus haut; mais sur la patience on trouve quelques préceptes dans la loi divine; pareillement sur la persévérance. Donc on aurait dû donner également des préceptes sur la magnificence et la magnanimité. 2. La patience est une vertu particulièrement nécessaire, puisqu'elle est pour S. Grégoire " la gardienne des autres vertus ". Mais pour celles-ci on donne des préceptes absolus. Il ne fallait donc pas donner pour la patience des préceptes qui s'entendent seulement " de la préparation de l'âme ", selon S. Augustin. 3. La patience et la persévérance font partie de la force, on l'a dit. Mais sur la force on ne donne que des préceptes négatifs, on vient de le voir. Donc ni sur la patience ni sur la persévérance on ne devrait donner de préceptes affirmatifs, mais seulement négatifs. En sens contraire, le contraire apparaît dans l'enseignement de l’Écriture. Réponse: La loi divine instruit parfaitement l'homme de ce qui est nécessaire pour vivre bien. Or l'homme a besoin pour cela non seulement des vertus principales, mais aussi des vertus secondaires et annexes. C'est pourquoi, comme on donne dans la loi divine des préceptes adaptés sur les actes des vertus principales, on donne aussi des préceptes adaptés sur les actes des vertus secondaires et annexes. Solutions: 1. La magnificence et la magnanimité se rattachent au genre de la force uniquement par une supériorité de grandeur qui les concerne à propos de leur matière propre. Or, ce qui se rattache à une supériorité tombe sous les conseils de perfection plus que sous les préceptes nécessaires au salut. Et c'est pourquoi, au sujet de la magnificence et de la magnanimité, il ne fallait pas donner des préceptes, mais plutôt des conseils. Les afflictions et les labeurs de la vie présente se rattachent à la patience et à la persévérance, non en raison de la grandeur qu'on y découvre, mais en raison de leur nature. Et c'est pour cela qu'il a fallu donner des préceptes sur la patience et sur la persévérance.


2. Comme nous l'avons dit plus haut les préceptes affirmatifs, s'ils obligent toujours n'obligent pas à tout moment, mais selon le lieu et le temps. C'est pourquoi, de même que les préceptes affirmatifs donnés sur les autres vertus sont à recevoir quant à la préparation de l'âme, en ce sens que l'homme doit être prêt à les accomplir quand il le faudra, de même les préceptes concernant la patience. 3. La force, en tant qu'elle se distingue de la patience et de la persévérance, concerne les plus graves périls, dans lesquels il faut agir avec beaucoup de précautions, sans qu'il faille déterminer dans le détail ce qu'il faut faire. Mais la patience et la persévérance concernent les afflictions et les efforts plus légers. C'est pourquoi on peut y déterminer avec moins de danger ce qu'il faut faire, surtout dans les grandes lignes.

Somme Théologique IIa-IIae LA TEMPÉRANCE Nous devons étudier maintenant la tempérance. D'abord la nature de la tempérance (Q.170). En ce qui concerne la tempérance nous étudierons d’abord. En ce qui concerne la tempérance nous étudierons d'abord la tempérance en elle-même (Q. 141); ensuite les vices opposés (Q. 142).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 141: LA TEMPÉRANCE 1. La tempérance est-elle une vertu? -2. Est-elle une vertu spéciale? -3. Concerne-t-elle seulement les désirs et les plaisirs? - 4. Concerne-t-elle seulement les délectations du toucher? - 5. Concerne-t-elle les délectations du goût en tant que tel, ou seulement en tant qu'il est un certain toucher? - 6. Quelle est la règle de la tempérance? - 7. Est-elle une vertu cardinale, c'est-à-dire principale? - 8. Est-elle la plus importante des vertus? ARTICLE 1: La tempérance est-elle une vertu? Objections: 1. Il ne semble pas. Aucune vertu en effet ne s'oppose au penchant de la nature, pour cette raison qu'" il y a en nous une aptitude naturelle à la vertu ", selon Aristote. Or la tempérance éloigne des plaisirs auxquels incline la nature. Donc elle n'est pas une vertu. 2. Les vertus sont connexes, on l'a vu antérieurement. Or il y a des gens qui possèdent la tempérance et non d'autres vertus; ainsi on en rencontre beaucoup qui sont tempérants et qui en même temps sont avares ou lâches. 3. A toute vertu correspond un don, on l'a montré plus haut. Or il semble qu'il n'y ait pas de don qui corresponde à la tempérance: en effet tous les dons ont déjà été attribués antérieurement aux autres vertus. La tempérance n'est donc pas une vertu. En sens contraire, S. Augustin dit: " Ce que nous appelons tempérance est une vertu. " Réponse: On l'a dit le propre de la vertu est d'incliner l'homme au bien. Or le bien de l'homme est " d'être selon la raison ", dit Denys. C'est pourquoi la vertu humaine est celle qui incline à suivre la raison. C'est surtout le cas pour la tempérance car, son nom même l'indique, elle comporte une


certaine modération, un " tempérament ", qui est un effet de la raison. C'est pourquoi la tempérance est une vertu. Solutions: 1. La nature incline vers ce qui convient à chacun. C'est pourquoi l'homme désire naturellement la jouissance qui lui convient. Mais l'homme, en tant que tel, est un être raisonnable; en conséquence, les jouissances qui conviennent à l'homme sont celles qu'approuve la raison. La tempérance n'éloigne pas de celles-ci, elle éloigne plutôt des jouissances contraires à la raison. Il est donc clair que la tempérance ne contrarie pas le penchant de la nature humaine, mais s'accorde avec lui. Elle contrarie cependant l'inclination de la nature bestiale qui n'est pas soumise à la raison. 2. La tempérance, en tant qu'elle répond parfaitement à la notion de vertu, n'existe pas sans la prudence, absente chez les vicieux. C'est pourquoi ceux qui manquent des autres vertus parce qu'ils sont soumis aux vices qui leur sont contraires, n'ont pas non plus la tempérance. Mais ils en font les actes soit par certaine disposition naturelle, dans la mesure où certaines vertus imparfaites sont naturelles aux hommes, nous l'avons dit ou bien par une disposition acquise par l'habitude; mais ces dispositions, sans la prudence, n'ont pas la perfection de la raison, on l'a dit précédemment. 3. A la tempérance correspond aussi un don, le don de crainte, qui donne la maîtrise des délectations charnelles, selon le Psaume (119, 120): " Transperce ma chair de ta crainte. " Le don de crainte regarde principalement Dieu, que l'on évite d'offenser; en cela il correspond à la vertu d'espérance, nous l'avons dit. Mais il peut, à titre secondaire, regarder tout ce qu'il faut fuir pour éviter d'offenser Dieu. Or l'homme a surtout besoin de la crainte de Dieu pour fuir ce qui l'attire le plus fortement, ce que concerne la tempérance. C'est pourquoi à la tempérance aussi correspond le don de crainte. ARTICLE 2: La tempérance est-elle une vertu spéciale? Objections: 1. Il semble que non. S. Augustin dit en effet qu'" il appartient à la tempérance de se garder pour Dieu intègre et irréprochable ". Mais cela convient à toute vertu. La tempérance est donc une vertu générale. 2. S. Ambroise dit que, " dans la tempérance, c'est surtout la sérénité de l'âme qui est considérée et recherchée ". Or cela est vrai pour toute vertu. 3. Si l'on en croit Cicéron, " le beau est inséparable de l'honnête... et toutes les choses justes sont belles ". Or c'est précisément le beau que l'on considère dans la tempérance. Elle n'est donc pas une vertu spéciale. En sens contraire, Aristote lui donne la place d'une vertu spéciale. Réponse: C'est une coutume dans le langage humain de restreindre certains noms communs à la désignation de ce qui est principal dans l'ensemble qu'ils recouvrent; ainsi, par antonomase, le mot " Ville " est pris pour Rome. De même le mot " tempérance " peut avoir deux sens. En premier lieu il peut avoir une signification commune. Dans ce cas, la tempérance n'est pas une vertu particulière, mais une vertu générale, car le mot tempérance signifie alors un certain " tempérament ", c'est-à-dire une mesure que la raison impose aux actions et aux passions humaines; ce qui est commun à toute vertu morale. La raison de tempérance diffère cependant de la raison de force, même si l'on considère ces deux vertus comme des vertus communes. La tempérance écarte en effet ce qui allèche l'appétit à l'encontre de la raison, tandis que la force pousse à rester inébranlable à l'égard de ce qui conduit l'homme à fuir le bien de la raison, ou à le combattre. Mais si on considère la tempérance par antonomase, en ce qu'elle met un frein à la convoitise de ce qui attire l'homme le plus fortement, elle est alors une vertu spéciale, puisqu'elle a une matière spéciale comme la force.


Solutions: 1. L'appétit de l'homme est surtout corrompu par ce qui l'attire à s'écarter de la règle de la raison et de la loi divine. C'est pourquoi, de même que le mot tempérance s'entend de deux façons, d'une façon générale et d'une façon éminente, de même aussi l'intégrité, que S. Augustin attribue à la tempérance. 2. Ce que concerne la tempérance est capable de troubler l'âme au plus haut point, car c'est essentiel à l'homme, comme nous le verrons plus loin. C'est pourquoi la sérénité de l'âme est par excellence attribuée à la tempérance, bien qu'elle convienne communément à toutes les vertus. 3. Quoique la beauté convienne à toute vertu, elle est cependant attribuée éminemment à la tempérance, pour deux motifs. D'abord selon la raison commune de tempérance, à laquelle appartient une certaine proportion dans la mesure et la convenance, en quoi consiste la raison de beauté, selon Denys. Ensuite, parce que les biens dont détourne la tempérance sont les plus inférieurs chez l'homme et lui conviennent selon la nature bestiale, comme on le dira plus loin. Aussi est-ce surtout à cause d'eux que l'homme a tendance à s'avilir. En conséquence la beauté est surtout attribuée à la tempérance, qui a pour effet primordial d'écarter l'avilissement de l'homme. Pour la même raison, l'" honnête " convient au maximum à la tempérance. En effet, selon Isidore: " Est honnête ce qui ne comporte rien de honteux; en effet l'honorabilité est comme une situation d'honneur. " C'est cela que l'on considère avant tout dans la tempérance, qui repousse les vices les plus déshonorants, comme on le dira plus loin. ARTICLE 3: La tempérance concerne-t-elle seulement les désirs et les plaisirs? Objections: 1. Il semble qu'il n'en soit pas ainsi. Cicéron dit en effet que " la tempérance est une domination ferme et mesurée de la raison sur le désir sensuel et les autres mouvements désordonnés de l'âme ". Mais par mouvements de l'âme on désigne toutes les passions. La tempérance ne semble donc pas se limiter aux désirs et aux plaisirs. 2. " La vertu regarde ce qui est difficile et bon ", selon Aristote. Or, il semble plus difficile de modérer la crainte, surtout en face des périls de mort, que de modérer les convoitises et les jouissances, que les souffrances et les périls de mort font mépriser, selon S. Augustin; il semble donc que la vertu de tempérance ne concerne pas principalement les désirs et les plaisirs. 3. A la tempérance appartient " la grâce de la modération ", dit S. Ambroise. Et, pour Cicéron, la tempérance apporte " tout apaisement des troubles de l'âme, et la mesure des choses ". Or, il faut trouver la mesure non seulement dans les désirs et les jouissances, mais aussi dans les actions et autres choses extérieures. La tempérance ne concerne donc pas seulement les désirs et les plaisirs. En sens contraire, Isidore déclare que la tempérance " refrène le désir sensuel et la convoitise ". Réponse: Il appartient à la vertu morale, nous l'avons dit, de conserver le bien de la raison contre les passions qui s'opposent à la raison. Or le mouvement des passions de l'âme est double, nous l'avons dit en traitant des passions: un mouvement selon lequel l'appétit sensitif poursuit les biens sensibles et corporels, et un autre mouvement selon lequel il fuit les maux sensibles et corporels. Or, le premier mouvement de l'appétit sensitif s'oppose à la raison surtout par manque de mesure, car les biens sensibles et corporels, si on les considère selon leur nature, ne s'opposent pas à la raison mais la servent plutôt, comme des instruments dont la raison se sert pour parvenir à sa fin propre. Mais ils s'opposent à elle surtout en tant que l'appétit sensitif ne se porte pas vers eux selon la mesure de la raison. C'est pourquoi il appartient en propre à la vertu morale de modérer les passions de ce genre qui impliquent la poursuite du bien.


Le mouvement de l'appétit sensitif qui fuit les maux sensibles est, lui, principalement contraire à la raison, non pas tellement par son manque de mesure, mais à cause surtout de son effet; car celui qui fuit les maux sensibles et corporels qui accompagnent parfois le bien de la raison, s'écarte par voie de conséquence du bien même de la raison. Et c'est pourquoi il appartient à la vertu morale de fortifier dans le bien de la raison. La vertu de force, dont le rôle est de donner la fermeté, concerne principalement la passion qui porte à fuir les maux corporels, c'est-à-dire la crainte; et par voie de conséquence elle concerne l'audace qui, dans l'espoir d'un bien, affronte des dangers redoutables. De même la tempérance, qui implique une certaine modération, concerne principalement les passions qui tendent aux biens sensibles, c'est-à-dire la convoitise et les délectations; et par voie de conséquence elle concerne aussi les tristesses qui proviennent de l'absence de telles délectations. En effet, de même que l'audace présuppose des dangers redoutables, de même une telle tristesse provient de l'absence de telles délectations. Solutions: 1. Comme nous l'avons dit en traitant des passions celles qui se rapportent à la fuite du mal présupposent celles qui se rapportent à la poursuite du bien, et les passions de l'irascible présupposent les passions du concupiscible. Ainsi donc, alors que la tempérance modère directement les passions du concupiscible tendant vers un bien, par voie de conséquence elle modère toutes les autres passions, dans la mesure où la modération de ces dernières fait suite à la modération des premières. En effet, celui qui ne désire pas de façon immodérée espère en conséquence avec modération, et s'attriste modérément de l'absence des biens désirables. 2. La convoitise implique un certain élan de l'appétit vers le délectable, élan qui a besoin de la retenue attribuée à la tempérance. Mais la crainte implique un recul de l'âme devant certains maux, contre lequel l'homme a besoin d'un affermissement de l'âme que procure la force. Voilà pourquoi la tempérance concerne les convoitises, et la force les craintes. 3. Les actes extérieurs procèdent des passions intérieures de l'âme. C'est pourquoi leur modération dépend de la modération des passions intérieures. ARTICLE 4: La tempérance concerne-t-elle seulement les délectations du toucher? Objections: 1. Non, pas seulement, semble-t-il. S. Augustin dit que " le rôle de la tempérance est de réprimer et de calmer les convoitises qui nous font désirer avidement ce qui nous détourne des lois de Dieu et des biens que nous procure sa bonté ". Et peu après il ajoute que " le rôle de la tempérance est de mépriser les séductions sensibles et la louange populaire ". Or il n'y a pas que les convoitises des plaisirs du toucher qui nous détournent des lois de Dieu, mais aussi les convoitises des plaisirs que nous procurent les autres sens et qui appartiennent également aux séductions corporelles; et de même le désir des richesses, ou encore de la gloire mondaine. Aussi S. Paul a-t-il pu dire (1 Tm 6, 10) que " l'amour de l'argent est la racine de tous les maux ". La tempérance ne concerne donc pas seulement les convoitises des plaisirs du toucher. 2. Aristote dit que " celui qui n'est digne que de petites choses et qui se juge tel, est tempérant, et non magnanime ". Or, les honneurs petits ou grands dont il est question ici ne sont pas agréables au toucher, mais à l'âme qui les perçoit. 3. Les choses qui sont d'un seul genre semblent avoir la même raison d'appartenir à la matière d'une vertu. Or tous les plaisirs des sens semblent d'un seul et même genre. Ils appartiennent donc d'égale façon à la matière de la tempérance. 4. Les jouissances de l'esprit sont plus grandes que celles du corps, nous l'avons vu en parlant des passions. Or quelquefois, par convoitise des plaisirs de l'esprit, des hommes s'écartent des lois de Dieu et perdent la vertu, ainsi par curiosité pour la science. Aussi le démon a-t-il promis la science au


premier homme (Gn 3, 5): " Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. " La tempérance ne concerne donc pas seulement les plaisirs du toucher. 5. Si les plaisirs du toucher étaient la matière propre de la tempérance, il faudrait alors que la tempérance concerne tous les plaisirs du toucher. Or elle ne les concerne pas tous: elle ne concerne pas, par exemple, les plaisirs que l'on éprouve dans les jeux. En sens contraire, Aristote affirme que la tempérance a pour domaine propre les convoitises et les plaisirs du toucher. Réponse: Nous l'avons dit dans l'Article précédent, la tempérance concerne les désirs et les plaisirs, comme la force concerne les frayeurs et les audaces. Mais la force concerne les frayeurs et les audaces à l'égard des maux les plus grands, qui détruisent la nature elle-même: les périls de mort. Aussi faut-il pareillement que la tempérance concerne les convoitises des plaisirs les plus grands. Et comme le plaisir accompagne l'acte qui s'accorde sur la nature, les plaisirs sont d'autant plus intenses que les actes qu'ils accompagnent sont plus naturels. Or, ce qui est par-dessus tout naturel aux êtres vivants, ce sont les actes par lesquels se conserve la nature de l'individu: le manger et le boire, et la nature de l'espèce: l'union de l'homme et de la femme. Voilà pourquoi ce sont les plaisirs de la nourriture et de la boisson et les plaisirs sexuels qui sont proprement l'objet de la tempérance. Or les plaisirs de ce genre sont produits par le sens du toucher. On en conclut donc que la tempérance concerne les plaisirs du toucher. Solutions: 1. S. Augustin semble comprendre ici la tempérance non comme une vertu spéciale ayant une matière déterminée, mais comme une vertu apportant la mesure de raison en n'importe quelle matière, ce qui est la condition générale de la vertu. - Cependant on peut dire aussi que celui qui est capable de refréner les plus grandes jouissances peut encore davantage refréner les plaisirs moins grands. C'est pourquoi il appartient premièrement et proprement à la tempérance de modérer les convoitises des plaisirs du toucher et secondairement les autres convoitises. 2. Aristote applique ici le nom de tempérance à la modération des choses extérieures, lorsqu'on aspire à ce qui est à notre mesure; mais non selon qu'il se réfère à la modération des affections de l'âme, qui est l'objet de la vertu de tempérance. 3. Les plaisirs des sens autres que le toucher se manifestent différemment chez les hommes et chez les autres animaux. Chez ces derniers, en effet, les sens ne procurent de jouissance qu'en référence à ce qui se rapporte au sens du toucher; ainsi le lion a du plaisir à voir le cerf ou à entendre sa voix, mais en référence à la nourriture. Chez l'homme, au contraire, les autres sens que le toucher procurent des plaisirs non seulement en référence à celui-ci, mais aussi à cause de la convenance des sensations qu'ils donnent eux-mêmes. Ainsi les plaisirs des autres sens, en tant qu'ils se réfèrent aux plaisirs du toucher, sont du ressort de la tempérance non pas à titre principal, mais seulement par voie de conséquence. Et en tant que les impressions de ces autres sens sont agréables à cause de leur propre convenance, par exemple lorsque l'homme se réjouit à l'audition d'un son harmonieux, ce plaisir ne se rapporte pas alors à la conservation de la nature. Dès lors les passions de ce genre n'ont pas ce caractère premier qui permettrait de parler, à leur propos, de tempérance par antonomase. 4. Les plaisirs de l'esprit, même s'ils sont plus grands, selon leur nature, que les plaisirs du corps, ne sont cependant pas autant perçus par les sens. Et par conséquent ils n'affectent pas aussi violemment l'appétit sensible, contre l'assaut duquel la vertu morale a pour rôle de défendre le bien de la raison. On peut dire encore que les plaisirs de l'esprit, à proprement parler, sont conformes à la raison. C'est pourquoi ils ne sont pas à refréner, sauf pour une raison accidentelle quand par exemple un plaisir détourne d'un autre plus important et plus légitime.


5. Les plaisirs du toucher ne se rapportent pas tous à la conservation de la nature. C'est pourquoi il ne faut pas qu'ils soient tous du ressort de la tempérance. ARTICLE 5: La tempérance concerne-t-elle plus les délectations du goût que celles du toucher? Objections: 1. Il semble que oui. Les plaisirs du goût se trouvent en effet dans la nourriture et la boisson, qui sont plus nécessaires à la vie de l'homme que les plaisirs sexuels, qui relèvent du toucher. Or, selon l'Article précédent, la tempérance concerne les plaisirs procurés par les choses qui sont nécessaires à la vie de l'homme. Donc la tempérance concerne davantage les plaisirs propres au goût que les plaisirs propres au toucher. 2. La tempérance concerne les passions plus que les choses elles-mêmes. Mais, dit Aristote " le toucher semble bien être le sens des aliments ", considérés dans leur substance même d'aliment. Au contraire, la saveur, qui est proprement l'objet du goût, " est comme le charme des aliments ". La tempérance regarde donc davantage le goût que le toucher. 3. Selon Aristote, " c'est à propos des mêmes choses qu'on parle de tempérance et d'intempérance, de continence et d'incontinence, de constance et de mollesse ": à quoi se rattachent les plaisirs raffinés. Or c'est aux plaisirs raffinés qu'appartient le plaisir donné par les saveurs qui relèvent du goût. La tempérance a donc trait aux plaisirs propres au goût. En sens contraire, Aristote dit que la tempérance et l'intempérance " semblent n'avoir affaire avec le goût que peu ou pas du tout ". Réponse: Comme nous l'avons vu dans l'Article précédent, la tempérance concerne les grands plaisirs qui ont trait surtout à la conservation de la vie humaine, quant à l'espèce ou quant à l'individu. Dans ces plaisirs on peut considérer un élément principal et un élément secondaire. L'élément principal est assurément l'usage même des choses nécessaires: par exemple l'usage de la femme, qui est nécessaire à la conservation de l'espèce ou l'usage de la nourriture ou de la boisson, qui sont nécessaires à la conservation de l'individu. Et l'usage même de ces réalités nécessaires comporte une certaine jouissance essentielle qui leur est adjointe. L'élément secondaire, dans ces deux usages, est ce qui rend cet usage plus agréable: comme la beauté et la parure de la femme, et la saveur agréable de la nourriture et aussi son odeur. C'est pourquoi la tempérance concerne à titre premier le plaisir du toucher, qui suit essentiellement l'usage même de la chose nécessaire, usage qui se fait toujours par le contact. Mais en ce qui concerne les plaisirs du goût, de l'odorat ou de la vue, la tempérance et l'intempérance ne les concernent que secondairement, en tant que les impressions de ces sens contribuent à l'usage délectable des choses nécessaires qui ressortissent au toucher. Cependant, comme le goût est plus voisin du toucher que les autres sens, la tempérance concerne le goût plus que les autres sens, pour cette raison. Solutions: 1. L'usage même de la nourriture et le plaisir qui en est la conséquence essentielle, appartiennent également au toucher. C'est pourquoi Aristote dit que " le toucher est le sens de l'aliment; nous nous alimentons en effet de chaud et de froid, d'humide et de sec ". Mais au goût appartient le discernement des saveurs, qui contribuent au plaisir de la nourriture, en tant qu'elles sont le signe que la nourriture nous convient. 2. Le plaisir de la saveur est comme de surcroît, tandis que le plaisir du toucher fait suite essentiellement à l'usage de la nourriture et de la boisson. 3. Les plaisirs raffinés consistent premièrement dans la substance même de l'aliment, mais secondairement dans la saveur exquise et la préparation des nourritures.


ARTICLE 6: Quelle est la règle de la tempérance? Objections: 1. Il ne semble pas que la règle de la tempérance doive tenir compte des nécessités de la vie présente. En effet, ce qui est supérieur ne prend pas sa règle dans ce qui est inférieur. Or la tempérance, puisqu'elle est une vertu de l'âme, est supérieure aux nécessités du corps. La règle de la tempérance ne doit donc pas être prise selon les nécessités du corps. 2. Celui qui dépasse la règle commet un péché. Donc, si les nécessités corporelles étaient la règle de la tempérance, celui qui jouirait d'un plaisir dépassant les nécessités de la nature, qui se contente de très peu, pécherait contre la tempérance. Ce qui semble inadmissible. 3. Personne ne pèche en suivant la règle. Donc, si les nécessités corporelles étaient une règle pour la tempérance, celui qui jouirait d'un plaisir pour une nécessité corporelle, par exemple pour sa santé, serait exempt de péché. Or cela semble faux. Les nécessités du corps ne sont donc pas la règle de la tempérance. En sens contraire, S. Augustin déclare " L'homme tempérant dans les choses de cette vie trouve sa règle confirmée par les deux Testaments: il n'en aime aucune, il ne pense pas devoir les désirer pour elles-mêmes, mais il s'en sert autant qu'il faut pour les nécessités de cette vie et de ses tâches, avec la modération de l'usager, et non avec la passion de l'amant. " Réponse: Le bien de la vertu morale, nous l'avons dit, consiste principalement dans l'ordre de la raison; en effet, le bien de l'homme est d'être selon la raison, dit Denys. Or l'ordre principal de la raison consiste à ordonner les choses à leur fin, et c'est dans cet ordre que consiste avant tout le bien de la raison. En effet, le bien a raison de fin, et la fin elle-même est la règle de ce qui est ordonné à la fin. Or toutes les choses délectables qui se présentent à l'usage de l'homme sont ordonnées aux nécessités de cette vie comme à leur fin. Et c'est pourquoi la tempérance prend les nécessités de cette vie comme règle des choses délectables dont elle se sert; c'est-à-dire qu'elle en use pour autant que les nécessités de cette vie le requièrent. Solutions: 1. Les nécessités de cette vie, on vient de le dire, ont raison de règle en tant qu'elles sont des fins. Mais il faut remarquer que, parfois, autre est la fin de celui qui agit, et autre la fin de l'oeuvre; ainsi il apparaît que la fin de la construction est la maison, mais que la fin du constructeur est parfois le désir de s'enrichir. Ainsi donc la tempérance elle-même a pour fin et pour règle la béatitude, mais les choses dont la tempérance fait usage ont pour fin et pour règle les nécessités de la vie humaine, audessous desquelles se place ce qui est au service de la vie. 2. Les nécessités de la vie humaine peuvent s'entendre de deux façons. D'une première façon, le nécessaire signifie n " ce sans quoi un être ne peut aucunement exister "; c'est ainsi que la nourriture est nécessaire à l'être animal. D'une autre façon, le nécessaire signifie " ce sans quoi une chose ne saurait être de la manière qui lui convient ". Or la tempérance prend en considération non seulement la première nécessité mais aussi la seconde. C'est pourquoi Aristote dit que " le tempérant désire les plaisirs en vue de sa santé, et en vue de son bien-être ". Quant aux choses qui ne sont pas nécessaires elles peuvent se présenter de deux façons. Certaines, en effet, sont des empêchements à la santé ou au bien-être. En aucune manière le tempérant ne les utilise: car ce serait un péché contre la tempérance. Mais il en est d'autres qui ne sont pas des empêchements. Le tempérant en use avec mesure, suivant le lieu et le temps et suivant ce qui convient à son milieu. C'est pourquoi, là encore, Aristote dit que le tempérant désire aussi d'autres plaisirs qui ne sont pas nécessaires à la santé ou au bien-être, " pourvu qu'ils ne leur soient pas contraires ". 3. On vient de le dire, la tempérance considère la nécessité dans son rapport de convenance à la vie. Mais il y a lieu de tenir compte non seulement de ce qui convient au corps, mais aussi de ce qui


convient en fait de réalités extérieures, telles que richesses, fonctions et davantage encore de ce qui convient à l'honorabilité. C'est pourquoi Aristote, ajoute ici même que, dans les plaisirs dont il use, le tempérant " veille non seulement à ce qu'ils ne fassent pas obstacle à la santé et au bon état physique, mais encore à ce qu'ils ne soient pas en désaccord avec le bien ", c'est-à-dire avec l'honorabilité " et à ce qu'ils ne dépassent pas non plus les moyens, c'est-à-dire les possibilités de la fortune ". S. Augustin, lui, dit que le tempérant ne regarde pas seulement " la nécessité de cette vie, mais aussi la nécessité des fonctions sociales ". ARTICLE 7: La tempérance est-elle une vertu cardinale? Objections: 1. Il semble bien que non. En effet, le bien de la vertu morale dépend de la raison. Or la tempérance concerne ce qui est le plus éloigné de la raison: les plaisirs qui nous sont communs avec les animaux, dit Aristote. Elle ne semble donc pas être une vertu principale. 2. Une chose paraît d'autant plus difficile à refréner qu'elle est plus impétueuse. Or la colère, que refrène la douceur, semble plus impétueuse que la concupiscence, que refrène la tempérance. On peut lire dans le livre des Proverbes (27, 4): " La colère n'a pas de miséricorde, ni la fureur qui éclate; et qui pourra contenir l'assaut d'un esprit emporté? " La douceur est donc une vertu plus primordiale que la tempérance. 3. L'espoir est un mouvement de l'âme supérieur au désir ou convoitise, on l'a vu '. Or l'humilité refrène le caractère présomptueux d'un espoir démesuré. L'humilité semble être donc une vertu plus primordiale que la tempérance, qui refrène la convoitise. En sens contraire, S. Grégoire place la tempérance parmi les vertus cardinales. Réponse: Une vertu principale ou cardinale, nous l'avons dit antérieurement, est celle qui possède de façon éminente un des caractères communément requis à la raison de vertu. Or la modération, qui est requise en toute vertu, est particulièrement digne d'éloge quand elle se manifeste dans les plaisirs du toucher que concerne la tempérance. Et cela parce que ces plaisirs nous sont plus naturels et qu'il est donc plus difficile de s'en abstenir ou d'en refréner la convoitise; et aussi parce que leurs objets sont plus nécessaires à la vie présente, nous l'avons montré plus haut. Voilà pourquoi l'on range la tempérance parmi les vertus principales ou cardinales. Solutions: 1. La force d'une cause se manifeste d'autant plus qu'elle peut étendre son action à ce qui est plus éloigné. C'est pourquoi la force de la raison se montre plus grande par cela même qu'elle peut ainsi modérer les convoitises et les plaisirs les plus éloignés. C'est à cela que tient la primauté de la tempérance. 2. Un mouvement de colère a pour cause quelque chose d'accidentel, par exemple une blessure douloureuse. C'est pourquoi il passe vite, quoique son impétuosité soit grande. Au contraire, le mouvement de convoitise des plaisirs du toucher procède d'une cause naturelle; aussi est-il plus durable et plus répandu. Et c'est pourquoi il appartient à une vertu plus capitale de le refréner. 3. Ce qu'on espère est plus noble que ce que l'on convoite; à cause de cela l'espoir est une passion principale placée dans l'irascible. Mais les biens qui provoquent la convoitise et le plaisir du toucher émeuvent l'appétit de façon plus violente, parce qu'ils sont plus naturels. C'est pourquoi la tempérance, qui les modère, est une vertu principale. ARTICLE 8: La tempérance est-elle la plus importante des vertus?


Objections: 1. Il semble qu'il en soit ainsi. S. Ambroise dit en effet: " C'est la tempérance qui regarde et recherche le plus le souci de l'honneur et la considération de la bienséance. " Or une vertu est digne d'éloges quand elle est honorable et décente. La tempérance est donc la plus grande des vertus. 2. Il revient à une plus grande vertu de faire ce qui est plus difficile. Or il est plus difficile de refréner les convoitises et les plaisirs du toucher que de rectifier les actions extérieures: cela revient à la tempérance, ceci à la justice. La tempérance est donc une vertu plus grande que la justice. 3. Une chose paraît d'autant plus nécessaire et meilleure qu'elle est d'un usage plus fréquent. Or la force a trait aux périls de mort, qui se présentent plus rarement que les plaisirs du toucher, lesquels se présentent tous les jours. Aussi l'usage de la tempérance est-il plus fréquent que celui de la force. C'est pourquoi la tempérance est une vertu plus noble que la force. En sens contraire, Aristote dit: " Les vertus les plus grandes sont celles qui sont les plus utiles aux autres; c'est pourquoi nous honorons surtout les hommes forts et les hommes justes. " Réponse: Selon Aristote " le bien de la multitude est plus divin que le bien de l'individu ". C'est pourquoi une vertu est d'autant meilleure qu'elle contribue davantage au bien de la multitude. Or la justice et la force contribuent davantage au bien de la multitude que la tempérance; car la justice règle les relations avec autrui; la force affronte les périls des combats en vue du salut public, tandis que la tempérance modère seulement les convoitises et les plaisirs individuels. Il est donc clair que la justice et la force sont des vertus plus éminentes que la tempérance. Et la prudence et les vertus théologales sont encore plus importantes. Solutions: 1. L'honneur et la bienséance sont surtout attribués à la tempérance non pas à cause de l'excellence de son bien propre, mais à cause de la grossièreté du mal contraire, dont elle préserve en réglant les jouissances qui nous sont communes avec les bêtes. 2. La vertu concerne " ce qui est difficile et bon ", mais on apprécie la dignité d'une vertu davantage au point de vue de la bonté, où la justice l'emporte, qu'au point de vue de la difficulté, où c'est la tempérance qui l'emporte. 3. La valeur communautaire qui rattache une vertu à la multitude des hommes lui confère une bonté plus éminente que son emploi fréquent; cela donne la supériorité à la force, ceci à la tempérance. Aussi, de façon absolue, la force est plus importante, bien que, d'un certain point de vue, on puisse dire la tempérance plus importante que la force et même que la justice.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 142: LES VICES OPPOSÉS À LA TEMPÉRANCE: INSENSIBIILITÉ ET INTEMPÉRANCE. 1. L'insensibilité est-elle un péché? - 2. L'intempérance est-elle un péché puéril? - 3. Comparaison entre intempérance et lâcheté. - 4. Le péché d'intempérance est-il le plus déshonorant? ARTICLE 1: L'insensibilité est-elle un péché? Objections: 1. Il ne semble pas. On appelle en effet insensibles ceux qui s'abstiennent des plaisirs du toucher. Mais s'abstenir tout à fait en ce domaine semble louable et vertueux, comme cela ressort du


livre de Daniel (10, 2-3): " En ces temps-là, moi, Daniel, je faisais une pénitence de trois semaines; je ne mangeais point de nourriture désirable: viande ni vin n'approchaient de ma bouche, et je ne me parfumais pas. " L'insensibilité n'est donc pas un péché. 2. Le bien de l'homme est de se conformer à la raison, selon Denys. Mais s'abstenir de tout plaisir du toucher fait grandement avancer l'homme dans le bien de la raison. Daniel dit en effet (1, 17) qu'aux jeunes gens qui ne mangeaient que des légumes " Dieu donna science et intelligence en matière de lettres et en sagesse ". L'insensibilité qui repousse tous les plaisirs du toucher n'est donc pas vicieuse. 3. Ce qui écarte le plus du péché ne semble pas vicieux. Or le meilleur remède pour s'abstenir du péché est de fuir les jouissances, ce qui est une marque d'insensibilité. Aristote dit en effet " qu'en renonçant au plaisir, nous pécherons moins ". L'insensibilité n'est donc pas quelque chose de vicieux. En sens contraire, il n'y a que le vice pour s'opposer à la vertu. Or l'insensibilité s'oppose à la vertu de tempérance, fait remarquer Aristote. Réponse: Tout ce qui contrarie l'ordre naturel est vicieux. Or la nature a joint le plaisir aux activités nécessaires à la vie de l'homme. C'est pourquoi l'ordre naturel requiert que l'homme se serve des plaisirs de ce genre dans la mesure où c'est nécessaire à son salut, soit pour la conservation de l'individu, soit pour la conservation de l'espèce. Donc, si quelqu'un fuyait la jouissance au point de négliger ce qui est nécessaire à la conservation de la nature, il commettrait un péché, car se serait s'opposer à l'ordre naturel. C'est en cela que consiste le vice d'insensibilité. Il faut savoir cependant qu'il est parfois louable ou même nécessaire de s'abstenir, en vue d'une certaine fin, des jouissances qui font suite aux actes de ce genre. Ainsi, en vue de la santé du corps, certains s'abstiennent des plaisirs que procurent la nourriture, la boisson et les relations sexuelles. De même en vue de la bonne exécution d'une tâche: ainsi est-il nécessaire aux athlètes et aux soldats de s'abstenir de beaucoup de plaisirs, afin d'accomplir leur tâche propre. De même encore les pénitents, pour retrouver la santé de l'âme, font abstinence de choses délectables, comme s'ils suivaient un régime. Et les hommes qui veulent s'adonner à la contemplation et aux choses divines doivent s'abstenir davantage des désirs charnels. Mais rien de ce que l'on vient de dire n'appartient au vice d'insensibilité, car tout cela est conforme à la droite raison. Solutions: 1. Daniel pratiquait cette abstinence des plaisirs, non parce qu'il méprisait les plaisirs comme mauvais en eux-mêmes, mais pour une fin louable, afin de se disposer à une plus haute contemplation en se privant des plaisirs corporels. C'est pourquoi le texte ajoute aussitôt qu'une révélation lui fut faite. 2. L'homme ne peut se servir de la raison sans les puissances sensibles, qui ont besoin d'un organe corporel, comme on l'a vu dans la première Partie; il est donc nécessaire que l'homme sustente son corps pour pouvoir user de sa raison. Or la réfection du corps se fait par des actes qui procurent du plaisir. Le bien de la raison ne peut donc exister dans l'homme s'il s'abstient de tout plaisir. Cependant, comme l'homme pour faire un acte de raison a plus ou moins besoin de la puissance corporelle, il lui sera plus ou moins nécessaire d'employer des plaisirs corporels. C'est pourquoi ceux qui ont assumé la charge de s'adonner à la contemplation et de transmettre aux autres le bien spirituel comme par une espèce de propagation spirituelle, s'abstiennent de beaucoup de plaisirs, et en cela ils sont dignes de louange. Au contraire, ceux à qui il appartient, en raison de leur office, de se livrer aux oeuvres corporelles et à la génération charnelle, ne mériteraient pas, la louange en s'en abstenant. 3. Il faut fuir le plaisir pour éviter le péché, non totalement, mais de sorte qu'il ne soit pas recherché au-delà de ce que la nécessité requiert. ARTICLE 2: L'intempérance est-elle un péché puéril?


Objections: 1. Non, semble-t-il. A propos de ce verset de S. Matthieu (18, 3): " Si vous ne retournez pas à l'état des enfants, etc. " S. Jérôme dit que " l'enfant ne demeure pas en colère, il n'a pas le souvenir du mal qu'on lui a fait, et ne se réjouit pas en voyant une belle femme ", ce qui est contraire à l'intempérance. L'intempérance n'est donc pas un péché puéril. 2. Les enfants n'ont que des convoitises naturelles. Mais, au sujet de celles-ci, peu d'hommes pèchent par intempérance, selon Aristote. L'intempérance n'est donc pas un péché puéril. 3. Il faut choyer et nourrir les enfants. Au contraire il faut toujours amoindrir et extirper la convoitise et la jouissance auxquelles a trait l'intempérance. S. Paul dit en effet (Col 3, 5): " Mortifiez donc vos membres terrestres: fornication, impureté, etc. " L'intempérance n'est donc pas un péché puéril. En sens contraire, Aristote dit: " Nous appliquons ce mot d'intempérance aux fautes des enfants. " Réponse: Quelque chose est appelé puéril de deux façons. D'une première façon, parce que cela convient aux enfants. Ce n'est pas le sens donné par Aristote quand il dit que l'intempérance est puérile. D'une autre façon, à cause d'une certaine analogie. C'est de cette façon que les péchés d'intempérance sont dits puérils. Le péché d'intempérance est en effet un péché de convoitise excessive, que l'on assimile à l'enfant selon trois points de vue. D'abord, selon ce que l'un et l'autre convoitent. Comme l'enfant en effet, la convoitise désire quelque chose de laid. Dans les choses humaines est beau ce qui est ordonné selon la raison; c'est pourquoi Cicéron dit que " le beau est ce qui est conforme à l'excellence de l'homme en ce qui distingue sa nature des autres animaux ". Or l'enfant ne fait pas attention à l'ordre de la raison. Et de même, selon Aristote, la convoitise n'écoute pas la raison. Ensuite ils se rencontrent quant au résultat. Si on laisse l'enfant faire sa volonté, sa volonté propre ne cesse de grandir. Aussi, selon l'Ecclésiastique (30, 8), " un cheval mal dressé devient rétif, et un enfant laissé à lui-même devient impétueux ". Il en est de même pour la convoitise. Si on lui donne satisfaction, elle devient plus vigoureuse, comme le remarque S. Augustin: " L'asservissement à la passion crée l'habitude, et la non-résistance à l'habitude crée la nécessité. " Enfin, il y a également similitude quant au remède qui s'applique à l'un et à l'autre. En effet on corrige l'enfant en le contraignant. C'est ainsi qu'il est dit dans les Proverbes (29, 13): " Ne ménage pas à l'enfant sa correction. Si tu le frappes de la baguette, tu délivreras son âme de l'enfer. " De même, quand on résiste à la convoitise on la ramène à la juste mesure de l'honnête. Comme dit S. Augustin " quand l'âme s'accroche aux choses spirituelles et y demeure fixée, l'habitude - c'est-à-dire l'habitude de la convoitise charnelle - voit ses assauts brisés et peu à peu la répression l'éteint. L'habitude, en effet, quand nous la suivions, était plus grande; mais quand nous la refrénons, elle n'est pas supprimée tout à fait, mais certainement diminuée. " Selon Aristote " de même que l'enfant doit vivre selon les commandements de son maître, de même notre faculté de désirer doit se conformer aux prescriptions de la raison ". Solutions: 1. L'objection entend par puéril ce qui se rencontre chez l'enfant. Or ce n'est pas de cette façon que le péché d'intempérance est dit puéril, mais par similitude. 2. Une convoitise peut être dite naturelle de deux façons. D'une première façon, selon son genre. C'est ainsi que la tempérance et l'intempérance ont pour objet des convoitises naturelles: elles portent en effet sur les convoitises de la nourriture et du sexe, qui sont ordonnées à la conservation de la nature. D'une autre façon la convoitise peut être dite naturelle quant à l'espèce de ce que la nature requiert pour sa conservation. De ce point de vue il n'arrive pas souvent de pécher en matière de convoitise naturelle. La nature n'exige en effet que ce qui permet de subvenir à la nécessité de la nature: quand


on le désire il ne peut y avoir péché que par un excès quantitatif; c'est en cela seulement que l'on pèche en matière de convoitise naturelle, dit Aristote. Mais il en va différemment de certains excitants à la convoitise par lesquels on pèche le plus souvent, et qui sont inventés par l'ingéniosité des hommes comme les mets savamment préparés, et les parures féminines. Bien que les enfants ne recherchent pas souvent cela, l'intempérance est cependant dite un péché puéril pour la raison donnée dans la Réponse de l'article. 3. Ce qui appartient à la nature doit être développé et cultivé chez les enfants. En revanche, ce qui est déraisonnable ne doit pas être favorisé chez eux, mais corrigé, nous venons de le voir. ARTICLE 3: Comparaison entre intempérance et lâcheté Objections: 1. Il semble que la lâcheté soit un vice plus grand que l'intempérance. En effet, un vice est blâmé parce qu'il s'oppose au bien de la vertu. Or la lâcheté s'oppose à la force, qui est une vertu plus noble que la tempérance, à laquelle s'oppose l'intempérance. De ce fait, la lâcheté apparaît aussi comme un vice plus grand que l'intempérance. 2. On est moins à blâmer quand on succombe en ce qui est plus difficile à vaincre. C'est pourquoi Aristote dit qu'on " ne s'étonne pas de voir un homme vaincu par des délectations ou des tristesses fortes et excessives; on est plutôt porté à lui pardonner ". Or il semble plus difficile de vaincre les jouissances que les autres passions. Selon Aristote, " il est plus difficile de résister au plaisir que de contenir la colère ". L'intempérance, qui succombe au plaisir, est donc un péché moins grand que la lâcheté, qui succombe à la crainte. 3. Le volontaire est essentiel à la raison de péché. Or la lâcheté est plus volontaire que l'intempérance. Personne en effet ne désire être intempérant, mais on désire fuir les périls de mort; ce qui relève de la lâcheté. La lâcheté est donc un péché plus grave que l'intempérance. En sens contraire, d'après Aristote, " l'intempérance paraît dépendre de notre volonté plus que la lâcheté ". Il y a donc plus de péché en elle. Réponse: Un vice peut se comparer à un autre de deux façons. Ou bien en considérant sa matière, son objet; ou bien considérant Je pécheur lui-même. De l'une et l'autre façon l'intempérance est un vice plus grave que la lâcheté. D'abord, quand on considère la matière. Car la lâcheté fuit les périls de mort, que nous évitons à cause de la nécessité suprême: conserver la vie. Quant à l'intempérance, elle a trait aux jouissances dont la recherche n'est pas aussi nécessaire à la conservation de la vie parce que, nous l'avons dit, l'intempérance concerne davantage des jouissances ou convoitises additionnelles que les convoitises ou jouissances naturelles. Or le péché est d'autant plus léger que ce qui pousse à pécher semble plus nécessaire. C'est pourquoi l'intempérance est un vice plus grave que la lâcheté au point de vue de l'objet ou de la matière. Il en est de même au point de vue du pécheur. Et cela pour trois raisons. D'abord, parce qu'on pèche d'autant plus gravement que l'on est davantage maître de son esprit; c'est pourquoi on ne reproche pas leurs péchés aux aliénés. Or les craintes et les peines graves, surtout dans les dangers de mort, paralysent l'esprit de l'homme. Ce que ne fait pas le plaisir, qui conduit à l'intempérance. Ensuite, parce qu'un péché est d'autant plus grave qu'il est plus volontaire. Or l'intempérance comporte plus de volontaire que la lâcheté. Et cela pour deux raisons. En premier lieu, parce que l'action faite par crainte a son principe dans une impulsion extérieure: c'est pourquoi elle n'est pas purement et simplement volontaire, mais comporte du mélange, dit Aristote. Au contraire, l'action faite pour le plaisir est purement et simplement


volontaire. - En second lieu, parce que les actes d'intempérance sont plus volontaires dans le particulier, mais moins volontaires dans le général: personne en effet, ne voudrait être intempérant; cependant l'homme est attiré par des jouissances particulières qui le rendent intempérant. Aussi le meilleur remède pour éviter l'intempérance est-il de ne pas s'attarder à la considération de choses particulières. Mais, en ce qui concerne la lâcheté, c'est le contraire. Car les faits particuliers et subits, comme jeter son bouclier ou autres actes semblables, sont moins volontaires, tandis que l'attitude générale elle-même est plus volontaire, comme de chercher son salut dans la fuite. Or, ce qui est le plus volontaire purement et simplement, c'est ce qui est volontaire dans les circonstances particulières, où se situent les actes. C'est pourquoi l'intempérance qui est, de façon absolue, plus volontaire que la lâcheté, est un vice plus grand. Enfin, on peut trouver plus facilement un remède contre l'intempérance que contre la lâcheté du fait que les plaisirs de la nourriture et de la sexualité se présentent tout au long de la vie, et envers elles l'homme peut s'exercer sans danger à devenir tempérant; tandis que les périls de mort se présentent plus rarement, et il est plus dangereux pour l'homme de s'exercer envers eux à vaincre sa lâcheté. L'intempérance est donc en elle-même un péché plus grand que la lâcheté. Solutions: 1. La supériorité de la force sur la tempérance peut se considérer à deux points de vue?: l° Au point de vue de la fin, qui ressortit à la raison de bien, parce que la force est davantage ordonnée au bien commun que la tempérance. De ce point de vue également la lâcheté a une certaine supériorité sur l'intempérance, car c'est par lâcheté qu'on abandonne la défense du bien commun. 2° Au point de vue de la difficulté, en tant qu'il est plus difficile de subir les périls de mort que de s'abstenir de certaines choses délectables. Sous ce rapport, ce n'est pas la lâcheté qui l'emporte sur l'intempérance. De même en effet qu'il y a plus de vertu à ne pas succomber à ce qui est plus fort, de même, inversement, c'est un vice moins grand d'être vaincu par le plus fort, et un vice plus grand d'être surpassé par le plus faible. 2. L'amour de la conservation de la vie, qui fait fuir les périls de mort, est beaucoup plus naturel que toutes les délectations de la nourriture et du sexe, qui sont ordonnées à la conservation de la vie. C'est pourquoi il est plus difficile de vaincre la crainte en face des périls de mort que la convoitise des plaisirs alimentaires ou sexuels. Cependant il est plus difficile de résister à ces derniers qu'à la colère, à la tristesse et à la crainte de certains autres maux. 3. Donc la lâcheté volontaire est considérée davantage en général et moins en particulier. C'est pourquoi chez elle il y a plus de volontaire relatif et pas de volontaire absolu. ARTICLE 4: Le péché d'intempérance est-il le plus déshonorant? Objections: 1. Non, semble-t-il. De même en effet qu'on doit honorer la vertu, de même on doit mépriser le péché. Or il y a des péchés qui sont plus graves que l'intempérance, comme l'homicide, le blasphème, etc. Le péché d'intempérance n'est donc pas le plus blâmable. 2. Les péchés qui sont les plus communs semblent moins blâmables, car on en éprouve moins de honte. Mais les péchés d'intempérance sont les plus communs, parce qu'ils ont pour matière ce qui se présente communément dans la pratique de la vie humaine, en quoi aussi la plupart commettent le péché. Les péchés d'intempérance ne semblent donc pas les plus blâmables. 3. Aristote, dit que " la tempérance et l'intempérance concernent les désirs et les plaisirs humains ". Or il y a des désirs et des plaisirs qui sont plus vils que les désirs et les plaisirs humains: ce sont ceux, selon Aristote, qui relèvent de la bestialité et de la morbidité. L'intempérance n'est donc pas la plus blâmable.


En sens contraire, selon Aristote, l'intempérance, parmi les autres vices, " apparaît à juste titre blâmable ". Réponse: Le déshonneur semble s'opposer à l'honneur et à la gloire. Or l'honneur est dû à la supériorité, comme on l'a vu antérieurement, et la gloire implique l'éclat. L'intempérance est donc la plus blâmable pour deux raisons: d'abord parce qu'elle contrarie au maximum la dignité humaine. En effet, elle a pour matière les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes, nous l'avons dit. Selon le Psaume (49, 21), " l'homme dans son luxe est sans intelligence, il ressemble au bétail qu'on abat ". Ensuite, parce queue est le plus contraire à l'éclat et à la beauté de l'homme, car c'est dans les jouissances sur lesquelles porte l'intempérance qu'apparaît le moins la lumière de la raison qui donne à la vertu tout son éclat et sa beauté. C'est pourquoi ces jouissances sont appelées les plus serviles. Solutions: 1. Selon S. Grégoire, les péchés de la chair, qui font partie de l'intempérance, même s'ils sont moins coupables, méritent cependant un plus grand mépris. Car la grandeur de la faute se prend du désordre par rapport à la fin, tandis que le mépris regarde la honte, qui s'évalue surtout selon l'indécence du pécheur. 2. Qu'un péché se commette habituellement diminue sa honte et son déshonneur dans l'opinion des hommes, mais il n'en est pas ainsi selon la nature des vices eux-mêmes. 3. Quand on dit que l'intempérance est la plus blâmable, il faut l'entendre parmi les vices humains, qui ont trait aux passions quelque peu conformes à la nature humaine. Mais les vices qui dépassent le mode de la nature humaine sont encore plus blâmables. Cependant même ceux-ci semblent se réduire au genre de l'intempérance selon un certain excès: comme lorsque quelqu'un trouve son plaisir à manger de la chair humaine, ou à avoir des relations sexuelles avec des bêtes ou avec des personnes du même sexe. LES PARTIES DE LA TEMPÉRANCE Il faut maintenant étudier les parties de la tempérance: I. D'abord ces parties elles-mêmes en général (Q. 143). II. Ensuite, chacune d'entre elles en particulier (Q. 144-169).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 143: LES PARTIES DE LA TEMPÉRANCE EN GÉNÉRAL. ARTICLE UNIQUE Objections: 1. Il ne semble pas que Cicéron ait raison lorsqu'il cite, comme parties de la tempérance, " la continence, la clémence et la modestie ". La continence, en effet, se distingue de la vertu par opposition, d'après Aristote. Or la tempérance se range sous la vertu. La continence n'est donc pas une partie de la tempérance. 2. La clémence semble avoir pour effet d'apaiser la haine ou la colère. Or la tempérance n'a pas affaire à celles-ci, mais aux plaisirs du toucher. La clémence n'est donc pas une partie de la tempérance. 3. La modestie se trouve dans les actes extérieurs. C'est pourquoi S. Paul dit (Ph 4, 5): " Que votre modestie soit connue de tous les hommes. "


Or les actes extérieurs sont la matière de la justice, comme on l'a dit plus haute. La modestie est donc davantage une partie de la justice que de la tempérance. 4. Macrobe cite de plus nombreuses parties de la tempérance. Il dit en effet qu'à la tempérance font suite " la modestie, la pudeur, l'abstinence, la chasteté, le sens de l'humour, la modération, la frugalité, la sobriété, la pudicité ". Andronicus dit aussi que les tempérances domestiques sont " la retenue, la continence, l'humilité, la simplicité, la distinction, la bonne ordonnance, la limitation à ce qui suffit ". Cicéron semble donc avoir donné une énumération insuffisante des parties de la tempérance. Réponse: Nous avons dit que la vertu cardinale pouvait avoir trois sortes de parties: intégrantes, objectives et potentielles. Les parties intégrantes d'une vertu sont les conditions qui concernent nécessairement la vertu. De ce point de vue il y a deux parties intégrantes de la tempérance: la pudeur, qui fait fuir la honte contraire à la tempérance; et le sens de l'honneur, qui fait aimer la beauté de la tempérance. On l'a dit en effet, parmi les vertus, c'est principalement la tempérance qui revendique pour elle un certain éclat, et les vices d'intempérance sont les plus honteux. Les parties subjectives d'une vertu sont ses espèces. Mais on doit diversifier les espèces de la vertu selon la variété de la matière ou objet. Or la tempérance a trait aux plaisirs du toucher, qui se divisent en deux genres. Les uns sont ordonnés à la nutrition. Et s'il s'agit de manger, la vertu en question est l'abstinence; s'il s'agit de boire, c'est proprement la sobriété. - Mais d'autres plaisirs sont ordonnés à la génération. S'il s'agit du plaisir principal que procure l'union chamelle, la vertu correspondante est la chasteté; s'il s'agit des plaisirs avoisinants, par exemple ceux que donnent les baisers, les attouchements et les étreintes, la vertu correspondante est la pudicité. Les vertus potentielles d'une vertu principale sont les vertus secondaires qui, en certaines autres matières où l'on ne rencontre pas la même difficulté, observent une mesure identique à celle qu'observe la vertu principale envers la matière principale. Or il appartient à la tempérance de modérer les plaisirs du toucher, qui sont les plus difficiles à modérer. Aussi toute vertu régulatrice d'une matière quelconque et modératrice du désir tendu vers quelque chose, peut-elle être considérée comme une partie de la tempérance à titre de vertu annexe. Ce qui arrive de trois façons: l° dans les mouvements intérieurs de l'âme; 2° dans les mouvements et les actes extérieurs du corps; 3° dans les choses extérieures. En dehors du mouvement de convoitise que modère et refrène la tempérance, on trouve dans l'âme trois mouvements tendant vers quelque chose. Le premier est celui de la volonté emportée par l'élan de la passion; ce mouvement est retenu par la continence, qui permet à la volonté de ne pas être vaincue, bien que l'homme subisse des désirs immodérés. Un autre mouvement intérieur est celui de l'espoir et de l'audace qui lui fait suite; ce mouvement est modéré ou refréné par l'humilité. Un troisième mouvement est celui de la colère cherchant à se venger; ce mouvement est refréné par la douceur ou la clémence. En ce qui concerne les mouvements et les actes du corps, c'est la modestie qui modère et qui freine. Andronicus la divise en trois éléments. Au premier il appartient de discerner ce qu'il faut faire et ne pas faire, et en quel ordre agir, et il lui appartient de persister fermement en tout cela: c'est la bonne ordonnance; le deuxième vise à ce que l'homme, en ce qu'il fait, observe la décence: c'est la distinction; le troisième regarde les conversations avec les amis, ou avec les autres c'est la retenue. En ce qui concerne les choses extérieures une double modération est à observer. Il s'agit d'abord de ne pas rechercher le superflu; pour Macrobe c'est la frugalité, pour Andronicus c'est la limitation à ce qui suffit. En second lieu, il ne faut pas que l'homme recherche ce qui est trop raffiné; pour Macrobe c'est la modération, pour Andronicus c'est la simplicité.


Solutions: 1. La continence diffère de la vertu comme l'imparfait diffère du parfait, on le dira plus loin; c'est en ce sens qu'elle s'en distingue. Cependant elle se rencontre avec la tempérance par sa matière, puisqu'elle se rapporte aux plaisirs du toucher, et par sa forme, puisqu'elle consiste en une certaine maîtrise. C'est pourquoi il convient d'en faire une partie de la tempérance. 2. La clémence ou mansuétude n'est pas une partie de la tempérance parce que leur matière serait la même, mais parce qu'elles se rencontrent dans leur manière de refréner et de modérer, nous venons de le dire. 3. Dans les actes extérieurs la justice s'applique à rendre à l'autre son dû. Ce n'est pas à cela que vise la modestie, mais à une certaine modération. C'est pourquoi elle n'est pas une partie de la justice, mais une partie de la tempérance. 4. Par modestie Cicéron entend tout ce qui concerne la modération des mouvements corporels et des choses extérieures; et aussi la modération de l'espoir, que nous avons dit à l'instant appartenir à l'humilité. Il faut maintenant traiter des parties de la tempérance en particulier. Et d'abord des parties pour ainsi dire intégrantes: la pudeur (Q. 144) et le sens de l'honneur (Q. 145).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 144: LA PUDEUR 1. La pudeur est-elle une vertu? - 2. Sur quoi porte-t-elle? - 3. Devant qui la ressent-on? - 4. Quels sont ceux qui la ressentent? ARTICLE 1: La pudeur est-elle une vertu? Objections: 1. Il semble que la pudeur soit une vertu. Le propre de la vertu est en effet de " se tenir dans le milieu que détermine la raison ": c'est la définition donnée par Aristote. Or, selon Aristote la pudeur se trouve en un tel milieu. La pudeur est donc une vertu. 2. Tout ce qui est louable, ou bien est vertu, ou bien appartient à la vertu. Or la pudeur est quelque chose de louable. D'autre part elle n'est la partie d'aucune vertu. Elle n'est pas une partie de la prudence, puisqu'elle n'est pas dans la raison mais dans l'appétit. Elle n'est pas non plus une partie de la justice, puisqu'elle comporte une certaine passion, alors que la justice ne concerne pas les passions. De même elle n'est pas une partie de la force, puisqu'il appartient à la force de tenir et d'attaquer, alors qu'à la pudeur il appartient de fuir quelque chose. Elle n'est pas non plus une partie de la tempérance, puisque la tempérance concerne les convoitises, alors que la pudeur est " une certaine peur " selon Aristote et S. Jean Damascène. Il reste donc que la pudeur est une vertu. 3. L'honnête coïncide avec la vertu, selon Cicéron. Or la pudeur fait en quelque sorte partie du sens de l'honneur; S. Ambroise dit en effet que " la pudeur est la compagne et l'amie de la tranquillité de l'âme: fuyant l'impudence, étrangère à toute espèce de luxe, elle aime la sobriété, elle favorise le sens de l'honneur et recherche la beauté ". La pudeur est donc une vertu. 4. Tout vice s'oppose à une vertu. Or il y a des vices qui s'opposent à la pudeur, par exemple l'impudeur qui ne rougit de rien et l'insensibilité excessive. La pudeur est donc une vertu.


5. " Les actes engendrent des habitus qui leur sont semblables ", dit Aristote. Or la pudeur implique un acte louable. La multiplication de tels actes engendre donc un habitus. Or l'habitus d'oeuvres louables est une vertu, comme le montre Aristote. La pudeur est donc une vertu. En sens contraire, Aristote dit que la pudeur n'est pas une vertu. Réponse: La vertu s'entend de deux façons: au sens propre, et au sens large. Au sens propre, " la vertu est une certaine perfection ", d'après Aristote. C'est pourquoi tout ce qui est incompatible avec la perfection, même s'il s'agit de quelque chose de bon, manque de ce qui est essentiel à la vertu. Or la pudeur est incompatible avec la perfection. Elle est en effet la crainte de quelque chose de honteux, c'est-à-dire de blâmable. S. Jean Damascène la définit: " La crainte de commettre un acte honteux. " Or, de même que l'espoir a pour objet un bien possible et difficile à atteindre, de même la crainte a pour objet un mal possible et difficile à éviter. C'est ce que nous avons vu en traitant des passions. Mais celui qui est parfait, parce qu'il possède l'habitus de la vertu, ne conçoit pas quelque chose à faire de blâmable et de honteux comme possible et ardu, c'est-à-dire difficile à éviter; il ne commet pas non plus effectivement quelque chose de honteux dont il craindrait d'avoir à rougir. C'est pourquoi la pudeur n'est pas, à proprement parler, une vertu, car elle manque de la perfection exigée par la vertu. Mais, au sens large, on appelle vertu tout ce qui est bon et louable dans les actions et les passions humaines. En ce sens la pudeur est appelée parfois vertu, puisqu'elle est une passion louable. Solutions: 1. " Tenir le juste milieu " ne suffit pas à la raison de vertu, bien que ce soit un des éléments de la définition de la vertu: il est requis en outre qu'elle soit " un habitus électif ", c'est-à-dire opérant par choix. Or la pudeur ne désigne pas un habitus mais une passion, et son mouvement ne procède pas d'un choix, mais d'un certain élan émotif Elle n'a donc pas ce qu'il faut pour être une vertu. 2. La pudeur, nous venons de le dire, est une crainte de la honte et du blâme. Mais on a dit plus haut que le vice d'intempérance était le plus honteux et le plus blâmable. C'est pourquoi la pudeur appartient davantage à la tempérance qu'à toute autre vertu, en raison de son motif, l'objet honteux, mais non en raison de son espèce comme passion, qui est la crainte. Toutefois, en tant que les vices opposés aux autres vertus sont honteux et méritent le mépris, la pudeur peut aussi se rattacher aux autres vertus. 3. La pudeur favorise le sens de l'honneur en écartant ce qui est contraire à l'honneur, mais non au point d'atteindre à la parfaite raison d'honneur. 4. Tout manque cause un vice, mais tout bien ne suffit pas à la raison de vertu. C'est pourquoi tout ce à quoi un vice s'oppose directement n'est pas nécessairement une vertu, bien que tout vice, par son origine, s'oppose à quelque vertu. Et ainsi l'impudeur, en tant qu'elle provient d'un amour excessif pour les choses honteuses, s'oppose à la tempérance. 5. Le fait d'éprouver souvent de la pudeur engendre l'habitus de la vertu acquise qui fait éviter les choses honteuses sur lesquelles porte la pudeur, mais ce n'est pas un habitus de pudeur pour l'avenir. Toutefois cet habitus de la vertu acquise dispose à éprouver plus de pudeur là où il y aurait matière à cela. ARTICLE 2: Sur quoi la pudeur porte-t-elle? Objections: 1. Il ne semble pas qu'elle porte sur un acte honteux. Aristote dit en effet que la pudeur est " une crainte de l'humiliation ". Mais il arrive que ceux qui ne font rien de honteux souffrent l'humiliation. Comme dit le Psaume (69, 8): " C'est pour toi que je souffre l'insulte, que la honte me couvre le visage. " La pudeur ne porte donc pas, à proprement parler, sur l'acte honteux.


2. Seul ce qui est péché semble honteux. Or on rougit de choses qui ne sont pas des péchés, par exemple quand on accomplit des travaux serviles. Il semble donc que la pudeur ne porte pas proprement sur l'acte honteux. 3. Les actes des vertus ne sont pas honteux, mais ils sont " très beaux ", dit Aristote. Or il arrive parfois qu'on éprouve de la honte en faisant des actes de vertu. C'est ainsi qu'on lit dans S. Luc (9, 26): " Celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, de celui-là le Fils de l'homme rougira... " La pudeur ne porte donc pas sur l'acte honteux. 4. Si la pudeur se rapportait strictement à l'acte honteux, il faudrait que l'homme ait honte davantage des choses les plus honteuses. Mais il arrive que l'homme ait honte davantage des choses qui sont de moindres péchés, alors qu'au contraire il se glorifie de péchés très graves, si l'on en croit le Psaume (52, 3) - " Pourquoi te prévaloir du mal, héros d'infamie? " La pudeur ne porte donc pas proprement sur l'acte honteux. En sens contraire, S. Jean Damascène et S. Grégoire de Nysse disent l'un et l'autre que " la pudeur est une crainte de l'acte honteux " ou " de ce qui a été accompli de honteux ". Réponse: Nous avons dit en traitant de la passion de crainte, que celle-ci se rapportait essentiellement au mal ardu, c'est-à-dire difficile à éviter. Or il y a deux sortes de honte. L'une d'elle est vicieuse, celle qui consiste dans une difformité de l'acte volontaire. Celle-ci, à proprement parler, ne rentre pas dans la notion de mal difficile à éviter. Car ce qui se trouve dans la seule volonté ne semble pas être ardu et dépasser le pouvoir de l'homme, et ce n'est pas considéré pour ce motif comme quelque chose de redoutable. C'est pourquoi Aristote, dit que ces maux-là ne sont pas objet de crainte. L'autre espèce de honte a pour ainsi dire un caractère pénal. Elle consiste en effet dans le blâme, de même qu'un certain éclat de gloire consiste dans l'honneur rendu à quelqu'un. Et parce que ce blâme est un mal difficile à supporter, de même que l'honneur est un bien difficile à acquérir, la pudeur, qui est une crainte de la honte, regarde en premier lieu et principalement le blâme ou déshonneur. Et parce que c'est le vice qui, proprement, mérite le blâme, et la vertu qui mérite l'honneur, pour cette raison et par voie de conséquence, la pudeur regarde la honte du vice. C'est pourquoi Aristote dit que l'homme éprouve moins de pudeur pour les manques qui ne proviennent pas de sa faute. Par ailleurs, la pudeur regarde la faute de deux façons. En ce sens d'abord que l'homme se retient de commettre des choses vicieuses par crainte du blâme. Et en cet autre sens que l'homme, quand il fait des choses honteuses, se soustrait à la vue du public, par crainte du blâme. Selon S. Grégoire de Nysse, il s'agit, dans le premier cas, de la " peur d'avoir à rougir ", dans le second cas, de la " crainte de la honte ". C'est pourquoi il dit que " celui qui craint la honte se cache pour mal faire, et celui qui a peur d'avoir à rougir craint de tomber dans le déshonneur ". Solutions: 1. La pudeur regarde proprement le déshonneur mérité par une faute qui est un défaut volontaire. C'est pourquoi Aristote dit que " l'homme a davantage honte de tout ce dont il est cause ". L'homme vertueux méprise les opprobres qui lui viennent à cause de sa vertu, car ils lui sont infligés indignement. C'est ce que dit Aristote à propos des magnanimes; et il est dit des Apôtres (Ac 5, 41) qu'" ils s'en allèrent du Sanhédrin, tout joyeux d'avoir été jugés dignes de subir des outrages pour le Nom ". Il arrive cependant qu'un homme vertueux éprouve de la honte pour les injures qui lui sont faites, mais c'est à cause de l'imperfection de sa vertu. Car plus on est vertueux, plus on méprise les biens et les maux extérieurs. C'est pourquoi Isaïe peut dire (51, 7): " Ne craignez pas les injures des hommes. " 2. L'honneur, bien qu'il soit dû à la seule vertu, nous l'avons montré, est accordé cependant pour n'importe quelle supériorité; de même le blâme, qui n'est dû en vérité qu'à la seule faute, est infligé


cependant, du moins selon l'opinion des hommes, pour n'importe quelle déficience. C'est pourquoi il arrive que l'on éprouve de la honte à cause de sa pauvreté, de sa naissance modeste, etc. 3. La pudeur ne provient pas des oeuvres vertueuses considérées en elles-mêmes. Cependant il arrive par accident que quelqu'un en éprouve, soit parce qu'elles sont considérées dans l'opinion des hommes comme vicieuses, soit parce que l'on craint, dans les oeuvres vertueuses, d'être taxé de présomption ou même d'hypocrisie. 4. Il arrive parfois que des péchés plus graves soient moins capables de susciter la honte, soit parce qu'ils comportent un aspect moins honteux, comme par exemple les péchés de l'esprit comparés aux péchés de la chair, soit parce qu'ils manifestent une certaine abondance de biens temporels: c'est ainsi qu'on éprouve plus de honte de sa pusillanimité que de son audace, d'un petit larcin que d'un vol important, qui donne une image de puissance. Et ainsi du reste. ARTICLE 3: Devant qui ressent-on de la pudeur? Objections: 1. Il semble qu'on n'éprouve pas davantage de pudeur devant les personnes qui nous sont le plus unies. En effet, dit Aristote, " les hommes rougissent davantage devant ceux dont ils veulent être admirés ". Or l'homme désire surtout être admiré des meilleurs, qui parfois ne sont pas les plus proches. Ce n'est donc pas devant ceux qui lui sont le plus proches que l'homme rougit davantage. 2. Ceux-là paraissent être plus proches qui font des oeuvres semblables. Or l'homme ne rougit pas de son péché devant ceux qu'il sait soumis à un péché semblable. Selon Aristote " ce que l'on fait soimême, on n'empêche pas ses proches de le faire ". Ce n'est donc pas devant ceux qui lui sont le plus proches que l'homme rougit davantage. 3. Aristote dit: " L'homme éprouve davantage de pudeur devant ceux qui divulguent à tous ce qu'ils savent, comme font les moqueurs et les fabricants de fausses nouvelles. " Mais ceux qui sont les plus proches n'ont pas coutume de divulguer les vices. Ce n'est donc pas eux qu'il faut surtout craindre. 4. Au même endroit, Aristote dit que " les hommes éprouvent surtout de la honte devant ceux qui ne les ont jamais vu faillir, devant ceux dont ils attendent pour la première fois quelque chose ou dont ils désirent pour la première fois l'amitié ". Mais ces gens-là ne sont pas les plus proches. Ce n'est donc pas devant ceux qui lui sont le plus proches que l'homme rougit davantage. En sens contraire, Aristote dit que " les hommes rougissent davantage devant ceux qui seront toujours présents ". Réponse: Le blâme est le contraire de l'honneur. De même que l'honneur est un témoignage rendu à la supériorité de quelqu'un, et surtout en ce qui concerne la vertu, de même le blâme, que redoute la pudeur, est le témoignage rendu à un défaut, et surtout en rapport avec quelque faute. C'est pourquoi, plus le témoignage de quelqu'un est d'un grand poids, plus on en éprouvera de confusion. Or un témoignage peut être jugé d'un grand poids ou bien à cause de sa vérité certaine ou bien à cause de ses conséquences. La certitude de la vérité est liée au témoignage de quelqu'un de deux façons. Premièrement, à cause de la rectitude de son jugement: c'est le cas des sages et des vertueux, dont on désire surtout la louange, et dont on craint surtout le blâme. Au contraire nul n'éprouve de honte devant les enfants et devant les animaux, à cause de leur défaut de jugement droit. Deuxièmement, à cause de la connaissance que possèdent ceux qui rendent le témoignage, parce que chacun juge bien de ce qu'il connaît. Ainsi avons-nous plus de pudeur devant ceux qui nous observent tous les jours. Au contraire nous n'avons pas de honte devant les étrangers et les inconnus qui ignorent notre conduite.


Du point de vue de ses conséquences un témoignage est d'un grand poids en fonction de l'aide ou du préjudice qui en résultent. C'est pourquoi les hommes désirent surtout être honorés par ceux qui peuvent les aider, et ils éprouvent surtout de la honte devant ceux qui peuvent nuire. C'est pourquoi, ici encore, nous redoutons surtout le blâme des personnes qui nous sont proches, avec lesquelles nous devrons toujours vivre; car il en résulte pour nous un dommage en quelque sorte permanent. Au contraire, ce qui nous vient des étrangers et de ceux qui ne font que passer s'éloigne bientôt. Solutions: 1. C'est pour une raison semblable que nous éprouvons de la honte devant les meilleurs et devant ceux qui sont plus proches. Car, de même que le témoignage des meilleurs est estimé plus efficace à cause de la connaissance générale qu'ils ont des choses et de leur sens immuable de la vérité, de même le témoignage des personnes qui nous sont plus familières parent plus efficace en raison de ce qu'elles connaissent mieux les choses particulières qui nous concernent. 2. Nous ne redoutons pas le témoignage de ceux qui nous sont liés par la ressemblance du péché, parce que nous ne pensons pas que notre déficience leur apparaisse comme quelque chose de honteux. 3. Nous éprouvons de la pudeur devant les bavards, parce qu'ils nous nuisent en répandant chez beaucoup leurs diffamations. 4. Nous éprouvons une plus grande pudeur même devant ceux parmi lesquels nous n'avons rien fait de mal, à cause du dommage ultérieur, en ce que par là nous perdons la bonne opinion qu'ils avaient de nous. Et en outre parce que les contraires, en se rapprochant, paraissent plus gravement éloignés: aussi lorsque, brusquement, on remarque quelque chose de honteux chez celui qu'on estimait, on juge cela plus honteux encore. Quant à ceux de qui nous attendons quelque chose de nouveau, ou dont nous voulons pour la première fois être les amis, nous redoutons davantage leur blâme, à cause du tort qu'il nous ferait et qui nous empêcherait d'obtenir gain de cause et de gagner leur amitié. ARTICLE 4: Quels sont ceux qui ressentent de la pudeur? Objections: 1. Il semble que même les hommes vertueux peuvent éprouver de la pudeur. En effet les contraires ont des effets contraires. Mais ceux qui débordent de malice n'ont pas de pudeur. Il est écrit en Jérémie (3, 3): " Tu conservais un front de prostituée, ne sachant plus rougir. " Ceux qui sont vertueux ressentent donc davantage la pudeur. 2. Aristote dit que " les hommes rougissent non seulement des vices, mais même des apparences de vices ". Or cela arrive aussi chez les vertueux. 3. Selon Aristote la pudeur est " la crainte de donner mauvaise opinion de soi ". Mais il arrive qu'on ait mauvaise opinion d'hommes vertueux, lorsque par exemple il sont diffamés à tort, ou subissent d'indignes injures. La crainte de la honte peut donc exister chez l'homme vertueux. 4. La pudeur est une partie de la tempérance, nous l'avons dite. Mais une partie ne se sépare pas du tout. Puisque la tempérance se trouve chez l'homme vertueux, il semble donc qu'il en soit de même pour la pudeur. En sens contraire, Aristote dit que " la pudeur est étrangère à l'homme de bien ". Réponse: Nous l'avons dit la pudeur est la crainte de quelque honte. Or, qu'on ne craigne pas un mal, cela peut arriver pour deux raisons: parce qu'on n'y voit pas un mal, ou parce qu'on ne le considère pas comme possible, ou comme difficile à éviter. Ce qui explique que la crainte de la honte puisse faire défaut chez quelqu'un de deux façons. D'abord parce que ce dont on devrait rougir n'est pas tenu pour


honteux. C'est ainsi que la crainte de la honte manque aux hommes enfoncés dans le péché, qui n'en ont pas de déplaisir, mais plutôt s'en glorifient. Ou bien, on ne craint pas la honte parce que l'on ne croit pas possible de tomber dans le déshonneur, ou difficile de l'éviter. C'est le cas des vieillards et des hommes vertueux qui n'éprouvent pas la crainte de la honte. Ils sont cependant dans des dispositions telles que, s'ils commettaient quelque chose de honteux, ils en auraient honte. C'est pourquoi Aristote dit que c'est seulement par hypothèse qu'on pourrait attribuer la crainte de la honte à l'homme de bien. Solutions: 1. La crainte de la honte fait défaut chez les hommes les plus mauvais et chez les meilleurs, mais pour les raisons différentes que l'on vient de dire. Elle se trouve au contraire chez ceux qui se comportent de façon médiocre, en ce sens qu'ils ont en eux un certain amour du bien, sans être totalement à l'abri du mal. 2. Il appartient au vertueux non seulement d'éviter le vice, mais aussi ce qui a une apparence de vice, comme dit S. Paul (1 Th 5, 22): " Gardez vous de toute espèce de mal. " Et Aristote dit que l'homme vertueux doit éviter aussi bien les actes " qui sont effectivement mauvais " que ceux qui ne le sont " qu'aux yeux de l'opinion ". 3. L'homme vertueux méprise les calomnies et les injures comme imméritées, nous l'avons dit. C'est pourquoi il n'en éprouve pas beaucoup de honte. Cependant il peut y avoir un mouvement de honte, ici comme dans les autres passions, qui devance la raison. 4. La pudeur n'est pas une partie de la tempérance comme si elle entrait dans l'essence de cette vertu, mais comme disposant à elle. C'est pourquoi S. Ambroise dit que " la pudeur pose les premiers fondements de la tempérance ", en inculquant l'horreur de ce qui est honteux.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 145: L'HONNEUR 1. Quel rapport a-t-il avec la vertu? - 2. Avec la beauté? - 3. Avec l'utile et le délectable? - 4. L'honneur est-il une partie de la tempérance? ARTICLE 1: Quel rapport l'honneur a-t-il avec la vertu? Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas identique à la vertu. En effet, Cicéron dit que l'honneur est " ce qui est recherché pour lui-même ". Or la vertu n'est pas recherchée pour elle-même, mais pour le bonheur. Aristote dit en effet que le bonheur est " la récompense et la fin de la vertu ". L'honneur n'est donc pas la même chose que celle-ci. 2. Selon Isidore honestas signifie " comme un état d'honneur ". Mais l'honneur est dû à bien d'autres choses qu'à la vertu, car c'est " la louange qui est due en propre à la vertu ", dit Aristote. L'honneur n'est donc pas la même chose que la vertu. 3. " L'essentiel de la vertu consiste dans le choix intérieur ", selon Aristote. Mais l'honneur semble appartenir davantage à la conduite extérieure, si l'on en croit S. Paul (1 Co 14, 40): " Que chez vous tout se fasse honnêtement et dans l'ordre. "


4. L'honneur paraît consister dans les richesses extérieures, selon l'Ecclésiastique (11, 14): " Bien et mal, vie et mort, pauvreté et honneur, tout vient du Seigneur. " Or la vertu ne consiste pas dans les richesses extérieures. L'honneur n'est donc pas la même chose que la vertu. En sens contraire, Cicéron divise le bien honnête selon les quatre vertus principales, en lesquelles se divise également la vertu. Le bien honnête est donc identique à la vertu. Réponse: Selon Isidore, honestas signifie " comme un état d'honneur ". Il en résulte, semble-t-il, que l'on appelle honnête ce qui est digne d'honneur. Or l'honneur, nous l'avons dit plus haut, est dû à l'excellence. Et l'excellence de l'homme est appréciée surtout selon la vertu, car la vertu, selon Aristote est " la disposition de ce qui est parfait ". Le bien honnête, à proprement parler, se rapporte donc à la même chose que la vertu. Solutions: 1. Comme Aristote le dit, parmi les choses que l'on désire pour elles-mêmes, certaines sont désirées seulement pour elles-mêmes, et jamais en vue d'autre chose, comme la félicité, qui est la fin ultime. Mais d'autres choses sont désirées pour elles-mêmes en tant qu'elles ont en elles-mêmes une raison de bonté, même si rien d'autre de bon ne nous arrivait par elle; et elles sont cependant désirables en vue d'autre chose, en tant qu'elles nous conduisent à un bien plus parfait. C'est en ce sens que les vertus doivent être désirées pour elles-mêmes. Voilà pourquoi Cicéron dit: " Il y a des choses qui nous séduisent par elles-mêmes et nous attirent par leur dignité ", comme la vertu, la vérité, la science. Cela suffit à la raison de bien honnête. 2. Parmi les choses qui sont honorées et qui ne sont pas la vertu, il en est de plus excellentes que celleci, comme Dieu et la béatitude. Mais elles ne sont pas connues de nous par expérience comme les vertus, selon lesquelles nous agissons quotidiennement. C'est pourquoi la vertu revendique davantage pour elle la qualification d'honnête. Quant aux autres choses, qui sont inférieures à la vertu, elles sont honorées en tant qu'elles aident aux oeuvres de la vertu, comme le bon renom, le pouvoir, les richesses. En effet, dit Aristote. ces choses " sont honorées par certains; mais, en réalité, seul celui qui est bon doit être honoré ". Or c'est par la vertu qu'on est bon. C'est pourquoi la louange est due à la vertu selon qu'elle est désirable en vue d'autre chose, mais l'honneur lui est dû en tant qu'elle est désirable pour elle-même. C'est à ce point de vue qu'elle a raison de bien honnête. 3. Comme on vient de le dire, le bien honnête implique un droit à l'honneur. L'honneur est une certaine reconnaissance de l'excellence de quelqu'un, et l'on n'en témoigne qu'à partir de choses connues. Or le choix intérieur ne parvient à la connaissance de l'homme que par des actes extérieurs. C'est pourquoi la conduite extérieure a raison de bien honnête selon qu'elle traduit la rectitude intérieure. Ainsi donc, l'honneur se trouve radicalement dans le choix intérieur, mais il est signifié dans la conduite extérieure. 4. Selon l'opinion du commun, l'excellence des richesses rend l'homme digne d'honneur. De là vient que parfois le nom d'honneur est transféré à la prospérité extérieure. ARTICLE 2: Quel rapport l'honneur a-t-il avec la beauté? Objections: 1. Il semble que l'honnête ne soit pas identique au beau. En effet, la raison d'honnête se prend de l'appétit, car, selon Cicéron, " est honnête ce qui est désiré pour lui-même ". Or le beau concerne davantage la vue, à laquelle il plaît. Le beau n'est donc pas la même chose que l'honnête. 2. La beauté requiert un certain éclat, qui appartient à la raison de gloire, tandis que l'honnête concerne l'honneur. Comme l'honneur et la gloire sont choses distinctes, il semble donc que l'honnête diffère aussi du beau.


3. L'honnête est une même chose que la vertu, on vient de le dire (a. 1). Or il y a une beauté qui est contraire à la vertu, si l'on en croit Ézéchiel (16, 15): " Tu t'es infatuée de ta beauté, tu as profité de ta renommée pour te prostituer. " L'honnête n'est donc pas la même chose que le beau. En sens contraire, il y a les paroles de S. Paul (1 Co 12,23): " Les membres que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d'honneur... Nos membres décents n'en ont pas besoin. " Il appelle ici moins honorables les membres honteux, et honorables les membres qui sont beaux. L'honnête et le beau apparaissent donc comme une même chose. Réponse: Comme on peut le conclure des paroles de Denys " à la notion de beau ou de plaisant concourent l'éclat et la bonne proportion "; il dit en effet que Dieu est beau " comme cause de l'harmonie et de l'éclat de l'univers ". La beauté du corps consiste donc pour l'homme à avoir les membres du corps bien proportionnés, avec un certain éclat harmonieux du teint. De même la beauté spirituelle consiste pour l'homme à avoir une conduite et des actions bien proportionnées, selon l'éclat spirituel de la raison. Mais cela, c'est l'honnête, que nous venons de déclarer identique à la vertu, laquelle règle toutes les choses humaines conformément à la raison. C'est pourquoi l'honnête est la même chose que la beauté spirituelle. Ce qui fait dire à S. Augustin: " J'appelle honnête la beauté intellectuelle ou, pour mieux dire, spirituelle. " Et il ajoute que " beaucoup de choses visibles sont belles, auxquelles convient moins bien l'épithète d'honnête ". Solutions: 1. L'objet qui meut l'appétit est le bien que l'on connaît. Or, ce qui apparaît beau dans la perception même est tenu pour convenable et bon. Ce qui fait dire à Denys que " le beau et le bien sont aimables à tous ". C'est pourquoi l'honnête lui-même est rendu désirable en tant qu'il possède une beauté spirituelle. Comme dit Cicéron: " Voici la forme même, et comme le visage de l'honnête; si elle apparaissait aux yeux, elle inciterait, selon Platon à un merveilleux amour de la sagesse. " 2. La gloire est un effet de l'honneur, nous l'avons dit. Car, lorsque quelqu'un est honoré et loué, il acquiert de l'éclat aux yeux des autres. C'est pourquoi, de même que ce qui donne de l'honneur et ce qui donne à la gloire sont une même chose, de même l'honnête et le beau. 3. Cette objection procède de la beauté corporelle. On peut parler néanmoins de fornication spirituelle à propos de beauté spirituelle quand quelqu'un s'enorgueillit de l'honneur lui-même. Comme dit Ézéchiel (28, 17): " Ton coeur s'est enflé d'orgueil à cause de ta beauté. Tu as corrompu la sagesse à cause de ton éclat. " ARTICLE 3: Quel rapport le bien honnête a-t-il avec l'utile et le délectable? Objections: 1. Il semble qu'il n'en diffère pas. En effet, selon Cicéron, l'honnête est " ce qui est désiré pour lui-même ". Mais le délectable l'est aussi. " Il semble ridicule de chercher en vue de quoi l'on veut éprouver du plaisir ", dit Aristote. Le bien honnête ne diffère donc pas du délectable. 2. Les richesses se rangent parmi les biens utiles. Comme dit Cicéron, " il est une chose que l'on ne doit pas désirer pour elle-même et pour ce qu'elle est, mais pour le profit et l'utilité qu'on en retire, c'est l'argent ". Or les richesses répondent à l'idée d'honneur. Comme il est écrit dans l'Ecclésiastique (13,2): " Pauvreté et honneur (c'est-à-dire la richesse), tout vient du Seigneur "; et encore (13, 2): " Ne te charge pas d'un lourd fardeau, ne te lie pas à plus fort et plus riche que toi. " L'honnête ne diffère donc pas de l'utile. 3. Cicérone apporte la preuve que rien ne peut être utile qui ne soit honnête. Et S. Ambroise fait de même. L'utile ne diffère donc pas de l'honnête. En sens contraire, S. Augustin dit que " le bien honnête est ce qui doit être désiré pour lui-même, tandis que l'utile doit être rapporté à quelque chose d'autre ".


Réponse: Le bien honnête se rencontre dans un même sujet avec l'utile et le délectable, dont cependant il diffère quant à sa raison. En effet, une chose est dite honnête, on l'a vu --, en tant qu'elle comporte une certaine beauté selon l'ordonnance de la raison. Or ce q ni est ordonné selon la raison convient naturellement à l'homme. Et toute chose trouve naturellement du plaisir en ce qui lui convient. C'est ainsi que l'honnête est naturellement délectable à l'homme, comme Aristote le démontre de l'acte vertueux. Cependant, tout ce qui est délectable n'est pas nécessairement honnête, car une chose peut convenir à la sensibilité et ne pas convenir à la raison, qui rend parfaite la nature humaine. Quant à la vertu elle-même, qui en soi est honnête, elle se rapporte à autre chose, c'est-à-dire au bonheur, comme à sa fin. Ainsi donc, l'honnête, l'utile et le délectable sont une même chose quant au sujet, mais ils diffèrent par leur raison d'être. On appelle honnête ce qui possède une certaine excellence digne d'honneur à cause de sa beauté spirituelle; délectable ce en quoi l'appétit se repose; utile ce qui sert à atteindre autre chose. Cependant le délectable est plus fréquent que l'utile et l'honnête, car tout ce qui est utile et tout ce qui est honnête est en quelque manière délectable, tandis que l'inverse n'est pas vrai, Aristote le fait remarquer. Solutions: 1. On appelle honnête ce qui, comme tel, est désiré par l'appétit rationnel, qui tend à ce qui convient à la raison. Le délectable en revanche est désiré comme tel par l'appétit sensible. 2. Les richesses se voient attribuer le nom d'honnête selon l'opinion de beaucoup de gens qui honorent les richesses; ou encore dans la mesure où elles sont ordonnées, à titre d'instrument, aux actes des vertus, nous l'avons dit. 3. Cicéron et S. Ambroise veulent dire que rien de ce qui s'oppose à l'honneur ne peut absolument et réellement être utile, parce que cela s'oppose à la fin ultime de l'homme, qui est le bien conforme à la raison; quoique peut-être cela puisse être utile de quelque façon, à l'égard d'une fin particulière. Mais ils ne veulent pas dire que tout ce qui est utile, considéré en soi, parvient à la notion d'honnête. ARTICLE 4: Le sens de l'honneur est-il une partie de la tempérance? Objections: 1. Non, semble-t-il. Il n'est pas possible, en effet, que la même chose, du même point de vue, soit à la fois une partie et le tout. Or la tempérance fait partie de l'honnête, dit Cicéron. Ce n'est donc pas l'honneur qui est une partie de la tempérance. 2. Il est écrit que " le vin fait paraître honnête tous les sentiments ". Mais l'usage du vin, surtout quand il est excessif, ce qui semble ici le cas, appartient davantage à l'intempérance qu'à la tempérance. Le sens de l'honneur n'est donc pas une partie de la tempérance. 3. On appelle honnête ce qui est digne d'honneur. Mais " ce sont les justes et les forts qui sont le plus honnêtes ", dit Aristote Le sens de l'honneur n'appartient donc pas à la tempérance, mais plutôt à la justice ou à la force. C'est pourquoi Éléazar dit (2 M 6, 28): " Je subirai avec courage une mort honorable pour nos vénérables et saintes lois. " En sens contraire, Macrobe fait de l'honneur une partie de la tempérance. De même S. Ambroise attribue spécialement l'honneur à la tempérance. Réponse: Comme nous l'avons dit, l'honneur est une certaine beauté spirituelle. Mais à ce qui est beau s'oppose ce qui est laid. Et les contraires se font ressortir mutuellement au maximum. Voilà pourquoi l'honneur semble spécialement appartenir à la tempérance, qui repousse ce qu'il y a de plus laid et de plus indécent pour l'homme, c'est-à-dire les voluptés bestiales. Il en résulte que le nom même de tempérance fait penser, plus que tout autre, au bien de la raison, dont le rôle est de modérer et de " tempérer " les convoitises mauvaises. Ainsi donc l'honneur, en tant qu'il est attribué pour une raison


spéciale à la tempérance, en est appelé une partie, non pas partie subjective, ni partie comme le serait une vertu annexe, mais partie intégrante, comme une condition de la tempérance. Solutions: 1. La tempérance est dite partie subjective de l'honnête, quand celui-ci est pris dans toute sa généralité. Mais ce n'est pas ainsi qu'il fait partie de la tempérance. 2. Chez ceux qui sont en état d'ébriété, le vin fait paraître honorables tous les sentiments, parce qu'il leur fait croire qu'ils sont grands et dignes d'honneur. 3. La justice et la force méritent un plus grand honneur que la tempérance à cause de l'excellence de leur bien plus grand. Mais la tempérance mérite un plus grand honneur à cause de la répression de vices plus déshonorants. Et c'est ainsi que le sens de l'honneur est davantage attribué à la tempérance, selon la règle indiquée par S. Paul que " les membres que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d'honneur ", c'est-à-dire en écartant ce qui est déshonorant. LES PARTIES SUBJECTIVES DE LA TEMPÉRANCE I1 faut considérer maintenant les parties subjectives de la tempérance. D'abord, celles qui ont trait aux plaisirs procurés par la nourriture (Q. 146-150), ensuite celles qui ont trait aux plaisirs sexuels (Q. 151-154). A propos des premières, nous traiterons de l'abstinence, qui concerne les aliments et les boissons (Q. 146-148), et de la sobriété, qui concerne plus spécialement la boisson (Q. 149-150). A propos de l'abstinence nous examinerons trois questions: 1. L'abstinence en elle-même (Q. 146). 2. L'acte de l'abstinence, qui est le jeûne (Q. 147). - 3. Le vice opposé, qui est la gourmandise (Q. 148).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 146: L'ABSTINENCE 1. L'abstinence est-elle une vertu? - 2. Est-elle une vertu spéciale? ARTICLE 1: L'abstinence est-elle une vertu? Objections: 1. Réponse négative, semble-t-il. S. Paul dit en effet (1 Co 4, 20): " Le Royaume de Dieu ne consiste pas dans la parole mais dans la vertu. " Or le Royaume de Dieu ne consiste pas dans l'abstinence, si l'on en croit le même S. Paul (Rm 14, 17): " Le Royaume de Dieu n'est pas affaire de nourriture ou de boisson "; et la Glose explique: " La justice n'est pas dans le fait de s'abstenir ou de manger. " L'abstinence n'est donc pas une vertu. 2. S'adressant à Dieu, S. Augustin disait: " Tu m'as enseigné à ne prendre les aliments que comme des remèdes. " Or, régler l'usage des remèdes n'appartient pas à la vertu, mais à l'art de la médecine. Ainsi donc, au même titre, modérer l'usage des aliments, qui ressortit à l'abstinence, n'est pas un acte de vertu, mais un effet de l'art.


3. Toute vertu " consiste dans un juste milieu ", selon Aristote. Mais l'abstinence ne semble pas consister en un milieu, mais dans un manque, puisqu'elle tire son nom d'une soustraction. L'abstinence n'est donc pas une vertu. 4. Aucune vertu n'exclut une autre vertu. Or l'abstinence exclut la patience. S. Grégoire dit en effet que " bien souvent l'impatience fait sortir de la tranquillité les esprits de ceux qui font abstinence ". Et il dit aussi que " parfois l'orgueil traverse les pensées des abstinents ". Ce qui exclut ainsi l'humilité. L'abstinence n'est donc pas une vertu. En sens contraire, on peut lire dans la 2ème épître de S. Pierre (1, 5): " Joignez à votre foi la vertu, à la vertu la connaissance, à la connaissance l'abstinence. " L'abstinence est donc rangée parmi les vertus. Réponse: Le mot abstinence indique une soustraction d'aliments. Mais ce mot peut être entendu de deux façons. Ou bien il désigne une privation pure et simple d'aliments. Et alors le mot abstinence ne désigne ni une vertu, ni un acte de vertu, mais quelque chose d'indifférent au point de vue moral. Ou bien l'abstinence peut s'entendre en tant que réglée par la raison. Et alors elle signifie ou un habitus ou un acte de vertu. C'est ce que suggère le texte de S. Pierre, où l'abstinence est unie au discernement: que l'homme s'abstienne de nourriture selon qu'il est nécessaire " à la convenance de ceux avec qui il vit et à la convenance de lui-même, et selon les nécessités de la santé ". Solutions: 1. L'usage des aliments et l'abstinence de ceux-ci, considérés en soi, ne concernent pas le royaume de Dieu. Comme dit S. Paul (1 Co 8, 8): " Ce n'est pas un aliment, certes, qui nous rapprochera de Dieu. Si nous n'en mangeons pas, nous n'avons rien de moins; et si nous en mangeons, nous n'avons rien de plus ", au spirituel s'entend. Mais l'un et l'autre, quand ce sont des actes raisonnables inspirés par la foi et l'amour de Dieu, appartiennent au royaume de Dieu. 2. La modération dans les aliments, quant à la quantité et à la qualité, relève de l'art de la médecine s'il s'agit de la santé du corps; mais, selon les dispositions intérieures par rapport au bien de la raison, elle relève de l'abstinence. Comme dit S. Augustin " la nature ou la quantité des aliments que l'on prend n'intéresse aucunement la vertu, pourvu qu'on le fasse à la convenance de ceux avec qui l'on vit et à sa convenance personnelle, et selon les nécessités de sa santé: ce qui importe, c'est la facilité et l'égalité d'âme dont on est capable, lorsque la nécessité s'impose de s'en abstenir. " 3. Il appartient à la tempérance de refréner les plaisirs qui séduisent le plus l'âme, de même qu'il appartient à la force d'affermir l'âme contre les craintes qui écartent du bien de la raison. C'est pourquoi de même que la force est louée pour un certain excès, d'où tirent leur nom toutes les parties de la force, de même la tempérance est louée pour un certain manque, d'où elle tire elle-même son nom, ainsi que toutes ses parties. Aussi l'abstinence, qui est une partie de la tempérance, reçoit-elle son nom d'un manque. Et cependant elle consiste dans un juste milieu, en tant qu'elle se conforme à la droite raison. 4. Ces vices proviennent de l'abstinence dans la mesure où elle ne se conforme pas à la droite raison. En effet la droite raison nous fait nous abstenir " comme il faut ", c'est-à-dire avec bonne humeur; et " en vue de ce qu'il faut ", c'est-à-dire en vue de la gloire de Dieu, et non en vue de notre propre gloire. ARTICLE 2: L'abstinence est-elle une vertu spéciale? Objections: 1. Non, à ce qu'il semble. En effet toute vertu est en elle-même digne d'éloge. Or ce n'est as le cas de l'abstinence, puisque S. Grégoire dit que " la vertu d'abstinence n'est estimable qu'en considération d'autres vertus ". L'abstinence n'est donc pas une vertu spéciale. 2. Selon S. Augustin les saints pratiquent l'abstinence dans le manger et le boire, non parce qu'une créature de Dieu serait mauvaise, mais seulement " pour châtier leur corps ". Or cela relève de la


chasteté, comme les mots mêmes l'indiquent. L'abstinence n'est donc pas une vertu spéciale, distincte de la chasteté. 3. De même que l'homme doit se contenter d'une nourriture modérée, de même il doit user de modération dans le vêtement. S. Paul écrit (1 Tm 6, 8): " Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits. " Mais la modération dans le vêtement ne requiert pas une vertu spéciale. Il en est donc de même pour l'abstinence, qui modère l'usage des aliments. En sens contraire, Macrobe considère l'abstinence comme une partie spéciale de la tempérance. Réponse: La vertu morale défend le bien de la raison contre les assauts des passions, nous l'avons dit plus haut. C'est pourquoi, là où se trouve un motif spécial pour que la passion détourne du bien de la raison, une vertu spéciale est nécessaire. Or les plaisirs de la nourriture sont de nature à détourner l'homme du bien de la raison, tant à cause de leur intensité qu'à cause de la nécessité de la nourriture, dont l'homme a besoin pour conserver sa vie, ce qu'il désire par-dessus tout. Pour cette raison l'abstinence est une vertu spéciale. Solutions: 1. Il y a une connexion nécessaire entre les vertus, nous l'avons déjà dit. C'est pourquoi une vertu est aidée et mise en valeur par une autre, par exemple la justice par la force. Ainsi en est-il de l'abstinence qui est mise en valeur par les autres vertus. 2. L'abstinence châtie le corps et le défend non seulement contre les séductions de la luxure, mais aussi contre les séductions de la gourmandise. Car, lorsqu'il fait abstinence, l'homme devient plus fort contre les attaques de la gourmandise, alors que celles-ci sont d'autant plus puissantes que l'homme leur cède davantage. Le secours que l'abstinence prête à la chasteté ne l'empêche pas cependant d'être une vertu spéciale, car une vertu en aide une autre. 3. L'usage des vêtements est artificiel, tandis que l'usage des aliments provient de la nature. C'est pourquoi une vertu spéciale est plus nécessaire pour la modération des aliments que pour la modération dans le vêtement.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 147: LE JEÛNE 1. Le jeûne est-il un acte de vertu? - 2. Est-il un acte d'abstinence? - 3. Tombe-t-il sous le précepte? 4. Certains sont-ils dispensés d'observer ce précepte? - 5. Le temps du jeûne. - 6. Le jeûne exige-t-il un seul repas? - 7. L'heure du repas pour ceux qui jeûnent. - 8. Les aliments dont il faut s'abstenir. ARTICLE 1: Le jeûne est-il un acte de vertu? Objections: 1. Il semble que non. En effet, tout acte de vertu est agréable à Dieu. Or le jeûne ne l'est pas toujours, selon Isaïe (58,3): " Pourquoi jeûner, si tu n'y fais pas attention? " Le jeûne n'est donc pas un acte de vertu 1. 2. Nul acte de vertu ne s'écarte du juste milieu. Or c'est ce que fait le jeûne. En effet, par la vertu d'abstinence on prend ce qui est nécessaire pour subvenir aux nécessités de la nature, et le jeûne retranche encore quelque chose à cela. Ou bien il faudrait admettre que ceux qui ne jeûnent pas n'ont pas la vertu d'abstinence. Le jeûne n'est donc pas un acte de vertu.


3. Ce qui convient communément à tous, aux bons et aux méchants, n'est pas un acte de vertu. Or il en est ainsi du jeûne, puisque, avant de manger, tout le monde est à jeun. Le jeûne n'est donc pas un acte de vertu. En sens contraire, S. Paul énumère le jeûne parmi les actes de vertu (2 Co 6, 5): "... dans les jeûnes, par la chasteté, par la science... " Réponse: Un acte est vertueux quand il est ordonné par la raison à quelque bien honnête. Or c'est le cas du jeûne. En effet, on y recourt principalement pour trois buts. D'abord, pour réprimer les convoitises de la chair. C'est pourquoi, dans le texte cité, S. Paul parle de jeûne et de chasteté, car la chasteté est préservée par le jeûne, et S. Jérôme dit que " sans Cérès et Bacchus, Vénus reste froide ", ce qui veut dire que la luxure perd son ardeur par l'abstinence du manger et du boire. Ensuite, on jeûne pour que l'esprit s'élève plus librement à la contemplation des réalités les plus hautes. C'est pourquoi il est dit, au livre de Daniel (10, 3), qu'après un jeûne de trois semaines, il reçut une révélation de Dieu. Enfin, on jeûne en vue de satisfaire pour le péché. Aussi est-il dit au livre de Joël (2, 12): " Revenez à moi de tout votre coeur, dans le jeûne, les pleurs et les cris de deuil. " C'est ce que dit S. Augustin dans un de ses sermons: " Le jeûne purifie l'âme, élève l'esprit, soumet la chair à l'esprit, rend le coeur contrit et humilié, disperse les nuées de la convoitise, éteint l'ardeur des passions, rend vraiment brillante la lumière de la chasteté. " Cela montre bien que le jeûne est un acte de vertu. Solutions: 1. Il arrive qu'un acte qui, par son genre, est vertueux, devienne vicieux dans certaines circonstances. C'est pourquoi Isaïe ajoute: " Ce ne sont pas des jeûnes comme ceux d'aujourd'hui qui feront là-haut entendre vos voix ", et il dit peu après: " Or, vous jeûnez dans la dispute et la querelle et en frappant le pauvre à coups de poing. " Ce que S. Grégoire commente ainsi: " La volonté aspire à la joie, mais le poing apporte la colère. C'est donc en vain que le corps est affaibli par l'abstinence, si l'esprit, chassé par les mouvements désordonnés, est détruit par les vices. " Quant à S. Augustin, il dit que " le jeûne n'aime pas la verbosité, juge la richesse superflue, méprise l'orgueil, vante l'humilité, donne à l'homme de connaître sa faiblesse et sa fragilité ". 2. Le milieu où se tient la vertu ne s'évalue pas selon la quantité, mais " selon la droite raison ", dit Aristote. Or la raison juge que tel homme, pour un motif particulier, doit prendre moins de nourriture qu'il ne lui en faudrait selon la condition commune, par exemple pour éviter la maladie, ou pour accomplir plus aisément quelques activités corporelles. Beaucoup plus encore, la droite raison y invite pour éviter des maux et obtenir des biens spirituels. Ce n'est pas cependant la droite raison qui supprimerait tellement de nourriture que la nature ne puisse se conserver; car, comme le dit S. Jérôme " il n'y a pas de différence si tu mets longtemps ou peu de temps à te tuer "; et " Il offre en holocauste des biens volés, celui qui afflige son corps de façon immodérée par la trop grande privation des aliments ou le manque de nourriture ou de sommeil. " De même encore, la droite raison ne retranche pas la nourriture au point de rendre l'homme incapable d'accomplir les oeuvres qui lui incombent. C'est pourquoi S. Jérôme dit: " L'homme raisonnable perd sa dignité s'il fait passer le jeûne avant la charité, et les veilles avant la pleine possession de son esprit. " 3. Le jeûne naturel, dont on dit que quelqu'un est à jeun avant d'avoir mangé, consiste en une simple négation. C'est pourquoi on ne peut en faire un acte de vertu, mais seulement du jeûne par lequel on s'abstient plus ou moins de nourriture dans un dessein raisonnable. C'est pourquoi le premier est appelé " jeûne de celui qui est à jeun " et le second " jeûne de celui qui jeûne ", pour marquer que celui-ci agit de propos délibéré. ARTICLE 2: Le jeûne est-il un acte d'abstinence?


Objections: 1. Réponse négative, semble-t-il. En effet, à propos du texte de S. Matthieu (17, 20): " Ce genre de démons... ", S. Jérôme dit: " Le jeûne consiste à s'abstenir non seulement d'aliments, mais de toutes les séductions. " Mais cela est vrai de n'importe quelle vertu. Le jeûne n'est donc pas spécialement un acte d'abstinence. 2. Selon S. Grégoire le jeûne de Carême est la dîme de toute l'année. Mais acquitter la dîme est un acte de religion, nous l'avons vu précédemment. Le jeûne est donc un acte de religion, et non un acte d'abstinence. 3. L'abstinence est une partie de la tempérance. Or la tempérance se distingue de la force, à laquelle il appartient de supporter les choses pénibles, ce qui semble particulièrement le cas du jeûne. Le jeûne n'est donc pas un acte d'abstinence. En sens contraire, Isidore dit que " jeûner, c'est vivre de peu et s'abstenir de nourriture ". Réponse: L'acte et l'habitus ont la même matière. C'est pourquoi tout acte vertueux ayant telle matière appartient à la vertu qui établit le milieu en cette matière. Or le jeûne s'applique aux nourritures dans lesquelles l'abstinence détermine le juste milieu. Il est donc clair que le jeûne est un acte d'abstinence. Solutions: 1. Le jeûne proprement dit consiste à s'abstenir d'aliments. Mais, entendu au sens métaphorique, il consiste à s'abstenir de tout ce qui fait du mal, donc surtout des péchés. Ou bien l'on peut dire que le jeûne proprement dit est aussi l'abstinence de toutes les séductions, parce que cet acte vertueux cesse de l'être par tous les vices liés à ces séductions, on vient de le dire. 2. Rien n'empêche l'acte d'une vertu d'appartenir à une autre vertu, s'il se trouve ordonné à la fin de celle-ci. De ce point de vue rien n'empêche que le jeûne appartienne à la religion ou à la chasteté, ou à toute autre vertu. 3. Il n'appartient pas à la force, en tant qu'elle est une vertu spéciale, de supporter n'importe quelle chose pénible, mais seulement ces choses qui se rapportent aux périls de mort. Supporter les désagréments qui proviennent du manque des plaisirs du toucher, revient à la tempérance et à ses parties: or ce sont là les désagréments du jeûne. ARTICLE 3: Le jeûne est-il de précepte? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, les préceptes ne portent pas sur les oeuvres surérogatoires, qui tombent sous le conseil. Or le jeûne est une oeuvre surérogatoire; autrement, il devrait être observé partout et toujours de la même façon. Le jeûne ne tombe donc pas sous le précepte. 2. Quiconque transgresse un précepte commet un péché mortel. Donc, si le jeûne était de précepte, tous ceux qui ne jeûnent pas pécheraient mortellement. Ce qui semblerait un immense piège tendu aux hommes. 3. Comme dit S. Augustin, " quand la Sagesse même de Dieu eut assumé l'homme qui nous appela à la liberté, il n'y eut plus qu'un petit nombre de sacrements porteurs de salut, établis comme lien social des peuples chrétiens, c'est-à-dire de la multitude libre soumise au Dieu unique ". Mais la liberté du peuple chrétien ne semble pas moins entravée par la multiplicité des observances que par la multiplicité des sacrements. En effet, S. Augustin dit que " certains chargent de servitudes notre religion elle-même que la miséricorde de Dieu a voulue libre en lui donnant des sacrements très clairs et peu nombreux. " Il semble donc que l'Église n'a pas dû instituer un précepte du jeûne.


En sens contraire, S. Jérôme, à propos des jeûnes, écrit: " Que chaque province abonde dans son sens et estime les préceptes des Anciens comme des lois apostoliques. " Réponse: De même qu'il appartient aux princes séculiers de promulguer des lois précisant le droit naturel en ce qui concerne le bien commun dans le domaine temporel, de même il appartient aux prélats ecclésiastiques de prescrire par des décrets ce qui regarde le bien commun des fidèles dans le domaine spirituel. Or, nous avons dit que le jeûne est utile pour expier et réprimer la faute, et pour élever l'esprit aux choses spirituelles. Chacun est ainsi tenu par la raison naturelle de pratiquer le jeûne dans la mesure où cela lui est nécessaire pour obtenir ces résultats. C'est pourquoi le jeûne dans sa raison générale tombe sous le précepte de la loi naturelle. Mais la détermination du temps et du mode pour jeûner selon la convenance et l'utilité du peuple chrétien tombe sous le précepte du droit positif, édicté par les prélats de l'Église. C'est ce qu'on appelle le jeûne ecclésiastique; l'autre est le jeûne naturel. Solutions: 1. En soi, le jeûne ne signifie pas quelque chose d'attrayant, mais quelque chose de pénible. Ce qui le fait choisir, c'est son utilité pour une fin. C'est pourquoi, considéré dans l'absolu, il n'est pas nécessité par un précepte; mais il le devient pour celui qui a besoin d'un tel remède. Et comme c'est l'ensemble des hommes qui, le plus souvent, a besoin d'un tel remède, parce qu'" à maintes reprises nous commettons des écarts, tous sans exception ", selon S. Jacques (3, 2) et parce que " la chair convoite contre l'esprit ", selon S. Paul (Ga 5, 17), il était bon que l'Église instituât des jeûnes à observer communément par tous. Ce faisant, elle n'a pas placé sous le précepte ce qui appartient simplement au surérogatoire, mais elle a déterminé dans le particulier ce qui était nécessaire en général. 2. Les préceptes qui sont proposés par mode de décret général n'obligent pas tout le monde de la même façon, mais selon ce qui est requis pour la fin que se propose le législateur. Si quelqu'un, en transgressant le décret, méprise l'autorité qui l'a établi, ou s'il le transgresse de telle façon que la fin recherchée s'en trouve empêchée, un tel transgresseur pèche mortellement. Mais si pour une cause raisonnable quelqu'un n'observe pas le décret, en particulier dans le cas où le législateur, s'il était présent, ne jugerait pas que le décret doive être observé, une telle transgression ne constitue pas un péché mortel. Pour cette raison ceux qui n'observent pas les jeûnes prescrits par l'Église ne pèchent pas tous mortellement. 3. S. Augustin parle ici de choses " qui ne sont pas contenues dans les textes de la Sainte Écriture, qui ne se trouvent pas non plus dans les décrets des conciles épiscopaux, et qui ne sont pas sanctionnées par la coutume de l’Église universelle ". Mais les jeûnes de précepte sont établis dans les conciles épiscopaux et confirmés par la coutume de l'Église universelle. Et ils ne sont pas contraires à la liberté du peuple fidèle, mais bien plutôt utiles pour empêcher la servitude du péché qui s'oppose à la liberté de l'esprit, à cette liberté dont parle S. Paul (Ga 5, 13): " Vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté; seulement, que cette liberté ne se tourne pas en prétexte pour la chair. " ARTICLE 4: Certains sont-ils dispensés d'observer ce précepte? Objections: 1. Il semble que tous sont tenus aux jeûnes de l'Église. En effet, les préceptes de l'Église obligent comme les préceptes de Dieu; il est dit en S. Luc (10, 16): " Qui vous écoute, m'écoute. " Or tous sont tenus d'observer les préceptes de Dieu. Donc tous sont tenus semblablement d'observer les jeûnes institués par l'Église. 2. Ce sont surtout les enfants qui sembleraient devoir être dispensés du jeûne, à cause de leur âge. Or les enfants ne sont pas dispensés, si l'on en croit Joël (2, 15): " Prescrivez un jeûne ", écrit-il et un peu plus loin il ajoute: " Réunissez les petits enfants, ceux qu'on allaite au sein. " Tous les autres sont donc bien plus tenus aux jeûnes.


3. Le spirituel doit être préféré au temporel, et le nécessaire à ce qui ne l'est pas. Mais les travaux manuels sont ordonnés à un profit temporel; et un voyage, même s'il est ordonné à des choses spirituelles, n'est pas de l'ordre du nécessaire. Puisque le jeûne est ordonné à l'utilité spirituelle et tient sa nécessité d'un décret de l’Église, il semble qu'on ne doive pas s'abstenir des jeûnes d'Église à cause d'un voyage ou de travaux manuels. 4. On doit davantage agir de sa propre volonté que par nécessité, selon S. Paul (2 Co 9, 7). Mais les pauvres ont l'habitude de jeûner par nécessité, à cause du manque de nourriture. Ils doivent donc beaucoup plus encore jeûner de leur propre volonté. En sens contraire, il semble qu'aucun juste ne soit tenu de jeûner. En effet, les préceptes de l'Église n'obligent pas à l'encontre de la doctrine du Christ. Mais le Seigneur a dit en S. Luc (5, 34): " Les compagnons de l'époux ne peuvent pas jeûner pendant que l'époux est avec eux. " Or il est avec tous les justes, puisqu’il habite spirituellement en eux; c'est pourquoi il a dit en S. Matthieu (28, 20): " Et moi, je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde. " Ainsi donc les prescriptions de l'Église n'obligent pas les justes à jeûner. Réponse: On l'a dit précédemment, les prescriptions communes sont proposées selon qu'elles conviennent à la multitude. C'est pourquoi, en les édictant, le législateur considère ce qui a lieu communément et dans la plupart des cas. Mais si, pour un motif spécial on trouve chez quelqu'un un empêchement à l'observance de la loi, l'intention du législateur n'est pas de l'y obliger. Cependant une distinction est à faire. Si l'empêchement est évident, on peut licitement par soi-même se dispenser d'observer la prescription, surtout dans le cas où une coutume intervient, ou bien si l'on ne peut pas facilement recourir au supérieur. Mais si l'empêchement est douteux, on doit recourir au supérieur qui a pouvoir de dispenser en de tels cas. Telle est la conduite à tenir dans les jeûnes institués par l'Église: tous y sont communément obligés, à moins que ne se présente quelque empêchement particulier. Solutions: 1. Les préceptes de Dieu sont des commandements de droit naturel, qui sont en eux-mêmes nécessaires au salut. Mais les prescriptions de l'Église concernent des choses qui, par soi, ne sont pas nécessaires au salut, mais ne le sont que par l'institution de l'Église. C'est pourquoi il peut y avoir des empêchements à cause desquels on n'est pas tenu d'observer les jeûnes ecclésiastiques. 2. Chez les enfants se trouve un motif tout à fait évident de ne pas jeûner, à cause de la faiblesse de leur nature qui fait qu'ils ont besoin d'une nourriture fréquente et qui ne soit pas prise trop abondamment à la fois, et aussi à cause du besoin qu'ils ont de beaucoup de nourriture, nécessaire à la croissance que procure le surplus des aliments. C'est pourquoi, aussi longtemps qu'ils se trouvent dans la période de la croissance, qui se poursuit chez la plupart jusqu'à la vingt et unième année révolue, ils ne sont pas tenus à observer les jeûnes d'Église. Il convient cependant que, même pendant cette période, ils s'exercent à jeûner plus ou moins à la mesure de leur âge. Parfois cependant, sous la menace d'une grande calamité et en signe d'une pénitence plus sévère, les jeûnes sont prescrits même aux enfants. C'est ainsi que dans le livre de Jonas (3, 7), on les prescrit même pour le bétail: " Hommes et bêtes, gros et petit bétail ne goûteront rien, ne mangeront pas et ne boiront pas d'eau. " 3. En ce qui concerne les voyageurs et les travailleurs manuels, il semble qu'il faille distinguer. Si le voyage et le travail peuvent être aisément différés ou diminués sans détriment pour le bien du corps et la situation extérieure que requiert la conservation de la vie corporelle et spirituelle, alors les jeûnes d'Église ne doivent pas être supprimés. Mais s'il y a nécessité de partir immédiatement pour un voyage et d'accomplir de grandes étapes, ou de travailler beaucoup pour les besoins du corps ou pour ceux de l'esprit, et qu'en même temps les jeûnes d'Église ne puissent être observés, on n'est pas obligé de


jeûner; il ne semble pas en effet que l'intention de l’Église, en instituant des jeûnes, ait été d'empêcher d'autres oeuvres bonnes et plus nécessaires. Il semble pourtant, en pareil cas, qu'il faille recourir à la dispense du supérieur, à moins que peut-être existe la coutume de procéder ainsi; car du silence même de l'autorité on peut déduire qu'elle y consent. 4. Les pauvres qui ont assez de ressources pour faire un seul repas suffisant ne sont pas dispensés des jeûnes d’Église en raison de leur pauvreté. En semblent excusés cependant ceux qui, en mendiant, reçoivent morceau par morceau et ne peuvent obtenir en une fois une réfection suffisante. 5. Cette parole du Seigneur peut être interprétée de trois manières: l° Selon Chrysostome, les disciples qui sont appelés " compagnons de l'époux étaient encore trop faiblement disposés "; aussi les compare-t-on à un " Vieux vêtement ". C'est pourquoi, tant que le Christ était corporellement présent, il valait mieux les encourager par une certaine douceur que les exercer par les austérités du jeûne. De ce point de vue il convient mieux de dispenser du jeûne les imparfaits et les novices que les anciens et les parfaits, comme le montre la Glose sur ce verset du Psaume (131, 2): " Comme l'enfant sevré près de sa mère. " 2° Selon S. Jérôme, le Seigneur parle ici du jeûne de l'ancienne observance. Le Seigneur veut donc signifier par là que les Apôtres ne devaient plus être tenus aux anciennes observances, eux sur qui devait se répandre la nouveauté de la grâce. 3° Selon S .Augustin ,il y a lieu de distinguer un double jeûne: un jeûne qui appartient à " l'humanité de la détresse ". Celui-là ne convient pas aux parfaits, qui sont appelés " compagnons de l'époux "; c'est pourquoi S. Luc dit (5, 34): " Les compagnons de l'époux ne peuvent pas jeûner ", et S. Matthieu: " Les compagnons de l'époux ne peuvent mener le deuil. " Et un autre jeûne est celui qui appartient à la " joie de l'esprit fixé sur les biens spirituels ". Un tel jeûne convient aux parfaits. ARTICLE 5: Le temps du jeûne Objections: 1. Il semble que les époques où l’Église prescrit le jeûne soient mal choisies. Nous lisons en effet dans S. Matthieu (4, 2) que le Christ a commencé le jeûne aussitôt après son baptême. Or nous devons imiter le Christ, S. Paul le rappelle (1 Co 4, 16): " Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ. " Nous devons donc accomplir le jeûne aussitôt après l'Épiphanie, fête où l'on célèbre le baptême du Christ. 2. Les cérémonies rituelles de la loi ancienne ne doivent pas être observées dans la loi nouvelle. Or les jeûnes observés en certains mois déterminés appartiennent aux cérémonies de la loi ancienne, comme on peut le voir en Zacharie (8, 19): " Le jeûne du quatrième mois, le jeûne du cinquième, le jeûne du septième et le jeûne du dixième deviendront pour la maison de Juda allégresse, joie, gais jours de fête. " Ainsi donc les jeûnes appelés jeûnes des Quatre-Temps, prévus à certains mois, ne devraient pas être observés dans l'Église. 3. Selon S. Augustin, de même qu'il y a un jeûne " d'affliction ", de même il y a un jeûne " d'exultation ". Or c'est surtout la résurrection du Christ qui apporte aux fidèles l'exultation spirituelle. C'est donc pendant la cinquantaine pascale, que l'Église solennise à cause de la résurrection du Seigneur, et les dimanches, jours où l'on en fait mémoire, que des jeûnes doivent être prescrits. En sens contraire, il y a la coutume commune de l'Église. Réponse: Comme nous l'avons dit plus haut, le jeûne a un double but: la destruction de la faute, et l'élévation de l'esprit vers les réalités d'en haut. C'est pourquoi des jeûnes durent être spécialement prescrits aux moments où il fallait que les hommes se purifient du péché, et que l'esprit des fidèles


s'élève vers Dieu par la dévotion. Certes, cela est principalement indiqué avant la solennité pascale. C'est à ce moment que les fautes sont remises par le baptême qui se célèbre solennellement dans la vigile pascale, quand on fait mémoire de la sépulture du Seigneur. Car, dit S. Paul, " par le baptême nous avons été ensevelis avec le Christ dans la mort " (Rm 6, 4). Il faut surtout, dans la fête de Pâques, que l'esprit de l'homme soit élevé par la dévotion vers la gloire de l'éternité, que le Christ a inaugurée a sa résurrection. C'est pourquoi l'Église a décidé qu'il fallait jeûner immédiatement avant la solennité pascale, et pour la même raison à la vigile des fêtes principales, afin de nous préparer à les célébrer dévotement. Pareillement, c'est une coutume de l'Église de conférer les saints ordres quatre fois par an. Pour le symboliser, le Seigneur rassasia de sept pains quatre milliers d'hommes, par quoi est signifiée " l'année du Nouveau Testament ", dit S. Jérôme. A la réception de ces saints ordres il faut que se préparent par le jeûne ceux qui ordonnent, ceux qui vont être ordonnés, et aussi tout le peuple pour l'utilité duquel ils sont ordonnés. C'est pourquoi on lit dans S. Luc (6, 12) que le Seigneur avant de choisir ses disciples, " s'en alla dans la montagne pour prier "; sur quoi S. Ambroise déclare: " Que convient-il que tu fasses, lorsque tu veux entreprendre quelque pieux ministère? Le Christ, sur le point d'envoyer ses Apôtres, commença par prier. " Quant au nombre des jours du jeûne quadragésimal, S. Grégoire en donne trois raisons: la première, " c'est que le décalogue reçoit son accomplissement des quatre évangiles; mais dix multiplié par quatre égale quarante ". Ou bien, c'est parce que " nous subsistons par quatre éléments dans ce corps mortel par la volonté duquel nous nous opposons aux commandements du Seigneur reçus dans le décalogue. Il est donc juste que nous affligions cette même chair pendant quatre fois dix jours ". - Ou bien, c'est parce que " nous nous efforçons d'offrir ainsi à Dieu la dîme des jours. En effet, puisque l'année comprend trois cent soixante cinq jours, nous nous affligeons pendant trente-six jours ", qui sont les jours de jeûne des six semaines de carême, donnant ainsi à Dieu la dîme de notre année. - S. Augustin ajoute une quatrième raison. Le Créateur est trinité, Père, Fils et Esprit Saint. Par ailleurs le nombre trois convient à la créature spirituelle: nous devons en effet aimer Dieu " de tout notre coeur, de toute notre âme, et de tout notre esprit ". Et le nombre quatre convient à la créature visible: à cause du chaud et du froid, de l'humide et du sec. Ainsi donc le nombre dix signifie tout ce qui existe. Si on le multiplie par quatre, qui convient au corps chargé de l'exécution, on obtient quarante. Les jeûnes des Quatre-Temps durent chacun trois jours, soit à cause du nombre des mois se rapportant à chacun de ces temps, soit à cause du nombre des saints ordres qui se confèrent en ces temps. Solutions: 1. Le Christ n'a pas eu besoin du baptême pour lui-même, mais pour nous recommander le baptême. C'est pourquoi il ne convenait pas qu'il jeûnât avant son baptême, mais après, pour nous inviter à jeûner avant notre baptême. 2. L'Église n'observe les jeûnes des QuatreTemps ni tout à fait dans les mêmes temps que les Juifs, ni non plus pour les mêmes raisons. En effet les Juifs jeûnaient en juillet, qui est le quatrième mois après avril, qu'ils considèrent comme le premier mois de l'année. C'est alors que Moïse, descendant du mont Sinaï, brisa les tables de la Loi (Ex 32, 19), et que, selon Jérémie (52, 6), les remparts de la cité furent forcés pour la première fois. Au cinquième mois, qui chez nous est le mois d'août, lorsque, à cause des explorateurs de la Terre promise, une sédition s'était élevée dans le peuple, ils reçurent l'ordre de ne pas gravir la montagne (Nb 14, 42); c'est en ce mois que le temple de Jérusalem fut incendié par Nabuchodonosor (Jr 52, 12), et ensuite par Titus. Au septième mois, qui est le mois d'octobre, Godolias fut mis à mort, et les restes d'Israël dispersés (Jr 41, 1.10). Au dixième mois, qui chez nous est le mois de Janvier, le peuple, qui se trouvait en captivité avec Ézéchiel, apprit que le Temple avait été renversé (Ez 33, 21). 3. Le " jeûne d'exultation " procède d'une inspiration de l'Esprit Saint, qui est l'Esprit de liberté. Pour cette raison ce jeûne ne doit pas tomber sous le précepte. Les jeûnes qui sont institués par un précepte


de l'Église sont donc plutôt des " jeûnes d'affliction " qui ne conviennent pas aux jours de joie. C'est pourquoi il n'y a pas de jeûne institué par l'Église pour toute la durée du temps pascal, ni non plus pour les dimanches. Si quelqu'un jeûnait ces jours-là contre la coutume du peuple chrétien, qui, dit S. Augustin " doit être tenue pour loi ", ou encore en commettant une erreur, à la manière des manichéens qui jeûnent en estimant qu'un tel jeûne est nécessaire, celui-là ne serait pas exempt de péché, quoique le jeûne, considéré en lui-même, soit louable en tout temps, comme l'écrit S. Jérôme: " Plût au ciel que nous puissions jeûner en tout temps " ARTICLE 6: Le jeûne exige-t-il un seul repas? Objections: 1. Non, semble-t-il. On a dit en effet que le jeûne était un acte de la vertu d'abstinence, qui n'est pas moins concernée par la juste quantité dans la nourriture que par le nombre de repas. Or la quantité de nourriture n'est pas fixée pour ceux qui jeûnent. Le nombre de repas ne doit pas l'être non plus. 2. On se nourrit de boisson aussi bien que d'aliments. C'est pourquoi la boisson rompt le jeûne; ainsi, on ne peut recevoir l'Eucharistie après avoir bu. Or il n'est pas interdit de boire plusieurs fois les jours de jeûne, à différentes heures de la journée. Il ne doit donc pas être interdit non plus de manger plusieurs fois quand on jeûne. 3. Certains remèdes, comme les électuaires, sont des aliments. Beaucoup de personnes en prennent cependant les jours de jeûne après leur repas. Le repas unique n'est donc pas essentiel au jeûne. En sens contraire, c'est la coutume générale du peuple chrétien. Réponse: Le jeûne est institué par l'Église pour réprimer la convoitise, de façon cependant à respecter la nature. L'unique repas semble suffire pour atteindre ce but: l'homme peut à la fois contenter la nature, et réduire la convoitise en diminuant la fréquence des repas. C'est pourquoi, dans sa modération, l'Église a décidé que ceux qui jeûnent mangeraient une seule fois par jour. Solutions: 1. La quantité de nourriture ne pouvait être fixée de façon uniforme pour tous, car les tempéraments sont différents, et il peut se faire que l'un ait besoin de plus de nourriture qu'un autre. Mais dans la plupart des cas tous peuvent satisfaire aux besoins de la nature par un unique repas. 2. Il y a deux sortes de jeûne - le jeûne naturel, qui est exigé pour la réception de l'eucharistie et qui est rompu par l'absorption de toute boisson même l'eau, après quoi on ne peut recevoir l'eucharistie; et le jeûne d'Église, qui est le jeûne de " celui qui jeûne ", et qui est rompu seulement par ce que l’Église avait l'intention d'interdire en instituant le jeûne. Or l'Église n'a pas voulu interdire l'usage de la boisson, qui est prise pour désaltérer le corps et pour aider à la digestion des aliments plutôt que pour se nourrir, encore qu'elle nourrisse aussi d'une certaine façon. - Mais si l'on use de boisson de façon immodérée, on peut pécher et perdre le mérite du jeûne; de même si l'on mange de façon immodérée dans un seul repas. 3. Ces médicaments, même s'ils nourrissent d'une certaine façon, ne sont pas pris principalement pour se nourrir, mais pour faciliter la digestion. Ils ne rompent donc pas le jeûne, pas plus que l'absorption des autres remèdes, à moins qu'on ne les prenne en grande quantité comme un moyen détourné de se nourrir. ARTICLE 7: L'heure des repas pour ceux qui jeûnent Objections: 1. Avoir fixé le repas à la neuvième heure, pour ceux qui jeûnent, ne semble pas justifié. En effet, le statut du Nouveau Testament est plus parfait que celui de l'Ancien. Or dans celui-ci on jeûnait jusqu'au soir. Car il est écrit dans le Lévitique (23, 32): " C'est le sabbat - en jeûnant vous


affligerez vos âmes ", et aussitôt après: " Depuis ce soir jusqu'au soir suivant, vous observerez le repos sabbatique. " Donc, bien davantage encore le jeûne doit, dans le Nouveau Testament, être prescrit jusqu'au soir. 2. Le jeûne institué par l’Église est imposé à tous. Or tous ne peuvent pas de façon précise savoir quelle est la neuvième heure. Il semble donc que la fixation de l'heure ne devrait pas tomber sous le précepte du jeûne. 3. Le jeûne est un acte de la vertu d'abstinence, on l'a dit plus haute. Mais la vertu morale ne, détermine pas le milieu de la même manière pour tous, car, selon Aristote " ce qui est beaucoup pour l'un sera peu pour un autre ". On ne doit donc pas fixer la neuvième heure à ceux qui jeûnent. En sens contraire, le concile de Chalcédoine déclare que " pendant le carême, on ne doit aucunement considérer que l'on jeûne si l'on mange avant la célébration de l'office de vêpres " qui, pendant le temps du Carême, se dit après none. On doit donc jeûner jusqu'à none. Réponse: Nous l'avons dit le jeûne est ordonné à l'expiation et à la prévention de la faute. Il faut donc ajouter quelque chose à l'usage commun, sans pour autant accabler par trop la nature. Or c'est une coutume judicieuse et commune pour les hommes de prendre leur repas aux environs de la sixième heure: la digestion semble bien complète, la chaleur naturelle s'est concentrée à l'intérieur en raison du froid de la nuit, le liquide nourricier s'est répandu par tous les membres, aidé en cela par la chaleur du jour jusqu'à la montée du soleil à son zénith; c'est alors aussi que l'organisme a surtout besoin d'être aidé contre la chaleur extérieure de l'air, pour éviter que les humeurs intérieures se dessèchent. C'est pourquoi, afin qu'en jeûnant on éprouve quelque désagrément en expiation de ses fautes, il est convenable de fixer l'heure du repas à la neuvième heure. Cette heure convient aussi au mystère de la passion du Christ, qui s'est accomplie à la neuvième heure, quand, " inclinant la tête, il rendit l'esprit ". En effet ceux qui jeûnent en affligeant leur chair se conforment à la passion du Christ. Comme l'écrit S. Paul (Ga 5, 24): " Ceux qui appartiennent au Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises. " Solutions: 1. Le statut de l'Ancien Testament est comparé à la nuit et celui du Nouveau Testament au jour, selon S. Paul (Rm 13, 12): " La nuit est avancée; le jour est tout proche. " C'est pourquoi dans l'Ancien Testament on jeûnait jusqu'à la nuit, mais non dans le Nouveau Testament. 2. Cette heure déterminée ne se calcule pas selon un examen précis mais selon une approximation: il suffit en effet qu'elle soit aux environs de la neuvième heure. Et cela, tout le monde peut facilement s'en rendre compte. 3. Une légère différence en plus ou en moins ne saurait faire grand mal. En effet l'intervalle n'est pas bien grand entre la sixième heure, où généralement les hommes prennent leur repas, et la neuvième heure, prescrite pour ceux qui jeûnent. Une telle fixation de temps ne peut donc nuire vraiment, quelle que soit la situation où l'on se trouve. Mais si, à cause de la maladie ou de l'âge ou pour quelque autre cause, un grave dommage devait en résulter, il faudrait alors dispenser du jeûne, ou avancer quelque peu l'heure du repas. ARTICLE 8: Les aliments dont il faut s'abstenir Objections: 1. Il ne semble pas qu'on ait raison d'interdire à ceux qui jeûnent de manger de la viande, des oeufs et du laitage. En effet, on a dit plus haut que le jeûne a été institué pour réprimer les convoitises de la chair. Or l'usage du vin excite davantage à la luxure que l'usage de la viande, d'après les Proverbes (20, 1): " La luxure est dans le vin ! ", et chez S. Paul (Ep 5, 18): " Ne vous enivrez pas


de vin: on n'y trouve que libertinage. " Puisque le vin n'est pas interdit à ceux qui jeûnent, il semble donc que l'usage de la viande ne devrait pas être interdit non plus. 2. Certains poissons procurent autant de plaisir au goût que certaines viandes. Or la convoitise est un " appétit du délectable ". C'est pourquoi, de même que l'usage du poisson n'est pas interdit dans le jeûne, qui est institué pour refréner la convoitise, de même l'usage de la viande ne doit pas être interdit non plus. 3. A certains jours de jeûne, certains mangent des oeufs et du fromage. On peut donc également en user pendant le jeûne de carême. En sens contraire, il y a la coutume générale des fidèles. Réponse: Nous l'avons dit plus haut, le jeûne a été institué par l'Église pour réprimer les convoitises de la chair. Mais celles-ci portent sur les choses délectables du toucher qui se trouvent dans l'alimentation et dans les rapports sexuels. C'est pourquoi l'Église a interdit les nourritures dont la consommation procure le plus grand plaisir et celles qui excitent le plus au plaisir sexuel. Or telles sont les chairs des animaux qui vivent et respirent sur la terre, et les nourritures qui viennent d'eux, comme les laitages qui proviennent des quadrupèdes, et les oeufs qui proviennent des oiseaux. En effet, comme ces nourritures sont plus proches du corps humain, elles le délectent davantage et elles contribuent davantage à sa réfection. Aussi, quand on s'en nourrit, se produit un plus grand surplus qui se transforme en la matière de la semence, dont la multiplication est le plus grand excitant à la luxure. Voilà pourquoi c'est de ces nourritures surtout que l’Église a prescrit l'abstinence à ceux qui jeûnent. Solutions: 1. Trois facteurs concourent à l'acte de la génération: la chaleur, l'élément gazeux et l'élément liquide. A la production de la chaleur contribue surtout le vin et les autres choses qui réchauffent le corps; à la production de l'élément gazeux semble contribuer ce qui provoque un gonflement; mais à la production de l'élément liquide contribue surtout l'usage de la viande qui a un grand pouvoir nutritif. Mais la modification de la chaleur et l'abondance de l'élément gazeux passent rapidement, tandis que la substance de l'élément liquide demeure longtemps. C'est pourquoi l'on interdit davantage à ceux qui jeûnent l'usage de la viande que celui du vin, ou celui des légumes, qui sont des aliments qui gonflent. 2. En instituant le jeûne, l’Église est restée attentive à ce qui arrive le plus communément. Or la viande est généralement un aliment plus agréable que le poisson, bien qu'il en soit autrement chez certaines personnes. C'est pourquoi l'Église a interdit à ceux qui jeûnent de manger de la viande plutôt que de manger du poisson. 3. Les oeufs et les laitages sont interdits à ceux qui jeûnent, comme provenant d'animaux à viande: la viande est donc interdite à plus forte raison. D'autre part, le jeûne de carême est le plus solennel, parce qu'on l'observe pour imiter le Christ et parce qu'il nous dispose à célébrer dévotement les mystères de notre rédemption. C'est pourquoi en tout jeûne il est interdit de manger de la viande; mais en outre, pour le jeûne de carême, il est universellement interdit de manger des oeufs et des laitages. En ce qui concerne l'abstinence des oeufs et des laitages, à l'occasion des autres jeûnes que celui du carême, il existe des coutumes différentes suivant les pays; on doit les observer en se conformant aux moeurs des habitants. C'est pourquoi S. Jérôme déclare en parlant des jeûnes: " Que chaque province abonde dans son sens, et regarde les prescriptions de ses chefs comme des lois venues des Apôtres. "

Somme Théologique IIa-IIae


QUESTION 148: LA GOURMANDISE 1. La gourmandise est-elle un péché? - 2. Est-elle un péché mortel? - 3. Est-elle le plus grand des péchés? - 4. Ses espèces. - 5. Est-elle un vice capital? - 6. Ses filles. ARTICLE 1: La gourmandise est-elle un péché? Objections: 1. Il ne semble pas. Car le Seigneur dit en S. Matthieu (15, 11): " Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l'homme impur. " Or la gourmandise concerne les nourritures qui entrent dans l'homme. Puisque tout péché souille l'homme, il semble donc que la gourmandise ne soit pas un péché. 2. Personne ne pèche en ce qui est inévitable. Or la gourmandise est un manque de modération en matière de nourriture que l’homme ne peut éviter. S. Grégoire dit en effet a: " Dans l'action de manger, le plaisir se mêle tellement à la nécessité qu'on ne sait pas ce qui est demandé par l'une ou par l'autre. " Et S. Augustin: " Seigneur! Qui donc n'a pas pris de nourriture en sortant un peu des bornes du nécessaire? " 3. En toute espèce de péché le premier mouvement est déjà un péché. Or le premier mouvement qui conduit à prendre de la nourriture n'est pas un péché, autrement la faim et la soif seraient des péchés. En sens contraire, S. Grégoire recommande de " ne pas nous lever pour livrer le combat spirituel sans avoir auparavant dompté l'ennemi qui se trouve en nous-même, c'est-à-dire l'appétit de gourmandise ". Or l'ennemi intérieur de l'homme, c'est le péché. La gourmandise est donc un péché. Réponse: La gourmandise ne qualifie pas n'importe quel désir de manger et de boire, mais le désir désordonné. Or on dit qu'un désir est désordonné lorsqu'il s'écarte de l'ordre de la raison, en quoi réside le bien de la vertu morale. Et l'on appelle péché ce qui s'oppose à la vertu. Il est donc clair que la gourmandise est un péché. Solutions: 1. Ce qui entre dans l'homme par mode de nourriture, à ne considérer que sa substance et sa nature, ne souille pas spirituellement l'homme. Ce sont les Juifs, contre qui parlait le Seigneur, et les manichéens qui pensaient que certains aliments rendaient impur, non à cause de leur caractère figuratif, mais à cause de leur nature propre. Cependant la convoitise désordonnée des aliments souille l'homme spirituellement. 2. Comme on vient de le dire, le vice de gourmandise ne consiste pas en la substance de la nourriture, mais en la convoitise non réglée par la raison. C’est pourquoi, lorsqu'on dépasse la quantité normale de nourriture, non à cause de la convoitise, mais parce que l'on croit que c'est nécessaire, cela ne relève pas de la gourmandise mais de quelque inexpérience. Ce qui relève de la gourmandise, c'est uniquement, par convoitise d'une nourriture délectable, de dépasser sciemment la mesure lorsqu'on mange. 3. Il y a deux espèces d'appétit. L'un est l'appétit naturel, qui se trouve dans les puissances de l'âme végétative, en lesquelles il ne peut y avoir de vertu ou de vice, puisqu'elles ne peuvent être soumises à la raison. Cet appétit se contredistingue des facultés de retenir, de digérer et d'évacuer. C'est à cet appétit qu'appartiennent la faim et la soif - Mais il y a un autre appétit, l'appétit sensible, et c'est dans la convoitise de cet appétit que consiste le vice de gourmandise. Le premier mouvement de gourmandise implique donc, dans l'appétit sensible, un dérèglement qui n'est pas exempt de péché. ARTICLE 2: La gourmandise est-elle un péché mortel? Objections: 1. Non, semble-t-il. En effet, tout péché mortel est contraire à un précepte du décalogue, ce qui ne semble pas vrai de la gourmandise.


2. Tout péché mortel est contraire à la charité, on l'a montré plus haut. Or la gourmandise ne s'oppose pas à la charité, ni à l'amour de Dieu ni à l'amour du prochain. La gourmandise n'est donc pas péché mortel. 3. Selon S. Augustine " toutes les fois que quelqu'un, dans le manger et le boire, consomme plus qu'il n'est nécessaire, qu'il sache que cela est à compter parmi les menus péchés ". Or il s'agit là de gourmandise. La gourmandise est donc placée parmi les menus péchés, c'est-à-dire parmi les péchés véniels. En sens contraire, S. Grégoire dit: " Lorsque le vice de gourmandise l'emporte, les hommes perdent tout ce qu'ils ont fait de fort; et quand le ventre n'est pas réprimé, toutes les vertus sont écrasées à la fois. " Mais la vertu n'est détruite que par le péché mortel. La gourmandise est donc un péché mortel. Réponse: Comme on l'a vu, le vice de gourmandise consiste essentiellement en une convoitise déréglée. Or l'ordre de la raison, qui règle la convoitise, peut être détruit de deux façons: d'abord quand aux moyens relatifs à la fin, s'ils ne sont pas proportionnés à cette fin; ensuite quant à la fin elle-même, si la convoitise détourne l'homme de la juste fin. Donc, si le désordre de la convoitise gourmande est acceptée jusqu'à détourner de la fin ultime, alors la gourmandise sera péché mortel. Ce qui arrive quand l'homme s'attache au plaisir de la gourmandise au point de mépriser Dieu, c'est-à-dire s'il est prêt à agir contre ses préceptes pour obtenir de tels plaisirs. - Mais si, dans le vice de gourmandise, le désordre de la convoitise ne se rapporte qu'aux moyens, en ce sens qu'on désire trop les plaisirs de la nourriture, mais sans faire pour cela quelque chose de contraire à la loi de Dieu, alors la gourmandise est péché véniel. Solutions: 1. Le vice de gourmandise est péché mortel en tant qu'il détourne de la fin ultime; il s'oppose ainsi indirectement au précepte de sanctifier le jour du Seigneur, qui nous prescrit le repos dans la fin ultime. En effet, tous les péchés mortels ne sont pas directement contraires aux préceptes du décalogue, mais seulement ceux qui renferment une injustice, car les préceptes du décalogue concernent spécialement la justice et les vertus qui en font partie, nous l'avons vu. 2. En tant qu'elle détourne de la fin ultime, la gourmandise est contraire à l'amour de Dieu qui, étant notre fin ultime, doit être aimé par-dessus tout. C'est par là seulement que la gourmandise est péché mortel. 3. Ces paroles de S. Augustin doivent s'entendre de la gourmandise selon qu'elle comporte un désordre de la convoitise par rapport aux seuls moyens. 4. La gourmandise détruit les vertus non pas tant par elle-même que par les vices dont elle est la source. S. Grégoire dit en effet: " Tandis que la gloutonnerie tend le ventre, les forces de l'âme sont anéanties par la luxure. " ARTICLE 3: La gourmandise est-elle le plus grand des péchés? Objections: 1. Il semble bien. En effet, on juge la grandeur d'un péché à la grandeur de la peine. Or c'est le péché de gourmandise qui est le plus gravement puni. S. Chrysostome dit en effet . " C'est la convoitise de la nourriture qui chassa Adam du paradis; c'est elle aussi qui amena le déluge au temps de Noé "; et on lit dans Ézéchiel (16, 49): " Voici quel fut le crime de Sodome, ta soeur: la voracité... " Le péché de gourmandise est donc le plus grand des péchés. 2. En tout genre, le plus important, c'est la cause. Or la gourmandise apparent comme la cause d'autres péchés. Car sur ce passage du Psaume (136, 10): " Il frappa l'Égypte dans ses premiers-nés ", la Glose dit: " La luxure, la concupiscence, l'orgueil sont engendrés par le ventre. " La gourmandise est donc le plus grand des péchés.


3. Après Dieu, c'est lui-même que l'homme doit aimer le plus, on l'a vu. Or c'est à lui-même que l'homme cause du dommage par le vice de gourmandise, selon l'Ecclésiastique (37, 31): " Beaucoup sont morts pour avoir trop mangé. " La gourmandise est donc le plus grand des péchés, au moins en dehors des péchés commis contre Dieu. En sens contraire, les vices de la chair, parmi lesquels on compte la gourmandise, sont peu coupables, selon S. Grégoire. Réponse: On peut considérer la gravité d'un péché à un triple point de vue: l° Au point de vue de la matière du péché, et c'est le principal. De ce point de vue les péchés qui se rapportent aux choses divines sont les plus grands. C'est pourquoi le vice de gourmandise n'est pas le plus grand, car il a pour matière ce qui concerne la réfection du corps. - 2° Au point de vue de celui qui pèche. De ce point de vue le péché de gourmandise est plutôt diminué qu'aggravé, tant à cause de la nécessité de se nourrir qu'à cause de la difficulté de discerner et de mesurer ce qui convient en ce domaine. - 3° Au point de vue des conséquences. De ce point de vue, le vice de gourmandise a une certaine importance, en raison des différents péchés dont il fournit l'occasion. Solutions: 1. Ces peines se réfèrent aux vices qui sont les conséquences de la gourmandise ou à sa racine, plus qu'à la gourmandise elle-même. En effet, le premier homme fut expulsé du paradis à cause de l'orgueil qui le conduisit à un acte de gourmandise. Quant au déluge et au châtiment des habitants de Sodome, ils furent provoqués par des péchés de luxure qui avaient précédé, et dont la gourmandise avait fourni l'occasion. 2. L'objection se réfère à des péchés qui sont nés de la gourmandise. Or la cause ne l'emporte sur l'effet que dans les cas de causalité directe. La gourmandise n'est pas cause directe de ces vices, mais pour ainsi dire cause accidentelle et occasionnelle. 3. Le gourmand n'a pas l'intention de nuire à son corps, mais de prendre son plaisir dans la nourriture. Si un dommage en résulte pour le corps, c'est par accident. Il s'ensuit que cela n'appartient pas directement à la gravité de la gourmandise. La faute de celle-ci est néanmoins aggravée si l'on encourt un dommage corporel à cause d'une absorption immodérée de nourriture. ARTICLE 4: Les espèces de la gourmandise Objections: 1. Il semble que les espèces de la gourmandise ne soient pas judicieusement distinguées par S. Grégoire, qui dit: " Le vice de gourmandise nous tente de cinq manières: parfois il nous fait devancer l'heure où le besoin se fait sentir, parfois rechercher des aliments exquis, parfois désirer une nourriture préparée avec trop de recherche, parfois dépasser la mesure dans la quantité même, parfois pécher par la violence même d'un désir intense. " Ce que S. Grégoire résume ainsi: " Prématurément, exquisement, excessivement, avidement, passionnément. " Les formes de gourmandise que l'on vient de dire se diversifient selon les circonstances. Or les circonstances, puisqu'elles sont des accidents de l'action, ne donnent pas lieu à des espèces différentes. Les espèces de gourmandise ne sont donc pas diversifiées ainsi. 2. Le temps constitue une certaine circonstance, de même que le lieu. Si l'on conçoit donc une espèce de gourmandise en considération du temps, il faudrait faire de même en considération du lieu et des autres circonstances. 3. De même que la tempérance considère les circonstances requises, de même les autres vertus morales. Or dans les vices qui s'opposent aux autres vertus morales on ne distingue pas d'espèces selon les différentes circonstances. On ne devrait pas le faire non plus dans la gourmandise. En sens contraire, il y a le texte allégué de S. Grégoire.


Réponse: Comme nous l'avons dit, la gourmandise comporte une convoitise désordonnée de la nourriture. Mais dans l'action de manger on peut considérer deux choses: la nourriture même que l'on mange, et la manducation. Le désordre de la convoitise peut donc s'entendre de deux manières. D'une première manière, quant à la nourriture même que l'on prend. Ainsi, quant à la substance ou l'espèce de nourriture, il arrive que l'on recherche des aliments " exquis ", c'est-à-dire coûteux; quant à la qualité, il arrive que l'on recherche des aliments préparés " avec trop de recherche "; et quant à la quantité, il arrive que l'on dépasse la mesure en mangeant " excessivement ". D'une autre manière le désordre de la convoitise s'entend encore quant à l'absorption même de la nourriture. Ou bien parce qu'on devance le temps convenable pour manger, ce qui est manger " prématurément "; ou bien parce qu'on n'observe pas la mesure requise en mangeant, ce qui est manger " avidement ". - Isidore réunit en une seule les deux premières circonstances, et dit que le gourmand commet des excès dans la nourriture selon " la substance, la quantité, la manière et le temps ". Solutions: 1. La corruption des circonstances diverses donne naissance à différentes espèces de gourmandise à cause des différents motifs, qui sont spécificateurs en morale. En effet, chez celui qui recherche une nourriture exquise, c'est la nature même des aliments qui excite la convoitise; tandis que chez celui qui devance le temps, c'est l'impatience d'attendre qui produit le désordre et ainsi du reste. 2. Dans le lieu et les autres circonstances on ne trouve pas un motif spécial se rapportant à l'usage de la nourriture, et susceptible de produire une autre espèce de gourmandise. 3. Dans tous les autres vices où les diverses circonstances impliquent des motifs différents, on doit admettre qu'il y a différentes espèces de vices selon les différentes circonstances. Mais cela ne se présente pas dans tous les cas, nous l'avons dit en parlant du péché. ARTICLE 5: La gourmandise est-elle un vice capital? Objections: 1. Il semble que non, car on appelle vices capitaux ceux qui, en qualité de cause finale, donnent naissance à d'autres vices. Or la nourriture, qui est la matière de la gourmandise, n'est pas une fin; elle n'est pas recherchée en vue d'elle-même, mais en vue de la réfection corporelle. 2. Un vice capital semble avoir quelque primauté dans la raison de péché. Or ce n'est pas le cas de la gourmandise qui semble être par son genre le plus petit des péchés, comme étant plus proche de ce qui est naturel. Elle ne semble donc pas être un vice capital. 3. Il y a péché quand on s'écarte du bien honnête pour obtenir quelque chose d'utile à la vie présente, ou d'agréable aux sens. Mais en ce qui concerne les biens utiles, il n'y a qu'un seul vice capital: l'avarice. Il semble donc qu'il n'y ait aussi qu'un seul vice capital en ce qui concerne les plaisirs. Et c'est la luxure, qui est un vice plus grand que la gourmandise, et qui a trait à des plaisirs plus grands. Donc la gourmandise n'est pas un vice capital. En sens contraire, S. Grégoire range la gourmandise parmi les vices capitaux. Réponse: On appelle vice capital, nous l'avons dit, celui qui donne naissance à d'autres vices selon sa raison de cause finale, c'est-à-dire celui qui présente une fin très désirable, dont la convoitise conduit les hommes à pécher de multiples façons. Mais une fin est rendue très désirable par le fait qu'elle comporte une des conditions du bonheur qui, par sa nature même, est désirable. Or, dit Aristote le plaisir appartient à la notion de bonheur. C'est pourquoi la gourmandise qui a trait aux plaisirs du toucher, les principaux de tous, est rangée à bon droit parmi les vices capitaux.


Solutions: 1. La nourriture elle-même est sans doute ordonnée à autre chose comme à sa fin. Mais comme cette fin, la conservation de la vie, est extrêmement désirable, et qu'on ne peut l'obtenir sans nourriture, il en résulte que la nourriture elle-même est extrêmement désirable. C'est à elle qu'est ordonné presque tout le labeur de la vie humaine, comme le montre cette parole de l'Ecclésiaste (6, 7): " Toute la peine que prend l'homme est pour sa bouche. " - Il semble cependant que la gourmandise se rapporte davantage aux plaisirs procurés par la nourriture qu'à la nourriture elle-même. Ce qui fait dire à S. Augustin: " Certains, méprisant la santé du corps, préfèrent manger - en quoi se trouve le plaisir à être rassasiés... alors que le but de tous ces plaisirs est de ne pas avoir faim ni soi " 2. La fin du péché se prend du bien vers lequel il se tourne, mais la gravité du péché se prend du bien dont il se détourne. C'est pourquoi un vice capital que procure une fin très désirable peut ne pas avoir une grande gravité. 3. Le délectable est désirable en lui-même. C'est pourquoi, en fonction de sa diversité, il donne lieu à deux vices capitaux, la gourmandise et la luxure. L'utile, au contraire, n'est pas désirable en lui-même, mais à titre de moyen. En toutes les réalités utiles il semble donc n'y avoir qu'une seule raison pour qu'elle nous soient désirables. Elles ne donnent lieu, pour cette raison, qu'à un seul vice capital. ARTICLE 6: Les filles de la gourmandise Objections: 1. Il ne semble pas cohérent d'assigner cinq filles à la gourmandise, à savoir: " la joie inepte, la bouffonnerie, la malpropreté, le verbiage et l'hébétude de l'esprit ". En effet, la joie inepte suit tout péché, disent les Proverbes (2, 14): " Ils trouvent leur joie à faire le mal, se complaisent dans la perversité. " De même on trouve l'hébétude de l'esprit en tout péché selon les Proverbes (14, 22): " N'est-ce pas s'égarer que de machiner le mal? " Les filles de la gourmandise ne sont donc pas bien énumérées. 2. La malpropreté qui suit la gourmandise consiste surtout à vomir, selon Isaïe (28, 8): " Toutes les tables sont pleines de vomissements abjects. " Or cela ne semble pas être un péché, mais plutôt une peine, ou encore quelque chose d'utile qui fait l'objet d'un conseil, d'après l'Ecclésiastique (31, 25 Vg): " Si tu as été forcé de trop manger, lève-toi, va vomir, et tu seras soulagé. " La malpropreté ne doit donc pas être placée parmi les filles de la gourmandise. 3. Isidore fait de la bouffonnerie une fille de la luxure. Elle ne doit donc pas être placée parmi les filles de la gourmandise. En sens contraire, c'est S. Grégoire u qui assigne ces filles à la gourmandise. Réponse: Nous l'avons dit la gourmandise consiste proprement dans le plaisir immodéré qu'on prend à manger et à boire. C’est pourquoi on met au nombre des filles de la gourmandise les vices qui font suite à ce plaisir immodéré. Ces vices peuvent être vus du côté de l'âme, ou du côté du corps. Du côté de l'âme, de quatre façons: 1° Quant à la raison, dont la vivacité est émoussée par l'excès du manger et du boire. Selon ce point de vue, on fait de " l'hébétude de l'intelligence " une fille de la gourmandise, car les fumées de la nourriture et de la boisson troublent la tête. Au contraire, l'abstinence aide à découvrir la sagesse, comme dit l'Ecclésiaste (2, 3 Vg): " J'ai décidé dans mon coeur d'arracher ma chair à l'emprise du vin, pour que mon âme se porte à la sagesse. " 2° Quant à l'appétit, qui se dérègle de multiples manières par l'excès de nourriture et de boisson, le gouvernement de la raison étant comme assoupi. Selon ce point de vue, on parle de " joie inepte ", car toutes les autres passions désordonnées conduisent, selon Aristote, à la joie et à la tristesse. Comme il est dit dans le 3ème livre d'Esdras, " le vin transforme tout l'esprit en sécurité et en joie ".


3° Quant à la parole proférée dans le désordre. Et ainsi on a " le verbiage " car, selon S. Grégoire " si un bavardage effréné n'emportait pas ceux qui s'adonnent à la gourmandise, ce riche, que l'on dit festoyer splendidement chaque jour, n'aurait pas la langue si douloureusement dévorée par le feu ". 4° Quant aux actes désordonnés. Et l'on parle alors de " bouffonnerie ", c'est-à-dire d'une certaine exubérance de mouvements provenant d'un défaut de la raison qui, ne pouvant maîtriser les paroles, ne peut pas non plus maîtriser les gestes extérieurs. A propos de ces mots de S. Paul (Ep 5, 4): " De même pour les mépris et les facéties ", la Glose ajoute: " Il s'agit là de bouffonnerie, c'est-à-dire d'une exubérance qui provoque le rire. " - Néanmoins on pourrait rattacher l'une et l'autre aux paroles en lesquelles il arrive de pécher soit par abondance, ce qui est le " verbiage ", soit par défaut de retenue, ce qui est la " bouffonnerie ". Du côté du corps, on parle de " malpropreté ". Ce qui peut se rapporter soit à l'émission désordonnée d'un quelconque surplus, soit plus précisément à l'émission de la semence. C'est pourquoi à propos de ces paroles de S. Paul (Ep 5, 3): " Quant à la fornication et à la malpropreté sous toutes ses formes, etc. ", la Glose ajoute: " ... c'est-à-dire l'incontinence qui appartient de quelque façon au désir charnel. " Solutions: 1. La joie qui concerne l'acte du péché ou sa fin accompagne tout péché, surtout le péché d'habitude. Mais la joie vague et mai définie, qui reçoit ici l'épithète d'" inepte ", provient principalement de l'absorption immodérée de la nourriture et de la boisson. De même l'hébétude du sens, qui empêche de choisir, se retrouve communément en tout péché. Mais l'hébétude du sens concernant les choses de l'intelligence procède surtout de la gourmandise pour la raison qu'on vient de dire. 2. Quoiqu'il soit utile de vomir quand on a trop mangé, c'est pourtant une faute que de s'y obliger par la démesure dans le manger et le boire. - On peut cependant sans faute provoquer le vomissement sur le conseil du médecin comme remède à une indisposition. 3. La bouffonnerie ou inconvenance dans les paroles ou les gestes provient de l'acte de gourmandise; elle n'est pas causée par l'acte de luxure mais par son désir. Elle peut donc se rattacher à l'un ou à l'autre vice. Nous devons maintenant étudier la sobriété (Q. 149), puis le vice opposé, l'ivrognerie (Q. 150).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 149: LA SOBRIÉTÉ 1. Quelle est sa matière? - 2. Est-elle une vertu spéciale? - 3. L'usage du vin est-il permis - 4. A qui surtout la sobriété est-elle nécessaire? ARTICLE 1: Quelle est la matière propre de la sobriété? Objections: 1. Il ne semble pas que ce soit la boisson, car S. Paul écrit (Rm 12, 3): " Ne vous estimez pas plus qu'il ne faut, mais soyez sages avec sobriété. " La sobriété concerne donc aussi la sagesse, et pas seulement la boisson.


2. Il est écrit (Sg 8, 7) que la Sagesse de Dieu " enseigne sobriété et prudence, justice et courage ". La sobriété est ici synonyme de tempérance. Or la tempérance n'a pas seulement comme matière la boisson, mais aussi la nourriture et la sexualité. La sobriété ne concerne donc pas seulement la boisson. 3. Le mot " sobriété " semble venir de " mesure ". Or nous devons garder la mesure en tout ce qui nous concerne. S. Paul dit (Tt 2, 2): " Vivons sobrement dans la justice et la piété ", et la Glose ajoute: " Sobrement, en nous-mêmes. " Et S. Paul dit encore (1 Tm 2, 9): " Que les femmes aient une tenue décente, que leur parure soit modeste et sobre. " Il semble ainsi que la sobriété ne concerne pas seulement ce qui est intérieur, mais aussi le comportement extérieur. La matière propre de la sobriété n'est donc pas la boisson. En sens contraire, selon l'Ecclésiastique (31, 27), " le vin est la vie pour l'homme, quand on en boit avec sobriété ". Réponse: Les vertus qui tirent leur nom d'une condition générale de la vertu revendiquent spécialement pour elles la matière où il est le plus difficile et le plus parfait de remplir cette condition. C'est ainsi que la force concerne les périls de mort, et la tempérance les plaisirs du toucher. Or le nom de sobriété se prend de la mesure: on dit en effet que quelqu'un est sobre (sobrius) comme observant la bria (mesure à vin). C'est pourquoi la sobriété s'attribue spécialement la matière où il est spécialement louable d'observer la mesure. Or c'est le cas des boissons enivrantes; leur usage modéré est très bienfaisant, mais le moindre excès est très nuisible, car il entrave l'usage de la raison, plus encore que ne fait l'excès de nourriture. Comme dit l'Ecclésiastique (31, 28-30): " Gaîté du coeur et joie de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec mesure; amertume de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec excès, par passion et par défi. L'ivresse excite la fureur de l'insensé pour sa perte. " C'est pourquoi la sobriété concerne spécialement la boisson, non pas n'importe laquelle, mais celle qui, par ses fumées capiteuses, est capable de troubler l'esprit, comme le vin et tout ce qui peut enivrer. Mais si l'on prend le mot sobriété dans un sens général, il peut être appliqué à n'importe quelle matière, comme on l'a vu quand on a traité de la force et de la tempérances. Solutions: 1. De même que le vin enivre physiquement, de même, par métaphore, dit-on que la considération de la sagesse est une boisson enivrante, car elle séduit l'âme par le plaisir qu'elle procure, ainsi que le suggère le Psaume (23, 5): " Ma coupe enivrante , comme elle est belle " C'est pourquoi, de façon imagée, on parle de sobriété à propos de la contemplation de la sagesse. 2. Tout ce qui relève proprement de la tempérance est nécessaire à la vie présente; c'est l'excès qui en est nuisible. Aussi est-il nécessaire en tout cela d'observer la mesure, ce qui est le rôle de la sobriété. C'est en ce sens qu'on donne à la tempérance le nom de sobriété. Mais un léger excès dans la boisson nuit davantage que dans autre chose. C'est pourquoi la sobriété concerne spécialement la boisson. 3. Quoique la mesure soit requise en tout, cependant on ne parle pas, au sens strict, de sobriété en tout, mais seulement là où la mesure est particulièrement nécessaire. ARTICLE 2: La sobriété est-elle une vertu spéciale? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, l'abstinence vise la nourriture et la boisson. Mais il n' y a pas de vertu spéciale concernant la nourriture. La sobriété, qui a pour matière la boisson, n'est donc pas non plus une vertu spéciale. 2. L'abstinence et la gourmandise concernent les délectations du toucher, en tant que ce sens est celui des aliments. Or la nourriture et la boisson concourent à notre alimentation. La vie animale a en effet


besoin d'être nourrie tout ensemble d'humide et de sec. La sobriété, qui concerne la boisson, n'est donc pas une vertu spéciale. 3. En ce qui se rapporte à la nutrition, on distingue la nourriture de la boisson; de même on distingue différents genres de nourritures et de boissons. Donc, si la sobriété était par elle-même une vertu spéciale, il semble qu'il faudrait alors une vertu spéciale pour toute différence de boisson ou de nourriture, ce qui ne s'impose pas. La sobriété ne semble donc pas être une vertu spéciale. En sens contraire, Macrobe fait de la sobriété une partie spéciale de la tempérance. Réponse: Comme on l'a vu plus haut, il appartient à la vertu morale de sauvegarder le bien de la raison contre ce qui pourrait l'empêcher. Et c'est pourquoi, dès que l'on rencontre un empêchement spécial pour la raison, il faut nécessairement une vertu spéciale pour l'écarter. Or les boissons enivrantes ont un titre spécial à empêcher l'usage de la raison, en tant qu'elles troublent le cerveau par leurs fumées. C'est pourquoi, afin d'écarter cet obstacle à la raison, une vertu spéciale est requise, qui est la sobriété. Solutions: 1. La nourriture et la boisson ont ceci de commun qu'elles peuvent empêcher le bien de la raison en étouffant celle-ci par l'excès du plaisir. De ce point de vue, c'est l'abstinence qui concerne aussi bien la nourriture que la boisson. Mais les boissons enivrantes créent un empêchement spécial, on vient de le dire. C'est pourquoi une vertu spéciale est requise. 2. La vertu d'abstinence n'a pas trait au aliments et aux boissons en tant qu'ils sont nourrissants, mais en tant qu'ils font obstacle à la raison. Le caractère spécial de la vertu ne doit donc pas se prendre du point de vue de la nutrition. 3. Toutes les boissons enivrantes ont une seule et même façon d'entraver l'usage de la raison. La diversité des boissons n'a donc qu'un rapport accidentel à la vertu et ne peut, en raison de cette diversité, requérir des vertus différentes. Il en est de même de la diversité des aliments. ARTICLE 3: L'usage du vin est-il permis? Objections: 1. Il semble qu'il soit absolument illicite. Car on ne peut, sans la sagesse, être sur le chemin du salut. Il est écrit, en effet (Sg 7, 28): " Dieu n'aime que celui qui vit avec la Sagesse "; et un peu plus loin (9, 18): " Par la Sagesse les hommes ont été instruits de ce qui te plaît et ont été sauvés. " Or l'usage du vin empêche la sagesse, selon l'Ecclésiaste (2, 3 Vg): " J'ai pensé arracher ma chair à l'emprise du vin, pour que mon âme se porte à la Sagesse. " Boire du vin est donc absolument interdit. 2. Comme le déclare S. Paul (Rm 14, 21) " Il est bien de s'abstenir de viande et de vin et de tout ce qui fait buter ou tomber ou faiblir ton frère. " Or, manquer au bien de la vertu est une faute, et semblablement causer du scandale à ses frères. L'usage du vin est donc illicite. 3. S. Jérôme dit: " L'usage du vin avec les viandes commença après le déluge, mais le Christ est venu à la fin des temps, et ramena l'extrémité au principe. " Au temps de la loi chrétienne, l'usage du vin semble donc interdit. En sens contraire, S. Paul écrit à Timothée (1 Tm 5, 23): " Cesse de ne boire que de l'eau. Prends un peu de vin à cause de ton estomac et de tes fréquents malaises. " Et on peut lire dans l'Ecclésiastique (31, 28): " Gaîté du coeur et joie de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec mesure. " Réponse: Aucune nourriture et aucune boisson, considérée en elle-même n'est interdite, selon les paroles du Seigneur (Mt 15, 11): " Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l'homme impur. " En soi, boire du vin n'est donc pas illicite. Cela peut cependant le devenir par accident: parfois à cause


de la condition de celui qui boit, lorsque, par exemple, il est facilement incommodé par le vin, ou lorsqu'il est obligé, par voeu spécial, à ne pas boire de vin. Parfois, à cause de la façon de boire, parce qu'il dépasse la mesure en buvant. Et parfois à cause des autres, qui en sont scandalisés. Solutions: 1. La sagesse peut se concevoir de deux façons: d'une première façon, selon l'acception commune, en tant qu'elle suffit au salut. Pour avoir ainsi la sagesse, il n'est pas requis de s'abstenir tout à fait de vin, mais de s'abstenir seulement de son usage immodéré. - La sagesse peut se concevoir aussi selon qu'elle indique un certain degré de perfection. Et ainsi pour quelques-uns il est requis, s'ils veulent acquérir parfaitement la sagesse, de s'abstenir totalement de vin, selon la condition des personnes et des lieux. 2. S. Paul ne dit pas absolument qu'il est bon de s'abstenir de vin, mais il le conseille dans le cas où il y a danger de scandale. 3. Le Christ nous détourne de certaines choses comme absolument interdites, et de certaines autres comme s’opposant à la perfection. C'est ainsi qu'il détourne du vin, comme des richesses, etc., ceux qui visent à la perfection. ARTICLE 4: A qui surtout la sobriété est-elle nécessaire? Objections: 1. Il semble qu'elle soit surtout requise chez les gens âgés et importants. En effet, la vieillesse confère à l'homme une certaine supériorité. C'est pourquoi le respect et l'honneur sont dus aux vieillards, selon cette recommandation du Lévitique (19, 32): " Tu te lèveras devant une tête chenue, tu honoreras la personne du vieillard. " Or S. Paul dit que la sobriété doit être spécialement recommandée aux vieillards (Tt 2, 2): " Que les vieillards soient sobres " La sobriété est donc requise chez les personnes les plus dignes. 2. L'évêque occupe dans l'Église le plus haut degré de dignité. C'est à lui que la sobriété est prescrite par S. Paul (1 Tm 3, 2): " Il faut que l'évêque soit irréprochable, qu'il n'ait été marié qu'une fois, qu'il soit sobre, pondéré, etc. " La sobriété est donc surtout requise chez les personnes élevées en dignité. 3. La sobriété implique l'abstinence de vin. Mais le vin est interdit aux rois, qui tiennent la place la plus élevée dans les affaires humaines, et il est permis à ceux qui se trouvent dans un état d'abaissement. On peut lire en effet dans les Proverbes (31, 4): " Il ne convient pas aux rois de boire du vin ", et peu après (v. 6): " Procure des boissons fortes à qui va périr, du vin au coeur rempli d'amertume. " La sobriété est donc surtout requise chez les personnes élevées en dignité. En sens contraire, S. Paul écrit (1 Tm 3, 11) " Que les femmes soient dignes, point médisantes, sobres, etc. " et encore (Tt 2, 6): " Exhorte les jeunes gens à être sobres. " Réponse: La vertu a une double relation: d'une part avec les vices contraires qu'elle exclut et les convoitises qu'elle réprime; d'autre part avec la fin à laquelle elle conduit. Ainsi donc une vertu est davantage requise chez certains pour une double raison. D'abord, parce qu'ils se portent plus promptement aux convoitises que la vertu doit réprimer, et aux vices que la vertu doit détruire. De ce point de vue, la sobriété est surtout demandée aux jeunes gens et aux femmes; aux jeunes gens chez qui le désir du délectable a toute sa vigueur, à cause de l'ardeur de leur âge; et aux femmes chez qui n'existe pas une force suffisante pour résister aux convoitises. C'est pourquoi, selon Valère Maxime, chez les Romains dans l'Antiquité, les femmes ne buvaient pas de vin. Ensuite la sobriété est davantage réclamée de ceux pour qui elle est plus nécessaire à l'accomplissement de leur tâche. En effet, le vin, quand il est pris avec excès, est ce qui entrave le plus


l'usage de la raison. C'est pourquoi la sobriété est spécialement prescrite aux vieillards, chez qui la raison doit être en pleine vigueur afin d'instruire les autres; aux évêques, et à tous les ministres de l'Église, qui doivent s'appliquer à leur ministère sacré avec un esprit de dévotion; et aux rois, qui doivent gouverner leurs sujets avec sagesse. Solutions: Cela montre la réponse à faire aux différentes Objections.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 150: L'IVROGNERIE 1. L'ivrognerie est-elle un péché? - 2. Est-elle un péché mortel? - 3. Est-elle le plus grave des péchés? - 4. Excuse-t-elle du péché? ARTICLE 1: L'ivrognerie est-elle un péché? Objections: 1. Il ne semble pas. Car tout péché a un autre péché qui lui est contraire. Ainsi à la lâcheté s'oppose l'audace, à la pusillanimité la présomption. Or aucun péché ne s'oppose à l'ivrognerie. Elle n'est donc pas un péché. 2. Tout péché est volontaire. Or personne ne veut s'enivrer, car personne ne veut être privé de l'usage de la raison. L'ivrognerie n'est donc pas un péché. 3. Quiconque est cause de péché pour un autre pèche également. Si donc l'ivrognerie était un péché, il s'ensuivrait que ceux qui invitent les autres à boire, ce qui cause leur ivresse, pécheraient. Ce qui paraît bien sévère. 4. Tous les péchés appellent la correction. Or on ne corrige pas les ivrognes. S. Grégoire a dit en effet: " Il faut user d'indulgence envers eux et les laisser à leur penchant, de peur qu'ils ne deviennent pires s'ils étaient arrachés à cette habitude. " L'ivrognerie n'est donc pas un péché. En sens contraire, S. Paul écrit (Rm 13, 13) " Point de ripailles ni d'ivresses. " Réponse: L'ivrognerie peut s'entendre en deux sens. En un premier sens, selon qu'elle signifie la dégradation de l'homme qui a bu trop de vin, si bien qu'il n'est plus en possession de sa raison. De ce point de vue, l'ivrognerie ne désigne pas une faute, mais la déficience qui est un châtiment entraîné par la faute. Dans un second sens, l'ivrognerie peut désigner l'acte par lequel on tombe dans cette dégradation. Cet acte peut causer l'ébriété de deux façons. Ou bien à cause de la trop grande force du vin, ignorée du buveur. Il peut ainsi arriver que l'ébriété soit sans péché, en particulier si elle se produit sans négligence de la part du buveur. Il est à croire que Noé s'est enivré de cette façon, comme on le dit dans la Genèse (9, 21). - Ou bien à cause d'une convoitise et d'un usage désordonné du vin. C'est ainsi que l'ivresse est un péché. Elle fait partie de la gourmandise comme une espèce dans un genre. La gourmandise se divise en effet en ripailles et en ivresses, comme l'indique l'autorité de S. Paul citée plus haut. Solutions: 1. Comme dit Aristote l'insensibilité qui s'oppose à la tempérance " est assez rare ". C'est pourquoi ce vice, aussi bien que toutes ses espèces qui s'opposent aux différentes espèces de l'intempérance, ne porte pas de nom. Le vice opposé à l'ivrognerie n'a donc pas de nom. Toutefois


celui qui sciemment s'abstiendrait de vin au point de nuire gravement à sa santé, ne serait pas exempt de faute. 2. Cette objection vient de ce que l'on considère la dégradation conséquente et qui n'est pas voulue. Mais l'usage immodéré du vin, en quoi consiste le péché, est volontaire. 3. De même que celui qui s'enivre est excusé du péché s'il ignore la force du vin, de même celui qui invite à boire n'est pas coupable de péché s'il ignore que le buveur, vu sa constitution, sera enivré par cette boisson. Mais s'il n'y a pas ignorance, ni l'un ni l'autre n'est excusé de péché. 4. La correction du pécheur doit parfois être différée, si elle doit le rendre pire, nous l'avons dit. C'est pourquoi S. Augustin parlant des excès de nourriture et des ivresses, écrit à l'évêque Aurélius: " Autant que j'en puisse juger, ce n'est pas la rigueur, la dureté, la violence qui suppriment ces vices, mais c'est l'enseignement plutôt que le commandement, le conseil plutôt que la menace. C'est ainsi en effet qu'il faut agir avec la plupart des pécheurs, et n'user de sévérité qu'envers le petit nombre. " ARTICLE 2: L'ivrognerie est-elle un péché mortel? Objections: 1. Non, semble-t-il. S. Augustin dit en effet que l'ivresse est un péché mortel " si elle est fréquente ". Or la fréquence introduit une circonstance qui, on l'a vu plus haut, ne conduit pas à une autre espèce de péché, et qui ne peut donc aggraver à l'infini, au point de transformer un péché véniel en péché mortel. Par conséquent, si par ailleurs l'ivresse n'est pas déjà un péché mortel, ce n'est pas de cette façon qu'elle pourra le devenir. 2. Dans le même sermon, S. Augustin déclare " Chaque fois que quelqu'un, en mangeant ou en buvant, prend plus qu'il n'est nécessaire, cela représente, reconnaissons-le, de menus péchés. " Mais les menus péchés sont des péchés véniels. L'ivrognerie qui a pour cause l'excès dans le boire, est donc péché véniel. 3. On ne doit commettre aucun péché mortel pour soigner sa santé. Or certains boivent surabondamment sur le conseil des médecins, afin de se purger ensuite en vomissant, et de cette boisson surabondante l'ivresse peut résulter. L'ivrognerie n'est donc pas un péché mortel. En sens contraire, dans les " Canons des Apôtres " on peut lire: " Si un évêque, un prêtre ou un diacre s'adonne au jeu ou à l'ivrognerie, qu'ils se corrigent ou soient déposés; si c'est un sous-diacre, un lecteur ou un chantre, qu'ils se corrigent ou soient privés de la communion; de même si c'est un laïc. " Mais de telles peines ne sont infligées que pour un péché mortel. L'ivrognerie est donc un péché mortel. Réponse: Le péché d'ivrognerie, nous l'avons dit, consiste en un usage et un désir désordonnés du vin. Mais trois cas peuvent se présenter. Ou bien l'on ignore qu'il y a excès et que la boisson est enivrante. L'ivresse peut survenir dans ce cas sans qu'il y ait péché, nous l'avons dit. Ou bien on s'aperçoit qu'il y a excès, mais on ne pense pas que la boisson soit assez forte pour enivrer. Alors il peut y avoir ivresse avec péché véniel. Ou bien il peut arriver qu'on se rende parfaitement compte que la boisson est prise avec excès et queue est enivrante, mais qu'on préfère cependant risquer l'ivresse plutôt que de s'abstenir de boire. Il s'agit alors d'ivresse proprement dite, car les valeurs morales tirent leur espèce non de ce qui arrive par accident en dehors de l'intention, mais de ce qui est voulu en soi intentionnellement. Et dans ce cas l'ivresse est un péché mortel, car lorsque l'homme le voulant et le sachant, se prive de l'usage de la raison qui lui permet d'agir selon la vertu et de s'écarter du péché, il pèche mortellement en s'exposant au péril de pécher. S. Ambroise dit en effet: " Nous affirmons qu'il faut fuir l'ivrognerie, qui nous rend incapables d'éviter de commettre des crimes, car les crimes que nous évitons lorsque nous sommes sobres, nous les commettons dans l'inconscience où nous réduit l'ivresse. " C'est pourquoi l'ivrognerie, à parler strictement, est un péché mortel.


Solutions: 1. La fréquence fait de l'ivrognerie un péché mortel, non à cause de la simple répétition des actes, mais parce qu'il n'est pas possible qu'un homme qui s'enivre continuellement ne le fasse pas le sachant et le voulant, puisqu'à maintes reprises il a fait l'expérience de la force du vin et de sa propre facilité à s'enivrer. 2. Manger ou boire plus qu'il n'est nécessaire appartient au vice de gourmandise, qui n'est pas toujours péché mortel. Mais boire trop en sachant, et jusqu'à l'ivresse, c'est cela qui est péché mortel. C'est pourquoi S. Augustin a dit " L'ivrognerie est loin de moi; ta miséricorde n lui permettra pas de m'approcher. L'intempérance, en revanche, s'insinue quelquefois chez ton serviteur ". 3. Nous l'avons dit, la nourriture et la boisson doivent se mesurer selon ce qui convient à la santé du corps. C'est pourquoi, de même que parfois une nourriture ou une boisson, qui sont modérées pour un homme en bonne santé, sont excessives pour un malade, de même aussi peut-il arriver, à l'inverse, que ce qui est excessif pour un homme en bonne santé soit modéré pour un malade. Ainsi, lorsqu'on mange ou boit beaucoup sur ordonnance des médecins, afin de provoquer un vomissement, on ne doit pas voir en cela un excès. Il n'est pas nécessaire cependant, pour provoquer le vomissement que la boisson soit enivrante, puisqu'on le produit en buvant même de l'eau tiède. Le motif invoqué ne suffirait donc pas pour excuser l'ivresse. ARTICLE 3: L'ivrognerie est-elle le plus grave des péchés? Objections: 1. Il semble bien que oui. S. Chrysostome dit en effet que " rien n'est aimé du démon comme l'ivrognerie et la luxure, qui sont mères de tous les vices ". Et dans les Décrets on peut lire: " Que les clercs craignent surtout l'ivrognerie, qui fait naître et grandir tous les vices. " 2. Est péché ce qui empêche le bien de la raison. Or c'est ce que fait par-dessus tout l'ivrognerie. Elle est donc le plus grand des péchés. 3. La grandeur de la faute se voit à la grandeur du châtiment. Or l'ivrognerie semble recevoir le plus grand châtiment, car S. Ambroise dit qu'" il n'y aurait pas de servitude dans l'homme, s'il n'y avait pas l'ivrognerie ". Celle-ci est donc le plus grand des péchés. En sens contraire, selon S. Grégoire les vices spirituels sont plus grands que les vices charnels. Or l'ivrognerie fait partie des vices charnels. Elle n'est donc pas le plus grand des péchés. Réponse: Le mal est la privation du bien. C'est pourquoi le mal est d'autant plus grave que le bien dont il prive est plus grand. Or il est clair que le bien divin est plus grand que le bien humain. C'est pourquoi les péchés qui vont directement contre Dieu sont plus graves que l'ivrognerie, qui s'oppose directement au bien de la raison humaine. Solutions: 1. L'homme incline surtout aux péchés d'intempérance parce qu'il y trouve des convoitises et des plaisirs qui nous sont connaturels. C'est à ce point de vue que l'on dit que ces péchés sont surtout aimés du démon; non parce qu'ils sont plus graves que d'autres, mais parce qu'ils sont plus fréquents chez les hommes. 2. Le bien de la raison est empêché d'une double façon: d'une première façon, par ce qui est contraire à la raison; d'une autre façon, par ce qui enlève l'usage de la raison. Or ce qui est contraire à la raison a davantage raison de mal que ce qui enlève momentanément l'usage de la raison. En effet, l'usage de la raison, que supprime l'ivresse, peut être bon ou mauvais, tandis que les biens des vertus, qui sont supprimés par ce qui est contraire à la raison, sont toujours bons.


3. La servitude a suivi l'ivresse de façon occasionnelle. Ainsi Cham a encouru dans sa postérité la malédiction de la servitude parce qu'il s'était moqué de son père ivre. Mais la servitude n'a pas été le châtiment direct de l'ivresse. ARTICLE 4: L'ivrognerie excuse-t-elle du péché? Objections: 1. Non, semble-t-il. Aristote, dit en effet que " l'homme en état d'ivresse mérite double malédiction ". L'ivresse aggrave donc le péché plus qu'elle ne l'excuse. 2. Un péché n'est pas excusé par le péché, mais plutôt aggravé. Or l'ivrognerie est un péché. Elle n'excuse donc pas du péché. 3. Aristote dit que la raison de l'homme est liée par l'ivresse; de même qu'elle est liée aussi par la convoitise. Or celle-ci n'excuse pas du péché. L'ébriété non plus par conséquent. En sens contraire, dit S. Augustin, Lot est excusé de l'inceste à cause de son ivresse. Réponse: Dans l'ivrognerie, nous l'avons vu deux choses sont à considérer: la dégradation qui suit, et l'acte qui précède. Du côté de la dégradation qui suit, dont l'effet est de lier l'usage de la raison, l'ivrognerie peut excuser du péché, pour autant qu'elle cause l'involontaire par ignorance. - Mais du côté de l'acte qui précède, il semble qu'il faut distinguer. Si cet acte est suivi d'ivresse mais sans qu'il y ait de péché, alors le péché qui suit est totalement excusé de culpabilité. C'est sans doute ce qui est arrivé à Lot. Mais si l'acte qui précède a été entaché de faute, alors on n'est pas totalement excusé du péché qui suit, lequel devient volontaire en raison de la volonté de l'acte précédent. C'est en effet en accomplissant un acte illicite qu'on est tombé dans le péché suivant. Ce péché qui suit est cependant diminué, de même qu'est diminué son caractère volontaire. C'est pourquoi S. Augustin, dit que " Lot doit être jugé coupable non pour son inceste, mais pour autant que son ébriété le méritait ". Solutions: 1. Aristote ne dit pas que l'homme en état d'ivresse mérite une malédiction plus grave, mais " une double malédiction " à cause de son double péché. On peut répondre aussi qu'il parle selon la loi d'un certain Pittacus qui avait statué: " Les ivrognes, s'ils commettent des violences, seront plus sévèrement punis que les gens sobres, parce qu'ils s'en rendent plus souvent coupables. " En quoi, remarque Aristote, " il semble qu'on ait visé à l'utilité ", afin qu'il soit mis fin aux violences, " plutôt qu'à l'indulgence qu'il faut avoir pour les ivrognes ", qui ne sont plus maîtres d'eux-mêmes. 2. L'ivresse est de nature à excuser le péché non par le côté où elle est elle-même un péché, mais par le côté où elle entraîne à sa suite une dégradation. 3. La convoitise ne lie pas totalement la raison, comme fait l'ivresse, à moins que, par hasard, cette convoitise soit telle qu'elle rende l'homme fou. Cependant la passion de convoitise diminue le péché, car il est moins grave de pécher par faiblesse que de pécher par malice. Il faut maintenant étudier la chasteté. D'abord, la vertu même de chasteté (Q. 151); ensuite, la virginité, qui est une partie de la chasteté (Q. 152); enfin, la luxure, qui est le vice contraire (Q. 153154).

Somme Théologique IIa-IIae


QUESTION 151: LA CHASTETÉ 1. La chasteté est-elle une vertu? - 2. Est-elle une vertu générale? - 3. Est-elle une vertu distincte de l'abstinence? - 4. Quels sont ses rapports avec la pudicité? ARTICLE 1: La chasteté est-elle une vertu? Objections: 1. Il semble que non. Nous parlons en effet maintenant de vertu de l'âme. Or la chasteté semble relever du corps. On dit en effet que quelqu'un est chaste quand il se comporte d'une certaine façon dans l'usage de certaines parties du corps. La chasteté n'est donc pas une vertu. 2. La vertu est un habitus volontaire, selon Aristote. Mais la chasteté ne semble pas être quelque chose de volontaire, puisque c'est par la violence qu'elle semble enlevée aux femmes qui ont été prises de force. Il semble donc que la chasteté ne soit pas une vertu. 3. Aucune vertu n'existe chez les infidèles. Or il y a des infidèles qui sont chastes. La chasteté n'est donc pas une vertu. 4. Les fruits se distinguent des vertus. Or la chasteté est placée parmi les fruits, comme on le voit chez S. Paul (Ga 5, 23). La chasteté n'est donc pas une vertu. En sens contraire, S. Augustin nous dit " Alors que tu devrais précéder ton épouse dans la vertu, car la chasteté est une vertu, tu cèdes au premier assaut de la passion charnelle, et tu voudrais que ton épouse fût victorieuse. " Réponse: Le mot " chasteté " se prend de ce que la raison " châtie " la convoitise, qui doit être corrigée comme un enfant, dit Aristote. Or le propre de la vertu humaine consiste en ce que quelque chose est mesuré selon la raison, comme on l'a vu plus haut en traitant de la vertu. La chasteté est donc manifestement une vertu. Solutions: 1. La chasteté se trouve sans doute dans l'âme comme dans son siège, mais elle a sa matière dans le corps. Il appartient en effet à la chasteté d'user modérément des membres du corps selon le jugement de la raison et le choix de la volonté. 2. Comme dit S. Augustin: " Tant que dure la résolution de l'âme, qui a permis au corps lui-même d'être sanctifié, la violence d'une passion étrangère n'enlève pas au corps cette sainteté, qui se conserve par la persévérance dans la continence. " Et S. Augustin ajoute: " La vertu de l'âme, qui a la force pour compagne, est décidée à supporter tous les maux plutôt que de consentir au mal. " 3. Selon S. Augustin " ne pensons pas qu'il y ait une vraie vertu chez celui qui n'est pas juste. Ne pensons pas qu'il soit vraiment juste, s'il ne vit pas de la foi ". C'est pourquoi il conclut qu'il n'y a chez les infidèles ni vraie chasteté, ni autre vertu, car ils ne se réfèrent pas à la fin requise. Et il ajoute: " Ce n'est pas par leurs fonctions ", c'est-à-dire par leurs actes, " mais par leurs fins que les vertus se distinguent des vices ". 4. La chasteté, en tant qu'elle agit selon la raison, est à considérer comme une vertu; mais en tant qu'elle trouve du plaisir dans son acte, elle est mise au nombre des fruits. ARTICLE 2: La chasteté est-elle une vertu générale? Objections: 1. Il semble que oui. S. Augustin dit en effet: " La chasteté est un mouvement ordonné de l'âme qui ne soumet pas les biens majeurs aux biens mineurs. " Or cela appartient à toute vertu. La chasteté est donc une vertu générale.


2. " Chasteté " vient de " châtiment ". Mais tout mouvement de la partie appétitive doit être châtié par la raison. Et comme toute vertu morale refrène un mouvement de l'appétit, il semble donc que toute vertu morale soit de la chasteté. 3. La fornication s'oppose à la chasteté. Or toute espèce de péché semble être une fornication. Le Psaume (73, 27) dit en effet: " Tu conduis à leur perte tous ceux qui forniquent en s'éloignant de toi. " La chasteté est donc une vertu générale. En sens contraire, Macrobe h en fait une partie de la tempérance. Réponse: Le mot chasteté a deux sens. D'abord un sens propre. La chasteté est alors une vertu spéciale, ayant une matière spéciale: les convoitises de ce qui procure du plaisir en matière sexuelle. Ensuite, un sens métaphorique. De même en effet que c'est dans l'union charnelle que consiste le plaisir sexuel, qui est proprement la matière de la chasteté et du vice opposé, la luxure, de même c'est dans une certaine union spirituelle de l'âme à certaines choses que consiste la délectation qui est l'objet d'une certaine chasteté spirituelle, ainsi appelée par métaphore, ou d'une fornication spirituelle, ainsi appelée également par métaphore. En effet, lorsque l'esprit de l'homme se délecte dans une union spirituelle avec l'être auquel il doit s'unir et qui est Dieu; quand il s'abstient de s'unir avec plaisir à d'autres biens, contrairement aux exigences de l'être divin - alors on parle de chasteté spirituelle, selon ces paroles de S. Paul (2 Co 11, 2): " le vous ai fiancés avec un époux unique en vous présentant au Christ comme une vierge chaste. " Mais, si l'esprit s'unit avec plaisir, contrairement à l'ordre divin, à toute autre chose, on parle de fornication spirituelle, selon ces paroles de Jérémie (3, 1): " Et toi, tu as forniqué avec de nombreux amants. " Si l'on conçoit la chasteté de cette façon, elle est une vertu générale, car toute vertu retient l'esprit humain de s'unir avec plaisir à ce qui est illicite. Cependant la raison de cette chasteté-là consiste principalement dans la charité et dans les autres vertus théologales, par lesquelles l'esprit de l'homme s'unit à Dieu. Solutions: 1. Cet argument procède de la chasteté entendue au sens métaphorique. 2. Comme on l'a dit plus haut, la convoitise du plaisir est comparée surtout à l'enfant, car l'appétit délectable nous est connaturel, et surtout celui des plaisirs du toucher, qui sont ordonnés à la conservation de la nature; de là vient que, si l'on nourrit la convoitise de ces plaisirs en y consentant, elle s'accroît au maximum, tel l'enfant qu'on laisse faire ce qu'il veut. Aussi est-ce surtout la convoitise de ces plaisirs qui a besoin d'être corrigée. Voilà pourquoi c'est à propos de ces convoitises que l'on parle de chasteté par excellence, de même que l'on parle de force à propos de ce qui nous est le plus nécessaire pour que notre âme reste ferme. 3. Cette objection procède de la fornication spirituelle entendue au sens métaphorique, laquelle s'oppose à la chasteté spirituelle, on vient de le dire. ARTICLE 3: La chasteté est-elle une vertu distincte de l'abstinence? Objections: 1. Il ne semble pas. Car pour la matière d'un seul genre une seule vertu suffit. Or ce qui appartient à un seul sens semble appartenir au même genre. Donc, puisque le plaisir trouvé dans les aliments, qui est la matière de l'abstinence, et le plaisir trouvé dans les actes sexuels, qui est la matière de la chasteté, appartiennent tous deux au sens du toucher, il ne semble pas que la chasteté soit une vertu différente de l'abstinence. 2. Aristote assimile tous les vices d'intempérance aux péchés " puérils ", qui ont besoin de châtiment. Or la " chasteté " prend son nom du " châtiment " des vices opposés. Puisque l'abstinence refrène certains vices d'intempérance, il semble que l'abstinence soit la chasteté.


3. Les plaisirs des autres sens relèvent de la tempérance, en tant qu'ils sont ordonnés aux plaisirs du toucher, matière de la tempérance. Or les plaisirs de la nourriture, qui sont la matière de l'abstinence, sont ordonnés aux plaisirs sexuels, matière de la chasteté. Aussi S. Jérôme peut-il dire: " Le ventre et les partis génitales sont voisins, de sorte que leur voisinage fait comprendre combien leurs vices sont associés. " L'abstinence et la chasteté ne sont donc pas des vertus distinctes l'une de l'autre. En sens contraire, S. Paul (2 Co 6, 5) nomme la chasteté en la distinguant du jeûne qui relève de l'abstinence. Réponse: Nous l'avons dit, la tempérance a pour matière propre les convoitises des plaisirs du toucher. C'est pourquoi il est nécessaire que, là où il y a différentes sortes de plaisirs, il y ait aussi différentes vertus comprises dans la tempérance. Mais les plaisirs sont proportionnés aux opérations dont ils sont les perfections, dit Aristote. Or il est évident que les actes relevant de l'usage des aliments, par lesquels se conserve la nature de l'individu, sont d'un autre genre que les actes sexuels, par lesquels se conserve la nature de l'espèce. C'est pourquoi la chasteté, qui concerne les plaisirs sexuels, est une vertu distincte de l'abstinence, qui concerne les plaisirs de la table. Solutions: 1. La tempérance ne consiste pas principalement, en ce qui concerne les délectations du toucher, dans le jugement que les sens portent sur les réalités qui sont touchées, car ce jugement les apprécie toutes selon la même raison, mais dans leur usage même, dit Aristote. Mais ce n'est pas pour la même raison que l'on mange et que l'on boit, ou que l'on recherche les plaisirs sexuels. C'est pourquoi il faut qu'il y ait des vertus différentes, bien qu'il s'agisse du même sens, le toucher. 2. Les délectations sexuelles sont plus violentes et contraignent davantage la raison que les plaisirs de la table. A cause de cela elles ont davantage besoin d'être corrigées et refrénées: car, si l'on y consent, la force de la convoitise s'accroît d'autant, et la vigueur de l'esprit est abaissée. C'est pourquoi S. Augustin a pu dire: " je le sens, il n'y a rien qui fasse tomber de plus haut l'intelligence de l'homme que les caresses de la femme, et ce contact des corps sans lequel on ne peut posséder une épouse. " 3. Les plaisirs des autres sens n'ont trait à la conservation de la nature humaine que dans la mesure où ils sont ordonnés aux délectations du toucher. C'est pourquoi, concernant ces délectations, il n'y a pas d'autre vertu comprise dans la tempérance. Mais les plaisirs que procurent les aliments, quoiqu'ils soient d'une certaine façon ordonnés aux jouissances sexuelles, sont néanmoins ordonnés par euxmêmes à la conservation de la vie de l'homme. Aussi ont-ils par eux-mêmes une vertu spéciale, bien que cette vertu qu'on appelle abstinence, ordonne son acte à la fin de la chasteté. ARTICLE 4: Rapports de la chasteté avec la pudicité Objections: 1. Il ne semble pas que la pudicité relève spécialement de la chasteté. En effet, pour S. Augustin, " la pudicité est une vertu de l'âme ". Elle n'est donc pas quelque chose qui se rattache à la chasteté, mais elle est par elle-même une vertu distincte de la chasteté. 2. " Pudicité " vient de " pudeur ", qui semble être la même chose que la crainte de la honte. Or la crainte de la honte se rapporte, selon S. Jean Damascène " à l'acte honteux ": ce qui se vérifie en tout acte vicieux. La pudicité ne se rapporte donc pas plus à la chasteté qu'aux autres vertus. 3. Aristote dit que toute intempérance est de façon générale ce qui est le plus " blâmable ". Mais il semble qu'il appartienne à la pudicité de fuir ce qui est blâmable. La pudicité appartient donc à toutes les parties de la tempérance, et non spécialement à la chasteté. En sens contraire, S. Augustin déclare, " Il faut prêcher la pudicité, afin que celui qui a des oreilles pour entendre ne fasse rien d'illicite avec ses organes génitaux. " Mais le bon usage des organes génitaux est du ressort de la chasteté. La pudicité appartient donc en propre à la chasteté.


Réponse: On vient de le dire, le mot " pudicité " vient de " pudeur ", qui signifie crainte de la honte. C'est pourquoi il faut que la pudicité ait un rapport essentiel avec ce qui inspire davantage un sentiment de honte. Or c'est le fait des actes sexuels; à tel point, dit S. Augustin que même l'acte conjugal, revêtu de l'honorabilité du mariage, n'est pas exempt de ce sentiment de honte. Et cela vient de ce que le mouvement des organes génitaux n'est pas soumis à l'empire de la raison, comme c'est le cas pour le mouvement des autres membres extérieurs. Or l'homme éprouve un sentiment de honte non seulement de cette union charnelle, mais aussi de tout ce qui en est le signe, dit Aristote. Voilà pourquoi la pudicité s'applique essentiellement aux réalités sexuelles; et principalement aux signes de ces réalités, comme les regards impudiques, les baisers et les attouchements. Et c'est parce que ceux-ci ont coutume d'être davantage perçus que la pudicité regarde surtout les signes extérieurs de ce genre, tandis que la chasteté regarde davantage l'union sexuelle elle-même. Ainsi donc la pudicité est ordonnée à la chasteté, non comme une vertu qui en serait distincte, mais comme exprimant un certain environnement de la chasteté. Parfois cependant l'une est prise pour l'autre. Solutions: 1. S. Augustin prend ici la pudicité pour la chasteté. 2. Quoique tous les vices aient un certain caractère honteux, c'est surtout vrai cependant pour les vices d'intempérance, comme le montre ce qui a été dit plus haut. 3. Parmi les vices d'intempérance, ceux qui méritent principalement la honte sont les vices sexuels. Parce que les organes génitaux n'obéissent pas, et parce que la raison se trouve absorbée au maximum.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 152: LA VIRGINITÉ 1. En quoi consiste-t-elle? - 2. Est-elle licite? - 3. Est-elle une vertu? - 4. Sa supériorité par rapport au mariage. - 5. Sa supériorité par rapport aux autres vertus. ARTICLE 1: En quoi consiste la virginité? Objections: 1. Il semble qu'elle ne consiste pas dans l'intégrité charnelle. En effet, pour S. Augustin, elle est " la résolution perpétuelle de garder l'incorruptibilité dans une chair corruptible ". Or la résolution ne relève pas de la chair. La virginité ne réside donc pas dans la chair. 2. La virginité implique une certaine pudicité. Or S. Augustin dit que la pudicité réside dans l'âme. La virginité ne consiste donc pas dans l'intégrité de la chair. 3. L'intégrité de la chair semble consister dans le sceau de la pudeur virginale. Mais ce sceau est parfois brisé sans dommage pour la virginité. S. Augustin dit en effet que " ces membres peuvent en diverses circonstances être blessés et souffrir violence; et les médecins parfois, afin de porter secours, pratiquent sur eux des opérations pénibles à voir; une sage-femme aussi, sous prétexte de vérifier avec la main l'intégrité d'une vierge, la lui fait perdre en l'examinant ". Et S. Augustin ajoute: " je ne pense pas qu'il y ait personne d'assez sot pour croire que cette vierge a perdu la sainteté de son corps, bien qu'elle ait perdu l'intégrité de ce membre. " La virginité ne consiste donc pas dans l'intégrité de la chair. 4. La corruption de la chair consiste surtout dans l'émission du sperme, qui peut se produire sans union charnelle, pendant le sommeil ou même dans l'état de veille. Mais sans rapport charnel la virginité ne


paraît pas perdue. S. Augustin dit en effet: " L'intégrité virginale et l'abstention de tout rapport charnel, c'est la condition des anges. " Ainsi donc la virginité ne consiste pas dans l'intégrité de la chair. En sens contraire, S. Augustin déclare dans le même ouvrage que la virginité est " une continence qui voue, consacre et réserve l'intégrité de la chair au Créateur même de l'âme et de la chair ". Réponse: " Virginité " paraît venir de " verdure " (virer). Et de même que l'on dit " vert " et gardant sa " verdure " le végétal qui n'a pas été brûlé par une chaleur excessive, de même la virginité implique, chez celui qui la garde, d'être épargné par la brûlure de la convoitise qui semble se réaliser dans ce qui est le comble de la délectation physique: le plaisir sexuel. Aussi S. Ambroise dit-il: " La chasteté virginale est l'intégrité d'une chair restée indemne de tout contact. " Dans le plaisir sexuel il faut considérer trois composantes: la première est simplement corporelle: c'est la violation du sceau virginal. La deuxième est dans la connexion entre l'âme et le corps: c'est l'émission même du sperme qui produit une délectation sensible. La troisième est uniquement du côté de l'âme: c'est le propos de parvenir à une telle délectation. De ces trois composantes, la première a une relation accidentelle avec l'acte moral, qui s'apprécie essentiellement par rapport à l'âme. La deuxième a une relation matérielle avec l'acte moral, car les passions sensibles sont la matière des actes moraux. Mais la troisième joue le rôle de forme et de perfection, car l'essence de la moralité se trouve achevée en ce qui relève de la raison. Ainsi donc, puisque l'on parle de virginité lorsque la corruption qu'on vient de dire est écartée, il s'ensuit que l'intégrité du membre corporel a une relation accidentelle à la virginité. L'exemption du plaisir ressenti dans l'émission du sperme, n'a qu'une relation matérielle à la virginité. Quant au propos de s'abstenir perpétuellement d'un tel plaisir, c'est lui qui donne à la virginité sa forme et sa perfection. Solutions: 1. Cette définition de S. Augustin touche directement ce qui est formel dans la virginité, car la résolution dont il parle est celle de la raison. L'épithète " perpétuelle ", qu'il ajoute, ne s'entend pas comme s'il fallait que celui qui est vierge ait toujours actuellement un tel propos; mais il faut qu'il le garde dans son intention, afin d'y persévérer de façon perpétuelle. Ce qui est matériel est touché indirectement, lorsqu'il dit: " l'incorruptibilité dans une chair corruptible ". Cela est ajouté pour montrer la difficulté de la virginité, car si la chair ne pouvait pas être corrompue, il ne serait pas difficile d'avoir le propos perpétuel de l'incorruptibilité. 2. La pudicité se trouve essentiellement dans l'âme, et matériellement dans la chair; de même la virginité. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Bien que la virginité soit conservée dans la chair ", par quoi elle est corporelle, " elle est cependant spirituelle, car c'est la piété et la continence qui la vouent et la gardent ". 3. Comme on l'a vu l'intégrité du membre corporel a une relation accidentelle avec la virginité, en tant que l'intégrité demeure dans le membre corporel lorsque, par une détermination de la volonté, on s'abstient du plaisir sexuel. C'est pourquoi, s'il arrive que, d'une autre façon, l'intégrité du membre soit par hasard détruite, la virginité ne reçoit pas plus de dommage que d'une blessure à la main ou au pied. 4. Le plaisir qui provient de l'émission du sperme peut se produire de deux façons. D'une première façon, lorsqu'il procède d'un propos de l'esprit. Et alors il fait perdre la virginité, qu'il y ait union charnelle ou non. S. Augustin fait mention de celle-ci parce qu'elle cause habituellement et naturellement cette émission du sperme. D'une autre façon, ce plaisir peut survenir en l'absence d'un propos de l'esprit, soit pendant le sommeil, soit à l'occasion d'une violence que l'on subit et à laquelle l'esprit ne consent pas, bien que la chair éprouve du plaisir; soit encore par suite d'une infirmité naturelle, comme chez ceux qui souffrent d'un


flux de sperme. Dans ce cas la virginité n'est pas perdue, car une telle pollution n'est pas due à l'impudicité, que la virginité exclut. ARTICLE 2: La virginité est-elle illicite? Objections: 1. Il semble bien. En effet tout ce qui va contre un précepte de la loi naturelle est illicite. Or, de même qu'il y a un précepte de la loi naturelle qui vise la conservation de l'individu, comme le signifie la Genèse (2, 16): " Mange de tous les arbres du jardin ", de même il y a un précepte de la loi naturelle qui vise la conservation de l'espèce, donné dans la Genèse (1, 28): " Soyez féconds, multipliez et remplissez la terre. " Ainsi donc, de même que celui qui s'abstiendrait de toute nourriture pécherait, comme agissant contre le bien de l'individu, de même celui qui s'abstient totalement de l'acte de génération pèche, comme agissant contre le bien de l'espèce. 2. Ce qui s'écarte du milieu de la vertu semble vicieux. Or la virginité s'écarte du milieu de la vertu en s'abstenant de tous les plaisirs sexuels. Aristote dit en effet: " Celui qui goûte à toute espèce de plaisirs sans en refuser aucun est intempérant, mais celui qui les refuse tous est un rustre et un insensible. " La virginité est donc quelque chose de vicieux. 3. Seul le vice mérite la peine. Or dans l'Antiquité les lois punissaient ceux qui gardaient perpétuellement le célibat, dit Valère Maxime. C'est pourquoi, d'après S. Augustin, on dit que Platon avait offert un sacrifice pour que fût abolie comme un péché sa continence perpétuelle. La virginité est donc un péché. En sens contraire, aucun péché ne relève directement d'un conseil. Or la virginité relève directement d'un conseil. S. Paul dit en effet (1 Co 7, 25) . " Pour ce qui est des vierges, je n'ai pas de précepte du Seigneur, mais je donne un conseil. " La virginité n'est donc pas illicite. Réponse: Dans les actes humains est vicieux ce qui s'écarte de la droite raison. Mais il appartient à la droite raison d'utiliser les moyens selon la mesure qui convient à la fin. Or il existe un triple bien pour l'homme, dit Aristote: un bien qui consiste dans les choses extérieures, les richesses par exemple; un autre qui consiste dans les biens du corps; et un troisième qui consiste dans les biens de l'âme, parmi lesquels les biens de la vie contemplative sont meilleurs que ceux de la vie active, comme Aristote le prouve, et le Seigneur le déclare en S. Luc (10, 42): " Marie a choisi la meilleure part. " De ces biens, les biens extérieurs sont ordonnés aux biens du corps; les biens du corps le sont aux biens de l'âme; et parmi ceux-ci les biens de la vie active sont ordonnés à ceux de la vie contemplative. Il appartient donc à la rectitude de la raison d'utiliser les biens extérieurs selon la mesure convenant au corps, et ainsi de suite. Il s'ensuit que si l'on s'abstient de posséder certaines choses - que par ailleurs il serait bon de posséder - dans l'intérêt de la santé du corps, ou encore en vue de la contemplation de la vérité, cela n'est pas vicieux, mais conforme à la droite raison. De même, si l'on s'abstient des plaisirs corporels pour vaquer plus librement à la contemplation de la vérité, cela appartient à la rectitude de la raison. Or c'est pour cela que la sainte virginités s'abstient de toute délectation sexuelle pour vaquer plus librement à la contemplation de Dieu. S. Paul dit en effet (1 Co 7, 34): " Celle qui n'a pas de mari, comme la vierge, a souci des affaires du Seigneur; elle cherche à être sainte de corps et d'esprit. Celle qui s'est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari. " Il faut donc conclure que la virginité n'a rien de vicieux, mais qu'elle est plutôt digne de louange. Solutions: 1. Le précepte inclut une notion d'obligation, comme on l'a vu en traitant de la charité. Or une chose peut être obligatoire de deux façons: d'une première façon lorsqu'elle incombe à chaque individu; elle ne peut alors être omise sans péché. Mais autre est l'obligation qui incombe à la multitude. Et l'accomplissement d'un tel devoir ne s'impose pas à chacun des membres.


ARTICLE 2: La virginité est-elle illicite? Objections: 1. Il semble bien. En effet tout ce qui va contre un précepte de la loi naturelle est illicite. Or, de même qu'il y a un précepte de la loi naturelle qui vise la conservation de l'individu, comme le signifie la Genèse (2, 16): " Mange de tous les arbres du jardin ", de même il y a un précepte de la loi naturelle qui vise la conservation de l'espèce, donné dans la Genèse (1, 28): " Soyez féconds, multipliez et remplissez la terre. " Ainsi donc, de même que celui qui s'abstiendrait de toute nourriture pécherait, comme agissant contre le bien de l'individu, de même celui qui s'abstient totalement de l'acte de génération pèche, comme agissant contre le bien de l'espèce. 2. Ce qui s'écarte du milieu de la vertu semble vicieux. Or la virginité s'écarte du milieu de la vertu en s'abstenant de tous les plaisirs sexuels. Aristote dit en effet: " Celui qui goûte à toute espèce de plaisirs sans en refuser aucun est intempérant, mais celui qui les refuse tous est un rustre et un insensible. " La virginité est donc quelque chose de vicieux. 3. Seul le vice mérite la peine. Or dans l'Antiquité les lois punissaient ceux qui gardaient perpétuellement le célibat, dit Valère Maxime. C'est pourquoi, d'après S. Augustin on dit que Platon avait offert un sacrifice pour que fût abolie comme un péché sa continence perpétuelle. La virginité est donc un péché. En sens contraire, aucun péché ne relève directement d'un conseil. Or la virginité relève directement d'un conseil. S. Paul dit en effet (1 Co 7, 25): " Pour ce qui est des vierges, je n'ai pas de précepte du Seigneur, mais je donne un conseil. " La virginité n'est donc pas illicite. Réponse: Dans les actes humains est vicieux ce qui s'écarte de la droite raison. Mais il appartient à la droite raison d'utiliser les moyens selon la mesure qui convient à la fin. Or il existe un triple bien pour l'homme, dit Aristote: un bien qui consiste dans les choses extérieures, les richesses par exemple; un autre qui consiste dans les biens du corps; et un troisième qui consiste dans les biens de l'âme, parmi lesquels les biens de la vie contemplative sont meilleurs que ceux de la vie active, comme Aristote le prouve et le Seigneur le déclare en S. Luc (10, 42): " Marie a choisi la meilleure part. " De ces biens, les biens extérieurs sont ordonnés aux biens du corps; les biens du corps le sont aux biens de l'âme; et parmi ceux-ci les biens de la vie active sont ordonnés à ceux de la vie contemplative. Il appartient donc à la rectitude de la raison d'utiliser les biens extérieurs selon la mesure convenant au corps, et ainsi de suite. Il s'ensuit que si l'on s'abstient de posséder certaines choses - que par ailleurs il serait bon de posséder - dans l'intérêt de la santé du corps, ou encore en vue de la contemplation de la vérité, cela n'est pas vicieux, mais conforme à la droite raison. De même, si l'on s'abstient des plaisirs corporels pour vaquer plus librement à la contemplation de la vérité, cela appartient à la rectitude de la raison. Or c'est pour cela que la sainte virginité s'abstient de toute délectation sexuelle pour vaquer plus librement à la contemplation de Dieu. S. Paul dit en effet (1 Co 7, 34): " Celle qui n'a pas de mari, comme la vierge, a souci des affaires du Seigneur; elle cherche à être sainte de corps et d'esprit. Celle qui s'est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari. " Il faut donc conclure que la virginité n'a rien de vicieux, mais qu'elle est plutôt digne de louange. Solutions: 1. Le précepte inclut une notion d'obligation, comme on l'a vu en traitant de la charité. Or une chose peut être obligatoire de deux façons: d'une première façon lorsqu'elle incombe à chaque individu; elle ne peut alors être omise sans péché. Mais autre est l'obligation qui incombe à la multitude. Et l'accomplissement d'un tel devoir ne s'impose pas à chacun des membres de la multitude. Il y a en effet beaucoup de choses qui sont nécessaires à la multitude et qu'un seul ne suffit pas à accomplir; elles sont accomplies par la multitude, tandis que l'un fait telle chose, et l'autre telle autre.


Il est donc nécessaire que le précepte de la loi naturelle qui ordonne à l'homme de se nourrir soit accompli par chacun; autrement, en effet l'individu ne pourrait se conserver. Mais le précepte de la génération regarde toute la multitude des hommes, à qui il est nécessaire non seulement de se multiplier corporellement, mais aussi de progresser spirituellement. C'est pourquoi il est suffisamment pourvu à la multitude humaine si certains accomplissent l'oeuvre de la génération charnelle, tandis que d'autres, qui s'en abstiennent, s'adonnent à la contemplation des choses divines, pour la beauté et le salut du genre humain tout entier. C'est ainsi, du reste, que, dans une armée, il en est qui gardent le camp, d'autres qui portent les étendards, d'autres qui combattent par les armes: tout cela s'impose à la multitude, mais ne peut être accompli par un seul. 2. Celui qui s'abstient de tout plaisir sans égard pour la droite raison, comme si le plaisir lui-même lui faisait horreur, est un insensible et un rustre. Celui qui est vierge ne s'abstient pas de tout plaisir, mais seulement du plaisir sexuel; et il s'en abstient conformément à la droite raison, on vient de le dire. Or le juste milieu de la vertu ne se détermine pas selon la quantité, mais selon la droite raison, d'après Aristote. C'est pourquoi celui-ci dit du magnanimes qu'il " atteint le sommet sous le rapport de la grandeur, mais qu'il reste dans le juste milieu sous le rapport de la convenance ". 3. Les lois sont faites selon ce qui arrive le plus généralement. Or il était rare, dans l'Antiquité, que l'on s'abstienne de tout plaisir sexuel par amour de la contemplation: Platon seul l'aurait fait. Ce n'est donc pas parce qu'il pensait que c'était un péché qu'il offrit un sacrifice, mais pour condescendre à l'opinion fausse de ses concitoyens, remarque S. Augustin au même endroit. ARTICLE 3: La virginité est-elle une vertu? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, selon Aristote, " aucune vertu ne se trouve en nous par nature ". Or la virginité se trouve en nous par nature. Car tout homme est vierge en naissant. La virginité n'est donc pas une vertu. 2. Quiconque possède une vertu les possède toutes, comme on l'a vu en traitant des vertus. Or il y a des hommes ayant certaines vertus, qui n'ont pas la virginité. Autrement, comme personne ne parvient au Royaume des cieux sans la vertu, personne sans la virginité ne pourrait y parvenir; ce qui serait condamner le mariage. La virginité n'est donc pas une vertu. 3. Toute vertu est rétablie par la pénitence. Or ce n'est pas le cas pour la virginité. C'est pourquoi S. Jérôme dit " Bien que Dieu puisse tout le reste, il ne peut pas restaurer la virginité perdue. " Il semble donc que la virginité ne soit pas une vertu. 4. Aucune vertu ne se perd sans qu'il y ait péché. Or la virginité se perd sans péché: par le mariage. Donc la virginité n'est pas une vertu. 5. On énumère côte à côte la virginité, la viduité et la chasteté conjugale. Or aucune de celles-ci n'est tenue pour une vertu. La virginité n'est donc pas non plus une vertu. En sens contraire, S. Ambroise dit " L'amour de la virginité nous invite à en dire quelque chose, de peur que le silence ne paraisse restreindre cette vertu qui est primordiale. " Réponse: Nous l'avons dit, ce qu'il y a de formel et d'accompli dans la virginité, c'est le propos de s'abstenir perpétuellement du plaisir sexuel, propos qui est rendu louable en considération de la fin, qui est de vaquer aux choses divines. Ce qu'il y a de matériel dans la virginité, c'est l'intégrité de la chair excluant toute expérience du plaisir sexuel. Or il est manifeste que là où il y a une matière spéciale ayant une excellence spéciale, se trouve une raison spéciale de vertu, comme il apparaît dans la magnificence, qui se livre à de grandes dépenses, et qui, pour cette raison, est une vertu spéciale, distincte de la libéralité, qui porte d'une façon générale sur tout usage des richesses. De même, se


garder pur de toute expérience de la volupté sexuelle mérite plus excellemment la louange que de se garder simplement du désordre de la volupté. C'est pourquoi la virginité est une vertu spéciale, ayant le même rapport avec la chasteté que la magnificence avec la libéralité. Solutions: 1. Les hommes ont en naissant ce qui est matériel dans la virginité, à savoir l'intégrité de la chair qui n'a pas fait l'expérience des actes sexuels. lis n'ont pas cependant ce qui est formel dans la virginité: le propos de conserver cette intégrité en vue de Dieu. Et c'est en cela que la virginité est une vertu. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Ce que nous louons dans les vierges, ce n'est pas le fait d'être vierges, mais d'être consacrées vierges à Dieu par une religieuse continence. " 2. La connexion des vertus se prend de ce qu'il y a de formel en elles, c'est-à-dire selon la charité ou selon la prudence, comme on l'a vu plus haut et non selon ce qu'il y a de matériel. Rien n'empêche, en effet, qu'un homme vertueux ait la matière d'une vertu et non la matière d'une autre; ainsi le pauvre a la matière de la tempérance, mais non la matière de la magnificence. C'est de cette façon que chez un homme ayant d'autres vertus peut manquer la matière de la virginité, c'est-à-dire l'intégrité de la chair, que nous avons signalée. Il peut cependant posséder ce qui est formel dans la virginité, c'est-à-dire être dans la disposition d'esprit d'avoir le propos de conserver l'intégrité en question, si cela s'imposait à lui. De même, le pauvre peut avoir, par disposition de son âme, le propos de faire des dépenses fastueuses, si cela était en son pouvoir; de même encore celui qui se trouve dans la prospérité peut avoir, par Disposition de son âme, le propos de supporter avec patience la situation contraire. Car sans cette disposition d'âme, on ne peut être vertueux. 3. La vertu peut être réparée par la pénitence quant à ce qui est formel, mais non quant à ce qui est matériel en elle. En effet, si le magnificent a dilapidé ses richesses, ce n'est pas la pénitence de son péché qui les lui rendra. De même celui qui par le péché a perdu sa virginité ne recouvre plus la matière de la virginité en faisant pénitence, mais il recouvre son propos de virginité. En ce qui concerne la matière de la virginité, il y a une chose qui pourrait être miraculeusement restaurée par Dieu, c'est l'intégrité du membre corporel, que nous avons dit avoir un rapport accidentel à la virginité. Mais il est une chose qui ne peut être restaurée par un miracle, c'est que celui qui a fait l'expérience de la volupté charnelle revienne à sa situation antérieure. En effet Dieu ne peut faire que ce qui a été fait ne l'ait pas été, nous l'avons dit dans la première Partie. 4. La virginité en tant qu’une vertu comporte le propos, confirmé par voeu, de garder cette perpétuelle intégrité de la chair. Selon S. Augustin, la virginité " voue, consacre et réserve l'intégrité de la chair au Créateur même de l'âme et de la chair ". La virginité en tant que vertu, ne se perd donc jamais que par le péché. 5. La chasteté conjugale mérite la louange du seul fait qu'elle s'abstient des voluptés illicites; elle n'a donc pas de supériorité sur la chasteté commune. La viduité ajoute quelque chose à la chasteté commune; elle ne parvient cependant pas à ce qui est parfait en cette matière: l'exemption totale de la volupté charnelle. Seule, la virginité y parvient. C'est pourquoi seule la virginité est considérée comme une vertu spéciale supérieure à la chasteté, comme la magnificence est supérieure à la libéralité. ARTICLE 4: Supériorité de la virginité par rapport au mariage Objections: 1. Il ne semble pas qu'elle lui soit supérieure. S. Augustin dit en effet: " Le mérite de la continence chez Jean, qui n'a pas connu le mariage, n'est pas inférieur à celui d'Abraham, qui a engendré des fils. " Mais à une plus haute vertu correspond un mérite plus grand. La virginité n'est donc. pas une vertu supérieure à la chasteté conjugale.


2. La louange accordée au vertueux dépend de la vertu. Donc, si la virginité était supérieure à la chasteté conjugale, il paraîtrait normal que toute vierge fût plus digne de louange que n'importe quelle femme mariée. Ce qui est faux. La virginité n'est donc pas supérieure au mariage. 3. Le bien commun est supérieur au bien privé d'après Aristote. Or le mariage est ordonné au bien commun. Comme dit S. Augustin: " Ce qu'est la nourriture pour la santé de l'homme, le mariage l'est pour la santé du genre humain. " La virginité, elle, est ordonnée au bien particulier, car d'après S. Paul (1 Co 7, 28) on évite " les tribulations de la chair " que supportent les gens mariés. La virginité n'est donc pas meilleure que la chasteté conjugale. En sens contraire, selon S. Augustin, " avec une certitude rationnelle et sur l'autorité des Écritures, nous découvrons que le mariage n'est pas un péché, mais aussi qu'il n'égale en bonté ni la continence des vierges ni même celle des veuves ". Réponse: Comme le montre l'ouvrage de S. Jérôme ce fut l'erreur de Jovinien de déclarer que la virginité ne devait pas être préférée au mariage. Cette erreur est principalement réfutée par l'exemple du Christ qui choisit pour mère une vierge et qui garda lui-même la virginité; par l'enseignement aussi de S. Paul (1 Co 7. 25) qui conseilla la virginité comme un bien meilleur; et enfin par la raison. Parce que le bien divin est meilleur que le bien humain. Parce que le bien de l'âme est supérieur au bien du corps. Enfin parce que le bien de la vie contemplative est préférable au bien de la vie active. Or la virginité est ordonnée au bien de l'âme en sa vie contemplative, qui est de " penser aux choses de Dieu ". Le mariage, au contraire, est ordonné au bien du corps, qui est la propagation du genre humain; il appartient à la vie active, car l'homme et la femme dans le mariage ont nécessairement à " penser aux choses du monde ", comme on le voit dans S. Paul (1 Co 7, 33). Il est donc hors de doute que la virginité doit être mise au-dessus de la continence conjugale. Solutions: 1. Le mérite se mesure non seulement à l'acte mais davantage encore aux dispositions de celui qui agit. Or Abraham se trouvait prêt à garder la virginité si les circonstances le lui demandaient. Aussi le mérite de la chasteté conjugale est-il équivalent chez lui au mérite de la continence virginale chez Jean, du moins quant à la part substantielle; mais non quant à la part accidentelle. " Le célibat de Jean, dit S. Augustin et le mariage d'Abraham ont, selon la diversité des temps, milité pour le Christ. Mais Jean pratiqua effectivement la continence qui ne fut chez Abraham qu'une disposition intérieure. " 2. Quoique la virginité soit supérieure à la chasteté conjugale, une personne mariée peut cependant être meilleure qu'une vierge pour deux raisons. 1° En considération de la chasteté elle-même, si celui qui est marié est plus disposé à garder la virginité s'il le fallait, que celui qui, en fait, est vierge. S. Augustin conseille à celui qui est vierge de se dire: " Non; je ne suis pas meilleur qu'Abraham, quoique la chasteté du célibat soit meilleure que la chasteté du mariage. " Et il en donne ensuite la raison: " Ce qu'en effet moi je fais maintenant, il l'eût mieux fait si, à son époque, il avait dû le faire, et ce qu'il a fait, moi je ne ferais pas aussi bien, s'il me fallait le faire maintenant. " 2° Celui qui n'est pas vierge peut avoir une autre vertu plus excellente. Ce qui fait dire à S. Augustin: " Une vierge, bien que soucieuse des choses du Seigneur, sait-elle que peut-être, en raison de quelque faiblesse qu'elle ignore, elle n'est pas prête à souffrir le martyre, tandis que cette épouse, qu'elle prétendait dépasser, est déjà capable de boire le calice de la passion du Seigneur? " 3. Le bien commun est préférable au bien privé s'il est du même genre, mais il peut se faire que le bien privé soit meilleur quant à son genre. C'est de cette façon que la virginité consacrée à Dieu l'emporte sur la fécondité de la chair. C’est pourquoi S. Augustin déclare: " Il ne faut pas croire que la fécondité


charnelle de celles qui, dans le mariage, n'ont en vue que les enfants qu'elles donneront au Christ, puisse compenser la perte de leur virginité. " ARTICLE 5: La supériorité de la virginité par rapport aux autres vertus Objections: 1. Il semble qu'elle soit la plus grande des vertus. S. Cyprien dit en effet: " Nous nous adressons maintenant aux vierges. Plus leur gloire est sublime, plus nous devons en prendre soin. C'est la fleur de l'Église, la beauté et la parure de la grâce spirituelle, la plus illustre partie du troupeau du Christ. " 2. Une plus grande récompense revient à une plus grande vertu. Or c'est à la virginité que revient la plus grande récompense, le fruit au centuple, comme le montre la Glose (d'après Mt 13, 23). 3. Une vertu est d'autant plus grande qu'elle rend plus semblable au Christ. Or c'est par la virginité qu'on est rendu le plus semblable au Christ. L'Apocalypse (14, 3) dit, en effet, des vierges qu'elles " suivent l'Agneau partout où il va ", et " chantent un cantique nouveau, que personne d'autre ne pourrait dire ". La virginité est donc la plus grande des vertus. En sens contraire, S. Augustin déclare " Personne, je pense, n'oserait préférer la virginité au monastère ", et il dit aussi: " L'autorité ecclésiastique fournit un témoignage éclatant: les fidèles savent en effet à quel endroit des mystères de l'autel on fait mémoire des martyrs, et à quel endroit celle des vierges consacrées. " Ce qui laisse entendre que le martyre est supérieur à la virginité, et aussi l'état monastiques. Réponse: Quelque chose peut être dit absolument supérieur de deux façons. D'une première façon, dans un genre donné, et ainsi, dans le genre de la chasteté, la virginité est absolument supérieure. Elle l'emporte en effet sur la chasteté du veuvage et sur celle du mariage. Et comme la beauté est attribuée par excellence à la chasteté, il s'ensuit que la beauté suprême est attribuée à la virginité. C'est pourquoi S. Ambroise peut dire: " Quelle beauté peut être estimée plus grande que celle de la vierge, qui est aimée du roi, approuvée par le juge, dédiée au Seigneur, consacrée à Dieu? " Mais, d'une autre façon, une chose peut être dite purement et simplement supérieure. Et alors la virginité n'est pas la vertu supérieure. En effet, la fin l'emporte toujours sur le moyen qui conduit à la fin; et un moyen est d'autant meilleur qu'il conduit plus efficacement à la fin. Or la fin qui rend la virginité digne de louange, est de vaquer aux choses divines. Il s'ensuit que les vertus théologales, et même la vertu de religion, dont l'acte consiste à s'occuper des choses divines, sont supérieures à la virginité. De même encore les martyrs, qui font le sacrifice de leur propre vie, agissent avec plus d'intensité pour s'attacher à Dieu; et aussi ceux qui vivent dans les monastères, qui ont fait, à cette fin, le sacrifice de leur volonté et de tout ce qu'ils possèdent; ils sont supérieurs aux vierges, qui, à cette fin, ont sacrifié la volupté charnelle. Ainsi donc la virginité n'est pas purement et simplement la plus grande des vertus. Solutions: 1. Les vierges sont " la plus illustre partie du troupeau du Christ ", et " leur gloire est plus haute " par comparaison aux veuves et aux gens mariés. 2. Le fruit de cent pour un est attribué, d'après S. Jérôme à la virginité en raison de sa supériorité sur le veuvage, qui reçoit soixante pour un, et sur le mariage, qui reçoit trente pour un. Mais, selon S. Augustin. " le fruit de cent pour un est pour les martyrs, de soixante pour un pour les vierges et de trente pour un pour les gens mariés ". Il ne s'ensuit donc pas que la virginité soit purement et simplement la plus grande de toutes les vertus, mais qu'elle l'emporte, seulement sur les autres degrés de chasteté. 3. Les vierges " suivent l'Agneau partout où il va " parce qu'elles imitent le Christ non seulement par l'intégrité de l'esprit, mais aussi par l'intégrité de la chair, dit S. Augustin; c'est pourquoi elles suivent


en tout le Christ. Cela ne veut pas dire cependant qu'elles le suivent de plus près, car il y a d'autres vertus qui font adhérer de plus près à Dieu par l'imitation de l'esprit. Quant au " cantique nouveau " que les vierges sont seules à chanter, c'est la joie qu'elles éprouvent d'avoir conservé l'intégrité de leur chair. LE VICE DE LA LUXURE Nous devons examiner maintenant le vice de la luxure, qui s'oppose à la chasteté. Nous le ferons d'abord en général (Q. 153), puis dans ses différentes espèces (Q. 154).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 153: LA LUXURE EN GÉNÉRAL 1. Quelle est sa matière? -2. Toute union charnelle est-elle illicite? -3. La luxure est-elle péché mortel? - 4. Est-elle un vice capital? - 5. Ses filles. ARTICLE 1: Quelle est la matière de la luxure? Objections: 1. Il ne semble pas qu'elle ait seulement pour matière les convoitises et les délectations sexuelles. Car S. Augustin écrit: " La luxure veut être appelée rassasiement et abondance. " Or le rassasiement concerne le manger et le boire, et l'abondance concerne les richesses. La luxure ne concerne donc pas proprement les convoitises et les plaisirs sexuels. 2. Il est écrit (Pr 20, 1 Vg): " Chose luxurieuse que le vin ! " Or le vin appartient au plaisir de la nourriture et de la boisson. C'est donc elles que la luxure semble avoir surtout pour matière. 3. On dit que la luxure est " le désir de la volupté sensuelle ". Or la volupté sensuelle ne se trouve pas seulement dans les plaisirs sexuels, mais dans bien d'autres. Donc la luxure ne concerne pas seulement les convoitises et les délectations sexuelles. En sens contraire, selon S. Augustin, la parole: " Qui sème dans sa chair récoltera de la chair la corruption " s'adresse aux luxurieux (Ga 6, 8). Or semer dans la chair se fait par les voluptés sexuelles. C'est donc à elles que se rapporte la luxure. Réponse: Selon Isidore, " luxurieux " se dit de celui qui " se relâche dans les voluptés ". Or ce sont les plaisirs sexuels qui sont le plus grand dissolvant de l'âme humaine. C'est pourquoi la luxure a surtout pour matière les voluptés sexuelles. Solutions: 1. La tempérance a trait principalement et de façon précise aux plaisirs du toucher, et c'est seulement par voie de conséquence et par une certaine similitude qu'on parle d'elle en d'autres matières; de même la luxure se rapporte principalement aux voluptés sexuelles, celles qui dissolvent le plus et tout spécialement l'âme de l'homme; et secondairement elle se dit pour toute autre matière se rattachant à un excès. C'est pourquoi la Glose sur Galates (5, 19) dit que la luxure se trouve en " tout excès ". 2. On dit que le vin est une chose luxurieuse, ou bien en ce sens qu'en toute matière le débordement se réfère à la luxure, ou bien que l'usage exagéré du vin offre un excitant à la volupté charnelle.


3. Même si l'on parle de volupté sensuelle en d'autres matières, ce sont cependant les plaisirs sexuels qui revendiquent pour eux ce nom. C'est aussi à leur propos que l'on parle spécialement de libido, comme on le voit chez S. Augustin. ARTICLE 2: Toute union charnelle est-elle illicite? Objections: 1. Il semble bien. En effet il n'y a que le péché qui entrave la vertu. Or tout acte sexuel entrave au plus haut point la vertu. S. Augustin écrit: " J'estime qu'il n'y a rien qui fasse tomber l'âme de l'homme de plus haut que les appâts de la femme, et ce contact des corps. " Aucun acte sexuel ne semble donc être sans péché. 2. Partout où l'on trouve quelque chose d'excessif qui nous éloigne du bien de la raison, il y a là quelque chose de vicieux, puisque la vertu se corrompt par l'excessif et par l'insuffisant, selon Aristote. Mais en tout acte charnel il y a un excès de jouissance, qui absorbe la raison en ce sens qu'il " est impossible de réfléchir à quelque chose à ce moment ". selon Aristote. Et, comme dit S. Jérôme', dans cet acte l'esprit de prophétie ne touchait pas le coeur des prophètes. Aucun acte sexuel ne peut donc être sans péché. 3. La cause est plus importante que son effet. Mais le péché originel est transmis chez les enfants par le désir charnel, sans lequel il n'y aurait pas d'acte sexuel, d'après S. Augustin. Il ne peut donc pas y avoir d'acte sexuel sans péché. En sens contraire, dit S. Augustin: " C'est une réponse suffisante aux hérétiques (à condition qu'ils comprennent) de dire qu'il n'y a pas de péché en ce qui n'est commis ni contre la nature, ni contre la coutume, ni contre le précepte. " Et il parle de l'acte charnel que les Anciens pratiquaient avec plusieurs épouses. Tout acte sexuel n'est donc pas nécessairement un péché. Réponse: Le péché dans les actes humains est ce qui s'oppose à l'ordre de la raison. Mais l'ordre de la raison consiste à ordonner convenablement toutes choses à leur fin. C'est pourquoi il n'y a pas de péché à user raisonnablement des choses pour la fin qui est la leur, en respectant la mesure et l'ordre qui conviennent, pourvu que cette fin soit un véritable bien. Or, de même qu'il est vraiment bon de conserver la nature corporelle de l'individu, de même c'est un bien excellent que de conserver la nature de l'espèce humaine. Et de même que la nourriture est ordonnée à la conservation de la vie individuelle, de même l'activité sexuelle est ordonnée à la conservation de tout le genre humain. C'est pourquoi S. Augustin peut dire: " Ce que la nourriture est pour le salut de l'homme, l'acte charnel l'est pour le salut de l'espèce. " Ainsi, de même que l'alimentation peut être sans péché, lorsqu'elle a lieu avec la mesure et l'ordre requis, selon ce qui convient à la santé du corps, de même l'acte sexuel peut être sans aucun péché, lorsqu'il a lieu avec la mesure et l'ordre requis, selon ce qui est approprié à la finalité de la génération humaine. Solutions: 1. Un obstacle peut entraver la vertu de deux façons. D'abord quant à l'état commun de la vertu, et alors la vertu n'est entravée que par le péché. Ensuite, quant à l'état parfait de la vertu, et alors la vertu peut être entravée par quelque chose qui n'est pas un péché, mais qui est un moindre bien. C'est ainsi que l'activité sexuelle fait tomber l'âme, non de la vertu, mais du " plus haut ", c'est-à-dire de la perfection de la vertu. Comme dit S. Augustin, " il était bon pour Marthe d'être occupée au service des saints, mais il était meilleur pour Marie d'écouter la parole de Dieu; de même nous louons la vertu de Suzanne dans la chasteté conjugale, mais nous plaçons au-dessus celle de la veuve Anne, et surtout celle de la Vierge Marie ". 2. Comme nous l'avons dit plus haut, le milieu de la vertu ne se mesure pas selon la quantité, mais selon ce qui convient à la droite raison. Et c'est pourquoi l'abondance du plaisir que produit un acte sexuel conforme à l'ordre de la raison n'est pas contraire au milieu de la vertu.


De plus, ce n'est pas la quantité de plaisir qu'éprouve le sens extérieur et qui résulte de la disposition du corps, qui importe à la vertu, mais la disposition où se trouve l'appétit intérieur par rapport à ce plaisir. Que la raison ne puisse émettre un acte libre et s'élever à la considération des choses spirituelles au moment où ce plaisir est éprouvé ne signifie pas que cet acte soit contraire à la vertu. Car il n'est pas contraire à la vertu que l'acte de la raison soit parfois interrompu par une chose qu'il est raisonnable de faire; autrement, se livrer au sommeil serait contraire à la vertu. Que la convoitise et la jouissance sexuelles ne soient pas soumises à l'empire et à la modération de la raison, cela provient de la peine du premier péché. En effet la raison rebelle à Dieu a mérité d'éprouver la rébellion de sa chair, comme le montre S. Augustin. 3. Comme dit S. Augustin dans le même passage: " De la convoitise de la chair, fille du péché, mais qui n'est pas imputée à péché aux régénérés, l'enfant naît soumis au péché originel. " Il ne s'ensuit pas que cet acte soit un péché, mais que dans cet acte se trouve une peine qui dérive du premier péché. ARTICLE 3: La luxure est-elle péché mortel? Objections: 1. Il semble que non. En effet, par l'acte sexuel est émis le sperme, qui est un " excédent provenant de la nourriture ", d'après Aristote. Mais l'éjection des autres excédents ne constitue pas un péché. Il ne peut donc pas non plus y avoir de péché dans l'acte sexuel. 2. On peut se servir licitement, comme il nous plaît, de ce qui nous appartient. Mais dans l'acte charnel l'homme ne se sert que de ce qui lui appartient, sauf peut-être dans l'adultère et dans le rapt. Il ne peut donc y avoir de péché dans l'acte sexuel. Ainsi la luxure ne sera pas un péché. 3. Un péché a toujours un vice opposé. Or on ne voit aucun vice qui soit opposé à la luxure. La luxure n'est donc pas un péché. En sens contraire, la cause est plus forte que son effet. Or le vin est interdit à cause de la luxure, selon S. Paul (Ep 5, 18) . " Ne vous enivrez pas de vin: on y trouve la luxure. " La luxure est donc interdite. 2. S. Paul (Ga 5, 19) la cite parmi les oeuvres de la chair. Réponse: Plus une chose est nécessaire, plus aussi il faut que l'ordre de la raison soit observé à son sujet. Par conséquent il y a davantage de vice, si l'ordre de la raison est oublié. Or l'acte sexuel, nous l'avons dit, est extrêmement nécessaire au bien général qu'est la conservation du genre humain. C'est pourquoi l'ordre de la raison doit être tout spécialement respecté en ce qui le concerne. Et par conséquent, si l'on accomplit cet acte en dehors de ce que prévoit l'ordre de la raison, on tombera dans le vice. Mais la luxure concerne par définition ce qui viole l'ordre et la mesure de la raison dans le domaine sexuel. La luxure est donc sans aucun doute un péché. Solutions: 1. Aristote dit que " le sperme est un excédent dont on a besoin "; on l'appelle en effet excédent parce qu'il est un résidu de l'opération de la fonction nutritive, et cependant on en a besoin pour l'oeuvre générative. Sans doute y a-t-il d'autres excédents du corps humain dont on n'a pas besoin. Aussi la manière dont ils sont rejetés n'a-t-elle pas d'importance, pourvu que la décence de la vie en commun soit sauve. Mais il n'en est pas de même de l'émission du sperme, qui doit se faire ainsi qu'il convient à la fin pour laquelle on en a besoin. 2. S'élevant contre la luxure, S. Paul déclare (1 Co 6, 20): " Vous avez été bel et bien achetés! Glorifiez donc Dieu dans vos corps. " Donc, du fait qu'on use de son corps de façon désordonnée par la luxure, on insulte le Seigneur qui est le premier maître de notre corps. C'est pourquoi S. Augustin, a


pu dire: " Le Seigneur qui gouverne ses serviteurs pour leur avantage, non pour le sien, a ordonné de ne pas détruire par les tentations et les voluptés illicites le temple que tu as commencé d'être. " 3. Ce qui est opposé à la luxure n'atteint pas grand monde, car les hommes sont davantage portés aux jouissances. Cependant le vice opposé fait partie de l'insensibilité. Ce vice se trouve chez celui qui déteste tellement s'unir à la femme qu'il en vient même à ne pas accomplir le devoir conjugal. ARTICLE 4: La luxure est-elle un vice capital? Objections: 1. Il apparaît que non. En effet, la luxure paraît être la même chose que l'impureté, si l'on en croit la Glose sur Éphésiens (5, 3). Mais l'impureté est fille de la gourmandise, comme le montre S. Grégoire. Donc la luxure n'est pas un vice capital. 2. D'après Isidore: " De même que par l'orgueil de l'esprit on tombe dans la prostitution de la débauche, de même par l'humilité de l'esprit on sauve la chasteté de son corps. " Mais il est contraire à la définition du vice capital de naître d'un autre vice. La luxure n'est donc pas un vice capital. 3. La luxure est causée par le désespoir, si l'on en croit S. Paul (Ep 4, 19): " Par désespoir ils se sont livrés à la débauche. " Mais le désespoir n'est pas un vice capital; bien plus, c'est une fille de l'acédie, on l'a vu. A plus forte raison la luxure n'est-elle pas un vice capital. En sens contraire, S. Grégoire place la luxure parmi les vices capitaux. Réponse: Nous l'avons montré, le vice capital est celui qui se propose un but très désirable, au point que ce désir conduit l'homme à commettre beaucoup d'autres péchés qui, tous, naissent de ce vice comme d'un vice primordial. Or la fin de la luxure est la délectation sexuelle, qui est la plus intense. C'est pourquoi cette délectation est souverainement désirable pour l'appétit sensible, tant à cause de la véhémence du plaisir qu'à cause du caractère connaturel de cette convoitise. Il est donc évident que la luxure est un vice capital. Solutions: 1. Selon certains auteurs, l'impureté, que l'on range parmi les filles de la gourmandise, est une certaine malpropreté corporelle, nous l'avons dit plus haut. L'objection est donc étrangère au sujet. Mais si on l'entend comme l'impureté de la luxure, alors il faut dire qu'elle a pour cause matérielle la gourmandise, en ce sens que la gourmandise fournit la matière corporelle à la luxure; mais il ne s'agit pas ici de la cause finale, selon laquelle on indique principalement l'origine des autres vices à partir des vices capitaux. 2. Comme on l'a dit plus haut en traitant de la vaine gloire, on tient l'orgueil pour la mère commune de tous les péchés. C'est pourquoi les vices capitaux naissent eux-mêmes de l'orgueil. 3. Il est des hommes qui s'abstiennent des plaisirs luxurieux principalement à cause de l'espérance de la gloire future, que le désespoir nous enlève. C'est ainsi que le désespoir cause la luxure, en supprimant le motif qui empêche celle-ci, mais il n'en est pas une cause directe, ce qui semble requis pour un vice soit capital. ARTICLE 5: Les filles de la luxure Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas exact d'indiquer, comme filles de la luxure, " l'aveuglement de l'esprit, l'irréflexion, la précipitation, l'inconstance, l'amour de soi, la haine de Dieu, l'attachement à la vie présente, l'horreur ou le désespoir de la vie future ". En effet, l'aveuglement de l'esprit, l'irréflexion et la précipitation appartiennent à l'imprudence, qui se retrouve en tout péché, de même que la prudence se retrouve en toute vertu. On ne doit donc pas les tenir pour des filles ou espèces de la luxure.


2. La constance est considérée comme une partie de la force, on l'a vu. Or la luxure ne s'oppose pas à la force, mais à la tempérance. L'inconstance n'est donc pas une fille de la luxure. 3. " L'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu " est le principe de tout péché, pour S. Augustin. On ne doit donc pas le tenir pour une fille de la luxure. 4. Isidore énumère quatre filles de la luxure " les paroles obscènes, la bouffonnerie, les facéties, les sottises ". L'énumération précédente paraît donc surabondante. En sens contraire, il y a l'autorité de S. Grégoire. Réponse: Quand les puissances inférieures sont vivement touchées par leurs objets, le résultat est que les facultés supérieures s'en trouvent empêchées et désorganisées dans leur activité. Mais par le vice de luxure tout particulièrement, l'appétit inférieur, le concupiscible, se tourne violemment vers son objet, c'est-à-dire le délectable, à cause de la violence de la passion et du plaisir. Il en résulte que par la luxure les facultés supérieures, la raison et la volonté, sont désorganisées au plus haut point. Il y a, dans l'agir humain, quatre actes de la raison: 1° La " simple intelligence " qui appréhende une fin comme bonne. Cet acte est entravé par la luxure. On peut lire en Daniel (13, 56): " La beauté t'a égaré, le désir a perverti ton coeur. " C'est l'aveuglement de l'esprit. 2° Le deuxième acte est la délibération sur ce qu'il faut faire pour atteindre la fin. Là encore la convoitise de la luxure dresse un obstacle. Comme le dit Térence, parlant de l'amour sensuel: " Cette convoitise, admet ni délibération ni mesure; tu ne peux la maîtriser par la réflexion. " A cela correspond " la précipitation " qui implique la suppression du conseil, on l'a vu. 3° Le troisième acte est le jugement porté sur ce qu'il faut faire. Lui aussi est empêché par la luxure. Daniel (13, 9) dit des vieillards luxurieux " Ils en perdirent le sens, oubliant les justes jugements. " Voilà l'" irréflexion ". 4° Le quatrième acte est le précepte d'agir, venant de la raison. Nouvel obstacle posé par la luxure, car l'assaut de la convoitise empêche l'homme d'accomplir ce qu'il a décidé de faire. Aussi Térence dit-il à propos de celui qui se disait sur le point de quitter une maîtresse: " Belles paroles, qui ne tiendront pas devant une petite larme hypocrite. " Du côté de la volonté, le désordre s'introduit dans deux actes. L'un est l'appétit de la fin. De ce point de vue, on cite " l'amour de soi ", pour autant qu'il s'élance vers le plaisir de façon tout à fait désordonnée, et par opposition on cite " la haine de Dieu ", pour autant que Dieu interdit le plaisir trop avidement désiré. - L'autre est l'appétit de ce qui conduit à la fin. De ce point de vue, on cite " l'attachement à la vie présente " en laquelle on veut jouir de la volupté, et, pas opposition, on cite " le désespoir de la vie future " car celui qui est trop retenu par les désirs charnel ne cherche pas à parvenir aux joies spirituelles mais les prend en dégoût. Solutions: 1. Aristote dit que l'intempérance corrompt au plus haut point la prudence. C'est pourquoi les vices opposés à la prudence naissent surtout de la luxure, qui est la principale espèce d'intempérance. 2. La constance dans les choses difficiles et redoutables est donnée comme une partie de la force. Mais manifester de la constance dans l'abstention des plaisirs appartient à la continence, qui est une partie de la tempérance. C'est pourquoi l'inconstance qui lui est opposée se présente comme une fille de la luxure.


Cependant la première inconstance est également causée par la luxure, qui amollit le coeur de l'homme et le rend efféminé. Selon Osée (4, 11): " La fornication, le vin et l'ivresse étouffent le coeur. " Végèce dit: " Celui-là craint moins la mort, qui a connu moins de plaisirs dans sa vie. " Il n'est pas nécessaire, nous l'avons souvent dit, que les filles d'un vice capital aient la même matière que lui. 3. L'amour de soi, considéré par rapport à tous les biens que l'on désire pour soi, est le principe commun des péchés. Mais il se rapporte spécialement au désir que l'on a pour soi des plaisirs de la chair; l'amour de soi est alors placé parmi les filles de la luxure. 4. Les filles de la luxure que cite Isidore sont des actes extérieurs désordonnés, se rapportant principalement à la parole. En celle-ci le désordre s'introduit de quatre façons: l° A cause de la matière. Ce sont alors " les paroles obscènes ". Comme en effet " la bouche parle de l'abondance du coeur ", selon S. Matthieu (12, 34), ceux qui se livrent à la luxure et dont le coeur est rempli de convoitises honteuses, se répandent facilement en propos obscènes. 2° Du côté de la cause. En effet, parce que la luxure entraîne l'irréflexion et la précipitation, le résultat est qu'elle fait se répandre en des paroles légères et inconsidérées, qu'on appelle " bouffonneries ". 3° Quant à la fin, en effet, parce que le luxurieux recherche le plaisir, il ordonne aussi ses paroles au plaisir, et se répand aussi en " facéties ". 4° Quant au sens des paroles que la luxure pervertit, à cause de l'obscurcissement de l'esprit qu'elle cause. Et le débauché se répand en " sottises " en tant que, dans ses paroles, il préfère à toute autre chose les délectations qu'il désire.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 154: LES PARTIES DE LA LUXURE 1. Comment diviser les parties de la luxure? - 2. La fornication simple est-elle péché mortel? - 3. Estelle le plus grand des péchés? - 4. Y a-t-il péché mortel dans les attouchements et les baisers, et dans les autres caresses de ce genre? - 5. La pollution nocturne est-elle un péché? - 6. Le stupre. - 7. Le rapt. - 8. L'adultère. - 9. L'inceste. - 10. Le sacrilège. - 11. Le péché contre nature. - 12. L'ordre de gravité entre ces espèces. ARTICLE 1: Comment diviser les parties de la luxure? Objections: 1. Il ne convient pas, semble-t-il, de fixer six espèces de la luxure: " la fornication simple, l'adultère, l'inceste, le stupre, le rapt ". et le " vice contre nature ". En effet la diversité de la matière ne constitue pas une diversité spécifique. Or la division ci-dessus se prend d'une diversité de la matière selon qu'il y a commerce charnel avec l'épouse d'un autre, ou avec une vierge, ou avec une femme d'une autre condition. Il ne semble donc pas que cela puisse diversifier les espèces de la luxure. 2. Les espèces d'un même vice ne sont pas diversifiées, semble-t-il, par ce qui appartient à un autre vice. Or l'adultère ne diffère de la fornication simple que par le fait qu'on s'approche de la femme d'un autre, et que l'on commet ainsi une injustice. Il ne semble donc pas que l'on doive tenir l'adultère pour une espèce particulière de la luxure. 3. De même qu'il arrive d'avoir un commerce charnel avec une femme qui est liée à un autre homme par le mariage, de même il arrive de s'unir charnellement à une femme liée à Dieu par voeu. Puisqu'on tient l'adultère pour une espèce de la luxure, on devrait donc dire aussi que le sacrilège est une espèce de la luxure.


4. Celui qui est marié pèche non seulement s'il s'approche d'une autre femme que la sienne, mais aussi s'il use de sa propre épouse d'une manière contraire à l'ordre. Or ce péché appartient à la luxure. Il devrait donc être compté parmi ses espèces. 5. S. Paul écrit (2 Co 12, 21): " je crains qu'à ma prochaine visite, mon Dieu ne m'humilie à votre sujet, et que je n'aie à pleurer sur plusieurs de ceux qui ont péché précédemment et n'ont pas fait pénitence pour leurs actes d'impureté, de fornication et d'impudicité. " Il semble donc que l'impureté et l'impudicité doivent également être placées parmi les espèces de la luxure, comme la fornication. 6. Ce qu'on divise n'est pas à mettre dans le même groupe que les membres de la division. Or la luxure est placée dans le même groupe que ceux-ci, car S. Paul dit (Ga 5, 19): " On sait tout ce que produit la chair: fornication, impureté, débauche, luxure. " Il ne semble donc pas cohérent de donner la fornication comme une partie de la luxure. En sens contraire, la division ci-dessus se trouve dans les Décrets de Gratien. Réponse: Nous l'avons dit le péché de luxure consiste en ce que l'on use du plaisir sexuel d'une manière qui n'est pas conforme à la droite raison. Ce qui arrive de deux manières: l° selon la matière en laquelle ce plaisir est recherché; 2° lorsque la matière requise étant présente, on n'observe pas les autres conditions requises. Puisque la circonstance, comme telle, ne donne pas son espèce à l'acte moral, mais que son espèce se prend de l'objet, c'est-à-dire de la matière de l'acte, il a donc fallu fixer les espèces de la luxure en partant de la matière ou de l'objet. Cette matière peut ne pas s'accorder avec la droite raison de deux façons. D'une première façon, quand elle s'oppose à la fin de l'acte sexuel. On a ainsi, lorsque la génération de l'enfant est empêchée, le " vice contre nature ", qui a lieu en tout acte sexuel d'où la génération ne peut suivre. - Mais lorsqu'il est seulement porté atteinte à l'éducation et à la promotion requise pour l'enfant qui est né, on a la " fornication simple " qui se commet entre un homme libre et une femme libre. D'une autre façon, la matière dans laquelle s'exerce l'acte sexuel peut ne pas s'accorder avec la droite raison par rapport à d'autres êtres humains. Et cela doublement. 1° Du côté de la femme même à laquelle on s'unit charnellement, lorsque l'honneur à laquelle elle a droit n'est pas respecté. On a alors " l'inceste " qui consiste dans l'abus de femmes qui vous sont liées par la consanguinité ou par l'affinité. 2° Du côté de celui qui a pouvoir sur la femme. Si la femme est au pouvoir d'un mari, on a " l'adultère ". Si elle est sous puissance paternelle, on a " le stupre ", sans violence; et le " rapt " s'il y a violence. Ces espèces de luxure se diversifient davantage du côté de la femme que du côté de l'homme, parce que, dans l'acte sexuel, la femme se comporte comme celle qui pâtit par mode de matière, et l'homme comme celui qui agit. Or on a dit que les espèces susdites sont déterminées selon la différence de matière. Solutions: 1. Cette diversité de matière comporte une diversité formelle d'objet qui lui est adjointe, laquelle se prend des différents modes d'opposition à la droite raison. 2. Rien n'empêche que dans un même acte se rencontrent les difformités de différents vices, nous l'avons dit. C'est de cette manière que l'adultère se trouve à la fois appartenir à la luxure et à l'injustice. Et ce n'est aucunement de façon accidentelle que la difformité de l'injustice affecte la luxure. En effet, la luxure se montre plus grave si elle obéit tellement à la convoitise qu'elle conduit à l'injustice. 3. La femme qui a fait voeu de continence a conclu comme un mariage spirituel avec Dieu. Et le sacrilège que l'on commet en profanant une telle femme est une sorte d'adultère spirituel. C'est de façon semblable que les autres modes de sacrilège se ramènent aux autres espèces de la luxure.


4. Le péché d'un homme marié avec son épouse ne se commet pas selon une matière illicite, mais selon d'autres circonstances. Or celles-ci, comme on l'a dit. ne constituent pas l'espèce de l'acte moral. 5. Comme dit la Glose, l'impureté est mise là pour la luxure contre nature. Et l'impudicité est la luxure commise avec des femmes qui ne sont pas mariées; elle semble donc appartenir au stupre. Ou encore on peut dire que l'impudicité se rapporte à certains actes qui entourent l'acte charnel, comme les baisers, les attouchements, etc. 6. Le mot luxure est pris ici, comme dit la Glose, pour " toutes sortes d'excès ". ARTICLE 2: La fornication simple est-elle péché mortel? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, les choses qui sont énumérées ensemble paraissent être de la même espèce. Or la fornication est citée à côté de certaines pratiques qui ne sont pas des péchés mortels. Ainsi on peut lire au livre des Actes (15, 29): " Abstenez-vous des viandes immolées aux idoles, du sang, des chairs étouffées et de la fornication. " Mais l'usage de ces viandes n'est pas un péché mortel, si l'on en croit S. Paul (1 Tm 4, 4): " Tout ce que Dieu a créé est bon, et aucun aliment n'est à proscrire si on le prend avec action de grâce. " La fornication n'est donc pas péché mortel. 2. Aucun péché mortel ne tombe sous un précepte divin. Or Osée reçoit ce commandement du Seigneur (Os 1, 2): " Va, prends une femme portée à la fornication et des enfants de fornication. " 3. Aucun péché mortel n'est mentionné dans la Sainte Écriture sans une réprobation. Or la fornication simple est mentionnée sans réprobation dans l'Écriture à propos des anciens Pères. Ainsi dit-on d'Abraham qu'il alla vers Agar, sa servante (Gn 16, 4), de Jacob qu'il s'unit aux servantes de ses femmes, Bilha et Zilpa (30, 5), de Juda qu'il s'approcha de Tamar (38, 15) qu'il avait prise pour une prostituée. La fornication simple n'est donc pas péché mortel. 4. Le péché mortel est contraire à la charité. Or la fornication simple n'est pas contraire à la charité: ni à l'amour de Dieu, car elle n'est pas directement un péché contre Dieu; ni non plus à l'amour du prochain, car, en la commettant, on ne fait tort à aucun autre homme. La fornication simple n'est donc pas péché mortel. 5. Tout péché mortel conduit à la perdition éternelle. Or cela, la fornication simple ne le fait pas. En effet de ce passage de S. Paul (1 Tm 4, 8): " La piété est utile à tout ", la glose d'Ambroise donne ce commentaire: " Tout l'ensemble de la conduite chrétienne se trouve dans la miséricorde et la piété. Celui qui leur reste fidèle, même s'il subit les périls de la chair, subira sans aucun doute des défaites mais ne périra pas. " La fornication simple n'est donc pas péché mortel. 6. S. Augustin dit que " la nourriture sert au salut du corps, et l'union charnelle au salut du genre humain ". Or l'usage désordonné des nourritures n'est pas toujours péché mortel. Il en est donc de même de l'usage désordonné de l'union charnelle. Et cela semble particulièrement vrai de la fornication simple, qui est la moindre parmi les espèces de la luxure qu'on a énumérées. En sens contraire, il est écrit dans le livre de Tobie (4, 13): " Garde-toi de toute fornication, évite de commettre ce crime, et contente-toi de ta femme. " Or le crime constitue un péché mortel. Donc la fornication, et toute union charnelle avec une autre que son épouse, est péché mortel. 2. Seul le péché mortel exclut du royaume de Dieu. Or c'est ce que fait la fornication. S. Paul, après avoir cité la fornication et quelques autres vices, conclut (Ga 5, 19): " Ceux qui commettent ces fautes-là n'hériteront pas le royaume de Dieu. "


3. On trouve dans les Décrets de Gratien: " Il faut savoir qu'on doit imposer pour le faux serment la même pénitence que pour l'adultère et la fornication, pour l'homicide spontanément commis et pour les autres vices criminels. " Ainsi donc la fornication est un péché criminel, c’est-à-dire mortel. Réponse: Il faut tenir sans aucune hésitation que la fornication est péché mortel, bien que, sur ce passage du Deutéronome (23, 17): " Il n'y aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d'Israël... ", la Glose ajoute: " Il défend d'approcher celles dont la turpitude est vénielle. " Car il ne faut pas dire " vénielle ", mais " vénale ", ce qui est la caractéristique des prostituées. Pour le comprendre, on doit considérer que tout péché commis directement contre la vie de l'homme est péché mortel. Or la fornication simple comporte un désordre qui tourne au détriment de la vie chez celui qui va naître d'une telle union charnelle. Nous voyons en effet que chez tous les animaux où la sollicitude du mâle et de la femelle est requise pour l'éducation des petits, il n'y a pas chez eux d'accouplement au hasard des rencontres, mais du mâle avec une femelle déterminée, que cette femelle soit unique ou multiple; on le voit bien chez tous les oiseaux. Mais il en est autrement chez les animaux dont la femelle suffit à élever seule sa progéniture; chez ceux-là, l'accouplement a lieu au hasard des rencontres, comme on le voit chez les chiens ou chez d'autres animaux. Or il est manifeste que pour l'éducation d'un être humain, non seulement sont requis les soins de la mère, qui le nourrit de son lait, mais aussi, et bien plus encore, les soins du père, qui doit l'instruire et le défendre, et le faire progresser dans les biens tant intérieurs qu'extérieurs. Et c'est pourquoi il est contraire à la nature de l'homme de s'accoupler au hasard des rencontres; mais il faut que cela se fasse entre le mâle et une femme déterminée, avec qui il demeure longtemps, ou même pendant toute la vie. Il s'ensuit qu'il est naturel aux mâles de l'espèce humaine de chercher à être certains de leurs enfants, parce que l'éducation de ceux-ci leur incombe. Or, cette certitude serait impossible s'il y avait accouplement fortuit. - Mais ce choix d'une femme déterminé s'appelle mariage. C'est pourquoi l'on dit qu'il est de droit naturel. Mais parce que l'union charnelle est ordonnée au bien commun du genre humain tout entier, et que, d'autre part, les biens communs tombent sous la détermination de la loi, nous l'avons vu** il en résulte que cette union de l'homme et de la femme, qui s'appelle le mariage, est déterminée par la loi. De quelle façon se fait chez nous cette détermination, nous le dirons dans la troisième Partie de cet ouvrage, lorsque nous traiterons du sacrement de mariage. - Puisque la fornication est un accouplement fortuit, ayant lieu en dehors du mariage, elle est donc contre le bien de l'enfant à élever. C'est pourquoi elle est péché mortel. Cette conclusion conserve sa valeur même si le fornicateur qui a connu la femme pourvoit suffisamment a l'éducation de l'enfant. Car ce qui tombe sous la détermination de la loi est jugé selon ce qui arrive communément, et non ce qui peut arriver dans tel cas particulier. Solutions: 1. La fornication est mise au nombre de ces pratiques, non parce qu’elle constitue une même espèce de faute, mais parce que de telles pratiques pouvaient diviser juifs et païens et les empêcher de s'entendre. En effet, chez les païens, la fornication simple n'était pas considérée comme illicite, à cause de la corruption de la raison naturelle, tandis que les Juifs, instruits par la loi divine, l'estimaient illicite. Quant aux autres pratiques, les Juifs les avaient en horreur, à cause d'habitudes héritées de l'observance de la Loi. C'est la raison pour laquelle les Apôtres les interdirent aux païens, non comme étant en elles-mêmes illicites, mais comme faisant horreur aux Juifs, nous l'avons déjà dit. 2. On dit que la fornication est un péché en tant qu'elle est contraire à la droite raison. Mais la raison de l'homme est droite selon qu'elle se règle sur la volonté divine, qui est la première et suprême règle. C'est pourquoi ce que l'homme fait parce que Dieu le veut, en obéissant à son commandement, n'est pas contraire à la droite raison, quoique semblant aller contre l'ordre commun de la raison de même que ce qui se fait miraculeusement par la puissance divine n'est pas contraire à la nature, quoique ce soit contre le cours commun de la nature. Et c'est pourquoi Abraham ne pécha point en voulant immoler son fils innocent, car il obéissait à Dieu, quoique cela, considéré en soi, fût communément contraire à la rectitude de la raison humaine; et de même Osée ne pécha pas en forniquant sur l'ordre


de Dieu. Une telle union charnelle ne doit pas être appelée proprement une fornication, quoiqu’elle soit appelée ainsi par référence à l'usage commun. Ainsi S. Augustin écrit-il: " Quand Dieu étonne un ordre qui heurte les moeurs ou les habitudes de qui que ce soit, même si cela ne s'est jamais fait, il faut le faire. " Et peu après il ajoute: " De même que dans la société humaine le pouvoir supérieur doit être obéi des pouvoirs inférieurs, de même Dieu doit être obéi par tous. " 3. Abraham et Jacob s'approchèrent de ces servantes, mais ce n'était pas pour un acte de fornication, comme nous le verrons plus tard quand il sera question du mariage. - En revanche, il n'est pas nécessaire d'excuser Juda de péché, lui qui fut aussi responsable de la vente de Joseph. 4. La fornication simple est contraire à l'amour du prochain en ce qu'elle s'oppose au bien de la progéniture à naître, nous venons de le montrer. Si elle contribue à la génération, ce n'est pas selon ce qu'il faut à l'enfant qui va naître. 5. En accomplissant des oeuvres de piété, celui qui subit la lubricité de la chair se libère de la perdition éternelle; en effet, par ces oeuvres, il se dispose à obtenir une grâce de conversion, et par elles il fait réparation pour le péché sensuel qu'il a commis. Mais il ne faut pas croire qu'il serait libéré par ses oeuvres de piété s'il persévérait dans son péché jusqu'à la mort, sans se convertir. 6. Un seul accouplement peut donner naissance à un être humain. C'est pourquoi le désordre de l'acte charnel, qui fait obstacle au bien de l'enfant à naître, est péché mortel en raison même de l'acte, et non seulement en raison du désordre de la convoitise. Tandis qu'un seul repas ne fait pas obstacle au bien de toute la vie d'un homme; et c'est pourquoi un acte de gourmandise n'est pas, à considérer seulement son genre, péché mortel. Il le serait en revanche si quelqu'un mangeait sciemment une nourriture qui changerait la condition de sa vie tout entière: ce qui fut le cas pour Adam. - Cependant, la fornication n'est pas le moindre des péchés appartenant à la luxure. En effet, l'union charnelle avec son épouse lorsqu'elle se fait sous la poussée d'un désir désordonné, est moins grave. ARTICLE 3: La fornication est-elle le plus grand des péchés? Objections: 1. Il semble bien. En effet, un péché semble d'autant plus grave qu'il procède d'une plus grande convoitise. Or le plus grand désir charnel se trouve dans la fornication. En effet la Glose, commentant S. Paul (1 Co 6, 18), dit que l'ardeur du désir charnel atteint son maximum dans la luxure. Il semble donc que la fornication soit le péché le plus grave. 2. Quelqu'un pèche d'autant plus gravement qu'il commet une faute envers un être qui lui est plus proche. Ainsi celui qui frappe son père pèche plus gravement que celui qui frappe un étranger. Or, dit S. Paul (1 Co 6, 18), " celui qui fornique pèche contre son propre corps ", l'être qui lui est le plus uni. Il semble donc que la fornication soit le péché le plus grave. 3. Plus un bien est grand, plus le péché qui se commet contre lui semble grave. Or le péché de fornication semble aller contre le bien du genre humain tout entier, comme on le déduit de l'Article précédent. Il va aussi contre le Christ, si l'on en croit S. Paul (1 Co 6, 15): " J'irais prendre les membres du Christ pour en faire des membres de prostituée? " La fornication est donc le péché le plus grave. En sens contraire, S. Grégoire dit que les péchés de la chair sont moins coupables que les péchés de l'esprit. Réponse: La gravité du péché peut se prendre de deux points de vue: en soi, ou selon une considération accidentelle. En soi, la gravité du péché est prise en raison de son espèce, qui s'apprécie


selon le bien auquel le péché s'oppose. Or la fornication va contre le bien de l'homme qui va naître. C'est pourquoi elle est un péché plus grave selon son espèce que les péchés contre les biens extérieurs, comme le vol ou autres péchés de ce genre. Mais elle est moins grave que les péchés qui vont directement contre Dieu, et que le péché contre la vie de l'homme déjà né, comme l'homicide. Solutions: 1. Le désir charnel qui aggrave le péché est celui qui consiste dans l'inclination de la volonté. Au contraire le désir charnel qui est dans l'appétit sensible diminue le péché, car le péché est d'autant plus léger que celui qui pèche est entraîné par une plus grande passion. Or c'est de cette manière que le désir charnel, dans la fornication, est le plus grand. Aussi S. Augustin dit: " Parmi toutes les guerres des chrétiens, les plus dures sont les combats de la chasteté, où la lutte est quotidienne, mais rare la victoire. " Et Isidore dit: " Le genre humain est davantage soumis au diable par la luxure de la chair que par tout autre chose. " Car il est très difficile de vaincre la violence de cette passion. 2. On dit que celui qui fornique pèche " contre son corps ", non seulement parce que le plaisir de la fornication se consomme dans la chair, ce qui a lieu aussi dans la gourmandise, mais aussi parce que celui qui fornique agit contre le bien de son propre corps, en tant qu'il le laisse aller et le souille de façon illicite, et l'accouple à un autre. Ce n'est pas cependant une raison pour conclure que la fornication est le péché le plus grave. Car dans l'homme la raison l'emporte en valeur sur le corps, c'est pourquoi, si le péché s'oppose davantage à la raison, il est plus grave. 3. La péché de fornication va contre le bien de l'espèce humaine en tant qu'il entrave la génération individuelle d'un homme destiné à naître. Mais celui qui participe déjà en acte à l'espèce appartient à la raison de l'espèce plus que celui qui n'est homme qu'en puissance. De ce point de vue l'homicide est plus grave que la fornication et que toutes les espèces de luxure, comme s'opposant davantage au bien de l'espèce humaine. - Mais le bien divin est plus grand que le bien de l'espèce humaine. C'est pourquoi les péchés qui vont contre Dieu sont encore plus graves. - La fornication n'est pas directement un péché contre Dieu, comme si celui qui fornique se proposait d'offenser Dieu: elle l'est seulement par voie de conséquence, comme tous les péchés mortels. De même en effet que les membres de notre corps sont les membres du Christ, de même aussi notre esprit, qui ne fait qu'un avec le Christ comme l'affirme S. Paul (1 Co 6, 17): " Celui qui s'unit au Seigneur n'est avec lui qu'un seul esprit. " C'est pourquoi les péchés spirituels sont également plus contraires au Christ que la fornication. ARTICLE 4: Y a-t-il péché mortel dans les attouchements et les baisers, et dans les autres caresses de ce genre? Objections: 1. Non, semble-t-il. S. Paul déclare (Ep 5, 3): " Quant à la fornication, à l'impureté sous toutes ses formes, ou encore à la cupidité, que leurs noms ne soient même pas prononcés parmi vous; c'est ce qui convient. " Ensuite il ajoute l'obscénité - et la Glose commente, " comme dans les baisers " et les " étreintes ", les sots discours - selon la Glose: " les paroles caressantes "; les bouffonneries selon la Glose: " Ce que la cour demande aux fous, c'est-à-dire la farce. " Un peu plus loin S. Paul ajoute encore: " Sachez-le bien, ni le fornicateur, ni l'impudique, ni le cupide n'ont droit à l'héritage dans le royaume du Christ et de Dieu. " Ici S. Paul ne rappelle plus l'obscénité, les sots discours et la bouffonnerie. Ce ne sont donc pas des péchés mortels. 2. La fornication est qualifiée de péché mortel parce queue fait obstacle au bien de la progéniture à engendrer et à élever. Mais les baisers, les attouchements et les étreintes n'y font rien. Il ne peut donc s'y trouver de péché mortel. 3. Les actes qui sont en soi des péchés mortels ne peuvent jamais être bons. Or les baisers, les attouchements, etc., peuvent parfois être sans péché. Ils ne sont donc pas en soi des péchés mortels.


En sens contraire, le regard sensuel est moindre que l'attouchement, l'étreinte ou le baiser. Or le regard libidineux est péché mortel, selon S. Matthieu (5, 28): " Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis dans son coeur l'adultère avec elle. " Encore bien plus par conséquent le baiser sensuel et autres actes semblables, sont-ils des péchés mortels. S. Cyprien écrit: " Déjà le seul fait de partager la même couche, de s'embrasser, de tenir des conversations, de se donner des baisers, et de dormir à deux dans le même lit, quelle honte et quel crime! " Par tout cela, l'homme se rend donc coupable de crime, c'est-à-dire de péché mortel. Réponse: Un acte est qualifié de péché mortel de deux façons. D'une première façon, selon son espèce. De cette façon, le baiser, l'embrassement ou l'attouchement, selon leur espèce, ne désignent pas un péché mortel. Ils peuvent en effet être faits sans désir charnel, soit à cause des coutumes du pays, soit en raison d'une nécessité ou pour une cause raisonnable. D'une autre façon, une chose est dite péché mortel en raison de sa cause. Ainsi par exemple celui qui fait l'aumône pour entraîner quelqu'un dans l'hérésie pèche mortellement en raison de l'intention corrompue. Or nous avons dit plus haut que le consentement au plaisir du péché mortel est aussi un péché mortel, et non seulement le consentement à l'acte. Ainsi donc, comme la fornication est péché mortel, et plus encore les autres espèces de luxure, il en résulte que le consentement au plaisir de ce péché est péché mortel, et non seulement le consentement à l'acte. C'est pourquoi, lorsque les baisers, les étreintes et actions semblables sont faits en vue du plaisir sexuel, ce sont péchés mortels. C'est dans ce cas seulement qu'ils sont dits libidineux. Ainsi de tels actes, selon qu'ils sont libidineux, sont péchés mortels. Solutions: 1. S. Paul ne rappelle pas ces trois actes parce qu'ils ne reçoivent le nom de péché que dans la mesure où ils conduisent aux actes nommés précédemment. 2. Les baisers et les attouchements, bien qu'en soi ils n'empêchent pas le bien de la progéniture, procèdent néanmoins du désir sensuel, qui est la racine de cet empêchement. C'est à cause de cela qu'ils ont raison de péché mortel. 3. Cet argument permet seulement de conclure que de tels actes ne sont pas des péchés selon leur espèce. ARTICLE 5: La pollution nocturne est-elle un péché? Objections: 1. Oui, semble-t-il. En effet, le mérite et le démérite concernent le même objet. Or on peut acquérir des mérites en dormant. Il en fut ainsi de Salomon qui, en dormant, obtint du Seigneur le don de sagesse, dit la Bible (1 R 3, 5; 2 Ch 1, 7). Donc on peut démériter en dormant. Il semble donc que la pollution nocturne soit un péché. 2. Tout homme ayant l'usage de la raison peut pécher. Or, en dormant, on conserve l'usage de la raison, car fréquemment on raisonne dans le sommeil, on préfère une chose à une autre, on donne son accord ou son désaccord. Et ainsi le sommeil n'empêche pas que la pollution nocturne soit un péché, puisque, par le genre de l'acte, elle est un péché. 3. C'est en vain qu'on réprimande ou qu'on instruit celui qui ne peut agir selon la raison ou contre la raison. Or l'homme est instruit ou réprimandé par Dieu dans le sommeil, comme on le voit dans le livre de Job (33, 15): " Par des songes, par des visions nocturnes, quand une torpeur s'abat sur les humains et qu'ils sont endormis sur leur couche, alors Dieu parle à l'oreille de l'homme et lui donne ses instructions. " Dans le sommeil on peut donc agir selon la raison ou contre la raison, ce qui signifie agir bien ou pécher. Il semble donc que la pollution nocturne soit un péché.


En sens contraire, voici ce que dit S. Augustin: " L'image qui naît dans la pensée de celui qui parle de ces choses apparaît dans le rêve avec un tel relief qu'on ne la distingue plus d'une véritable union charnelle, si bien que la chair s'émeut aussitôt et que s'ensuivent les effets qui sont les conséquences ordinaires de ce mouvement. En cela il n'y a pas davantage péché qu'il n'y a péché à parler de ces choses à l'état de veille, car on ne peut évidemment en parler sans y penser. " Réponse: On peut considérer la pollution nocturne de deux façons. Premièrement, en elle-même. De cette façon elle n'a pas raison de péché. En effet tout péché dépend du jugement de la raison, parce que même le premier mouvement de la sensualité ne peut être un péché que dans la mesure où il peut être réprimé par le jugement de la raison. C'est pourquoi, quand le jugement de la raison est supprimé, la raison de péché est enlevé. Or, dans le sommeil, la raison n'a pas son jugement libre. Il n'est personne en effet qui, en dormant, ne se porte vers quelque représentation imagée comme vers les choses elles-mêmes nous l'avons montré dans la première Partie. C'est pourquoi ce que l'homme fait en dormant, alors qu'il n'a pas le libre jugement de la raison, ne lui est pas imputé à péché; de même non plus ce que fait le furieux ou le dément. D'autre part, on peut considérer la pollution nocturne par rapport à la cause, laquelle peut être triple. D'abord, corporelle. En effet, lorsque le liquide séminal est en surabondance dans le corps ou lorsqu'il se fait une éjection de ce liquide, soit par la trop grande chaleur du corps, soit par n'importe quel autre trouble, le dormeur songe à ce qui se rattache à l'éjaculation de cette humeur surabondante ou plus liquide, comme il arrive aussi quand la nature est alourdie par quelque autre surplus; en sorte que se forment parfois dans l'imagination des images se rapportant à leur éjection. Donc, si la surabondance d'un tel liquide provient d'une cause coupable, par exemple d'un excès de nourriture ou de boisson, alors la pollution nocturne a raison de faute du fait de sa cause. Mais si la surabondance ou éjection d'un tel liquide n'est pas l'effet d'une cause coupable, la pollution nocturne n'est pas coupable, ni en elle-même ni dans sa cause. Une autre cause de pollution nocturne peut être intérieure à l'âme, lorsqu'il arrive par exemple que celui qui dort ait une pollution par suite de pensées antérieures. Mais la pensée qui précède dans l'état de veille est parfois purement spéculative, par exemple lorsque l'on pense aux péchés charnels à cause d'un débat théologique; parfois au contraire elle s'accompagne d'un mouvement de convoitise ou de répulsion. Or la pollution se produit de préférence quand on a pensé aux vices charnels en convoitant de tels plaisirs, car, dans ce cas, une certaine trace et inclination demeure dans l'âme, en sorte que le dormeur est conduit plus facilement dans son imagination à consentir aux actes qui amènent la pollution. C'est en ce sens qu'Aristote dit: " Dans la mesure où certains actes passent insensiblement de l'état de veille à l'état de sommeil, les songes des gens de bien sont meilleurs que ceux du premier venu. " De même S. Augustin dit: " A cause de la bonne inclination de l'âme, certains de ses mérites peuvent, même dans le sommeil, sa manifester avec éclat. " Et ainsi il est clair que la pollution nocturne a raison de faute du côté de sa cause. - Cependant il arrive parfois qu'à la suite d'une pensée concernant des actes charnels, même spéculative ou accompagnée de répulsion, une pollution se produise dans le sommeil. Elle n'a pas alors raison de faute, ni en elle-même ni dans sa cause. Il existe encore une troisième cause qui est spirituelle et extrinsèque, lorsque, par exemple, sous l'action du démon les représentations imaginaires du dormeur sont troublées en vue d'un tel effet. Cela vient parfois d'un péché antérieur, lorsqu'on a négligé de se prémunir contre les illusions du démon. C'est pourquoi on chante le soir à Complies: " Empêche notre ennemi de souiller nos corps. " - Mais parfois c'est sans aucune faute de l'homme et par la seule malice du démon. Dans les Conférences des Pères, on peut lire le cas de ce moine qui, les jours de fête, souffrait toujours d'une pollution nocturne que le diable provoquait pour l'empêcher de s'approcher de la sainte communion. Ainsi donc il apparaît que la pollution nocturne n'est jamais un péché, mais parfois la séquelle d'un péché antérieur.


Solutions: 1. Ce n'est pas par son sommeil que Salomon a mérité que Dieu lui donne la sagesse, mais ce fut le signe d'un désir qui avait précédé. C'est pourquoi, selon S. Augustin, il est écrit que cette demande avait plu à Dieu. 2. Selon que les facultés sensitives intérieures sont plus ou moins appesanties par le sommeil, selon l'agitation ou la pureté des vapeurs, l'usage de la raison est plus ou moins entravé chez le dormeur. Il y a cependant toujours quelque empêchement qui ne lui permet pas d'avoir un jugement tout à fait libre, comme nous l'avons dit dans la première Partie. C'est pourquoi on ne peut lui imputer à péché ce qu'il fait alors. 3. L'appréhension de la raison n'est pas empêchée dans le sommeil de la même manière que son jugement, car celui-ci s'accomplit par recours aux choses sensibles, premiers principes de la connaissance humaine. C'est pourquoi rien n'empêche que l'homme, en dormant, appréhende selon la raison quelque chose de nouveau, soit à partir de ce qui reste des pensées antérieures et à partir des images qui se présentent, soit encore à partir d'une révélation divine, ou d'une suggestion d'un ange, bon ou mauvais. ARTICLE 6: Le stupre Objections: 1. Il ne semble pas que le stupre doive être placé parmi les espèces de la luxure. En effet, il implique " la défloration illicite d'une vierge ", selon les Décrets. Mais cela peut avoir lieu entre un homme libre de tout lien et une femme qui l'est aussi, ce qui ressortit à la fornication. Le stupre ne doit donc pas être considéré comme une espèce de la luxure, distinguée de la fornication. 2. Comme dit S. Ambroise: " Que personne ne se flatte d'échapper aux lois humaines: tout stupre est un adultère. " Or, parmi les espèces qui se distinguent par opposition, l'une n'est pas comprise dans l'autre. Donc, puisque l'adultère est une espèce de la luxure, il semble que le stupre ne doive pas être considéré comme une autre espèce. 3. Causer du dommage à quelqu'un semble relever davantage de l'injustice que de la luxure. Or celui qui commet le stupre cause un dommage à autrui, c'est-à-dire au père de la jeune fille qu'il déshonore, lequel peut considérer qu'un dommage lui a été fait, et intenter une action en justice contre le séducteur. Le stupre ne doit donc pas être considéré comme une espèce de la luxure. En sens contraire, le stupre consiste exactement dans l'acte sexuel par lequel une vierge est déflorée. La luxure portant exactement sur les choses sexuelles, il semble donc que le stupre soit une espèce de la luxure. Réponse: Lorsque, concernant la matière d'un vice, une difformité spéciale se rencontre, on doit parler d'une espèce déterminée de ce vice. Or la luxure, on l'a vu, est un péché relatif au domaine sexuel. Quand une vierge, se trouvant sous la garde paternelle, est déflorée, on rencontre une difformité spéciale. Tant du côté de la jeune fille qui, du fait qu'elle est déflorée sans qu'aucun contrat de mariage ait précédé, se trouve empêchée de conclure par la suite un mariage légitime, et mise sur la voie de la prostitution, dont elle se gardait pour ne pas perdre le sceau de sa virginité. Tant du côté du père, qui a la charge de la garder selon l'Ecclésiastique (42, 11): " Ta fille est légère? Surveille-la bien, qu'elle n'aille pas faire de toi la risée de tes ennemis. " Il est donc manifeste que le stupre, qui comporte la défloration illicite des vierges vivant sous la garde de leurs parents, est une espèce déterminée de la luxure. Solutions: 1. Bien que la vierge soit libre du lien matrimonial, elle n'est pas libre cependant de la puissance paternelle. En outre, le sceau de la virginité, qui ne doit être enlevé que par le mariage, constitue un empêchement spécial à l'union charnelle par fornication. C'est pourquoi le stupre n'est pas une fornication simple, comme l'union charnelle " avec des prostituées ", donc avec des femmes déjà


déflorées, comme le montre S. Paul (2 Co 12, 21): " Ceux qui n'ont pas fait pénitence pour leurs actes d'impureté, de fornication, etc. " 2. S. Ambroise entend le mot " stupre " dans un autre sens: selon que ce mot est pris de façon générale pour désigner tout péché de luxure. Le stupre désigne donc ici l'union charnelle d'un homme marié avec toute autre femme que son épouse. On le voit par ce que S. Ambroise dit ensuite: " Ce qui n'est pas permis à la femme n'est pas permis non plus à l'homme. " C'est ainsi que l'entend également le texte des Nombres (5, 13): " Si un homme, à l'insu du mari, a couché avec une femme, si donc elle est déshonorée dans le secret, sans qu'il y ait de témoins contre elle et sans qu'on l'ait surprise dans le stupre, etc. " 3. Rien n'empêche qu'un péché devienne plus difforme par l'adjonction d'un autre. C'est le cas du péché de luxure qui devient plus difforme quand s'y adjoint un péché d'injustice, car la convoitise qui ne s'abstient pas du délectable pour éviter l'injustice semble être plus désordonnée. Or le stupre comporte une double injustice qui lui est adjointe. Une injustice du côté de la vierge. Même si le séducteur ne lui fait pas violence, il la déprave cependant, et il est tenu à lui faire réparation. C'est pourquoi on peut lire dans l'Exode (22, 16): " Si quelqu'un séduit une vierge non encore fiancée et couche avec elle, il devra verser le prix et la prendre pour épouse. Si le père de la jeune fille refuse de la lui accorder, le séducteur versera une somme d'argent équivalent au prix fixé pour les vierges. " Il commet une autre injustice à l'égard du père de la jeune fille. C'est pourquoi il est tenu, selon la loi, à une peine à son endroit. On peut lire dans le Deutéronome (22, 28): " Si un homme rencontre une jeune fille vierge qui n'est pas fiancée, la saisit et couche avec elle, pris sur le fait, l'homme qui a couché avec elle donnera au père de la jeune fille cinquante pièces d'argent; elle sera sa femme, puisqu'il a usé d'elle, et il ne pourra jamais la répudier. " Et cela, " pour qu'il ne semble pas qu'on lui ai fait outrage ", dit S. Augustin. ARTICLE 7: Le rapt Objections: 1. Il ne semble pas être une espèce de la luxure distincte du stupre. Isidore dit en effet que " le rapt est de façon précise l'union charnelle illicite: il vient du mot "corrompre". Il s'ensuit que celui qui réussit un rapt jouit de son stupre ". Il semble donc que le rapt ne doit pas être considéré comme une espèce de la luxure distincte du stupre. 2. Le rapt semble comporter une certaine violence. On dit en effet dans les Décrets - que " le rapt est commis lorsque par violence on enlève une jeune fille de la maison de son père, afin de la déflorer et d'en faire sa femme ". Mais faire violence à quelqu'un n'a qu'un rapport accidentel avec la luxure, qui a trait, de soi, à la jouissance de l'union charnelle. Le rapt ne semble donc pas devoir être donné comme une espèce déterminée de la luxure. 3. Le péché de luxure est maîtrisé par le mariage. En effet, S. Paul écrit (1 Co 7, 2): " En raison du péril d'impudicité, que chaque homme ait sa femme... " Or le rapt empêche de se marier ensuite. Il est dit en effet au Concile de Meaux: " On a décidé que ceux qui enlèvent des femmes, s'en emparent ou les séduisent, ne les aient en aucune façon pour épouses, même si, par la suite, ils les ont reçues en mariage avec le consentement de leurs parents. " Le rapt n'est donc pas une espèce déterminée de la luxure. 4. On peut s'unir à son épouse sans péché de luxure. Or le rapt peut être commis si, de manière violente, on enlève sa femme de la maison paternelle et si on la connaît charnellement. Le rapt n'est donc pas une espèce déterminée de la luxure. En sens contraire, pour Isidore " le rapt est une union charnelle illicite ". Or c'est là un péché de luxure. Le rapt est donc une espèce de celle-ci.


Réponse: Le rapt, tel que nous en parlons maintenant, est une espèce de la luxure. Parfois, il est vrai, le rapt rejoint le stupre; parfois aussi le rapt se trouve sans le stupre; et parfois le stupre existe sans le rapt. Ils se rejoignent quand on fait violence à une vierge pour la déflorer illicitement. Cette violence est parfois commise tant à l'égard de la vierge elle-même qu'à l'égard du père; parfois elle est commise à l'égard du père, mais non à l'égard de la vierge, lorsque par exemple celle-ci consent à être enlevée par violence de la maison paternelle. La violence du rapt diffère encore d'une autre façon; car parfois la jeune fille est enlevée de force de la maison paternelle et violée contre son gré; et parfois, même si elle est enlevée de force, elle n'est pas cependant souillée par la violence, mais de son plein gré, soit que cela se fasse dans une union par fornication, ou dans une union matrimoniale. Quelle que soit en effet la façon dont la violence se présente, la raison de rapt se trouve vérifiée. - On rencontre aussi le rapt sans défloration; si par exemple le ravisseur s'empare d'une veuve ou d'une fille qui n'est plus vierge. C'est pourquoi le pape Symmaque dit: " Nous maudissons les ravisseurs des veuves ou des vierges, pour la monstruosité d'un tel crime. " - On rencontre enfin le stupre sans le rapt, quand quelqu'un déflore illicitement une vierge sans avoir fait intervenir la violence. Solutions: 1. Comme la plupart du temps le rapt se rencontre avec le stupre, il arrive parfois que l'on prenne l'un pour l'autre. 2. Si l'on fait violence, cela semble provenir de l'intensité de la convoitise, qui conduit à ne pas fuir le péril. 3. Il faut parler différemment du rapt des jeunes filles qui sont fiancées, et du rapt de celles qui ne le sont pas. En effet, celles qui sont fiancées doivent être rendues à leur promis, qui ont un droit sur elles en raison des fiançailles mêmes. Mais celles qui ne sont pas fiancées doivent être rendues d'abord au pouvoir paternel, et alors, selon la volonté des parents, on peut licitement les recevoir pour épouses. Mais si l'on agit autrement, le mariage est contracté illicitement; quiconque en effet ravit un bien est tenu à restitution. Le rapt ne rompt pas cependant le mariage déjà contracté, même s'il empêche celui qui doit être contracté. Ce qui est dit dans le Concile dont on parle l'a été en abomination de ce crime, et a été abrogé. C'est pourquoi S. Jérôme déclare le contraire: " On peut trouver dans l'Écriture trois genres de mariages légitimes. Le premier, lorsqu'une vierge chaste ayant gardé sa virginité est donnée légitimement à un homme. Le deuxième, lorsqu'une vierge a été enlevée dans la ville par un homme et a été contrainte par lui à l'union charnelle; si telle est la volonté du père, cet homme la dotera autant que le père le voudra, et il paiera le prix de sa pudicité. Le troisième enfin, lorsque la femme lui est refusée et accordée à un autre par la volonté du père. " - Ou bien on peut l'entendre de celles qui sont fiancées et surtout en raison des verbes au présent. 4. Le fiancé, en raison des fiançailles mêmes, a des droits sur sa fiancée. C'est pourquoi, bien qu'il pèche en faisant violence, il est cependant excusé du crime de rapt. Aussi le pape Gélase précise-t-il: " Cette loi des anciens chefs disait qu'un rapt était commis, lorsqu'une jeune fille était enlevée sans que rien eût été fait au sujet de ses noces. " ARTICLE 8: L'adultère Objections: 1. Il semble que l'adultère ne soit pas une espèce déterminée de la luxure, distincte des autres. On parle en effet d'" adultère " (adulterium) quand quelqu'un s'approche " d'une autre " (ad alteram) comme de la sienne, dit une glose sur l'Exode. Mais une autre femme que la sienne peut être de différentes conditions: ce peut être une vierge se trouvant sous le pouvoir paternel, ou une prostituée, ou une femme de tout autre condition. Il ne semble donc pas que l'adultère soit une espèce de la luxure distincte des autres.


2. S. Jérôme dit que " peu importe pour quelle raison on délire ". Selon Sixte le pythagoricien, " est adultère l'amant trop ardent de sa femme ". Et semblablement de toute autre femme. Or, en toute luxure, il y a un amour plus ardent qu'il n'est dû. L'adultère se trouve donc en toute luxure, et l'on ne doit pas en faire une espèce particulière de la luxure. 3. Là où l'on aperçoit la même raison de difformité, il ne semble pas qu'il y ait une autre espèce de péché. Or dans le stupre comme dans l'adultère il semble qu'il y ait une même raison de difformité: ici et là, on viole une femme soumise au pouvoir d'un autre. En sens contraire, le pape S. Léon dit que " l'adultère est commis lorsque, poussé par sa propre convoitise charnelle ou avec le consentement de l'autre, on couche avec un autre ou une autre contrairement au pacte conjugal ". Or cela comporte une difformité spéciale de luxure. L'adultère est donc une espèce déterminée de la luxure. Réponse: L'adultère, comme le mot l'indique, est " l'action de s'approcher d'un lit étranger " (ad alienum forum). En cela on commet une double faute contre la chasteté et contre le bien de la génération humaine. Une première faute parce qu'on s'approche d'une femme qui ne nous est pas liée par le mariage, ce qui est requis pour le bien de l'éducation de ses propres enfants. Une autre faute parce qu'on s'approche d'une femme qui est liée par le mariage à un autre, et qu'on empêche ainsi le bien des enfants de cet autre. Il en est de même de la femme mariée qui se souille par l'adultère. C'est pourquoi on lit dans l'Ecclésiastique (23, 23): " Toute femme pèche en étant infidèle à son mari. Tout d'abord elle a désobéi à la loi du Très-Haut (où se trouve le précepte: "Tu ne commettras pas l'adultère") -; ensuite elle est coupable envers son mari (parce qu'elle lui enlève toute certitude au sujet de ses enfants); en troisième lieu elle s'est souillée par l'adultère et a conçu des enfants d'un étranger " - ce qui va contre le bien de sa propre progéniture. Le premier point est commun à tous les péchés mortels; les deux autres appartiennent spécialement à la difformité de l'adultère. Il est donc manifeste que l'adultère est une espèce déterminée de la luxure, comme ayant une difformité spéciale en ce qui concerne les actes sexuels. Solutions: 1. Le péché de celui qui a une épouse et qui s'approche d'une autre femme peut être nommé par rapport à lui, et alors c'est toujours un adultère, car il agit contre la fidélité du mariage; soit par rapport à la femme de laquelle il s'approche. Alors c'est parfois un adultère quand par exemple l'homme marié s'approche de l'épouse d'un autre; et parfois son péché est un stupre, ou une autre faute, selon les différentes conditions des femmes dont il s'approche. Or on a dit plus haut que les espèces de luxure se prennent selon les différentes conditions de la femme. 2. Le mariage est spécialement ordonné, nous l'avons dit, au bien de la progéniture humaine. Or l'adultère est spécialement contraire au mariage en tant qu'on viole la loi du mariage que l'on doit à son conjoint. Et parce que celui qui est l'amant trop ardent de son épouse agit contre le bien du mariage, en pratiquant celui-ci d'une manière déshonnête, quoique sans violer la fidélité, il peut d'une certaine façon être appelé adultère, et davantage même que celui qui est l'amant passionné de la femme d'un autre. 3. L'épouse est au pouvoir du mari comme unie à lui par le mariage. La jeune fille est au pouvoir du père comme devant être unie par lui dans le mariage. C'est pourquoi le péché d'adultère va contre les liens du mariage d'une façon différente que le péché de stupre. Et pour cette raison ils sont considérés comme des espèces différentes de la luxure. Quant aux autres questions concernant l'adultère, on en parlera dans la troisième Partie, quand il sera traité du mariage. ARTICLE 9: L'inceste


Objections: 1. Il semble que ce ne soit pas une espèce déterminée de la luxure. En effet, " inceste " signifie " non chaste ". Or, c'est la luxure tout entière qui s'oppose à la chasteté. Il semble donc que l'inceste ne soit pas une espèce de la luxure, mais la luxure elle-même. 2. Dans les Décrets il est dit que " l'inceste consiste à abuser des femmes auxquelles on est lié par la consanguinité ou l'affinité ". Mais l'affinité diffère de la consanguinité. L'inceste n'est don pas une seule espèce de la luxure, mais plusieurs. 3. Ce qui, de soi, n'implique pas quelque difformité ne constitue pas une espèce déterminée de vice. Or s'approcher des consanguins ou des alliés n'est pas de soi quelque chose de difforme: autrement cela n'eût été permis à aucune époque. L'inceste n'est donc pas une espèce déterminée de la luxure. En sens contraire, les espèces de la luxure se distinguent selon la condition des femmes dont on abuse. Or dans l'inceste est impliquée une condition spéciale de la femme, puisque c'est, on vient de le dire, " l'abus des femmes auxquelles on est lié par la consanguinité ou l'affinité ". L'inceste est donc une espèce déterminée de luxure. Réponse: Nous l'avons dit, il est nécessaire de trouver une espèce déterminée de la luxure là où l'on trouve quelque chose qui s'oppose à l'usage licite des réalités sexuelles. Or, dans les relations avec des femmes auxquelles on est lié par la consanguinité ou l'affinité, on trouve quelque chose qui ne convient pas à l'union charnelle, et cela pour une triple raison. La première, c'est que l'homme doit naturellement un certain respect à ses parents, et par conséquent aux consanguins, car ils tirent, de façon proche, leur origine des mêmes parents. C'est à tel point que dans l'Antiquité, comme le rapporte Valère Maxime, il n'était pas permis à un fils de se baigner en même temps que son père, de peur que tous deux ne se voient nus. Or il est évident, d'après ce que nous avons dit que c'est surtout les actes sexuels qui comportent une certaine honte contraire au respect; aussi est-ce de ces actes que les hommes rougissent. C'est pourquoi il est inconvenant que l'union charnelle se fasse entre de telles personnes. C'est cette raison qui semble exprimée dans le Lévitique, où il est dit (18, 7): " C'est ta mère; tu ne découvriras pas sa nudité. " Et ensuite on dit la même chose pour les autres parents. La deuxième raison, c'est qu'il est nécessaire aux personnes liées par le sang de vivre ensemble ou de se fréquenter. C'est pourquoi, si les hommes n'étaient pas détournés de l'union charnelle, une trop grande occasion leur serait donnée de s'unir, et ainsi leurs âmes s'amolliraient trop par la luxure. C'est la raison pour laquelle, dans la loi ancienne, ces personnes obligées de vivre ensemble, semblent avoir été spécialement objet de cette prohibition. La troisième raison, c'est qu'alors on empêcherait la multiplication des amis. En effet, lorsque l'homme prend une épouse hors de sa parenté, tous les consanguins de sa femme se lient à lui par une amitié spéciale, comme s'ils étaient ses propres consanguins. C'est ainsi que S. Augustin peut dire: " Une très juste raison de charité invite les hommes, pour qui la concorde est utile et honorable, à multiplier leurs liens de parenté; un seul homme ne devait pas en concentrer trop en lui-même, il fallait les répartir entre sujets différents. " Aristote ajoute encore une quatrième raison comme l'homme aime naturellement celle qui est du même sang, si cet amour s'ajoutait à l'amour qui vient de l'union charnelle, l'ardeur de l'amour deviendrait trop grande, et le stimulant du désir charnel deviendrait extrême, ce qui est contraire à la chasteté. Il est donc évident que l'inceste est une espèce déterminée de la luxure.


Solutions: 1. Ce désordre avec des personnes qui nous sont liées entraînerait au maximum la destruction de la chasteté, tant à cause de la fréquence des occasions qu'à cause aussi de la trop grande ardeur d'amour, comme on vient de le voir. C'est pourquoi ce désordre avec de telles personnes est appelé " inceste " par excellence. 2. Une personne est liée avec quelqu'un par affinité à cause de la personne qui lui est liée par le sang. C'est pourquoi, puisque l'affinité existe à cause de la consanguinité, on trouve en l'une et l'autre une inconvenance fondée sur la même raison. 3. Dans l'union charnelle des personnes qui sont liées par la parenté il y a quelque chose d'indécent en soi et qui répugne à la raison naturelle, comme par exemple que l'union charnelle se fasse entre parents et enfants, dont la parenté est essentielle et immédiate. En effet c'est par nature que les enfants doivent honorer leurs parents. C'est ainsi qu'Aristote raconte qu'un cheval, qu'on avait fait par ruse s'accoupler avec sa mère, se jeta de lui-même dans un précipice, comme frappé d'horreur, car même chez certains animaux il existe un respect naturel à l'égard des parents. Quant aux autres personnes qui ne sont pas liées directement mais par degrés à leurs parents, l'indécence de leur union ne tient pas à elles-mêmes; en ce domaine la décence ou l'indécence varie selon la coutume, la loi humaine ou divine. Car, nous l'avons dit la pratique sexuelle, parce qu'elle est ordonnée au bien commun, est soumise à la loi. C'est pourquoi S. Augustin, a pu dire que " plus l'union charnelle entre frères et soeurs fut recommandable autrefois sous la pression de la nécessité, plus elle devint par la suite condamnable par une prohibition religieuse ". ARTICLE 10: Le sacrilège Objections: 1. Il semble que le sacrilège ne, puisse être une espèce de la luxure. En effet, une même espèce ne se trouve pas dans différents genres qui ne sont pas subalternes. Or le sacrilège est une espèce de l'irréligion, comme on l'a établi antérieurement. Le sacrilège ne peut donc pas être une espèce de la luxure. 2. Dans les Décrets le sacrilège n'est pas placé parmi les espèces de la luxure. 3. Si, par luxure, un attentat est commis contre une chose sainte, cela arrive aussi par des vices d'autres genres. Or le sacrilège n'est pas placé parmi les espèces de la gourmandise, ni parmi les espèces d'un autre vice semblable. On ne doit donc pas davantage le placer parmi les vices de la luxure. En sens contraire, S. Augustin dit: " De même qu'il est injuste de franchir les limites d'un champ par avidité de posséder, de même il est injuste de renverser les barrières des moeurs par convoitise des rapports sexuels. " Or, franchir les limites d'un champ dans un domaine sacré est un péché de sacrilège. Pour la même raison, renverser les barrières des moeurs par convoitise des rapports sexuels dans un domaine sacré constitue le vice de sacrilège. Or la convoitise des rapports sexuels ressortit à la luxure. Le sacrilège est donc une espèce de la luxure. Réponse: Comme nous l'avons dit précédemment, l'acte d'une vertu ou d'un vice, lorsqu'il est ordonné à la fin d'une autre vertu ou d'un autre vice, prend l'espèce de ceux-ci; c'est ainsi qu'un vol commis en vue d'un adultère passe dans l'espèce de l'adultère. Or il est clair qu'observer la chasteté en vue du culte à rendre à Dieu est un acte de religion - on le voit chez ceux qui vouent et gardent la virginité, comme le montre S. Augustin. Il est donc manifeste que la luxure, lorsqu'elle viole quelque chose qui appartient au culte divin, ressortit à l'espèce du sacrilège. C'est de cette façon que le sacrilège peut être placé parmi les espèces de la luxure.


Solutions: 1. La luxure, selon qu'elle est ordonnée à la fin d'un autre vice, devient une espèce de ce vice. C'est ainsi qu'une espèce de la luxure peut être aussi une espèce de l'irréligion, entrant pour ainsi dire dans un genre supérieur. 2. Les Décrets énumèrent les fautes qui sont en elles-mêmes des espèces de la luxure, mais le sacrilège est une espèce de la luxure selon qu'il est ordonné à la fin d'un autre vice. Il peut d'ailleurs se rencontrer avec différentes espèces de la luxure. Si en effet on abuse d'une personne qui nous est liée selon la parenté spirituelle, on commet un sacrilège par mode d'inceste. Mais si l'on abuse d'une vierge qui est consacrée à Dieu, en tant qu'elle est une épouse du Christ, c'est un sacrilège par mode d'adultère; si c'est en tant qu'elle est commise à la garde d'un père spirituel, ce sera une sorte de stupre de nature spirituelle; et si l'on emploie la violence, ce sera un rapt de nature spirituelle, qui, même selon les lois civiles, est puni plus gravement qu'un autre rapt. C'est pourquoi l'empereur Justinien dit: " Si quelqu'un a l'audace, je ne dis pas d'enlever, mais de violenter seulement les vierges très saintes pour les épouser, qu'il soit frappé de la peine capitale. " 3. Le sacrilège est commis contre une chose sainte. Mais une chose sainte peut être soit une personne consacrée que l'on convoite pour coucher avec elle, et cela appartient alors à la luxure; soit quelque chose que l'on convoite pour se l'approprier, et cela appartient à l'injustice. Le sacrilège peut encore appartenir à la colère, quand par exemple quelqu'un, par colère, commet un préjudice envers une personne consacrée. Ou bien on commet un sacrilège en absorbant par gourmandise une nourriture consacrée. Cependant on attribue plus spécialement le sacrilège à la luxure, qui s'oppose à la chasteté, que certaines personnes sont spécialement consacrées à observer. ARTICLE 11: Le péché contre nature Objections: 1. Il semble que le vice contre nature ne soit pas une espèce de la luxure. En effet, dans l'énumération des espèces de la luxure que donne l'Article précédent, on ne fait pas mention du vice contre nature. 2. La luxure s'oppose à la vertu, et c'est de cette manière qu'elle est comprise dans la malice. Or le vice contre nature n'est pas compris dans la malice mais dans la bestialité, comme le montre Aristote. Le vice contre nature n'est donc pas une espèce de la luxure. 3. La luxure porte sur les actes ordonnés à la génération humaine, on l'a dit plus haut. Mais le vice contre nature porte sur des actes qui ne peuvent être suivis de la génération. Le vice contre nature n'est donc pas une espèce de la luxure. En sens contraire, S. Paul énumère ce vice parmi les autres espèces de luxure, quand il dit (2 Co 12, 21): " ... Ils n'ont pas fait pénitence pour leurs actes d'impureté, de fornication et d'impudicité. " Et la Glose précise: " Impureté, c'est-à-dire luxure contre nature. " Réponse: Comme on l'a vu plus haut, il y a une espèce déterminée de luxure là où se rencontre une raison spéciale de difformité rendant l'acte sexuel indécent. Mais cela peut exister de deux façons: d'une première façon, parce que cela s'oppose à la droite raison, ce qui est commun à tout vice de luxure; d'une autre façon, parce que, en outre, cela contredit en lui-même l'ordre naturel de l'acte sexuel qui convient à l'espèce humaine; c'est là ce qu'on appelle " vice contre nature ". Il peut se produire de plusieurs manières. D'une première manière, lorsqu'en l'absence de toute union charnelle, pour se procurer le plaisir vénérien, on provoque la pollution: ce qui appartient au péché d'impureté que certains appellent masturbation. - D'une autre manière, lorsque l'on accomplit l'union chamelle avec un être qui n'est pas de l'espèce humaine: ce qui s'appelle bestialité. - D'une troisième manière, lorsqu'on a des rapports sexuels avec une personne qui n'est pas du sexe complémentaire, par exemple homme avec homme ou


femme avec femme: ce qui se nomme vice de Sodome. - D'une quatrième manière, lorsqu'on n'observe pas le mode naturel de l'accouplement, soit en n'utilisant pas l'organe voulu soit en employant des pratiques monstrueuses et bestiales pour s'accoupler. Solutions: 1. En cet endroit on énumère les espèces de luxure qui ne s'opposent pas à la nature humaine. C'est pourquoi on omet le vice contre nature. 2. La bestialité diffère de la malice, qui s'oppose à la vertu humaine, en ce qu'elle comporte un certain excès concernant la même matière. C'est pourquoi elle peut être ramenée au même genre. 3. Le luxurieux ne recherche pas la génération humaine, mais la jouissance sexuelle, que l'on peut éprouver sans les actes qui ont pour suite la génération humaine. C'est ce qui est recherché dans le vice contre nature. ARTICLE 12: L'ordre de gravité entre les espèces de la luxure Objections: 1. Il semble que le vice contre nature ne soit pas le péché le plus grave parmi les espèces de la luxure. En effet, un péché est d'autant plus grave qu'il est plus contraire à la charité. Or l'adultère, le stupre et le rapt, qui portent préjudice au prochain, paraissent plus contraires à la charité envers le prochain que les péchés contre nature, par lesquels on ne porte aucun préjudice à autrui. Le péché contre nature n'est donc pas le péché le plus grand parmi les espèces de la luxure. 2. Les péchés les plus graves paraissent ceux qui se commettent contre Dieu. Or le sacrilège est directement commis contre Dieu, puisqu'il s'attaque au culte divin. Le sacrilège est donc un péché plus grave que le vice contre nature. 3. Un péché semble d'autant plus grave qu'il s'exerce sur une personne que nous devons aimer davantage. Or, selon l'ordre de la charité, nous devons aimer les personnes qui nous sont proches, lesquelles sont souillées par l'inceste, plus que les personnes étrangères, lesquelles sont souillées par le vice contre nature. L'inceste est donc un péché plus grave que le vice contre nature. 4. Si le vice contre nature est le plus grave, il semble alors qu'il soit d'autant plus grave qu'il est davantage contre nature. Or l'impureté ou masturbation semble être davantage contre nature, puisque ce qui paraît plus conforme à la nature est que l'agent et le patient soient différents. D'après cela l'impureté serait donc le plus grave des péchés contre nature. Or cela est faux. Donc les vices contre nature ne sont pas les plus graves parmi les péchés de luxure. En sens contraire, S. Augustin dit que " de tous les vices qui relèvent de la luxure, le pire est celui qui se fait contre nature ". Réponse: En tout genre ce qu'il y a de pire est la corruption du principe dont tout le reste dépend. Mais les principes de la raison sont ce qui est conforme à la nature, car la raison, compte tenu de ce qui est déterminé par la nature, dispose le reste selon ce qui convient. Il en est ainsi dans le domaine spéculatif aussi bien que dans celui de l'action. C'est pourquoi, de même que dans le domaine spéculatif l'erreur concernant ce dont l'homme a naturellement la connaissance constitue l'erreur la plus grave et la plus difforme, de même dans l'action agir contre ce qui est déterminé selon la nature constitue ce qu'il y a de plus grave et de plus difforme. Donc puisque, dans les vices contre nature, l'homme transgresse ce qui est déterminé selon la nature quant aux activités sexuelles, il s'ensuit qu'en une telle matière ce péché est le plus grave. - Après lui vient l'inceste qui, nous l'avons dit . est contraire au respect naturel que nous devons à nos proches. Par les autres espèces de la luxure on omet seulement ce qui est déterminé selon la droite raison, les principes naturels restant saufs. Or ce qui répugne le plus à la raison est d'utiliser le sexe non


seulement à l'encontre de ce qui convient à la progéniture qu'il faut engendrer, mais aussi en portant préjudice à autrui. C'est pourquoi la fornication simple, qui se commet sans porter préjudice à une autre personne, est la moindre parmi les espèces de la luxure. Si l'on abuse d'une femme soumise au pouvoir d'un autre en vue de la génération, c'est une injustice plus grave que si elle est seulement confiée à la garde de son protecteur. C'est pourquoi l'adultère est plus grave que le stupre. - L'un et l'autre sont aggravés par la violence. A cause de cela le rapt d'une vierge est plus grave que le stupre, et le rapt d'une épouse plus grave que l'adultère. - Et toute ces fautes sont encore aggravées s'il y a sacrilège, nous l'avons dit. Solutions: 1. De même que l'ordre de la raison droite vient de l'homme, de même l'ordre de la nature vient de Dieu lui-même. C'est pourquoi dans les péchés contre nature, où l'ordre même de la nature est violé, il est fait injure à Dieu lui-même, l'ordonnateur de la nature. Aussi S. Augustin dit-il: " Les turpitudes contre nature doivent être partout et toujours détestées et punies, comme celles des habitants de Sodome. Quand même tous les peuples imiteraient Sodome, ils tomberaient tous sous le coup de la même culpabilité, en vertu de la loi divine qui n'a pas fait les hommes pour user ainsi d'eux-mêmes. C'est violer jusqu'à cette société qui doit exister entre Dieu et nous de souiller par les dépravations de la sensualité la nature dont il est l'auteur. " 2. Les vices contre nature sont aussi contre Dieu, on vient de le dire. Et ils l'emportent d'autant plus sur la corruption du sacrilège, que l'ordre de la nature humaine est plus primitif et plus stable que tout autre ordre surajouté. 3. A tout individu la nature de l'espèce est plus étroitement unie que n'importe quel individu. C'est pourquoi les péchés qui se commettent contre la nature de l'espèce sont les plus graves. 4. Le péché par lequel on use mal de quelque chose est plus grave que celui qui omet le bon usage de cette chose. C'est pourquoi, parmi les vices contre nature, le péché d'impureté, qui consiste dans la seule omission de l'union charnelle avec autrui occupe le dernier rang. - Mais le plus grave est la bestialité, où l'on n'observe pas la relation requise avec l'espèce. C'est pourquoi, sur ce passage de la Genèse (37, 2 Vg): " Il accusa ses frères du crime le plus bas ", la Glose ajoute: " Parce qu'ils avaient eu des relations avec les bêtes de leur troupeau. " - Après ce crime se place le vice de l'homosexualité, où l'on ne tient pas compte du sexe requis. - Ensuite, c'est le péché de celui qui n'observe pas le mode qui convient pour l'union sexuelle. Et si l'on n'utilise pas l'organe sexuel qui convient, le vice est plus grave que si le désordre concerne seulement le mode de l'union. LES PARTIES POTENTIELLES DE LA TEMPÉRANCE Nous devons étudier maintenant les parties potentielles de la tempérance. Et d'abord la continence; puis la clémence (Q. 157-159); enfin, la modestie (Q. 160). A propos de la première de ces parties, nous étudierons la continence (Q. 155) et l'incontinence (Q. 156).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 155: LA CONTINENCE 1. La continence est-elle une vertu? - 2. Quelle est sa matière? - 3. Quel est son siège? - 4. Comparaison de la continence avec la tempérance.


ARTICLE 1: La continence est-elle une vertu? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet une espèce ne se distingue pas de son genre par opposition. Or la continence se distingue de la vertu par opposition, selon Aristote. La continence n'est donc pas une vertu. 2. Personne ne pèche en pratiquant la vertu, car, selon S. Augustin " la vertu est ce dont personne n'use mal ". Or on peut pécher en se contenant: par exemple si l'on désire faire quelque chose de bon et qu'on se retienne de le faire. La continence n'est donc pas une vertu. 3. Aucune vertu ne fait s'abstenir l'homme de ce qui est licite, mais seulement de ce qui est illicite. Or la continence fait s'abstenir l'homme des biens qui sont licites. En effet, la Glose, à propos de S. Paul (Ga 5, 23) dit que, par la continence, " on s'abstient aussi de choses licites ". La continence n'est donc pas une vertu. En sens contraire, tout habitus louable semble être une vertu. Or c'est le cas de la continence. Car pour Andronicus " elle est un habitus qui n'est pas vaincu par la délectation ". La continence est donc une vertu. Réponse: Le mot " continence " s'emploie en un double sens. En effet, certains parlent de continence quand on s'abstient de tout plaisir sexuel. C'est pourquoi S. Paul (Ga 5, 23) joint la continence à la chasteté. Ainsi la continence parfaite est primordialement la virginité, et secondairement la viduité. A ce point de vue, par conséquent, la continence a la même raison que la virginité, dont nous avons dit qu'elle est une vertu. Mais d'autres disent que la continence est ce qui permet à quelqu'un de résister aux convoitises mauvaises qui l'agitent violemment. C'est de cette manière qu'Aristote entend la continence. C'est aussi de cette manière qu'elle est comprise dans les Conférences des Pères En ce sens, la continence a quelque chose de la vertu, en tant que la raison est affermie contre les passions, afin de ne pas être entraînée par elles; cependant elle n'atteint pas à la perfection de la vertu, qui fait que même l'appétit sensible est soumis à la raison, si bien qu'il ne connaît plus l'insurrection de passions violentes contraires à la raison. C'est pourquoi Aristote dit que " la continence n'est pas une vertu, mais qu'elle est un certain mélange ", en tant qu'elle a quelque chose de la vertu, et qu'elle manque en quelque chose à la vertu. - Cependant si, dans un sens plus large, nous entendons le mot vertu de tout principe d'oeuvres louables, nous pouvons dire que la continence est une vertu. Solutions: 1. Aristote distingue la continence par opposition à la vertu, quand il considère ce qui lui manque par rapport à celle-ci. 2. C'est le propre de l'homme d'être selon la raison. C'est pourquoi l'on dit que quelqu'un se " tient " en lui-même, quand il se tient conformément à la raison. Or ce qui appartient à la perversion de la raison n'est plus conforme à la raison. Aussi appelle-t-on vraiment continent celui qui se tient selon la raison droite, et non selon la raison pervertie. Or les mauvais désirs s'opposent à la raison droite, de même que les bons désirs s'opposent à la raison pervertie. C'est pourquoi on appelle proprement et vraiment continent celui qui persiste dans la raison droite en s'abstenant des désirs mauvais, et non celui qui persiste dans la raison pervertie en s'abstenant des bons désirs; on dit plutôt de ce dernier qu'il est obstiné dans le mal. 3. La Glose parle ici de la continence en l'entendant dans le premier sens, selon qu'elle désigne une vertu parfaite, qui s'abstient non seulement des biens illicites, mais aussi de certains biens licites qui sont moins bons, afin de tendre totalement aux biens plus parfaits. ARTICLE 2: Quelle est la matière de la continence?


Objections: 1. Il ne semble pas que sa matière soit les convoitises des plaisirs du toucher. S. Ambroise dit en effet: " La beauté générale, comme forme constante et intégrale de l'honneur, est ce que vise le continent dans tous ses actes. " Or les actes humains ne se rattachent pas tous aux délectations du toucher. La continence n'a donc pas seulement pour matière les convoitises des plaisirs du toucher. 2. Le mot " continence ", nous venons de le voir, vient de ce que l'on se " tient " dans le bien de la raison droite. Mais il y a d'autres passions qui détournent plus violemment de la raison droite que les convoitises des délectations du toucher: la crainte des périls de mort par exemple, qui paralyse; la colère aussi, qui ressemble à la démence, dit Sénèque. Donc la continence ne concerne pas seulement les convoitises des délectations du toucher. 3. Cicéron dit que " la continence est ce qui fait que la cupidité est dirigée par le conseil ". Mais on a coutume de parler davantage de cupidité à propos des richesses qu'à propos des plaisirs du toucher, selon S. Paul (1 Tm 6, 10): " La cupidité est la racine de tous les vices. " La continence n'a donc pas comme matière propre les convoitises des plaisirs du toucher. 4. Les plaisirs du toucher ne se trouvent pas seulement dans les activités sexuelles, mais aussi dans la nourriture. Or on a l'habitude de ne parler de continence qu'à propos de la vie sexuelle. Sa matière propre n'est donc pas la convoitise des délectations du toucher. 5. Parmi les délectations du toucher, il en est qui ne sont pas humaines, mais bestiales: aussi bien en ce qui concerne les aliments, lorsqu'on se réjouit de manger de la chair humaine par exemple, qu'en ce qui concerne les actes sexuels, lorsqu'on abuse, par exemple, des animaux ou des enfants. Or, d'après Aristote, ces abus ne relèvent pas de la continence. Les désirs des plaisirs du toucher ne sont donc pas la matière propre de la continence. En sens contraire, Aristote dit que " la continence et l'incontinence ont la même matière que la tempérance et l'intempérance ". Or la tempérance et l'intempérance ont pour matière les convoitises des plaisirs du toucher. Il en est donc de même pour la continence et l'incontinence. Réponse: Le mot " continence " implique une certaine retenue, en ce sens que l'on se " contient " de suivre la passion. C'est pourquoi l'on parle proprement de continence à propos de ces passions qui incitent à rechercher quelque chose, et en lesquelles il est louable que la raison retienne l'homme en cette poursuite; mais elle ne concerne pas proprement les passions qui impliquent un certain retrait, comme la crainte et les autres passions semblables, en lesquelles il est louable en effet de conserver de la fermeté dans la poursuite de ce que la raison prescrit, ainsi que nous l'avons dit antérieurement. Or il faut bien voir que les inclinations naturelles sont les principes de tout ce qui advient par la suite. C'est pourquoi les passions poussent à poursuivre quelque chose avec d'autant plus de véhémence qu'elles suivent davantage une inclination de la nature. Mais la nature incline principalement à ce qui lui est nécessaire, ou bien pour la conservation de l'individu, comme c'est le cas de la nourriture ou bien pour la conservation de l'espèce, comme c'est le cas des actes sexuels. Or les délectations qu'ils procurent appartiennent au toucher. C'est pourquoi la continence et l'incontinence sont dites proprement concerner les convoitises des plaisirs du toucher. Solutions: 1. De même que le mot tempérance peut être pris en un sens général et s'appliquer alors à toute matière, et s'appliquer cependant au sens strict à cette matière où il est surtout bon que l'homme soit refréné, de même la continence s'applique strictement à la matière où il est très bon et très difficile de se contenir: les convoitises du toucher. Mais en un sens général et d'un certain point de vue, elle peut s'appliquer à n'importe quelle autre matière. C'est en ce sens que S. Ambroise emploie le mot de continence.


2. En ce qui concerne la crainte, ce n'est pas proprement la continence qui est louée, mais plutôt la fermeté d'âme que la force implique. Quant à la colère, elle donne, il est vrai, un élan pour poursuivre quelque chose; cependant cet élan fait suite à une appréhension de l'esprit, selon laquelle on s'estime lésé par un autre, beaucoup plus qu'à une inclination naturelle. C'est pourquoi l'on dit que quelqu'un, d'un certain point de vue, est continent quant à la colère, mais on ne dit pas cela de manière pure et simple. 3. Les biens extérieurs comme les honneurs, la richesse, et autres choses semblables, semblent bien selon Aristote " être par eux-mêmes dignes d'être choisis, mais non comme s'ils étaient nécessaires " à la conservation de la nature. C'est pourquoi, en ce qui les concerne, " nous ne parlons pas simplement de continents ou d'incontinents ", mais à un certain point de vue, " en précisant qu'ils sont continents ou incontinents vis-à-vis des avantages pécuniaires ou des honneurs ", etc. Il faut en conclure que Cicéron, ou bien utilise le mot " continence " en un sens général, en tant que ce mot inclut aussi la continence envisagée d'un certain point de vue, ou bien que par " cupidité " il entend strictement la convoitise des choses délectables au toucher. 4. Les plaisirs procurés par le sexe sont plus véhéments que les plaisirs procurés par la nourriture. Aussi est-ce à propos du domaine sexuel que nous avons l'habitude de parler de continence et d'incontinence plus qu'à propos des plaisirs de la nourriture; bien que, d'après Aristote, on puisse en parler à propos des uns et des autres. 5. La continence est un bien de la raison humaine: aussi se rapporte-t-elle aux passions qui peuvent être connaturelles à l'homme. C'est pourquoi Aristote dit que, " si quelqu'un tenant un enfant désire le dévorer, ou trouver un plaisir charnel inconvenant, qu'il suive ou non son désir, il n'est pas possible de parler à son propos de continence purement et simplement, mais sous un certain rapport ". ARTICLE 3: Quel est le siège de la continence? Objections: 1. Il semble que ce soit la puissance concupiscible. Il faut en effet que le siège d'une vertu soit proportionné à sa matière. Or la matière de la continence, on l'a vu, est la convoitise de ce qui est délectable au toucher, convoitise qui appartient à la faculté du concupiscible. 2. " Les choses opposées appartiennent au même domaine. " Or l'incontinence est dans le concupiscible, dont les passions l'emportent sur la raison. Andronicus dit en effet que l'incontinence est " la malice du concupiscible, qui choisit les plaisirs mauvais, malgré la défense de l'appétit raisonnable ". La continence, pour la même raison, est donc dans le concupiscible. 3. Le sujet de la vertu humaine est ou bien la raison, ou bien la faculté de l'appétit, qui se divise en volonté, en concupiscible et en irascible. Or la continence n'est pas dans la raison, car elle serait alors une vertu intellectuelle. Elle ne se trouve pas non plus dans la volonté, car la continence a pour matière les passions, qui ne sont pas dans la volonté. Elle n'est pas non plus dans l'irascible, car elle n'a pas comme matière propre les passions de l'irascible, on l'a vu. Il reste donc qu'elle se trouve dans le concupiscible. En sens contraire, toute vertu se trouvant dans une puissance supprime l'acte mauvais de cette puissance. Or la continence ne supprime pas l'acte mauvais du concupiscible, puisque, dit Aristote, " le continent a des désirs mauvais ". La continence n'est donc pas dans le concupiscible. Réponse: Toute vertu existant dans une faculté fait que celle-ci n'a pas la même disposition que lorsqu'elle est soumise au vice opposé. Or le concupiscible se comporte de la même façon en celui qui est continent et en celui qui est incontinent, car en l'un et en l'autre il a de violents accès de convoitise mauvaise. Il est donc clair que la continence ne siège pas dans le concupiscible. Pareillement, la raison


se comporte de la même façon dans les deux cas, car le continent et l'incontinent ont une raison droite, et tous deux, en l'absence de passion, ont l'intention de ne pas suivre les convoitises illicites. - Mais une première différence entre eux se trouve dans le choix, car le continent, quoique soumis à de violentes convoitises, choisit cependant de ne pas les suivre, conformément à la raison, tandis que l'incontinent choisit de les suivre, malgré l'opposition de la raison. Et c'est pourquoi il faut que la continence ait son siège dans cette puissance de l'âme qui a pour acte le choix, et qui est, nous l'avons vu, la volonté. Solutions: 1. La continence a pour matière les convoitises des plaisirs du toucher, non en ce sens qu'elle les modère, ce qui appartient à la tempérance, laquelle réside dans le concupiscible, mais en ce sens qu'elle leur résiste. Il faut donc qu'elle soit dans une autre puissance, car la résistance suppose deux antagonistes. 2. La volonté est intermédiaire entre la raison et le concupiscible, et peut être actionnée par l'une et l'autre. En celui qui est continent la volonté obéit à la raison; en celui qui est incontinent elle obéit au concupiscible. C'est pourquoi la continence peut être attribuée à la raison comme à ce qui la meut en premier, et l'incontinence au concupiscible, bien que l'un et l'autre relèvent immédiatement de la volonté comme de leur siège propre. 3. Quoique les passions n'aient pas leur siège dans la volonté, celle-ci a le pouvoir de leur résister. C'est ainsi que la volonté du continent résiste aux convoitises. ARTICILE 4: Comparaison de la continence avec la tempérance Objections: 1. Il semble que la continence est meilleure que la tempérance. On lit en effet dans l'Ecclésiastique (26, 15 Vg): " L'âme continente n'a pas de prix. " Aucune vertu ne peut donc équivaloir à la continence. 2. Une vertu est d'autant meilleure qu'elle mérite une plus grande récompense. Mais la continence semble mériter la récompense la plus grande, car S. Paul a écrit (2 Tm 2, 5): " L'athlète ne recevra la couronne que s'il a loyalement combattu. " Or le continent qui subit l'assaut violent des passions et des convoitises mauvaises combat davantage que le tempérant, qui ne connaît pas de ces violences. La continence est donc une vertu meilleure que la tempérance. 3. La volonté est une puissance plus noble que l'appétit concupiscible. Or la continence se trouve dans la volonté, tandis que la tempérance se trouve dans l'appétit concupiscible, on vient de le voir. La continence est donc une vertu meilleure que la tempérance. En sens contraire, Cicéron et Andronicus rattachent la continence à la tempérance comme à la vertu principale. Réponse: On l'a vu plus haut, la continence se prend en un double sens. En un premier sens, selon qu'elle implique la cessation de tous les plaisirs sexuels. Si on l'entend ainsi, la continence est meilleure que la simple tempérance, comme il ressort de ce que nous avons dit plus haut de l'excellence de la virginité par rapport à la simple chasteté. En un autre sens la continence peut être entendue selon qu'elle comporte une résistance de la raison aux convoitises mauvaises qui nous agitent violemment. De ce point de vue la tempérance est bien meilleure que la continence, car le bien de la vertu mérite la louange en ce qu'il est conforme à la raison. Or, le bien de la raison a plus de vigueur chez le tempérant, en qui l'appétit sensible lui-même est également soumis à la raison et comme dominé par elle, que chez le continent, en qui l'appétit sensible résiste violemment à la raison par ses convoitises mauvaises. C'est pourquoi la continence se compare à la tempérance comme l'imparfait au parfait.


Solutions: 1. Cette citation peut s'entendre de deux façons. D'une première façon, en tant que l'on comprend la continence comme une abstention de tout ce qui a rapport au sexe. En ce sens on dit que " l'âme continente n'a pas de prix ", dans le genre chasteté, car la fécondité de la chair, que l'on recherche dans le mariage n'égale pas la continence des vierges ou des veuves, comme on l'a vu plus haut. D'une autre façon, cette citation peut s'entendre en tant que le mot continence est pris en général pour toute abstention des choses illicites. On dit alors que " l'âme continente n'a pas de prix ", car on ne l'estime pas comme l'or ou l'argent, qui se mesurent au poids. 2. La force de la convoitise, ou sa faiblesse, peut provenir d'une double cause. Elle provient en effet parfois d'une cause corporelle. Car certains, en raison de leur tempérament naturel, sont plus prompts que d'autres à la convoitise. En outre, certains ont, plus que d'autres, des occasions de plaisirs qui enflamment leur convoitise. Et alors la faiblesse de la convoitise diminue le mérite, tandis que la force de la convoitise augmente le mérite. Mais parfois la faiblesse ou la force de la convoitise provient d'une cause spirituelle méritoire, par exemple d'une charité fervente, ou d'une raison vigoureuse, comme c'est le cas chez l'homme tempérant. Et alors la faiblesse de la convoitise, en raison de sa cause, augmente le mérite, tandis que sa force le diminue. 3. La volonté est plus proche de la raison que l'appétit concupiscible. Il en résulte que le bien de la raison pour lequel on loue la vertu, apparaît plus grand quand il atteint non seulement la volonté, mais aussi l'appétit concupiscible - ce qui est le cas chez le tempérant - que lorsqu'il atteint seulement la volonté, ce qui est le cas chez le continent.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 156: L'INCONTINENCE 1. L'incontinence relève-t-elle de l'âme ou du corps? - 2. L'incontinence est-elle un péché? - 3. Comparaison entre l'incontinence et l'intempérance. - 4. Quel est le plus laid: ne pas contenir sa colère, ou sa convoitise? ARTICLE 1: L'incontinence relève-t-elle de l'âme ou du corps? Objections: 1. Il semble que l'incontinence ne relève pas de l'âme, mais du corps. En effet, la différence des sexes ne se trouve pas du côté de l'âme, mais du côté du corps. Or la différence des sexes entraîne une différence quant à la continence. Aristote a dit en effet que les femmes ne sont ni continentes ni incontinentes. La continence ne relève donc pas de l'âme mais du corps. 2. Ce qui relève de l'âme n'est pas une conséquence du tempérament corporel. Or l'incontinence dépend du tempérament. Aristote dit en effet que " ce sont surtout les gens emportés ", c'est-à-dire les colériques " et les atrabilaires qui, du fait de leur convoitise sans frein, sont incontinents ". L'incontinence relève donc du corps. 3. La victoire appartient plutôt au triomphateur qu'au vaincu. Mais on dit que quelqu'un est incontinent quand " la chair, qui convoite contre l'esprit ", triomphe de lui. L'incontinence relève donc davantage de la chair que de l'âme. En sens contraire, si l'homme diffère des bêtes, c'est à titre premier par son âme. Il en diffère aussi selon la raison de continence ou d'incontinence, car nous ne disons pas des animaux qu'ils sont


continents ou incontinents, comme le montre Aristote. L'incontinence se trouve donc surtout du côté de l'âme. Réponse: Tout être est attribué davantage à ce qui en est la cause par soi qu'à ce qui en offre seulement l'occasion. Or ce qui se trouve du côté du corps offre seulement l'occasion de l'incontinence. En effet, par la disposition du corps, il peut arriver que des passions véhémentes se lèvent dans l'appétit sensible, qui est une puissance de l'organe corporel. Mais ces passions, quelque véhémentes qu'elles soient, ne sont pas une cause suffisante d'incontinence, mais une occasion seulement, car, tant que dure l'usage de la raison, l'homme peut toujours résister aux passions. Mais si les passions grandissent au point de supprimer totalement l'usage de la raison, comme il arrive chez ceux qui, à cause de la véhémence des passions, tombent dans la démence, il ne sera plus question de continence ou d'incontinence; parce que chez eux a disparu le jugement de la raison, que le continent observe tandis que l'incontinent l'abandonne. Il faut donc conclure que la cause directe de l'incontinence se trouve du côté de l'âme, qui n'emploie pas la raison pour résister aux passions. Cela peut se produire de deux façons, d'après Aristote. D'une première façon, l'âme cède aux passions avant même d'avoir consulté la raison: c'est " l'incontinence effrénée ", ou " impétuosité ". D'une autre façon, l'homme ne s'en tient pas à ce qui lui a été conseillé, du fait qu'il est faiblement attaché au jugement que la raison a porté, aussi appelle-t-on cette incontinence-là une " débilité ". Il est donc clair que l'incontinence relève premièrement de l'âme. Solutions: 1. L'âme humaine est la forme du corps, et elle possède certaines facultés qui emploient des organes corporels, dont les opérations servent aussi à ces oeuvres de l'âme qui ne sont pas corporelles, c'est-à-dire à l'acte de l'intelligence et de la volonté; c'est ainsi que l'intelligence reçoit des sens ses images, et que la volonté est poussée par la passion de l'appétit sensible. De ce point de vue, parce que la femme possède corporellement une complexion fragile, il arrive dans la plupart des cas qu'elle donne faiblement son adhésion, même si parfois, chez certaines, il en va autrement, comme on le voit dans les Proverbes (31, 10): " Une femme forte, qui la trouvera? " Et parce que ce qui est faible ou débile " est considéré comme nul ", il s'ensuit qu'Aristote parle des femmes comme n'ayant pas un jugement ferme de la raison, quoique chez certaines femmes ce soit le contraire qui arrive. Et c'est pourquoi il dit que " les épouses ne sont pas appelées continentes, car elles n'ont pas le commandement ", comme ayant une solide raison, " mais sont commandées ", comme suivant facilement les passions. 2. Sous l'assaut de la passion, il arrive que l'on suive immédiatement la passion avant le conseil de la raison. Or l'entraînement de la passion provient habituellement soit de sa soudaineté, comme chez les colériques, soit de sa véhémence, comme chez les atrabilaires qui, à cause de leur constitution terrestre, s'enflamment de façon très violente. Mais il arrive à l'inverse que quelqu'un ne persiste pas dans ce qui lui est conseillé, parce que son adhésion est faible, à cause de la mollesse de sa complexion, comme on l'a dit des femmes. Il semble que cela se produise aussi chez les indolents, pour la même cause que chez les femmes. Or tout cela arrive en tant que la complexion du corps fournit une occasion d'incontinence; il n'y a pas là cependant une cause suffisante, on l'a vu. 3. La convoitise de la chair chez l'incontinent triomphe de l'esprit, non par nécessité, mais par une certaine négligence de l'esprit qui ne résiste pas fortement. ARTICLE 2: L'incontinence est-elle un péché? Objections: 1. Non, semble-t-il. S. Augustin dit en effet que " nul ne pèche en ce qu'il ne peut éviter ". Or nul ne peut, de lui-même, éviter l'incontinence, selon la Sagesse (8, 21 Vg): " je sais que je ne puis être continent à moins que Dieu me le donne. " L'incontinence n'est donc pas un péché. 2. Tout péché semble se trouver dans la raison. Or, chez l'incontinent, le jugement de la raison est vaincu.


3. Personne ne pèche par le fait qu'il aime Dieu violemment. Or on peut devenir incontinent par la violence de l'amour divin. En effet Denys déclare que " Paul, par incontinence d'amour divin, a dit: "je vis, non plus moi, etc." " L'incontinence n'est donc pas un péché. En sens contraire, S. Paul l'énumère parmi d'autres péchés, quand il dit (2 Tm 3, 3) " médisants, incontinents, intraitables, etc. " Réponse: L'incontinence peut s'entendre de trois façons. 1° Au sens propre et absolu. En ce sens l'incontinence a pour matière les convoitises des plaisirs du toucher, de même que l'intempérance comme il a été dit plus haut au sujet de la continence. Et alors l'incontinence est un péché pour une double raison; d'abord parce que l'incontinent s'écarte de ce qui est conforme à la raison; ensuite parce qu'il se plonge dans des jouissances honteuses. C'est pourquoi Aristote dit que " l'incontinence encourt le blâme non seulement comme tout péché ", qui consiste à s'écarter de la raison, " mais comme une certaine malice ", en tant qu'elle poursuit des convoitises mauvaises. 2° On parle d'incontinence relative, au sens propre sans doute, en tant que l'homme s'écarte de ce qui est conforme à la raison, mais non au sens strict: lorsque, par exemple, on n'observe pas la mesure de la raison dans le désir des honneurs, des richesses ou d'autres choses semblables, qui paraissent en soi être bonnes. En cette matière il n'y a pas incontinence au sens strict, mais au sens relatif, comme on l'a dit plus haute de la continence. En ce cas l'incontinence est un péché, non parce qu'on se livre à des convoitises mauvaises, mais parce qu'on n'observe pas la mesure de raison qui est nécessaire, même quand on désire des choses qui, de soi, méritent d'être recherchées. 3° On parle d'incontinence relative non au sens propre, mais par analogie: lorsqu'on désire, par exemple, quelque chose dont on ne peut mal user, comme les vertus. En cette matière on peut dire par analogie que quelqu'un est incontinent; car, de même que celui qui est incontinent se laisse totalement entraîner par la convoitise mauvaise, de même on peut se laisser totalement entraîner par la convoitise bonne, qui est conforme à la raison. Une telle incontinence n'est pas un péché, mais appartient à la perfection de la vertu. Solutions: 1. L'homme peut éviter le péché et faire le bien, non cependant sans le secours divin, comme il est dit en S. Jean (15, 5): " Sans moi vous ne pouvez rien faire. " Que l'homme ait besoin du secours divin pour être continent n'empêche donc pas que l'incontinence soit un péché, car, dit Aristote: " Ce que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons en quelque sorte par nous-même. " 2. En celui qui est incontinent le jugement de la raison est vaincu, non par nécessité, ce qui supprimerait la raison de péché, mais par une certaine négligence de l'homme qui ne s'applique pas fermement à résister à la passion selon le jugement de la raison qui lui appartient. 3. Cet argument vaut pour l'incontinence entendue au sens métaphorique, et non au sens propre. ARTICLE 3: Comparaison entre l'incontinence et l'intempérance Objections: 1. Il semble que l'incontinent pèche plus gravement que l'intempérant. Il apparaît en effet que l'on pèche d'autant plus gravement que l'on agit davantage contre sa conscience, selon S. Luc (12, 47): " Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, n'aura rien tenu prêt et n'aura pas agi selon cette volonté, recevra un grand nombre de coups. " Or l'incontinent semble agir davantage que l'intempérant contre sa conscience, car d'après Aristote, l'incontinent qui sait que ce qu'il convoite est mauvais, agit néanmoins selon la passion; tandis que l'intempérant juge que ce qu'il convoite est bon. L'incontinent pèche donc plus gravement que l'intempérant.


2. Un péché semble d'autant moins guérissable qu'il est plus grave. C'est pourquoi les péchés contre le Saint-Esprit, qui sont les plus graves, sont dits irrémissibles. Or le péché d'incontinence semble être plus inguérissable que le péché d'intempérance. En effet, le péché se guérit par l'admonition et la correction, qui ne semblent d'aucune utilité à l'incontinent, lequel sait qu'il agit mal et n'en continue pas moins; l'intempérant, au contraire, croit agir bien, et par suite l'admonition pourrait lui être de quelque utilité. L'incontinent semble donc pécher plus gravement que l'intempérant. 3. On pèche d'autant plus gravement que l'on pèche avec une plus grande sensualité. Or l'incontinent pèche avec une sensualité plus grande que l'intempérant, car il a des convoitises violentes que l'intempérant n'a pas toujours. L'incontinent pèche donc davantage que l'intempérant. En sens contraire, l'impénitence aggrave tout péché, au point que S. Augustin peut dire que l'impénitence est le péché contre le Saint-Esprit. Or " l'intempérant, dit Aristote, n'est pas capable de se repentir, car il demeure dans son choix; au contraire, tout incontinent est prompt à se repentir ". L'intempérant pèche donc plus gravement que l'incontinent. Réponse: Le péché, selon S. Augustin, se trouve surtout dans la volonté. En effet, " c'est par la volonté que l'on pèche et que l'on vit dans la droiture ". Il s'ensuit que là où il y a une plus grande inclination de la volonté vers le péché, celui-ci est plus grave. Or chez l'intempérant la volonté est inclinée à pécher par son propre choix, qui procède d'un habitus acquis par la coutume. Chez l'incontinent, au contraire, la volonté est inclinée à pécher par une passion. Et parce que la passion passe rapidement tandis que l'habitus est " une qualité qui change difficilement ", il en résulte que l'incontinent se repent aussitôt que la passion a cessé; ce qui n'arrive pas à l'intempérant, qui se réjouit plutôt d'avoir péché, car l'acte du péché lui est devenu connaturel en raison de l'habitus. C'est pourquoi dans les Proverbes (2, 14), on dit des intempérants: " Ils trouvent leur joie à mal faire, et se complaisent dans les choses les plus mauvaises. " Ainsi donc il est clair que " l'intempérant est bien pire que l'incontinent ", dit également Aristote. Solutions: 1. C'est vrai, l'ignorance intellectuelle précède parfois l'inclination de l'appétit, et en est la cause. Dans ce cas, plus l'ignorance est grande, plus elle diminue le péché, ou même elle l'excuse totalement, dans la mesure où elle le rend involontaire. D'autres fois, au contraire, l'ignorance de la raison suit l'inclination de l'appétit. Dans ce cas le péché est d'autant plus grave que l'ignorance est plus grande, car cela montre que l'inclination de l'appétit est plus forte. Or l'ignorance de l'incontinent aussi bien que de l'intempérant provient de ce que l'appétit est incliné vers quelque chose: soit par la passion, comme chez l'incontinent; soit par l'habitus, comme chez l'intempérant. Mais l'ignorance causée par là est plus grande chez l'intempérant que chez l'incontinent. D'abord, quant à la durée, parce que chez l'incontinent cette ignorance ne dure que le temps de la passion, de même que l'accès de fièvre tierce dure aussi longtemps que dure le trouble de l'humeur. L'ignorance de l'intempérant, en revanche, dure longuement, à cause de la permanence de l'habitus: c'est pourquoi " elle est assimilée à la phtisie, ou à toute autre maladie chronique ", dit Aristote. - D'autre part l'ignorance de l'intempérant est plus grande aussi quant à ce qui est ignoré. Car l'ignorance de l'incontinent se rapporte à un objet particulier, qu'il estime devoir actuellement choisir, tandis que l'ignorance de l'intempérant se rapporte à la fin elle-même, en ce qu'il juge bon de poursuivre sans frein ses convoitises. C'est pourquoi Aristote dit que " l'incontinent est meilleur que l'intempérant, car en lui ce qu'il y a de meilleur, le principe, est sauvegardé ", c'est-à-dire la juste estimation concernant la fin. 2. La connaissance seule ne suffit pas à la guérison de l'incontinent, mais il y faut le secours intérieur d'une grâce apaisant la convoitise, comme aussi le remède extérieur de l'admonition et de la correction, grâce auxquelles l'incontinent commence à résister à la convoitise, ce qui affaiblit celle-ci, comme on l'a vu plus haut. C'est aussi par les mêmes moyens que l'intempérant peut être guéri, mais sa guérison est plus difficile pour deux motifs. Le premier se prend du point de vue de la raison, qui est faussée quant à l'estimation de la fin ultime, laquelle se comporte comme le fait un principe dans la démonstration; il est en effet plus difficile de ramener à la vérité celui qui se trompe quant au principe,


et pareillement, en matière d'action, celui qui se trompe quant à la fin. L'autre motif se prend du point de vue de l'inclination de l'appétit, qui, chez l'intempérant, provient de l'habitus, difficile à détruire; l'inclination de l'incontinent, au contraire, provient de la passion, qu'il est plus facile de réprimer. 3. La convoitise de la volonté, qui accroît le péché, est plus grande chez l'intempérant que chez l'incontinent, nous venons de le voir. Mais la convoitise de l'appétit sensible est parfois plus grande chez l'incontinent, car celui-ci ne pèche que sous l'effet d'une forte convoitise, tandis que l'intempérant pèche aussi sous l'effet d'une faible convoitise, et parfois même la devance. C'est pourquoi Aristote dit que " nous blâmons davantage l'intempérant qui, dépourvu de désirs ou n'en éprouvant que de faibles ", c'est-à-dire désirant en pleine liberté, n'en recherche pas moins les plaisirs. " Que ne ferait-il pas, en effet, sous l'empire d'une ardente passion? " ARTICLE 4: Quel est le plus laid: ne pas contenir sa colère, ou sa convoitise? Objections: 1. Il semble que l'incontinence dans la colère soit pire que l'incontinence dans la convoitise. L'incontinence semble en effet d'autant plus légère qu'il est plus difficile de résister à la passion. C'est pourquoi Aristote dit: " Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'on soit vaincu par des plaisirs et des peines violents et excessifs; bien plus, on mérite le pardon. " Mais, dit Héraclite, " il est plus difficile de combattre la convoitise que la colère ". L'incontinence dans la convoitise est donc plus légère que l'incontinence dans la colère. 2. Si la passion, à cause de sa violence, détruit totalement le jugement de la raison, on est tout à fait excusé du péché, comme cela se voit chez celui qui, sous l'empire de la passion, devient fou furieux. Or le jugement de la raison demeure davantage chez celui qui est incontinent dans la colère que chez celui qui est incontinent dans la convoitise. En effet, comme le montre Aristote, " la colère prête l'oreille en quelque mesure à la raison, mais non la convoitise ". L'incontinence dans la colère est donc pire que l'incontinence dans la convoitise. 3. Un péché semble d'autant plus grave qu'il présente plus de danger. Or l'incontinence dans la colère semble plus dangereuse, car elle peut conduire l'homme à un péché plus grand, à l'homicide par exemple, qui est un péché plus grand que l'adultère, auquel conduit l'incontinence dans la convoitise. L'incontinence dans la colère est donc plus grave que l'incontinence dans la convoitise. En sens contraire, d'après Aristote, " l'incontinence dans la colère est moins laide que l'incontinence dans la convoitise ". Réponse: Le péché d'incontinence peut être considéré d'un double point de vue. Premièrement, du côté de la passion qui domine la raison. Et alors l'incontinence dans la convoitise charnelle est plus laide que l'incontinence dans la colère, car le mouvement de convoitise comporte un désordre plus grand que le mouvement de colère. De cela Aristote donne quatre motifs: 1° Le mouvement de colère participe en quelque manière de la raison, pour autant que celui qui est en colère cherche à venger une injustice qui lui a été faite, ce que dicte plus ou moins la raison; non parfaitement cependant, car il ne fait pas attention à la juste mesure de la vindicte. Au contraire, le mouvement de la convoitise est totalement selon le sens, et en aucune façon selon la raison. 2° Le mouvement de colère suit davantage la complexion du corps: à cause de la rapidité du mouvement de la bile, qui se tourne en colère. C'est pourquoi il est plus facile, à celui qui, par tempérament, est disposé à la colère, de s'irriter, qu'à celui qui est disposé à la convoitise, de s'enflammer de désir. Aussi est-il également plus fréquent aux coléreux d'avoir pour ascendants des coléreux, qu'aux sensuels de naître de sensuels. Or ce qui provient d'une disposition naturelle du corps est estimé mériter davantage l'indulgence. 3° La colère cherche à agir en plein jour, tandis que la convoitise cherche l'ombre et s'introduit par tromperie. 4° Celui qui est saisi par la convoitise agit en éprouvant du plaisir, tandis que celui qui est saisi par la colère agit comme forcé par une tristesse antérieure.


Deuxièmement on peut considérer le péché d'incontinence d'un autre point de vue, quant au mal dans lequel on tombe en s'écartant de la raison. Et alors l'incontinence dans la colère est, la plupart du temps, d'une gravité plus grande, car elle conduit à nuire au prochain. Solutions: 1. Il est plus difficile de combattre assidûment la convoitise que la colère, car la convoitise est plus continue. Mais, sur le moment, il est plus difficile de résister à la colère, à cause de son impétuosité. 2. La convoitise est dite dépourvue de raison, non parce qu'elle supprime totalement le jugement de la raison, mais parce qu'elle ne procède en rien d'un jugement de la raison. Et à cause de cela elle est plus grave. 3. Cet argument procède de la considération des résultats de l'incontinence. Nous devons étudier la clémence et la mansuétude (Q. 157), et ensuite les vices qui leur sont contraires (Q. 158-159).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 157: LA CLÉMENCE ET LA MANSUÉTUDE 1. La clémence et la mansuétude sont-elles identiques? - 2. Sont-elles des vertus? - 3. Sont-elles des parties de la tempérance? - 4. Leur comparaison avec les autres vertus. ARTICLE 1: La clémence et la mansuétude sont-elles identiques? Objections: 1. Il semble que la clémence et la mansuétude soient tout à fait identiques. La mansuétude en effet est modératrice des colères, dit Aristote. Or la colère est un désir de vengeance. Puisque la clémence est " l'indulgence du supérieur à l'égard de l'inférieur dans la détermination des peines ", d'après Sénèque et que la vengeance s'exerce par le châtiment, il semble que la clémence et la mansuétude soient identiques. 2. D'après Cicéron, " la clémence est la vertu par laquelle l'âme excitée à la haine est retenue par la bonté ". Et ainsi il semble que la clémence soit modératrice de la haine. Or la haine, d'après S. Augustin, est causée par la colère, que concerne la mansuétude. Il semble donc que la mansuétude et la clémence soient identiques. 3. Un même vice ne s'oppose pas à différentes vertus. Or un même vice, la cruauté, s'oppose à la mansuétude et à la clémence. En sens contraire, selon la définition de Sénèque, la clémence est " la douceur du supérieur à l'égard de l'inférieur ", tandis que la mansuétude ne s'exerce pas seulement de supérieur à inférieur, mais de quiconque à l'égard de quiconque. La mansuétude et la clémence ne sont donc pas tout à fait la même chose. Réponse: Comme dit Aristote " La vertu morale concerne les passions et les actions. " Or les passions intérieures sont les principes des actions extérieures, ou encore en sont des empêchements. C'est pourquoi les vertus qui modèrent les passions concourent d'une certaine façon au même effet que les vertus qui modèrent les actions, quoiqu'elles diffèrent d'espèce. C'est ainsi qu'il appartient en propre à la justice de détourner l'homme du vol, à quoi il est incliné par l'amour et le désir désordonné de


l'argent, lesquels sont modérés par la libéralité. Et c'est pourquoi la libéralité se retrouve avec la justice dans son effet qui est de s'abstenir du vol. Il en va de même dans la question présente. En effet, c'est par la passion de la colère que quelqu'un est incité à infliger un châtiment plus grave. Il appartient, au contraire, directement à la clémence de diminuer les châtiments; ce qui pourrait être empêché par l'excès de la colère. C'est pourquoi la mansuétude, en tant qu'elle réprime l'emportement de la colère, rejoint l'effet de la clémence. Elles diffèrent cependant en ce que la clémence est modératrice de la punition extérieure, tandis que la mansuétude a pour fonction propre d'atténuer la passion de la colère. Solutions: 1. La mansuétude vise proprement le désir même de vengeance. La clémence, elle, vise les peines employées extérieurement à la vengeance. 2. L'affectivité incline à atténuer ce qui par soi ne plaît pas. Or l'amour que l'on éprouve pour quelqu'un fait que son châtiment ne plaît pas par lui-même, mais seulement parce qu'il est ordonné à autre chose, à la justice par exemple, ou à la correction du coupable. C'est pourquoi l'amour rend prompt à atténuer les peines, ce qui appartient à la clémence; et la haine, au contraire, empêche cette atténuation. C'est la raison pour laquelle Cicéron dit que " l'âme excitée par la haine ", c'est-à-dire à punir plus gravement, " est retenue par la clémence ", afin de ne pas infliger une peine trop sévère; non que la clémence soit directement modératrice de la haine, mais de la peine. 3. A la mansuétude, qui concerne directement les colères, s'oppose proprement le vice d'" irascibilité ", qui implique un excès de colère. La " cruauté ", elle, implique un excès dans la punition. C'est pourquoi Sénèque dit: " L'on appelle cruels ceux qui ont un motif de punir, mais ne gardent pas la mesure. " Quant à ceux qui prennent plaisir aux châtiments en tant que tels, sans s'occuper du motif, on peut les appeler sauvages ou féroces, comme n'ayant pas le sentiment humain par lequel l'homme aime naturellement l'homme. ARTICLE 2: La clémence et la mansuétude sont-elles des vertus? Objections: 1. Elles ne semblent l'être ni l'une ni l'autre. En effet, aucune vertu ne s'oppose à une autre vertu. Or la clémence et la mansuétude semblent l'une et l'autre s'opposer à la sévérité qui est une vertu. 2. " La vertu se corrompt par le trop et par le trop peu. " Or aussi bien la clémence que la mansuétude consistent en une certaine diminution. En effet la clémence diminue les peines, et la mansuétude, la colère. Ni la clémence ni la mansuétude ne sont donc des vertus. 3. La mansuétude, ou douceur, est placée, en S. Matthieu (5, 4), parmi les béatitudes, et par S. Paul (Ga 5, 23), parmi les fruits. Or les vertus diffèrent à la fois des béatitudes et des fruits. Donc la mansuétude ne fait pas partie des vertus. En sens contraire, selon Sénèque, " tous les hommes de bien se distingueront par la clémence et la mansuétude ". Or la vertu est proprement ce qui appartient aux hommes de bien, car " la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, et qui rend bon ce qu'il fait ", dit Aristote. La clémence et la mansuétude sont donc des vertus. Réponse: La raison de vertu morale consiste en ce que l'appétit est soumis à la raison, Aristote l'a montré. Or c'est ce que l'on trouve aussi bien dans la clémence que dans la mansuétude, car la clémence, en diminuant les peines, " s'inspire de la raison ", dit Sénèque, de même la douceur modère


la colère en se conformant à la droite raison, dit Aristote. Il s'ensuit manifestement que la clémence aussi bien que la mansuétude sont des vertus. Solutions: 1. La mansuétude ne s'oppose pas directement à la sévérité, car elle concerne les colères, tandis que la sévérité a rapport au fait extérieur d'infliger des peines. De ce point de vue la sévérité semblerait donc s'opposer davantage à la clémence qui, elle aussi, a rapport à la punition extérieure, nous l'avons dit. Il n'y a pas cependant opposition car l'une et l'autre s'inspirent de la droite raison. En effet, la sévérité est inflexible en ce qui concerne le fait d'infliger des peines, quand la droite raison le réclame; la clémence, elle, diminue les peines en se conformant aussi à la droite raison, c'est-à-dire quand il le faut, et dans le cas où il le faut. C'est pourquoi elles ne sont pas opposées, car elles n'ont pas le même point de vue. 2. D'après Aristote, l'habitus qui tient le milieu dans la colère n'a pas reçu de nom; et c'est pourquoi la vertu reçoit son nom d'une diminution de la colère qui est signifiée par le mot de mansuétude. La raison en est que la vertu est plus proche de la diminution que de l'augmentation, car il est plus naturel à l'homme de désirer la vengeance des injures qui lui ont été faites que de rester en deçà. En effet, dit Salluste, " il n'est guère de gens à qui paraissent trop petites les injures qui leur sont faites ". Quant à la clémence, elle fixe les peines, en deçà non de ce qui est conforme à la droite raison, mais de ce qui est conforme à la loi commune, objet de la justice légale: considérant certaines circonstances particulières, la clémence diminue les peines, comme discernant que l'homme ne doit pas être puni davantage. C'est pourquoi Sénèque dit que " la clémence a pour objet premier de déclarer que ceux qu'elle acquitte n'étaient passibles de rien de plus; le pardon, au contraire, est une remise de la peine méritée ". Il est donc clair que la clémence est à la sévérité ce que l'épikie est à la justice légale, dont l'un des éléments est la sévérité dans l'application des peines prévues par la loi. La clémence diffère cependant de l'épikie, comme on le montrera plus loin. 3. Les béatitudes sont les actes des vertus; les fruits, eux, sont les jouissances provenant des actes des vertus. Rien n'empêche donc de placer la mansuétude à la fois parmi les vertus, les béatitudes et les fruits. ARTICLE 3: La clémence et la mansuétude sont-elles des parties de la tempérance? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, la clémence a pour fonction de diminuer des peines, on l'a dit. Or Aristote, attribue cette fonction à l'épikie, qui appartient à la justice, comme on l'a vu antérieurement. Il semble donc que la clémence ne soit pas une partie de la tempérance. 2. La tempérance concerne les convoitises. Or la mansuétude et la clémence ne concernent pas les convoitises, mais plutôt la colère et la vengeance. On ne doit donc pas les considérer comme des parties de la tempérance. 3. Selon Sénèque, " c'est de la folie que de prendre plaisir à la cruauté ". Or cela s'oppose à la clémence et à la mansuétude. Puisque la folie est opposée à la prudence, il semble donc que la clémence et la mansuétude soient des parties de la prudence, plutôt que de la tempérance. En sens contraire, Sénèque dit que " la clémence est la tempérance d'une âme qui a le pouvoir de se venger ". Cicéron, lui aussi, fait de la clémence une partie de la tempérance. Réponse: Les parties sont attribuées aux vertus principales selon qu'elles imitent celles-ci en quelques matières secondaires, quant au mode d'où dépend principalement leur dignité de vertu, et d'où elles tirent leur nom. Ainsi le mode et le nom de justice consistent en une certaine égalité; ceux de la force en une certaine fermeté, ceux de la tempérance en une certaine répression, en tant qu'elle réprime les convoitises très véhémentes des plaisirs du toucher. Or la clémence et la mansuétude consistent de


même en une certaine répression, puisque la clémence diminue les peines, et que la mansuétude tempère la colère, comme on le voit par ce que nous avons dit. C'est pourquoi aussi bien la mansuétude que la clémence sont adjointes à la tempérance comme à la vertu principale. C'est ainsi qu'on en fait des parties de la tempérance. Solutions: 1. Dans l'atténuation des peines il y a deux choses à considérer. La première est que l'atténuation des peines se fasse selon l'intention du législateur, en dépit des termes de la loi. Et à ce titre elle appartient à l'épikie. La seconde est une certaine modération du sentiment, en sorte que l'homme n'use pas de son pouvoir en punissant. Et cela appartient proprement à la clémence; à cause de quoi Sénèque dit que la clémence est " la tempérance d'une âme qui a le pouvoir de se venger ". Cette modération de l'âme provient d'une certaine douceur de sentiment qui fait que l'on répugne à tout ce qui peu contrister le prochain. C'est pourquoi Sénèque dit que la clémence est une certaine " douceur " d l'âme; car, à l'inverse, la dureté de l'âme semble être chez celui qui ne craint pas de contrister les autres. 2. L'adjonction de vertus secondaires aux vertus principales s'apprécie d'après le mode de la vertu, lequel est un peu comme sa forme, plutôt que d'après sa matière. Or la mansuétude et la clémence se rencontrent avec la tempérance dans le mode, on vient de le dire, quoiqu'elles ne se rencontrent pas dans la matière. 3. On parle de folie (insania) par destruction de la santé (sanitas). De même que la santé du corps se gâte lorsque le corps s'écarte de la complexion normale de l'espèce humaine, de même on parle de folie lorsque l'âme humaine s'écarte de la disposition normale de l'espèce humaine. Cela arrive quant à la raison, par exemple lorsque quelqu'un perd l'usage de la raison; et quant à la puissance de l'appétit, par exemple lorsque quelqu'un perd les sentiments humains, qui font que " l'homme est naturellement l'ami de l'homme ", comme dit Aristote. Or la folie qui exclut l'usage de la raison s'oppose à la prudence. Mais lorsque quelqu'un prend plaisir aux peines des hommes, on parle alors de folie parce que, en cela, l'homme semble privé de ces sentiments humains qui inspirent la clémence. ARTICLE 4: Comparaison de la clémence et de la mansuétude avec les autres vertus Objections: 1. Il semble que ces vertus soient les plus importantes. En effet, le mérite de la vertu consiste surtout en ce qu'elle ordonne l'homme à la béatitude, qui consiste en la connaissance de Dieu. Or c'est, plus que tout, la mansuétude qui ordonne l'homme à la connaissance de Dieu, car S. Jacques écrit (1, 21): " Recevez avec douceur la Parole qui a été implantée en vous "; et l'Ecclésiastique (5, 13 Vg): " Sois docile à écouter la parole de Dieu. " Et Denys,: " C'est à cause de sa grande mansuétude que Moïse fut trouvé digne de l'apparition de Dieu. " La mansuétude est donc la plus grande des vertus. 2. Une vertu semble d'autant plus importante qu'elle est plus agréable à Dieu et aux hommes. Mais la mansuétude est tout ce qu'il y a de plus agréable à Dieu. L'Ecclésiastique dit en effet (1, 27): " Ce que Dieu aime, c'est la fidélité et la mansuétude. " C'est pourquoi le Christ nous invite spécialement à imiter sa mansuétude en disant (Mt 11, 29): " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. " Et S. Hilaire a dit: " C'est par la mansuétude de notre esprit que le Christ habite en nous. " Elle est aussi très agréable aux hommes. C'est pourquoi on peut lire dans l'Ecclésiatique (3, 19 Vg): " Mon fils, conduis tes affaires avec douceur, et tu seras plus aimé qu'un homme munificent. " A cause de cela il est dit dans les Proverbes (20, 28): " Le trône du roi est fortifié par la clémence. " La mansuétude et la clémence sont donc les vertus les plus importantes. 3. S. Augustin dit: " Les doux sont ceux qui cèdent devant les méchancetés et ne résistent pas au mal mais triomphent du mal par le bien. " Or cela semble appartenir à la miséricorde (ou piété), qui paraît être la plus grande des vertus puisque, sur cette parole de S. Paul (1 Tm 4, 8): " La piété est utile à tout


", la glose d'Ambroise dit que " toute la religion chrétienne se résume dans la piété ". La mansuétude et la clémence sont donc les plus grandes vertus. En sens contraire, la clémence et la mansuétude ne sont pas placées parmi les vertus principales, mais sont annexées à une autre vertu tenue pour plus primordiale. Réponse: Rien n'empêche que des vertus ne soient pas les plus importantes d'un point de vue absolu et universel, mais le soient d'un point de vue relatif, dans un certain genre. Or il n'est pas possible que la clémence et la douceur soient absolument les meilleures des vertus. Car leur mérite se prend de ce qu'elles éloignent du mal, en ce sens qu'elles atténuent la colère ou le châtiment. Or il est plus parfait de poursuivre le bien que de s'abstenir du mal. Et c'est pourquoi les vertus qui ordonnent directement au bien, comme la foi, l'espérance, la charité, et aussi la prudence et la justice, sont, d'un point de vue absolu, des vertus plus grandes que la clémence et la mansuétude. Mais, relativement, rien n'empêche que la mansuétude et la clémence aient une certaine supériorité parmi les vertus qui résistent aux affections mauvaises. En effet la colère, que la mansuétude atténue, empêche au plus haut point, à cause de son impétuosité, l'esprit de l'homme de juger librement de la vérité. C'est la raison pour laquelle la mansuétude est ce qui, plus que tout, rend l'homme maître de lui-même. Aussi l'Ecclésiastique dit-il (10, 31 Vg): " Mon fils, garde ton âme dans la douceur. " Il reste que les convoitises des plaisirs du toucher sont plus honteuses et assiègent de façon plus continue. C'est à cause de cela que la tempérance est davantage considérée comme une vertu principale, nous l'avons vue. Quant à la clémence, du fait qu'elle atténue les peines, elle semble surtout approcher de la charité, la plus excellente des vertus, par laquelle nous faisons du bien au prochain et lui épargnons le mal. Solutions: 1. La mansuétude prépare l'homme à la connaissance de Dieu en écartant les obstacles. Et cela de deux façons. D'abord, en rendant l'homme maître de lui-même par l'atténuation de sa colère, nous venons de le dire. D'une autre façon encore, parce qu'il appartient à la mansuétude d'empêcher l'homme de contredire les paroles de vérité, ce que certains font souvent sous le coup. de la colère. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Être doux c'est ne pas contredire la Sainte Écriture, parce qu'on la comprend et qu'elle fustige certains de nos vices, ou parce qu'on ne la comprend pas, comme si, par nous-mêmes, nous étions capables d'être plus sages et de voir plus juste. " 2. La mansuétude et la clémence rendent l'homme agréable à Dieu et aux hommes, en ce qu'elles concourent au même effet que la charité, la plus grande des vertus, en diminuant les maux du prochain. 3. La miséricorde et la piété se rencontrent avec la mansuétude et la clémence en ce qu'elles concourent à un même effet, qui est d'écarter les maux du prochain. Elles diffèrent cependant quant à leur motif. En effet, la piété écarte les maux du prochain en raison de la révérence qu'elle a pour un supérieur comme Dieu ou les parents. La miséricorde, elle, écarte les maux du prochain parce qu'elle en éprouve de la tristesse, les estimant siens; ce qui provient de l'amitié, qui fait que les amis se réjouissent et s'attristent des mêmes choses. La mansuétude fait cela en écartant la colère qui pousse à la vengeance. Et la clémence le fait par douceur d'âme, en jugeant équitable que quelqu'un ne soit pas puni davantage. Étudions maintenant les vices opposés. Et d'abord la colère, qui s'oppose à la mansuétude (Q. 158); ensuite la cruauté, qui s'oppose à la clémence (Q. 159).

Somme Théologique IIa-IIae


QUESTION 158: LA COLÈRE 1. Peut-il être permis de se mettre en colère? - 2. La colère est-elle un péché? - 3. Est-elle péché mortel? - 4. Est-elle le plus grave des péchés? - 5. Les espèces de la colère. - 6. La colère est-elle un vice capital? - 7. Quelles sont les filles de la colère? - 8. Y a-t-il un vice opposé? ARTICLE 1: Peut-il être permis de se mettre en colère? Objections: 1. Il semble que non. En effet, commentant le passage de S. Matthieu (5, 22): " Celui qui se met en colère contre son frère, etc. ", S. Jérôme dit: " Certains manuscrits ajoutent: sans motif; mais dans les meilleurs cette addition n'existe pas, et la colère est tout à fait exclue. " En aucune façon il n'est donc légitime de se mettre en colère. 2. D'après Denys, " le mal de l'âme est d'être dépourvue de raison ". Or la colère est toujours sans raison. Aristote, dit en effet que " la colère n'écoute pas parfaitement la raison ". Et S. Grégoire que " lorsque la colère frappe la tranquillité de l'âme, elle la déchire en quelque sorte, la partage et la trouble ". Comme dit Cassien " quelle que soit la cause de la colère, son bouillonnement aveugle l'oeil du coeur ". Se mettre en colère est donc toujours un mal. 3. La colère est " un désir de vengeance ", comme dit la Glose à propos du Lévitique (1 9, 17): " Tu n'auras pas dans ton coeur de haine pour ton frère. " Or désirer la vengeance ne semble pas légitime, car cela doit être réservé à Dieu, selon cette parole du Deutéronome (32, 35): " A moi la vengeance. " Il semble donc que se mettre en colère soit toujours un mal. 4. Tout ce qui nous détourne de la ressemblance divine est un mal. Or se mettre en colère nous détourne toujours de cette ressemblance, puisque Dieu " juge avec tranquillité ", selon la Sagesse (12, 18). Se mettre en colère est donc toujours un mal. En sens contraire, Chrysostome dit en commentant S. Matthieu: " Celui qui s'irrite sans motif sera coupable, mais celui qui le fait avec raison ne sera pas coupable. Car si la colère n'existe pas, ni l'instruction ne progresse, ni les jugements ne sont portés, ni les crimes ne sont réprimés. " Se mettre en colère n'est donc pas toujours un mal. Réponse: La colère (ira) est à proprement parler une passion de l'appétit sensible, d'où la faculté de l'" irascible " tire son nom, comme on l'a vu dans le traité des passions. Or, en ce qui concerne les passions de l'âme, il faut voir que le mal peut se trouver en elles de deux façons. D'une première façon, en raison de la nature même de la passion, qui se détermine par son objet. C'est ainsi que l'envie, selon son espèce, comporte un certain mal; elle est en effet une tristesse du bien des autres, ce qui, en soi, est contraire à la raison. C'est pourquoi l'envie, " à peine nommée, suggère aussitôt quelque chose de mal ", dit Aristote. Mais cela ne s'applique pas à la colère, qui est un appétit de vengeance. En effet, le désir de vengeance peut être bon ou mauvais. Le mal se trouve aussi dans une passion selon la quantité de celle-ci, c'est-à-dire selon sa surabondance ou son défaut. C'est ainsi que le mal peut se trouver dans la colère, par exemple, lorsque quelqu'un se met trop ou pas assez en colère, sortant de la mesure de la droite raison. Mais si l'on s'irrite selon la droite raison, se mettre en colère est louable. Solutions: 1. Les stoïciens considéraient la colère et toutes les autres passions comme des émotions échappant à l'ordre de la raison et, à cause de cela, ils déclaraient que la colère et toutes les autres passions étaient mauvaises, comme nous l'avons rapporté au traité des passions. C'est ainsi que S. Jérôme considère la colère - il parle en effet de la colère par laquelle on s'irrite contre le prochain en désirant son mal. - Mais pour les péripatéticiens, dont S. Augustin approuve davantage l'opinion, la


colère et les autres passions de l'âme sont des mouvements de l'appétit sensible, réglés ou non selon la raison. De ce point de vue, la colère n'est pas toujours mauvaise. 2. La colère peut être en rapport avec la raison de deux façons. Elle peut la précéder, et ainsi faire sortir la raison de sa rectitude: elle est alors mauvaise. Mais elle peut aussi la suivre, en ce sens que l'appétit sensible s'élève contre les vices, conformément à l'ordre de la raison. Alors cette colère est bonne: on l'appelle " la colère par zèle ". C'est pourquoi S. Grégoire dit: " Il faut avoir grand soin que la colère, que l'on prend comme un instrument de la vertu, ne commande pas à l'esprit; qu'elle ne marche pas devant comme une maîtresse, mais qu'elle ne quitte jamais sa place en arrière de la raison, comme une servante prête à faire son service. " Même si, dans l'exécution de l'acte, cette colère gêne quelque peu le jugement de la raison, elle ne lui enlève pas sa rectitude. C'est pourquoi S. Grégoire, au même endroit dit que " la colère provoquée par le zèle trouble l'oeil de la raison, mais que la colère provoquée par le vice l'aveugle ". Or il n'est pas contraire à la notion de vertu que la délibération de la raison soit interrompue pendant l'exécution de ce que celle-ci a délibéré de faire. Car, de même, l'art serait gêné dans son action si, dans le temps qu'il doit agir, il délibérait sur ce qu'il faut faire. 3. Désirer la vengeance pour le mal de celui qu'il faut punir est illicite. Mais désirer la vengeance pour la correction des vices et le maintien du bien de la justice est louable. L'appétit sensible peut tendre à cela sous l'impulsion de la raison. Et lorsque la vengeance s'accomplit conformément à un jugement rendu, cela vient de Dieu, dont le pouvoir punitif est l'instrument dit S. Paul (Rm 13, 4). 4. Nous pouvons et nous devons ressembler à Dieu dans le désir du bien, mais nous ne pouvons tout à fait lui ressembler dans le mode de ce désir, car il n'y a pas en Dieu, comme en nous, d'appétit sensible, dont le mouvement doive servir la raison. C'est pourquoi S. Grégoire dit que " la raison se dresse plus vigoureusement contre les vices, quand la colère qui lui est soumise lui apporte ses services ". ARTICLE 2: La colère est-elle un péché? Objections: 1. Non semble-t-il. En effet, nous déméritons en péchant. Mais " par les passions nous ne déméritons pas, de même que nous n'encourons pas de blâme ", dit Aristote. Aucune passion n'est donc un péché. Or la colère est une passion, on l'a vu plus haut en traitant des passions. Donc la colère n'est pas un péché. 2. En tout péché il y a conversion à un bien périssable. Mais dans la colère on ne se tourne pas vers un bien périssable, mais vers le mal d'autrui. La colère n'est donc pas un péché. 3. " Nul ne pèche en ce qu'il ne peut éviter ", dit S. Augustin. Mais l'homme ne peut éviter la colère, puisque, à propos de cette parole du Psaume (4, 5): " Irritez-vous, mais ne péchez pas ", la Glose dit que " le mouvement de colère n'est pas en notre pouvoir ". Aristote dit aussi que " celui qui se met en colère agit avec tristesse "; or la tristesse est contraire à la volonté. La colère n'est donc pas un péché. 4. Le péché est " contraire à la nature ", dit S. Jean Damascène. Or se mettre en colère n'est pas contraire à la nature humaine, puisque c'est un acte de la faculté naturelle qu'est l'irascible. C'est pourquoi S. Jérôme, dit que " s'irriter est une chose humaine ". En sens contraire, il y a la parole de S. Paul (Ep 4, 3 1): " Que tout emportement et toute colère soient extirpés de chez vous. " Réponse: La colère, on l'a vu, désigne proprement une passion. Or une passion de l'appétit sensible est bonne pour autant qu'elle est réglée par la raison; mais si elle exclut l'ordre de la raison, elle est mauvaise. Or dans la colère l'ordre de la raison peut se rapporter à deux choses 1° A la chose désirable vers laquelle on tend, et qui est la vengeance. Si l'on désire que la vengeance se fasse selon l'ordre de


la raison, l'appétit de colère est louable, et on l'appelle " colère provoquée par le zèle ". Mais si l'on désire que, de quelque manière, la vengeance se fasse contre l'ordre de la raison, si par exemple on désire punir quelqu'un qui ne l'a pas mérité, ou plus qu'il ne l'a mérité, ou encore ne pas le faire selon l'ordre légitime, ou non en vue de la juste fin, qui est la conservation de la justice et la correction de la faute, l'appétit de colère sera vicieux. Et on l'appelle " colère provoquée par le vice ". 2° L'ordre de la raison, en ce qui concerne la colère, se rapporte aussi à la mesure à garder dans la colère, en sorte que, par exemple, le mouvement de colère ne s'enflamme pas de façon immodérée, ni intérieurement ni extérieurement. Si cela est oublié, la colère ne sera pas sans péché, même si l'on recherche une juste vengeance. Solutions: 1. Puisque la passion peut être réglée ou non par la raison, la notion de mérite ou de démérite, de louange ou de blâme, ne se prend donc pas selon la passion considérée absolument. Cependant, selon qu'elle est réglée par la raison, on peut la tenir pour méritoire et louable; au contraire, selon qu'elle n'est pas réglée par la raison, on peut la tenir pour déméritoire ou blâmable. Ce qui fait dire à Aristote, au même endroit: " Celui qui s'irrite de quelque manière est digne de louange ou de blâme. " 2. L'homme en colère ne désire pas le mal d'autrui pour lui-même, mais en vue de la vengeance vers laquelle son désir se tourne comme vers un bien périssable. 3. L'homme est maître de ses actes par l'arbitrage de la raison. C'est pourquoi les mouvements qui devancent le jugement de la raison ne sont pas au pouvoir de l'homme dans leur généralité, c'est-à-dire qu'ils ne le sont pas au point que nul d'entre eux ne surgisse, bien que la raison puisse les empêcher de surgir, chacun individuellement. C'est en ce sens que l'on dit que le mouvement de colère n'est pas au pouvoir de l'homme, c'est-à-dire au point que nul ne surgisse. Cependant, parce qu'il est d'une certaine manière au pouvoir de l'homme, il ne perd pas totalement son caractère peccamineux, lorsqu'il est désordonné. - Quand Aristote dit que " l'homme en colère agit avec tristesse ", il ne faut pas le comprendre comme s'il s'attristait de se mettre en colère, mais il s'attriste de l'injure qu'il estime lui avoir été faite, et cette tristesse le pousse à désirer la vengeance. 4. Dans l'homme, l'irascible est naturellement soumis à la raison. Son acte est donc naturel à l'homme pour autant qu'il est conforme à la raison; et il est contraire à la nature de l'homme pour autant qu'il est en dehors de l'ordre de la raison. ARTICLE 3: Toute colère est-elle péché mortel? Objections: 1. Oui, semble-t-il. job dit en effet (5, 2) " L'irritation fait périr le sot ", et il parle de la mort spirituelle, d'où le péché mortel tire son nom. Toute colère est donc péché mortel. 2. Rien ne mérite la damnation éternelle, si ce n'est le péché mortel. Or la colère mérite la damnation éternelle. Le Seigneur dit en effet en S. Matthieu (5, 22): " Quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal, etc. "; et la Glose précise que " par les trois choses " dont il est ici question, à savoir " le tribunal, le Sanhédrin et la géhenne, sont désignées individuellement, eu égard au mode du péché, les différentes demeures dans la damnation éternelle ". La colère est donc péché mortel. 3. Tout ce qui est contraire à la charité est péché mortel. Or la colère, en soi, est contraire à la charité, comme le montre S. Jérôme qui, commentant ce même passage de S. Matthieu: " Celui qui se met en colère contre son frère, etc. ", dit que cela est contraire à la dilection du prochain. Donc la colère est péché mortel.


En sens contraire, à propos de ce passage du Psaume (4, 5): " Irritez-vous, mais ne péchez pas ", la Glose précise: " La colère qui n'est pas poussée jusqu'à son effet est vénielle. " Réponse: Un mouvement de colère peut être un désordre et un péché de deux façons, nous l'avons dit: 1° Du côté de ce que l'on désire, lorsque par exemple on désire une injuste vengeance. La colère est alors, par sa nature, péché mortel, car elle est contraire à la charité et à la justice. Il peut arriver cependant qu'un tel désir soit un péché veniel, à cause de l'imperfection de l'acte. Cette imperfection se prend ou bien du côté du sujet qui désire, lorsque, par exemple, le mouvement de colère devance le jugement de la raison, ou bien du côté de la chose désirée, lorsque l'on a la volonté de se venger dans une question minime, qu'il faut considérer comme rien, au point que cette volonté, même mise à exécution, ne serait pas un péché mortel: lorsque, par exemple, on tire un peu les cheveux à un enfant, ou autre chose semblable. 2° Le mouvement de colère peut être désordonné quant au mode de se mettre en colère, lorsque, par exemple, on se met intérieurement trop ardemment en colère, ou lorsqu'on manifeste extérieurement trop de signes de colère. Alors, la colère n'a pas en soi, par sa nature, raison de péché mortel. Il peut cependant arriver qu'elle soit péché mortel, si, par exemple, à cause de l'impétuosité de la colère, on se détache de l'amour de Dieu et du prochain. Solutions: 1. De ce texte de Job il ne ressort pas que toute colère soit péché mortel, mais qu'elle conduit à la mort spirituelle les insensés qui, n'usant pas de la raison pour refréner le mouvement de colère, se laissent entraîner à des péchés mortels, par exemple au blasphème contre Dieu, ou au tort causé au prochain. 2. Le Seigneur a prononcé cette parole au sujet de la colère en complément de ce texte de la loi: " Quiconque tuera en répondra au tribunal. " Le Seigneur parle donc là du mouvement de colère qui va jusqu'au désir de tuer le prochain, ou de le blesser gravement. Si le consentement de la raison s'ajoute à un tel désir, il y aura sans aucun doute un péché mortel. 3. Dans le cas où la colère va contre la charité, elle est péché mortel. Mais cela n'arrive pas toujours, comme on le voit par ce qui a été dit. ARTICLE 4: La colère est-elle le plus grave des péchés? Objections: 1. Oui, semble-t-il. S. Chrysostome dit en effet que " rien n'est plus affreux à voir qu'un homme en fureur, et rien n'est plus laid qu'un visage et, beaucoup plus encore, qu'une âme irrités ". 2. Il semble qu'un péché soit d'autant plus mauvais qu'il est plus nuisible, car dit S. Augustin, " on appelle mal ce qui nuit ". Or la colère nuit au plus haut point, car elle retire à l'homme la raison, par laquelle il est maître de lui-même. S. Chrysostome a dit en effet: " Il n'y a aucune différence entre la colère et la folie: La colère est un démon passager, bien plus pénible que la possession démoniaque. " 3. Les mouvements intérieurs se jugent d'après leurs effets extérieurs. Or un des effets de la colère est l'homicide, qui est le plus grave des péchés. En sens contraire, la colère se compare à la haine comme la paille à la poutre. S. Augustin dit en effet: " Prenez garde que la colère ne se tourne en haine, et ne transforme en poutre une paille. " La colère n'est donc pas le plus grave des péchés. Réponse: Comme nous l'avons dit, le désordre de la colère se considère de deux points de vue: selon le caractère indu de ce qu'elle désire, et selon la façon indue dont elle se produit. Si l'on considère ce que désire l'homme irrité, la colère paraît être le moindre des péchés. La colère désire en effet le mal


de la peine d'autrui sous l'aspect du bien qu'est la vengeance. C'est pourquoi, du côté du mal qu'elle désire, le péché de colère se rencontre avec ces péchés qui recherchent le mal du prochain, par exemple avec l'envie et la haine. Mais la haine veut le mal d'autrui de façon absolue, en tant que tel; l'envieux, lui, veut le mal d'autrui à cause du désir de sa propre gloire; tandis que le coléreux veut le mal d'autrui sous l'aspect de la juste vengeance. Il est donc clair que la haine est plus grave que l'envie, et l'envie plus grave que la colère, car il est plus mauvais de désirer le mal sous son aspect de mal que sous son aspect de bien, et plus mauvais de désirer le mal sous l'aspect du bien extérieur que constitue l'honneur ou la gloire, que sous l'aspect de la rectitude de la justice. Du côté du bien qui est pour celui qui se met en colère le motif de vouloir le mal, la colère se rencontre avec le péché de convoitise, qui tend vers un bien. Ici encore, le péché de colère semble, absolument parlant, être moindre que la convoitise; le bien de la justice que désire celui qui se met en colère est en effet meilleur que le bien délectable ou utile que désire la convoitise. C'est pourquoi Aristote dit: " L'incontinent en matière de convoitise est plus méprisable que l'incontinent en matière de colère. " Mais quant au désordre qui se produit selon la façon de se mettre en colère, la colère a une certaine primauté, à cause de la véhémence et de la rapidité de son mouvements. On peut lire dans les Proverbes (27, 4): " La colère est cruelle, comme aussi la fureur dans ses emportements; et qui pourrait supporter le déchaînement d'un esprit surexcité? " Ce qui fait dire à S. Grégoire: " Sous l'aiguillon de la colère, le coeur bat violemment, le corps tremble, la langue se paralyse, le visage s'enflamme, les yeux se durcissent, on ne connaît plus personne, on crie sans savoir ce que l'on dit. " Solutions: 1. S. Chrysostome parle de la laideur des gestes extérieurs que provoque l'accès de la colère. 2. Cet argument procède du mouvement désordonné de la colère qui provient de son impétuosité qu'on vient de signaler. 3. L'homicide ne provient pas moins de la haine ou de l'envie que de la colère. La colère est cependant plus légère, en tant qu'elle s'inspire d'un sentiment de justice, nous venons de le dire. ARTICLE 5: Les espèces de la colère Objections: 1. Il semble que les espèces de colère ne sont pas bien définies par Aristote lorsqu'il dit que, parmi ceux qui se mettent en colère, il y en a qui sont " emportés ", d'autres " rancuniers ", d'autres " insociables " ou " implacables ". D'après lui les " rancuniers " sont ceux " dont la colère est difficile à apaiser et dure longtemps ". Mais cela semble se rapporter à des circonstances de temps. Il semble donc que, selon d'autres circonstances, on pourrait aussi concevoir d'autres espèces de colère. 2. Les " insociables ", ou " implacables ", sont présentés par lui comme ceux " dont la colère ne se dissipe pas sans sévices ou punition ". Mais cela appartient aussi à l'inflexibilité de la colère. Il semble donc que les " insociables " soient identiques aux " rancuniers ". 3. En S. Matthieu (5, 22) le Seigneur indique trois degrés de colère, lorsqu'il dit: " Quiconque se fâche contre son frère ", puis: " Celui qui dit à son frère - "crétin" ", enfin: " Celui qui dit à son frère: "renégat". " Mais ces degrés ne se rapportent pas aux espèces distinguées par Aristote. Les divisions de la colère par celui-ci ne semblent donc pas appropriées. En sens contraire, S. Grégoire de Nysse dit qu'" il y a trois espèces de colère: la colère fielleuse, la maniaque ", qu'on appelle folie, " et la furieuse ". Ces trois colères semblent les mêmes que celles


indiquées par Aristote. Car la colère fielleuse est " celle qui possède en elle-même son principe et son mouvement ", et qu'Aristote attribue aux emportés; la colère maniaque est " celle qui demeure et qui dure ", et qu'Aristote attribue aux rancuniers; la colère furieuse est " celle qui épie le moment propice au châtiment ", et qu'Aristote attribue aux insociables. S. Jean Damascène adopte la même division. La distinction donnée par Aristote n'est donc pas à rejeter. Réponse: La distinction indiquée peut se rapporter ou bien à la passion de colère ou bien au péché de colère lui-même. Nous avons montré , en traitant des passions, comment cette distinction se rapportait à la passion de colère. C'est surtout de cette façon que l'envisagent S. Grégoire de Nysse et le Damascène. Maintenant il nous faut examiner la distinction de ces espèces selon qu'elles se rapportent au péché de colère, comme fait Aristote. On peut en effet considérer le désordre de la colère à deux points de vue. 1° Au point de vue de l'origine même de la colère. C'est le cas des " emportés ", qui se mettent trop vite en colère, et pour une cause légère. 2° On peut considérer le désordre de la colère au point de vue de sa durée, en ce qu'elle persiste trop longtemps. Ce qui peut se produire de deux façons. D'abord, parce que le motif de la colère, l'injure reçue, demeure trop longtemps en mémoire: il s'ensuit que l'homme en conçoit une tristesse durable; aussi est-on lourd et amer à soi-même. Ensuite, cela se produit en raison de la vengeance elle-même, que l'on recherche avec obstination. C'est le fait des insociables ou des implacables, qui n'abandonnent pas la colère jusqu'à ce qu'ils aient puni. Solutions: 1. Dans les espèces indiquées ce n'est pas principalement le temps que l'on considère, mais la facilité de l'homme à la colère ou son obstination dans la colère. 2. Les rancuniers et les implacables ont les uns et les autres une colère qui dure, mais pour un motif différent. Car les rancuniers ont une colère permanente à cause de la persistance de la tristesse qu'ils tiennent enfermée en eux-mêmes; et comme ils ne se répandent pas en signes extérieurs de colère, ils ne peuvent être apaisés par les autres; ils ne s'écartent pas non plus par eux-mêmes de la colère, à moins qu'avec le temps la tristesse ne s'efface, et qu'ainsi cesse la colère. - Mais chez les implacables la colère est durable à cause de leur violent désir de vengeance. Et c'est pourquoi elle ne s'élimine pas avec le temps, et seule la punition l'apaise. 3. Les degrés de colère indiqués par le Seigneur n'appartiennent pas aux diverses espèces de colère, mais se prennent selon le processus de l'acte humain. En eux il y a d'abord quelque chose qui prend naissance dans le coeur. A ce propos le Seigneur dit: " Quiconque se fâche contre son frère. " Puis, c'est quand la colère se manifeste au-dehors par quelques signes extérieurs, même avant de s'exprimer dans l'effet. A ce propos le Seigneur dit: " Celui qui dit à son frère: " crétin" ", ce qui est l'exclamation d'un homme en colère. Le troisième degré est atteint quand le péché, conçu intérieurement, est parvenu à son effet. Or l'effet de la colère est le dommage causé à autrui dans un but de vengeance. Mais le moindre des dommages est celui qui se fait par la parole seule. C'est pourquoi le Seigneur dit à ce propos: " Celui qui dit à son frère: "renégat". " Ainsi l'on voit que le deuxième degré ajoute au premier, et le troisième aux deux autres. Donc, si le premier est un péché mortel, dans le cas dont parle le Seigneur, à plus forte raison les deux autres. C'est pourquoi pour chacun d'eux sont assignés des degrés de condamnation correspondants. Pour le premier est assigné le " jugement ", qui est ce qu'il y a de moindre, car, dit S. Augustin " dans le jugement il y a encore place pour la défense ". Pour le second est assignée la " délibération ", au cours de laquelle " les juges discutent entre eux de la peine qu'il faut infliger ". Pour le troisième est assignée la " géhenne du feu ", qui est la " condamnation ". ARTICLE 6: La colère est-elle un vice capital? Objections: 1. Non semble-t-il. En effet, la colère naît d'une tristesse. Or la tristesse est un vice capital, que l'on appelle " acédie ". La colère ne doit donc pas être considérée comme un vice capital.


2. La haine est un péché plus grave que la colère. On devrait donc, plus que la colère, en faire un vice capital. 3. A propos de ce texte des Proverbes (29, 22) " L'homme irascible engage la querelle ", la Glose déclare: " La colère est la porte de tous les vices: si cette porte est fermée, le repos intérieur sera donné aux vertus; mais si elle est ouverte, l'âme sera mobilisée pour tous les forfaits. " Or aucun vice capital n'est le principe de tous les péchés, mais de certains en particulier. La colère ne doit donc pas être placée parmi les vices capitaux. En sens contraire, S. Grégoire place la colère parmi les vices capitaux. Réponse: Comme on le voit par ce qui a été dit antérieurement, le vice capital est celui d'où naissent beaucoup d'autres vices. Or c'est un fait que beaucoup de vices peuvent naître de la colère, et pour une double raison. 1° En raison de son objet, qui a un caractère très désirable, puisque la vengeance est désirée sous l'aspect du juste ou de l'honnête, qui attire par sa dignité, on l'a vu plus haut. 2° En raison de son impétuosité, qui précipite l'esprit dans tous les désordres. Il est donc manifeste que la colère est un vice capital. Solutions: 1. Cette tristesse d'où naît la colère n'est pas, dans la plupart des cas, le vice d'acédie, mais la passion de tristesse qui fait suite à une injure reçue. 2. Comme on l'a vu plus haut, le vice capital est celui qui a une fin très désirable, de sorte qu'ainsi, à cause du désir qu'on a d'elle, beaucoup de péchés se commettent. Or la colère, qui désire un mal sous la raison de bien, a une fin plus désirable que la haine qui désire un mal sous la raison de mal. C'est pourquoi la colère, plus que la haine, est un vice capital. 3. La colère est dite " porte des vices " pour une raison accidentelle, parce qu'elle supprime ce qui leur fait obstacle, en empêchant le jugement de la raison, par lequel l'homme s'éloigne du mal. Mais directement et par elle-même elle est cause de certains péchés particuliers qu'on appelle ses filles. ARTICLE 7: Quelles sont les filles de la colère? Objections: 1. Il ne semble pas qu'on ait raison d'assigner six filles à la colère: " la querelle, l'excitation de l'esprit, l'outrage, la clameur, l'indignation, le blasphème ". Le blasphème est considéré par Isidore, comme un fille de l'orgueil. Il n'est donc pas une fille de la colère. 2. La haine naît de la colère, dit S. Augustin Elle devrait donc être comptée parmi les filles de la colère. 3. L'excitation de l'esprit semble être la même chose que l'orgueil. Or l'orgueil n'est pas la fille de quelque vice, mais " la mère de tous les vices ", comme S. Grégoire le rappelle. L'agitation tumultueuse de l'esprit ne doit donc pas être comptée parmi les filles de la colère. En sens contraire, il y a que S. Grégoire attribue ces filles-là à la colère. Réponse: La colère peut être considérée d'une triple manière: d'abord, selon qu'elle est dans le coeur. A ce titre, elle engendre deux vices. L'un se prend du côté de celui contre qui l'homme s'irrite, qu'il estime indigne pour lui avoir fait une telle chose: c'est " l'indignation "; l'autre vice se prend du côté de celui qui s'irrite, en tant qu'il rumine les différents moyens de se venger, et ces pensées gonflent son coeur comme dit Job (15, 2): " Le sage se gonfle-t-il de vent? " Et c'est " l'excitation de l'esprit ".


Ensuite la colère est considérée selon qu'elle est dans la bouche. Et ainsi elle engendre un double désordre: l'un qui fait que l'homme la manifeste dans sa manière de parler; c'est lui que désigne le texte: " Celui qui dit à son frère: "renégat". " On a alors affaire à la " clameur ", par laquelle il faut entendre des mots désordonnés et confus. L'autre désordre fait que l'on se répand en paroles injurieuses. Si elles sont proférées contre Dieu, ce sera le " blasphème "; si elles le sont contre le prochain, ce sera " l'outrage ". Enfin la colère est considérée selon qu'elle va jusqu'à des voies de fait. Et ainsi de la colère naît " la querelle ", par laquelle il faut entendre tous les dommages que, de fait, la colère inflige au prochain. Solutions: 1. Le blasphème que l'on profère de propos délibéré procède de l'orgueil de l'homme qui se dresse contre Dieu. L'Ecclésiastique dit en effet (10, 12): " Le principe de l'orgueil, c'est d'abandonner le Seigneur ", ce qui veut dire que perdre le respect de Dieu est la première partie de l'orgueil, et fait naître le blasphème. Mais le blasphème que l'on profère parce que l'esprit a été bouleversé procède de la colère. 2. La haine, même si elle naît parfois de la colère, a néanmoins une cause antérieure d’où elle procède directement, et qui est la tristesse; de même, à l'inverse, l'amour naît de la délectation. Or, de la tristesse ressentie on passe parfois à la colère et parfois à la haine. C'est pourquoi il est plus normal de dire que la haine naît de l'acédie (ou tristesse spirituelle) que de la colère. 3. L'excitation de l'esprit n'est pas prise ici pour l'orgueil, mais pour une certaine violence ou audace de l'homme qui cherche à se venger. Or l'audace est un vice opposé à la force. ARTICLE 8: Y a-t-il un vice opposé à la colère? Objections: 1. Il ne semble pas qu'il y ait un vice opposé à la colère, provenant d'un manque d'irascibilité. Car il n'y a rien de vicieux qui fasse ressembler l'homme à Dieu. Or, lorsque l'homme est tout à fait sans colère, il ressemble à Dieu qui juge avec tranquillité. Il ne semble donc pas qu'il soit vicieux de manquer tout à fait de colère. 2. Le manque de ce qui n'est utile à rien n'est pas vicieux. Or le mouvement de colère n'est utile à rien, comme le prouve Sénèque u dans son traité de la colère. Il semble donc que le défaut de colère ne soit pas vicieux. 3. Le mal de l'homme, selon Denys est " d'être en dehors de la raison ". Or, en l'absence de tout mouvement de colère, le jugement de la raison demeure encore intact. Le défaut de colère ne cause donc jamais un vice. En sens contraire, S. Chrysostome, commentant S. Matthieu, dit: " Celui qui ne se met pas en colère, quand il y a une cause pour le faire, commet un péché. En effet la patience déraisonnable sème les vices, entretient la négligence, et invite à mal faire non seulement les méchants, mais les bons euxmêmes. " Réponse: La colère peut s'entendre de deux façons. D'une première façon, comme le simple mouvement de la volonté par lequel, non par passion, mais en vertu du jugement de la raison, on inflige une peine. En ce sens un manque de colère est sans aucun doute un péché. C'est de cette façon que S. Chrysostome conçoit la colère, lorsqu'il dit: " La colère qui est motivée n'est pas colère mais jugement. En effet la colère proprement dite signifie un ébranlement de la passion. Or celui qui s'irrite avec raison ne le fait pas par passion. C'est pourquoi on dit qu'il fait justice, et non qu'il se met en colère. "


D'une autre façon on entend par colère le mouvement de l'appétit sensible, qui s'accompagne de passion et d'une modification physique. Dans l'homme, ce mouvement fait suite nécessairement au simple mouvement de la volonté, parce que l'appétit inférieur suit naturellement le mouvement de l'appétit supérieur, à moins qu'il n'y ait un obstacle. C'est pourquoi le mouvement de colère ne peut faire totalement défaut dans l'appétit sensible, sauf par carence ou débilité du mouvement volontaire. Par voie de conséquence, le manque de la passion de colère est donc aussi un vice, de même que le défaut du mouvement volontaire pour punir conformément au jugement de la raison. Solutions: 1. Celui qui ne se met pas du tout en colère alors qu'il le doit, imite peut-être Dieu quant au manque de passion, mais il ne l'imite pas à un autre point de vue, en ce que Dieu punit en vertu de son jugement. 2. La passion de colère est utile, comme tous les autres mouvements de l'appétit sensible, pour faire exécuter plus promptement ce que dicte la raison. Autrement, ce serait en vain qu'existerait en l'homme un appétit sensible, alors que la nature ne fait rien d'inutiles. 3. En celui qui agit de façon ordonnée, le jugement de la raison est non seulement cause du simple mouvement de la volonté, mais aussi de la passion de l'appétit sensible, nous venons de le dire. C'est pourquoi, de même que l'absence de l'effet signale l'absence de la cause, de même l'absence de colère signale l'absence du jugement de raison.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 159: LA CRUAUTÉ 1. S'oppose-t-elle à la clémence? - 2. Comparaison de la cruauté avec la férocité ou sauvagerie. ARTICLE 1: La cruauté s'oppose-t-elle à la clémence? Objections: 1. Il ne semble pas. Sénèque dit en effet qu'" on appelle cruels ceux qui dépassent la mesure dans le châtiment ", ce qui est contraire à la justice. Or la clémence n'est pas considérée comme une partie de la justice, mais comme une partie de la tempérance. La cruauté ne semble donc pas s'opposer à la clémence. 2. Jérémie (6, 23) parle d'un peuple " cruel et sans pitié ". Il semble ainsi que la cruauté s'oppose à la miséricorde. Or la miséricorde n'est pas identique à la clémence, on l'a dit plus haute. La cruauté ne s'oppose donc pas à la clémence. 3. La clémence a trait à l'infliction des peines, on l'a dit, tandis que la cruauté se rapporte aussi à la suppression des bienfaits, d'après les Proverbes (11, 17 Vg): " L'homme cruel afflige même ses proches. " La cruauté ne s'oppose donc pas à la clémence. En sens contraire, Sénèque dit qu'" à la clémence s'oppose la cruauté, qui n'est rien d'autre que la barbarie de l'âme dans l'application des peines ". Réponse: Le mot cruauté (crudelitas) semble venir de crudité (cruditas). De même que les choses qui sont bien cuites et rendues digestes ont d'ordinaire une saveur agréable et douce, de même les choses qui sont crues ont une saveur repoussante et rude. Or on a dit plus haute que la clémence comporte une certaine douceur ou tendresse d'âme qui porte à diminuer les peines. La cruauté s'oppose donc directement à la clémence.


Solutions: 1. La diminution des peines, qui se fait conformément à la raison, relève de l'épikie, mais la douceur du sentiment qui y incline relève de la clémence; de même l'excès du châtiment, si l'on considère l'action extérieure, relève de l'injustice, mais, si l'on considère la dureté d'âme qui rend prompt à augmenter les peines, cet excès relève de la cruauté. 2. La miséricorde et la clémence se rencontrent en ce que l'une et l'autre fuient et ont en horreur la misère d'autrui, de façon différente cependant. Car il appartient à la miséricorde de soulager la misère en accordant des bienfaits, tandis qu'il appartient à la clémence de diminuer la misère en atténuant les peines. Puisque la cruauté comporte une exagération dans les peines infligées, elle s'oppose, plus directement à la clémence qu'à la miséricorde. Cependant, à cause de la similitude de ces vertus, on tient parfois la cruauté pour un manque de miséricorde. 3. La cruauté est prise ici pour un manque de miséricorde, dont le propre est de ne pas accorder de bienfaits. Cependant on peut dire aussi que la suppression même du bienfait est une certaine peine. ARTICLE 2: Comparaison de la cruauté avec la férocité ou sauvagerie Objections: 1. Il semble que la cruauté ne diffère pas de la férocité ou sauvagerie. En effet, il semble qu'à une vertu soit opposé, d'un seul côté, un seul vice. Or à la clémence sont opposées par excès et la férocité et la cruauté. Il semble donc que la cruauté et la férocité soient identiques. 2. Isidore dit que " l'homme sévère (severus) est ainsi appelé comme étant sauvage et vrai (saevus et venus), car il fait justice sans indulgence ", et, par suite, la sévérité ou férocité semble exclure la rémission des peines dans les jugements, qui ressortit à la bonté. Or c'est là le fait de la cruauté, on l’a dit. La cruauté est donc la même chose que la férocité. 3. A la vertu s'oppose un vice par excès, et aussi un vice par défaut, lequel est à la fois contraire à la vertu, qui se trouve dans un juste milieu, et au vice par excès. Or un même vice par défaut s'oppose à la cruauté et à la férocité, c'est la lâcheté ou faiblesse. En effet S. Grégoire déclare: " Qu'il y ait de l'amour, mais sans mollesse; de la rigueur, mais sans rudesse. Qu'il y ait du zèle, mais sans sévérité immodérée; de la bonté, mais ne pardonnant pas plus qu'il ne convient. " La férocité est donc identique à la cruauté. En sens contraire, pour Sénèque, " celui qui, sans avoir subi de dommage, s'irrite contre quelqu'un qui n'est pas un pécheur, n'est pas appelé cruel, mais féroce ou sauvage ". Réponse: Les mots de " férocité " et de " sauvagerie " se prennent par comparaison avec les bêtes sauvages, qui sont aussi appelées féroces. En effet, ces animaux s'attaquent aux hommes pour se repaître de leur chair, et ils ne le font pas pour une cause de justice, dont la considération appartient à la raison seule. C'est pourquoi, à proprement parler, on parle de sauvagerie ou de férocité à propos de celui qui, en infligeant des peines, ne considère pas la faute commise par celui qu'il punit, mais seulement le plaisir qu'il prend à la souffrance des hommes. Il est clair que cela fait partie de la bestialité, car une telle délectation n'est pas humaine, mais bestiale, provenant d'une habitude mauvaise ou d'une corruption de la nature, comme toutes les autres tendances bestiales de ce genre. La cruauté, au contraire, considère la faute en celui qui est puni; toutefois, elle dépasse la mesure dans le châtiment. C'est pourquoi la cruauté diffère de la férocité ou sauvagerie, comme la malice humaine diffère de la bestialité, dit Aristote. Solutions: 1. La clémence est une vertu humaine; aussi la cruauté, qui est une malice humaine, s'oppose-t-elle à elle directement. La férocité ou sauvagerie, au contraire, fait partie de la bestialité. Il s'ensuit qu'elle ne s'oppose pas directement à la clémence, mais à une vertu plus excellente, qu'Aristote appelle " héroïque ou divine ", et qui semble, selon nous, appartenir aux dons du SaintEsprit. On peut donc dire que la férocité s'oppose directement au don de piété.


2. " Sévère " n'équivaut pas purement et simplement à " féroce ", terme qui évoque le vice, mais à " féroce en ce qui concerne la vérité ", à cause d'une certaine ressemblance avec la férocité, qui n'adoucit pas les peines. 3. La rémission dans le fait de punir n'est un vice que si elle néglige l'ordre de la justice, selon lequel on devrait punir à proportion de la faute, ce que la cruauté dépasse. Mais la férocité, elle, ne fait aucune attention à cet ordre. C'est pourquoi la rémission dans le châtiment s'oppose directement à la cruauté, et non à la férocité. Nous devons maintenant parler de la modestie. D'abord de la modestie en général (Q. 160); ensuite, de chacune de ses espèces en particulier (161-169).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 160: LA MODESTIE 1. Est-elle une partie de la tempérance? - 2. Quelle est la matière de la modestie? ARTICLE 1: La modestie est-elle une partie de la tempérance? Objections: 1. Non, semble-t-il. En effet modestie vient de " mesure " (modus). Or dans toutes les vertus la mesure est nécessaire, car la vertu est ordonnée au bien, et le bien, dit S. Augustin consiste dans " la mesure, l'espèce et l'ordre ". La modestie est donc une vertu générale, et on ne doit pas en faire une partie de la tempérance. 2. Le mérite de la tempérance semble consister principalement dans une certaine " modération ". Or c'est de celle-ci que vient le mot modestie. La modestie semble donc être identique à la tempérance, et non être l'une de ses parties. 3. La modestie semble porter sur la correction des autres, d'après S. Paul (2 Tm 2, 24) . " Le serviteur de Dieu ne doit pas être querelleur, mais doux à l'égard de tous, corrigeant avec modestie ceux qui résistent à la vérité. " Or la correction de ceux qui sont en faute est un acte de justice ou de charité, on l'a vu précédemment. Il semble donc que la modestie soit plutôt une partie de la justice que de la tempérance. En sens contraire, Cicéron fait de la modestie une partie de la tempérance. Réponse: Nous l'avons dit plus haut la tempérance use de modération en ce qu'il y a de plus difficile à modérer: les convoitises des délectations du toucher. Or, partout où se trouve une vertu se rapportant spécialement à ce qui est plus important, il faut qu'il y ait une autre vertu se rapportant à ce qui l'est moins, car il est nécessaire que la vie de l'homme soit réglée en tout selon les vertus. C'est ainsi, comme on l'a vu plus haute, que la magnificence se rapporte aux grandes dépenses d'argent, et qu'à côté d'elle la libéralité est nécessaire, qui se rapporte aux dépenses de médiocre importance. Il est donc nécessaire qu'il y ait une vertu modératrice des petites choses, qu'il n'est pas aussi difficile de modérer. Cette vertu s'appelle la modestie, et elle est annexée à la tempérance comme à la vertu principale. Solutions: 1. Un nom commun est parfois attribué aux plus petites choses; c'est ainsi qu'on donne le nom commun d'" anges ", au dernier ordre des anges. De même aussi la " mesure ", qui se remarque


communément en toute vertu, est attribuée spécialement à la vertu qui apporte la mesure dans les petites choses. 2. Certaines choses ont besoin d'être tempérées à cause de leur véhémence, comme on " tempère " le vin fort. Mais la modération est nécessaire en toutes choses. C'est pourquoi la tempérance a davantage trait aux passions violentes, et la modestie aux passions moindres. 3. La modestie s'entend ici de la mesure prise communément, selon qu'elle est nécessaire dans toutes les vertus. ARTICLE 2: Quelle est la matière de la modestie? Objections: 1. Il semble que la modestie ne concerne que les actes extérieurs. En effet, les mouvements intérieurs des passions ne peuvent pas être connus des autres. Or S. Paul demande (Ph 4, 5) que " notre modestie soit connue de tous les hommes ". La modestie ne se rapporte donc qu'aux actions extérieures. 2. Les vertus qui ont pour matière les passions se distinguent de la vertu de justice qui a pour matière les actions. Or la modestie semble être une seule vertu. Si donc elle a trait aux actions extérieures, elle n'aura pas trait aux passions intérieures. 3. Aucune vertu, demeurant une et la même, ne porte à la fois sur les choses se rapportant à l'appétit, ce qui est le propre des vertus morales; sur les choses se rapportant à la connaissance, ce qui est le propre des vertus intellectuelles; et sur les choses se rapportant à l'irascible et au concupiscible. Donc, si la modestie est une seule vertu, elle ne peut avoir tout cela pour matière. En sens contraire, en tout ce dont on vient de parler, on doit observer la " mesure ", d'où la modestie tire son nom. La modestie concerne donc tout cela. Réponse: La modestie diffère de la tempérance, on l'a vu en ce que la tempérance modère ce qui est le plus difficile à réprimer, tandis que la modestie modère ce qui l'est médiocrement. Cependant les auteurs semblent avoir parlé diversement de la modestie. Partout où ils ont discerné une raison spéciale de bien ou de difficulté en matière de modération, ils ont soustrait cela à la modestie, réservant celle-ci aux modérations de moindre importance. Or il est clair pour tous que la répression des plaisirs du toucher présente une difficulté spéciale. C'est pourquoi tous ont distingué la tempérance de la modestie. Mais, en outre, Cicéron a vu qu'un certain bien spécial existait dans la modération des châtiments. Et c'est pourquoi il a soustrait la clémence à la modestie, réservant celle-ci pour toutes les autres choses qui restent à modérer. Ces choses paraissent être au nombre de quatre. La première est le mouvement de l'âme vers une certaine supériorité, que modère l'humilité. La deuxième est le désir de ce qui se rapporte à la connaissance, ce que modère la studiosité, qui s'oppose à la curiosité. La troisième est ce qui se rapporte aux mouvements et aux actions du corps, afin qu'ils se fassent de façon décente et honnête, tant dans les choses faites sérieusement que dans celles faites par jeu. La quatrième est ce qui se rapporte aux apprêts extérieurs, dans les vêtements et les autres choses de ce genre. Mais concernant certaines de ces choses, d'autres auteurs ont parlé de vertus particulières; ainsi Andronicus mentionne " la mansuétude, la simplicité et l'humilité ", et autres vertus de ce genre, dont nous avons parlé plus haut. Aristote, lui, concernant les plaisirs des jeux, a mentionné " l'eutrapélie ". Tout cela rentre dans la modestie, au sens où l’entend Cicéron. Et, de cette manière, la modestie se rapporte non seulement aux actions extérieures, mais aussi aux mouvements intérieurs.


Solutions: 1. S. Paul parle de la modestie selon qu'elle porte sur les choses extérieures. Cependant la modération des mouvements intérieurs peut aussi se manifester par certains signes extérieurs. 2. Sous la modestie sont comprises différentes vertus, assignées par différents auteurs. Par conséquent rien n'empêche que la modestie ait pour matière des choses qui requièrent différentes vertus. Cependant il n'y a pas, entre les parties de la modestie, une différence aussi grande qu'entre la justice, qui porte sur les opérations, et la tempérance, qui porte sur les passions. Car, dans les actions et les passions en lesquelles il n'y a pas une difficulté exceptionnelle du côté de la matière, mais seulement du côté de la modération, il n'est question que d'une seule vertu, sous le rapport de la modération. 3. Et cela éclaire la réponse à donner à la troisième objection. LES ESPÈCES DE LA MODESTIE I1 faut maintenant étudier les différentes espèces de la modestie. I. L'humilité et l'orgueil qui s'oppose à elle (Q. 161-165). - II. La studiosité (Q. 166) et la curiosité qui lui est opposée (Q. 167). - III. La modestie dans les paroles et dans les gestes (Q. 168). - IV. La modestie dans la toilette extérieure (Q. 169).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 161: L'HUMILITÉ 1. Est-elle une vertu? 2. Siège-t-elle dans l'appétit, ou dans le jugement de la raison? - 3. Doit-on, par humilité, se mettre au-dessous de tous? - 4. Fait-elle partie de la modestie ou de la tempérance? - 5. Comparaison de l'humilité avec les autres vertus. - 6. Les degrés de l’humilité. ARTICLE 1: L'humilité est-elle une vertu? Objections: 1. Il ne semble pas. La vertu implique en effet une notion de bien. Or l'humilité semble impliquer la raison de mal pénal, selon le Psaume (105, 18): " On l'humilia en affligeant ses pieds d'entraves. " L'humilité n'est donc pas une vertu. 2. La vertu et le vice sont opposés. Or l'humilité se manifeste parfois dans le vice. L'Ecclésiastique dit en effet (19, 23 Vg) " Il y a celui qui s'humilia frauduleusement. " 3. Nulle vertu ne s'oppose à une autre vertu. Or l'humilité semble s'opposer à la vertu de magnanimité, qui tend aux grandes choses, alors que l'humilité les fuit. 4. La vertu, selon Aristote est " la disposition de ce qui est parfait ". Or l'humilité semble convenir aux imparfaits. C'est pourquoi il ne convient pas à Dieu de s'humilier, lui qui ne peut être au-dessous de personne. L'humilité n'est donc pas une vertu. 5. " Toute vertu morale a pour matière les actions ou les passions ", d'après Aristote. Or l'humilité n'est pas mise par lui au nombre des vertus qui ont trait aux passions, et elle n'est pas non plus rangée par lui sous la justice, qui porte sur les actions. Il semble donc qu'elle ne soit pas une vertu. En sens contraire, Origène commentant ce verset de S. Luc (1, 48): " Il a, regardé l'humilité de sa servante ", dit que, dans l’Écriture, l'humilité est expressément déclarée l'une des vertus, puisque le Sauveur a dit (Mt 11, 9): " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. "


Réponse: Comme nous l'avons dit antérieurement en traitant des passions, le bien ardu a quelque chose par quoi il attire l'appétit, à savoir sa raison de bien, et il a quelque chose qui provoque la répulsion, à savoir sa difficulté d'être atteint; le premier de ces éléments fait naître un mouvement d'espoir, et le second un mouvement de découragement. Or nous avons dit plus haut qu'à des mouvements de l'appétit qui se comportent par mode d'impulsion, il faut qu'il y ait une vertu morale qui modère et refrène; et à l'égard de ceux qui se comportent par mode de répulsion et de recul du côté de l'appétit, il faut qu'il y ait une vertu morale qui affermisse et pousse en avant. C'est pourquoi, en ce qui concerne l'appétit du bien ardu, deux vertus sont nécessaires: l'une qui tempère et refrène l'esprit, pour qu'il ne tende pas de façon immodérée aux choses élevées, et c'est la vertu d'humilité; l'autre qui fortifie l'esprit contre le découragement, et le pousse à poursuivre ce qui est grand conformément à la droite raison, et c'est la magnanimité. Il apparaît donc ainsi que l'humilité est une vertu. Solutions: 1. Selon Isidore " humble (humilis) signifie pour ainsi dire appuyé à terre (humi) ", c'est-àdire adhérant à ce qui est bas. Ce qui se réalise de deux façons. 1° En vertu d'un principe extrinsèque, lorsque par exemple un homme est abaissé par un autre. Et alors l'humilité a un caractère pénal. 2° En vertu d'un principe intrinsèque. Cela peut parfois être bon, lorsque quelqu'un, par exemple, considérant ce qui lui manque, s'abaisse selon sa condition, comme Abraham disant au Seigneur (Gn 18, 27): " Je parlerai à mon Seigneur, moi qui suis poussière et cendre. " L'humilité est alors une vertu. Mais parfois cela peut être mauvais, lorsque, par exemple, " l'homme, oubliant sa dignité, se compare aux bêtes stupides, et devient semblable à elles " (Ps 49, 13). 2. Comme on vient de le dire, l'humilité, selon qu'elle est une vertu, comporte dans sa raison un certain abaissement louable vers le bas. Mais parfois cela a lieu seulement selon les signes extérieurs, selon les apparences. Aussi est-ce là " une fausse humilité ", dont S. Augustin dit qu'elle est " un grand orgueil ", car il semble qu'elle tende à une gloire supérieure. - Mais parfois cela a lieu selon le mouvement intérieur de l'âme. C'est en ce sens que l'humilité est appelée proprement une vertu, car la vertu ne consiste pas dans des choses extérieures, mais principalement dans le choix intérieur de l'esprit, comme le montre Aristote. 3. L'humilité réprime l'appétit, de peur qu'il ne tende vers ce qui est grand en s'écartant de la droite raison. La magnanimité, elle, pousse l'esprit vers ce qui est grand en se conformant à la droite raison. Il apparaît donc que la magnanimité ne s'oppose pas à l'humilité, mais au contraire qu'elles ont en commun de se conformer toutes deux à la droite raison. 4. Il y a deux façons de dire qu'un être est parfait. D'une première façon, un être est dit parfait purement et simplement, quand aucun défaut ne se trouve en lui, ni selon sa nature, ni par rapport à quelque autre chose. Et ainsi Dieu seul est parfait, et l'humilité ne lui convient donc pas selon la nature divine, mais seulement selon la nature humaine qu'il a assumée. - D'une autre façon on peut dire qu'un être est parfait sous quelque rapport, par exemple selon sa nature, ou selon sa condition, ou selon le temps. En ce sens l'homme vertueux est parfait. Sa perfection cependant reste déficiente en comparaison de Dieu. C'est ainsi qu'Isaïe (40, 17) peut dire: " Toutes les nations sont comme rien devant lui. " Et c'est ainsi que l'humilité peut convenir à tout homme. 5. Aristote voulait traiter des vertus selon qu'elles sont ordonnées à la vie civique, où la soumission d'un homme à un autre est déterminée selon l'ordre de la loi, et fait partie de la justice légale. Mais l'humilité, selon qu'elle est une vertu spéciale, regarde principalement la subordination de l'homme à Dieu, à cause de qui il se soumet aussi aux autres lorsqu'il s'humilie. ARTICLE 2: L'humilité siège-t-elle dans l'appétit, ou dans le jugement de la raison?


Objections: 1. Il ne semble pas que l'humilité siège dans l'appétit, mais plutôt dans le jugement de la raison. En effet, l'humilité s'oppose à l'orgueil. Or l'orgueil consiste surtout en ce qui se rapporte à la connaissance. S. Grégoire dit en effet: " L'orgueil, quand il s'étend extérieurement jusqu'au corps, se fait d'abord connaître par les yeux ", ce qui faisait dire au Psalmiste (131, 1): " Seigneur, mon coeur ne s'est pas enflé d'orgueil, et mes regards n'ont pas été hautains. " Or les yeux servent surtout à la connaissance. Il semble donc que l'humilité se rapporte surtout à la connaissance que l'on prend de soi et qu'on estime petite. 2. Selon S. Augustin " l'humilité est presque toute la doctrine chrétienne ".. Il n'y a donc rien dans la doctrine chrétienne qui soit inconciliable avec l'humilité. Or la doctrine chrétienne nous invite à désirer ce qu'il y a de meilleur, comme dit S. Paul (1 Co 12, 3 1): " Aspirez aux charismes les meilleurs. " L'humilité ne consiste donc pas à réprimer le désir des choses ardues, mais porte plutôt sur leur estimations. 3. Il appartient à la même vertu de réprimer un élan excessif et d'affermir l'âme contre un recul excessif Ainsi, c'est la même vertu de force qui réprime l'audace et qui affermit l'âme contre la peur. Or la magnanimité affermit l'âme contre les difficultés qui se rencontrent dans la poursuite des grandes choses. Donc, si l'humilité réprimait l'appétit des grandes choses, il s'ensuivrait qu'elle ne serait pas une vertu distincte de la magnanimité. Ce qui semble faux. L'humilité ne porte donc pas sur l'appétit des grandes choses mais plutôt sur leur estimation. 4. Andronicus place l'humilité dans le train de vie extérieur. Il dit en effet que l'humilité est " un habitus qui évite les excès dans les dépenses et les apprêts ". Elle ne règle donc pas le mouvement de l'appétit. En sens contraire, S. Augustin dit que l'homme humble est " celui qui choisit d'être abaissé dans la maison du Seigneur, plutôt que d'habiter dans la demeure des pécheurs ". Or le choix relève de l'appétit. L'humilité se trouve donc dans l'appétit, plutôt que dans l'estimation. Réponse: Comme on l'a dit, il appartient en propre à l'humilité que nous nous réprimions nousmêmes, afin de ne pas être entraînés à ce qui nous dépasse. Mais il est nécessaire pour cela que nous prenions conscience de ce qui nous manque en comparaison de ce qui excède nos forces. C'est pourquoi la connaissance du manque qui nous est propre fait partie de l'humilité comme règle directrice de l'appétit. Pourtant, c'est dans l'appétit lui-même que l'humilité réside essentiellement. Aussi doit-on dire que le propre de l'humilité est de diriger et de modérer le mouvement de l'appétit. Solutions: 1. L'élévation du regard est un signe d'orgueil, en tant qu'il exclut le respect et la crainte. Car ce sont surtout les gens timides et respectueux qui ont coutume de baisser les yeux, comme s'ils n'osaient pas se comparer aux autres. Il ne s'ensuit pas pour autant que l'humilité soit essentiellement dans la connaissance. 2. Prétendre à quelque chose de grand en se fiant à ses propres forces est contraire à l'humilité. Mais il n'est pas contraire à l'humilité de tendre à de grandes choses en mettant sa confiance dans le secours divin, surtout puisque l'on est d'autant plus élevé aux regards de Dieu que l'on se soumet davantage à lui par humilité. " Autre chose, dit S. Augustin est de s’élever vers Dieu, autre chose de s'élever contre Dieu. Celui qui s'abaisse devant lui est élevé par lui, et celui qui se dresse contre lui est abaissé par lui. " 3. On trouve dans la vertu de force une même et unique raison de réprimer l'audace et d'affermir l'âme contre la crainte. Cette unique raison est en effet que l'homme doit faire passer le bien de la raison avant les périls de la mort. Au contraire, la raison que nous avons de refréner la présomption de l'espérance, ce qui relève de l'humilité, est différente de la raison que nous avons d'affermir l'âme contre le désespoir, ce qui relève de la magnanimité. En effet, la raison que nous avons d'affermir


l'âme contre le désespoir, est la conquête de notre bien propre, car il ne faut pas qu'en désespérant l'homme se rende indigne du bien qui lui convenait. S'agit-il en revanche de réprimer la présomption de l'espérance, la raison principale est prise alors de la révérence due à Dieu, qui fait que l'homme ne s'attribue pas plus qu'il ne lui revient selon le rang qu'il a reçu de Dieu. Ainsi donc l'humilité semble impliquer principalement la sujétion de l'homme à Dieu. C'est pourquoi S. Augustin, qui assimile l'humilité à la pauvreté en esprit, la fait dépendre du don de crainte, par lequel on révère Dieu. De là vient que la force se comporte autrement vis-à-vis de l'audace que l'humilité vis-à-vis de l'espoir. Car la force se sert de l'audace plus queue ne la réprime; c'est pourquoi l'excès a plus de ressemblance avec elle que le défaut. L'humilité, au contraire, réprime l'espoir ou la confiance en soi-même plus qu'elle ne s'en sert; c'est pourquoi l'excès est davantage en opposition avec elle que le défaut. 4. L'excès dans les dépenses et les apprêts extérieurs est d'ordinaire le fait d'une certaine fierté, que l'humilité réprime. De ce point de vue l'humilité se trouve secondairement dans les choses extérieures, selon qu'elles sont les signes du mouvement intérieur de l'appétit. ARTICLE 3: Doit-on, par humilité, se mettre au-dessous de tous? Objections: 1: Il ne semble pas. Car, on l'a dit l'humilité consiste principalement dans la sujétion de l'homme à Dieu. Mais ce qui est dû à Dieu ne doit pas être donné à l'homme, comme c'est clair pour tous les actes d'adoration. L'homme ne doit donc pas par humilité se mettre au-dessous de l'homme. 2. D'après S. Augustin, " l'humilité doit être placée du côté de la vérité, non du côté de la fausseté ". Or il y a des hommes qui occupent une très haute situation: s'ils se mettaient au-dessous de leurs inférieurs, cela ne pourrait pas se faire sans fausseté. 3. Nul ne doit faire ce qui tourne au détriment du salut d'autrui. Mais si par humilité l'on se mettait audessous d'un autre, cela tournerait parfois au détriment de celui à qui l'on se soumet, car cela pourrait lui inspirer de l'orgueil ou du mépris. C'est pourquoi S. Augustin a pu dire: " ... de peur qu'en observant une trop grand humilité, on ne détruise l'autorité qui doit gouverner. " Il ne faut donc pas que l'homme se mette au-dessous de tous par humilité. En sens contraire, il y a ces paroles de S. Paul (Ph 2, 3): " Que chacun par humilité estime les autres supérieurs à soi. " Réponse: On peut considérer deux points de vue en l'homme: ce qui est de Dieu, et ce qui est de l'homme. Mais tout ce qui est défaut est de l'homme, et tout ce qui est salut et perfection est de Dieu, selon Osée (13, 9): " Ô Israël, ta perte vient de toi-même, ton secours de moi seul. " Or l'humilité, nous l'avons dit, regarde proprement la révérence par laquelle l'homme se soumet à Dieu. C'est pourquoi tout homme, s'il considère ce qui est de lui, doit se mettre au-dessous du prochain en considérant ce qui, en celui-ci, est de Dieu. Mais l'humilité n'exige pas que l'on mette ce qui, en soi-même, est de Dieu, au-dessous de ce qui apparaît être de Dieu en l'autres. Car ceux qui reçoivent en partage les dons de Dieu savent bien qu'ils les ont. S. Paul dit en effet (1 Co 2, 12) que nous avons reçu l'Esprit qui vient de Dieu " afin de connaître les dons que Dieu nous a faits ". C'est pourquoi, sans manquer à l'humilité, on peut préférer les dons que l'on a soi-même reçus aux dons de Dieu qui paraissent avoir été attribués aux autres. Ce mystère, dit S. Paul (Ep 3, 5), " n'avait pas été communiqué aux hommes des temps passés comme il vient d'être révélé maintenant à ses saints Apôtres ". De même l'humilité n'exige pas non plus que l'on mette ce que l'on a d'humain au-dessous de ce qui est humain dans le prochain. Autrement, il faudrait que tout homme se jugeât plus pécheur que tous les autres, et cependant S. Paul a pu dire sans manquer à l'humilité (Ga 2, 15): " Nous sommes, nous, des juifs de naissance, et non de ces pécheurs de païens. "


Néanmoins, tout homme peut juger qu'il y a dans le prochain quelque chose de bon que lui-même n'a pas, ou qu'il y a en lui-même quelque chose de mauvais qui ne se trouve pas chez l'autre, ce qui lui permet de se mettre par humilité au-dessous du prochain. Solutions: 1. Non seulement nous devons révérer Dieu en lui-même, mais aussi révérer en toute chose ce qui est de lui, non cependant par le même mode dont nous révérons Dieu. C'est pourquoi nous devons, par l'humilité, nous mettre au dessous de tous les autres à cause de Dieu. " Soyez soumis, dit S. Pierre (1 P 2, 13), à toute créature humaine à cause de Dieu. " Pour Dieu seul cependant nous devons montrer de l'adoration. 2. Si nous préférons ce qui est de Dieu dans le prochain à ce qui est propre en nous, nous ne pouvons tomber dans la fausseté. C'est pourquoi ce passage de S. Paul: " Que chacun par l'humilité estime les autres supérieurs à soi ", est ainsi commenté par la Glose . " Nous ne devons pas estimer cela par une sorte de feinte: estimons vraiment, au contraire, qu'il peut y avoir en l'autre quelque chose de caché qui nous soit supérieur, même si notre bien, par quoi nous paraissons lui être supérieur, n'est pas caché. " 3. L'humilité, comme du reste les autres vertus, réside principalement à l'intérieur de l'âme. On peut ainsi, selon l'acte intérieur de l'âme, se mettre au-dessous d'un autre, sans pour autant donner occasion à ce qui pourrait être au détriment de son salut. C'est en ce sens qu'Augustin dit dans sa " Règle ": " Que le supérieur, par un sentiment de crainte de Dieu, se mette sous vos pieds. " Mais dans les actes extérieurs d'humilité, comme aussi dans les actes des autres vertus, il faut user de la modération qui convient, pour qu'ils ne puissent tourner au détriment de l'autre. Si cependant quelqu'un fait ce qu'il doit, et que les autres en prennent occasion de pécher, cela n'est pas imputé à celui qui agit avec humilité, car il ne commet pas de scandale, bien qu'un autre soit scandalisé. ARTICILE 4: L'humilité fait-elle partie de la modestie ou tempérance? Objections: 1. Il semble que non. L'humilité, en effet, regarde principalement la révérence par laquelle on se soumet à Dieu, on l'a dit. Or il appartient à la vertu théologale d'avoir Dieu pour objet. L'humilité doit donc être considérée plutôt comme une vertu théologale que comme une partie de la tempérance ou modestie. 2. La tempérance est dans le concupiscible. Or l'humilité semble être dans l'irascible, comme aussi l'orgueil, qui lui est opposé, et qui a l'ardu pour objet. Il semble donc que l'humilité ne soit pas une partie de la tempérance ou modestie. 3. L’humilité et la magnanimité portent sur les mêmes choses, cela ressort de ce que nous avons dit. Or la magnanimité n'est pas une partie de la tempérance, mais plutôt de la force, ainsi qu'on l'a vu antérieurement. Il semble donc que l'humilité ne soit pas une partie de la tempérance ou modestie. En sens contraire, commentant S. Luc, Origène dit: " Si tu veux savoir le nom de cette vertu, et comment l'appellent les philosophes, remarque que l'humilité sur laquelle Dieu abaisse ses regards est la même vertu que celle que les philosophes appellent métriotès ", c'est-à-dire mesure ou modération, laquelle appartient manifestement à la modestie ou tempérance. L'humilité fait donc partie de la modestie ou tempérance. Réponse: En assignant des parties aux vertus on fait principalement attention, nous l'avons dit plus haut à la ressemblance dans la manière d'agir de la vertu. Or la manière d'agir de la tempérance, d'où elle tire surtout son mérite, c'est le freinage ou la répression de l'emportement d'une passion. Voilà pourquoi toutes les vertus qui refrènent ou répriment l'élan des affections, ou qui modèrent les actions, sont considérées comme des parties de la tempérance. Or, de même que la douceur réprime le


mouvement de colère, de même l'humilité réprime le mouvement d'espoir, qui est un élan de l'esprit tendant vers de grandes choses. C'est pourquoi, de même que la douceur est une partie de la tempérance, de même l'humilité. Pour cette raison Aristote dit que celui qui tend vers de petites choses, selon ses possibilités, n'est pas appelé magnanime, mais " tempéré ": nous, nous pouvons l'appeler humble. Et, pour la raison dite plus haut, l'humilité, parmi les autres parties de la tempérance, est contenue sous la modestie, de la manière dont en parle Cicéron: en tant que l'humilité n'est rien d'autre qu'une certaine modération de l'esprit. " Ayez, dit S. Pierre (1 P 3, 4), la parure incorruptible d'une âme douce et humble. " Solutions: 1. Les vertus théologales, qui se rapportent à la fin ultime . premier principe dans . le domaine du désirable, sont causes de toutes les autres vertus. Que l'humilité soit causée par la vénération de Dieu n'exclut donc pas qu'elle soit une partie de la modestie ou tempérance. 2. Les parties sont assignées aux vertus principales, non selon leur ressemblance quant au sujet ou à la matière mais selon leur ressemblance quant à leur forme d'agir, on l'a dit. C'est pourquoi, bien que l'humilité ait son siège dans l'irascible, elle n'en est pas moins placée parmi les parties de la modestie et de la tempérance à cause de son mode d'agir. 3. Quoique la magnanimité et l'humilité se rencontrent dans une même matière, elles diffèrent cependant par leur mode d'agir. C'est la raison pour laquelle la magnanimité est une partie de la force, et l'humilité une partie de la tempérance. ARTICLE 5: Comparaison de l'humilité avec les autres vertus Objections: 1. Il semble que l'humilité soit la plus importante des vertus. En effet, commentant ce qui est dit en S. Luc du pharisien et du publicain, S. Jean Chrysostome dit que " si l'humilité, même mêlée de fautes, court si facilement qu'elle dépasse la justice accompagnée d'orgueil, où n'ira-t-elle pas si elle est jointe à la justice? Elle sera présente au tribunal de Dieu au milieu des anges ". Il apparaît ainsi que l'humilité l'emporte sur la justice. Or la justice est la plus remarquable de toutes les vertus, et renferme en elle toutes les vertus, comme le montre Aristote. L'humilité est donc la plus grande des vertus. 2. " Envisages-tu, dit S. Augustin, par l'homme qu'il a daigné assumer, fut un enseignement moral ". Or c'est principalement son humilité qu'il nous a proposé d'imiter, lorsqu'il a dit (Mt 11, 29): " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. " Et S. Grégoire affirme: " On découvre la preuve de notre rachat dans l'humilité de Dieu. " L'humilité semble être donc la plus grande des vertus. En sens contraire, la charité l'emporte sur toutes les vertus, selon S. Paul (Col. 3, 14): " Par-dessus tout, ayez la charité. " L'humilité n'est donc pas la plus grande des vertus. Réponse: Le bien de la vertu humaine réside dans l'ordre de la raison, lequel se prend principalement par rapport à la fin. C'est pourquoi les vertus théologales, qui ont la fin ultime pour objet, sont les plus grandes. Secondairement, on prête attention à la manière dont les moyens sont ordonnés à la fin. Et cette ordonnance se trouve essentiellement dans la raison elle-même qui ordonne, et, par participation, dans l'appétit ordonné par la raison. Cette ordonnance est faite de manière universelle par la justice, surtout par la justice légale. L'humilité, elle, fait que l'homme demeure bien soumis en toutes choses à l'ordre, d'une façon universelle, tandis que toute autre vertu le fait en telle ou telle matière particulière. C'est pourquoi, après les vertus théologales, après aussi les vertus intellectuelles qui ont pour siège la raison elle-même, et après la justice, surtout légale, l'humilité est plus importante que les autres vertus.


Solutions: 1. L'humilité ne l'emporte pas sur la justice, mais sur " la justice à laquelle est joint l'orgueil " et qui a cessé d'être une vertu; de même que, en sens inverse, le péché est remis par l'humilité: il est dit en effet du publicain que, en récompense de son humilité, " il s'en retourna chez lui justifié " (Lc 18, 14). C'est pourquoi S. Jean Chrysostome peut dire " Prête-moi deux attelages: l'un composé de la justice et de l'orgueil, l'autre du péché et de l'humilité. Tu verras le péché dépasser la justice, non par ses propres forces, mais par les forces de l'humilité qui lui est jointe; et tu verras l'autre couple vaincu, non par la faiblesse de la justice, mais par le poids et l'enflure de l'orgueil. " 2. De même que l'assemblage ordonné des vertus est comparé, en raison d'une certaine ressemblance, à un édifice, de même ce qui est premier dans l'acquisition des vertus est comparé à la fondation qui est posée en premier dans l'édifice. Mais les véritables vertus sont infusées par Dieu. C'est pourquoi ce qui est premier dans l'acquisition des vertus peut s'entendre de deux façons: d'une première façon, parce qu'on enlève un obstacle. Et, à ce titre, l'humilité tient la première place, en tant qu'elle chasse l'orgueil auquel Dieu résiste, et rend l'homme docile et ouvert à l'influx de la grâce divine, en tant qu'elle vide l'enflure de la superbe. " Dieu résiste aux orgueilleux, écrit S. Jacques (4, 6), mais il donne sa grâce aux humbles. " C'est de cette façon que l'humilité est appelée le fondement de l'édifice spirituel. D'une autre façon, dans les vertus quelque chose est premier directement, en donnant dès maintenant accès à Dieu. Or le premier accès à Dieu se fait par la foi. " Celui qui s'approche de Dieu doit croire " (He 11, 6). Et à ce titre c'est la foi qui est le fondement, d'une façon plus noble que l'humilité. 3. A qui méprise la terre, le ciel est promis. Ainsi à ceux qui méprisent les richesses terrestres sont promis les trésors célestes, selon cette parole (Mt 6, 19): " Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, ... mais amassez-vous des trésors dans le ciel. " De même, à ceux qui méprisent les joies du monde sont promises les consolations célestes (Mt 5, 5) " Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. " De même encore l'élévation spirituelle est promise à l'humilité, non parce qu'elle la mérite à elle seule, mais parce qu'il lui appartient en propre de mépriser la grandeur terrestre. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Ne crois pas que celui qui s'humilie sera toujours à terre, puisqu'il est dit: "Il sera exalté". Mais ne crois pas qu'il le sera aux yeux des hommes par les grandeurs terrestres. " 4. Le Christ nous a principalement recommandé l'humilité, parce que c'est le grand moyen d'écarter ce qui fait obstacle au salut qui consiste pour l'homme à tendre vers les biens célestes et spirituels, biens dont il est empêché quand il cherche la gloire dans le domaine terrestre. C'est pourquoi le Seigneur, pour faire disparaître l'obstacle au salut, a montré par des exemples d'humilité qu'il fallait mépriser la grandeur qui paraît au-dehors. L'humilité est ainsi comme une disposition qui permet d'accéder librement aux biens spirituels et divins. Donc, de même que la perfection est supérieure à la disposition, de même la charité et les autres vertus par lesquelles l'homme est directement conduit à Dieu sont supérieures à l'humilité. ARTICLE 6: Les degrés de l'humilité Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse accepter la distinction de l'humilité en douze degrés que l'on trouve dans la " Règle " de S. Benoît (ch.7): 1° " se montrer toujours humble de coeur et de corps, en tenant les yeux fixés à terre "; 2° " parler peu, de choses sérieuses, et sans élever la voix "; 3° " ne pas rire avec facilité et promptitude "; 4° " garder le silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé "; 5° " observer la règle commune du monastère "; 6° " se croire et se dire le plus méprisable de tous "; 7° " s'avouer et se croire indigne et inutile en tout "; 8° " confesser ses péchés "; 9° " embrasser patiemment par obéissance les choses dures et pénibles "; 10° " se soumettre avec obéissance au supérieur "; 1l° " ne pas prendre plaisir à faire sa volonté propre "; 12° " craindre Dieu et se rappeler tous ses commandements ". En effet, on énumère ici des choses qui se rapportent à d'autres vertus: à l'obéissance par exemple et à la patience. On énumère aussi des choses qui semblent relever d'une opinion fausse, qui n'est le fait d'aucune vertu, comme " se croire et se dire le plus méprisable de tous


", ou " s'avouer et se croire indigne et inutile en tout ". On a tort de placer tout cela parmi les degrés de l'humilité. 2. L'humilité, comme d'ailleurs les autres vertus, va de l'intérieur à l'extérieur. Dans les degrés indiqués on a donc tort de placer ce qui appartient aux actes extérieurs avant ce qui appartient aux actes intérieurs. 3. S. Anselme lui, distingue sept degrés d'humilité: 1° " se savoir méprisable "; 2° " en être affligé "; 3° " le confesser "; 4° " le persuader ", c'est-à-dire vouloir qu'on le croie; 5° " supporter patiemment qu'on le dise "; 6° " supporter d'être traité avec mépris "; 7° " aimer cela ". Les degrés indiqués plus haut semblent donc en surnombre. 4. A propos de S. Matthieu (3, 15), la Glose ajoute: " L'humilité parfaite a trois degrés: le premier est de se soumettre à ses supérieurs, et de ne pas se préférer à ses égaux, et c'est bien; le deuxième est de se soumettre à ses égaux, et de ne pas se préférer à ses inférieurs, et c'est mieux; le troisième est de se soumettre à ses inférieurs, et c'est la perfection. " Donc, les degrés indiqués semblent trop nombreux. 5. " La mesure de l'humilité, écrit S. Augustin est donnée à chacun à la mesure de sa grandeur. L'orgueil, qui est d'autant plus insidieux qu'on est plus grand, la met en danger. " Or la mesure de la grandeur humaine ne peut pas être fixée par un nombre déterminé de degrés. Il semble donc qu'on ne puisse assigner des degrés déterminés à l'humilité. Réponse: Comme on le voit par ce qui a été dit plus haut l'humilité se trouve essentiellement dans l'appétit, selon que l'homme refrène le mouvement de son âme pour l'empêcher de tendre à la grandeur de façon désordonnée. Mais l'humilité a sa règle dans la connaissance, afin que l'homme ne s'estime pas supérieur à ce qu'il est. Et le principe et la racine de cette double conduite, c'est la révérence de l'homme envers Dieu. Mais de cette humble disposition intérieure procèdent certains signes extérieurs dans les paroles, et dans les faits et gestes, qui manifestent ce qui se cache à l'intérieur, comme cela se passe aussi pour les autres vertus. En effet " à son air on connaît un homme, à son visage on connaît l'homme de sens ", dit l'Ecclésiastique (19, 29). Dans les degrés indiqués de l'humilité se trouve quelque chose qui appartient à la racine de l'humilité, à savoir le douzième degré: " Craindre Dieu et se rappeler tous ses commandements. " On trouve aussi quelque chose qui appartient à l'appétit: ne pas tendre de façon désordonnée vers sa propre supériorité. Ce qui a lieu de trois manières: l° lorsque l'homme ne suit pas sa propre volonté, ce qui appartient au onzième degré; 2° lorsqu'il règle sa volonté sur le jugement du supérieur, ce qui appartient au dixième degré; 3° lorsqu'il ne s'écarte pas de cette voie dans les moments durs et pénibles de l'existence, ce qui appartient au neuvième degré. On trouve encore certaines choses se rapportant à l'estimation de l'homme reconnaissant ses défauts, et cela de trois manières: l° par le fait que l'homme reconnaît et confesse ses propres défauts, ce qui appartient au huitième degré; 2° par le fait que, considérant ses défauts, il s'estime incapable de grandes choses, ce qui appartient au septième degré; 3° par le fait qu'il estime les autres supérieurs à lui sous ce rapport, ce qui appartient au sixième degré. On trouve enfin certaines choses se rapportant aux signes extérieurs. Parmi ces signes il en est un dans les faits, lorsque l'homme, dans ses oeuvres, ne s'écarte pas de la voie commune, ce qui appartient au cinquième degré. Il en est deux autres dans les paroles, lorsque l'homme ne devance pas le moment de parler, ce qui appartient au quatrième degré, et lorsqu'il ne dépasse pas la mesure en parlant, ce qui appartient au deuxième degré. Les autres signes se trouvent dans les gestes extérieurs, quand on réprime par exemple la hardiesse du regard, ce qui appartient au premier degré, et quand on retient le rire extérieur et les autres signes d'une joie inepte, ce qui appartient au troisième degré.


Solutions: 1. On peut sans fausseté " se croire et se déclarer le plus méprisable de tous ", selon les défauts cachés qu'on reconnaît en soi, et les dons de Dieu qui sont cachés dans les autres. C'est pourquoi S. Augustin peut dire: " Songez que certains ont sur vous de secrètes supériorités, même si vous apparaissez extérieurement meilleurs qu'eux. " De même, on peut sans fausseté " s'avouer et se croire indigne et inutile en tout " si l'on considère ses propres forces, et que l'on rapporte tout son pouvoir à Dieu. " Ce n'est pas que de nous-mêmes, écrit S. Paul (2 Co 3, 5), nous ayons qualité pour revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous; notre capacité vient de Dieu. " Il n'est pas illogique non plus de mettre au compte de l'humilité ce qui appartient à d'autres vertus puisque, de même qu'un vice sort d'un autre vice, de même, par un ordre naturel, l'acte d'une vertu procède de l'acte d'une autre vertu. 2. L'homme a deux moyens pour parvenir à l'humilité: le premier et le principal, c'est le don de la grâce. A ce point de vue, ce qui est intérieur précède ce qui est extérieur. Le second moyen, c'est l'effort de l'homme. A ce point de vue, l'homme commence par réprimer l'extérieur, et il parvient ensuite à extirper la racine intérieure. C'est en suivant cet ordre que sont indiqués ici les degrés de l'humilité. 3. Tous les degrés indiqués par S. Anselme se ramènent à connaître, à exprimer et à vouloir sa propre abjection. En effet, le premier degré appartient à la connaissance de ses propres défauts. Mais, parce qu'il serait blâmable d'aimer ses propres défauts, cela est exclu par le deuxième degré. A la manifestation de ses défauts se rapportent le troisième et le quatrième degré, de sorte qu'on ne déclare pas seulement ses défauts, mais qu'on veut en persuader les autres. Les trois autres degrés concernent l'appétit, qui ne cherche pas l'honneur mais l'abjection extérieure, ou la supporte avec égalité d'âme, qu'elle lui vienne par des paroles ou par des faits. Car, comme le dit S. Grégoire, " c'est peu d'être humble vis-à-vis de ceux qui nous honorent, puisque les séculiers en font autant; mais nous devons surtout être humble vis-à-vis de eux qui nous font souffrir ". Et cela appartient aux cinquième et sixième degrés. Ou bien encore on embrasse volontiers les humiliations extérieures, ce qui appartient au septième degré. Et ainsi tous ces degrés sont compris dans les sixième et septième degrés de la liste de S. Benoît. 4. Ces degrés sont pris non en considérant la réalité elle-même, c'est-à-dire la nature de l'humilité, mais par comparaison avec le niveau des hommes, qui sont ou bien des supérieurs, des inférieurs ou des égaux. 5. Cet argument procède lui aussi des degrés d'humilité considérés non selon la nature même de l'humilité comme fait la liste de S. Benoît, mais selon les différentes conditions des hommes. L'ORGUEIL Nous allons maintenant étudier l'orgueil: d'abord, l'orgueil en général (Q. 162); ensuite, le péché du premier homme qui fut un péché d'orgueil (Q. 163-165).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 162: L'ORGUEIL EN GÉNÉRAL


1. L'orgueil est-il un péché? - 2. Est-il un vice spécial? - 3. Quel en est le siège? - 4. Quelles sont ses espèces? - 5. L'orgueil est-il péché mortel? - 6. Est-il le plus grave de tous les péchés? - 7. Ses rapports avec les autres péchés. - 8. Doit-on y voir un vice capital? ARTICLE 1: L'orgueil est-il un péché? Objections: 1. Non, semble-t-il. Aucun péché en effet ne fait l'objet d'une promesse divine. Dieu promet ce que lui-même va faire, mais il n'est pas l'auteur d'un péché. Or l'orgueil est cité parmi les promesses divines, comme on le voit dans Isaïe (60, 15): " Je ferai de toi un objet d'éternel orgueil, un motif de joie d'âge en âge. " 2. Désirer la ressemblance divine n'est pas un péché: il est en effet naturel à toute créature de le désirer, et en cela consiste la perfection. Cela convient surtout à la créature raisonnable, qui a été faite " à l'image et à la ressemblance de Dieu ". Mais, dit Prosper d'Aquitaine l'orgueil est " l'amour de sa propre excellence ", par laquelle l'homme ressemble à Dieu, l'excellence même. C'est ce qui fait dire à S. Augustin: " L'orgueil veut imiter ta grandeur, car toi seul, ô Dieu, es élevé au-dessus de tout. " L'orgueil n'est donc pas un péché. 3. Le péché est non seulement contraire à une vertu, mais aussi à un vice opposé, comme le montre Aristote. Or on ne trouve pas de vice qui soit opposé à l'orgueil. L'orgueil n'est donc pas un péché. En sens contraire, il y a dans le livre de Tobie (4,14): " Ne laisse jamais l'orgueil dominer dans ton coeur ou dans tes paroles. " Réponse: L'orgueil (superbia) tire son nom de ce que l'on prétend volontairement à ce qui nous dépasse. Comme dit Isidore: " Le "superbe" est ainsi appelé parce qu'il veut paraître "supérieur" à ce qu'il est: en effet celui qui veut dépasser ce qu'il est un orgueilleux. " Or la raison droite exige que la volonté de chacun se porte à ce qui lui est proportionné. Il est donc clair que l'orgueil implique quelque chose qui s'oppose à la droite raison. Or cela constitue un péché, car, selon Denys le mal de l'âme est " d'être en dehors de la raison ". L'orgueil est donc manifestement un péché. Solutions: 1. L'orgueil peut s'entendre de deux façons: d'abord en ce sens qu'il dépasse la règle de la raison. C'est ainsi que nous disons qu'il est un péché. D'autre part, l'orgueil peut simplement tirer son nom de la surabondance. En ce sens, tout ce qui est surabondant peut être appelé orgueil. C'est ainsi que l'orgueil est promis par Dieu, à la manière d'une surabondance de biens. C'est pourquoi la Glose de Jérôme commentant ce passage, dit qu'il y a un orgueil bon et un orgueil mauvais. On pourrait dire encore que l'orgueil est entendu ici de façon matérielle pour l'abondance de biens dont les hommes peuvent s'enorgueillir. 2. La raison est ordonnatrice de ce que l'homme désire par nature. Et ainsi, si quelqu'un s'écarte de la règle de raison, soit en plus soit en moins, un tel appétit sera vicieux, comme on le voit pour l'appétit de la nourriture, qu'il est cependant naturel de désirer. Or l'orgueil désire l'excellence en excédant ce qui convient à la raison droite. C'est pourquoi S. Augustin dit que l'orgueil est " le désir d'une grandeur déréglée ". Et il dit encore: " L'orgueil est une imitation perverse de Dieu. Il déteste en effet l'égalité avec les égaux sous la dépendance de Dieu, et veut au contraire leur imposer sa propre domination à la place de celle de Dieu. " 3. L'orgueil s'oppose directement à la vertu d'humilité qui, en un certain sens, concerne les mêmes objets que la magnanimité, nous l'avons vu plus haut,. Il en résulte que le vice qui s'oppose par défaut à l'orgueil est proche du vice de pusillanimité, qui s'oppose par défaut à la magnanimité. En effet, de même qu'il appartient à la magnanimité de pousser l'âme à de grandes choses à l'encontre du désespoir, de même il appartient à l'humilité de retenir l'âme du désir désordonné des grandes choses, à l'encontre de la présomption. Or la pusillanimité, quand elle comporte un défaut dans la poursuite


des grandes choses, s'oppose à proprement parler à la magnanimité par défaut; et quand elle comporte une application de l'âme à des choses plus viles qu'il ne convient à l'homme, elle s'oppose à l'humilité par défaut: l'un et l'autre aspect procède en effet d'une petitesse d'âme. Et de même, à l'inverse, l'orgueil peut par excès s'opposer à la fois à la magnanimité et à l'humilité, selon des aspects différents: il s'oppose à l'humilité en tant qu’il méprise la sujétion, et à la magnanimité en tant qu’il prétend de façon désordonnée aux grandes choses. Cependant, comme l’orgueil implique une certaine supériorité, il s’oppose plus directement à l’humilité; et de même la pusillanimité, qui implique une petitesse d’âme dans la poursuite des grandes choses s’oppose plus directement à la magnanimité. ARTICLE 2: L’orgueil est-il un vice spécial? Objection: 1. Il ne semble pas. En effet, S. Augustin dit: " Tu ne trouveras aucun péché qui ne fasse appel à l’orgueil. " Prosper d'Aquitaine lui aussi, dit qu'" aucun péché ne peut être, n'a pu être ou ne pourra être sans l'orgueil ". L'orgueil est donc un péché général. 2. Commentant ce passage de Job (33, 17) " ... pour le détourner de ses oeuvres et mettre fin à son orgueil ", la Glose dit que " s'enorgueillir contre le Créateur c'est transgresser ses commandements par le péché ". Or, selon S. Ambroise, tout péché est " une transgression de la loi divine et une désobéissance aux commandements venus du ciel ". Tout péché est donc orgueil. 3. Un péché particulier s'oppose toujours à une vertu particulière. Or l'orgueil s'oppose à toutes les vertus, si l'on en croit S. Grégoire: " L'orgueil ne se contente nullement de la destruction d'une seule vertu. Il se lève en toutes les parties de l'âme, et, comme une maladie générale et pestilentielle, il corrompt le corps tout entier. " Quant à Isidore il dit que l'orgueil " est la ruine de toutes les vertus ". L'orgueil n'est donc pas un péché spécial. 4. Tout péché particulier a une matière particulière. Or l'orgueil a une matière générale. S. Grégoire dit en effet: " L'un s'enorgueillit de la richesse, l'autre de l'éloquence, un autre de choses basses et terrestres, un autre encore de vertus sublimes. " L'orgueil n'est donc pas un péché spécial. En sens contraire, il y a ce que dit S. Augustin: " Que l'on cherche, et l'on trouvera que, selon la loi de Dieu, l'orgueil est un vice tout à fait distinct des autres. " Or le genre ne se distingue pas de ses espèces. L'orgueil n'est donc pas un péché général, mais un péché particulier. Réponse: On peut considérer le péché d'orgueil de deux façons: d'une première façon, selon le caractère spécifique, qui se prend de l'objet propre. A ce point de vue l'orgueil est un péché particulier, parce qu'il a un objet particulier; c'est en effet l'appétit désordonné de sa propre excellence, nous l'avons dit. D'une autre façon, on peut considérer l'orgueil selon l'influence qu'il exerce sur les autres péchés. A ce point de vue il a une certaine généralité, en ce sens que l'orgueil peut engendrer tous les péchés, et cela de deux manières: directement d'abord, en tant que les autres péchés sont ordonnés à la fin de l'orgueil, qui est la supériorité du sujet, à laquelle peut être ordonné tout ce que l'on désire de façon désordonnée; indirectement ensuite et par accident, par la suppression de l'obstacle au péché, en tant que par l'orgueil l'homme méprise la loi divine, qui l'empêche de pécher. Rappelons ce que dit Jérémie (2, 20): " Tu as brisé ton joug, rompu tes liens, tu as dit: "je ne servirai pas". " Il faut savoir cependant que ce caractère général de l'orgueil signifie que tous les vices peuvent naître de l'orgueil, mais cela ne veut pas dire que tous naissent toujours de lui. En effet, quoique l'on puisse transgresser tous les préceptes de la loi en péchant de quelque façon par mépris, ce qui est le propre de l'orgueil, ce n'est cependant pas toujours par mépris que l'on transgresse les préceptes divins, mais parfois par ignorance, et parfois par faiblesse. C'est pourquoi S. Augustin peut dire: " Beaucoup de choses se font de façon vicieuse, qui ne se font pas par orgueil. "


Solutions: 1. Ce n'est pas ici une parole de S. Augustin lui-même, mais la parole d'un autre avec lequel il discute. Il la rejette plus loin, en montrant qu'on ne pèche pas toujours par orgueil. On peut dire cependant que ces citations se comprennent quand on considère l'effet extérieur de l'orgueil, qui est une transgression des préceptes, ce qui se retrouve en tout péché, mais non quand on considère l'acte intérieur de l'orgueil, qui est mépris du précepte. Car le péché ne se commet pas toujours par mépris, mais parfois par ignorance, et parfois par faiblesse, on vient de le dire. 2. On commet parfois un péché effectivement, mais sans que l'affection y prenne part. Ainsi celui qui, sans le savoir, tue son père, commet un parricide en fait, mais non selon l'affection, car il n'en avait pas l'intention. C'est en ce sens qu'on dit que transgresser un précepte de Dieu c'est s'enorgueillir contre Dieu: c'est toujours vrai en fait, mais pas toujours selon l'affection. 3. Un péché peut détruire la vertu de deux façons: d'une première façon, parce qu'il est directement contraire à une vertu. Et de cette façon l'orgueil ne détruit pas toute vertu, mais seulement l'humilité; de même que tout autre péché spécial détruit la vertu spéciale qui lui est opposée, en agissant En sens contraire. D'une autre façon un péché détruit la vertu en usant mal de la vertu elle-même, et ainsi l'orgueil détruit toute vertu, en tant qu'il prend occasion des vertus pour s'enorgueillir, comme aussi de toute autre chose permettant de se faire valoir. Il ne s'ensuit pas que l'orgueil soit un péché général. 4. L'orgueil a un objet d'une espèce particulière, objet qui peut cependant se retrouver en différentes matières. Il est en effet un amour désordonné de sa propre excellence. Or l'excellence peut se retrouver en différents domaines. ARTICLE 3: Quel est le siège de l'orgueil? Objections: 1. Il semble que l'orgueil ne siège pas dans l'irascible. En effet, d'après S. Grégoire, " l'obstacle à la vérité, c'est l'enflure de l'esprit, car, tandis qu'il se gonfle, il s'obscurcit ". Or la connaissance de la vérité n'appartient pas à l'irascible, mais à la faculté rationnelle. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible. 2. S. Grégoire dit: " Les orgueilleux ne considèrent pas la vie de ceux à qui ils devraient se juger inférieurs par humilité, mais de ceux à qui ils se jugent supérieurs par orgueil. " Ainsi, semble-t-il, l'orgueil procède d'une considération indue. Or la considération ne relève pas de l'irascible, mais plutôt du rationnel. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible, mais plutôt dans le rationnel. 3. L'orgueil recherche l'excellence non seulement dans les choses sensibles, mais aussi dans les choses spirituelles. Il consiste même principalement dans le mépris de Dieu, comme dit l'Ecclésiastique (10, 12): " Le principe de l'orgueil: c'est d'abandonner le Seigneur. " Mais l'irascible, qui fait partie de l'appétit sensible, ne peut pour cette raison s'étendre à Dieu et aux réalités intelligibles. L'orgueil ne peut donc pas être dans l'irascible. 4. Selon Prosper d'Aquitaine, " l'orgueil est l'amour de sa propre excellence ". Or l'amour n'est pas dans l'irascible mais dans le concupiscible. L'orgueil n'est donc pas dans l'irascible. En sens contraire, S. Grégoire oppose à l'orgueil le don de crainte. Or la crainte appartient à l'irascible. L'orgueil est donc dans l'irascible. Réponse: Le siège d'une vertu ou d'un vice doit se déterminer d'après leur objet propre. En effet, un habitus ou un acte ne sauraient avoir un objet différent de celui de la puissance qui est leur siège. Or l'objet propre de l'orgueil est quelque chose d'ardu: l'orgueil est en effet le désir de la propre


excellence, on l'a vu. Il faut donc que, de quelque manière, l'orgueil appartienne à la puissance irascible. Mais on peut entendre l'irascible en deux sens: 1° Au sens propre. Il est alors une partie de l'appétit sensible, de même que la colère (ira), entendue au sens propre, est une passion de l'appétit sensible. 2° L'irascible peut s'entendre en un sens plus large et être attribué aussi à l'appétit intellectuel. A celui-ci est attribuée parfois également la colère; ainsi attribue-t-on la colère à Dieu et aux anges, non sans doute comme passion, mais comme un acte de justice. Ce n'est pas cependant en ce sens général que l'irascible est une puissance distincte du concupiscible, comme on le voit par ce qui a été dit dans la première Partie. Donc, si l'ardu qui est l'objet de l'orgueil était seulement quelque chose de sensible, à quoi pourrait tendre l'appétit sensible, il faudrait que l'orgueil soit dans l'irascible, qui est une partie de l'appétit sensible. Mais comme l'ardu, que regarde l'orgueil, se trouve généralement à la fois dans le domaine sensible et dans le domaine spirituel, il est nécessaire de dire que le siège de l'orgueil est l'irascible entendu non seulement au sens propre, selon qu'il est une partie de l'appétit sensible, mais aussi en un sens plus général, selon qu'il se trouve dans l'appétit intellectuel ou volonté. C’est pourquoi on attribue de l'orgueil aux démons. Solutions: 1. La connaissance de la vérité est double. L'une est purement spéculative. L'orgueil fait obstacle à celle-ci de façon indirecte, en supprimant la cause. En effet, l'orgueilleux ne soumet pas son intelligence à Dieu pour recevoir de lui la connaissance de la vérité. On peut lire en S. Matthieu (11, 25): " Tu as caché ces choses aux sages et aux habiles ", c'est-à-dire aux orgueilleux, qui se croient sages et habiles, " et tu les as révélées aux petits ", c'est-à-dire aux humbles. L'orgueilleux ne daigne pas non plus s'instruire auprès des hommes, alors que l'Ecclésiastique a dit (6, 33): " Si tu prêtes l'oreille ", en écoutant avec humilité, " tu recevras la doctrine ". Mais il y a une autre connaissance de la vérité, qui est une connaissance affective. L'orgueil empêche directement cette connaissance de la vérité. Car les orgueilleux, prenant plaisir en leur propre excellence, ont en dégoût l'excellence de la vérité. S. Grégoire dit que les orgueilleux " ont quelque perception des choses secrètes, mais ne peuvent en expérimenter la douceur; s'ils en ont la science, ils en ignorent la saveur ". C'est pourquoi on peut lire dans les Proverbes (11, 2) " Chez les humbles se trouve la sagesse. " 2. Comme on l'a vu, l'humilité observe la règle de la droite raison, selon laquelle on a une juste estimation de soi. L'orgueil, au contraire, n'observe pas cette règle de la raison droite, mais s'estime au-dessus de ce qu'il est. Cela provient d'un appétit désordonné de sa propre excellence, car ce que l'on désire ardemment, on le croit facilement. Il en résulte aussi que son désir se porte plus haut qu'il ne convient. C'est pourquoi tout ce qui porte l'homme à s'estimer au-dessus de ce qu'il est, le conduit à l'orgueil. En particulier, cela se produit quand on considère les défauts des autres, alors qu'au contraire, dit S. Grégoire " les saints hommes mettent les autres au-dessus d'eux-mêmes en considérant leurs vertus ". Cela ne prouve donc pas que l'orgueil soit dans le rationnel, mais qu'il y ait dans la raison quelque cause d'orgueil. 3. L'orgueil n'est pas seulement dans l'irascible selon qu'il est une partie de l'appétit sensible, mais selon que l'irascible est entendu en un sens plus large, on vient de le voir. 4. Comme dit S. Augustin. l'amour précède toutes les autres affections de l'âme et en est la cause. C'est pourquoi il peut être engagé dans chacune des autres affections. C'est ainsi que l'orgueil se définit un amour de sa propre excellence, en tant que c'est l'amour qui provoque la présomption désordonnée d'être supérieur aux autres, ce qui appartient proprement à l'orgueil. ARTICLE 4: Quelles sont les espèces de l'orgueil?


Objections: 1. Il ne semble pas juste d'attribuer à l'orgueil les quatre espèces que lui assigne S. Grégoire: " L'enflure des orgueilleux se manifeste de quatre manières: lorsqu'ils estiment que le bien qu'ils possèdent leur vient d’eux-mêmes; ou lorsqu'ils pensent l'avoir reçu pour leurs mérites, s'ils croient que ce bien leur a été donné d'en haut; ou lorsqu'ils se vantent d'avoir ce qu'ils n'ont pas; ou, lorsque, méprisant les autres, ils désirent paraître posséder seuls le bien qu'ils ont. " En effet, l'orgueil est un vice distinct de l'infidélité, de même que l'humilité est une vertu distincte de la foi. Or, quand on estime que le bien qu'on a ne vient pas de Dieu, ou qu'on obtient la grâce de Dieu par ses propres mérites, cela ressortit à l'infidélité. Il n'y a donc pas là des espèces de l'orgueil. 2. Une même réalité ne doit pas être donnée comme une espèce appartenant à des genres différents. Or on a dit que la vantardise est une espèce du mensonge. On ne doit donc pas en faire une espèce de l'orgueil. 3. Il y a d'autres vices qui semblent appartenir à l'orgueil et qui ne sont pas énumérés par S. Grégoire. S. Jérôme dit en effet que " rien ne paraît aussi orgueilleux qu'un ingrat ". Et S. Augustin déclare: " S'excuser d'un péché que l'on a commis appartient à l'orgueil. " La présomption aussi, par laquelle on cherche à acquérir ce qui nous dépasse, semble appartenir surtout à l'orgueil. Les espèces d'orgueil ne sont donc pas toutes comprises dans la division de S. Grégoire. 4. On trouve d'autres divisions de l'orgueil. S. Anselme distingue trois exaltations de l'orgueil, lorsqu'il dit qu'il y en a une " dans la volonté ", une autre " dans les paroles ", et une autre " dans les actions ". S. Bernard compte douze degrés de l'orgueil: " La curiosité, la légèreté d'esprit, la joie inepte, la jactance, la singularité, l'arrogance, la présomption, l'excuse des péchés, la fausse confession, la rébellion, le désir de liberté, l'habitude de pécher. " Ces formes d'orgueil ne paraissent pas comprises parmi les espèces assignées par S. Grégoire. Sa division ne paraît donc pas exacte. En sens contraire, l'autorité de S. Grégoire suffit. Réponse: Comme on l'a vu, l'orgueil comporte un désir immodéré d'excellence, qui n'est pas conforme à la droite raison. Or il faut remarquer que toute excellence découle d'un bien réellement possédé. Ce bien peut être considéré de trois manières. 1° En lui-même; il est évident que plus le bien que l'on a est grand, plus l'excellence qui en résulte est grande. C'est pourquoi lorsqu'on s'attribue un bien plus grand que celui que l'on a, il en résulte que l'appétit tend vers une excellence propre qui dépasse la mesure qui convient. C'est la troisième espèce d'orgueil: " Quand on se vante d'avoir ce que l'on n'a pas. " 2° En sa cause. Il est plus excellent d'avoir un bien par soi-même que de le tenir d'un autre. C'est pourquoi, quand quelqu'un considère le bien qu'il a d'un autre comme si ce bien lui venait de luimême, son appétit se porte vers sa propre excellence au-dessus de sa mesure. Or quelqu'un est cause de son bien de deux façons: l° Effectivement; 2° en raison du mérite. C'est de ce point de vue que sont retenues les deux premières espèces d'orgueil: " quand on pense avoir par soi-même ce que l'on a de Dieu ", ou " quand on croit que ce qui nous a été donné d'en haut est dû à nos propres mérites ". 3° Dans la manière de posséder: quelqu'un acquiert une excellence supérieure quand il possède un bien d'une manière plus excellente que les autres. De cela aussi il résulte que l'appétit se porte de façon désordonnée vers sa propre excellence. De ce point de vue est retenue la quatrième espèce d'orgueil: " Quand, méprisant les autres, on veut paraître le seul. " Solutions: 1. La juste appréciation peut être faussée de deux manières: 1° D'une manière universelle. Ainsi, dans ce qui touche à la fin, la juste appréciation est faussée par le manque de foi; 2° d'une manière particulière, quand il s'agit d'un bien particulier désirable. Cela ne constitue pas un manque de foi. Celui qui fornique, par exemple, estime, à ce moment-là, qu'il est bon pour lui de forniquer; il ne


manque pas à la foi cependant, comme il le ferait s'il disait de manière universelle que la fornication est bonne. Cette distinction s'applique à l'orgueil. Car dire de manière universelle qu'un bien ne vient pas de Dieu, et que la grâce est donnée par suite des mérites de l'homme, c'est un manque de foi. Mais lorsque quelqu'un, par appétit désordonné de sa propre excellence, se glorifie de ses biens comme s'il les avait par soi ou en vertu de ses propres mérites, cela relève de l'orgueil et non, à proprement parler, du manque de foi. 2. La jactance ou vantardise est une espèce du mensonge, quand on considère l'acte extérieur par lequel quelqu'un s'attribue faussement ce qu'il n'a pas. Mais quand on considère l'arrogance intérieure du coeur, elle est placée par Grégoire parmi les espèces d'orgueil. 3. L'ingrat est celui qui s'attribue à lui-même ce qu'il tient d'un autre. Les deux premières espèces d'orgueil ressortissent donc à l'ingratitude. Mais si quelqu'un se disculpe du péché qu'il a commis, cela appartient à la troisième espèce, car cela revient à s'attribuer le bien de l'innocence qu'on n'a pas. Et quand on a la présomption de tendre à ce qui nous dépasse, cela semble appartenir principalement à la quatrième espèce, par laquelle on veut se préférer aux autres. 4. Les trois espèces distinguées par S. Anselme s'entendent selon le processus de tout péché, qui d'abord est conçu dans le coeur; ensuite est proféré par la bouche; enfin est consommé par l'acte. Les douze degrés indiqués par S. Bernard sont pris par opposition aux douze degrés d'humilité dont nous avons parlé plus haut. En effet, le premier degré d'humilité est " de se montrer toujours humble de coeur et de corps, en tenant ses regards fixés à terre ". A quoi s'oppose la curiosité, qui promène partout ses regards avec indiscrétion et sans retenue. Le deuxième degré d'humilité est " de parler peu et de façon raisonnable, sans éclats de voix ". A quoi s'oppose la légèreté d'esprit, qui fait que l'homme se comporte avec superbe dans ses propos. Le troisième degré d'humilité est " de ne pas rire avec facilité et promptitude ". A quoi s'oppose la joie inepte. Le quatrième degré d'humilité est " de garder le silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé ". A quoi s'oppose la jactance. Le cinquième degré d'humilité est " d'observer la règle commune du monastère ". A quoi s'oppose la singularité, par laquelle on veut paraître plus saint que l'on n'est. Le sixième degré d'humilité est " de se croire et de se déclarer le plus méprisable de tous ". A quoi s’oppose l’arrogance, qui fait que tous se préfère aux autres. Le septième degré d’humilité est " de s’avouer et de se croire inutile et incapable en tout ". A quoi s’oppose la présomption que l’on croit capable des plus grandes choses. Le huitième degré de l’humilité est l’aveu de ses péchés. A quoi s’oppose la promptitude à s’en excuser. Le neuvième degré est " de faire preuve de patience dans les moments durs et pénibles ". A quoi s’oppose la fausse confession, qui manifeste le refus de subir la peine pour les péchés que l'on a fait semblant de regretter. Le dixième degré d'humilité est " l'obéissance ". A quoi s'oppose la rébellion. Le onzième degré d'humilité est " de ne pas prendre plaisir à faire sa volonté ". A quoi s'oppose la liberté par où l'on se réjouit de faire librement ce que l'on veut. Le dernier degré d'humilité est " la crainte de Dieu ". A quoi s'oppose l'habitude de pécher, qui implique le mépris de Dieu. Dans ces douze degrés on signale non seulement les espèces de l'orgueil, mais aussi certaines de ses causes et de ses conséquences. Nous avons dit plus haut la même chose à propos de l'humilité. ARTICLE 5: L'orgueil est-il péché mortel? Objections: 1. Il semble que non. A propos du Psaume (7, 4): " Seigneur mon Dieu, si j'ai fait cela ", la Glose ajoute: " ... c'est-à-dire tout péché, qui est orgueil. " Donc, si l'orgueil était péché mortel, tout péché serait mortel.


2. Tout péché est contraire à la charité. Or l'orgueil ne semble pas toujours contraire à la charité, ni quant à l'amour de Dieu, ni quant à l'amour du prochain, car l'excellence que l'on recherche par orgueil de façon désordonnée n'est pas toujours contraire à l'honneur de Dieu ou à l'utilité du prochain. 3. Tout péché mortel est contraire à la vertu. Or l'orgueil n'est pas contraire à la vertu, mais il en procède plutôt. " L'homme, dit S. Grégoire s'enorgueillit parfois des vertus les plus hautes et les plus célestes. " L'orgueil n'est donc pas un péché mortel. En sens contraire, S. Grégoire dit que " l'orgueil est le signe le plus évident des réprouvés; et l'humilité, à l'inverse, celui des élus ". Or les hommes ne sont pas réprouvés pour des péchés véniels. L'orgueil n'est donc pas un péché véniel, mais un péché mortel. Réponse: L'orgueil s'oppose à l'humilité. Or l'humilité concerne proprement la sujétion de l'homme à Dieu, on l'a vu plus haut. C'est pourquoi, à l'inverse, l'orgueil concerne proprement le manque de cette sujétion: on s'élève au-dessus de ce qui nous a été fixé selon la règle ou mesure divine, contrairement à ce que dit S. Paul (2 Co 10, 13): " Pour nous, nous n'irons pas nous vanter hors de mesure, mais nous prendrons comme mesure la règle même que Dieu a assignée. " Aussi lit-on dans l'Ecclésiastique (10, 12) que " le principe de l'orgueil de l'homme, c'est d'abandonner le Seigneur ", car la racine de l'orgueil se montre à ce que l'homme, en quelque manière, ne se soumet pas à Dieu et à la règle qu'il a tracée. Or il est clair que le fait même de ne pas se soumettre à Dieu constitue un péché mortel, puisque c'est se détourner de lui. Il en résulte que l'orgueil, par son genre, est un péché mortel. Cependant, de même qu'en d'autres dérèglements qui sont, par leur genre, péchés mortels, la fornication et l'adultère par exemple, il y a des mouvements qui sont des péchés véniels à cause de leur imperfection, lorsqu'ils devancent le jugement de la raison et échappent à son consentement, de même en matière d'orgueil arrive-t-il que des mouvements d'orgueil soient des péchés véniels, du moment que la raison n'y consent pas. Solutions: 1. Comme nous l'avons dit plus haut l'orgueil n'est pas un péché universel par essence, mais il l'est par un certain rejaillissement, en ce sens que tous les péchés peuvent naître de lui. Il ne s'ensuit donc pas que tous les péchés sont mortels, mais seulement lorsqu'ils naissent d'un orgueil complet, qui est, nous venons de le dire, péché mortel. 2. L'orgueil est toujours contraire à l'amour de Dieu, car l'orgueilleux ne se soumet pas à la règle divine comme il le doit. Parfois aussi il est contraire à l'amour du prochain, quand on se place, de façon désordonnée, au-dessus du prochain, et qu'on se soustrait à la sujétion qu'on lui doit. En cela aussi on déroge à la règle divine qui a établi une hiérarchie entre les hommes, certains devant être soumis à d'autres. 3. L'orgueil ne naît pas des vertus comme d'une cause directe, mais comme d'une cause accidentelle, dans la mesure où l'on tire des vertus une occasion d'orgueil. Mais rien n'empêche qu'une chose soit cause accidentelle d'une autre chose qui lui est contraire, dit Aristote. Ainsi arrive-t-il que certains s'enorgueillissent de l'humilité elle-même. ARTICLE 6: L'orgueil est-il le plus grave de tous les péchés? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, un péché semble d'autant plus léger qu'il est plus difficile à éviter. Or l'orgueil est difficile à éviter, car, dit S. Augustin, " les autres péchés s'emploient à produire des oeuvres mauvaises, mais l'orgueil s'attaque aux oeuvres bonnes, pour les détruire ". L'orgueil n'est donc pas le plus grave des péchés. 2. D'après Aristote, " un plus grand mal s'oppose à un plus grand bien ". Or l'humilité, à laquelle s'oppose l'orgueil, n'est pas la plus grande des vertus, on l'a dit plus haut. Donc les vices qui s'opposent


à de plus grandes vertus, comme le manque de foi, le désespoir, la haine de Dieu, l'homicide, et autres semblables, sont des péchés plus graves que l'orgueil. 3. Un mal plus grand n'est pas puni par un mal qui l'est moins. Or il arrive que l'orgueil soit puni par d'autres péchés, comme on peut le voir dans S. Paul, quand il dit (Rm 1, 28) que les philosophes, à cause de l'arrogance de leur coeur, " ont été livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne convient pas ". L'orgueil n'est donc pas le plus grave des péchés. En sens contraire, à cette parole du Psaume (119, 5 1): " Les orgueilleux m'ont bafoué à plaisir ", la Glose ajoute: " Le plus grand péché dans l'homme est l'orgueil. " Réponse: Dans le péché il faut envisager deux éléments: la conversion à un bien fini, qui constitue la matière du péché, et l'aversion loin du bien immuable, qui est la raison formelle et achevée du péché. Ce n'est pas le côté de la conversion qui fait de l'orgueil le plus grave des péchés, car l'élévation, que l'orgueilleux désire de façon désordonnée, n'est pas en elle-même ce qui est le plus opposé au bien de la vertu. Mais c'est du côté de l'aversion que l'orgueil a la plus grande gravité, car dans les autres péchés l'homme se détourne de Dieu soit par ignorance, soit par faiblesse, soit parce qu'il désire quelque autre bien, tandis que l'orgueil détourne de Dieu par le refus même de se soumettre à Dieu et à ses lois. C'est pourquoi Boèce dit que " tous les vices fuient loin de Dieu, mais seul l'orgueil s'oppose à Dieu ". C'est ce qui fait dire aussi à S. Jacques (4, 6): " Dieu résiste aux orgueilleux. " Ainsi donc, se détourner de Dieu et de ses préceptes qui, pour les autres péchés, est comme une conséquence, appartient essentiellement à l'orgueil, dont l'acte est le mépris de Dieu. Et parce que l'essentiel est plus important que l'accidentel, il s'ensuit que l'orgueil est, par son genre, le plus grave des péchés, parce qu'il les dépasse dans cette aversion, qui donne sa forme complète au péché. Solutions: 1. Un péché est difficile à éviter de deux façons: d'une première façon, à cause de la violence de son attaque. C'est ainsi que l'attaque de la colère est violente à cause de son emportement soudain. Et " il est plus difficile encore de résister à la convoitise ", à cause, de son affinité avec la nature, dit Aristote. Cette difficulté d'éviter le péché diminue sa gravité, car le péché est d'autant plus grave que la poussée de la tentation qui nous fait tomber est moindre, dit S. Augustin. D'une autre façon le péché est difficile à éviter à cause de son caractère caché. A ce point de vue il est difficile d'éviter l'orgueil, car il prend aussi occasion des biens eux-mêmes, on l'a vu. C'est pourquoi S. Augustin, dit expressément qu' " il s'attaque aux oeuvres bonnes ". De même on peut lire dans le Psaume (142, 4): " Sur la voie où je marchais, les orgueilleux m'ont dressé un piège. " Un mouvement d'orgueil se glissant subrepticement n'a pas une très grande gravité, avant qu'il soit aperçu par le jugement de la raison. Mais ensuite, on l'évite facilement. C'est facile si l'on considère sa propre infirmité. " Pourquoi, dit l'Ecclésiastique (10, 9), tant d'orgueil dans la terre et la cendre? " C'est facile aussi si l'on considère la grandeur de Dieu. " Pourquoi, dit un ami de Job (15, 13 Vg), ton esprit s'enfle-t-il contre Dieu? " C'est facile encore à cause de l'imperfection des biens dont l'homme s'enorgueillit. " Toute chair, dit Isaïe (40, 6) est comme l'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs. " Et encore (64, 6): " Toutes nos justices sont comme du linge Souillé. " 2. L'opposition du vice à la vertu se prend de l'objet vers lequel se fait la conversion. A ce point de vue l'orgueil n'est pas le plus grand des péchés, de même que l'humilité n'est pas non plus la plus grande des vertus. Mais si l'on considère l'aversion, l'orgueil est le plus grand des péchés, comme apportant une aggravation aux autres péchés. En effet, le péché d'infidélité lui-même est rendu plus grave lorsqu'il procède du mépris de l'orgueil, que lorsqu'il provient de l'ignorance ou de la faiblesse. On doit en dire autant du désespoir ou des autres péchés analogues. 3. De même que dans le raisonnement par l'absurde on est parfois convaincu en étant amené à une absurdité plus manifeste, de même pour convaincre l'orgueil des hommes, Dieu les punit parfois en permettant qu'ils s'effondrent en des péchés charnels qui, même s'ils sont moins graves, comportent


néanmoins une honte plus manifeste. C'est pourquoi S. Isidore déclare: " L'orgueil est le pire de tous les vices, soit parce qu'il est le fait des personnes les plus éminentes, soit parce qu'il naît des oeuvres de justice et de vertu, et que sa faute est moins ressentie. Au contraire, la luxure de la chair est perceptible à tous, car elle apparaît immédiatement comme honteuse. Cependant, Dieu a voulu qu'elle fût moins grave que l'orgueil, mais aussi que celui qui est retenu par l'orgueil et ne le perçoit pas, tombe dans la luxure de la chair afin qu'après avoir été humilié par elle, la confusion lui permette de se relever. " C'est aussi ce qui montre la gravité de l'orgueil. En effet, de même que le sage médecin laisse le malade tomber dans une maladie plus bénigne pour le guérir d'une maladie plus grave, de même la plus grande gravité du péché d'orgueil apparaît par cela même que Dieu, pour y remédier, permet que l'on tombe en d'autres péchés. ARTICLE 7: Les rapports de l'orgueil avec les autres péchés Objections: 1. Il semble que l'orgueil ne soit pas le premier de tous les péchés. En effet, ce qui est premier se retrouve en tout ce qui suit. Or les péchés ne sont pas tous entachés d'orgueil. S. Augustin dit en effet: " Il y a beaucoup de choses qui se font de façon vicieuse et qui ne se font pas par orgueil. " L'orgueil n'est donc pas le premier de tous les péchés. 2. L'Ecclésiastique dit (10, 12) que " le principe de l'orgueil, c'est l'abandon du Seigneur ". L'apostasie ou abandon du Seigneur est donc antérieure à l'orgueil. 3. L'ordre des péchés semble devoir suivre l'ordre des vertus. Or l'humilité n'est pas la première des vertus, c'est plutôt la foi. L'orgueil n'est donc pas le premier des péchés. 4. " Tous les hommes mauvais et les séducteurs, écrit S. Paul (2 Tm 3, 13), font toujours plus de progrès dans le mal. " Il semble ainsi que le principe de la malice humaine ne vienne pas du plus grand des péchés. Or l'orgueil est le plus grand des péchés, on l'a dit. Il n'est donc pas le premier péché. 5. Ce qui est apparent et fictif est postérieur à ce qui est véritable. Or Aristote dit: " L'orgueilleux feint la force et l'audace. " Le vice de l'audace est donc antérieur au vice de l'orgueil. En sens contraire, d'après l'Ecclésiastique (10, 15, Vg): " Le principe de tout péché est l'orgueil. " Réponse: En tout genre ce qui est par soi est premier. Or nous avons dit plus haut que l'aversion qui nous détourne de Dieu, et qui donne au péché sa forme et son achèvement, appartient par soi à l'orgueil, tandis qu'elle n'appartient aux autres péchés que par voie de conséquence. Il s'ensuit que l'orgueil est essentiellement le premier des péchés; et il est aussi le principe de tous les péchés, comme nous l'avons dit, en traitant des causes du péché, du côté de l'aversion, qui est dans le péché l'élément principal. Solutions: 1. On dit que l'orgueil est " le commencement de tout péché " non parce que tout péché, individuellement pris, naît de l'orgueil, mais parce qu'il est de la nature de tous les genre, de péché de naître de l'orgueil. 2. On dit que s'écarter de Dieu est le commencement de l'orgueil de l'homme, non comme si c'était un péché différent de l'orgueil, mais parce que c'est la première partie de l'orgueil. On a dit en effet que l'orgueil vise principalement la soumission à Dieu, pour laquelle il a du mépris. Ensuite il méprise aussi de se soumettre aux créatures à cause de Dieu. 3. L'ordre des vertus et celui des vices ne sont pas nécessairement les mêmes. En effet le vice détruit la vertu. Mais ce qui est le premier à naître est le dernier à disparaître. C'est pourquoi, de même que la foi est la première des vertus, de même l'infidélité est le dernier des péchés, auquel l'homme est


parfois conduit par les autres péchés. Commentant ce passage du Psaume (137, 7): " Détruisez, détruisez jusqu'aux fondements ", la Glose ajoute: " L'incrédulité se faufile dans l'entassement des vices. " Et S. Paul dit (1 Tm 1, 19): " Pour s'être affranchis de la bonne conscience, certains ont fait naufrage dans la foi. " 4. On dit que l'orgueil est le péché le plus grave du point de vue de ce qui constitue le péché, d'où se prend la gravité dans le péché. C'est pourquoi l'orgueil est cause de la gravité des autres péchés. Il arrive donc qu'avant l'orgueil il y ait des péchés plus légers, qui sont commis par ignorance ou par faiblesse. Mais parmi les péchés graves l'orgueil est le premier, parce qu'il est la cause qui aggrave les autres péchés. Et comme ce qui est le premier à causer les péchés est aussi le dernier à disparaître, sur ce passage du Psaume (19, 14): " Alors je serai pur du grand péché ", la Glose commente: " Il s'agit du péché d'orgueil, qui est le dernier chez ceux qui reviennent à Dieu, et le premier chez ceux qui s'écartent de Dieu 5. " 5. Aristote dit que l'orgueil feint la force, non parce qu'il consiste seulement en cela, mais parce que l'homme pense pouvoir acquérir une supériorité aux yeux des autres, surtout s'il paraît audacieux ou fort. ARTICLE 8: Doit-on voir dans l'orgueil un vice capital? Objections: 1. Il semble que oui. Isidore en effet, et aussi Cassien comptent l'orgueil parmi les vices capitaux. 2. L'orgueil paraît être identique à la vaine gloire, car l'un et l'autre recherchent la supériorité. Or on fait de la vaine gloire un vice capital. On doit donc en faire un aussi de l'orgueil. 3. S. Augustin dit: " L'orgueil engendre l'envie, et ne va jamais sans cette compagne. " Or l'envie est un vice capital, on l'a vu. Donc bien plus encore l'orgueil. En sens contraire, Grégoire n'énumère pas l'orgueil parmi les vices capitaux. Réponse: Comme nous l'avons dit plus haute, l'orgueil peut être considéré de deux façons, en luimême, selon qu'il est un péché spécial; et selon qu'il a une certaine influence sur tous les péchés. Or on appelle vices capitaux des péchés spéciaux d'où naissent de nombreux genres de péchés. C'est pourquoi certains, considérant l'orgueil selon qu'il est un péché spécial, l'ont rangé au nombre des vices capitaux. S. Grégoire, au contraire, considérant l'influence universelle qu'il exerce sur tous les vices, comme nous l'avons dit ne le range pas au nombre des vices capitaux, mais en fait " la reine et la mère de tous les vices ". " Lorsque la superbe reine des vices, dit-il s'est emparée du coeur et en a triomphé, elle le livre bientôt, pour être dévasté, aux sept vices principaux, qui sont comme ses chefs d'armée, et d'où naissent une multitude d'autres vices. " Solutions: 1. La réponse ressort de ce qui vient d'être dit. 2. L'orgueil n'est pas identique à la vaine gloire; il en est la cause. En effet, l'orgueil désire l'excellence de façon désordonnée, tandis que la vaine gloire désire manifester cette excellence. 3. De ce que l'envie, qui est un vice capital, naît de l'orgueil, il ne résulte pas que l'orgueil est un vice capital, mais qu'il est quelque chose de plus primordial que les vices capitaux. I1 faut maintenant étudier le péché du premier homme, qui fut commis par orgueil (Q. 163). Et d'abord son péché; ensuite, le châtiment du péché (Q. 164); enfin, la tentation, par laquelle l'homme fut induit à pécher (Q. 165).


Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 163: LE PÉCHÉ DU PREMIER HOMME 1. Le premier péché de l'homme fut-il de l'orgueil? - 2. Que désirait le premier homme en péchant? 3. Son péché fut-il plus grave que tous les autres péchés? - 4. Qui pécha davantage, l'homme ou la femme? ARTICLE 1: Le premier péché de l'homme fut-il de l'orgueil? Objections 1. Non, semble-t-il. S. Paul dit (Rm 5,19) " Par la désobéissance d'un seul homme la multitude a été constituée pécheresse. " Or le péché du premier homme fut le péché originel par quoi tous furent constitués pécheurs. La désobéissance fut donc le péché du premier homme, et non l'orgueil. 2. Commentant S. Luc, S. Ambroise dit que le diable tenta le Christ selon le même ordre qui fit tomber le premier homme. Or le Christ fut d'abord tenté de gourmandise, comme on le voit dans S. Matthieu (4, 3): " Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres se changent en pains. " Le premier péché du premier homme ne fut donc pas l'orgueil, mais la gourmandise. 3. L'homme a péché sur la suggestion du diable. Mais le diable, induisant l'homme en tentation, lui a promis la science, comme on le voit dans la Genèse deviendraient pareils à des dieux; comme si lui, qui les avait faits hommes, était jaloux de la divinité. " Or croire cela relève du manque de foi. Le premier péché de l'homme fut donc un péché d'infidélité, et non un péché d'orgueil. En sens contraire, il y a les paroles de l'Ecclésiastique (10, 15 Vg): " Au principe de tout péché, il y a l'orgueil. " Or le péché du premier homme est le principe de tout péché, d'après S. Paul (Rm 5, 12): " Par un seul homme le péché est entré dans le monde. " Le premier péché de l'homme fut donc l'orgueil. Réponse: A un même péché peuvent concourir plusieurs mouvements, parmi lesquels celui en qui le désordre se trouve d'abord est à considérer comme le premier péché. Or il est clair que le désordre se trouve d'abord dans le, mouvement intérieur de l'âme, avant de se trouver dans le mouvement extérieur du corps. En effet, dit S. Augustin " la sainteté du corps ne se perd pas, si la sainteté de l'âme demeure ". Mais, parmi les mouvements intérieurs, le désir de la fin se produit avant le désir de ce qui est recherché en vue de la fin. C'est pourquoi le premier péché de l'homme fut là où put se trouver le premier désir d'une fin désordonnée. Or, l'homme se trouvait constitué dans l'état d'innocence de telle manière qu'aucune rébellion ne pouvait avoir lieu de la chair contre l'esprit. Aussi le premier désordre de l'appétit humain ne put-il provenir de ce qu'il aurait désiré quelque bien sensible auquel aurait tendu la convoitise de la chair hors de l'ordre de la raison. Il reste donc que le premier désordre de l'appétit humain est venu de ce qu'il a désiré de façon désordonnée un bien spirituel. Mais il n'aurait pas eu un désir désordonné s'il avait désiré ce bien selon la mesure à lui prescrite par la règle divine. Il en résulte donc que le premier péché de l'homme résida en ce qu'il désira un bien spirituel au-delà de la mesure convenable. Ce qui relève de l'orgueil. Il est donc évident que le péché du premier homme fut un péché d'orgueil. Solutions: 1. La désobéissance de l'homme au précepte divin ne fut pas voulue pour elle-même, car cela ne pouvait se produire à moins de présupposer un désordre de la volonté. Il reste donc qu'elle a été voulue en vue d'autre chose. Or la première chose que l'homme a voulue de façon désordonnée fut sa propre supériorité. La désobéissance fut donc une conséquence de l'orgueil. C'est ce qui fait dire à


S. Augustin que " l'homme, enflé d'orgueil et obéissant aux suggestions du serpent, méprisa les ordres de Dieu ". 2. La gourmandise eut aussi sa part dans le péché de nos premiers parents. On lit en effet dans la Genèse: " La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir... Elle prit de son fruit et mangea. " Cependant, ce ne fut pas la bonté de la nourriture, ni sa beauté, qui fut le premier motif pour pécher, mais plutôt l'invitation du serpent, qui avait dit: " Vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux. " En cédant à ce désir, la femme a commis un péché d'orgueil. C'est pourquoi le péché de gourmandise a découlé du péché d'orgueil. 3. Le désir de la science fut causé, chez nos premiers parents, par le désir désordonné de leur supériorité. C'est pourquoi dans les paroles du serpent il y a d'abord: " Vous serez comme des dieux ", et ensuite: " connaissant le bien et le mal. " 4. Comme dit S. Augustin: " La femme n'aurait pas ajouté foi aux paroles du serpent, elle n'aurait pas cru que Dieu leur eût défendu une chose bonne et utile, s'il n'y avait déjà eu dans son esprit l'amour de sa propre puissance, et une certaine présomption orgueilleuse. " Cela ne veut pas dire que l'orgueil précéda l'invitation du serpent, mais qu'aussitôt après cette invitation, la prétention envahit son esprit, et il résulta qu'elle crut vrai ce que lui disait le démon. ARTICLE 2: Que désirait l'homme en péchant? Objections: 1. Il semble que l'orgueil du premier homme n'a pas consisté à désirer la ressemblance avec Dieu. En effet, personne ne pèche en désirant ce qui lui convient selon sa nature. Or la ressemblance de Dieu convient à l'homme selon sa nature, puisqu'on lit dans la Genèse (1,26): " Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. " L'homme ne pécha donc pas en désirant la ressemblance avec Dieu. 2. Il semble que l'homme a désiré la ressemblance avec Dieu afin de posséder la science du bien et du mal. C'est en effet ce qui lui était suggéré par le serpent: " Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. " Or le désir de la science est naturel à l'homme, comme dit Aristote: " Tous les hommes désirent naturellement savoir. " L'homme n'a donc pas péché en désirant la ressemblance avec Dieu. 3. Aucun sage ne choisit ce qui lui est impossible. Or le premier homme était doté de sagesse, d'après l'Ecclésiastique (17, 7): " Dieu les remplit de science et d'intelligence. " Comme tout péché consiste en un désir délibéré, qui est un choix, il semble donc que le premier homme n'a pas péché en désirant quelque chose d'impossible. Or il est impossible que l'homme soit semblable à Dieu, comme le montre cette parole de l'Exode (15, 11): " Qui est semblable à toi parmi les dieux, Seigneur? " Le premier homme n'a donc pas péché en désirant ressembler à Dieu. En sens contraire, commentant cette parole du Psaume (69, 5): " Ce que je n'ai pas pris, il me faut le rendre ", S. Augustin dit: " Adam et Ève voulurent ravir la divinité, et perdirent la félicité. " Réponse: Il y a deux ressemblances. L'une, d'égalité absolue. Nos premiers parents n'ont pas désiré cette ressemblance, car une telle ressemblance avec Dieu ne peut être envisagée, surtout par le sage. Mais il y a une autre ressemblance d'imitation, que la créature peut avoir avec Dieu, en tant qu'elle participe quelque peu, selon sa propre mesure, de la ressemblance avec Dieu. Car Denys a dit: " Les mêmes choses, par rapport à Dieu, sont à la fois semblables et dissemblables; semblables parce que l'effet ressemble à sa cause autant qu'il peut; dissemblables parce que l'effet est toujours inférieur à sa cause. " Or tout bien existant dans la créature est une similitude participée du bien premier. C'est


pourquoi, en désirant un bien spirituel dépassant sa mesure, nous l'avons dit à l'Article précédent, l'homme désire la ressemblance divine de façon désordonnée. Il faut cependant remarquer que le désir se porte à proprement parler sur une chose que l'on n'a pas. Or le bien spirituel, par lequel la créature raisonnable participe de la ressemblance divine, peut s'entendre de trois façons. 1° Selon l'être de la nature. Une telle ressemblance a été imprimée en l'homme au principe même de la création, et la Genèse dit que " Dieu fit l'homme à son image et à sa ressemblance "; et en l'ange, ce que dit Ézéchiel (28, 12): " Toi, un modèle de ressemblance. " 2° Selon la connaissance. L'ange, au moment de sa création, a reçu aussi cette ressemblance. C'est pourquoi, après avoir dit: " Toi, un modèle de ressemblance ", Ézéchiel ajoute aussitôt: " rempli de sagesse ". Le premier homme, lui, au moment de sa création, n'avait pas encore reçu cette ressemblance en acte, mais seulement en puissance. 3° Selon le pouvoir d'agir. Ni l'ange ni l'homme n'avaient encore obtenu cette ressemblance en acte au principe même de la création, car il restait à l'un et à l'autre quelque chose à faire pour parvenir à la béatitude. Ainsi donc, puisque l'un et l'autre, le diable et le premier homme, ont désiré de façon désordonnée la ressemblance avec Dieu, ce n'est pas en désirant la ressemblance de nature qu'ils on" péché. Mais le premier homme a péché principale ment en désirant la ressemblance avec Dieu quant à la " science du bien et du mal ", comme le serpent le lui suggéra: il voulait, par la vertu de sa propre( nature, se fixer à lui-même ce qu'il était bon e ce qu'il était mauvais de faire; ou bien encore prévoir par lui-même ce qui allait arriver de bien ou de mauvais. Il a péché aussi secondairement en désirant la ressemblance avec Dieu quant à soi propre pouvoir d'action, afin d'agir par la vertu de sa propre nature pour acquérir la béatitude Aussi S. Augustin dit-il: " L'amour de son propre pouvoir se grava dans l'esprit de la femme. " Quant au diable, il a péché en désirant la ressemblance de Dieu quant au pouvoir. C'est pourquoi S. Augustin dit qu' " il a voulu jouir de sa propre puissance plus que de celle de Dieu ". Pourtant, l'un et l'autre ont désiré à un certain point de vue s'égaler à Dieu, puisqu'ils ont voulu l'un et l'autre s'appuyer sur eux-mêmes, en méprisant l'ordre de la règle divine. Solutions: 1. Cet argument procède de la ressemblance de nature: ce n'est pas à cause du désir de cette ressemblance que l'homme a péché, on vient de le dire. 2. Désirer la ressemblance avec Dieu quant à la science, sans plus, n'est pas un péché. Mais désirer cette ressemblance de manière désordonnée, c'est-à-dire en dépassant la mesure, est un péché. Commentant ce passage du Psaume (71, 19): " Dieu, qui sera semblable à toi? " S. Augustin dit: " Celui qui veut être Dieu par lui-même a un désir pervers d'être semblable à Dieu; comme le diable, qui refusa de lui être soumis; et comme l'homme, qui refusa, comme serviteur, d'observer les commandements. " 3. Cet argument procède de la ressemblance d'égalité. ARTICLE 3: Le péché de nos premiers parents fut-il plus grave que tous les autres péchés? Objections: 1. Il semble bien que oui. S. Augustin dit en effet: " Ce fut un grand mal que de pécher, alors qu'il était si facile de ne pas pécher. " Nos premiers parents eurent une grande possibilité de ne pas pécher, car il n'y avait rien à l’intérieur d'eux-mêmes qui les poussait à pécher. Le péché de nos premiers parents fut donc plus grave que les autres. 2. Le châtiment est Proportionné à la faute. Mais le péché de nos premiers parents fut puni de la façon la plus grave, puisque c'est par lui que " la mort est entrée dans le monde ", selon S. Paul (Rm 5, 12). 3. Ce qui est premier en un genre semble être ce qu'il y a de plus grand, dit Aristote. Or le péché de nos premiers parents fut le premier parmi les autres péchés des hommes. Il fut donc le plus grand.


En sens contraire, Origène écrit: " je ne pense pas qu'aucun de ceux qui se sont trouvés au degré le plus haut et le plus parfait en soit rejeté ou s'en détache subitement, mais il faut qu'il le fasse peu à peu et graduellement. " Or nos premiers parents étaient établis dans le degré le plus haut et le plus parfait. Leur premier péché ne fut donc pas le plus grand de tous les péchés. Réponse: La gravité d'un péché peut être considérée de deux points de vue. D'un premier point de vue, selon l'espèce même du péché. C'est ainsi que nous disons que l'adultère est un péché plus grave que la fornication simple. D'un autre point de vue la gravité d'un péché est relative à une circonstance de lieu, de personne ou de temps. Or la première de ces gravités est la plus essentielle au péché, et la principale. C'est pourquoi c'est d'après elle plutôt que d'après la seconde qu'un péché est appelé grave. Il faut donc dire que le péché du premier homme ne fut pas plus grave que tous les autres péchés humains si l'on considère l'espèce de péché. En effet, même si l'orgueil, par son propre genre, a une certaine primauté parmi les autres péchés, cependant l'orgueil par lequel on nie ou l'on blasphème Dieu est plus grave que l'orgueil par lequel on désire de façon désordonnée la ressemblance divine, ce qui fut l'orgueil de nos premiers parents, on l'a vu. Mais si l'on considère la condition des personnes qui ont péché, ce péché eut une très grande gravité, à cause de la perfection de leur état. C'est pourquoi il faut dire que ce péché fut le plus grave à un certain point de vue, mais non de façon absolue. Solutions: 1. Cet argument procède de la gravité du péché résultant de la condition du pécheur. 2. La grandeur du châtiment qui suivit ce premier péché ne correspond pas à la gravité de son espèce propre, mais au fait qu'il fut le premier, car, à cause de lui, l'innocence du premier état cessa, et, celle-ci étant supprimée, toute la nature humaine se trouva désorganisée. 3. Dans les choses qui sont ordonnées par soi, la première est nécessairement la plus grande. Mais un tel ordre ne se trouve pas dans les péchés, car un péché peut faire suite à un autre par accident. Il ne s'ensuit donc pas que le premier péché fut le plus grand. ARTICLE 4: Qui pécha davantage, l'homme ou la femme? Objections: 1. Il semble bien que le péché d'Adam fut le plus grave. S. Paul dit en effet (1 Tm 2, 14): " Ce n'est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression. " Il semble ainsi que le péché de la femme se produisit par ignorance, tandis que le péché de l'homme fut commis avec une science certaine. Dès lors ce péché est plus grave, selon S. Luc (12, 47): " Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître... n'aura pas agi selon cette volonté, recevra un grand nombre de coups. Quant à celui qui, sans la connaître, aura par sa conduite mérité des coups, il n'en recevra qu'un petit nombre. " Adam a donc péché plus gravement qu'Ève. 2. " Si l'homme est le chef, dit S. Augustin, il doit vivre mieux et précéder son épouse en toutes les bonnes actions, afin que celle-ci imite son mari. " Mais si celui qui doit agir mieux tombe dans le péché, il pèche plus gravement. Adam a donc péché plus gravement qu'Eve. 3. Le péché contre le Saint-Esprit semble être le plus grave. Or Adam semble avoir péché contre le Saint-Esprit, car il a péché en présumant de la miséricorde divine, ce qui relève du péché de présomption. Il semble donc qu'Adam ait péché plus gravement qu'Ève. En sens contraire, le châtiment répond à la faute. Or la femme a été punie plus gravement que l'homme, comme on le voit dans la Genèse (3,16). Elle a donc péché plus gravement que lui. Réponse: Nous l'avons dit à l'Article précédent la gravité d'un péché s'apprécie davantage d'après l'espèce du péché que d'après la condition du pécheur. Il faut donc dire que, si nous considérons la


condition des personnes, celle de l'homme et de la femme, le péché de l'homme est plus grave, car il était plus parfait que la femme. Mais si l'on considère le genre même du péché, il faut dire que le péché de tous deux fut égal car, pour tous deux, ce fut l'orgueil. C'est pourquoi S. Augustin dit que la femme eut une excuse à son péché " en raison de son sexe inégal, mais qu'elle pécha avec un orgueil égal ". Si l'on considère maintenant l'espèce de l'orgueil, la femme pécha plus gravement pour une triple raison. D'abord parce que la prétention fut plus grande chez la femme que chez l'homme. En effet, la femme a cru vrai ce que le serpent lui persuada: que Dieu leur avait interdit de manger du fruit de peur qu'ils ne parviennent à lui ressembler. Et ainsi, voulant acquérir, en mangeant du fruit défendu, la ressemblance avec Dieu, son orgueil s'éleva à vouloir obtenir quelque chose contre la volonté de Dieu. L'homme, au contraire, n'a pas cru que cela était vrai. C'est pourquoi il n'a pas voulu acquérir la ressemblance divine contre la volonté de Dieu, mais son orgueil consista à vouloir l'acquérir par luimême. - Ensuite, parce que la femme a non seulement péché elle-même, mais a suggéré aussi le péché à l'homme. Elle a donc péché contre Dieu et contre le prochain. - Enfin, parce que le péché de l'homme fut diminué en ce qu'il consentit au péché " par cette espèce de bienveillance amicale, qui fait que très souvent on offense Dieu pour ne pas d'un ami se faire un ennemi; mais la sentence divine montra qu'il n'aurait pas dû le faire ". Ainsi parle S. Augustin. Il apparent donc ainsi que le péché de la femme fut plus grave que le péché de l'homme. Solutions: 1. Cette séduction de la femme a suivi une prétention antérieure. C'est pourquoi une telle ignorance n'excuse pas, mais aggrave le péché, car par ignorance elle s'est élevée à une plus grande prétention. 2. Cet argument procède de la circonstance relative à la condition de la personne, qui fit que le péché de l'homme fut plus grave d'un certain point de vue. 3. L'homme n'a pas présumé de la miséricorde divine jusqu'au mépris de la justice divine, ce que fait le péché contre le Saint-Esprit. Mais, dit S. Augustin, " n'ayant pas l'expérience de la sévérité de Dieu, il crut que ce péché était véniel ", c'est-à-dire facile à pardonner.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 164: LE CHÂTIMENT DU PREMIER PÉCHÉ DE L'HOMME 1. La mort, qui est le châtiment commun. - 2. Les autres châtiments particuliers qui sont indiqués dans la Genèse. ARTICLE 1: La mort, qui est le châtiment commun Objections: 1. Il semble que la mort ne soit pas le châtiment du péché de nos premiers parents. En effet, ce qui est naturel à l'homme ne peut être appelé châtiment du péché, car le péché ne parfait pas la nature, mais la vicie. Or la mort est naturelle à l'homme; ce qui le montre, c'est que son corps est composé d'éléments contraires; et aussi que le mot " mortel " fait partie de la définition de l'homme. La mort ne fut donc pas le châtiment du péché de nos premiers parents.


2. La mort et les autres déficiences corporelles se retrouvent pareillement chez l'homme et chez les autres animaux, selon l'Ecclésiaste (3, 19): " Le sort de l'homme et celui de la bête est le même: l'un meurt, l'autre aussi. " Or chez les bêtes la mort n'est pas un châtiment du péché. 3. Le péché de nos premiers parents fut commis par des personnes particulières. Or la mort atteint la nature humaine tout entière. Il ne semble donc pas qu'elle soit le châtiment du péché de nos premiers parents. 4. Tous les hommes descendent également de nos premiers parents. Donc, si la mort était le châtiment du péché de nos premiers parents, il s'ensuivrait que tous les hommes souffriraient la mort de la même façon. Ce qui paraît faux, car certains meurent plus tôt ou plus douloureusement que d'autres. La mort n'est donc pas la peine du premier péché. 5. Le mal de peine vient de Dieu, on l'a dit antérieurement. Or la mort ne semble pas venir de Dieu, puisqu'il est écrit dans la Sagesse (1, 13) " Dieu n'a pas fait la mort. " 6. Les châtiments ne semblent pas être méritoires, car le mérite se place dans la catégorie du bien, et le châtiment dans la catégorie du mal. Or la mort est parfois méritoire, comme on le voit pour la mort des martyrs. Il semble donc que la mort ne soit pas un châtiment. 7. Le châtiment paraît être affligeant. Or la mort ne peut être affligeante, à ce qu'il semble. Car, quand la mort est là, l'homme ne sent pas, et quand elle n'est pas là, elle ne peut être sentie. La mort n'est donc pas un châtiment du péché. 8. Si la mort était un châtiment du péché, elle l'aurait suivi immédiatement. Or cela n'est pas vrai, car nos premiers parents ont vécu longtemps après leur péché, comme on le voit dans la Genèse. Donc la mort ne semble pas être le châtiment du péché. En sens contraire, il y a les paroles de S. Paul (Rm 5, 12): " Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort. " Réponse: Lorsque quelqu'un est privé, à cause de sa faute, d'un bienfait qui lui avait été accordé, la privation de ce bienfait est le châtiment de sa faute. Comme nous l'avons dit dans la première Partie l'homme, dans son état primitif, avait reçu de Dieu ce don: aussi longtemps que son esprit resterait soumis à Dieu, les puissances inférieures de son âme seraient soumises à son esprit raisonnable, et son corps soumis à son âme. Mais comme, par le péché, l'esprit de l'homme s'éloigna de la soumission à Dieu, il s'ensuivit que les forces inférieures ne furent plus soumises totalement à la raison, et il en résulta une rébellion de l'appétit charnel contre la raison; il s'ensuivit aussi que le corps ne fut plus totalement soumis à l'âme, et il en résulta la mort, et les autres déficiences corporelles. En effet, la vie et l'intégrité du corps consistent en ce qu'il reste soumis à l'âme, comme le perfectible à son principe de perfection. C'est pourquoi, à l'inverse, la mort et la maladie, et toutes les déficiences corporelles, relèvent du défaut de soumission du corps à l'âme. C'est donc clair: de même que la rébellion de l'appétit charnel contre l'esprit est un châtiment du péché de nos premiers parents, de même la mort et toutes les déficiences corporelles. Solutions: 1. On appelle naturel ce qui est causé par les principes de la nature. Or les principes essentiels de la nature sont la forme et la matière. La forme de l'homme est l'âme raisonnable, qui est de soi immortelle. C'est pourquoi la mort n'est pas naturelle à l'homme si l'on considère sa forme. Mais la matière de l'homme est tel corps, composé de contraires, ce qui entraîne nécessairement la corruptibilité. A ce point de vue la mort est naturelle à l'homme. Cependant cette condition du corps humain matériel est une conséquence nécessaire de la matière, car il fallait que le corps de l'homme fût un organe du toucher, et par conséquent un intermédiaire entre les choses tangibles, ce qui ne


pouvait se faire s'il n'était composé de contraires, comme le montre Aristote. Cependant, cette condition ne dispose pas la matière à la forme, car, si c'était possible, il faudrait plutôt, puisque la forme est incorruptible, que la matière le fût aussi. De même, que la scie soit en fer, cela est dû à sa forme et à son action, afin qu'elle soit apte à scier par sa dureté; mais qu'elle soit sujette à la rouille, cela est une conséquence nécessaire de cette matière, et cela ne tient pas au choix de l'agent; car si l'ouvrier le pouvait, il ferait en fer une scie qui ne pourrait rouiller. Or Dieu, qui est le Créateur de l'homme, est tout-puissant. C'est pourquoi par un don gratuit, il affranchit l'homme, en le créant, de la nécessité de mourir qui était une conséquence de la matière. Cependant ce privilège fut supprimé par le péché de nos premiers parents. Ainsi donc la mort est naturelle, à cause de la condition de la matière, et elle est un châtiment, à cause de la perte du don divin préservant de la mort. 2. Cette ressemblance de l'homme avec les autres animaux se prend de la condition de la matière, c'est-à-dire du corps composé de contraires, et non de la forme. En effet, l'âme de l'homme est immortelle, tandis que les âmes des bêtes sont mortelles. 3. Nos premiers parents ont été établis par Dieu non seulement comme des personnes individuelles, mais comme les principes de toute la nature humaine qui devait, à partir d'eux, passer à leurs descendants, en même temps que le don divin préservant de la mort. C'est pourquoi toute la nature humaine, ayant été par leur péché destituée d'un si grand don pour leurs successeurs, a encouru la mort. 4. Un manque peut provenir du péché de deux manières. D'une première manière, par mode de châtiment fixé par le juge. Un tel manque doit être égal chez tous ceux à qui le péché appartient d'égale façon. Un autre manque est celui qui fait suite par accident à un châtiment de ce genre: par exemple la chute sur la route de celui qui s'est rendu aveugle par sa faute. Un tel manque n'est pas proportionné à la faute, et il n'est pas pris en considération par le juge humain, qui ne peut connaître à l'avance les événements fortuits. Ainsi donc, le châtiment fixé pour le premier péché, qui lui répond de façon proportionnée, fut la suppression du don divin par lequel étaient maintenues la rectitude et l'intégrité de la nature humaine. Mais les défauts qui sont la conséquence de la suppression de ce don, sont la mort et les autres peines de la vie présente. C'est pourquoi ces peines ne sont pas nécessairement égales en tous ceux qu'atteint également le premier péché. A la vérité, comme Dieu connaît à l'avance tous les événements futurs, ces peines, distribuées par la prescience et la providence divine, se trouvent différemment chez les uns et chez les autres, non pas à cause des mérites précédant cette vie, comme l'a déclaré Origène d - ce qui va à l'encontre de ce qu'a dit S. Paul (Rm 9, 11): " ... quand ils n'avaient fait ni bien ni mal ", à l'encontre aussi de ce qui a été montré dans notre première Partie,: que l'âme n'est pas créée avant le corps -, mais soit à cause du châtiment des péchés des parents, souvent punis dans les enfants, en tant que le fils est quelque chose du père, soit à cause du remède salutaire de celui qui est soumis aux peines de ce genre, pour qu'il soit par là préservé de pécher, ou qu'il ne s'enorgueillisse pas non plus de ses vertus, et soit couronné par la patience. 5. On peut considérer la mort de deux façons. D'une première façon, selon qu'elle est un certain mal de la nature humaine, et ainsi elle ne vient pas de Dieu, mais elle est une certaine déficience provenant de la faute humaine. - D'une autre façon, elle peut être considérée en tant qu'elle a raison de bien, c'est-àdire comme juste châtiment. Et ainsi elle vient de Dieu. C'est pourquoi S. Augustin dit que Dieu n'est pas l'auteur de la mort, sinon en tant qu'elle est un châtiment. 6. Comme dit S. Augustin: " De même que les méchants usent mal non seulement des maux, mais aussi des biens, de même les justes usent bien non seulement des biens, mais aussi des maux. C'est ainsi que les méchants font un mauvais usage de la loi, bien que la loi soit un bien, et les bons un bon


usage de la mort, bien que la mort soit un mal. " C'est donc en tant que les saints font un bon usage de la mort que pour eux la mort devient méritoire. 7. La mort peut s'entendre de deux façons. D'une première façon elle s'entend de la privation de la vie. Ainsi elle ne peut être sentie, puisqu'elle est une privation du sens et de la vie. Elle n'est pas alors une peine sensible, mais simplement un châtiment. D'une autre façon la mort signifie la corruption qui se termine à la privation qu'on vient de dire. Or, de la corruption, comme aussi de la génération, nous pouvons parler en un double sens. En un sens, selon qu'elle est le terme de l'altération. Et ainsi, à l'instant où la vie cesse, on dit que la mort est présente. En ce sens la mort n'est pas non plus une peine sensible. - En un autre sens la corruption peut s'entendre de l'altération qui précède, selon que l'on dit que quelqu'un meurt quand il va vers la mort, de même que l'on dit que quelque chose est engendré, quand le mouvement va vers sa génération. Et ainsi la mort peut être affligeante. 8. Comme dit S. Augustin: " Quoique nos premiers parents aient vécu de longues années après le péché, ils commencèrent cependant à mourir le jour où ils subirent la sentence de mort qui les condamnait à vieillir. " ARTICLE 2: Les autres châtiments particuliers qui sont indiqués dans la Genèse Objections: 1. Il semble que l'Écriture ne détermine pas bien les châtiments particuliers de nos premiers parents. En effet, on ne doit pas qualifier comme châtiment du péché ce qui existerait même sans péché. Or, les douleurs de l'enfantement existeraient même sans le péché, semble-t-il, car la disposition du sexe féminin requiert que l'enfant ne puisse naître sans douleur pour celle qui enfante. De même aussi la soumission de la femme à l'homme est une conséquence de la perfection du sexe masculin et de l'imperfection du sexe féminin. De même encore, la production des épines et des ronces fait partie de la nature de la terre, qui aurait existé même en l'absence du péché. Il n'est donc pas juste de présenter tout cela comme des châtiments du premier péché. 2. Ce qui appartient à la dignité de quelqu'un ne semble pas être pour lui un châtiment. Mais la multiplicité des grossesses appartient à la dignité de la femme et ne doit donc pas être considérée comme un châtiment. 3. Le châtiment du péché de nos premiers parents découle sur tous, comme on l'a dit de la mort. Or la multiplicité des grossesses n'est pas le fait de toutes les femmes, et tous les hommes ne mangent pas leur pain à la sueur de leur front. Ce ne sont donc pas là des châtiments qui conviennent au premier péché. 4. Le lieu du paradis avait été fait pour l'homme. Or rien dans l'ordre des choses ne doit être vain. Il semble donc que cela n'a pas été une peine convenable pour l'homme, d'être chassé du paradis. 5. On dit que le lieu du paradis terrestre est de soi inaccessibles C'est donc inutilement que d'autres obstacles furent placés pour empêcher que l'homme y retourne, comme " les chérubins et la flamme du glaive tournoyant " (Gn 3, 22). 6. Après le péché l'homme fut aussitôt soumis à la nécessité de la mort, et ainsi il ne pouvait plus, grâce à l'arbre de vie, recouvrer l'immortalité. C'est donc inutilement qu'il lui fut interdit de manger de l'arbre de vie, comme il est dit dans la Genèse (3, 22): " Pour éviter qu'il ne cueille de l'arbre de vie et ne vive à jamais. " 7. Insulter le misérable semble inconciliable avec la miséricorde et la clémence qui, dans l'Écriture, semblent surtout attribuées à Dieu, selon la parole du Psaume (145,9): " Ses tendresses vont à toutes


ses oeuvres. " Il est donc choquant de montrer Dieu insultant nos premiers parents déjà réduits à la misère par le péché, lorsqu'il dit: " Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous pour connaître le bien et le mal " 8. Le vêtement est nécessaire à l'homme, comme la nourriture, selon S. Paul (1 Tm 6, 8): " Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits. " Ainsi donc, de même que la nourriture fut donnée à nos premiers parents avant le péché, de même aussi le vêtement a dû leur être donné. Il ne convient donc pas de dire que, après le péché, Dieu, leur " fit des tuniques de peau " (Gn 3, 2 1). 9. Le châtiment qui frappe quelqu'un pour son péché doit l'emporter dans le mal sur le profit qu'il retire de son péché: autrement, le châtiment ne détournerait pas du péché. Or nos premiers parents obtinrent de leur péché que " leurs yeux s'ouvrirent ", dit la Genèse (3, 7). Et cela surpasse en bien tous les châtiments qui sont indiqués comme conséquence du péché. Les châtiments qui furent les conséquences du péché de nos premiers parents sont donc décrits de façon maladroite. En sens contraire, des châtiments furent imposés par Dieu qui " fait tout avec nombre, poids et mesure ", dit le livre de la Sagesse (11, 21). Réponse: Nous l'avons dit, nos premiers parents furent privés, à cause de leur péché, du don divin qui maintenait en eux l'intégrité de la nature humaine, et sa suppression fit tomber la nature humaine dans des déficiences ayant un caractère pénal. C'est pourquoi ils furent doublement punis. D'abord, en ce que leur fut retiré ce qui convenait à l'état d'intégrité, le lieu du paradis terrestre: " Et le Seigneur Dieu le renvoya du jardin d’Éden. " Et comme l'homme ne pouvait revenir par lui-même à cet état de première innocence, c'est avec raison que furent ajoutés les obstacles l'empêchant de retrouver ce qui convenait à ce premier état, à savoir la nourriture, " afin qu'il ne cueille pas de l'arbre de vie ", et le lieu: " Dieu posta devant le jardin d'Éden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant. " Mais secondairement ils furent punis en ce qu'ils furent assujettis à ce qui correspond à la nature lorsqu'elle est privée d'un tel don. Et cela quant au corps et quant à l'âme. Quant au corps, auquel appartient la différence des sexes, une peine fut affectée à la femme, et une autre à l'homme. A la femme une peine fut affectée selon les deux liens qui l'unissent à l'homme: la génération des enfants et le partage des activités familiales. Quant à la génération des enfants, la femme fut punie doublement. D'abord, quant aux fatigues qu'elle éprouve en portant l'enfant lorsqu'il est conçu, ce qui est signifié par ces paroles: " Je multiplierai les peines de tes grossesses. " Ensuite, quant à la douleur dont elle souffre en enfantant -. " Dans la peine tu enfanteras. " Quant à la vie familiale, la femme est punie en ce qu'elle est soumise à la domination de son mari, selon ces paroles: " Tu seras sous le pouvoir de ton mari. " - Mais, de même qu'il appartient à la femme d'être soumise à son mari en ce qui concerne l'économie familiale, de même il appartient à l'homme de procurer ce qui est nécessaire à la vie. En cela il est puni d'une triple façon. D'abord, par la stérilité de la terre: " Maudit soit le sol à cause de toi " Ensuite, par la préoccupation du travail, sans lequel on ne retire pas les fruits de la terre " A force de peine, tu en retireras subsistance tous les jours de ta vie. " Enfin, quant aux obstacles que rencontreront ceux qui cultivent la terre: " Elle produira pour toi épines et chardons. " Pareillement aussi, en ce qui concerne l'âme, est décrit le triple châtiment qui fut le leur. Premièrement, quant à la confusion qu'ils éprouvèrent de la rébellion de la chair contre l'esprit; c'est pourquoi il est dit: " Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus. " Deuxièmement, quant au remords de leur propre faute; c'est pourquoi il est dit: " Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous pour connaître le bien et le mal. " Troisièmement, quant au rappel de la mort à venir; c'est pourquoi il est dit à l'homme: " Tu es glaise, et tu retourneras à la glaise. " Que " Dieu leur fit des tuniques de peau " est aussi un signe de leur mortalité. Solutions: 1. Dans l'état d'innocence, l'enfantement aurait eu lieu sans douleur. S. Augustin dit en effet: " A l'enfantement, les entrailles de la femme se seraient dilatées non dans les gémissements de la


douleur, mais par la poussée de la maturité; de même que, pour la fécondation, l'union se serait accomplie par l'intervention de la volonté, non par le désir de la volupté. " Il faut comprendre que la soumission de la femme à son mari a pris un caractère de châtiment pour la femme non en ce qui regarde le pouvoir de commander, car même avant le péché l'homme aurait été " le chef de la femme " et aurait gouverné, mais selon que la femme, contre sa propre volonté, doit maintenant nécessairement obéir à la volonté de son mari. Si l'homme n'avait pas péché, la terre aurait produit des épines et des ronces pour servir à la nourriture des animaux, mais non pour le châtiment de l'homme, car de leur production n'auraient résulté aucune fatigue ou punition pour l'homme travaillant la terre, dit S. Augustin. Alcuin dit cependant qu'avant le péché la terre n'aurait aucunement produit d'épines ni de ronces. Mais la première opinion paraît la meilleure. 2. La multiplicité des grossesses est devenue un châtiment pour la femme, non à cause de la mise au monde des enfants, qui aurait eu lieu même avant le péché, mais à cause de la multiplicité des fatigues dont souffre la femme lorsqu'elle porte l'enfant quelle a conçu. C'est pourquoi il est ajouté à juste titre: " Je multiplierai les peines de tes grossesses. " 3. Ces châtiments sont d'une certaine manière le lot de tous. En effet, quelle que soit la femme qui conçoit, elle éprouve nécessairement des tourments et enfante dans la douleur, à l'exception de la Sainte Vierge qui " conçut sans corruption et enfanta sans douleur ", car sa conception ne fut pas selon la loi naturelle découlant de nos premiers parents. Et si une femme ne conçoit pas et n'enfante pas, elle souffre d'une autre déficience: la stérilité, plus grave que tous ces châtiments. De même, il faut que quiconque travaille la terre, mange son pain à la sueur de son front. Quant à ceux qui ne sont pas euxmêmes dans l'agriculture, ils se livrent à d'autres travaux, car " l'homme est né pour le travail ", dit le livre de Job (5, 7 Vg). Et ainsi il mange le pain produit par autrui à la sueur de son front. 4. Ce lieu du paradis terrestre, bien qu'il ne serve pas à l'homme pour son usage, lui sert pour son enseignement: l'homme apprend en effet qu'il a été privé d'un tel lieu par le péché; et, par les choses qui existent de façon matérielle dans ce paradis, il est instruit de celles qui appartiennent au paradis céleste, dont l'accès est préparé à l'homme par le Christ. 5. Sans nier les mystères du sens spirituel, ce lieu semble inaccessible principalement à cause de la chaleur intense provenant de la proximité du soleil dans les régions intermédiaires. Cela est signifié par la " flamme du glaive ": elle est dite " tournoyante " à cause de la propriété du mouvement circulaire qui cause cette chaleur. Et comme le ministère des anges préside au mouvement du monde des corps, selon S. Augustin, il est juste d'adjoindre les " chérubins " au glaive flamboyant, " pour garder le chemin de l'arbre de vie ". C'est pourquoi S. augustin écrit: " Il faut croire que les choses se sont passées ainsi dans le paradis visible avec le concours des puissances célestes, afin que, par le ministère des anges, il y eût là comme un rempart de flammes. " 6. Si l'homme avait mangé de l'arbre de vie après le péché, il n'aurait pas, pour autant, retrouvé l'immortalité, mais il aurait pu, grâce à cette nourriture, prolonger sa vie davantage. C'est pourquoi lorsqu'il est dit: " ... et qu'il vive à jamais ", " à jamais " est pris ici pour " longtemps ". Mais il n'était pas avantageux pour l'homme de demeurer plus longtemps dans les misères de cette vie. 7. Comme dit S. Augustin: " Les paroles de Dieu ne sont pas tellement celles de quelqu'un qui insulte nos premiers parents que de quelqu'un qui détourne de l'orgueil ceux pour qui elles ont été écrites. Adam en effet non seulement n'est pas devenu ce qu'il avait voulu devenir, mais il n'est pas resté ce qu'il avait été. "


8. Le vêtement est nécessaire à l'homme selon son état de misère présente pour deux raisons. D'abord, pour le prémunir des dommages extérieurs, par exemple de l'excès de la chaleur et du froid; ensuite, pour voiler sa honte, de peur que n'apparaisse le déshonneur des membres où se manifeste principalement la rébellion de la chair contre l'esprit. Or ces deux choses n'existaient pas dans le premier état. Alors en effet le corps de l'homme ne pouvait pas être blessé par quelque chose d'extérieures, comme nous l’avons dit dans la première Partie. Il n'y avait pas non plus, dans ce premier état, de honte dans le corps de l'homme qui le rende confus c'est pourquoi il est écrit dans la Genèse (2, 25) " Tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, sans en avoir honte. " Mais il en était autrement pour la nourriture, nécessaire pour entretenir la chaleur naturelle et donner au corps sa croissance. 9. Comme dit S. Augustin, il ne faut pas croire que nos premiers parents avaient été créés les yeux clos: en particulier lorsqu'il est dit de la femme qu'elle " vit que le fruit de l'arbre était beau et bon à manger ". Leurs yeux à tous d'eux s'ouvrirent, en ce sens qu'ils virent et comprirent quelque chose qu'ils n'avaient jamais remarqué: la convoitise mutuelle, qui n'existait pas auparavant.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 165: LA TENTATION DE NOS PREMIERS PARENTS 1. Convenait-il que l'homme fût tenté par le diable? - 2. Le mode et l'ordre de cette tentation. ARTICLE 1: Convenait-il que l'homme fût tenté par le diable? Objections: 1. Il semble que non. La même peine finale est en effet réservée au péché de l'ange et au péché de l'homme, selon S. Matthieu (25, 41): " Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. " Or le péché du premier ange n'est pas venu d'une tentation extérieure. Le premier péché de l'homme n'aurait donc pas dû se produire non plus par suite d'une tentation extérieure. 2. Dieu, qui prévoit l'avenir, savait que l'homme tomberait dans le péché par la tentation du démon. Ainsi savait-il bien qu'il ne lui était pas avantageux d'être tenté. Il semble donc que Dieu n'aurait pas dû permettre cette tentation. 3. Que quelqu'un ait un agresseur semble relever d'un châtiment comme aussi, à l'inverse, la fin de l'agression semble une récompense, selon cette parole des Proverbes (16, 7): " Si le Seigneur se plaît à la conduite d'un homme, il lui réconcilie même ses ennemis. " Or le châtiment ne doit pas précéder la faute. Il ne convenait donc pas que l'homme fût tenté avant le péché. En sens contraire, il y a la parole de l'Ecclésiastique (34, 10): " Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il? " Réponse: La sagesse divine " dispose tout de manière bienfaisante ", selon le livre de la Sagesse (8, 1), ce qui veut dire que sa providence attribue à chaque chose ce qui lui convient selon sa nature, car, pour Denys " il n'appartient pas à la providence de détruire la nature, mais de la sauver ". Or c'est la condition de la nature humaine que de pouvoir être aidée ou empêchée par les autres créatures. C'est pourquoi il fut convenable que Dieu permît que l'homme dans l'état d'innocence fût tenté par les mauvais anges, et fit que l'homme fût aidé par les bons. Par un bienfait spécial de la grâce il était d'ailleurs accordé à l'homme que nulle créature extérieure ne pût lui nuire contre sa propre volonté. Grâce à celle-ci il pouvait résister même à la tentation du démon.


Solutions: 1. Au-dessus de la nature humaine il y a une nature où peut se trouver le mal du péché, mais il n'y en a pas au-dessus de la nature angélique. Or, tenter en induisant au mal ne peut venir que d'un être déjà dépravé par la faute. Et c'est pourquoi il convenait que l'homme fût poussé au péché par le mauvais ange; comme aussi, selon l'ordre de la nature, il est incité à la perfection par le bon ange. Quant à l'ange, celui qui lui était supérieur, c'est-à-dire Dieu, pouvait le faire progresser dans le bien, mais non l'induire à pécher, car, dit S. Jacques (1, 13): " Dieu ne tente pas pour le mal. " 2. De même que Dieu savait que l'homme, par la tentation, allait tomber dans le péché, de même il savait que, par son libre arbitre, il pouvait résister au tentateur. Or la condition de sa nature demandait qu'il fût laissé à sa propre volonté, selon cette parole de l'Ecclésiastique (15, 14): " Dieu a laissé l'homme aux mains de son conseil. " C'est pourquoi S. Augustin dit: " Il ne me semble pas que l'homme eût mérité une grande louange s'il pouvait vivre bien pour cette seule raison que personne ne l'invitait à vivre mal, alors qu'il avait par sa nature le pouvoir et, dans ce pouvoir, la volonté, de ne pas consentir au tentateur. " 3. L'assaut contre lequel on résiste avec difficulté a un caractère pénal. Mais l'homme, dans l'état d'innocence., pouvait sans difficulté résister à la tentations. C'est pourquoi l'assaut du tentateur n'eut pas pour lui un caractère pénal. ARTICLE 2: Le mode et l'ordre de cette tentation Objections: 1. Il semble que le mode et l'ordre de cette première tentation ne sont pas satisfaisants. En effet, de même que, dans l'ordre de la nature, l'ange était supérieur à l'homme, de même l'homme était supérieur à la femme. Or le péché est venu de l'ange à l'homme. Donc, pour une raison semblable, il aurait dû venir de l'homme à la femme, de sorte que la femme aurait été tentée par l'homme, et non pas l'inverse. 2. La tentation de nos premiers parents s'exerça par suggestion. Or le diable peut exercer une suggestion sur l'homme sans l'aide d'une créature sensible extérieure. Comme nos premiers parents étaient dotés d'une intelligence spirituelle et qu'ils s'attachaient moins aux choses sensibles qu'aux choses intelligibles, il eût donc été plus convenable que l'homme fût seulement tenté par une tentation spirituelle que par une tentation extérieure. 3. On ne peut convenablement suggérer le mal que par un bien apparent. Or beaucoup d'autres animaux ont une plus grande apparence de bien que le serpent. Il n'était donc pas convenable que l'homme fût tenté par le diable à l'aide du serpent. 4. Le serpent est un animal dépourvu de raison, à qui ne conviennent ni sagesse, ni élocution, ni châtiment. Il n'est donc pas juste de représenter le serpent comme " le plus rusé des animaux ", ou comme " le plus intelligent ", selon une autre version. De plus, il n'est pas raisonnable de le représenter comme ayant parlé à la femme, et comme puni par Dieu. En sens contraire, ce qui est premier dans un genre doit se retrouver proportionnellement chez ses dérivés dans le même genre. Or en tout péché se retrouve l'ordre de la première tentation: ainsi, dans la sensualité, représentée par le serpent, la convoitise du péché marche en premier; puis vient le plaisir dans la raison inférieure, représentée par la femme; enfin le consentement au péché dans la raison supérieure, représentée par l'homme. C'est ce que dit S. Augustin. L'ordre de la première tentation fut donc ce qu'il devait être. Réponse: L'homme est composé d'une double nature, intelligente et sensible. C'est pourquoi le diable, dans la tentation de l'homme, se servit d'un double excitant au péché. D'abord, en ce qui concerne l'intelligence; il promit une ressemblance de la divinité grâce à l'acquisition de la science, que l'homme désire naturellement. Ensuite, en ce qui concerne le sens: il se servit de ces choses sensibles


qui ont avec l'homme la plus grande affinité; en partie dans la même espèce, tentant l'homme par la femme; en partie dans le même genre, tentant la femme par le serpent; en partie dans un genre voisin, lui proposant de manger le fruit de l'arbre défendu. Solutions: 1. Dans l'acte de la tentation le diable était comme l'agent principal, mais la femme était employée comme l'instrument de la tentation pour faire tomber l'homme. Cela, parce que la femme était plus faible que l'homme; aussi pouvait-elle plus facilement être séduite. Et en outre à cause de son union avec l'homme; c'est donc par elle surtout que le diable pouvait séduire l'homme. Cependant il n'en est pas de même de l'agent principal et de l'instrument. Car, s'il faut que l'agent principal soit supérieur, cela n'est pas exigé de l'agent instrumental. 2. La suggestion par laquelle le diable insinue quelque chose à l'homme de façon spirituelle suppose chez le diable un plus grand pouvoir sur l'homme que la suggestion extérieure. En effet, par la suggestion intérieure c'est au moins l'imagination de l'homme qui est modifiée par le diable, tandis que par la suggestion extérieure c'est seulement la créature extérieure qui est modifiée. Or le diable, avant le péché, avait le minimum de pouvoir sur l'homme. C'est pourquoi il ne put pas le tenter par une suggestion intérieure, mais seulement par une tentation extérieure. 3. Comme dit S. Augustin: " Nous ne devons pas penser que le diable ait été libre de choisir le serpent pour exercer la tentation. Mais comme il avait le désir de tromper, il n'a pu le faire que par cet animal, dont il lui fut permis de se servir. " 4. Comme dit S. Augustin: " Le serpent est dit sage ou rusé ou malin à cause de la fourberie du diable, qui en lui machinait sa tromperie, de même qu'on appelle prudente ou rusée la langue qu'un homme prudent ou rusé met en mouvement pour conseiller quelque chose avec prudence ou ruse. " Et le serpent ne comprenait pas la signification des paroles qui s'adressaient par lui à la femme, et il ne faut pas croire que son âme s'était transformée en une nature raisonnable, puisque les hommes eux-mêmes, dont la nature est raisonnable, ne savent pas non plus ce qu'ils disent, lorsque le démon parle en eux. " Ainsi donc le serpent a parlé à l'homme comme l'ânesse que montait le prophète Balaam, avec cette différence que dans le premier cas ce fut une oeuvre diabolique, dans le second cas une oeuvre angélique. C'est pourquoi ce n'est pas au serpent qu'il fut demandé pourquoi il avait fait cela, car ce n'est pas lui-même, dans sa nature, qui l'avait fait, mais au diable présent en lui, qui déjà, à cause de son péché, avait été destiné au feu éternel. Ce que Dieu dit au serpent s'adresse à celui qui a agi par le serpent. " Comme dit encore S. Augustin " le châtiment du serpent ", c'est-à-dire du diable, " est celui dont nous devons nous garder, et non celui qui est réservé au dernier jugement ". En effet, par ce qui est dit au serpent: " Maudit sois-tu entre tous les bestiaux et toutes les bêtes sauvages ", " ces animaux sont placés au-dessus de lui, non par la puissance, mais par la conservation de leur nature, car les animaux n'ont pas perdu quelque béatitude céleste qu'ils auraient jamais eue, mais ils continuent de vivre dans la nature qu'ils ont reçue ". - Il est dit aussi au serpent: " Tu marcheras sur la poitrine et sur le ventre ", selon une autre version. " Par le mot "poitrine" est signifié l'orgueil, car c’est là que domine l’impétuosité de l’âme; et par le mot "ventre" est signifié le désir charnel, car cette partie du corps est reconnue comme plus voluptueuse. C'est par là qu'il rampe vers ceux qu'il veut tromper. " - Les paroles: " Tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie ", peuvent être comprises de deux façons. " Ou bien - A toi appartiendront ceux que tu as fait tomber par la cupidité terrestre, c'est-à-dire les pécheurs, qui sont désignés par le mot "terre". Ou bien un troisième genre de tentation, c’est-à-dire de cupidité, est figuré par ces paroles, et c'est la curiosité; en effet, celui qui mange de la terre pénètre ce qui est profond et ténébreux. " - Par ces paroles: " je mettrai une hostilité entre toi et la femme ", il est montré que nous ne pouvons être tentés pas le diable que par cette partie de l'âme qui, dans l'homme, porte ou montre pour ainsi dire l'image de la femme. Or la postérité du diable est la suggestion perverse; la postérité de la femme est le fruit des bonnes oeuvres, qui résistent. C'est pourquoi le serpent guette le talon de la femme, afin que le plaisir la saisisse quand elle tombe dans les choses


défendues. Et la femme guette la tête du serpent, afin de l'exclure dès le début de la suggestion mauvaise. Il faut maintenant étudier la studiosité (Q. 166), et la curiosité qui lui est opposée (Q. 167).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 166: LA STUDIOSITÉ 1. Quelle est la matière de la studiosité? - 2. La studiosité est-elle une partie de la tempérance? ARTICLE 1: Quelle est la matière de la studiosité? Objections 1. Il semble que ce ne soit pas proprement la connaissance, car on appelle studieux celui qui s'applique avec soin à certaines occupations. Mais c'est en toute matière que l'homme doit s'appliquer, afin de bien accomplir sa tâche. Donc la connaissance n'est pas la matière spéciale de l'application studieuse. 2. La studiosité s'oppose à la curiosité. Or la curiosité, qui vient de cura, souci, recherche, peut s'appliquer à l'élégance des vêtements, et à d'autres choses qui concernent le corps. C'est pourquoi S. Paul dit (Rm 13,14): " Ne vous souciez pas de la chair pour en satisfaire les convoitises. " La studiosité n'a donc pas pour seule matière la connaissance. 3. Selon Jérémie (6, 13), " du plus petit au plus grand, tous s'appliquent à l'avarice ". Or l'avarice ne concerne pas proprement la connaissance, mais plutôt la possession des richesses, on l'a dit antérieurement. La studiosité, qui vient de studium, application, ne concerne donc pas proprement la connaissance. En sens contraire, il y a cette parole des Proverbes (27, 11 Vg): " Applique-toi à l'étude de la sagesse, mon fils, et réjouis mon coeur, afin de pouvoir répondre au blasphémateur. " Or, c'est la même studiosité qui est louée comme une vertu et à laquelle invite la loi. La studiosité concerne donc proprement la connaissance. Réponse: L'application studieuse comporte principalement une vive application de l'esprit à une chose. Or l'esprit ne s'applique à une chose qu'en la connaissant. L'esprit s'applique donc en premier lieu à la connaissance, et secondairement au but vers lequel la connaissance le dirige. C'est pourquoi l'application studieuse regarde en premier lieu la connaissance, et en second lieu toutes les autres choses pour l'exécution desquelles nous avons besoin d'être dirigés par la connaissance. Or les vertus se réservent en propre la matière qui les concerne en premier lieu et principalement: par exemple la force se réserve les périls de mort, et la tempérance les plaisirs du toucher. La studiosité s'applique donc proprement à la connaissance. Solutions: 1. Dans les autres matières on ne peut faire quelque chose correctement si ce n'est selon ce qui a été ordonné préalablement par la raison connaissante. C'est pourquoi la studiosité, quelle que soit la matière à laquelle elle s'applique, regarde tout d'abord la connaissance. 2. L'affection de l'homme entraîne l'esprit de celui-ci à prêter attention à ce qui le touche, selon cette parole en S. Matthieu (6, 21): " Là où est ton trésor, là aussi est ton coeur. " Et comme l'homme s'affectionne surtout à ce qui flatte la chair, il en résulte que sa réflexion se tourne vers ce qui flatte la chair, c'est-à-dire qu'il cherche comment la soutenir le mieux possible. C'est de cette façon que la


curiosité est rattachée aux choses qui appartiennent à la chair, en raison de ce qui appartient à la connaissance. 3. L'avarice aspire à acquérir des richesses, ce qui exige surtout l'expérience des affaires de ce monde. C'est de ce point de vue que l'application studieuse est attribuée à la matière de l'avarice. ARTICLE 2: La studiosité est-elle une partie de la tempérance? Objections: 1. Non, semble-t-il. " Studieux " se dit en effet de quelqu'un qui possède la studiosité. Or, de façon générale, tout homme vertueux est appelé studieux, comme cela se voit chez Aristote qui emploie fréquemment en ce sens le mot studieux. La studiosité est donc une vertu générale, et non une partie de la tempérance. 2. Comme on l'a dit à l'Article précédent, la studiosité ressortit à la connaissance. Or la connaissance ne relève pas des vertus morales, qui se trouvent dans la partie appétitive de l'âme, mais plutôt des vertus intellectuelles, qui se trouvent dans la partie cognoscitive. C'est pourquoi la sollicitude est un acte de la prudence, on l'a vu plus haut. La studiosité n'est donc pas une partie de la tempérance. 3. La vertu qui figure comme partie d'une vertu principale lui est assimilée quant au mode. Or la studiosité n'est pas assimilée à la tempérance de ce point de vue. " Tempérance " s'entend en effet d'une certaine répression; c'est pourquoi elle s'oppose plutôt au vice qui se trouve dans l'excès. " Studiosité " au contraire s'entend d'une application de l'âme à quelque chose; c'est pourquoi elle s'oppose au vice qui se trouve dans un manque, par exemple à la négligence dans l'étude, plutôt qu'au vice qui se trouve dans l'excès, par exemple à la curiosité. Ainsi, à cause de cette ressemblance, Isidore dit que " studieux " signifie " curieux des études ". La studiosité n'est donc pas une partie de la tempérance. En sens contraire, il y a ce que dit S. Augustine: " On nous interdit d'être curieux, et c'est la grande tâche de la tempérance. " Or, on empêche la curiosité par une studiosité modérée. La studiosité est donc une partie de la tempérance. Réponse: Nous l'avons dit il appartient à la tempérance de modérer le mouvement de l'appétit, pour éviter qu'il ne tende de façon excessive vers ce qui est naturellement désiré. Or, de même que, selon sa nature corporelle, l'homme désire naturellement les plaisirs de la nourriture et du sexe, de même, selon sa nature spirituelle, il désire naturellement connaître. C'est pourquoi Aristote a pu dire que " tous les hommes désirent naturellement savoir ". Or la modération de cet appétit de connaissance appartient à la vertu de studiosité. Il s'ensuit donc que la studiosité est une partie potentielle de la tempérance, en tant que vertu secondaire qui lui est adjointe comme à la vertu principale. Et elle est comprise sous la modestie, pour la raison qui a été dite plus haut. Solutions: 1. La prudence apporte leur complément à toutes les vertus morales, dit Aristote. C'est donc en tant que la connaissance prudentielle s'applique à toutes les vertus que le mot " studiosité ", qui a trait proprement à la connaissance, s'applique par dérivation à toutes les vertus. 2. L'acte de la faculté cognitive est commandé par la faculté appétitive, qui est motrice de toutes les puissances, on l'a dit antérieurement. C'est pourquoi, en ce qui concerne la connaissance, on peut discerner un double bien: un bien quant à l'acte même de connaissance. Ce bien-là appartient aux vertus intellectuelles, et consiste en ce que l'homme juge ce qui est vrai dans les singuliers. - Un autre bien appartient à l'acte de la faculté appétitive et consiste pour l'homme à avoir un désir droit d'appliquer sa faculté de connaissance de telle ou telle façon, à ceci ou à cela. Et cela appartient à la vertu de studiosité, qui se range donc parmi les vertus morales.


3. Selon Aristote, pour que l'homme devienne vertueux, il faut qu'il se préserve des tendances les plus fortes de sa nature. C'est pourquoi, parce que la nature incline principalement à craindre les périls de mort et à poursuivre les plaisirs de la chair, le mérite de la vertu de force consiste principalement en une certaine fermeté à résister à ces périls, et celui de la vertu de tempérance en une certaine répression des plaisirs de la chair. Mais, en ce qui concerne la connaissance, il y a dans l'homme deux inclinations contraires. Par son âme en effet l'homme est incliné à désirer la connaissance des choses; aussi doit-il réprimer humblement ce désir, de peur qu'il ne recherche la connaissance de façon immodérée. Au contraire, par sa nature corporelle l'homme est incliné à éviter la fatigue qu'entraîne l'investigation de la science. C'est pourquoi, relativement à la première inclination, la studiosité consiste à réprimer les excès, et de ce point de vue elle est considérée comme une partie de la tempérance. Mais, relativement à la seconde inclination, le mérite de la studiosité réside en une certaine ardeur d'intention visant à acquérir la science et c'est de là qu'elle tire son nom. La première fonction est plus essentielle à cette vertu que la seconde, car le désir de connaître se rapporte directement à la connaissance, à laquelle la studiosité est ordonnée. Au contraire, la fatigue d'apprendre représente un certain empêchement à la connaissance; aussi n'est-elle considérée dans cette vertu qu'accidentellement, comme un obstacle à écarter.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 167: LA CURIOSITÉ 1. Le vice de curiosité peut-il exister dans la connaissance intellectuelle? - 2. Existe-t-il dans la connaissance sensible? ARTICLE 1: Le vice de curiosité peut-il exister dans la connaissance intellectuelle? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, dit Aristote dans les choses qui sont bonnes ou mauvaises par soi il ne peut y avoir de milieu ni d'extrêmes. Or la connaissance intellectuelle est bonne en ellemême. En effet, la perfection de l'homme semble consister en ce que son intelligence passe de la puissance à l'acte. ce qui se réalise par la connaissance de la vérité; . De même Denys dit que " le bien de l'âme humaine est d'être en conformité avec la raison "; sa perfection consiste dans la connaissance de la vérité. Il ne peut donc y voir de vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance intellectuelle. 2. Ce par quoi l'homme ressemble à Dieu, et qu'il reçoit de Dieu, ne peut pas être un mal. Or toute abondance de connaissance vient de Dieu selon l'Ecclésiastique (1, 1): " Toute sagesse vient du Seigneur Dieu ", et selon le livre de la Sagesse (7, 17): " C'est lui qui m'a fait connaître la structure du monde et les propriétés des éléments, etc. " C'est aussi par là que l'homme ressemble à Dieu, en ce qu'il connaît la vérité, car " tout est nu et découvert aux yeux de Dieu " (He 4, 13). C'est pourquoi il est écrit au premier livre de Samuel (2, 3): " Le Seigneur est un Dieu plein de savoir. " Ainsi donc, quelque abondante que soit la connaissance de la vérité, elle n'est pas mauvaise, mais bonne. Or le désir du bien n'est pas vicieux. Il ne peut donc y avoir un vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance intellectuelle de la vérité. 3. S'il pouvait y avoir un vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance intellectuelle, ce serait principalement dans les sciences philosophiques. Mais il ne semble pas qu'il soit vicieux de s'y adonner. Commentant le livre de Daniel, S. Jérôme dit en effet: " Ceux qui ne voulurent pas goûter aux mets et au vin du roi par crainte de souillure, s'ils avaient su que la science et la doctrine des Babyloniens étaient un péché, n'auraient jamais accepté d'apprendre ce qui n'était pas permis. " Quant à S. Augustin, il dit: " Si les philosophes ont exprimé quelques vérités, nous devons les leur réclamer


comme à d'injustes possesseurs et les revendiquer pour notre usage. " Il ne peut donc y avoir de curiosité vicieuse en ce qui concerne la connaissance intellectuelle. En sens contraire, il y a ces paroles de S. Jérôme: " Ne vous semble-t-il pas qu'il s'engage dans la vanité du sens et l'obscurité de l'esprit, celui qui, jour et nuit, se torture dans l'art de la dialectique, et le physicien qui veut scruter le ciel en levant les yeux? " Or la vanité du sens et l'obscurité de l'esprit sont vicieuses. Il peut donc y avoir une curiosité vicieuse en ce qui concerne les sciences intellectuelles. Réponse: Comme nous l'avons dit, la studiosité ne concerne pas directement la connaissance ellemême, mais son désir et l'application à l'acquérir. Or il faut juger différemment la connaissance de la vérité et, d'autre part, le désir et l'application qui y conduisent. En effet, la connaissance de la vérité, absolument parlant, est bonne. Elle peut néanmoins être mauvaise, par accident, en raison de ses conséquences, par exemple lorsque quelqu'un s'enorgueillit de la connaissance de la vérité, comme dit S. Paul (1 Co 8, 1): " La science enfle "; ou bien lorsque l'homme s'en sert pour pécher. Au contraire, le désir ou l'application conduisant à la connaissance de la vérité peuvent être droits ou pervers. D'une première façon lorsque, en tendant par son application à la connaissance de la vérité, on y joint accidentellement un élément mauvais; c'est le cas de ceux qui s'appliquent à la science de la vérité afin d'en retirer un motif d'orgueil. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Certains, abandonnant toute vertu et ignorant qui est Dieu et combien est grande la majesté de sa nature immuable, pensant faire quelque chose de grand en se livrant avec une curiosité et une ardeur insatiables à la connaissance de cette masse universelle de matière que nous appelons le monde. De là naît un tel orgueil qu'ils se figurent habiter le ciel pour cette raison qu'ils en parlent souvent. " De même aussi ceux qui cherchent à apprendre quelque chose en vue de pécher, ont une application vicieuse. Comme dit Jérémie (9, 5), " ils ont exercé leur langue à proférer le mensonge, ils ont travaillé afin de mal faire ". D'une autre façon encore il peut y avoir vice en raison précisément du désordre dans le désir et l'application à apprendre la vérité. Et cela de quatre manières. 1° Lorsqu'une étude moins utile nous arrache à l'étude que la nécessité nous impose. C'est pourquoi S. Jérôme écrit: " Nous voyons des prêtres, ayant abandonné les Évangiles et les Prophètes, lire des comédies et chanter les poèmes d'amour des bucoliques. " 2° Lorsqu'on cherche à être instruit par celui à qui il n'est pas permis de s'adresser: c'est le cas de ceux qui interrogent les démons sur l'avenir, ce qui est une curiosité superstitieuse. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Je ne sais pas si les philosophes n'ont pas été détournés de la foi par leur curiosité vicieuse à consulter les démons. " 3° Lorsque l'homme désire connaître la vérité concernant les créatures sans se référer à la vraie fin, c'est-à-dire à la connaissance de Dieu. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Dans la considération des créatures il ne faut pas exercer une vaine et périssable curiosité, mais en faire un désir pour arriver à ce qui est immortel et durable. " 4° Lorsqu'on cherche à connaître la vérité en dépassant les possibilités de notre propre talent, car alors on tombe facilement dans l'erreur. C'est pourquoi on lit dans l'Ecclésiastique (3, 21): " Ne cherche pas ce qui est trop difficile pour toi, ne scrute pas ce qui est au-dessus de tes forces. " Et on lit ensuite: " Car beaucoup se sont fourvoyés dans leur présomption, une prétention coupable a égaré leurs pensées. " Solutions: 1. Le bien de l'homme consiste dans la connaissance du vrai. Cependant le souverain bien de l'homme ne consiste pas dans la connaissance de n'importe quel vrai, mais dans la connaissance parfaite de la vérité suprême, comme le montre Aristote. C'est pourquoi il peut y avoir un vice dans la


connaissance de certaines vérités, lorsque un tel désir n'est pas ordonné de façon droite à la connaissance de la vérité suprême, où se trouve la souveraine félicité. 2. Même si cet argument prouve que la connaissance de la vérité est bonne par elle-même, il n'exclut pas cependant qu'il soit possible d'abuser de la connaissance de la vérité en vue du mal, ou de désirer la connaissance de la vérité de façon désordonnée, car il faut encore que l'appétit du bien soit réglé selon le mode voulu. 3. L'étude de la philosophie est en elle-même licite et digne d'éloge, en raison de la vérité que les philosophes ont aperçue, Dieu la leur révélant, comme dit S. Paul (Rm 1, 19). Cependant, comme certains philosophes en ont abusé pour combattre la foi, S. Paul a donné cet avertissement (Col 2, 8): " Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la philosophie, selon une tradition toute humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ. " Et à propos de certains philosophes Denys écrit: " Avec impiété ils retournent des armes divines contre les réalités divines, lorsqu'ils essaient de détruire le respect qui est dû à Dieu, au nom de cette sagesse même qui vient de Dieu. " ARTICLE 2: Le vice de curiosité existe-t-il dans la connaissance sensible? Objections: 1. Il semble que non. En effet, de même que certaines réalités sont connues par le sens de la vue, de même aussi certaines sont connues par le sens du toucher et du goût. Or, en ce qui concerne ce que l'on peut toucher et goûter, il n'est pas question d'un vice de curiosité, mais plutôt d'un vice de luxure et de gourmandise. Il semble donc que le vice qui concerne les choses connues par la vue ne soit pas le vice de curiosité. 2. Il semble qu'il y ait de la curiosité à regarder les jeux. C'est pourquoi S. Augustin dit: " A un moment donné du combat, un grand cri poussé par tout le peuple ayant vivement frappé Alypius, la curiosité l'emporta et lui fit ouvrir les yeux. " Or la vue des jeux ne semble pas être un vice, car cette vue est rendue agréable à cause du spectacle, où l'on trouve un plaisir naturel, dit Aristote. Il n'y a donc pas de vice de curiosité en ce qui concerne la connaissance des choses sensibles. 3. Il semble qu'il appartienne à la curiosité d'examiner les actes du prochain, d'après Bède". Or examiner la conduite des autres ne paraît pas être un vice, car, dit l'Ecclésiastique (17, 14): " Dieu a donné à chacun des commandements à l'égard de son prochain. " Le vice de curiosité ne se trouve donc pas dans les choses sensibles particulières qu'il faut connaître. En sens contraire, S. Augustin dit que " c'est la convoitise des yeux qui rend les hommes curieux ". De même, dit Bède: " La convoitise des yeux ne se trouve pas seulement dans l'étude des arts magiques ", mais encore " dans l'assistance aux spectacles ainsi que dans l'examen et la critique des vices du prochain ", toutes choses qui sont des réalités particulières tombant sous les sens. Comme " la convoitise des yeux " est un vice, de même que " l'orgueil de la vie " et " la convoitise de la chair ", dit S. Jean dans sa première épître (2, 16), il semble donc que le vice de curiosité concerne la connaissance des réalités sensibles. Réponse: La connaissance sensible a deux buts. D'une part, chez les hommes comme chez les autres animaux, elle est ordonnée au soutien du corps, car c'est par cette connaissance que les hommes et les autres animaux évitent ce qui est nuisible et trouvent ce qui est nécessaire à la vie du corps. D'autre part, spécialement chez l'homme, la connaissance sensible est ordonnée à la connaissance intellectuelle, spéculative ou pratique. S'appliquer à l'étude de ce qui tombe sous les sens peut donc être vicieux de deux façons. D'une première façon, dans la mesure où la connaissance sensible n'est pas ordonnée à quelque chose d'utile, mais détourne plutôt l'homme d'une réflexion profitable. C'est pourquoi S. Augustin a écrit: " je ne vais plus au cirque voir un chien courir après un lièvre; mais que le hasard, dans un champ où je passe, m'offre cette chasse, elle m'accapare, me détourne peut-être


même d'une profonde méditation... Et si vous ne m'avertissez sur-le-champ, en me montrant ma faiblesse, j'ai l'absurdité de rester là bouche bée. " - D'une autre façon, dans la mesure où la connaissance est ordonnée à quelque chose de nuisible, lorsque par exemple le regard porté sur une femme est ordonné à la convoitise; ou bien lorsque l'examen attentif de ce que font les autres est ordonné au dénigrement. Au contraire, si l'on s'applique à la connaissance des choses sensibles de façon réglée, à cause de la nécessité où l'on est de maintenir sa nature, ou en vue d'arriver à la connaissance de la vérité, la studiosité au sujet de la connaissance sensible est vertueuse. Solutions: 1. La luxure et la gourmandise ont pour matière les plaisirs que procure l'usage des réalités que l'on touche, tandis que la curiosité a pour matière le plaisir de la connaissance qu'offrent tous les sens. Cette curiosité, dit S. Augustin, " s'appelle concupiscence des yeux, car les yeux ont le rôle principal dans la connaissance sensible; c'est pourquoi on emploie le mot "voir", à propos de toutes les réalités sensibles. " Et S. Augustin poursuit: " On peut discerner par là plus clairement la part de la volupté et la part de la curiosité dans l'activité des sens. La volupté recherche ce qui est beau, exquis à sentir, mélodieux à entendre, agréable au goût, doux au toucher, tandis que la curiosité s'attache même à des objets contraires pour les éprouver, non pour y trouver des sensations désagréables, mais par désir d’expérimenter et de connaître. 2. Ce qui rend mauvaise l'assistance aux spectacles, c'est qu'ils portent l'homme aux vices de luxure ou de cruauté, qu'ils représentent. C'est pourquoi S. Jean Chrysostome dit que " la vue de tels spectacles rend adultère et impudique ". 3. Examiner ou rechercher ce que font les autres dans une bonne intention, soit pour son utilité personnelle, afin d'être poussé à mieux faire à la vue des bonnes oeuvres du prochain, soit pour l'utilité du prochain, afin de le corriger s'il fait quelque chose de mauvais, en se conformant à la règle de charité et à l'obligation de sa charge, cela est louable, dit S. Paul (He 10, 24): " Faisons attention les uns aux autres pour nous stimuler dans la charité et les oeuvres bonnes. " Mais s'appliquer à considérer les vices du prochain pour le mépriser ou le dénigrer, ou au moins pour le troubler inutilement, cela est vicieux. C'est pourquoi on lit au livre des Proverbes (24, 15): " Ne guette pas, méchant, la demeure du juste, ne dévaste pas son habitation. "

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 168: LA MODESTIE DANS LES MOUVEMENTS EXTÉRIEURS DU CORPS 1. Dans les mouvements extérieurs du corps qui se font avec sérieux, peut-il y avoir vertu et vice? - 2. Peut-il y avoir une vertu dans les activités de jeu? - 3. Le péché par excès de jeu. - 4. Le péché par défaut de jeu. ARTICLE 1: Dans les mouvements extérieurs du corps peut-il y avoir vertu et vice? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, toute vertu est un ornement spirituel de l'âme. Comme dit le Psaume (45, 14): " Toute la gloire de la fille du roi est à l'intérieur "; et la Glose ajoute: " ... c'est-àdire dans la conscience. " Or les mouvements corporels ne sont pas à l'intérieur, mais à l'extérieur. Il ne peut donc y avoir de vertu à leur sujet.


2. " Les vertus ne sont pas données par la nature ", comme le montre Aristote. Or les mouvements corporels extérieurs sont donnés aux hommes par la nature: selon la nature certains ont des mouvements rapides et certains des mouvements lents, et il en est de même des autres différences concernant les mouvements extérieurs. On n'observe donc pas de vertu dans ces mouvements. 3. Toute vertu morale concerne les actions qui sont relatives à autrui, comme la justice, ou concerne les passions, comme la tempérance et la force. Or les mouvements extérieurs du corps ne se rapportent pas à autrui; ils ne sont pas non plus des passions. Il n'y a donc pas de vertu les concernant. 4. En toute oeuvre de vertu il faut une application studieuse, on l'a dit plus haut. Or s'appliquer à harmoniser ses mouvements extérieurs est un souci répréhensible; S. Ambroise dit en effet: " Il y a une démarche digne d'approbation, celle qui dénote l'autorité, la gravité, la tranquillité, mais qui n'a cependant rien d'étudié, ni d'affecté, où le mouvement est pur et simple. " Il semble donc qu'il n'y ait pas une vertu dans l'harmonie des mouvements extérieurs. En sens contraire, l'idéal de la dignité se rattache à la vertu. Or l'harmonie des mouvements extérieurs contribue à l'idéal de la dignité; S. Ambroise dit en effet: " Je n'approuve pas que le son de la voix ou les gestes du corps soient mous et languissants, et pas davantage qu'ils soient grossiers et lourds. Imitons la nature: son image est une règle de conduite, elle est l'idéal de la dignité. " Il y a donc une vertu concernant l'harmonie des mouvements extérieurs. Réponse: La vertu morale consiste à ordonner par la raison tout ce qui est humain. Or il est clair que les mouvements extérieurs de l'homme doivent être ordonnés par la raison, car les membres extérieurs se meuvent au commandement de la raison. Il est donc évident qu'il existe une vertu morale dans l'ordonnance de ces mouvements. Celle-ci s'envisage à deux points de vue: d'une part, selon leur convenance à la personne qui en est le sujet; d'autre part, selon leur convenance aux autres personnes, aux affaires ou aux lieux. C'est pourquoi S. Ambroise dit: " C'est s'appliquer à vivre en beauté que de respecter ce qui convient à chaque sexe et à chaque personne ", et cela se rapporte au premier point. Quant au second, S. Ambroise ajoute: " Voilà le meilleur ordre des mouvements; voilà l'ornement adapté à toute action. " C'est pourquoi, en ce qui concerne les mouvements extérieurs de ce genre, Andronicus distingue deux choses: " la bonne tenue ", qui se rapporte à ce qui convient à la personne elle-même, et qui se définit " la science de la bienséance dans les gestes et le maintien ", et " la bonne ordonnance ", qui se rapporte aux diverses affaires et à leurs circonstances, et qui se définit " la pratique du discernement ", c'est-à-dire du bien-faire diversifié selon les actions. Solutions: 1. Les mouvements extérieurs sont des signes de la disposition intérieure, dit l'Ecclésiastique (19, 30): " Le vêtement d'un homme, le rire de ses lèvres et sa démarche révèlent ce qu'il est. " Et S. Ambroise dit que " la disposition de l'esprit se voit dans l'attitude du corps " et que " le mouvement du corps est comme l'expression de l'âme ". 2. Bien que ce soit par une disposition naturelle que l'homme ait une aptitude à telle ou telle ordonnance des mouvements extérieurs, il lui est possible cependant de suppléer à ce qui manque à la nature par un effort de la raison. C'est pourquoi S. Ambroise dit: " La nature donne une forme au mouvement, mais l'effort, s'il y a quelque vice dans la nature, y remédie. " 3. Comme on l'a dit, les mouvements extérieurs sont des signes de la disposition intérieure, qui dépend principalement des passions de l'âme. Et c'est pourquoi la modération des mouvements extérieurs requiert la modération des passions intérieures. Ainsi S. Ambroise dit-il que, par les mouvements extérieurs, " l'homme révèle le secret de son coeur, léger, vaniteux, agité, ou au contraire, pondéré, constant, pur et parvenu à maturité ".


C'est aussi aux mouvements extérieurs que les autres hommes nous jugent. Comme dit l'Ecclésiastique (19,29): " A son air on connaît un homme, à son visage on connaît l'homme de sens. " Et c'est pourquoi la modération des mouvements extérieurs s'adresse d'une certaine manière aux autres. Comme le dit S. Augustin: " Que rien dans vos mouvements n'offense les regards de personne, mais convienne à votre sainteté. " C'est pourquoi la modération des mouvements extérieurs peut se ramener à deux vertus que signale Aristote. En effet, en tant que par les mouvements extérieurs nous nous trouvons en rapport avec les autres, la modération de ces mouvements appartient à l'amitié ou affabilité, qui exprime en paroles et en actes la part que l'on prend aux joies et aux tristesses de ceux avec qui l'on vit. En tant que les mouvements extérieurs sont le signe de la disposition intérieure, la modération de ces mouvements appartient à la vertu de vérité, par laquelle on se montre dans ses paroles et ses actes tel que l’on est intérieurement. 4. L’application à harmoniser ses mouvements extérieurs est blâmable lorsqu’on y commet un certain mensonge, en sorte que, en sorte qu’ils ne correspondent pas à la disposition intérieure. On doit cependant user d’une telle application pour corriger ce qu’il y a de désordonné en eux. C’est pourquoi S. Ambroise dit: " Qu’on n’emploie pas d’artifice, mais qu’on ne néglige pas de se corriger. " ARTICLE 2: Peut-il y avoir une vertu dans les activités de jeu? Objections: 1. Non, semble-t-il. S. Ambroise dit en effet: " Le Seigneur a dit: "Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez !" je crois donc qu'il faut éviter non seulement les excès, mais aussi tous les jeux. " Or ce qui peut se pratiquer avec vertu n'est pas totalement à éviter. Il ne peut donc y avoir de vertu en ce qui concerne les jeux. 2. La vertu est " une qualité que le Seigneur opère en nous sans nous ", comme il a été dit antérieurement. Or, selon S. Jean Chrysostome, " ce n'est pas Dieu qui inspire de jouer, mais le diable. Écoutez ce qui advint à ceux qui jouaient: "Le peuple s'assit pour manger et pour boire, puis ils se levèrent pour jouer" " (Ex 32, 6). Il ne peut donc y avoir de vertu concernant les jeux. 3. Aristote dit: " L'activité de jeu n'est pas ordonnée à quelque chose d'autre. " Or il est requis de la vertu " que l'on choisisse d'agir en vue d'autre chose ", comme lui-même le montre,. Il ne peut donc y avoir de vertu dans les jeux. En sens contraire, il y a ce que dit S. Augustin: " Enfin je veux que tu te ménages: car il est bon que le sage relâche de temps en temps la vigueur de son application au devoir. " Or, une certaine détente de l'esprit par rapport au devoir s'obtient par les paroles et les actions de jeu. Il appartient donc au sage et au vertueux d'en faire parfois usage. D'ailleurs Aristote affecte aux jeux une vertu qu'il appelle " eutrapélie ", que nous pourrions traduire par enjouement. Réponse: De même que l'homme a besoin d'un repos physique pour refaire les forces de son corps qui ne peut travailler de façon continue, car il a une vigueur limitée, proportionnée à des travaux déterminés, il en est de même de l'âme, dont la vigueur aussi est limitée, proportionnée à des oeuvres déterminées. Et c'est pourquoi, quand elle se livre à l'activité en dépassant la mesure, elle peine et par suite se fatigue; d'autant plus que, dans les oeuvres de l'âme, le corps travaille en même temps, puisque l'âme, même intellectuelle, se sert de facultés qui agissent par les organes du corps. Or il s'agit de biens sensibles qui sont connaturels à l'homme. C'est pourquoi, quand l'âme s'élève au-dessus des réalités sensibles pour s'appliquer aux oeuvres de la raison, il en résulte une fatigue psychique, que l'homme s'applique aux oeuvres de la raison pratique ou de la raison spéculative. Davantage cependant s'il s'applique aux oeuvres de la contemplation, car c'est ainsi qu'il s'élève davantage au-dessus des choses sensibles; bien que, dans les oeuvres extérieures de la raison pratique, il puisse y avoir une plus grande fatigue physique. Dans les deux cas cependant on se fatigue d'autant plus qu'on s'applique plus


intensément aux oeuvres de la raison. Or, de même que la fatigue corporelle se relâche par le repos du corps, de même la fatigue de l'âme se relâche par le repos de l'âme. Le repos de l'âme, c'est le plaisir, on l'a vu quand on a traité des passions. C'est pourquoi il faut remédier à la fatigue de l'âme en s'accordant quelque plaisir, qui interrompe l'effort de la raison. Dans les Conférences des Pères on peut lire que S. Jean l'Évangéliste, comme certains s'étaient scandalisés de l'avoir trouvé en train de jouer avec ses disciples, demanda à l'un d'eux qui portait un arc de tirer une flèche. Lorsque celui-ci l'eut fait plusieurs fois, il lui demanda s'il pourrait continuer toujours. Le tireur répondit que, s'il continuait toujours, l'arc se briserait. S. Jean fit alors remarquer que, de même, l'esprit de l'homme se briserait s'il ne se relâchait jamais de son application. Ces paroles et actions, où l'on ne recherche que le plaisir de l'âme, s'appellent divertissements ou récréations. Il est donc nécessaire d'en user de temps en temps, comme moyens de donner à l'âme un certain repos. C'est ce que dit Aristote lorsqu'il déclare que, " dans le cours de cette vie, on trouve un certain repos dans le jeu ". C'est pourquoi il faut de temps en temps en user. A ce sujet il semble qu'il y ait cependant trois défauts à éviter surtout. Le premier et le principal c'est qu'on ne cherche pas le plaisir dont on vient de parler dans des actions ou paroles honteuses ou nocives. C'est pourquoi Cicéron dit: " Il y a un genre de plaisanterie qui est grossier, insolent, déshonorant et obscène. " - Il faut aussi veiller à ce que la gravité de l'âme ne se dissipe pas totalement. C'est pourquoi S. Ambroise dit: " Prenons garde, en voulant détendre notre esprit, de ne pas perdre toute harmonie, qui est comme l'accord des bonnes actions. " Cicéron dit aussi: " De même qu'on ne donne pas aux enfants toute permission de jouer, mais seulement cette permission qui n'est pas étrangère aux actions honnêtes, de même dans le jeu lui-même doit briller la lumière d'un esprit vertueux. " - En troisième lieu il faut encore veiller, comme dans toutes les actions humaines, à ce que le jeu convienne aux personnes, aux temps et aux lieux, et qu'il soit bien ordonné selon les autres circonstances, c'est-à-dire qu'il soit " digne du moment et de l'homme ", comme dit Cicéron. Tout cela est ordonné selon la règle de la raison. Or l'habitus qui opère selon la raison est une vertu morale. C'est pourquoi, en ce qui concerne les jeux, il peut y avoir une vertu, qu'Aristote appelle " eutrapélie " (enjouement). Et on dit que quelqu'un est " enjoué " (eutrapélos) c'est-à-dire a le " retournement facile ", parce qu'il transforme facilement les paroles ou les actes en délassement. Et cette vertu, par cela même qu'elle empêche de manquer à la mesure dans les jeux, se rattache à la modestie. Solutions: 1. Les plaisanteries, comme on l'a dit, doivent être en harmonie avec les questions traitées et avec les personnes. C'est pourquoi, selon Cicéron, quand les auditeurs sont las, " il n'est pas inutile à l'orateur de faire diversion en racontant quelque chose de nouveau ou qui prête à rire, à moins toutefois que le sérieux de la question traitée ne permette pas de plaisanter. " Or la doctrine sacrée se rapporte aux choses les plus hautes; on peut le lire dans les Proverbes (8, 6): " Écoutez, car j'ai à vous parler de grandes choses. " C'est pourquoi S. Ambroise n'exclut pas absolument la plaisanterie de la vie humaine, mais de l'enseignement sacré. Il avait dit avant le texte cité par l'objection: " Quoique les plaisanteries soient parfois honnêtes et agréables, elles sont incompatibles avec l'enseignement de l'Église; comment pourrions-nous employer ce que nous ne trouvons pas dans les Saintes Écritures? " 2. Ces paroles de Chrysostome visent ceux qui font usage des jeux de façon désordonnée, et principalement ceux qui n'ont pas d'autre but que le plaisir du jeu, ceux dont parle le livre de la Sagesse (15, 12): " Ils ont estimé que notre vie était un amusement. " Contre cela Cicéron dit: " Nous ne paraissons pas engendrés par la nature pour le jeu et la plaisanterie, mais plutôt pour l'austérité, et pour l'application à des choses plus sérieuses et plus hautes. " 3. Les actions mêmes que l'on fait en jouant, considérées en elles-mêmes ne sont pas ordonnées à une fin. Mais le plaisir que l'on trouve en de telles actions est ordonné à la récréation et au repos de l'âme.


De la sorte, si on le fait modérément, il est permis de se servir du jeu. C'est pourquoi Cicéron a dit aussi: " Il est permis d'utiliser le jeu et la plaisanterie, mais comme le sommeil et les autres délassements, c'est-à-dire après avoir satisfait aux obligations graves et sérieuses. " ARTICLE 3: Le péché par excès de jeu Objections: 1. Il ne semble pas qu'il puisse y avoir de péché à jouer trop. En effet, ce qui excuse du péché n'est pas appelé péché. Or le jeu excuse parfois du péché. En effet beaucoup de choses, si elles étaient faites sérieusement, seraient des péchés graves, alors que, faites par jeu, elles ne sont plus des péchés, ou seulement des péchés légers. Il semble donc qu'il n'y ait pas de péché dans l'excès du jeu. 2. Tous les vices se ramènent aux sept vices capitaux, dit S. Grégoire. Or l'excès dans les jeux ne semble pas se ramener à l'un des vices capitaux. Il ne semble donc pas qu'il soit un péché. 3. Ce sont surtout les comédiens, dont toute la vie a pour but de jouer, qui paraissent donner trop d'importance au jeu. Donc, si l'excès du jeu était un péché, tous les comédiens seraient en état de péché. Pécheraient aussi, comme favorisant le péché, tous ceux qui emploient leurs services, ou qui leur accordent des subsides. Ce qui paraît être faux. Nous lisons en effet dans la Vie des Pères qu'il fut révélé au bienheureux Paphnuce qu'un jongleur allait devenir son compagnon dans la vie future. En sens contraire, on lit dans les Proverbes (14,13): " Dans le rire même le coeur trouve la peine, et la joie s'achève en chagrin. " Et la Glose ajoute " ... chagrin éternel ". Or c'est dans l'excès du jeu qu'il y a un rire désordonné et une joie déréglée. Il y a donc là un péché mortel, seul passible d'un chagrin éternel. Réponse: Dans tout ce qui peut être dirigé selon la raison, l'excès consiste à dépasser la règle imposée par la raison, et le défaut ou manque consiste à rester au-dessous de la règle de raison. Or nous avons dite que les jeux ou les plaisanteries, en paroles ou en actes, peuvent être dirigés par la raison. C'est pourquoi l'excès dans le jeu s'entend de ce qui excède la règle de raison, ce qui peut se produire de deux manières. D'une première manière, par la nature des actions distrayantes, genre de plaisanterie que Cicéron qualifie de " grossier, insolent, déshonorant et obscène "; ce qui a lieu quand on emploie pour jouer des paroles ou des actions honteuses, ou encore de ces choses qui tournent au dommage du prochain et qui, de soi, sont des péchés mortels. Et ainsi il est clair que l'excès dans le jeu est un péché mortel. D'une autre manière, il peut y avoir aussi un excès dans le jeu quand font défaut les circonstances requises; lorsque par exemple on se livre au jeu à des moments ou en des lieux prohibés, ou encore d'une façon qui ne convient pas aux affaires traitées, ou aux personnes. Parfois cela peut devenir péché mortel, à cause de la violence de l'attachement au jeu, dont on préfère le plaisir à l'amour de Dieu, au point de ne pas craindre de pratiquer de tels jeux contre les commandements de Dieu ou de l'Église. Mais parfois cela n'est qu'un péché véniel lorsque, par exemple, on n'est pas tellement attaché au jeu qu'on veuille, à cause de lui, commettre quelque chose contre Dieu. Solutions: 1. Certaines actions sont des péchés à cause de la seule intention, c'est-à-dire quand elles sont faites pour nuire à quelqu'un. Bien sûr, le jeu exclut cette intention, puisqu'on cherche à trouver du plaisir, et non à nuire. Dans ce cas le jeu excuse du péché, ou diminue le péché. - Mais il y a des actions qui, par leur espèce, sont des péchés, comme l'homicide, la fornication etc. De telles actions ne sont pas excusées par le jeu; bien plus, elles rendent le jeu " déshonorant et obscène ". 2. L'excès dans le jeu fait partie de la " joie inepte ", dont S. Grégoire dit qu'elle est fille de la gourmandise. C'est pourquoi il est dit dans l'Exode: " Le peuple s'assit pour manger et pour boire, et ils se levèrent pour jouer. "


3. Comme nous l'avons dit le jeu est une nécessité de la vie humaine. Or tout ce qui est utile à la vie humaine peut être accompli par des métiers licites. C'est pourquoi même le métier de comédien, qui a pour but de délasser les hommes, n'est pas de soi illicite; les comédiens ne sont pas en état de péché, pourvu qu'ils pratiquent le jeu avec modération, c'est-à-dire en n'y employant pas de propos ou d'actions illicites, et en ne s'y livrant pas en des circonstances et des temps défendus. Alors même qu'en matière humaine ils n'auraient pas d'autre fonction envers les autres hommes, ils ont néanmoins, vis-à-vis d'eux-mêmes et de Dieu, d'autres occupations sérieuses et vertueuses; par exemple lorsqu'ils prient, lorsqu'ils mettent en ordre leurs passions et leurs actions, et parfois aussi lorsqu'ils font l'aumône aux pauvres. C'est pourquoi ceux qui leur accordent des subsides modérés ne pèchent pas, mais agissent avec justice, en leur attribuant le salaire de leurs services. Mais ceux qui dépensent leurs biens avec excès pour de telles gens, ou encore qui soutiennent les comédiens pratiquant des jeux illicites, ceux-là pèchent, car ils encouragent leur péché. C'est en ce sens que S. Augustin dit que " donner ses biens aux comédiens est un grand vice ". A moins, par hasard, qu'un comédien se trouve dans une extrême nécessité: il faudrait alors lui venir en aide. Car S. Ambroise écrit: " Donne à manger à celui qui meurt de faim. Celui que tu aurais pu sauver en lui donnant à manger, si tu ne l'as pas nourri tu l'as tué. " ARTICLE 4: Le péché par défaut de jeu Objections: 1. Il semble que le défaut de jeu ne comporte aucun péché. Car aucun péché n'est prescrit au pénitent. Or S. Augustin, à propos du pénitent, parle ainsi: " Qu'il s'abstienne des jeux et des spectacles, celui qui veut obtenir une grâce parfaite de pardon. " Il n'y a donc pas de péché dans l'absence de jeu. 2. Aucun péché ne trouve place dans l'éloge des saints. Or certains sont loués pour s'être abstenus du jeu. Jérémie dit en effet (15, 17): " jamais je ne me suis assis dans une assemblée de rieurs. " Et Tobie (3, 17 Vg): " jamais je ne me suis mêlé aux joueurs; et je n'ai pas fréquenté ceux qui ont une conduite légère. " Il ne peut donc y avoir de péché dans l'absence de jeu. 3. Andronicus dit que l'" austérité ", qu'il range au nombre des vertus, est " un habitus selon lequel on n'apporte pas aux autres les plaisirs de la conversation, et on ne les reçoit pas des autres ". Or cela se rapporte à un refus du jeu. L'abstention de jeu appartient donc davantage à la vertu qu'au vice. En sens contraire, Aristote, déclare que le défaut de jeu est un vice. Réponse: Tout ce qui, dans les actions humaines s'oppose à la raison est vicieux. Or il est contraire à la raison d'être un poids pour les autres, lorsque par exemple on n'offre rien de plaisant, et qu'on empêche aussi les autres de se réjouir. C'est pourquoi Sénèque dit: " Conduis-toi sagement de façon que personne ne te tienne pour désagréable, ni ne te méprise comme vulgaire. " Or ceux qui refusent le jeu " ne disent jamais de drôleries et rebutent ceux qui en disent ", parce qu'ils n'acceptent pas les jeux modérés des autres. C'est pourquoi ceux-là sont vicieux, et on les appelle " pénibles et mal élevés ", avec Aristote. Mais, parce que le jeu est utile en vue du plaisir et du repos, comme aussi le plaisir et le repos ne sont pas recherchés dans la vie humaine pour eux-mêmes mais au service de l'activité, d'après Aristote, il en résulte que le défaut de jeu est moins vicieux que l'excès de jeu. C'est pourquoi Aristote dit qu' " en vue du plaisir il faut avoir peu d'amis ", car il suffit de peu de plaisir pour vivre, à la manière d'un condiment, de même qu'il suffit de peu de sel pour la nourriture. Solutions: 1. Aux pénitents on prescrit de pleurer leurs péchés; c'est pourquoi le jeu leur est interdit. Ce n'est pas là un vice par défaut, car il est conforme à la raison que pour eux le jeu soit diminué.


2. Jérémie parle là en accord avec un temps dont la situation réclamait plutôt des larmes. C'est pourquoi il ajoute: " je m'asseyais solitaire, car tu m'avais rempli d'amertume. " En revanche, ce qui est dit dans le livre de Tobie se rapporte à un excès de jeu. On le voit par ce qui suit: " ... et je n'ai pas fréquenté ceux qui ont une conduite légère. " 3. " L'austérité ", selon qu'elle est une vertu, n'exclut pas tous les plaisirs, mais seulement les plaisirs excessifs et désordonnés. C'est pourquoi elle semble se rattacher à l'" affabilité ", qu'Aristote appelle " amitié " ou à l'" eutrapélie " ou " enjouement ". Cependant Andronicus la nomme et la définit de cette façon à cause de son rapport avec la tempérance, qui réprime les plaisirs.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 169: LA MODESTIE DANS LA TENUE EXTÉRIEURE 1. Peut-il y avoir vertu et vice dans la tenue extérieure? - 2. Les femmes pèchent-elles mortellement en se parant avec excès? ARTICLE 1: Peut-il y avoir vertu et vice dans la tenue extérieure? Objections: 1. Il semble que non. En effet, la tenue extérieure ne nous est pas dictée par la nature. C'est pourquoi elle varie selon les temps et les lieux. Aussi S. Augustin écrit-il que " chez les Romains de l'antiquité il était déshonorant de porter de longues tuniques à manches; aujourd'hui, au contraire, il serait déshonorant aux hommes bien nés de ne pas en porter. " Or, dit Aristote " il y a en nous une aptitude naturelle à la vertu ". A ce sujet il n'y a donc pas de vertu ni de vice. 2. S'il y avait, dans la manière de se vêtir, une vertu et un vice, il faudrait en ce domaine, que l'excès fût un vice, et que le défaut lui aussi fût un vice. Or l'excès dans l'habillement extérieur ne semble pas vicieux, puisque même les prêtres et les ministres de l'autel se servent, pour leur ministère sacré, des vêtements les plus précieux. De même le défaut en cette matière ne semble pas vicieux lui non plus car l'épître aux Hébreux (11, 37) dit de certains pour leur éloge: " Ils sont allés çà et là sous des peaux de moutons et des toisons de chèvres. " Il semble donc qu'il n'y ait pas de vertu et de vice en matière d'habillement. 3. Une vertu est théologale, ou morale, ou intellectuelle. Or en matière d'habillement il ne s'agit pas d'une vertu intellectuelle, qui rend parfait dans la connaissance de la vérité. De même il n'y a pas là une vertu théologale, qui a Dieu pour objet. Enfin, il n'y a pas là non plus une des vertus morales dont parle Aristote. Il semble donc qu'en ce qui concerne la toilette il ne puisse y avoir de vertu et de vice. En sens contraire, la dignité appartient à la vertu. Or la tenue extérieure révèle notre dignité. Car S. Ambroise écrit: " Que l'ornement du corps ne soit pas affecté, mais naturel; simple, négligé plutôt que recherché; qu'on ne se serve pas de vêtements précieux et éclatants, mais ordinaires, afin que rien ne manque de ce qui est honorable et nécessaire, mais que rien ne vise à l'éclat. " Il peut donc y avoir une vertu et un vice dans l'habillement extérieur. Réponse: Ce n'est pas dans les réalités extérieures que l'homme emploie, qu'il y a du vice, mais chez l'homme qui les emploie d'une façon mal réglée. Ce manque de mesure peut exister de deux façons: d'une première façon, par rapport aux coutumes des hommes avec qui l'on vit. C'est pourquoi S. Augustin a pu dire: " On doit éviter le scandale qui brave les coutumes humaines en ne respectant pas leur diversité. Il ne faut pas que la convention confirmée dans une cité ou chez un peuple par la


coutume ou la loi soit violée par le caprice d'un concitoyen ou d'un étranger. Toute partie qui ne s'harmonise pas au tout est difforme. " D'une autre façon, il peut y avoir un manque de mesure dans l'usage de telles choses à cause de l'attachement désordonné de celui qui s'en sert, ce qui arrive parfois quand l'homme les utilise de façon trop sensuelle, qu'il se conforme ou non aux usages de ses concitoyens. C'est pourquoi S. Augustine a dit: " Dans l'usage des choses il faut éviter la passion désordonnée: non seulement celle-ci abuse frauduleusement de la coutume de ceux avec qui l'on vit, mais encore bien souvent, dépassant les bornes, elle manifeste, par des éclats très scandaleux, la laideur qu'elle cachait sous le couvert des moeurs publiques. " Or il arrive que ce désordre de la passion se manifeste de trois manières en ce qui concerne l'excès. 1° Lorsque l'on recherche la célébrité par un raffinement superflu des vêtements dans la mesure où ceux-ci illustrent ceux qui les portent. C'est pourquoi S. Grégoire dit: " Certains pensent que le goût des vêtements fins et précieux n'est pas un péché. Mais si ce n'était pas une faute, jamais la parole de Dieu n'aurait dit avec tant de précision que le riche, tourmenté en enfer, avait été revêtu de fin lin et de pourpre. Non, nul ne recherche les vêtements précieux (c'est-à-dire qui dépassent sa condition) si ce n'est par vaine gloire. " 2° Lorsque, dans la recherche excessive de beaux vêtements, on recherche un plaisir raffiné, du fait que le vêtement est conçu pour flatter le corps. 3° Lorsque l'on a un souci excessif du beau vêtement, même si l'on ne se propose pas une fin mauvaise. A ce triple désordre Andronicus oppose trois vertus ayant pour matière la toilette extérieure: " l'humilité ", qui exclut la recherche de vaine gloire. C'est pourquoi il dit: " L'humilité est un habitus qui ne commet pas d'excès dans les dépenses et les apprêts. " - " Le contentement de peu ", qui exclut la recherche des plaisirs délicats. C'est pourquoi il dit que " le contentement de peu est un habitus qui se contente du nécessaire et détermine ce qui suffit à la vie ", conformément à ce que dit S. Paul (1 Tm 6, 8): " Lorsque nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits. " - " La simplicité ", enfin, qui exclut la recherche excessive à ce sujet. C'est pourquoi Andronicus dit que " la simplicité est un habitus qui se satisfait de ce qui arrive ". Du côté du péché par défaut, il peut aussi y avoir deux dérèglements dans notre disposition intérieure. Le premier par la négligence de l'homme qui ne prend ni souci ni peine pour être habillé comme il faut. C'est pourquoi Aristote appelle efféminé " celui qui laisse trainer son manteau, pour s'éviter la fatigue de le soulever ". - Un autre désordre se remarque chez ceux qui font servir à leur gloire ce manque de tenue extérieure. C'est pourquoi S . Augustin dit " qu'il peut y avoir de la vanité non seulement dans l'éclat et le luxe de ce qui tient au corps, mais aussi dans la tenue négligée et triste. Cette vanité est d'autant plus dangereuse qu'elle cherche à tromper sous le prétexte de servir Dieu ". Aristote dit aussi: " L'excès et le défaut poussés à l'extrême relèvent de la prétention. " Solutions: 1. Bien que le vêtement extérieur ne soit pas en lui-même donné par la nature, il appartient néanmoins à la raison naturelle de régler ce vêtement extérieur. Aussi sommes-nous " disposés de naissance à recevoir cette vertu " qui met de l'ordre dans le vêtement extérieur. 2. Les personnes constituées en dignité ou encore les ministres de l'autel mettent des habits précieux, non pour leur propre gloire, mais pour signifier l'excellence de leur fonction ou du culte divin. C'est pourquoi ce n'est pas un vice chez eux. C'est ce qui permet à S. Augustin de dire: " Celui qui, dans l'usage des choses extérieures, dépasse les bornes fixées par la coutume des gens de bien avec lesquels


il vit, le fait ou bien pour signifier quelque chose, ou bien pour choquer ", puisqu'il les utilise alors en vue de plaisirs raffinés ou par ostentation. Dans le défaut en matière d'habillement il arrive également qu'il y ait péché; cependant, celui qui se sert de vêtements plus vils que les autres ne pèche pas toujours. En effet, si l'on agit ainsi par vanité ou orgueil, pour se faire valoir plus que les autres, c'est un vice de superstition. Au contraire, si l'on agit ainsi pour macérer la chair ou humilier l'esprit, cela se rapporte à la vertu de tempérance. C'est pourquoi S. Augustin dit: " Quiconque use des biens passagers plus sobrement que ne le demandent les moeurs de ceux au milieu desquels il vit est ou bien tempérant ou bien superstitieux. " Se servir de vêtements vils convient tout spécialement à ceux qui exhortent les autres à la pénitence par l'exemple et la parole, comme le firent les prophètes dont parle ici S. Paul. C'est pourquoi, commentant S. Matthieu (3, 4), la Glose ajoute: " Celui qui prêche la pénitence présente un habit de pénitence. " 3. L'habillement extérieur est un certain indice de la condition humaine. C'est pourquoi l'excès, le défaut et le juste milieu en cette matière peuvent se ramener à la vertu de " vérité " à laquelle Aristote assigne pour matière les faits et les paroles qui révèlent plus ou moins la condition d'un homme. ARTICLE 2: Les femmes pèchent-elles mortellement en se parant avec excès? Objections: 1. Il semble que la coquetterie féminine ne soit pas exempte de péché mortel. Tout ce qui est contraire à un commandement de la loi divine est en effet péché mortel. Or la coquetterie féminine est contraire à un commandement de la loi divine. S'adressant aux femmes, S. Pierre dit (1 P 3, 3): " Que votre parure ne soit pas extérieure, faite de cheveux tressés, de cercles d'or et de toilettes bien ajustées. " Ce que la Glose de Cyprien commente ainsi: " Celles qui se revêtent de soie et de pourpre ne peuvent sincèrement revêtir le Christ; celles qui se parent d'or, de perles et de bijoux, ont perdu la parure de l'âme et du corps. " Or cela ne se produit que par le péché mortel. La coquetterie féminine ne peut donc être exempte de péché mortel. 2. " Ce n'est pas seulement aux vierges ou aux veuves, dit S. Cyprien, mais aussi aux femmes mariées et à toutes les femmes sans exception qu'il faut dire qu'elles ne doivent en aucune façon falsifier l'oeuvre et la créature de Dieu en usant de teinture blonde, ou de poudre noire, ou de rouge, ou de quelque autre préparation destinée à modifier leurs traits naturels. " Et S. Cyprien ajoute: " Elles font violence à Dieu quand elles s'efforcent de refaire ce que lui-même a fait. C'est un assaut contre l'oeuvre divine, une trahison de la vérité. Tu ne pourras plus voir Dieu, quand tu n'auras plus les yeux que Dieu a faits, mais ceux que le diable a défaits: Tu t'es fait parer par ton ennemi, tu brûleras tout autant que lui. " Mais cela ne s'impose qu'au péché mortel. La coquetterie féminine n'est donc pas exempte de péché mortel. 3. Il ne convient pas plus à la femme de faire une toilette contraire à la règle, qu'il ne convient de se servir de vêtements masculins. Or cela est un péché, selon le Deutéronome (22,5): " Une femme ne portera pas un costume masculin, et un homme ne mettra pas un vêtement féminin. " Il semble donc que l'excès dans la coquetterie féminine soit un péché mortel. En sens contraire, à ce compte, il semble que les artisans qui préparent ces parures pécheraient euxmêmes mortellement. Réponse: En ce qui concerne la parure féminine, il faut faire les mêmes observations que celles faites plus haut de façon générale à propos du vêtement extérieur; en ajoutant cependant cette remarque particulière que la toilette féminine provoque les hommes à la sensualité, comme on le voit dans les Proverbes (7, 10): " Voilà qu'une femme l'aborde, parée comme une courtisane, et préparée à tromper. " Cependant une femme peut licitement s'employer à plaire à son mari, de peur qu'en la dédaignant il ne tombe dans l'adultère. C'est pourquoi S. Paul dit (1 Co 7, 34): " La femme qui s'est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari. " Si une femme mariée se pare afin de plaire à


son mari, elle peut donc le faire sans péché. Mais les femmes qui ne sont pas mariées, qui ne veulent pas se marier, et qui sont dans une situation de célibat ne peuvent sans péché vouloir plaire aux regards des hommes afin d'exciter leur convoitise, car ce serait les inviter à pécher. Si elles se parent dans cette intention de provoquer les autres à la convoitise, elles pèchent mortellement. Mais si elles le font par légèreté, ou même par vanité à cause d'un certain désir de briller, ce n'est pas toujours un péché mortel, mais parfois un péché véniel. Et sur ce point, les mêmes principes s'appliquent aux hommes. C'est pourquoi S. Augustin écrit à Possidius: " je ne veux pas que tu prennes une décision précipitée en interdisant les parures d'or et les vêtements précieux, si ce n'est à l'égard de ceux qui ne sont pas mariés et qui, ne désirant pas se marier, ne doivent penser qu'aux moyens de plaire à Dieu. Pour les autres, ils ont les pensées du monde: les maris cherchent à plaire à leurs épouses, et les épouses à leurs maris. Toutefois il ne convient pas aux femmes, même mariées, de laisser voir leurs cheveux, car l'Apôtre leur ordonne de se voiler la tête. " Dans ce cas cependant, certaines pourraient ne pas commettre de péché, si elles ne le font pas par vanité, mais à cause d'une coutume contraire, bien que cette coutume ne soit pas à recommandera. Solutions: 1. Comme dit la Glose au même endroit, " les femmes de ceux qui étaient dans la tribulation méprisaient leurs maris et, pour plaire à d'autres, se paraient de beaux atours; ce que l'Apôtre leur interdit ". S. Cyprien parle lui aussi du même cas, mais il n'interdit pas aux femmes mariées de se parer pour plaire à leurs maris, afin de leur enlever l'occasion de pécher avec d'autres femmes. C'est pourquoi S. Paul écrit (1 Tm 2, 9): " Que les femmes aient une tenue décente; que leur parure, modeste et réservée, ne soit pas faite de cheveux tressés, d'or, de pierreries, de somptueuses toilettes. " Ce qui laisse à entendre qu'une parure sobre et modérée n'est pas interdite aux femmes, mais seulement une parure excessive, insolente et impudique. 2. Les fards dont parle S. Cyprien sont une espèce de mensonge qui ne peut éviter le péché. C'est pourquoi S. Augustin écrit à Possidius: " Se farder, pour paraître plus rouge ou plus blanche, est un artifice fallacieux. Les maris eux-mêmes, je n'en doute pas, ne veulent pas être trompés de la sorte. Or c'est pour eux seuls qu'il est permis aux femmes de se parer; encore est-ce une tolérance, et non un ordre. " L'utilisation de ces fards n'est cependant pas toujours péché mortel, mais seulement quand elle se fait par luxure ou par mépris de Dieu; ce sont les cas visés par S. Cyprien. Il faut néanmoins distinguer entre feindre une beauté que l'on n'a pas, et cacher une laideur qui provient de quelque cause, comme la maladie. En effet, ceci est licite, car, selon S. Paul (1 Co 12, 23), " les membres du corps que nous tenons pour les moins honorables sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d'honneur ". 3. Nous l'avons dit, la toilette extérieure doit être en rapport avec la condition de la personne, conformément aux usages communément reçus. C'est pourquoi il est de soi vicieux qu'une femme mette des vêtements masculins, ou l'inverse; et principalement parce que cela peut être une cause de débauche. C'est spécialement interdit par la loi, parce que les païens utilisaient de tels changements de vêtements pour se livrer à la superstition idolâtrique.- Parfois cependant, lorsqu'il y a nécessité, cela peut se faire sans péché: ou bien pour se cacher des ennemis, ou bien par manque d'autres vêtements, etc. 4. Si un art avait pour but de fabriquer des produits dont les hommes ne pourraient se servir sans péché, il en résulterait que les ouvriers commettraient un péché en fabriquant de tels articles, car ils offriraient alors directement aux autres une occasion de pécher; ce serait le cas de celui qui fabriquerait des idoles ou objets servant au culte idolâtrique. Au contraire, si un art se rapporte à des ouvrages dont les hommes peuvent faire un bon ou un mauvais usage, comme les glaives, les flèches, etc., la pratique de cet art n'est pas un péché. Seul celui-ci d'ailleurs mérite le nom d'art. Comme dit S. Jean Chrysostome,, " il faut appeler arts ceux-là seuls qui fournissent et fabriquent des choses nécessaires et qui contribuent à maintenir notre vie ". - Cependant, si l'on faisait la plupart du temps


un mauvais usage des produits d'un art, bien qu'ils ne soient pas en eux-mêmes illicites, ce serait le devoir du prince, selon Platon. de les exclure de la cité. Donc, puisqu'il est permis aux femmes de se parer, pour maintenir ce qui convient à leur condition, ou même pour ajouter quelque ornement afin de plaire à leurs maris, il en résulte que les ouvriers qui fabriquent de telles parures ne pèchent pas en pratiquant leur art, à moins qu'ils n'en viennent à inventer des modes excessives et étranges. C'est ce qui fait dire à S. Jean Chrysostome: " Il y aurait beaucoup à retrancher même à l'art de la chaussure et du vêtement. On l'a dirigé en effet vers la luxure, en altérant sa nécessité, et en mêlant un art à un autre pour un but mauvais. "

QUESTION 170 : LES PRÉCEPTES DE LA TEMPÉRANCE 1. Les préceptes concernant la tempérance proprement dite. - 2. Les préceptes concernant ses parties. ARTICLE 1 : Les préceptes concernant la tempérance proprement dite

Objections : 1. Il semble que les préceptes de la tempérance sont mal présentés dans la loi divine. En effet, la force est une vertu plus grande que la tempérance, on l'a vu. Or il n'y a pas de précepte concernant la force parmi les préceptes du décalogue, qui sont les préceptes majeurs de la loi. Il n'est donc pas normal que parmi les préceptes du décalogue soit placée une interdiction de l'adultère, qui est contraire à la tempérance, comme on a pu le voir plus haut. 2. La tempérance ne concerne pas seulement les plaisirs sexuels, mais aussi le plaisir de la nourriture et de la boisson. Or dans les préceptes du décalogue on n'interdit pas de vice se rapportant à ce dernier plaisir, ni à une autre espèce de luxure que l'adultère. On ne devrait donc pas y trouver non plus un précepte interdisant l'adultère, qui se rapporte au plaisir sexuel. 3. Dans l'intention du législateur il est plus primordial de conduire aux vertus que d'interdire les vices. Les vices sont en effet interdits afin que soient supprimés les obstacles aux vertus. Or les préceptes du décalogue occupent la première place dans la loi divine. Il aurait donc fallu que, parmi eux, se trouvât placé un précepte positif conduisant directement à la vertu de tempérance, plutôt qu'un précepte négatif interdisant l'adultère, qui lui est directement opposé. En sens contraire, il y a l'autorité de l'Écriture. Réponse : Comme dit S. Paul (1 Tm 1, 5), " la fin du précepte, c'est la charité ", à laquelle nous sommes conduits par les deux préceptes se rapportant à l'amour de Dieu et du prochain. C'est pourquoi dans le décalogue on trouve les préceptes qui sont plus directement ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain. Or, parmi les vices opposés à la tempérance, celui qui semble s'opposer le plus à l'amour du prochain est l'adultère, par quoi on prend pour soi quelque chose qui appartient à autrui, en abusant de la femme du prochain. C'est pourquoi parmi les préceptes du décalogue on interdit surtout l'adultère, et non seulement selon qu'il est accompli en fait, mais aussi selon qu'il est désiré dans le coeur. Solutions : 1. Parmi les espèces de vice qui s'opposent à la force, aucune n'est aussi contraire à l'amour du prochain que l'adultère, qui est une espèce de la luxure, contraire à la tempérance. Cependant le vice d'audace, qui s'oppose à la force, peut parfois devenir une cause d'homicide, qui est interdit parmi le préceptes du décalogue. " Ne te mets pas en route avec un audacieux, est-il écrit dans l'Ecclésiastique (8, 15), de peur qu'il ne fasse peser sur toi ses mauvais desseins. " 2. La gourmandise ne s'oppose pas directement à l'amour du prochain, comme l'adultère ; les autres espèces de la luxure non plus. L'injustice commise à l'égard d'un père par l'homme déflorant sa fille vierge, alors qu'elle ne lui est pas destinée en mariage, n'est pas aussi grande que l'injustice commise à l'égard du mari par l'adultère ; car c'est le mari qui a pouvoir sur le corps de son épouse, et non celleci. 3. Les préceptes du décalogue, on l'a dit antérieurement, sont comme les principes universels de la loi divine. Il en résulte qu'ils doivent être généraux. Or des préceptes généraux et positifs ne pouvaient


être donnés à propos de la tempérance, car l'application de celle-ci varie selon les époques, dit S. Augustin, et selon la diversité des lois et des coutumes. ARTICLE 2 : Les préceptes concernant les parties de la tempérance

Objections : 1. Il semble que les préceptes portant sur les vertus annexes de la tempérance soient mal présentés dans la loi divine. En effet, les préceptes du décalogue sont, on l'a vu, comme les principes universels de toute la loi divine. Or " l'orgueil est le principe de tous les vices ", écrit l'Ecclésiastique (10, 13 Vg). Parmi les préceptes du décalogue il aurait donc fallu placer l'interdiction de l'orgueil. 2. Dans le décalogue doivent surtout figurer les préceptes par lesquels les hommes sont le plus inclinés à l'accomplissement de la loi, car ceux-ci paraissent être les principaux. Or, c'est par l'humilité surtout qui soumet l'homme à Dieu, que l'on est disposé à observer la loi divine. Aussi l'obéissance est-elle comptée parmi les degrés d'humilité, on l'a dit plus haut. Il semble qu'on doive en dire autant de la douceur, qui permet à l'homme " de ne pas s'opposer à la divine Écriture ", selon S. Augustin. Il semble donc que des préceptes concernant l'humilité et la douceur auraient dû trouver place dans le décalogue. 3. L'adultère est interdit dans le décalogue parce qu'il est contraire à l'amour du prochain. Mais le désordre dans les mouvements extérieurs, qui est contraire à la modestie, s'oppose également à l'amour du prochain. C'est pourquoi S. Augustin a dit : " Que rien dans tous vos mouvements n'offense les regards de personne. " Il semble donc que ce désordre aurait dû aussi être interdit par un précepte du décalogue. En sens contraire, l'autorité de l'Écriture suffit. Réponse : Les vertus annexes de la tempérance peuvent être considérées de deux façons : d'une part, en elles-mêmes elles n'ont pas une relation directe à l'amour de Dieu et du prochain, mais elles se rapportent plutôt à une certaine modération de ce qui concerne l'homme lui-même. Mais considérées dans leurs effets, elles peuvent être en rapport avec l'amour de Dieu et du prochain. Aussi y a-t-il dans le décalogue des préceptes visant à empêcher les effets des vices opposés aux parties de la tempérance. Ainsi par la colère, qui s'oppose à la douceur, on est parfois conduit à l'homicide qui est interdit dans le décalogue, ou à refuser l'honneur dû aux parents. Mais cela peut aussi provenir de l'orgueil, par lequel beaucoup transgressent aussi les préceptes de la première table du décalogue. Solutions : 1. L'orgueil est à l'origine du péché, mais il est caché dans le coeur ; son désordre n'est d'ailleurs pas évalué de la même manière par tous. C'est pourquoi son interdiction ne devait pas figurer parmi les préceptes du décalogue, qui sont des principes premiers évidents par eux-mêmes. 2. Les préceptes qui conduisent directement à observer la loi, présupposent déjà la loi. C'est pourquoi ils ne peuvent être les premiers préceptes de la loi, pour figurer au décalogue. 3. Le désordre des mouvements extérieurs ne constitue pas une offense au prochain, selon la nature même de leur acte, comme l'homicide, l'adultère et le vol, qui sont interdits dans le décalogue, mais seulement selon qu'ils sont des signes du désordre intérieur, nous l'avons dit tout à l'heure.

Somme Théologique IIa-IIae LA PROPHÉTIE Après avoir étudié en détail les vertus et les vices qui appartiennent à la condition et à l'état de tout homme, il reste à étudier ce qui concerne spécialement certaines catégories de personnes.


Or sous le rapport des habitus et des actes de l'âme raisonnable, on trouve chez les hommes une triple différence: 1° La diversité des charismes " A l'un, écrit S. Paul (1 Co 12, 4), l'esprit octroie une parole de sagesse, à l'autre une parole de science " etc. 2° La diversité des formes de vie: la vie active ou la vie contemplative (Q. 179) qui se distinguent par leurs opérations, ainsi que le dit encore S. Paul (1 Co 12, 6). Autre, en effet, est le genre d'occupations de Marthe, " qui s'inquiétait et s'empressait aux soins du service ": c'est la vie active; autre la manière de vivre de Marie, qui " s'était assise aux pieds du Seigneur et écoutait ses paroles " (Lc 10, 39): c'est la vie contemplative. 3° La diversité des fonctions et des états. S. Paul écrit aux Éphésiens (4, 11): " Dieu a établi les uns apôtres, d'autres prophètes, d'autres évangélistes, d'autres pasteurs et docteurs. " Ce sont là les divers ministères dont parle l'Apôtre dans sa première épître aux Corinthiens (12, 5) en disant " Il y a diversité de ministères. " Les charismes forment l'objet de notre présent propos. A ce sujet, il faut remarquer que, parmi les dons gratuits, certains ressortissent à la connaissance, d'autres au discours (Q. 176-177), et d'autres à l'action. Tous les dons qui sont relatifs à la connaissance peuvent être compris sous le nom de " prophéties. " Car la révélation prophétique s'étend non seulement aux événements humains futurs, mais encore aux réalités divines, tant aux vérités qui sont proposées à la croyance de tous et qui sont du domaine de la foi, qu'aux plus hauts mystères qui sont l'apanage des plus parfaits et se rapportent à la sagesse. La révélation prophétique a aussi pour objet les substances spirituelles par lesquelles nous sommes poussés au bien ou au mal; c'est le don du " discernement des esprits ". La révélation prophétique s'étend encore à la direction des actes humains: c'est le don de science, on le verra plus loin (Q. 177). Nous étudierons donc tout d'abord la prophétie, et le ravissement (Q. 175) qui est un degré spécial de la prophétie. Au sujet de la prophétie quatre points retiendront notre attention. 1° Son essence (Q. 171). - 2° Sa cause (Q. 172). - 3° Le mode de la connaissance prophétique (Q. 173). - 4° Les diverses espèces de la prophétie (Q. 174).

QUESTION 171: L'ESSENCE DE LA PROPHÉTIE 1. La prophétie appartient-elle à l'ordre de la connaissance? - 2. Est-elle un habitus? - 3. A-t-elle seulement pour objet les futurs contingents? - 4. Le prophète connaît-il tout ce qui peut être prophétisé? - 5. Distingue-t-il ce qu'il saisit divinement de ce qu'il voit par son propre esprit? - 6. La prophétie peut-elle comporter de la fausseté? ARTICLE 1: La prophétie appartient-elle à l'ordre de la connaissance? Objections: 1. Non, semble-t-il. On lit, en effet dans l'Ecclésiastique (48, 13) que " le corps d'Élisée après sa mort, prophétisa "; et plus loin (49, 18 Vg) on nous rapporte le même fait au sujet des ossements de Joseph. Or, après la mort, il ne demeure, dans le corps ou dans les ossements, aucune possibilité de connaissance. 2. Ainsi que l'écrit S. Paul (1 Co 14, 3): " Celui qui prophétise parle aux hommes pour les édifier. " La prophétie est donc bien plutôt un discours qu'une connaissance.


3. Toute perfection relative à la connaissance exclut la sottise et l'insanité. Cependant, celles-ci peuvent se rencontrer avec la prophétie. Osée s'écrie en effet (9, 7): " Apprends, Israël, que le prophète est fou et délire. " La prophétie n'est donc pas une perfection qui relève de la connaissance. 4. Si la révélation appartient à l'intelligence, l'inspiration semble se rattacher à la volonté; car elle implique une motion. Or, d'après Cassiodore, la prophétie est " une inspiration ou une révélation ". Il semble donc que la prophétie n'appartienne pas plus à l'intelligence qu'à la volonté. En sens contraire, il est écrit (1 S 9, 9): " Celui qui aujourd'hui porte le nom de prophète, était autrefois appelé voyant. " Or la vision est un acte de connaissance. La prophétie appartient donc à l'ordre de la connaissance. Réponse: La prophétie est premièrement et principalement un acte de connaissance; en effet les prophètes connaissent les réalités qui échappent à la connaissance ordinaire des hommes. Aussi peuton dire que le nom de " prophète " est composé de pro, c'est-à-dire " loin " et de phanos qui signifie " apparition ", parce que les prophètes voient apparaître ce qui est éloigné. Voilà pourquoi, d'après S. Isidore, " ils étaient nommés voyants dans l'Ancien Testament, car ils voyaient ce qui échappait aux autres, et ils percevaient ce qui était enveloppé de mystères ". Dans le paganisme, on les appelait vates à cause de la force de leur esprit (vi mentis). La prophétie est secondairement un discours. L'Apôtre écrit (1 Co 12, 7): " La manifestation de l'Esprit est donnée à chacun pour l'utilité commune. " Et " en vue de l'édification de l'Église ". Ce que les prophètes instruits par Dieu connaissent, ils l'annoncent aux autres afin de les édifier, comme dit Isaïe (21, 10): " Ce que j'ai entendu du Seigneur des armées, du Dieu d'Israël, je vous l'ai annoncé. " A la suite de S. Isidore on peut donc considérer les prophètes comme des " prédisants " parce qu'ils " disent de loin " (porro) c'est-à-dire d'événements éloignés, " et annoncent la vérité sur l'avenir ". La prophétie implique le miracle, qui en est comme la confirmation. En effet, les vérités que Dieu révèle et qui surpassent la connaissance des hommes ne sauraient être confirmées par la raison humaine qu'elles dépassent, mais par l'action de la puissance divine; comme le remarque S. Marc (16, 20) " Les Apôtres prêchèrent en tous lieux, le Seigneur les assistant et confirmant leur parole par les miracles qui l'accompagnaient. " On lit aussi dans le Deutéronome (34, 10): " En ce qui concerne les signes et les miracles, il ne s'est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse, que le Seigneur connaissait face à face. " Solutions: 1. L'Ecclésiastique donne le nom de prophétie à ces miracles dans le sens de preuve c'est la troisième signification du mot. 2. Dans le texte allégué, l'Apôtre parle du discours prophétique: c'est le second sens du mot " prophétie ". 3. Les prophètes qui sont fous et qui délirent ne sont pas de vrais, mais de faux prophètes. " N'écoutez pas la parole des prophètes qui vous enseignent et vous séduisent, dit à leur sujet Jérémie (23, 16). Ils vous annoncent la vision de leur propre coeur et non celle qui vient de la bouche de Dieu. " On lit aussi dans Ézéchiel (13, 3): " Voici ce que dit le Seigneur: malheur aux prophètes insensés qui suivent leur propre esprit et n'ont aucune vision. " 4. La prophétie requiert que la portée de l'esprit humain soit accrue afin de percevoir les réalités divines; c'est ce que veut dire ce texte d'Ézéchiel (2, 1): " Fils d'homme, tiens-toi debout et je te parlerai. " Or cette surélévation de la capacité intellectuelle se fait sous la motion du Saint-Esprit; aussi Ézéchiel poursuit-il: " L'esprit entra en moi et me fit tenir debout. " Lorsque la portée de l'esprit


humain est surélevée pour lui faire saisir les réalités supérieures, il perçoit les mystères divins. Voilà pourquoi Ézéchiel ajoute " Et j'ai entendu celui qui me parlait. " Ainsi donc la prophétie exige, d'une part, une inspiration, c'est-à-dire une surélévation de l'esprit: " l'inspiration du Tout-Puissant donne l'intelligence ", écrit job (32, 8). D'autre part, elle requiert une révélation, c'est-à-dire une perception des réalités divines; par là s'achève la prophétie, puisque la révélation fait tomber le voile d'obscurité et d’ignorance suivant le mot de Job (12, 22): " Dieu révèle les choses cachées au fond des ténèbres. " ARTICLE 2: La prophétie est-elle un habitus? Objections: 1. A première vue, on le croirait; car, d'après Aristote " il y a trois catégories d'êtres dans l'âme: la puissance, la passion et l'habitus. " Or la prophétie n'est pas une puissance; sans quoi elle existerait chez tous les hommes, puisque les puissances de l'âme leur sont communes à tous. Elle n'est pas non plus une passion; car les passions appartiennent aux facultés appétitives, comme on l'a établie, et l'on vient de dire que la prophétie relève surtout de la connaissance. La prophétie est donc un habitus. 2. Toute perfection de l'âme qui n'est pas toujours en acte, est un habitus. Or, la prophétie qui est une perfection de l'âme n'est pas toujours en acte, autrement on n'appellerait pas prophète un homme qui dort. 3. La prophétie fait partie des grâces gratuitement données. Or, dans l'âme, la grâce est un don habituel, on l'a dit La prophétie est donc un habitus. En sens contraire, le commentateur d'Aristote définit l'habitus: " Ce par quoi un être agit quand il le veut. " Or personne ne peut user de la prophétie à son gré. S. Grégoire observe en effet, à propos d'Élisée (2 R 3, 15): " Comme Josaphat s'enquérait des événements futurs et que l'esprit de prophétie faisait défaut à Élisée, celui-ci fit jouer de la harpe afin que l'esprit de prophétie descende en lui, grâce à la psalmodie, et remplisse son intelligence des réalités futures. " La prophétie n'est donc pas un habitus. Réponse: Comme dit S. Paul (Ep 5,13) toute manifestation de connaissance suppose une lumière: lumière corporelle pour une vision corporelle, lumière intellectuelle pour une vision intellectuelle; bref, il faut une proportion entre la lumière et ce qu'elle fait voir, comme entre une cause et son effet. Donc, puisque la prophétie consiste à connaître des vérités qui sont au-dessus de la raison naturelle, il faudra queue bénéficie d'une lumière qui dépasse celle-ci. Aussi le prophète Michée dit-il (7, 8): " Lorsque je suis dans les ténèbres, le Seigneur est ma lumière. " Or la lumière peut exister de deux manières dans un sujet: l° à l'état de forme permanente telle la lumière corporelle dans le soleil et dans le feu; 2° par mode d'impression passagère, telle la lumière dans l'air. Mais la lumière prophétique n'existe pas, dans l'intelligence du prophète, à l'état de forme permanente; autrement il faudrait que le prophète ait toujours la faculté de prophétiser, ce qui est manifestement faux. S. Grégoire dit en effet à propos d'Ézéchiel: " Quelquefois, l'esprit de prophétie fait défaut aux prophètes, et il n'est pas toujours à la disposition de leur intelligence, afin qu'ils reconnaissent, quand ils ne l'ont pas, qu'ils ne peuvent l'avoir que par un don lorsqu'ils l’ont. " Et c'est pourquoi Élisée disait au sujet de la Sunamite (2 R 4, 27): " Son âme est dans l'amertume, le Seigneur me l'a caché et ne me l'a point fait connaître. " Et voici la raison de ce mode d'être passager la lumière intellectuelle qui existe chez un sujet à l'état de forme permanente et parfaite perfectionne l'intelligence spécialement en vue de lui faire connaître le principe de toutes les vérités que cette lumière manifeste; ainsi, par la lumière de l'intellect agent, l'intelligence connaît surtout le principes premiers de tout ce qu'elle comprendre naturellement. Or le principe des vérités surnaturelles, que manifeste la prophétie, c'est Dieu lui-même, et Dieu ne peut être connu dans son essence par les prophètes. Mais, dans la patrie céleste, les bienheureux, en qui se


trouve la lumière à l'état de forme permanente et parfaite, le contemplent, selon la parole du Psaume (36, 10): " C'est dans ta lumière que nous verrons la lumière. " Il reste donc que la lumière prophétique existe dans l'âme du prophète par mode d'impression passagère. C'est le sens de cette parole de l'Exode (33, 22): " Tandis que passera ma gloire, je t'établirai dans les grottes de pierre, etc. " et de celle-ci au sujet d'Élie (1 R 19, 11): " Sors, et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur, car voici que le Seigneur passe, etc. " Il résulte de là que, semblable à l'air qui a toujours besoin d'une nouvelle clarté, l'esprit du prophète exige constamment une nouvelle révélation; ainsi l'élève qui n'est pas encore initié aux principes de l'art doit-il être instruit de tout dans le détail. Aussi Isaïe écrit-il (50, 4): " Chaque matin le Seigneur éveille mon oreille, afin que je l'écoute comme un maître. " C'est ce que signifient également certaines expressions qui introduisent la prophétie dans les livres saints: " Le Seigneur a parlé " à tel ou tel prophète, ou " la parole du Seigneur lui a été adressée ", ou " la main du Seigneur s'est posée sur lui ". L'habitus étant une forme permanente, il est donc évident que la prophétie, à proprement parler, n'est pas un habitus. Solutions: 1. La division donnée par le Philosophe n'est pas exhaustive: elle n'inclut pas tout ce qui se trouve dans l'âme, mais seulement ce qui peut devenir principe d'actes moraux. Certaines actions, en effet, sont faites par passion, d'autres par habitus, d'autres ne relèvent que de la puissance toute nue; par exemple chez ceux qui agissent en vertu d'un jugement de leur raison, avant qu'ils aient acquis un habitus. On pourrait cependant accepter cette division d'Aristote et dire que la prophétie se ramène à la passion, mais en entendant par ce mot de passion n'importe quelle influence subie par un sujet; en ce sens Aristote a écrit que " l'intellection est une passion ". Dans la connaissance naturelle, l'intellect passif est soumis à l'action de la lumière et de l'intellect agent; pareillement, dans la connaissance prophétique, l'intelligence humaine subit une passion du fait de la lumière divine qui l'illumine. 2. Dans les réalités corporelles, une fois la passion disparue, il reste une aptitude à la subir de nouveau; ainsi le bois qui a déjà pris feu s'enflamme ensuite plus facilement. Il en va de même de l'intelligence du prophète; quand la lumière divine a cessé de l'illuminer, il subsiste dans le prophète une aptitude à être pus facilement à nouveau soumis à l'influx divin. Pareillement, l'esprit qui s'est excité à la dévotion retourne ensuite plus aisément à sa ferveur première. S. Augustin remarque en effet que les prières fréquentes sont nécessaires pour que la piété acquise ne s'éteigne pas complètement. On peut encore avancer une autre raison d'appeler quelqu'un prophète, même après que la lumière prophétique a cessé de l'illuminer: c'est en vertu de la députation divine qu'il a reçue, selon cette parole en Jérémie (1, 5): " je t'ai établi comme prophète pour les nations. " 3. Tout don de la grâce surélève l'homme en vue de lui faire produire des actes qui sont au-dessus de sa nature, et cela de deux manières: l° par rapport à la substance de l'acte, comme de faire des miracles ou de connaître les secrets et les mystères de la sagesse divine; pour accomplir ces actes, l'homme ne reçoit pas le don habituel de la grâce; 2° par rapport au mode de l'acte, et non plus quant à sa substance, comme d'aimer Dieu et de le reconnaître dans le miroir des créatures; en ce cas il y a un don de la grâce habituelle. ARTICLE 3: La prophétie a-t-elle seulement pour objet les futurs contingents? Objections: 1. C'est à quoi l'on pense tout d'abord. Cassiodore dit en effet: " La prophétie est une inspiration ou une révélation divine qui annonce les événements avec une vérité immuable. " Or ces événements, ce sont des futurs contingents. La révélation prophétique s'applique donc exclusivement aux futurs contingents.


2. La grâce de la prophétie se distingue de la sagesse et de la foi qui concernent les réalités divines, du discernement des esprits qui vise les esprits créés, et de la science qui a pour objet les réalités humaines, comme cela ressort de la 1ère épître de S. Paul aux Corinthiens (12, 8). Or les habitus et les actes se distinguent d'après leurs objets, on l'a déjà montré. Il semble donc que la prophétie ne se rapporte à aucun des objets précités; et que par suite elle ne concerne que les futurs contingents. 3. A la diversité des objets correspond une diversité d'espèces, on l'a dit au même endroit. Donc, si la prophétie s'applique tantôt à des futurs contingents, tantôt à d'autres réalités, il semble qu'il y ait diverses espèces de prophétie. En sens contraire, d'après S. Grégoire la prophétie peut s'appliquer, soit au futur: " Voici qu'une Vierge concevra et enfantera un fils ", lit-on dans Isaïe (7, 14); soit au passé: " Au commencement, dit la Genèse (1, 1), Dieu créa le ciel et la terre "; soit enfin au présent: " Si tous prophétisent, écrit l'Apôtres et que survienne un infidèle, les secrets de son coeur sont dévoilés " (1 Co 14, 24). La prophétie n'a donc pas seulement pour objet les futurs contingents. Réponse: Toute connaissance qui se fait par la lumière peut s'étendre à tout ce que cette lumière manifeste; ainsi la vision corporelle s'étend à toutes les couleurs, et la connaissance naturelle de l'âme à tout ce qui est soumis à la lumière par l'intellect agent. Or la connaissance prophétique se fait par une lumière divine qui permet de connaître toutes les réalités, qu'elles soient divines ou humaines, spirituelles ou corporelles. La révélation prophétique s'étend donc à toutes ces réalités. C'est ainsi que cette révélation aura pour objet, selon Isaïe, soit l'excellence de Dieu et les liturgies des esprits angéliques (6, 1): " J'ai vu le Seigneur assis sur un trône haut et élevé "; soit les corps naturels (40, 12): " Qui a mesuré les eaux dans sa main? " Soit aussi les moeurs des hommes (58, 7): " Partage ton pain avec celui qui a faim. " Soit encore les événements futurs (47, 9): " Ces deux malheurs t'arriveront soudain, en un même jour, la perte de tes enfants et le veuvage. " Il faut cependant remarquer que, la prophétie ayant pour objet ce qui est éloigné de notre connaissance humaine, plus les réalités échapperont à la connaissance humaine, plus elles appartiendront proprement à la prophétie. Or ces réalités comprennent trois degrés. Le premier degré est formé des réalités sensibles ou intellectuelles qui échappent à la connaissance, non de tous les hommes, mais de tel ou tel homme en particulier. Ainsi, l'un connaît par ses sens les objets qui lui sont localement présents, alors qu'un autre les ignore parce qu'ils lui sont absents: Élisée, par exemple, a perçu d'une façon prophétique ce qu'avait fait en son absence son disciple Giézi (2 É, 5, 26). Pareillement, les pensées intimes de certains sont manifestées à d'autres grâce à la prophétie, dit S. Paul (1 Co 14, 24). De même encore, ce dont l'un possède la science démonstrative, un autre peut en avoir la révélation prophétique. Le deuxième degré comprend les vérités qui dépassent universellement la connaissance de tous les hommes, non qu'elles soient inconnaissables en elles-mêmes, mais à cause de l'imperfection de la raison humaine: par exemple, le mystère de la Trinité. Ce mystère a été révélé par les Séraphins qui s'écriaient, d'après Isaïe (6, 3) " Saint, Saint, Saint, etc. " Le dernier degré se compose des réalités qui excèdent la connaissance de tous les hommes, parce qu'elles ne sont pas connaissables en elles-mêmes; par exemple, les événements futurs contingents, dont la vérité objective n'est pas encore fixée. Or ce qui est " universel et par soi " est premier par rapport à ce qui est " particulier et par un autre ". Voilà pourquoi la révélation des événements futurs appartient de la façon la plus rigoureuse à la prophétie; c'est même de là que semble venir le nom de prophétie. S. Grégoire a donc pu écrire: " La prophétie, dont la nature est de prédire l'avenir, perd la raison de son nom, quand elle parle du passé ou du présent. " Solutions: 1. La prophétie est définie par Cassiodore selon sa signification rigoureuse. 2. Et c'est aussi de cette manière qu’on la distingue des autres dons gratuits. D'où la réponse à la deuxième objection. Mais on peut encore distinguer ces charismes de la façon suivante: toutes les réalités qui tombent sous la prophétie ont ceci de commun que l'homme ne peut les connaître que par révélation divine. Il en va différemment des vérités qui relèvent des dons de sagesse, de science et d'interprétation des discours:


la raison naturelle de l'homme peut arriver à les connaître, bien que la clarté de la lumière divine leur confère une évidence supérieure. Quant à la foi, bien qu'elle porte sur des réalités invisibles à l'homme, elle ne donne pas la connaissance des vérités que l'on croit; elle permet seulement à l'homme d'adhérer avec certitude aux vérités qui sont connues par d'autres. 3. L'élément formel, dans la connaissance prophétique, c'est la lumière divine, et c'est de l'unité de cette lumière que la prophétie tire sa propre unité spécifique, malgré la diversité des objets que cette lumière manifeste au prophète. ARTICLE 4: Le prophète connaît-il tout ce qui peut être prophétisé? Objections: 1. Oui, semble-t-il. On lit en effet dans le prophète Amos (3,7): " Le Seigneur ne fait rien sans avoir révélé son secret à ses serviteurs, les prophètes. " Or toutes les vérités qui sont révélées prophétiquement font partie de ce secret divin. Il n'est donc aucune de ces vérités qui ne soit révélée au prophète. 2. " Les oeuvres de Dieu sont parfaites ", dit le Deutéronome (32,4). Or la prophétie est une révélation divine, on vient de le dire. Elle est donc parfaite. Ce qui ne serait pas si les vérités prophétiques n'étaient pas toutes révélées au prophète; car, d'après le Philosophe, " le parfait, c'est ce à quoi rien ne manque ". Les vérités prophétiques sont donc toujours révélées au prophète. 3. La lumière divine qui cause la prophétie est plus puissante que la lumière de la raison naturelle d'où procède la science humaine. Or l'homme qui possède une science connaît tout ce qui se rapporte à cette science. Ainsi le grammairien connaît tout le contenu de la grammaire. Le prophète connaît donc toutes les vérités prophétiques. En sens contraire, on lit dans S. Grégoire " L'esprit de prophétie peut avoir pour objet le présent sans toucher à l'avenir, ou porter sur l'avenir sans viser le présent. " Le prophète ne connaît donc pas toutes les vérités prophétiques. Réponse: Des réalités diverses ne peuvent exister ensemble que s'il y a une réalité où elles se rejoignent et dont elles dépendent. Ainsi avons-nous dit précédemment que toutes les vertus doivent exister ensemble à cause de la prudence ou de la charité. Or toutes les réalités qui sont connues par un principe sont liées les unes aux autres dans ce principe et en dépendent. C'est pourquoi celui qui connaît parfaitement un principe dans toute sa force saisit en même temps toutes les vérités qui sont connues par ce principe. Mais celui qui l'ignore, ou ne le connaît que d'une manière générale, ne saisit pas par le fait même toutes les vérités qui en dépendent. Il a besoin, au contraire, que chacune de ces vérités lui soit montrée en elle-même; il en résulte que certaines peuvent être connues et d'autres ignorées; or le principe de toutes les réalités qui sont manifestées d'une manière prophétique par la lumière divine, c'est la vérité première, que les prophètes ne peuvent voir en elle-même. Il n'est donc pas requis qu'ils connaissent tout ce qui peut être prophétisé; chaque prophète en connaît une partie, suivant que lui est révélé spécialement ceci ou cela. Solutions: 1. Le Seigneur révèle aux prophètes tout ce qui est nécessaire à l'instruction du peuple fidèle. Cependant, il ne révèle pas toutes les vérités à chacun, mais seulement certaines d'entre elles à tel ou tel. 2. La révélation divine est comme un genre, dont la prophétie constitue un degré imparfaits. Voilà pourquoi S. Paul écrit (1 Co 13, 8) que " les prophéties prendront fin ", et que la prophétie n'est qu'une connaissance " partielle ", c'est-à-dire imparfaite. La perfection de la révélation divine se réalisera au ciel. Aussi ajoute-t-il: " Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui n'est que partiel prendra fin. " Il


n'est donc pas nécessaire que rien ne manque à la révélation prophétique; il faut seulement qu'il ne manque rien pour la mission assignée à la prophétie. 3. Le savant saisit les principes scientifiques dont dépendent toutes les vérités du même ordre. Aussi, lorsqu'il possède parfaitement l'habitus d'une science, connaît-il toutes les vérités qui s'y rapportent. Mais le prophète ne saisit pas en lui-même le principe de toutes les connaissances prophétiques, c'està-dire Dieu. Son cas n'est donc pas le même que celui du savant. ARTICLE 5: Le prophète distingue-t-il toujours ce qu'il saisit divinement de ce qu'il voit par son propre esprit? Objections: 1. Il semble bien. S. Augustin, rapporte en effet une expérience de sa mère - " Elle disait qu'elle discernait, je ne sais par quel goût qu'elle ne pouvait exprimer en paroles, quelle différence il y avait entre la révélation divine et le songe de son âme. " Or la prophétie est une révélation divine. Le prophète peut donc discerner ce qui relève de l'esprit de prophétie, et ce qu'il dit par son propre esprit. 2. " Dieu ne commande rien d'impossible ", dit S. Jérôme. Or, dans Jérémie (23, 28), on lit ce précepte: " Que le prophète qui a un songe raconte ce songe; et que celui qui possède ma parole la rapporte fidèlement. " Le prophète peut donc discerner ce qu'il perçoit par l'esprit prophétique, et ce qu'il entrevoit d'une autre manière. 3. La certitude que donne la lumière divine est plus grande que celle qui est due à la lumière de la raison naturelle. Or celui qui, par la lumière de la raison naturelle, a acquis une science sait avec certitude qu'il la possède. Donc quiconque a reçu la prophétie par la lumière divine est encore beaucoup plus certain de la posséder. En sens contraire, S. Grégoire écrit " Quelquefois les saints prophètes, par l'exercice fréquent de leur ministère, publient, lorsqu'ils sont consultés, des oracles qui viennent de leur propre esprit, et ils s'imaginent qu'ils les rendent en vertu du don de prophétie. " Réponse: Il y a deux manières pour Dieu d'instruire l'âme du prophète; la révélation expresse et, suivant les termes de S. Augustin, " une certaine impulsion, que les hommes subissent quelquefois même à leur insu ". Dans la révélation expresse, le prophète possède la plus grande certitude des réalités qu'il connaît par le don de prophétie, et il tient aussi pour certain que ces réalités lui sont divinement révélées. " C'est en vérité, dit Jérémie (26, 15), que le Seigneur m'a envoyé vers vous, pour faire entendre à vos oreilles toutes ces paroles. " Autrement, si les prophètes eux-mêmes n'avaient cette certitude, la foi qui s'appuie sur leurs allégations ne serait pas certaine. Nous avons un signe de la certitude qui s'attache à la prophétie dans ce fait qu'Abraham, après avoir été averti dans une vision prophétique, s'est préparé à immoler son fils unique; ce qu'il n'aurait pas fait s'il n'avait été tout à fait sûr de la révélation divine. Mais dans l'impulsion prophétique, il arrive parfois que le prophète ne puisse pas pleinement discerner si ses paroles et ses pensées sont le résultat d'une inspiration divine, ou de son propre esprit. Or tout ce que nous connaissons par une impulsion divine ne nous est pas manifesté avec une certitude prophétique; car cette impulsion divine est un degré imparfait dans le genre que constitue la prophétie. Et c'est en ce sens qu'il faut entendre les paroles de S. Grégoire citées plus haut. Cependant, pour que l'erreur en ce cas ne puisse se produire, ajoute S. Grégoire au même endroit, " le Saint-Esprit corrige au plus vite les prophètes en leur faisant entendre la vérité, et ils se reprennent eux-mêmes d'avoir tenu de faux discours ". Solutions: Les premiers arguments se rapportent aux vérités qui sont révélées par un véritable esprit prophétique. Il a donc été répondu clairement aux objections.


ARTICLE 6: La prophétie peut-elle comporter de la fausseté? Objections: 1. Cela paraît possible. La prophétie, en effet, a pour objet les futurs contingents, on l'a vu. Or les événements futurs contingents peuvent ne pas se réaliser; sinon, ils se produiraient nécessairement. La prophétie peut donc être fausse. 2. Isaïe avertit prophétiquement Ézéchias lorsqu'il lui annonça: " Donne tes ordres à la maison, car tu vas mourir "; cependant Ézéchias vécut encore quinze années (2 R 20, 6; Is 38, 5). De même le Seigneur dit à Jérémie (18, 7): " Soudain je parle, contre une nation et contre un royaume, d'arracher, de détruire et de disperser. Mais si cette nation contre laquelle j'ai proféré ces menaces revient de sa méchanceté, je me repens du mal que j'avais résolu de lui faire. " On le voit par l'exemple des Ninivites, selon ce texte de Jonas (3, 10): " Dieu se repentit du mal qu'il devait leur faire et ne le fit pas. " La prophétie peut donc comporter de la fausseté. 3. Dans toute proposition conditionnelle, si l'antécédent est absolument nécessaire, le conséquent l'est aussi; le conséquent, dans cette proposition, est en effet à l'antécédent ce que la conclusion est aux prémisses dans un syllogisme. Et Aristote montre que, de prémisses nécessaires, il ne résulte jamais qu'une conclusion nécessaire. Or, si la prophétie ne peut être sujette à l'erreur, il est requis que cette proposition conditionnelle soit vraie; " Si quelque événement a été prédit, il se produira ". L'antécédent de cette proposition est absolument nécessaire, puisqu'il porte sur le passé; le conséquent sera donc aussi absolument nécessaire. Ce qu'on ne saurait admettre car la prophétie ne pourrait plus viser des événements contingents. Il est donc faux que la prophétie ne puisse être sujette à l'erreur. En sens contraire, Cassiodore nous dit: " La prophétie est une inspiration ou une révélation divine qui annonce les événements avec une vérité immuable. " Or la vérité de la prophétie ne serait pas immuable s'il pouvait s'y glisser une erreur. La prophétie ne peut donc être fausse. Réponse: On l'a vu plus haut, la prophétie est une connaissance imprimée par la révélation divine dans l'intelligence du prophète, sous la forme d'un enseignement. Or la vérité de la connaissance est la même chez le disciple et chez le maître. La connaissance du disciple est en effet la reproduction de celle du maître, de même que dans les réalités naturelles la forme de l'engendré reproduit celle de l'engendrant. Voilà pourquoi S. Jérôme dit que la prophétie est comme une " empreinte de la prescience divine ". Il faut donc que la vérité des connaissances et des messages prophétiques soit la même que celle de la connaissance divine. Or on a montré dans la première Partie que la connaissance divine ne peut être sujette à l'erreur. Il s'ensuit que l'erreur ne peut pas non plus se glisser dans la prophétie 11. Solutions: 1. Comme nous l'avons dit dans la première Partie, la certitude de la prescience divine n'exclut pas la contingence des événements particuliers à venir, car elle se porte sur eux en tant qu'ils sont présents et déjà déterminés dans leur réalisation. Ainsi la prophétie, qui est l'empreinte ou le signe de la prescience divine, n'exclut pas non plus, par son immuable vérité, la contingence des événements futurs. 2. La prescience divine regarde de deux manières les événements futurs: l° en eux-mêmes, en tant qu'elle les considère comme réalisés de façon présente; 2° dans leurs causes, en tant qu'elle envisage le rapport des causes à leurs effets. Considérés en eux-mêmes, les événements futurs contingents sont déjà déterminés dans leur réalisation; mais si on les prend dans leurs causes, leur détermination n'est pas telle qu'ils ne puissent se produire autrement. Cette double connaissance existe toujours simultanément dans l'intelligence divine, mais il n'en est pas de même dans la révélation prophétique, parce que l'empreinte de la cause n'est pas toujours égale à sa puissance. Aussi la révélation prophétique est-elle quelquefois une empreinte de la prescience divine selon qu'elle considère les événements futurs contingents en eux-mêmes; ceux-ci se produisent alors tels qu'ils ont été prédits, comme la prophétie d'Isaïe: " Voici qu'une vierge concevra. " D'autres fois, la révélation prophétique


ne reproduit de la prescience divine que la connaissance du rapport des causes à leurs effets; les événements peuvent alors se produire autrement qu'ils n'ont été prédits. La prophétie n'est cependant pas pour cela sujette à l'erreur, car le sens de cette prophétie est que les causes inférieures, êtres naturels ou actes humains, sont ainsi disposées que tel effet doit se produire. Ainsi faut-il entendre cette prédiction d'Isaïe: " Tu vas mourir ", c'est-à-dire: " L'état de ton corps te dispose à la mort. " Et cette prophétie de Jonas: " Encore quarante jours, et Ninive sera détruite ", signifie: " Ses fautes exigent qu'elle soit détruite. " S'il est dit de Dieu qu'" il se repent ", c'est par métaphore; Dieu se comporte à la manière de quelqu'un qui se repent; " il change sa décision, mais ne modifie pas son conseil ". 3. La vérité de la prophétie est la même que celle de la prescience divine, comme on vient de l'exposer; par suite, cette proposition conditionnelle: " Si quelque événement a été prédit, il se produira " reste vraie, comme celle-ci: " Si quelque événement a été prévu, il se produira. " Dans les deux propositions, il est impossible que l'antécédent ne soit pas. Il en résulte que le conséquent est nécessaire non pas si on le prend comme futur par rapport à nous, mais si on le considère dans sa réalisation présente, soumis qu'il est alors à la prescience divine, comme on l'a vu dans la première Partie.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 172: LA CAUSE DE LA PROPHÉTIE 1. La prophétie est-elle naturelle? - 2. Vient-elle de Dieu par l'intermédiaire des anges? - 3. Requiertelle des dispositions naturelles? - 4. Requiert-elle de bonnes moeurs? - 5. Y a-t-il une prophétie d'origine démoniaque? - 6. Les prophètes des démons annoncent-ils quelquefois la vérité? ARTICLE 1: La prophétie est-elle naturelle? Objections: 1. Cela semble possible. S. Grégoire écrit en effet: " Parfois l'âme elle-même possède une telle subtilité qu'elle est capable de prévoir certains événements. " S. Augustin dit de même que l'âme humaine abstraite des sens corporels est apte à prévoir l'avenir. Or c'est là le rôle de la prophétie. L'âme peut donc parvenir naturellement à la prophétie. 2. La vigueur de l'âme humaine est plus puissante dans l'état de veille que pendant le sommeil. Or il y a des gens qui dans leurs songes prévoient certains événements, observe le Philosophe. A plus forte raison l'homme peut-il naturellement connaître l'avenir. 3. L'homme est par sa nature plus parfait que les animaux. Or certains animaux possèdent une connaissance anticipée de l'avenir qui les concerne; ainsi les fourmis savent à l'avance qu'il pleuvra, on le voit à ce qu'avant la pluie elles se mettent à enfouir leurs graines. De même les poissons prévoient les tempêtes, puisqu'ils fuient le lieu où elles vont éclater. Les hommes peuvent donc à plus forte raison connaître à l'avance par nature l'avenir qui les intéresse, ce qui est de la prophétie. La prophétie est donc naturelle. 4. On lit, en outre, au livre des Proverbes (29, 18 Vg): " Enlevez la prophétie, il n'y a plus de peuple. " La prophétie est donc nécessaire à la conservation des hommes. Or la nature ne manque pas de ce qui lui est nécessaire. La prophétie est donc naturelle.


En sens contraire, S. Pierre dit (2 P 1, 21) " Ce n'est pas par une volonté d'homme qu'une prophétie a jamais été apportée; mais c'est poussés par l'Esprit Saint que les saints hommes de Dieu ont parlé. " La prophétie ne vient donc pas de la nature; c'est un don du Saint-Esprit. Réponse: Il peut y avoir, comme on l'a vu à l'Article précédent, une double connaissance prophétique des événements futurs; en eux-mêmes et dans leurs causes. Or, connaître les événements futurs en eux-mêmes est le propre de l'intelligence divine, à l'éternité de laquelle toutes choses sont présentes, comme il a été prouvé dans la première Partie; aussi une telle connaissance de l'avenir ne peut-elle venir de la nature, mais seulement d'une révélation divine. Toutefois les événements futurs peuvent être connus dans leurs causes en vertu d'une connaissance naturelle, même par l'homme; c'est ainsi que le médecin connaît à l'avance la santé ou la mort dans leurs causes, grâce à l'expérience qu'il a du rapport de ces causes à leurs effets. Cette connaissance des événements futurs que l'homme possède par sa nature, on peut l'entendre de deux manières: 1° En ce sens que l'âme serait immédiatement capable de connaître l'avenir, en vertu du sens inné qu'elle possède; ainsi, remarque S. Augustin " certains prétendaient que l'âme humaine avait en elle-même une puissance de divination ". Ce fut, semble-t-il, l'opinion de Platon: d'après lui les âmes ont une connaissance de toutes choses par la participation aux idées; mais cette connaissance est obnubilée du fait que les âmes sont unies à un corps, et plus ou moins d'après les individus, suivant que leur corps est plus ou moins pur. En cette hypothèse, on pourrait soutenir que les hommes dont l'âme n'est pas très enténébrée par suite de l'union avec leur corps sont capables de connaître certains événements futurs, en vertu de leur propre science. Mais à cette théorie S. Augustin fait cette objection: " Pourquoi l'âme ne peut-elle pas l'avoir toujours, cette puissance de divination alors qu'elle la désire toujours? " 2° Mais il semble plus vraisemblable que l'âme acquière ses connaissances par l'intermédiaire des réalités sensibles, d'après l'enseignement d'Aristote, comme on l'a vu dans la première Partie. Il est donc préférable d'adopter l'opinion suivante: les hommes n'ont pas la connaissance de ces événements futurs; mais ils peuvent l'acquérir par voie expérimentale; ils sont alors aidés par leurs dispositions naturelles, suivant que leur puissance imaginative est plus parfaite, et leur intelligence plus lucide. Toutefois, cette connaissance des événements futurs diffère de celle qui relève de la révélation divine sur deux points. 1° Celle-ci peut porter sur n'importe quel événement, et elle est infaillible; au contraire, la connaissance acquise naturellement ne vise que les effets qui sont du ressort de l'expérience humaine. 2° La prophétie surnaturelle possède une " vérité immuable "; l'autre au contraire peut être sujette à l'erreur. La première connaissance appartient en propre à la prophétie, mais non pas la seconde; car la connaissance prophétique, on le sait déjà, a pour objet des réalités qui dépassent universellement la connaissance humaine. Il faut donc dire que la prophétie proprement dite ne peut venir de la nature, mais seulement d'une révélation divine. Solutions: 1. Lorsque l'âme s'abstrait des réalités corporelles, elle est plus apte à percevoir l'influx des substances spirituelles; elle ressent aussi plus facilement les mouvements subtils que laissent dans l'imagination humaine les impressions des causes naturelles; toutes influences que l'âme ne peut recevoir quand elle est occupée de choses sensibles. C'est pourquoi S. Grégoire écrit que l'âme, à l'approche de la mort, " prévoit certains événements futurs, grâce à la subtilité de sa nature ", parce qu'elle perçoit alors les moindres impressions. Elle peut aussi connaître l'avenir par une révélation angélique. En tout cas, ce n'est pas par sa propre puissance. Autrement, remarque S. Augustin elle aurait en son pouvoir de prévoir l'avenir chaque fois qu'elle le voudrait; ce qui est évidemment faux. 2. La prescience de l'avenir que l'on a dans les songes provient, soit d'une révélation des substances spirituelles, soit d'une cause corporelle, comme nous l'avons dit au sujet de la divinations. Ces modes de connaissance sont plus actifs pendant le sommeil que pendant la veille; car l'âme de celui qui veille


est occupée par des réalités extérieures et sensibles; elle est donc moins apte à percevoir les impressions subtiles des substances spirituelles, ou même des causes naturelles. Cependant le jugement est alors plus parfait, car la raison a plus de vigueur dans la veille que dans le sommeil. 3. Les bêtes elles-mêmes ne prévoient pas les événements futurs, sinon dans les causes de ceux-ci, qui mettent en branle leur imagination. A ce point de vue, elles sont supérieures aux hommes; car l'imagination des hommes, surtout dans l'état de veille, agit plus d'après la raison que d'après l'impression des causes naturelles. Or, chez l'homme, la raison exerce une action beaucoup plus féconde que l'impression des causes naturelles chez l'animal. Toutefois la grâce divine qui inspire les prophètes est pour l'homme un adjuvant encore bien plus puissant. 4. La lumière prophétique s'étend aussi à la direction des actes humains; et, en ce sens, la prophétie est nécessaire au gouvernement du peuple. Surtout en vue du culte divin; or à cela la nature ne suffit pas, mais la grâce est indispensable. ARTICLE 2: La prophétie vient-elle de Dieu par l'intermédiaire des anges? Objections: 1. La réponse semble négative. On lit, en effet (Sg 7, 27) . " La sagesse de Dieu se répand dans les âmes saintes et en fait des amis de Dieu et des prophètes. " Mais c'est immédiatement, sans l'intermédiaire des anges, que des hommes sont faits amis de Dieu. Il doit donc en aller de même pour les prophètes. 2. De plus, la prophétie prend place parmi les dons gratuits; or ceux-ci viennent de l'Esprit Saint, selon S. Paul (1 Co 12, 4): " Les dons sont différents, mais l'esprit est le même. " La révélation prophétique ne se fait donc pas par l'intermédiaire des anges. 3. Enfin, selon Cassiodore. " la prophétie est une révélation divine ". Mais, si elle était faite par les anges, on la nommerait " révélation angélique ". Elle n'est donc pas faite par les anges. En sens contraire, Denys écrit: " Les visions divines parvenaient à nos glorieux pères par le moyen des vertus célestes. " Or il parle ici des visions prophétiques. La révélation prophétique se fait donc par l'intermédiaire des anges. Réponse: D'après l'Apôtre (Rm 13, 1): " Ce qui vient de Dieu se fait avec ordre. " Et c'est une loi de l'ordre divin, selon Denys, de gouverner les êtres inférieurs par des êtres intermédiaires. Or les anges tiennent le milieu entre Dieu et les hommes. Plus que les hommes en effet ils participent de la perfection de la bonté divine, et c'est la raison pour laquelle les illuminations et les révélations divines parviennent de Dieu aux hommes par le moyen des anges. D'autre part, la connaissance prophétique dépend de l'illumination et de la révélation divines. Il est donc manifeste que les anges en sont les intermédiaires. Solutions: 1. La charité, qui rend l'homme ami de Dieu, est une perfection de la volonté, sur laquelle Dieu seul peut agir. Mais la prophétie est une perfection de l'intelligence, et sur celle-ci l'ange peut aussi exercer une action comme on l'a vu dans la première Partie. Le cas est donc différent. 2. Les dons gratuits sont attribués à l'Esprit Saint en tant que principe premier; il distribue pourtant ces grâces aux hommes par le ministère des anges. 3. C'est à l'agent principal, en vertu duquel il agit, qu'on attribue l'oeuvre de l'instrument. Or le ministre peut être comparé à un instrument. Voilà pourquoi la prophétie, qui se fait par le ministère des anges, est appelée divine. ARTICLE 3: La prophétie requiert-elle des dispositions naturelles?


Objections: 1. On pourrait le croire. La prophétie s'accommode en effet aux dispositions du prophète qui la reçoit. Ainsi, au sujet de cette parole d'Amos (1, 2): " Le Seigneur rugira de Sion ", S. Jérôme écrit: " Il est naturel que tous ceux qui veulent faire des comparaisons en prennent les termes dans leur cercle d'expérience ou dans leur milieu d'éducation; par exemple les matelots comparent leurs ennemis à des vents contraires, et leur perte à un naufrage. De même Amos, qui fut berger, assimile la colère de Dieu au rugissement du lion. " Or ce qui est reçu chez quelqu'un suivant son mode de réception requiert en lui une disposition naturelle. La prophétie exige donc une disposition naturelle. 2. La vision de la prophétie constitue un degré plus élevé que celui de la science acquise. Beaucoup, en effet, en raison de dispositions défectueuses, ne peuvent saisir les sciences spéculatives. A plus forte raison, des dispositions naturelles sont-elles requises pour la contemplation prophétique. 3. De mauvaises dispositions naturelles entravent davantage qu'un obstacle accidentel. Or la contemplation prophétique se trouve compromise même par un empêchement accidentel; on lit, en effet, dans le commentaire de S. Jérôme sur S. Matthieu: " Au moment où s'accomplit l'acte conjugal, on ne recevra pas la présence de l'Esprit Saint, même si celui qui accomplit cette fonction d'engendrer semble être un prophète. " Bien plus encore, de mauvaises dispositions naturelles empêchent-elles la prophétie. Celle-ci requiert donc de bonnes dispositions naturelles. En sens contraire, S. Grégoire écrit dans une homélie: " L'Esprit Saint inspire un enfant qui joue de la cithare et en fait un psalmiste; il enflamme un pasteur de boeufs, qui traite les sycomores, et en fait son prophète. " Aucune disposition préalable n'est donc requise pour la prophétie; celle-ci dépend uniquement de la volonté de l'Esprit Saint. C'est ce qu'exprime l'Apôtre (1 Co 12, 11): " Un seul et même Esprit produit tous ces dons, les distribuant à chacun en particulier, comme il lui plaît. " Réponse: Comme nous l'avons dit à l'Article précédent, la prophétie, au sens vrai et absolu du mot, provient de l'inspiration divine; la prophétie qui dépend d'une cause naturelle n'est appelée prophétie que d'une manière relative. Or il faut remarquer que Dieu, qui est la cause universelle dans l'ordre de l'action, ne présuppose, dans les effets corporels, ni la matière ni aucune disposition matérielle; mais il peut apporter tout ensemble la matière, la disposition et la forme. De même, pour les effets spirituels, Dieu n'exige aucune disposition antérieure; mais il peut aussi causer, en même temps que l'effet spirituel, la disposition convenable, requise selon l'ordre de la nature. Bien plus, il pourrait même, par création, produire le sujet lui-même: en créant l'âme, Dieu la disposerait à la prophétie, et lui donnerait la grâce prophétique. Solutions: 1. Il est indifférent à la prophétie que la réalité prophétique soit exprimée par telle ou telle comparaison. C'est pour cette raison que l'opération divine n'apporte aucun changement à la manière de s'exprimer du prophète. La puissance de Dieu n'écarte que ce qui s'oppose à la prophétie. 2. La vision de la science a une cause naturelle. Or la nature ne peut agir que s'il existe une disposition préalable dans la matière. Mais il n'en est pas de même pour Dieu qui est la cause de la prophétie. 3. De mauvaises dispositions naturelles pourraient mettre obstacle à la révélation prophétique s'il n'y était porté remède; tel serait le cas de celui qui serait totalement dépourvu de sens naturel. De même qu'on peut être empêché de prophétiser par une passion violente, comme la colère, la convoitise charnelle dans l'acte conjugal, ou toute autre passion. Mais la puissance divine, qui est la cause de la prophétie, remédie à ces mauvaises dispositions naturelles. ARTICLE 4: La prophétie requiert-elle de bonnes moeurs? Objections: 1. Il y a des raisons de le croire. Il est écrit (Sg 7, 27): " La sagesse de Dieu se répand à travers les nations dans l'âme des saints; elle en fait des amis de Dieu et des prophètes. " Or la sainteté ne peut exister sans les bonnes moeurs et la grâce sanctifiante. Il en est donc de même de la prophétie.


2. Les secrets ne sont révélés qu'aux amis (Jn 15, 15): " je vous appelle mes amis, car tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître. " Or Dieu " révèle ses secrets aux prophètes ", comme on le dit dans Amos (3, 7). Les prophètes sont donc les amis de Dieu, ce qui ne peut être sans la charité, et celle-ci suppose la grâce sanctifiante. 3. Le Seigneur dit en S. Matthieu (7, 15) " Défiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous revêtus de peaux de brebis et qui, à l'intérieur, sont des loups voraces. " Mais ceux qui n'ont pas la grâce intérieure semblent être des loups voraces. Ils sont donc tous de faux prophètes. Nul par suite n'est donc un vrai prophète, s'il n'est rendu bon par la grâce. 4. Le Philosophe écrit . " Si la divination des songes vient de Dieu, il est inadmissible qu'elle soit accordée à n'importe qui, et non pas aux meilleurs. " Or il est certain que la prophétie vient de Dieu. Le don de prophétie ne peut donc être attribuée qu'aux hommes les meilleurs. En sens contraire, selon S. Matthieu (6,22), à ceux qui disent: " Seigneur, n'est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé? ", il est répondu: " je ne vous ai jamais connus. " Or " le Seigneur connaît ceux qui sont les siens ", affirme l'Apôtre (2 Tm 2, 19). La prophétie peut donc exister chez ceux qui n'appartiennent pas à Dieu par la grâce. Réponse: Les bonnes moeurs peuvent s'entendre de deux manières - 1° Dans leur racine intérieure: la grâce sanctifiante. 2° Par rapport aux passions intérieures de l'âme et aux actes extérieurs. La grâce sanctifiante est surtout donnée pour que l'âme de l'homme soit unie à Dieu par la charité; aussi S. Augustin écrit-il: " Celui à qui l'Esprit Saint n'est pas accordé pour aimer Dieu et le prochain, celui-là ne passera pas de la gauche à la droite (du juge). " Tout ce qui peut exister sans la charité peut donc se trouver sans la grâce sanctifiante et par conséquent sans de bonnes moeurs. Or c'est le cas de la prophétie; celle-ci peut, en effet se rencontrer sans la charité. En voici deux raisons: 1° D'abord à cause de leurs actes respectifs; la prophétie relève, en effet, de l'intelligence, tandis que la charité perfectionne la volonté; or l'acte de l'intelligence précède celui de la volonté. Aussi l'Apôtre (1 Co 13, 1) énumère-t-il la prophétie parmi les dons qui se rapportent à l'intelligence et qui peuvent exister sans la charité. 2° La seconde raison est tirée de leurs fins: la prophétie est donnée en effet, comme les autres charismes, en vue de l'utilité de l'Église, selon ces paroles de l'Apôtre (1 Co 12, 7): " La manifestation de l'Esprit est donnée à chacun en vue de l'utilité. " Elle n'a donc pas directement comme but d'unir à Dieu la volonté du prophète, ce qui est la fin de la charité. Voilà pourquoi la prophétie peut exister sans de bonnes moeurs, si l'on envisage la racine. Si au contraire nous considérons les bonnes moeurs par rapport aux passions de l'âme et aux actions extérieures, la malice morale, sous cet aspect, peut être un obstacle à la prophétie. La prophétie exige en effet une très grande élévation de l'esprit, pour contempler les réalités spirituelles: or à cela s'oppose la véhémence des passions ou la préoccupation désordonnée des réalités extérieures. Aussi lit-on (2 R 4, 38), au sujet des fils des prophètes, qu'" ils habitaient avec Elisée "; menant ainsi une vie solitaire, ils n'étaient pas détournés du don de prophétie par les occupations de ce monde. Solutions: 1. Le don de prophétie est quelquefois accordé à certains hommes pour éclairer leur propre esprit, en même temps que pour le bien des autres. Ce sont ceux chez lesquels la sagesse divine descend par la grâce sanctifiante et qu'elle rend amis de Dieu et prophètes. Au contraire, il y en a qui ne reçoivent le don de prophétie que pour le bien d'autrui; ils sont alors comme les instruments de l'action divine. S. Jérôme écrit: " Prophétiser, faire des miracles, chasser les démons, sont parfois autant d'actes charismatiques qui ne sont pas dus au mérite de ceux qui les produisent; mais, ou bien ils relèvent du Christ dont on a invoqué le nom, ou bien ils sont accordés pour la condamnation de ceux qui invoquent ce nom, ou pour l'utilité de ceux qui les voient et les entendent. "


2. Commentant la parole citée de S. Jean, S. Grégoire écrit: " En aimant les secrets célestes qui nous sont révélés, nous connaissons déjà ces secrets aimés; car l'amour lui-même est une connaissance. jésus a donc fait connaître toutes choses à ses disciples, parce que, délivrés des désirs terrestres, ils brûlaient des feux du suprême amour. " En ce sens, les secrets divins ne sont pas toujours révélés aux prophètes. 3. Tous les méchants ne sont pas des loups voraces, mais seulement ceux qui cherchent à nuire au prochain. " Les docteurs catholiques, dit en effet S. Jean Chrysostome, même s'ils ont perdu la grâce, sont appelés des serviteurs de la chair, mais ne sont pas pour autant des loups voraces, car ils n'ont pas le dessein de perdre les chrétiens. " Et parce que la prophétie est destinée au bien d'autrui, il est manifeste que les faux prophètes ont ce mauvais dessein et méritent d'être appelés loups voraces; car ce n'est pas pour cela qu'ils ont reçu mission de Dieu. 4. Les dons divins ne sont pas toujours donnés aux meilleurs dans le sens absolu du mot; mais parfois seulement à ceux qui sont les plus aptes à les recevoir. C'est ainsi que Dieu confère la prophétie à ceux auxquels il juge meilleur de l'accorder. ARTICLE 5: Y a-t-il une prophétie d'origine démoniaque? Objections: 1. Cela ne semble pas possible. Car, Cassiodore dit: " La prophétie est une révélation divine. " Or ce qui se fait par le démon n'est pas divin. 2. On l'a dit une illumination spirituelle est nécessaire pour parvenir à la connaissance prophétique. Or, les démons ne peuvent pas éclairer l'intellect humain, comme on l'a vu dans la première Partiez. Aucune prophétie ne peut donc venir des démons. 3. Un signe n'a aucune valeur s'il sert à prouver des choses contraires. Or la prophétie vise à confirmer la foi. Aussi, à propos de ces paroles de l'Apôtre (Rm 12, 6): " Nous avons la prophétie selon la mesure de notre foi ", la Glose fait ce commentaire: " Remarquez-le, la prophétie est en tête de l'énumération des grâces faite par S. Paul; elle est la première preuve que notre foi est vraie, car les croyants qui avaient reçu l'Esprit prophétisaient. " La prophétie ne peut donc venir des démons. En sens contraire, on lit (1 R 18,19) " Rassemble tout Israël auprès de moi, à la montagne du Carmel, ainsi que les trois cent cinquante prophètes de Baal et les quatre cents prophètes d'Astarté, qui mangent à la table de Jézabel. " Or ces cultes étaient ceux des démons; il semble donc qu'une certaine prophétie puisse venir aussi des démons. Réponse: Comme nous l'avons dit a, la prophétie implique la connaissance de réalités qui sont éloignées de la connaissance humaine. Or il est évident qu'une intelligence d'un ordre supérieur peut connaître ce qui est caché à la connaissance d'une intelligence inférieure. Au-dessus de l'intelligence humaine se trouve non seulement l'intelligence divine, mais aussi, selon l'ordre de la nature, celle des bons et des mauvais anges. Aussi les démons connaissent-ils, même par leur faculté naturelle, certaines choses qui sont cachées à la connaissance des hommes, et ils peuvent les leur révéler. Mais ce qui est absolument et souverainement au-dessus de nous, Dieu seul le connaît. C'est pour cette raison que la prophétie proprement dite ne saurait venir que de la révélation divine. Toutefois la révélation faite par les démons peut, sous un certain rapport, être appelée prophétie. Aussi ceux à qui les démons font une révélation ne reçoivent-ils pas le nom de prophètes tout court, mais on leur adjoint un qualificatif; on dit, par exemple, " faux prophètes " ou " prophètes des idoles ". " Lorsque l'esprit du mal, dit S. Augustin ravit l'homme jusqu'à des visions, il en fait des démoniaques, des possédés ou de faux prophètes. " Solutions: 1. Cassiodore définit ici la prophétie dans son sens propre et absolu.


2. Les démons manifestent aux hommes ce qu'ils connaissent, non en éclairant leur intelligence, mais en leur donnant une vision imaginative, ou même en leur parlant d'une manière sensible. Et sur ce point leur prophétie est inférieure à la vraie. 3. Certains signes, même extérieurs, permettent de discerner la prophétie des démons de celle de Dieu. " Il en est, dit S. Jean Chrysostome, qui prophétisent par l'esprit du diable, comme les devins. Nous les reconnaissons à ceci: le diable, dit parfois des choses fausses; l'Esprit Saint, jamais. " On lit, en effet, dans le Deutéronome (18, 2 1): " Peut-être vas-tu dire dans ton coeur: "Comment saurons-nous que cette parole, le Seigneur ne l'a pas dite?" Tu auras ce signe - si ce prophète a parlé au nom du Seigneur, et que sa parole reste sans effet. alors le Seigneur n'a pas dit cette parole-là. " ARTICLE 6: Les prophètes des démons annoncent-ils quelquefois la vérité? Objections: 1. On ne saurait l'admettre. S. Ambroise écrit en effet: " Toute vérité, dite par qui que ce soit, vient de l'Esprit Saint. " Or les prophètes des démons ne parlent pas par l'Esprit Saint, car " il n'y a pas d'alliance entre le Christ et Bélial ", dit S. Paul (2 Co 6, 15). Ces prophètes ne peuvent donc jamais prédire la vérité. 2. En outre, si les vrais prophètes sont inspirés par un esprit de vérité, les prophètes des démons le sont par un esprit de mensonge: on lit à leur sujet (1 R 22, 22): " je sortirai et je serai un esprit menteur dans la bouche de tous ces prophètes. " Or, on le sait, les prophètes inspirés par l'Esprit Saint n'enseignent jamais l'erreur. Les prophètes des démons n'annoncent donc jamais la vérité. 3. Il est dit du diable (Jn 8, 44): " Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu'il est menteur et le père du mensonge. " Or, en inspirant ces prophètes, le diable ne parle que de son propre fonds, il n'est pas en effet établi ministre de Dieu pour annoncer la vérité, puisque dit S. Paul (2 Co 6, 14): " Il n'y a pas d'accord entre la lumière et les ténèbres. " Les prophètes des démons ne prédisent donc jamais la vérité. En sens contraire, une Glose sur le livre des Nombres (22, 20) remarque: " Balaam était devin, par le ministère des démons et l'art de la magie il connaissait parfois les réalités futures. " Or a prédit beaucoup de choses vraies, comme ce qu’est rapporté dans les Nombres (24, 17): " Une étoile sortira de Jacob, un sceptre s'élèvera d'Israël. " Les prophètes des démons peuvent donc aussi annoncer à l'avance des vérités. Réponse: Le bien a le même rapport avec les réalités que le vrai avec la connaissance. Or, parmi les réalités, il est impossible d'en rencontrer une qui soit complètement privée de bien. Ainsi, pour la connaissance, il est impossible d'en trouver une qui soit absolument fausse, sans aucun mélange de vérité. C'est pourquoi S. Bède écrit " Il n'y a pas de fausse doctrine qui n'entremêle parfois certaines vérités avec l'erreur. " C'est le cas des démons; la doctrine dont ils instruisent leurs prophètes contient certaines vérités qui la rendent recevable; ainsi l'intelligence est amenée à l'erreur par l'apparence de la vérité, comme la volonté est amenée au mal par l'apparence du bien. Aussi S. Jean Chrysostome dit-il " Il est quelquefois permis au diable de dire vrai, afin que son mensonge se recommande de cette rare vérité. " Solutions: 1. Les prophètes des démons ne parlent pas toujours par une révélation des démons, mais quelquefois par une inspiration divine; ainsi en est-il clairement pour Balaam dont il est dit, dans les Nombres (22, 8), que le Seigneur lui avait parlé, bien qu'il fût prophète des démons; car Dieu se sert même des méchants pour l'utilité des bons. De là vient qu'il utilise même les prophètes des démons et leur fait annoncer certaines choses vraies; soit pour donner plus de crédit à la vérité, puisqu'elle reçoit un témoignage même de ses adversaires; soit aussi pour y amener plus facilement les hommes, lorsqu'ils croient de tels oracles. C'est ainsi que même les Sibylles ont fait beaucoup de prédictions vraies sur le Christ.


Et même quand les prophètes des démons reçoivent leur révélation des démons eux-mêmes, ils prédisent parfois certaines vérités, que ces mauvais esprits ont pu connaître, soit en vertu de leur propre nature dont l'auteur est l'Esprit Saint; soit encore par une révélation des bons esprits, dit S. Augustin. Ainsi, même cette vérité qu'annoncent les démons vient aussi de l'Esprit Saint. 2. Le vrai prophète est toujours inspiré par l'esprit de vérité, en qui on ne trouve aucune fausseté; et voilà pourquoi il n'enseigne jamais l'erreur. Au contraire, le faux prophète n'est pas toujours instruit par l'esprit de mensonge, mais quelquefois aussi par l'esprit de vérité. En outre, cet esprit de mensonge révèle lui-même tantôt la vérité, tantôt l'erreur, comme on vient de le voir. 3. Ce qui est propre aux démons, c'est ce qu'ils possèdent par eux-mêmes: le mensonge et le péché. Mais ce qui se rapporte à leur nature, ils ne le possèdent pas par eux-mêmes, ils le tiennent de Dieu. Or c'est par la vertu de leur propre nature qu'ils annoncent parfois la vérité. Enfin, Dieu se sert aussi des démons pour proclamer par eux la vérité en leur révélant les mystères divins par l'intermédiaire des anges, nous l'avons dit.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 173: PROPHÉTIQUE

LE

MODE

DE

LA

CONNAISSANCE

1. Les prophètes voient-ils l'essence même de Dieu? - 2. La révélation prophétique se fait-elle par infusion de certaines représentations, ou seulement par infusion d'une lumière? - 3. Comporte-t-elle toujours l'abstraction des sens? - 4. La prophétie comporte-t-elle toujours la connaissance de ce qui est prophétisé? ARTICLE 1: Les prophètes voient-ils l'essence même de Dieu? Objections: 1. La réponse semble affirmative. Au sujet de ce passage d'Isaïe (38, 1): " Prépare ta demeure, etc. ", la Glose remarque: " Les prophètes peuvent lire dans le livre même de la prescience de Dieu, où tout est écrit. " Or la prescience de Dieu, c'est son essence. Les prophètes voient donc l'essence même de Dieu. 2. S. Augustin a écrit: " C'est dans cette éternelle vérité, de laquelle toutes les réalités temporelles ont été faites, que nous voyons, avec le regard de l'âme, la forme de notre être et de notre action. " Or, parmi tous les hommes, ce sont les prophètes qui ont la plus haute connaissance des réalités divines. Ce sont donc eux surtout qui voient l'essence divine. 3. Les événements futurs contingents sont connus à l'avance par les prophètes selon l'immuable vérité. Or ils ne sont tels qu'en Dieu lui-même. Les prophètes voient donc Dieu lui-même. En sens contraire, la vision de l'essence divine ne cessera pas dans la patrie. Or " la prophétie disparaîtra " (1 Co 13, 8). La prophétie ne se produit donc pas par la vision de l'essence divine. Réponse: La prophétie comporte une connaissance divine qui est comme éloignée de nous. Aussi liton dans l'épître aux Hébreux (11, 13) à propos des prophètes: " C'est de loin qu'ils regardaient. " Or ceux qui sont au ciel, dans la béatitude, ne voient pas comme de loin mais, pour ainsi dire, de tout près, selon ce mot du Psaume (140, 14): " Les justes demeureront devant ta face. " Il est donc évident que la connaissance prophétique est autre que la connaissance parfaite du ciel. Elle s'en distingue


comme l'imparfait du parfait; et elle s'évanouira lorsque l'autre surviendra, comme le montre l'Apôtre (1 Co 13, 8). Certains, voulant distinguer la connaissance des prophètes de celle des bienheureux, ont prétendu que les prophètes voyaient l'essence divine, qu'ils appellent " miroir éternel ", non pas pourtant en tant qu'elle est l'objet de béatitude, mais en tant qu'elle contient les raisons des événements futurs. Or cela est absolument impossible. En effet, Dieu est objet de béatitude selon son essence même. S. Augustin le remarque: " Bienheureux celui qui te connaît, même s'il ignore les créatures. " Mais il n'est pas possible de voir les raisons des créatures dans l'essence divine même, si l'on ne connaît pas cette essence. D'une part, en effet, l'essence divine est la raison de tout ce qui se fait; or la raison idéale n'ajoute à l'essence divine qu'un rapport aux créatures. D'autre part, on connaît d'abord une réalité en soi avant de la connaître par comparaison avec autre chose, ce qui revient ici à connaître Dieu comme objet de béatitude, avant de le connaître selon les raisons des choses qui existent en lui. C'est pourquoi les prophètes ne peuvent voir Dieu selon les raisons des créatures, sans qu'ils le connaissent comme objet de béatitude. Il faut donc soutenir que la vision prophétique n'est pas la vision de l'essence divine elle-même; et ce n'est pas non plus dans cette essence divine que les prophètes contemplent ce qu'ils voient, mais dans certaines similitudes qu'éclaire la lumière divine. Aussi lit-on chez Denys, au sujet des visions prophétiques: " Le sage théologien appelle divine la vision produite par la similitude des réalités qui manquent de forme corporelle, parce que les voyants remontent du plan de la similitude à celui des choses divines. " Ce sont ces similitudes, éclairées par la lumière divine, qui méritent le nom de miroir, bien plutôt que l'essence divine. Car dans un miroir se reflètent les images des autres réalités, ce qu'on ne peut dire de Dieu; tandis que cette illumination de l'esprit par mode prophétique peut être appelée miroir, en tant qu'il s'y reflète une image de la vérité, de la prescience divine. C'est pourquoi on la nomme " miroir éternel ", parce qu'elle représente la prescience de Dieu qui, dans son éternité, voit toutes choses d'une manière présente, comme on l'a établi plus haut. Solutions: 1. Les prophètes lisent dans le livre de la prescience de Dieu pour autant que, de cette prescience même de Dieu, la vérité se reflète dans l'esprit du prophète. 2. On dit de l'homme qu'il voit dans la vérité première la propre forme de son être, en tant que la ressemblance de cette vérité première se reflète dans l'esprit humain. Et c'est ainsi que l'âme a le pouvoir de se connaître elle-même. 3. Les futurs contingents sont en Dieu selon une immuable vérité. Dieu peut donc imprimer dans l'esprit des prophètes une connaissance semblable, sans que pour cela les prophètes voient Dieu par essence. ARTICLE 2: La révélation prophétique se fait-elle par infusion de certaines représentations, ou seulement par infusion d'une lumière? Objections: 1. Il semble que Dieu imprime seulement une nouvelle lumière. D'après S. Jérôme en effet, les prophètes utilisent les images du milieu dans lequel ils ont vécu. Mais, si la vision prophétique se faisait par l'impression de représentations nouvelles, leur vie antérieure ne leur servirait de rien. Des représentations ne sont donc pas imprimées à nouveau dans l'esprit du prophète, mais seulement une lumière prophétique. 2. Selon S. Augustin ce n'est pas la vision imaginative qui fait un prophète, mais seulement la vision intellectuelle. Voilà pourquoi on lit aussi dans Daniel (10, 1); " La vision a besoin d'intelligence. " Or la vision intellectuelle, remarque encore S. Augustin ne se produit pas par certaines similitudes, mais par la vérité même des réalités. La révélation prophétique ne semble donc pas se faire par l'impression de représentations.


3. Par le don de prophétie, l'Esprit Saint montre aux hommes ce qui dépasse leur faculté naturelle. Or l'homme peut, par sa faculté naturelle, se former des représentations de toutes les réalités. Ce ne sont donc pas des images ou des idées qui sont données dans la vision prophétique, mais seulement la lumière intelligible. En sens contraire, le Seigneur dit dans Osée (12, 11): " je leur ai multiplié les visions et, grâce aux prophètes, on a connu ma ressemblance. " Or la multiplication des visions ne se fait pas selon la lumière intelligible, qui est commune à toutes les visions prophétiques, mais, seulement par la diversité des représentations, selon lesquelles se fait aussi la ressemblance. Il semble donc que, dans la vision prophétique, sont imprimées de nouvelles représentations des réalités, et non pas seulement une lumière intelligible. Réponse: D'après S. Augustin " la connaissance prophétique a surtout pour siège l'esprit ". Or, au sujet de la connaissance de l'esprit humain, il y a deux choses à considérer: le mode de réception ou de représentation des réalités, et le jugement sur les réalités représentées. Les réalités sont représentées à l'esprit humain par des idées (ou species); normalement, il est nécessaire que ces représentations passent par les sens, puis par l'imagination, et aboutissent à l'intellect possible; celui-ci est modifié par les représentations d'images qu'éclaire l'intellect agent. Or l'imagination ne fait pas que recevoir les formes des choses sensibles telles qu'elles viennent des sens, elle subit aussi diverses transformations; soit par suite de modifications corporelles, comme il arrive dans le sommeil ou la folie, soit par suite d'une intervention de la raison, qui dispose les images en vue de ce qu'il faut comprendre. En effet, quand on change l'ordre des lettres dans un mot, le sens diffère; de même aussi, si l'on dispose de diverses manières les images, il en résulte dans l'intelligence des idées intelligibles différentes. Quant au jugement de l'esprit humain sur ces représentations, il dépend de la force de la lumière intellectuelle qui les éclaire. Or, par le don de prophétie, l'esprit humain est surélevé au-dessus de ses facultés naturelles quant aux deux éléments qu'on vient de dire; d'abord quant au jugement, par l'influx d'une lumière intellectuelle; ensuite quant à la représentation des réalités, qui se fait par les images ou les idées. Sous ce second rapport seulement, on peut comparer l'enseignement humain à la révélation prophétique; en effet, le mettre présente à son disciple les réalités au moyen du langage, mais il ne peut l'illuminer intérieurement, comme Dieu le fait. Or, dans la prophétie, c'est la surélévation du jugement qui est la plus importante, car c'est dans un jugement que s'achève la connaissance. C'est pourquoi, si quelqu'un est gratifié par Dieu de la vision de certaines réalités à l'aide de similitudes imaginatives, comme le furent Pharaon et Nabuchodonosor, ou encore à l'aide de similitudes corporelles, comme Balthazar, il ne faut pas le considérer comme un prophète, à moins que son esprit n'ait reçu une lumière qui le rende capable de porter un jugement; cette vision sans jugement est une espèce imparfaite dans l'ordre de la prophétie; aussi certains l'appellent-ils " une prophétie fortuite, involontaire ", comme l'est la divination des songes. Mais il sera prophète, celui dont l'intelligence seule aura été éclairée pour juger même ce que d'autres ont vu dans leur imagination: ainsi joseph qui expliqua le songe de Pharaon. Toutefois, remarque S. Augustin: " Celui-là surtout mérite le nom de prophète, qui excelle en l'un et l'autre genres: voir en esprit les similitudes désignant les réalités corporelles, et en même temps, les comprendre par la vivacité de son esprit. " Voici de quelles manières les réalités sont manifestées par Dieu à l'esprit du prophète. Tantôt c'est par l'intermédiaire des sens extérieurs, au moyen de formes sensibles; par exemple Daniel vit des inscriptions sur la muraille. Tantôt c'est au moyen de formes imprimées dans l'imagination, soit que Dieu les imprime directement, sans qu'elles soient reçues par les sens; tel serait le cas d'un aveugle-né dans l'imagination duquel s'imprimeraient les images des couleurs; soit aussi que Dieu arrange de façon spéciale les formes reçues par les sens: tel le cas de Jérémie (1, 13), qui vit " bouillir une chaudière venant du nord ". Tantôt enfin, c'est au moyen d'idées imprimées dans l'esprit du prophète; c'est le cas de ceux qui reçoivent la science ou la sagesse infuses, comme Salomon et les Apôtres.


Quant à la lumière intelligible, elle est donnée par Dieu à l'esprit humain, soit pour juger ce qui a été vu par d'autres: on l'a remarqué pour Joseph, et il en est de même des Apôtres auxquels " le Seigneur ouvrit l'esprit afin qu'ils comprennent les Écritures " (Le 24, 45); c'est là l'objet de " l'interprétation des discours ", soit pour juger selon la vérité divine ce que l'homme saisit avec ses facultés naturelles; soit aussi pour juger d'une manière vraie et efficace ce qui est à faire, selon cette parole d'Isaïe (63, 14): " L'esprit du Seigneur a été son guide. " Il ressort donc de cet exposé que la révélation prophétique se fait quelquefois seulement par influx de lumière; d'autres fois par l'impression de représentations nouvelles ou organisées différemment. Solutions: 1. On l'a vu, lorsque dans la révélation prophétique Dieu ordonne les images précédemment reçues par les sens, afin de les rendre aptes à révéler une vérité, la vie menée antérieurement apporte quelque chose à ces analogies; il n'en est pas de même lorsqu'elles sont entièrement imprimées de l'extérieur. 2. La vision intellectuelle ne se produit pas à l'aide de similitudes corporelles et individuelles, pourtant elle requiert une certaine similitude intellectuelle. Aussi S. Augustin dit-il que l'âme possède quelque ressemblance avec la forme qu'elle connaît ". Et cette similitude intellectuelle, dans la vision prophétique, est parfois immédiatement imprimée par Dieu; d'autres foi, elle résulte, avec l'aide de la lumière prophétique, des formes imprimées dans l'imagination; car, sous ces formes, l'esprit découvre une vérité plus profonde, à la clarté d'une lumière plus vive. 3. L'homme a la faculté naturelle de produire toutes les formes situées dans l'imagination, si on les considère d'une manière absolue; mais non pas celle de les combiner de telle sorte qu'elles puissent représenter des vérités intelligibles qui dépassent son intelligence; aussi lui faut-il pour cela le secours d'une lumière surnaturelle. ARTICLE 3: La vision prophétique est-elle toujours accompagnée de l'aliénation des sens? Objections: 1. Il semble bien. On lit en effet dans les Nombres (12, 6): " S'il y a parmi vous un prophète, je lui apparaîtrai dans une vision ou je lui parlerai dans un songe. " Et la Glose dit sur le début du Psautier: " L'apparition qui se fait dans les songes et dans les visions n'est qu'une apparence. " Or, s'il n'y a qu'apparence là où il devrait y avoir réalité, c'est qu'il s'est produit une aliénation des sens. La prophétie requiert donc toujours cette aliénation des sens. 2. Lorsqu'une puissance s'applique avec intensité à son opération, les autres puissances suspendent leur exercice; par exemple, ceux qui apportent une grande attention à écouter quelque chose sont incapables de voir ce qui se passe devant eux. Or, dans la vision prophétique, l'intelligence, par suite de l'élévation de ses pensées, s'applique avec une suprême intensité à son acte. Voilà pourquoi il semble qu'il y ait toujours abstraction des sens. 3. Il est impossible de se tourner à la fois de deux côtés opposés. Or, dans la vision prophétique, l'esprit est orienté vers la réalité supérieure qui l'inspire; il ne peut donc en même temps se tourner vers les réalités sensibles. Il semble donc nécessaire que la révélation prophétique se fasse toujours avec abstraction des sens. En sens contraire, S. Paul écrit (1 Co 14, 32) " L'esprit des prophètes est soumis aux prophètes. " Or cela serait impossible si le prophète n'était pas maître de lui-même, étant devenu étranger à ses sens. La vision prophétique ne s'accompagne donc pas de l'aliénation des sens. Réponse: La révélation prophétique, on l'a vu à l'Article précédent, se fait de quatre manières: par l'influx d'une lumière intelligible; par octroi d'idées nouvelles; par impression ou nouvelles combinaisons de formes dans l'imagination; par la représentation de formes sensibles. Or il est évident


qu'il n'y a pas abstraction des sens lorsqu'une réalité est présentée à l'esprit du prophète par des formes sensibles, soit que Dieu les forme spécialement à cette fin, tels le buisson montré à Moïse ou l'inscription montrée à Daniel; soit même que d'autres causes les produisent, mais avec un dessein voulu par la providence divine; ainsi l'arche de Noé symbolisant l'Église. Il n'est pas davantage nécessaire qu'il y ait aliénation des sens extérieurs lorsque le prophète est éclairé par une lumière intellectuelle ou doté d'idées nouvelles; car en nous le jugement de l'intelligence exige pour sa perfection un retour vers les réalités sensibles, qui sont à l'origine de notre connaissance comme nous l'avons établi dans la première Partie. Au contraire, lorsque la révélation prophétique se fait à l'aide de formes de l'imagination, l'abstraction des sens est nécessaire pour que cette apparition des images ne soit pas confondue avec les réalités perçues par les sens extérieurs. En ce cas, l'abstraction des sens peut être parfaite ou imparfaite: elle est parfaite lorsque l'on n'a plus aucune perception sensible; elle est imparfaite lorsque l'on continue de percevoir par les sens, sans toutefois discerner complètement les objets extérieurs de ce que l'on voit par l'imagination. Aussi S. Augustin écrit-il: " On voit les images des corps qui sont produites dans l'âme comme on perçoit les corps en réalité, de sorte que l'on ne fait pas de différence entre un homme présent et un homme absent que l'on considère en imagination comme avec les yeux. " Toutefois, cette aliénation des sens n'est pas, chez les prophètes, l'effet d'un désordre de nature, comme chez les possédés et les fous, mais le résultat d'une cause ordonnée, soit naturelle comme le sommeil, soit spirituelle comme l'intensité de la contemplation; ainsi dans le cas de Pierre qui en priant dans la chambre haute (Ac 10, 9) " fut ravi hors de ses sens ", soit divine, selon cette parole du livre d'Ézéchiel (1, 3): " La main du Seigneur s'est posée sur lui. " Solutions: 1. Ces textes parlent des prophètes qui reçoivent de nouvelles formes dans l'imagination ou un nouvel arrangement de formes antérieurement acquises, soit pendant le sommeil, d'où le terme de " songe ", soit pendant la veille, d'où le terme de " vision ". 2. Lorsque l'esprit applique son attention à saisir des réalités absentes, qui sont cachées aux sens, l'intensité de cette application produit une aliénation des sens. Mais quand l'esprit s'applique à combiner ou à juger les réalités sensibles, il ne faut pas qu'il soit abstrait des sens. 3. Chez le prophète, le mouvement de l'esprit ne dépend pas de sa puissance propre, mais de celle d'une lumière supérieure. C'est pourquoi, lorsque par une lumière supérieure l'esprit du prophète est conduit à juger ou à combiner ce qui se rapporte aux réalités sensibles, il n'y a pas aliénation des sens; celle-ci ne se produit que quand l'esprit est surélevé pour contempler de plus hautes vérités. 4. S'il est dit que l'esprit des prophètes leur est soumis, cela vise le discours prophétique dont parle ici l'Apôtre; car, lorsque les prophètes annoncent ce qu'ils ont vu, c'est de leur propre gré, et non avec un esprit troublé comme les possédés, ainsi que le prétendaient Priscille et Montan. Mais, dans la révélation prophétique elle-même, les prophètes sont bien plutôt soumis à l'esprit de prophétie, c'est-àdire au charisme prophétique. ARTICLE 4: La prophétie comporte-t-elle toujours la connaissance de ce qui est prophétisé? Objections: 1. Il semble que oui. S. Augustin écrit: " Pour ceux à qui des signes étaient montrés en imagination par des ressemblances de réalités corporelles, il n'y avait pas encore de prophétie, tant que l'esprit n'était pas intervenu pour comprendre ces signes. " Or ce qui est compris ne peut rester inconnu. Le prophète n'ignore donc pas ce qu'il prophétise. 2. La lumière prophétique est plus parfaite que celle de la raison naturelle. Or celui qui possède la science par la lumière naturelle n'ignore pas ce qu'il sait. Celui qui énonce quelque vérité par la lumière prophétique ne peut donc pas l'ignorer non plus.


3. Enfin, la prophétie a pour but d'éclairer l'homme (2 P 1, 19): " Vous avez les oracles prophétiques, auxquels vous faites bien de prêter attention, comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur. " Or, qui pourrait éclairer les autres, s'il n'était pas éclairé lui-même? Il semble donc que le prophète soit d'abord éclairé lui-même pour connaître ce qu'il annonce aux autres. En sens contraire, on lit en S. Jean (11, 5 1) " Caïphe ne dit pas cela de lui-même, mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour le peuple, etc. " Or Caïphe ne comprit pas ce qu'il disait. Tous ceux qui prophétisent ne connaissent donc pas ce qu'ils annoncent. Réponse: Dans la révélation prophétique l'esprit du prophète est mû par l'Esprit Saint comme un instrument déficient par rapport à l'agent principal. Or le Saint-Esprit pousse l'esprit du prophète, soit à comprendre, soit à annoncer, soit à faire quelque chose; tantôt à ces trois actes ensemble, tantôt à deux d'entre eux, tantôt à un seul. Et il peut se produire, dans chacun de ces cas, qu'il y ait chez le prophète un défaut de connaissance. Car, puisque l'esprit du prophète est mû pour juger ou pour saisir une vérité, il arrive parfois qu'il saisisse cette vérité, mais sans se rendre compte qu'elle lui a été révélée par Dieu; d'autres fois au contraire il s'en rend compte. De même, dans le cas d'annonce prophétique, l'esprit du prophète, tantôt comprend ce que l'Esprit Saint affirme par sa bouche, comme David qui disait (2 S 23, 2): " L'esprit du Seigneur a parlé par moi ", - tantôt ne saisit pas ce que l'Esprit Saint a voulu signifier par les paroles qu'il prononce, comme Caïphe. Enfin il en va de même dans le cas d'action prophétique; parfois les prophètes comprennent la signification de leur acte, tel Jérémie qui cache sa ceinture dans l'Euphrate (3, 59); parfois ils n'en ont aucune conscience: par exemple les soldats qui se sont partagé les vêtements du Christ ne comprirent pas ce que cela figurait. Donc, lorsque quelqu'un a conscience qu'il est conduit par l'Esprit Saint soit à juger une vérité, soit à l'exprimer par la parole ou par l'action, cela relève en propre de la prophétie. Tandis que, lorsqu'il est mû par l'Esprit Saint, mais sans le savoir, il n'y a pas prophétie parfaite, mais impulsion prophétique. Cependant, il faut reconnaître que, l'esprit du prophète étant un instrument déficients, nous l'avons dit, même les vrais prophètes ne connaissent pas tout ce que l'Esprit Saint veut obtenir, soit par leurs visions, soit par leurs paroles, soit même par leurs actions. Cela donne clairement la réponse aux objections car ces arguments d'introduction parlent des vrais prophètes, dont l'esprit est parfaitement éclairé par Dieu.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 174: PROPHÉTIE

LES

DIFFÉRENTES

ESPÈCES

DE

LA

1. Quelles sont les espèces de la prophétie? - 2. La prophétie la plus haute est-elle celle qui se produit sans vision de l'imagination?- 3. Les divers degrés de la prophétie. -4. Moïse fut-il le plus grand des prophètes? -5. Un compréhenseur peut-il être un prophète? -6. La prophétie a-t-elle progressé dans la suite des temps? ARTICLE 1: Quelles sont les espèces de la prophétie? Objections: 1. La division donnée par la Glose à l'occasion du texte de S. Matthieu (1, 23): " Voici qu'une vierge concevra ", ne semble pas convenir. Cette division est la suivante: " Il y a une prophétie qui vient de la prédestination de Dieu: cette prophétie se réalise nécessairement de toutes manières,


indépendamment de notre libre arbitre; c'est de cette prophétie qu'il est question dans le texte de S. Matthieu. Il y en a une autre qui relève de la prescience divine; notre libre arbitre y a sa part. Enfin une troisième prophétie est la prophétie de menace, qui est un signe de colère divine. " Ce qui est commun à toute prophétie ne doit pas en former une espèce. Or toute prophétie relève de la prescience divine, car, dit une Glose sur Isaïe (38, 1): " Les prophètes lisent dans le livre de la prescience. " Il ne faut donc pas donner la prophétie de prescience comme une des espèces de la prophétie. 2. Si une prophétie peut contenir une menace, elle peut aussi porter sur une promesse; ces deux sortes de prophétie s'entremêlent. Dans Jérémie (18, 7) Dieu dit en effet: " Tantôt je parle, touchant une nation et touchant un royaume, d'arracher, de détruire, de disperser. Mais cette nation revient-elle de sa méchanceté? Alors je me repens du mal que j'avais résolu de lui faire. " Voilà la prophétie de menace. Et voici la prophétie de promesse: " Tantôt je parle, touchant une nation et touchant un royaume, de bâtir et de planter. Mais cette nation fait-elle ce qui est mal à mes yeux? Alors je me repens du bien que j'avais parlé de lui faire. " De même qu'il y a une prophétie de menace, ainsi faut-il admettre une prophétie de promesse. 3. En outre, S. Isidore a écrit " Il y a sept formes de prophétie. La première est l'extase ou ravissement de l'esprit: ainsi S. Pierre, quand il vit comme une nappe envoyée du ciel et remplie d'animaux divers. La deuxième est la vision: tel est le cas d'Isaïe disant: " J'ai vu le Seigneur assis, etc. " La troisième est le songe: par exemple Jacob qui vit une échelle pendant son sommeil. La quatrième est la nuée: c'est ainsi que Dieu parlait à Moïse. La cinquième est une voix qui vient du ciel, comme celle qui dit à Abraham: " Ne touche pas à l'enfant. " La sixième est la parabole: tel fut le cas pour Balaam. Enfin la septième est la plénitude de l'Esprit Saint: c'est le don qui existe chez presque tous les prophètes. S. Isidore distingue aussi trois genres de visions - " Le premier selon les yeux du corps; le deuxième selon l'imagination; le troisième par le regard de l'esprit. " Or toutes ces formes de prophéties ne sont pas exprimées dans la division de la Glose que nous avons citée. Celle-ci est donc insuffisante. En sens contraire, il y a l'autorité de S. Jérôme à qui est attribuée cette Glose. Réponse: Les espèces des habitus et des actes, en morale, se distinguent d'après les objets. Or la prophétie a pour objet ce qui, dans la connaissance divine, dépasse la faculté humaine. C'est pourquoi l'on répartit la prophétie, d'après la différence de ces objets, en diverses espèces, selon la division donnée ci-dessus. D'autre part, on a dit plus haut que Dieu connaissait l'avenir de deux manières; 1° Tel qu'il est dans sa cause; ainsi faut-il entendre la prophétie de menace; celle-ci ne s'accomplit pas toujours, mais elle marque à l'avance l'ordre d'une cause à ses effets, ordre qui est parfois entravé par certains événements qui viennent à la traverse. 2° Dieu connaît certaines réalités futures en elles-mêmes. Ou bien ces réalités doivent être produites par lui: la prophétie qui les concerne est la prophétie de prédestination; car, d'après S. Jean Damascène " Dieu a prédestiné ce qui n'est pas en nous ". Ou bien elles sont soumises au libre arbitre de l'homme: c'est la prophétie de prescience. Cette prophétie peut se rapporter aux bons et aux mauvais; la prophétie de prédestination au contraire ne concerne que les bons. La prédestination étant comprise sous la prescience, une Glose, sur le début du Psautier, ne donne que deux espèces de prophéties: la prophétie de " prescience " et la prophétie de " menace " Solutions: 1. Au sens propre, la prescience est la connaissance par avance des événements futurs selon qu'ils existent en eux-mêmes; c'est en ce sens qu'elle forme une espèce de la prophétie. Mais si l'on entend la prescience à l'égard des événements futurs, soit selon qu'ils existent en eux-mêmes, soit selon qu'ils existent dans leurs causes, elle joue le rôle d'un genre par rapport à toutes les espèces de prophétie.


2. La prophétie de " promesse " rentre dans la prophétie de " menace ", car elles comportent toutes deux la même raison de vérité. Toutefois, c'est la menace qui lui a donné son nom, parce que Dieu est plus porté à remettre une peine qu'à retirer les bienfaits qu'il a promis. 3. S. Isidore divise la prophétie d'après le, divers modes de révélation. On peut les distingue selon les puissances cognitives de l'homme: les, sens, l'imagination, l'intellect. C'est pourquoi S. Isidore admet, avec S. Augustin, trois espèces de visions. La distinction peut encore se prendre de la différence dans l'influx prophétique. Quant à l'illumination de l'intelligence, la prophétie se caractérise par la plénitude de l'Esprit Saint (septième espèce de la classification de S. Isidore). Quant à l'impression des formes dans l'imagination, S. Isidore signale trois sortes de prophétie: le songe (troisième espèce); la vision qui se produit pendant la veille et concerne une vérité quelconque (deuxième espèce); enfin l'extase qui élève l'esprit jusqu'à la contemplation de certaine, vérités plus hautes (première espèce). Quant aux signes sensibles, il admet trois cas: le signe sensible est, ou bien une réalité corporelle apparaissant extérieurement à la vue, comme la Nuée (quatrième espèce), ou bien une Voix venant de l'extérieur à l'oreille de l'homme (cinquième espèce), ou enfin des mots formés par l'homme pour indiquer une comparaison, c'est la Parabole (sixième espèce). ARTICLE 2: La prophétie la plus haute est-elle celle qui se produit sans vision de l'imagination? Objections: 1. Apparemment non. Sur ce texte (1 Co 14, 2): " L'Esprit révèle des mystères ", la Glose cite cette opinion de S. Augustin: " Il est moins prophète, celui qui voit seulement en esprit les images des réalités signifiées; il l'est davantage, celui qui en a seulement l'intelligence; mais il l'est au plus haut degré, celui qui excelle dans ces deux genres. " Or, dans ce dernier cas, il s'agit du prophète qui jouit à la fois de la vision intellectuelle et de la vision par l'imagination. Cette forme de la prophétie est donc la plus élevée. 2. Plus la puissance d'un être est forte, plus elle s'étend à des objets éloignés. Or, on le sait la lumière prophétique intéresse principalement l'esprit. La prophétie qui descend jusqu'à l'imagination semble donc plus parfaite que celle qui reste dans l'intelligence. 3. S. Jérôme distingue les prophètes des hagiographes. Or tous ceux qu'il nomme prophètes - Isaïe, Jérémie, etc., ont eu en même temps qu'une vision intellectuelle, une vision dans l'imagination. Mais il n'en est pas de même de ceux qu'il désigne sous le nom d'hagiographes (saints écrivains), parce qu'ils écrivaient sous l'inspiration de l'Esprit Saint, tels Job, David, Salomon, etc. Il vaut donc mieux appeler prophètes, au sens propre, ceux qui ont une vision à la fois dans l'imagination et dans l'intellect, plutôt que ceux qui n'ont qu'une vision intellectuelle. 4. D'après Denys " il est impossible qu'un rayon divin nous éclaire s'il n'est pas enveloppé de voiles sacrés ". Or la révélation prophétique se fait par l'émission d'un rayon divin. Il semble donc que cela soit impossible sans le voile des images. En sens contraire, la Glose dit sur le début du Psautier - " Le mode de prophétie le plus digne est celui qui se fait par la seule inspiration de l'Esprit Saint, sans le secours extérieur d'action, de parole, de vision ou de songe. " Réponse: La dignité des moyens est envisagée surtout en considération de la fin. Or la fin de la prophétie est la manifestation d'une vérité qui est au-dessus de l'homme. C'est pourquoi, dans la mesure où cette manifestation est plus haute, la prophétie est aussi plus digne. Mais il est évident que la manifestation de la vérité divine qui se fait par la pure contemplation de cette vérité l'emporte sur celle qui utilise le symbolisme des réalités corporelles: elle se rapproche davantage, en effet, de la vision du ciel, où la vérité est contemplée dans l'essence de Dieu. Il s'ensuit que la prophétie où la vérité surnaturelle est vue dans sa nudité par une vision intellectuelle, est supérieure à celle qui utilise


le symbole des réalités corporelles, dans une vision de l'imagination. Elle montre en même temps que l'esprit du prophète est plus élevé; dans l'enseignement humain, l'élève qui peut recevoir la vérité intelligible présentée dans sa nudité par le maître est considéré comme plus intelligent que celui qui réclame le secours d'exemples sensibles. Voilà pourquoi David a dit à la louange de la prophétie (2 S 23, 3): " Le Fort d'Israël m'a parlé ", en ajoutant aussitôt: " C'est comme la lumière de l'aurore, dans le soleil levant, par un matin sans nuages. " Solutions: 1. Lorsqu'une vérité surnaturelle doit être révélée sous des symboles corporels, le prophète qui a tout ensemble la lumière intellectuelle et la vision de l'imagination est plus grand que celui qui a seulement l'une ou l'autre; sa prophétie est en effet plus parfaite. C'est ce qu'a voulu exprimer S. Augustin. Mais la prophétie dans laquelle la vérité intelligible est révélée à découvert l'emporte sur toute autre. 2. Il faut juger différemment ce qui est recherché pour soi et ce qui est recherché en vue d'un autre but. En effet, dans ce qui est recherché pour soi, plus la puissance de l'agent s'étend à des réalités nombreuses et difficiles, plus elle est forte; ainsi un médecin est d'autant plus réputé qu'il peut guérir plus de personnes et ramener à la santé ceux qui en manquaient le plus. Mais, dans ce qui n'est recherché qu'en vue d'un autre but, moins sont nombreux et plus sont abordables les moyens dont un agent se sert pour arriver à ses fins, plus sa puissance est grande; c'est ainsi qu'on estime davantage le médecin qui, pour guérir un malade emploie les remèdes les moins nombreux et les plus doux. Or, dans la connaissance prophétique, la vision de l'imagination n'est pas recherchée pour elle-même, mais seulement afin de manifester la vérité intelligible. Par suite, la prophétie est d'autant plus haute qu'elle a moins besoin de cette vision sensible. 3. Rien n'empêche une réalité d'être meilleure dans un sens absolu, alors qu'elle reçoit une qualification dans un sens moins propre; ainsi la connaissance de la patrie est plus noble que celle de notre voyage terrestre; et cependant celle-ci reçoit plus proprement le nom de " foi ", parce que ce nom comporte une imperfection de la connaissance. Il en est de même de la prophétie, qui suppose une certaine obscurité et un éloignement de la vérité intelligible. C'est pourquoi on appelle plus proprement prophètes ceux qui ont des visions de l'imagination, bien que la prophétie qui se fait par la vision intellectuelle soit plus noble, à condition toutefois qu'il s'agisse d'une même vérité révélée dans les deux cas. Car si la lumière intellectuelle est donnée à quelqu'un, non pour connaître certaines réalités surnaturelles, mais pour juger avec une certitude divine ce qu'il est possible de connaître avec la raison humaine, alors cette prophétie intellectuelle est inférieure à celle qui s'accompagne d'une vision de l'imagination conduisant à une vérité surnaturelle, prophétie dont ont joui tous ceux que l'on compte dans l'ordre des prophètes. En outre ceux-ci ont été appelés prophètes, particulièrement parce qu'ils ont rempli un office prophétique; aussi parlaient-ils à la place de Dieu en disant au peuple: " Voilà ce que dit le Seigneur. " Ce que ne faisaient pas les hagiographes: la plupart d'entre eux ont parlé le plus souvent, non au nom de Dieu, mais en leur propre nom, des vérités que la raison humaine peut connaître, mais avec le secours de la lumière divine. 4. Les rayons divins ne nous éclairent pas dans la vie présente sans être voilés de quelques images, parce qu'il est naturel à l'homme dans l'état de la vie présente, de ne rien comprendre sans images. Parfois cependant, il suffit des images qui sont abstraites des sens suivant le mode ordinaire, et il n'est pas nécessaire qu'intervienne une vision de l'imagination fournie par Dieu. C'est ainsi que la révélation prophétique peut se faire sans vision de l'imagination. ARTICLE 3: Les divers degrés de la prophétie Objections: 1. Il semble que les degrés de la prophétie ne puissent pas se distinguer selon la vision de l'imagination. En effet, le degré d'une réalité ne se juge pas selon l'accidentel, qui est pour autre chose, mais selon l'essentiel, qui est pour soi. Or, dans la prophétie, la vision intellectuelle est cherchée pour elle-même, tandis que la vision de l'imagination est ordonnée à autre chose, on l'a vu. Il semble donc


que le degré de la prophétie ne puisse pas s'établir d'après la vision de l'imagination, mais seulement d'après la vision intellectuelle. 2. Un même prophète jouit d'un seul degré de prophétie. Cependant, à ce même prophète la révélation est faite selon différentes visions de l'imagination. La diversité de ces visions de l'imagination ne diversifie donc pas le degré de prophétie. 3. D'après une glose au début du Psautier, la prophétie consiste " en paroles et en actions, en songes et en visions ". Il ne faut donc pas distinguer davantage le degré de la prophétie d'après la vision de l'imagination à laquelle se rapportent la vision et le songe, que d'après les paroles et les actions. En sens contraire, à tel moyen de connaissance correspond tel degré de connaissance: ainsi la science de l'essence (propter quid) l'emporte sur la science de l'existence (quia) ou même sur l'opinion, parce que le moyen de connaissance en est plus noble. Or, dans la prophétie, la vision de l'imagination est comme un moyen de connaissance. On doit donc distinguer les degrés de la prophétie d'après la vision de l'imagination. Réponse: La prophétie dans laquelle une vérité surnaturelle est révélée par la lumière intelligible, au moyen d'une vision de l'imagination, tient, comme on vient de le voir, le milieu entre la prophétie où la vérité surnaturelle est révélée sans vision de l'imagination, et celle où, par la lumière intelligible, sans vision sensible, l'homme arrive à savoir ou à faire ce qui est du ressort de la conduite humaine. Or, plus que l'action, la connaissance est l'objet propre de la prophétie. Il en résulte donc que le degré le plus bas de la prophétie est celui dans lequel l'homme est amené par une impulsion intérieure à faire des actes extérieurs; ainsi est-il dit de Samson, au livre des Juges (15, 14): " L'Esprit du Seigneur fondit sur lui; et, comme les fils de lin se consument à l'ardeur du feu, de même les liens qui l'enchaînaient tombèrent et le dégagèrent. " Le deuxième degré de la prophétie est celui où l'homme est éclairé par une lumière intérieure pour connaître des vérités qui ne dépassent cependant pas les limites de la connaissance naturelle; c'est ainsi qu'on lit au sujet de Salomon (1 R 4, 13): " Il parlait en paraboles, dissertant sur les arbres, depuis le cèdre qui pousse dans le Liban jusqu'à l'hysope qui sort des murailles, ainsi que sur les bêtes de somme, les oiseaux, les reptiles et les poissons. " Et tout cela venait d'une inspiration divine, car il est dit un peu auparavant (4, 9): " Dieu donna à Salomon la sagesse et une très grande prudence. " Toutefois ces deux degrés sont inférieurs à la prophétie proprement dite, car ils n'atteignent pas à la vérité surnaturelle. Quant à la prophétie dans laquelle se manifeste une vérité surnaturelle au moyen d'une vision de l'imagination, voici comment on peut en distinguer les degrés. 1° Par la différence entre le " songe " qui a lieu pendant le sommeil, et la " vision " qui se produit pendant la veille. Celle-ci constitue un plus haut degré de prophétie: il semble en effet que la lumière prophétique doit avoir de la force pour détacher l'âme occupée pendant la veille à des réalités sensibles et la tourner vers les vérités surnaturelles, plus que pour l'instruire lorsqu'elle est déjà détachée des objets sensibles par le sommeil. 2° Par la diversité des symboles imagés sous lesquels s'exprime la vérité intelligible. Or, parce que les symboles qui expriment le mieux la vérité intelligible sont les paroles, il semble que la prophétie où l'on entend, soit pendant la veille, soit durant le sommeil, des paroles exprimant une vérité intelligible l'emporte sur la prophétie ou l'on voit seulement certains symboles de la vérité, comme les " sept beaux épis " qui désignaient " sept années de prospérité " (Gn 41, 5.28). Et ici encore le degré de la prophétie est d'autant plus élevé que les symboles sont plus expressifs: Jérémie (1, 13) rapporte, par exemple qu'il vit l'incendie de la ville sous l'image d'une " marmite qui bouillonne ". 3° Nous avons affaire à un degré plus élevé de prophétie lorsque le prophète, non seulement perçoit des paroles ou des actions symboliques; mais encore voit, pendant la veille ou le sommeil, quelqu'un qui s'entretient avec lui ou qui lui montre quelque chose; cela prouve en effet que l'esprit du prophète s'approche


davantage de la cause qui produit la révélation. 4° D'après la condition de celui que voit le prophète. Si celui qui parle ou qui montre, pendant la veille ou le sommeil, a l'apparence d'un ange, c'est mieux que s'il avait celle d'un homme. Et le degré de prophétie sera encore plus élevé si, dans la veille comme dans le sommeil, on entrevoit la forme de Dieu, ainsi que le dit Isaïe (6, 1): " J'ai vu Dieu sur son trône. " Toutefois au-dessus de tous ces degrés, se place le troisième genre de prophétie, dans lequel la vérité intelligible et surnaturelle est révélée sans vision de l'imagination. Mais ce genre dépasse, on l'a vu, la notion de prophétie au sens propre. Il en résulte que les degrés de la prophétie proprement dite se distinguent d'après la vision de l'imagination. Solutions: 1. On ne peut connaître la nature exacte de la lumière intelligible que si on la discerne par des symboles imaginés et sensibles. C'est donc d'après ces visions de l'imagination que l'on mesure la diversité de la lumière intellectuelle. 2. La prophétie n'est pas donnée sous forme d'habitus immanent, mais par mode de passion transitoire. Il n'est donc pas impossible qu'un seul et même prophète reçoive à des reprises différentes la révélation prophétique selon des degrés divers. 3. Les paroles et les actions dont il est fait mention ne se rapportent pas à la révélation de la prophétie, mais à son annonce; celle-ci se proportionne à ceux qui reçoivent les révélations du prophète, lequel se sert tantôt de paroles, tantôt d'actions. Mais cette annonce et l'accomplissement des miracles ne sont que des aspects secondaires de la prophétie, on l'a vu précédemment. ARTICLE 4: Moïse fut-il le plus grand des prophètes? Objections: 1. Il ne semble pas, puisque la Glose dit sur le commencement du Psautier que David est le prophète par excellence. 2. Josué qui arrêta le soleil et la lune (11, 12), et Isaïe qui fit reculer le soleil (38, 8) ont accompli de plus grands miracles que Moïse qui divisa les eaux de la mer Rouge. De même aussi Élie, dont l'Ecclésiastique dit (48, 4): " Qui pourra se vanter d'être semblable à toi, qui as arraché un mort aux enfers? " Moïse n'est donc pas le plus grand des prophètes. 3. Il est dit en S. Matthieu (11, 11): " Entre les enfants des femmes, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean Baptiste. " Moïse ne fut donc pas plus grand que tous les prophètes. En sens contraire, " il ne s'est plus levé, en Israël, de prophète semblable à Moïse " (Dt 34, 10). Réponse: Sous certains rapports, tel ou tel des prophètes a été plus grand que Moïse; mais, absolument parlant, il les surpasse tous. On a vu ce qu'il faut considérer dans la prophétie: la connaissance, tant selon la vision intellectuelle que selon la vision de l'imagination; l'annonce; et la confirmation par le miracle. Or Moïse a été le plus grand de tous. 1° Quant à la vision intellectuelle, il a contemplé l'essence même de Dieu, comme S. Paul dans son ravissement. S. Augustin en fait la remarque. Aussi lit-on dans les Nombres (12, 8) que Moïse " a vu Dieu directement et non sous des figures ". 2° Quant à la vision de l'imagination, il l'avait pour ainsi dire à sa disposition; non seulement il entendait des paroles, mais il voyait celui qui lui parlait, même sous la forme de Dieu, et cela non seulement pendant le sommeil, mais aussi durant la veille. L'Exode dit en effet (39, 11): " Le Seigneur lui parlait face à face, comme un homme parle à son ami. "


3° Quant à l'annonce prophétique, il s'adressait à tout le peuple fidèle à la place de Dieu, en lui proposant comme une nouvelle loi; les autres prophètes, au contraire, parlaient au peuple au nom de Dieu, et l'amenaient à l'observance de la loi de Moïse, selon cette parole du Seigneur en Malachie (3,22): " Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon serviteur. " 4° Quant aux miracles, il les accomplit devant tout un peuple d'infidèles. Aussi lit-on au Deutéronome (34, 10): " Il ne s'est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse, lui que le Seigneur connaissait face à face. Que de signes et de prodiges Dieu l'envoya faire dans le pays d’Égypte, sur Pharaon, sur tous ses serviteurs, et sur tout son pays. " Solutions: 1. La prophétie de David se rapproche de celle de Moïse par la vision intellectuelle; car ils ont reçu l'un et l'autre la révélation de la vérité intelligible et surnaturelle, sans vision de l'imagination. Toutefois la vision de Moïse l'a emporté en ce qui concerne la connaissance de Dieu; en revanche David a connu et exprimé plus complètement le mystère de l'incarnation du Christ. 2. Les miracles de certains autres prophètes ont été plus grands quant à la substance du fait; mais ceux de Moïse les ont surpassés par la manière de les produire, car c'est devant tout un peuple qu'ils ont été accomplis. 3. S. Jean Baptiste appartient au Nouveau Testament, dont les ministres passent avant Moïse luimême, puisque, dit S. Paul (2 Co 3, 18): " Le visage découvert, nous réfléchissons la gloire du Seigneur comme dans un miroir. " ARTICLE 5: Un compréhenseur peut-il être prophète? Objections: 1. Il semble bien. On a dit - que Moïse a vu l'essence divine et pourtant on l'appelle prophète. Donc, au même titre, les bienheureux peuvent être appelés prophètes. 2. La prophétie est une révélation divine. Or des révélations divines se font aussi aux anges bienheureux. Ceux-ci peuvent donc être appelés prophètes. 3. Le Christ fut compréhenseur dès sa conception; cependant il se nomme lui-même prophète, lorsqu'il dit en S. Matthieu (13, 57): " Un prophète n'est sans honneurs que dans sa patrie. Les compréhenseurs ou bienheureux peuvent donc aussi être appelés prophètes. 4. Il est dit de Samuel dans l'Ecclésiastique (46, 20): " Du sein de la terre, il éleva la voix en prophétisant, afin d'effacer l'iniquité du peuple. " Pour la même raison, d'autres saints peuvent, après leur mort, être appelés prophètes. En sens contraire, S. Pierre (2 Pi, 19) compare " le discours prophétique à une lumière brillant dans un lieu obscur ". Or chez les bienheureux il n'y a pas d'obscurité. Ils ne peuvent donc être appelés prophètes. Réponse: La prophétie implique la vision d'une vérité surnaturelle existant au loin. Cet éloignement peut provenir de deux causes: 1° De la connaissance elle-même, lorsque la vérité surnaturelle n'est pas connue en elle-même, mais dans quelques-uns de ses effets. De plus, l'éloignement sera plus grand encore si cette connaissance se fait par les symboles de réalités corporelles plutôt que par des effets intellectuels. Et tel est bien le cas spécial de la vision prophétique, qui utilise des symboles corporels. 2° De la personne du voyant, qui n'est pas arrivé totalement à la perfection dernière, comme le rappelle l'Apôtre (2 Co 5, 6): " Tant que nous sommes dans le corps, nous voyageons loin du Seigneur. " Or les bienheureux ne connaissent d'éloignement en aucune de ces deux façons. On ne peut donc pas les appeler prophètes.


Solutions: 1. La vision de l'essence divine par Moïse a eu lieu dans un ravissement, par mode de passion subie, et non d'une manière permanente, par mode de béatitude. Aussi contemplait-il encore de loin. Voilà pourquoi cette vision ne perd pas totalement la raison de prophétie. 2. Aux anges, la révélation divine ne se fait pas comme à des êtres éloignés, mais comme à des êtres qui sont totalement unis à Dieu. Cette révélation n'a donc pas raison de prophétie. 3. Le Christ était en même temps compréhenseur et voyageur. En tant qu'il était compréhenseur, la raison de prophétie ne lui convenait pas, mais seulement en tant qu'il était voyageur. 4. Samuel n'était pas encore parvenu à l'état de béatitude. Il s'ensuit que, si l'âme même de Samuel a annoncé a Saül, par la volonté divine, le résultat de la guerre que Dieu lui avait révélé, cela rejoint la raison de prophétie. Mais il n'en est pas de même pour les saints qui sont actuellement dans la patrie. Il n'y a pas non plus d'inconvénient à dire que cela s'est fait par l'art des démons; ceux-ci ne peuvent pas, à vrai dire, évoquer l'âme d'un saint ni la contraindre à agir; mais cela peut se faire par une force divine, alors, tandis qu'on consulte le démon, c'est Dieu lui-même qui énonce la vérité par son messager. C'est ainsi que Dieu fit connaître par Élie la vérité aux messagers du roi qui étaient envoyés pour consulter le dieu d'Accaron (2 R 1, 3). Enfin on peut encore dire que ce ne fut pas l'âme de Samuel qui apparut, mais le démon parlant en son nom; le Sage de l'Ecclésiastique le nomme Samuel, et traite son annonce de prophétie, d'après l'opinion de Saül et des assistants qui avaient ce sentiment. ARTICLE 6: La prophétie a-t-elle progressé dans la suite des temps? Objections: 1. Il semble que les degrés de la prophétie aient varié dans la suite des temps. En effet comme on l'a dit n, la prophétie est ordonnée à la connaissance des vérités divines. Or S. Grégoire dit que " la connaissance de Dieu a augmenté avec la suite des temps ". Les degrés de la prophétie doivent donc être distingués selon le progrès du temps. 2. La révélation prophétique se fait par mode de discours adressé par Dieu aux hommes. Et les prophètes annoncent par la parole et les écrits ce qui leur a été révélé. Or il est écrit (1 S 3, 1) qu'avant Samuel " la parole du Seigneur était rare "; mais ensuite Dieu l'adressa à beaucoup d'autres. De même encore, on ne trouve pas de livre des prophètes qui ait été écrit avant le temps d'Isaïe, à qui il fut dit (8, 1): " Prends avec toi un grand livre pour y écrire avec un stylet ordinaire. " Mais à partir de ce moment, plusieurs prophètes ont rédigé leurs oracles. La prophétie a donc fait des progrès avec le temps. 3. Le Seigneur dit en S. Matthieu (11, 13): " La loi et les prophètes ont régné jusqu'à Jean. " Mais ensuite le don de prophétie a existé chez les disciples du Christ suivant un mode plus parfait que chez les anciens prophètes, selon S. Paul (Ep 3, 5): le mystère du Christ " n'a pas été manifesté aux hommes dans les âges antérieurs, comme il a été révélé de nos jours par l'Esprit aux saints apôtres et prophètes de jésus Christ ". Il semble donc que le degré de prophétie a progressé avec la suite des temps. En sens contraire, Moïse, on l'a vu, a été le plus grand des prophètes, bien qu'il ait précédé tous les autres. Le degré de prophétie n'a donc pas progressé avec le temps. Réponse: La prophétie, nous l'avons dit, est ordonnée à la connaissance de la vérité divine; et la contemplation de cette vérité a un double but: éclairer notre foi et diriger notre activité selon le Psaume (43, 3): " Envoie ta lumière et ta vérité, ce sont elles qui m'ont conduit. " Or notre foi comprend surtout deux vérités. 1° La vraie connaissance de Dieu, car d'après l'épître aux Hébreux (11, 6): " Celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe. " 2° Le mystère de l'incarnation du Christ: " Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi ", dit le Seigneur en S. Jean (14, 1). Donc, si nous parlons de la prophétie qui est ordonnée à la foi en Dieu, elle a subi des accroissements selon trois périodes de temps: avant la loi, sous la loi et sous la grâce. En effet, avant la loi, Abraham et les autres Pères


furent instruits prophétiquement des vérités qui se rapportent à la foi en Dieu; aussi sont-ils appelés prophètes, d'après le Psaume (105, 15) - " Ne faites pas de mal à mes prophètes ", ce qui vise spécialement Abraham et Isaac. Mais sous la loi les vérités concernant Dieu furent l'objet de révélations prophétiques supérieures aux précédentes, car il fallait alors instruire de ces vérités, non seulement quelques personnes ou quelques familles, mais tout un peuple; aussi le Seigneur dit-il à Moïse (Ex 3, 14): " je suis le Seigneur, qui suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme Dieu tout puissant, mais je ne leur a fait connaître mon nom d'Adonaï. " Les patriarches antérieurs avaient en effet appris à connaître sous une forme commune la toute-puissance du Dieu unique; mais dans la suite, Moïse fut plus pleinement instruit de la simplicité de l'essence divine, lorsqu'il lui fut dit (Ex 3, 14): " je suis celui qui suis. " C'est ce nom que les Juifs ont remplacé par celui d'Adonaï, à cause de la vénération due à ce nom qu'on ne peut prononcer. Enfin, au temps de la grâce, le mystère de la Trinité a été révélé par le Fils de Dieu lui-même (Mt 28, 19) - " Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. " Toutefois, en chacune de ces périodes, la première en date des révélations fut la plus haute. Avant la loi, la première révélation fut faite à Abraham; c'est de son temps, en effet, que les hommes commencèrent à s'éloigner de la foi au Dieu unique pour tomber dans l'idolâtrie; auparavant cette révélation n'était pas nécessaire, puisque tous persévéraient dans le culte du Dieu unique. A Isaac fut octroyée une révélation de moindre importance, qui était comme fondée sur celle d'Abraham; aussi lui fut-il dit (Gn 26, 24): " Je suis le Dieu d'Abraham, ton père. " Et de même à Jacob (Gn 28, 13): " je suis le Dieu d'Abraham, ton père, et le Dieu d'Isaac. Pareillement, durant la période de la loi, la première révélation fut accordée à Moïse, et elle fut la plus parfaite; sur elle fut fondée la révélation faite à tous les prophètes. Et au temps de la grâce, c'est aussi sur la révélation qui a été faite aux Apôtres, et qui concernait la foi en l'Unité et en la Trinité, que s'appuie toute la foi de l’Église, d’après ces paroles du Seigneur (Mt 16, 18): " Sur cette pierre ", c'est-à-dire ta confession de foi, " je bâtirai mon Église. " Quant à la foi en l'incarnation du Christ, il est évident que plus les fidèles furent proches du Christ, soit avant, soit après, plus aussi, dans l'ensemble, ils reçurent de lumière sur cette vérité. Toutefois, davantage après qu'avant, comme le remarque l'Apôtre (Ep 3, 5). Par rapport au second but de la révélation prophétique: diriger l'activité humaine, on ne remarque pas de variation dans la suite des temps, mais selon les nécessités des circonstances; car, comme il est écrit au livre des Proverbes (29, 18): " Quand il n'y aura plus de vision, le peuple sera sans direction. " C'est la raison pour laquelle, en chaque temps, les hommes ont été instruits par Dieu de ce qu'ils devaient faire, selon ce qui était utile au salut des élus. Solutions: 1. Les paroles de S. Grégoire visent la période qui a précédé l'incarnation du Christ et se rapportent à la connaissance de ce mystère. 2. On lit dans S. Augustin: "De même qu'aux premiers temps de la domination des Assyriens se Abraham, et que lui furent faites les promesses les plus claires; de même aux débuts de la Babylone d'Occident ", c'est-à-dire de Rome, " sous l’empire de laquelle le Christ devait venir pour accomplir en lui ces promesses, il convenait que les oracles des prophètes, orateurs ou écrivains ", qui rappelaient les promesses faites à Abraham, " rendent témoignage au si grand événement qui allait se produire. Les prophètes n'avaient, presque jamais manqué au peuple d'Israël, du jour où il avait commencé à avoir des roi, mais ils n'avaient servi qu'à ces rois et n'avaient pas profité, aux nations. Mais lorsque s'ouvrit l'ère de l’Écriture, au contenu plus manifestement prophétique, qui devait être utile un jour aux nations, c'est alors que fut fondée cette Rome qui devait commander aux nations ". Aussi est-ce surtout au temps des rois que les prophètes apparurent nombreux en Israël, parce qu'alors ce peuple n'était pas opprimé par des étrangers et avait son propre souverain; il fallait donc qu'il fût instruit par les prophètes de la conduite à tenir, puisqu'il jouissait de la liberté.


3. Les prophètes qui annonçaient la venue du Christ n'ont pu exister que jusqu'à S. Jean qui, lui, a montré du doigt le Christ en personne. Cependant S. Jérôme écrit sur ce même passage: " Il n'est pas dit qu'après S. Jean il n'y ait plus eu de prophètes; nous lisons, en effet, dans les Actes des Apôtres, qu'Agabus a prophétisé, ainsi que les quatre vierges, filles de Philippe. " En outre, l'Apôtre Jean a écrit aussi un livre prophétique sur la fin de l'Église. Et, à chaque période, il n'a pas manqué d'hommes ayant l'esprit de prophétie, non sans doute pour développer une nouvelle doctrine de foi, mais pour diriger l'activité humaine. S. Augustin rapporte que l'empereur Théodose " envoya une délégation à un moine nommé Jean, qui vivait dans le désert d'Égypte et dont il avait appris la réputation grandissante de prophète, et qu'il reçut de lui l'annonce d'une victoire absolument certaine ".

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 175: LE RAVISSEMENT 1. L'âme humaine est-elle ravie en Dieu? - 2. Le ravissement relève-t-il de la faculté de connaissance, ou d'appétit? - 3. Dans son ravissement, S. Paul a-t-il vu l'essence de Dieu? - 4. A-t-il été hors de sens? - 5. Dans cet état, son âme a-t-elle été complètement séparée de son corps? - 6. Ce que S. Paul a su et ce qu'il a ignoré, au sujet de son ravissement. ARTICLE 1: L'âme humaine est-elle ravie en Dieu? Objections: 1. Il ne semble pas. Certains définissent en effet le ravissement: " Être élevé de ce qui est selon la nature à ce qui dépasse la nature, par la puissance d'une nature supérieure. " Or il est selon la nature de l'homme d'être élevé jusqu'aux réalités divines, car S. Augustin écrit . " Seigneur, tu nous a faits pour toi; et notre coeur est sans repos jusqu'à ce qu'il repose en toi. " L'âme de l'homme n'a donc pas à être ravie en Dieu. 2. Denys déclare: " La justice de Dieu se reconnaît à ce qu'il dispense à tous les êtres ce qui convient à la condition et à la dignité de chacun. " Or il n'appartient pas à la condition de l'homme ni à sa dignité d'être élevé au-dessus de sa nature. L'esprit de l'homme ne peut donc être ravi par Dieu jusqu'aux réalités divines. 3. Le ravissement implique une certaine violence. Or Dieu ne nous régit pas par violence ni contrainte, remarque S. Jean Damascène. L'esprit de l'homme n'est donc pas ravi en Dieu. En sens contraire, l'Apôtre écrit (2 Co 12, 2) " je connais un homme dans le Christ qui a été ravi jusqu'au troisième ciel ", et la Glose explique: " Ravi, c'est-à-dire élevé contrairement à la nature. " Réponse: Le ravissement, on vient de le dire, implique une certaine violence. Or Aristote nomme " violent, ce dont le principe est extérieur, à condition que ce qui souffre violence n'y apporte aucun concours ". Mais tout être apporte son concours à ce qui est dans le sens de son inclination propre, que cette inclination soit volontaire ou naturelle. Celui qui est ravi par une puissance extérieure doit donc être ravi autrement que dans le sens de son inclination. Cela est possible de deux manières. 1° Par rapport au but de l'inclination; par exemple si la pierre qui a pour inclination naturelle de tomber en bas est projetée en haut. 2° Par rapport au mode d'attrait, par exemple si la pierre est projetée en bas avec un mouvement plus rapide que celui qui lui est naturel. L'âme humaine peut être ravie de ces deux manières vers ce qui est en dehors de sa nature. 1° Quant au terme du ravissement: par exemple lorsqu'elle est entraînée à subir des peines, selon cette parole du Psaume (50, 22) " de peur qu'il entraîne sans que personne délivre ". 2° Quant au mode connaturel à


l'homme, qui est de comprendre la vérité par les réalités sensibles; c'est ainsi que, lorsque l'âme est abstraite des réalités sensibles, elle est dite ravie, même si elle est élevée à des réalités auxquelles elle est naturellement ordonnée; mais il faut que ce soit en dehors de sa propre intention. C'est ainsi que, le sommeil étant naturel, on ne peut pas l'appeler un ravissement. Or cette abstraction, quel que soit son but, peut avoir trois causes 1° une cause physique, tel est le cas des aliénés 2° la puissance des démons: c'est le cas des possédés; 3° la puissance divine. C'est ici le véritable ravissement: être élevé par l’Esprit divin vers les réalités surnaturelles avec abstraction des sens. " L'esprit s'éleva entre ciel et la terre, lit-on dans Ézéchiel (8, 3), et m'amena, Jérusalem, dans des visions divines. " Cependant, on dit aussi que quelqu'un est ravi, non seulement quand il est abstrait de ses sens, niai, encore quand il est distrait des choses auxquelles il s'appliquait, tel celui dont l'esprit en dehors de son sujet; mais c'est là un moins propre du terme. Solutions: 1. Il est naturel à l'homme de tendre vers les réalités divines, mais au moyen des choses Ensables, d'après S. Paul (Rm 1, 20): " Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l'intelligence par les oeuvres de la création. " .\lais il ne lui est pas naturel d'être élevé aux réalités divines avec abstraction des sens. 2. Il appartient à la condition et à la dignité de l'homme d'être élevé vers les réalités divines, parce que l'homme a été créé à l'image de Dieu. Mais, le bien divin dépassant d'une manière infinie la faculté humaine, l'homme a besoin d'être surnaturellement aidé pour atteindre ce bien; cela se produit par un bienfait de grâce. Dès lors, que l'esprit soit élevé par Dieu au moyen d'un ravissement, ce n'est pas contraire à la nature mais seulement au-dessus d'elle. 3. Les paroles de S. Jean Damascène valent pour les choses qui doivent être faites par l'homme; mais pour ce qui dépasse la faculté du libre arbitre, il est nécessaire que l'homme soit surélevé par une action plus puissante; celle-ci peut bien être appelée une contrainte sous un certain rapport, c'est-à-dire si l'on considère son mode, mais non si l'on envisage le terme de cette activité, c'est-à-dire la fin à laquelle sont ordonnées la nature de l'homme et sa tendance. ARTICLE 2: Le ravissement relève-t-il de la faculté de connaissance, ou d'appétit? Objections: 1. Il semble que le ravissement relève plutôt de la puissance appétitive. Denys dit en effet: " C'est l'amour divin qui cause l'extase. " Or l'amour relève de l'affectivité. Il en est donc de même de l'extase ou du ravissement. 2. " Celui qui gardait les pourceaux, dit S. Grégoire est tombé, par la débauche de l'esprit et de l'impudicité, au-dessous de lui-même, tandis que Pierre, qui a été sauvé par un ange et dont l'esprit a été ravi en extase, fut sans doute hors de lui-même, mais au-dessus de lui-même. " Or ce fils prodigue, c'est par l'affectivité qu'il est tombé si bas. Donc ceux dont l'esprit est ravi vers le ciel subissent cet attrait dans leur affectivité. 3. La Glose commente ainsi le titre du Psaume 31: " Ce que les Grecs appellent "extase", les Latins le nomment "transport de l'esprit"; ce transport se produit de deux manières: par la crainte des réalités terrestres, ou par le ravissement de l'esprit qui est attiré vers les choses d'en haut et oublie les réalités inférieures. " Or la crainte des réalités terrestres relève de l'affectivité. Il en est donc ainsi pour son contraire: le ravissement de l'esprit qui se porte vers les choses d'en haut. En sens contraire, au sujet de ces mots du Psaume (116, 11): " J'ai dit dans mon transport: tout homme est menteur ", la Glose explique: " On parle ici d'extase, puisque l'esprit n'est pas hors de lui


par la peur, mais surélevé par une révélation inspirée. " Or la révélation relève de la connaissance. Donc aussi l'extase ou le ravissement. Réponse: Nous pouvons entendre le ravissement de deux manières. 1° Par rapport à son objet. Ainsi, à proprement parler, le ravissement ne peut pas concerner la puissance appétitive, mais seulement la puissance cognitive. On vient de voir en effet que le ravissement se fait en dehors de l'inclination naturelle de celui qui est ravi. Or le mouvement de la puissance appétitive est une inclination vers le bien désirable. Par suite, à proprement parler, l'homme qui désire un bien n'est pas ravi, mais se meut par lui-même. 2° Par rapport à sa cause. Sous cet aspect, le ravissement peut avoir sa cause dans la puissance appétitive. En effet, si le désir s'attache fortement à quelque chose, il peut arriver que, par la violence de cet amour, l'homme devienne étranger à tout le reste. Le ravissement produit aussi un effet dans l'appétit: on se délecte dans l'objet du ravissement. Voilà pourquoi l'Apôtre dit (2 Co 12, 2-4) qu'il a été ravi, non seulement au " troisième ciel ", qui appartient à la contemplation intellectuelle, mais au " paradis " qui relève de l'affectivité. Solutions: 1. Le ravissement ajoute quelque chose à l'extase. Celle-ci implique seulement qu'on est hors de soi-même, c'est-à-dire en dehors de son état habituel; mais le ravissement y ajoute une certaine violence. L'extase peut donc relever de l'appétit, par exemple lorsque le désir d'un sujet tend vers des réalités qui lui sont extérieures; et c'est en ce sens que Denys peut dire: " L'amour divin cause l'extase ". Or l’amour de l'homme vers les réalités aimées. Aussi ajoute-t-il ensuite que " même Dieu, qui est la cause universelle, sort de lui-même par l'abondance de sa bonté aimante, quand il pourvoit à tous les êtres ". D'ailleurs, même s'il disait cela expressément du ravissement, cela expliquerait seulement que l'amour en est la cause. 2. Dans l'homme il y a deux sortes d'appétit l'appétit intellectuel ou volonté; l'appétit sensible appelé sensualité. Et il est propre à l'homme que l'appétit inférieur soit soumis à l'appétit supérieur, et que celui-ci dirige celui-là. L'homme peut donc d'une double manière être hors de lui-même sous le rapport de l'appétit. 1° Quand il tend de tout son appétit intellectuel vers les réalités divines, sans tenir compte des réalités auxquelles incline l'appétit sensible; ainsi Denys dit-il: " C'est en vertu de l'amour divin qui produit l'extase que S. Paul s'est écrié: "je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi." " 2° Quand il se porte tout entier vers les réalités qui intéressent la puissance inférieure, tout en négligeant l'appétit supérieur; et c'est ainsi que " celui qui gardait les pourceaux est tombé au-dessous de lui-même ". Ce deuxième transport, ou extase, réalise mieux la raison de ravissement que le premier parce que l'appétit supérieur est plus propre à l'homme; aussi, lorsque l'homme est soustrait au mouvement de son appétit supérieur par la violence de l'appétit inférieur, estil davantage rendu étranger à ce qui lui est propre. Pourtant, parce qu'il n'y a pas là violence, puisque la volonté peut résister à la passion, cela reste inférieur à la véritable raison de ravissement; à moins que la violence de la passion ne soit telle qu'elle retire totalement l'usage de la raison, comme on le voit chez ceux qui deviennent fous par la violence de la colère ou de l'amour. Il faut cependant remarquer que ces deux transports de l'appétit peuvent causer un ravissement de la puissance cognitive; soit parce que l'esprit, rendu étranger aux réalités sensibles, est ravi vers les vérités intelligibles; soit parce qu'il est ravi par une vision de l'imagination, c’est-à-dire par une apparition imaginaire. 3. De même que l'amour est le mouvement de l'appétit par rapport au bien, la crainte en est le mouvement par rapport au mal. Aussi le transport de l'esprit peut-il être produit de la même manière pour l'une et l'autre causes, étant donné surtout, d'après S. Augustin, que la crainte est elle-même causée par l'amour.


ARTICLE 3: Dans son ravissement, S. Paul a-t-il vu l'essence de Dieu? Objections: 1. Cela semble impossible. De même que S. Paul " fut ravi jusqu'au troisième ciel ", les Actes des Apôtres (10, 10) disent de S. Pierre " qu'il tomba en extase ". Or, S. Pierre dans son extase ne vit pas l'essence de Dieu; il eut seulement une vision sensible. S. Paul ne paraît donc pas non plus avoir vu l'essence de Dieu. 2. La vision de Dieu rend l'homme bienheureux. Mais S. Paul n'est pas devenu bienheureux dans son ravissement, sinon il ne serait jamais revenu à la misère de cette vie, et son corps aurait été glorifié par un rejaillissement de l'âme, comme cela se produira chez les saints après la résurrection; or ce ne fut certainement pas son cas. Il n'a donc pas vu dans son ravissement l'essence divine. 3. La foi et l'espérance ne peuvent coexister avec la vision de l'essence divine, (1 Co 13, 8). Or, pendant son ravissement, S. Paul avait la foi et l'espérance. Il n'a donc pas vu l'essence de Dieu. 4. D'après S. Augustin dans la vision sensible on voit " certaines similitudes " des corps. Or S. Paul semble avoir vu diverses images dans son ravissement: par exemple, celles du troisième ciel du paradis, comme il le rapporte (2 Co 12, 2.4). Il paraît donc avoir été ravi vers une vision sensible, plutôt que vers la vision de l'essence Vil". En sens contraire, S. Augustin affirme: " La substance même de Dieu peut être vue par certains hommes établis en cette vie; Moïse, par exemple, et Paul qui, dans son ravissement, a entendu des S ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de rapporter. " Réponse: Certains ont prétendu que S. Paul, dans son ravissement, n'avait pas vu l'essence même de Dieu, mais seulement un reflet de sa clarté. Pourtant S. Augustin professe manifestement l'opinion contraire non seulement dans sa lettre Sur la vision de Dieu mais encore dans son commentaire littéral de la Genèse, et cette opinion se trouve également dans la Glose (sur 2 Co 12). D'ailleurs les termes même de l'Apôtre l'affirment. 1° dit en effet qu'" il a entendu des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de rapporter ". Or ces termes paraissent bien se rapporter à la vision béatifique, dont l'état surpasse la vie présente, selon ce mot d'Isaïe (64, 3): " L'oeil n’a pas vu, ô Dieu, excepté toi, ce que tu as préparé à ceux qui comptent sur toi. " Par conséquent il est préférable de dire que S. Paul a vu Dieu dans son essence. Solutions: 1. Lorsque l'esprit de l'homme est ravi, jusqu'à la contemplation de la vérité divine, est d'une triple manière qu'il peut contempler cette vérité. 1° Dans des similitudes sensibles; est un tel transport d'esprit qui emporta S. Pierre. 2° Dans des effets intelligibles: tel fut cas de David s'écriant (Ps 115, 11): " J'ai dit dans mon transport: tout homme est menteur. " Dans son essence, et ce fut le ravissement de Paul, et aussi de Moïse. Cela s'accorde d'ailleurs usez bien: de même que Moïse avait été le dernier docteur des juifs, ainsi S. Paul a été le premier " docteur des nations ". 2. L'essence divine ne peut être vue par une intelligence créée qu'avec l'aide de la lumière de gloire dont parle le Psalmiste (36, 10): " Dans ta lumière, nous verrons la lumière. " Mais cette lumière, on peut la recevoir de deux manières. Par mode de forme immanente: c'est ce qui rend bienheureux les saints dans le ciel. Par mode de passion transitoire: on a vu un exemple de ce mode dans le cas de la lumière prophétique. Et c'est de cette dernière manière que S. Paul reçut la lumière quand il fut ravi. C'est pourquoi il ne devint pas bienheureux au sens plénier du mot, au point que la gloire rejaillit sur son corps; mais il ne fut bienheureux que sous un certain rapport. C'est pourquoi un tel ravissement appartient en quelque façon à la prophétie. 3. Paul, dans son ravissement, n'a pas été bienheureux d'une manière habituelle, mais il exerça seulement l'acte des bienheureux; il en résulte qu'il n'y a pas eu alors chez lui un acte de foi en même temps, mais il n'en possédait pas moins cette vertu, à l'état d'habitus.


4. L'expression de " troisième ciel " peut s'entendre d'une manière corporelle. En ce sens, le troisième ciel est le ciel empyrée, appelé troisième par rapport au ciel atmosphérique et au ciel astral; ou plutôt par rapport au ciel astral et au ciel liquide ou cristallin. Paul se dit " ravi au troisième ciel ", non pour contempler la similitude d'une réalité corporelle, mais parce que ce lieu est celui de la contemplation des bienheureux. Aussi lit-on dans la Glose sur la 2ème épître aux Corinthiens que " le troisième ciel est spirituel, là où les anges et les âmes saintes jouissent de la contemplation de Dieu. Pour S. Paul, être ravi jusqu'à ce ciel, cela signifie que Dieu lui a montré la vie dans laquelle il sera contemplé pendant l'éternité ". On peut encore entendre par troisième ciel une vision qui dépasse la vue de ce monde. Et cela de trois manières 1° Selon l'ordre des puissances cognitives en ce sens, le premier ciel désigne la vision corporelle ou sensible, par exemple, dans Daniel, celle de la main qui écrivait sur le mur; le deuxième ciel est la vision dans l'imagination, comme celle dont a bénéficié Isaïe, et aussi S. Jean dans l'Apocalypse; le troisième ciel est la vision intellectuelle, comme l'explique S. Augustin. - 2° Selon l'ordre des réalités à connaître: " Le premier ciel est alors la connaissance des corps célestes; le deuxième, celle des esprits célestes; et le troisième, celle de Dieu même. " - 3° Selon le degré de la contemplation par laquelle on voit Dieu: le premier de ces degrés appartient aux anges de la hiérarchie la moins élevée, le deuxième aux anges de la hiérarchie moyenne, et le troisième à ceux de la hiérarchie suprême, comme le remarque la Glose sur la 2ème épître aux Corinthiens. Et parce que la vision de Dieu ne peut exister sans délectation, l'Apôtre dit avoir été ravi non seulement " au troisième ciel " en raison de la contemplation, mais encore " au Paradis " à cause de la délectation qui en a découlé. ARTICLE 4: Dans son ravissement, S. Paul a-t-il été hors de sens? Objections 1. Il ne semble pas. S. Augustin écrit en effet " Pourquoi ne pas croire que Dieu, par ce ravissement qui est allé jusqu'au degré suprême de la vision, a voulu montrer à un si grand Apôtre, le docteur des nations, la vie dans laquelle, après cette vie, il vivra éternellement? " Or, dans la vie future, après la résurrection, les saints verront l'essence de Dieu, sans qu'il y ait abstraction des sens corporels. Cette abstraction ne s'est donc pas produite non plus dans le cas de S. Paul. 2. Le Christ, qui a été vraiment voyageur sur cette terre, a joui continuellement de la vision de l'essence divine, sans qu'il y eût pourtant abstraction des sens. Il n'est donc pas nécessaire qu'elle ait existé en S. Paul pour lui permettre de voir l'essence de Dieu. 3. S. Paul, après avoir vu Dieu par essence, se souvenait des réalités qu'il avait contemplées dans cette vision; aussi disait-il (2 Co 12, 4): " J'ai entendu des paroles secrètes qu'il n'est pas permis à l'homme de répéter. " Or la mémoire relève de la partie sensible, comme le montre Aristote. Il semble donc que S. Paul, en voyant l'essence de Dieu, n'a pas été abstrait de ses sens. En sens contraire, S. Augustin écrit: " A moins de mourir en quelque sorte à cette vie, soit en quittant complètement le corps, soit en étant détourné et abstrait des sens corporels, personne ne peut être élevé à cette vision. " Réponse: L'homme ne peut voir l'essence divine par une autre puissance cognitive que son intelligence. Or l'intelligence humaine ne se tourne vers les réalités sensibles qu'au moyen des images; par les images elle reçoit à partir des réalités sensibles les idées, et c'est en considérant des idées dans les images qu'elle juge les réalités sensibles et les organise. C'est pourquoi dans toute activité où l'intelligence fait abstraction des images, il est nécessaire qu'elle fasse aussi abstraction des sens. Or il faut que l'homme, dans l'état de voyageur, ait l'intelligence abstraite des images pour voir l'image de Dieu. Cette essence, en effet, ne peut être vue par une image, ni même par une idée créée, car elle dépasse à l'infini non seulement tous les corps d'où viennent les images, mais aussi toute créature


intelligible. Lorsque par son intelligence l'homme est élevé à la sublime vision de l'essence de Dieu, il faut donc qu'il y applique son esprit tout entier de manière à ne plus avoir aucune autre pensée qui lui viendrait des images, mais à être totalement porté vers Dieu. Aussi est-il impossible que l'homme en l'état présent voie Dieu dans son essence sans abstraction des sens. Solutions: 1. On l'a dit à l'Article précédent, après la résurrection, chez les bienheureux qui contempleront l'essence de Dieu, il y aura rejaillissement de l'intelligence sur les puissances inférieures et jusque sur le corps. Voilà pourquoi, en vertu même de la vision divine, l'âme se tournera alors vers les images et les réalités sensibles. Mais un tel rejaillissement n'a pas lieu chez tous ceux qui sont ravis, ainsi qu'on l'a montré. Le cas n'est donc pas le même. 2. L'intelligence du Christ était glorifiée par la lumière habituelle de gloire, dans laquelle il voyait l'essence divine beaucoup plus parfaitement que ne peut le faire aucun être angélique ou humain. Mais il était voyageur à cause de la possibilité de son corps, en vertu de laquelle " il était abaissé un peu audessous des anges ", dit l'épître aux Hébreux (2, 7) et cela en raison d'une dispensation de Dieu, non à cause d'une déficience de son intelligence. Le cas n'est donc pas le même pour i ci pour les autres hommes voyageurs. 3. Enfin S. Paul, après qu'il eut cessé de voir essence de Dieu, s'est souvenu des réalités qu'il avait connues dans cette vision, grâce à certaines idées qui étaient demeurées à l'état habituel dans son intelligence; de même que, lorsque les réalités sensibles ont disparu, il en reste dans l'âme certaines impressions. Ces idées, il se les remémorait dans la suite, en se tournant vers des images. Voilà pourquoi il ne pouvait penser ou exprimer par des paroles toute cette connaissance. ARTICLE 5: Dans cet état, l'âme de S. Paul a-t-elle été complètement séparée de son corps? Objections: 1. On le croirait volontiers, car il dit lui-même (2 Co 5, 6): " Tant que nous sommes dans le corps, nous sommes exilés loin du Seigneur; car nous marchons par la foi et non par la claire vision. " Or Paul, dans son état de ravissement, n'était pas exilé loin du Seigneur, puisqu'il voyait Dieu dans une claire vision, on l'a dit'. Il n'était donc pas dans son corps. 2. Une faculté de l'âme ne peut être élevée au-dessus de son essence, dans laquelle elle s'enracine. Or l'intelligence, qui est une puissance de l'âme, a été, dans le ravissement, abstraite des réalités corporelles par son élévation jusqu'à la contemplation de Dieu. Donc, à plus forte raison, l'essence de l'âme a-t-elle été séparée du corps. 3. Les puissances de l'âme végétative sont plus matérielles que celles de l'âme sensible. Mais il fallait, comme on l'a dit, que l'intelligence fût abstraite des puissances de l'âme sensitive pour être ravie jusqu'à la vision de l'essence divine. Il convenait donc encore bien plus qu'elle fût abstraite des puissances de l'âme végétative. Mais quand celles-ci cessent d'agir, l'âme ne demeure plus unie au corps d'aucune manière. Il fallait donc que l'âme de S. Paul, dans son ravissement, fût complètement séparée du corps. En sens contraire, S. Augustin écrit " Il n'est pas incroyable que certains saints, qui n'étaient pas encore délivrés de la vie au point de ne laisser que leurs cadavres à ensevelir, se soient vu accorder cette forme excellente de révélation ", qui est de voir Dieu par essence. Il n'était donc pas nécessaire que, dans son ravissement, l'âme de S. Paul ait été complètement séparée du corps. Réponse: Dans le ravissement dont nous parlons, l'homme, on l'a vu, est élevé par la puissance divine " de ce qui est selon la nature à ce qui est au-dessus de la nature ". Il faut donc considérer deux choses: 1° Ce qui convient à l'homme selon la nature. 2° Ce que la puissance divine doit faire en l'homme audessus de sa nature. Or, du fait que l'âme est unie au corps comme sa forme naturelle, il en résulte chez elle une tendance naturelle à comprendre par un retour aux images. Cette tendance n'est pas


abolie par la puissance divine dans le ravissement, car l'état de l'âme n'est pas changé, nous l'avons montré. Toutefois, tandis que cet état demeure, le retour en acte vers les images et les réalités sensibles est retiré à l'âme afin qu'il n'y ait point d'obstacle à son élévation vers ce qui, on l'a vu, dépasse toute image. Par conséquent, dans le ravissement de S. Paul, il n'était pas nécessaire que son âme soit séparée de son corps au point de ne plus lui être unie comme sa forme; mais il fallait que son intelligence soit abstraite des images et de la perception des réalités sensibles. Solutions: 1. S. Paul dans ce ravissement était exilé loin du Seigneur par son état, car il était encore voyageur; mais non par son acte, où il voyait Dieu dans une claire vision, comme on l'a montré. 2. Une puissance de l'âme ne peut être élevée par une force naturelle au-dessus du mode qui convient à son essence; mais la force divine peut l'élever à quelque chose de plus haut. De même le corps, par la violence que lui fait une puissance plus forte, peut être élevé au-dessus du lieu qui lui convient selon sa nature spécifique. 3. Les puissances de l'âme Végétative n'agissent pas en vertu d'une attention de l'âme comme font les puissances sensitives, mais à la manière de la nature. Aussi le ravissement ne requiert-il pas que l'on soit abstrait de ces puissances végétatives comme des puissances sensibles, car l'activité de celles-ci diminuerait l'attention de l'âme par rapport à la connaissance intellectuelle. ARTICLE 6: Ce que S. Paul a su et ce qu'il a ignoré, au sujet de son ravissement Objections: 1. Il semble que S. Paul n'a pas ignoré si son âme avait été séparée de son corps. Car il dit lui-même (2 Co 12, 2): " je connais un homme qui a été ravi dans le Christ jusqu'au troisième ciel. " Or le mot " homme " désigne le composé de l'âme et de corps; et le " ravissement " diffère de la mort. Il semble donc bien avoir su que son âme n'avait pas été séparée du corps par la mort. D'autant plus que cette opinion est communément admise par les docteurs. 2. Il ressort encore de ces paroles de l'Apôtre qu'il a su lui-même où il avait été ravi, à savoir " au troisième ciel ". Il en résulte qu'il a su s'il était ou non avec son corps; car, s'il s'est rendu compte que le troisième ciel était une réalité corporelle, il a su par suite que son âme n'était pas séparée du corps. Il n'y a en effet que le corps qui puisse voir une réalité corporelle. Il semble donc qu'il n'a pas ignoré si son âme avait été séparée du corps. 3. D'après S. Augustin, l'Apôtre, dans son ravissement, a vu Dieu par la même vision que celle des saints dans la patrie. Or, du fait qu'ils voient Dieu, les saints savent si leurs âmes sont séparées de leurs corps. Paul eut donc aussi cette connaissance. En sens contraire, S. Paul écrit (2 Co 12, 2) " Avec le corps ou sans le corps, je l'ignore, Dieu le sait. " Réponse: Il convient de chercher la réponse à cette question dans les paroles mêmes de l'Apôtre: celui-ci dit qu'il sait une chose, qu'il " a été ravi au troisième ciel ", et qu'il en ignore une autre " si c'est avec son corps ou sans son corps ". y a deux interprétations possibles: 1° Ces mots " soit avec son corps, soit sans son corps " ne se rapporteraient pas à l'être même de l'homme ravi, comme si S. Paul avait ignoré si son âme était ou non dans son corps, mais viseraient le mode de ravissement: l'Apôtre aurait ignoré si son corps avait été ou non ravi au troisième ciel en même temps que son âme, ou si celle-ci seule l'avait été, comme ce fut le cas d'Ézéchiel qui déclare (8, 3) qu'il " fut emmené dans Jérusalem en des visions divines ". Cette dernière exégèse fut avancée par un certain juif, d'après S. Jérôme. Il écrit en rapportant l'opinion de ce Juif - " Enfin même notre Apôtre n'a pas eu l'audace d'affirmer qu'il avait été ravi avec son corps; mais il a dit: soit avec mon corps, soit sans mon corps, je ne sais. "


Toutefois, S. Augustin rejette ce sens, précisément pour cette raison que l'Apôtre dit avoir su qu'il avait été ravi jusqu'au troisième ciel. Il savait donc que le troisième ciel, où il avait été ravi, était un ciel réel et non pas imaginaire; autrement, s'il avait appelé troisième ciel une simple image de celui-ci, il aurait pu dire de même qu'il avait été ravi avec son corps, en entendant par là l'image de son corps, telle qu'elle apparaît dans le sommeil. Mais alors, s'il se rendait compte qu'il s'agissait réellement du troisième ciel, il savait si c'était quelque chose de spirituel et d'incorporel, et en ce cas son corps ne pouvait y être ravi; ou si c'était quelque chose de corporel, et alors son âme ne pouvait y être ravie sans son corps, à moins d'être séparée de celui-ci. 2° Il faut donc donner un autre sens à ces paroles de l'Apôtre: S. Paul a connu qu'il avait été ravi selon son âme et non selon son corps, mais il a ignoré comment s'était comportée son âme par rapport à son corps, c'est-à-dire si elle fut sans corps ou non pendant la durée de son ravissement. Mais il y a encore ici diverses interprétations. Certains disent en effet: l'Apôtre a su que son âme était unie à son corps en tant que forme, mais il ignorait s'il avait subi l'aliénation des sens, ou s'il avait fait abstraction des activités de l'âme végétative. - Cependant, qu'il y ait eu abstraction des sens, S. Paul n'a pas pu l'ignorer, du fait qu'il avait conscience de son ravissement. Quant à une abstraction des activités de l'âme végétative, ce n'était pas un fait assez important pour mériter une mention si expresse. Il reste donc que l'Apôtre a ignoré si son âme était restée unie à son corps en tant que forme, ou s'était séparée de lui par la mort. D'autres cependant, tout en admettant cette explication, disent que l'Apôtre n'a pas pu se rendre compte de son état au moment de son ravissement, car toute son attention était tournée vers Dieu, mais qu'il l'a compris ensuite, en réfléchissant sur ce qu'il avait vu. - Cette opinion est également contraire au paroles de l'Apôtres qui a soin de distinguer le passé du futur. Il dit en effet, au présent, qu'il " sait " avoir été ravi il y a quatorze ans, et, au présent encore, qu'il " ignore " si ce fut avec son corps ou sans son corps. C'est pourquoi il faut dire que, avant et après, il a ignoré si son âme avait été séparée de son corps. S. Augustin conclut après une longue recherche: " Il nous reste de comprendre ce que lui-même ignorait: si, au moment où il fut ravi au troisième ciel, il était dans son corps à la manière dont l'âme est dans le corps quand on dit que celui-ci est vivant (soit qu'il ait été éveillé, ou endormi, ou que l'âme ait été en extase, devenue étrangère aux sens); ou bien s'il était tout à fait sorti de son corps, au point que celuici gisait Mort. " Solutions: 1. Par synecdoque, on appelle quelquefois " homme " l'une de ses parties seulement, et surtout l'âme qui en est la partie supérieure. On peut toutefois entendre aussi que celui qui avait été ravi n'était plus un homme lors de son ravissement, mais qu'il l'est maintenant " après quatorze ans ". Aussi dit-il: " je connais un homme ", et non: " je connais un homme ravi. " - Rien n'empêcherait non plus que l'on appelle ravissement la mort produite par une intervention spéciale de Dieu. Et, comme l'écrit S. Augustin: " Si l'Apôtre est resté dans le doute, qui de nous peut avoir une certitude? " Ceux qui proposent une opinion sur ce sujet parlent donc plus par conjecture que par certitude. 2. L'Apôtre a su, ou que le troisième ciel était quelque chose d'incorporel, ou qu'il avait vu une réalité incorporelle dans le ciel; cependant cette connaissance pouvait être obtenue par son intelligence, même si son âme n'était pas séparée de son corps. 3. La vision de S. Paul dans le ravissement fut semblable, par un certain côté, à celle des bienheureux quant à l'objet de vision; et différente par un autre côté, quant au mode de vision; car il n'a pas contemplé aussi parfaitement que les saints qui sont dans le ciel. Aussi S. Augustin écrit-il: " A S. Paul enlevé à ses sens charnels jusqu'au troisième ciel, il manqua quelque chose pour la pleine et parfaite connaissance des réalités, qui existe chez les anges; c'est qu'il ne savait pas si son ravissement avait lieu dans son corps ou sans son corps. C'est pourquoi cette connaissance ne fera pas défaut lors


du recouvrement des corps dans la résurrection des morts, lorsque cet être corruptible aura revêtu l'incorruptibilité. " Nous avons à considérer à présent les charismes gratuits qui se rapportent au langage. I. Le charisme des langues. - II. Le charisme du discours de sagesse ou de science.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 176: LE CHARISME DES LANGUES 1. Par ce charisme obtient-on la connaissance de toutes les langues? - 2. Comparaison entre ce charisme et celui de la prophétie? ARTICLE 1: Par ce don obtient-on la connaissance de toutes les langues? Objections: 1. Il semble que ceux qui recevaient le charisme des langues ne parlaient pas toutes les langues. En effet, ce qui est accordé par la puissance divine est le meilleur en son genre; c'est ainsi que le Seigneur changea l'eau en un vin excellent (Jn 2, 10). Mais ceux qui eurent le charisme des langues parlaient mieux leur propre langue. La Glose dit en effet, au sujet de l'épître aux Hébreux: " Il n'est pas étonnant que cette épître soit plus éloquente que les autres. Il est en effet naturel à chacun de mieux parler sa propre langue qu'une langue étrangère. Or les autres épîtres, l'Apôtre les a composées dans une langue étrangère, le grec, mais celle-ci il l'a écrit en hébreu. " Par le charisme des langues, les Apôtres n'ont donc pas reçu la science de toutes les langues. 2. La nature n'emploie pas plusieurs moyens là où elle peut se contenter d'un seul; et encore moins Dieu, qui opère avec plus d'ordre que la nature. Or Dieu pouvait faire que ses disciples, en ne parlant qu'une seule langue, fussent compris de tous; aussi, à propos de ce passage des Actes des Apôtres (2, 6): " Chacun les entendait parler sa propre langue ", la Glose commente: " C'est qu'ils parlaient toutes les langues; ou bien ils ne parlaient que la leur, c'est-à-dire l'hébreu, mais ils étaient compris de tous comme s'ils s'étaient exprimés dans la langue de chaque auditeur. " Il semble donc qu'ils n'aient pas reçu le don de parler toutes les langues. 3. Toutes les grâces découlent du Christ en son corps qui est l'Église, selon cette parole de S. Jean (1, 16): " De sa plénitude nous avons tous reçu. " Mais on ne dit pas que le Christ ait parlé plus d'une langue. Et actuellement encore, chaque fidèle ne parle qu'une seule langue. Il semble donc que les disciples du Christ n'ont pas reçu le don de parler toutes les langues. En sens contraire, il est dit dans les Actes des Apôtres (2, 4): " Ils furent tous remplis de l'Esprit Saint et se mirent à parler diverses langues, selon que l'Esprit Saint leur en donnait le pouvoir. " Une glose de S. Grégoire a ajoute: " L'Esprit Saint est descendu sur les disciples sous forme de langues de feu, et il leur a donné la science de toutes les langues. " Réponse: Les premiers disciples du Christ ont été choisis par lui pour parcourir la terre et prêcher sa foi en tous lieux, selon S. Mathieu (28,19): " Allez, enseignez toutes les nations. " Or il ne convenait pas que ceux qui étaient envoyés instruire les autres aient besoin d'apprendre d'eux la manière de leur parler ou comment comprendre leur langage, alors surtout que ces missionnaires de la foi appartenaient à une même nation, la nation juive, comme l'avait prédit Isaïe (27, 6 Vg): " Ceux qui sortiront impétueusement de Jacob rempliront de leur race la face de la terre. " De plus, les disciples étaient pauvres et impuissants; ils n'auraient pas trouvé facilement dès le début des interprètes pour traduire exactement leurs paroles ou leur expliquer celles des autres; et cela d'autant plus qu'ils étaient


envoyés aux infidèles. Il était donc nécessaire que Dieu y pourvoie par le don des langues. De même que la diversité des langues s'est introduite au moment où les nations versaient dans l'idolâtrie selon la Genèse (11, 7), de même quand il fallut ramener les nations au culte du Dieu unique, on remédia à cette diversité par le don des langues. Solutions: 1. D'après S. Paul (1 Co 12, 7), " la manifestation de l'Esprit est donnée pour l'utilité commune ". Aussi a-t-il suffi à Paul et aux autres Apôtres d'être instruits par Dieu de la langue de tous les peuples autant que le requérait l'enseignement de la foi. Mais quant aux ornements que l'art ajoute au langage, S. Paul en eut le don dans sa propre langue, mais non dans une langue étrangère. Il en est de même pour la science et la sagesse: les Apôtres en furent instruits pour autant que l'exigeait l'enseignement de la foi; mais ils n'eurent pas la connaissance de tout ce qui est du domaine des sciences apprises, par exemple des conclusions de l'arithmétique ou de la géométrie. 2. Les deux solutions étaient possibles: ou bien à l'aide d'une seule langue les Apôtres seraient compris de tous, ou bien ils parleraient toutes les langues. Toutefois cette seconde solution convenait davantage: cela rassortissait à la perfection de leur science, d'être capables non seulement de s'exprimer en n'importe quelle langue, mais encore de pouvoir comprendre ce que les autres leur disaient. Dans la première solution, où tous auraient compris l'unique langue parlée par les Apôtres, cela se serait produit, soit en vertu de la science des auditeurs, qui auraient traduit aussitôt la langue qui leur étaient parlée, soit par une sorte d'illusion, les mots parvenant aux oreilles des auditeurs autrement qu'ils n'étaient proférés. Ainsi la Glose dit-elle sur ce deuxième chapitre des Actes des Apôtres: " Ce fut un plus grand miracle, qu'ils aient parlé toutes sortes de langues. " Et S. Paul écrit (1 Co 14, 18 Vg): " je rends grâce à Dieu de parler les langues de vous tous. " 3. Le Christ, personnellement, n'avait à prêcher qu'à un seul peuple, aux juifs. Bien qu'il ait eu, sans aucun doute, de la façon la plus parfaite, la science de toutes les langues, il ne fut donc pas nécessaire qu'il les parle toutes. - Quant aux chrétiens d'aujourd'hui, selon la remarque de S. Augustin " si actuellement personne de ceux qui reçoivent le Saint-Esprit ne parle toutes les langues, c'est parce que l'Église elle-même les parle toutes; et nul ne reçoit le Saint-Esprit, s'il n'est dans cette Église ". ARTICLE 2: Comparaison entre ce charisme et celui de la prophétie Objections: 1. Il semble que le don des langues soit supérieur à la grâce de la prophétie. En effet, des qualités propres aux êtres les meilleurs apparaissent comme les meilleures, selon Aristote. Or le don des langues est propre au Nouveau Testament, comme on le chantait dans une séquence de la Pentecôte: " C'est lui qui aujourd'hui gratifie les Apôtres du Christ d'un présent extraordinaire, inconnu à tous les siècles. " Mais la prophétie convient plutôt à l'Ancien Testament, selon l'épître aux Hébreux (1, 1): " A maintes reprises et de bien des façons, Dieu a jadis parlé à nos Pères par les Prophètes. " Il paraît donc bien que le don des langues est supérieur à celui de la prophétie. 2. Ce qui nous ordonne à Dieu semble plus excellent que ce qui nous ordonne aux hommes. Or, par le don des langues, on s'ordonne à Dieu, tandis que par la prophétie, on s'ordonne aux hommes. S. Paul écrit en effet (1 Co 14, 2): " Celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à Dieu; tandis que celui qui prophétise s'adresse aux hommes pour leur édification. " Il semble donc que le don des langues soit supérieur au don de la prophétie. 3. Le don des langues demeure d'une manière habituelle chez celui qui le possède, et l'homme a le pouvoir de l'utiliser lorsqu'il le veut. Aussi S. Paul dit-il (1 Co 14, 18 Vg): " je rends grâce à Dieu de parler les langues de vous tous. " Or, on l'a vu il n'en va pas ainsi avec le don de la prophétie; le don des langues lui est donc supérieur. 4. L'interprétation des discours semble se ranger sous la prophétie, car on interprète les Écritures par le même Esprit qui les a produites. Or l'interprétation des discours figure dans la 1" épître aux


Corinthiens (19,29) après le don des langues. Il semble donc que le charisme des langues soit supérieur à celui de la prophétie, surtout par rapport à l'une de ses parties. En sens contraire, l'Apôtre dit (1 Co 14, 15) " Celui qui prophétise est supérieur à celui qui parle en langues. " Réponse: Le charisme de la prophétie surpasse celui des langues d'une triple manière. 1° Le don des langues se rapporte à des mots, qui ne sont que les signes d'une vérité intelligible, comme les images qui apparaissent dans la vision de l'imagination; aussi S. Augustin compare-t-il le don des langues à cette sorte de vision. Or on a dit plus haut que le don de prophétie consiste dans l'illumination même de l'esprit en vue de connaître la vérité intelligible; et l'on a vu que cette illumination intellectuelle est plus excellente que la vision de l'imagination. On dira donc parallèlement que la prophétie surpasse le don des langues considéré en lui-même. 2° Le don de la prophétie fait connaître les réalités elles-mêmes; ce qui est plus noble que la connaissance des mots procurée par le don des langues. 3° Le don de la prophétie est enfin plus utile. L'Apôtre le prouve de trois manières. 1) La prophétie est plus profitable à l'édification de l'Église; celui qui parle en langues n'y contribue en rien, à moins qu'il n'y ajoute une explication. - 2) Elle est plus utile à celui qui parle; son esprit ne serait pas édifié, s'il parlait en diverses langues sans les comprendre, ce qui revient au don de prophétie. - 3) Elle est plus utile aux infidèles. C'est surtout pour eux qu'est accordé le don des langues; cependant il pourrait bien arriver qu’ils traitent parfois d'insensés ceux qui parlent en langues, de même que les juifs considéraient les Apôtres comme des gens ivres parce qu'ils parlaient en langues, nous disent les Actes (2, 13). Les prophéties, au contraire, convainquent les infidèles en révélant les secrets de leur coeur. Solutions: 1. Comme il a été dit plus haut, ce qui fait la supériorité de la prophétie, c'est non seulement qu'elle éclaire par une lumière intelligible, mais aussi qu'elle fait percevoir une vision, dans l'imagination. De même aussi appartient-il à la perfection de l'opération de l'Esprit Saint non seulement de remplir l'esprit humain de la lumière prophétique, et l'imagination de la vision sensible, comme cela se produisait dans l'Ancien Testament, mais encore de disposer extérieurement la langue à proférer les différents signes du langage. Cette totale perfection est atteinte dans le Nouveau Testament, selon cette parole (1 Co 14,26): " Chacun de vous a son cantique, ou son enseignement, ou son discours en langues, ou son apocalypse ", c'est-à-dire sa révélation prophétique. 2. L'homme, par le don de prophétie, est ordonné à Dieu selon l'esprit, ce qui est plus noble que de lui être ordonné selon le langage seulement. De plus, celui qui parle en langues " ne parle pas aux hommes ", parce qu'il ne s'adresse pas à leur intelligence ou ne s'exprime pas pour leur utilité; mais il ne s'adresse qu'à l'intelligence de Dieu et ne s'exprime que pour sa gloire. Par la prophétie, au contraire, l'homme se tourne vers Dieu et vers le prochain; c'est pourquoi elle est un don plus parfait. 3. La révélation prophétique s'étend à tous les objets de connaissance surnaturelle; aussi arrive-t-il, en vertu de sa perfection même, que dans l'état d'imperfection de cette vie, on ne puisse la recevoir d'une manière parfaite et habituelle, mais seulement d'une façon imparfaite et transitoire. Au contraire, le don des langues ne s'étend qu'à la connaissance d'une réalité particulière: le langage des hommes. C'est pourquoi l'imperfection de cette vie ne s'oppose pas à ce qu'on le possède parfaitement et par mode d'habitus. 4. L'interprétation des discours peut se ranger sous le don de prophétie, dans la mesure où l'esprit reçoit une lumière qui lui permet de comprendre et d'exposer ce qui est obscur dans les discours, soit en raison de la difficulté des sujets traités, soit à cause des mots inconnus qui sont employés, soit par


suite des images dont on se sert, selon ces paroles du livre de Daniel (5, 16): " J'ai entendu dire de toi que tu peux interpréter les choses obscures et résoudre les questions difficiles. " Il s'ensuit que l'interprétation des discours l'emporte sur le don des langues; l'Apôtre dit lui-même (1 Co 14, 5): " Celui qui prophétise est plus grand que celui qui parle en langues, à moins que ce dernier n'interprète ce qu'il dit. " Si l'interprétation des discours est cependant placée après le don des langues, c'est précisément parce qu'elle s'étend aussi à l'explication des divers genres de langues.

QUESTION 177 : LE CHARISME DU DISCOURS L'Apôtre le cite en ces termes (1 Co 12, 8) : " A l'un l'Esprit donne le discours de la sagesse, à l'autre le discours de la science. " A ce sujet, nous nous demandons : 1. Y a-t-il un charisme du discours ? - 2. A qui ce charisme convient-il ? ARTICLE 1 : Y a-t-il un charisme du discours ?

Objections : 1. Il ne semble pas. En effet, la grâce donne à l'homme ce qui dépasse les forces de la nature. Or, c'est la raison naturelle qui a inventé l'art de la rhétorique, laquelle permet à l'homme " d'instruire, de plaire, de toucher ", dit S. Augustin. Mais tout cela concerne la grâce du discours. Il semble donc que cette grâce ne soit pas un charisme. 2. Tout charisme se rapporte au règne de Dieu. Or l'Apôtre dit (1 Co 4, 20) : " Le règne de Dieu ne consiste pas en discours, mais en puissance. " Il n'y a donc aucun charisme dans le discours. 3. Nulle grâce n'est donnée en raison des mérites ; car " si elle venait des oeuvres, ce ne serait plus une grâce " (Rm 11, 6). Or le discours est donné à chacun en raison de ses mérites. Commentant en effet le Psaume (119, 43) : " Ne retirez pas de ma bouche la parole de vérité ", S. Grégoire écrit : " Le Dieu tout-puissant accorde la parole de vérité à ceux qui la mettent en pratique, et il la retire à ceux qui ne le font pas. " Le don du discours n'est donc pas un don gratuit. 4. De même que l'homme doit exprimer par son discours ce qui relève du don de sagesse ou de science, de même doit-il exposer ce qui relève de la vertu de foi. Donc, si l'on admet que le discours de sagesse et le discours de science sont des dons gratuits, pour la même raison il faut aussi ranger le discours de foi parmi les charismes. En sens contraire, on lit dans l'Ecclésiastique (6, 5 Vg) : " Le discours gracieux abondera chez l'homme de bien. " Or la bonté de l'homme vient de la grâce. Par suite aussi la grâce du discours. Réponse : Les dons gratuits sont donnés en vue de l'utilité commune, on l'a dit. Or la connaissance que l'on reçoit de Dieu ne saurait servir à l'utilité d'autrui qu'au moyen du discours. Et comme le SaintEsprit n'omet rien de ce qui est utile à l'Église, il assiste aussi ses membres dans leurs discours, non seulement pour qu'ils soient compris de tous, ce qui appartient au don des langues, mais encore pour qu'ils parlent avec efficacité, ce qui relève de la grâce du discours. Cette grâce du discours a un triple effet 1. Instruire l'intelligence des auditeurs -2. Plaire à leur coeur, afin qu'ils écoutent volontiers la parole divine. - 3. Toucher leur âme, pour qu'ils aiment la vérité et la mettent en pratique. Pour cela, le Saint-Esprit se sert de la langue humaine comme d'un instrument ; mais c'est lui-même qui achève intérieurement le travail. Aussi S. Grégoire dit-il dans une homélie de la Pentecôte : " Si le Saint-Esprit ne remplit pas le coeur des auditeurs, c'est en vain que la voix des prédicateurs résonne à leurs oreilles. " Solutions : 1. Dieu opère quelquefois miraculeusement, et d'une façon supérieure, ce que peut faire aussi la nature ; ainsi le Saint-Esprit réalise par le charisme du discours ce que l'art oratoire peut faire moins bien. 2. Nous venons de le dire, l'Apôtre parle du discours qui s'appuie sur l'éloquence humaine, sans le secours du Saint-Esprit. Aussi a-t-il écrit d'abord : " Je tiendrai compte, non pas du discours de ces orgueilleux, mais de leur puissance. " Et il avait dit de lui-même auparavant (2, 4) : " Mon discours et


ma prédication ne s'appuyèrent pas sur les paroles persuasives de la sagesse humaine, mais sur la manifestation de l'Esprit et de sa puissance. " 3. Le charisme du discours, on vient de le dire, est donnée à certains pour l'utilité d'autrui. Aussi est-il parfois retirée par suite de la faute, soit de l'auditeur, soit de l'orateur. Ce ne sont pas les bonnes oeuvres de l'un et de l'autre qui méritent directement cette grâce, mais elles écartent les obstacles. De même pour la grâce sanctifiante : on la perd par sa faute, mais on ne la méritait pas par ses bonnes oeuvres, encore que celles-ci en enlèvent les obstacles. 4. Redisons-le, la grâce du discours a pour but l'utilité commune. Or celui qui communique sa foi le fait par le discours de la science ou de la sagesse. C'est pourquoi on lit dans S. Augustin : " Savoir les moyens que la foi emploie pour secourir les âmes pieuses et pour se défendre contre les impies, voilà ce que l'Apôtre semble appeler la science. " Aussi S. Paul n'a-t-il pas eu à mentionner un discours de foi ; il lui a suffi d'admettre un discours de science et de sagesse. ARTICLE 2 : A qui ce charisme convient-il ?

Objections : 1. Il semble que le charisme du discours de sagesse et de science convienne aussi aux femmes. On l'a vu en effet, l'enseignement se rattache à ce charisme. Or enseigner convient aux femmes, car il est dit dans les Proverbes (4, 3-4 Vg) : " Fils unique, j'étais devant ma mère, et elle m'enseignait. " 2. La grâce de la prophétie l'emporte sur la grâce du discours, comme la contemplation de la vérité l'emporte sur son annonce. Or la prophétie est accordée aux femmes ; l'Écriture parle, en effet au livre des Juges (4,4), de Débora ; au livre des Rois (2 R 22, 14), de Holda la prophétesse, femme de Sellum ; et dans les Actes des Apôtres (21, 9) des quatre filles de Philippe. En outre l'Apôtre écrit (1 Co 11, 5) : " Toute femme qui prie ou qui prophétise... " À plus forte raison, semble-t-il, la grâce du discours convient-elle aux femmes. 3. S. Pierre écrit (1 P 4, 10) : " Que chacun mette au service des autres le don qu'il a reçu. " Or certaines femmes reçoivent le don de sagesse et de science, dont elles ne peuvent faire bénéficier les autres que par la grâce du discours. Celle-ci leur appartient donc aussi. En sens contraire, l'Apôtre dit (1 Co 14, 34) " Dans les assemblées, que les femmes se taisent ", et (1 Tm 2, 12) : " je ne permets pas aux femmes d'enseigner. " Or c'est là le but principal de la grâce du discours. Celle-ci ne convient donc pas aux femmes. Réponse : Le discours peut-être pratiqué de deux façons. 1. En particulier, à l'adresse d'une ou de quelques personnes, dans un entretien familier. Dans ce cas la grâce du discours peut convenir aux femmes. 2. En public, devant toute l'assemblée. Cela est interdit aux femmes : tout d'abord et principalement, parce que la femme doit être soumise à comme, selon la Genèse (3,16). Or enseigner et persuader publiquement dans l'assemblée convient, non aux sujets, mais aux supérieurs. Si pendant des hommes qui sont des inférieurs peuvent accomplir cet office, c'est en vertu d'une d’une commission, et parce que leur sujétion ne leur vient pas, comme aux femmes, de la nature, mais par suite d'une cause accidentelle. - Ensuite, par crainte que le coeur des hommes ne soit séduit par désir, selon l'Ecclésiastique (9, Il Vg) : " Les entretiens des femmes sont comme un feu dévorant. " - Enfin, parce que les femmes, généralement, ne sont pas assez instruites en sagesse pour qu'il soit possible de leur confier sans inconvénient un enseignement public. Solutions : 1. L'Écriture parle ici de l’enseignement privé en vertu duquel la mère instruit son fils. 2. Dans la grâce de la prophétie, c'est l'esprit qui est illuminé par Dieu. Or, sous ce rapport de l'esprit, il n'y a pas de différence de sexe entre les humains, selon cette parole (Col 3, 10) : " Vous avez revêtu l'homme nouveau, qui se renouvelle suivant l'image de celui qui l'a créé. Dans ce renouvellement, il n'y a plus ni homme, ni femme. " Mais la grâce du discours a pour objet l'instruction des gens, et là se retrouve la différence des sexes. La comparaison n'est donc pas valable. 3. C'est de manière différente, et selon sa condition particulière, que chacun met au service des autres le don qu'il a reçu de Dieu. Aussi les femmes qui ont reçu le don de sagesse et de science peuventelles en faire usage pour l'enseignement privé, mais non pour l'enseignement public.


QUESTION 178: LE CHARISME DES MIRACLES 1. Y a-t-il un charisme des miracles? - 2. A qui convient-il? ARTICLE 1: Y a-t-il un charisme des miracles? Objections: 1. Il semble qu'aucun charisme ne Dit ordonné à faire des miracles. Toute grâce, en effet, apporte quelque chose dans l'âme de celui qui elle est accordée. Or ce n'est pas ici le cas, puisque des miracles se font aussi par le contact e cadavres, comme on le lit au livre des Rois (2 R 13, 2l): " Un cadavre ayant été jeté dans , sépulcre d'Élisée, à peine eut-il touché les ossements du prophète que l'homme reprit vie et se tint debout. " Le pouvoir de faire des miracles n'est donc pas un charisme. 2. Les charismes viennent du Saint-Esprit selon S. Paul (1 Co 12, 4): " Il y a diversité de grâces, mais c'est le même Esprit qui les distribue. " Or les miracles peuvent se faire aussi par l'intervention de l'esprit impur, d'après cette parole de notre Seigneur (Mt 24, 24): " Il surgira de faux prophètes, qui produiront de grands signes et des prodiges. " Le pouvoir de faire des miracles ne relève donc pas du charisme. 3. Les miracles se distinguent en " signes ", " prodiges " et " vertus ". Il est donc illogique de ranger l'activité des vertus parmi les charismes, plutôt que celle des prodiges ou des signes. 4. La guérison miraculeuse se fait par la vertu divine. On ne doit donc pas distinguer la grâce des guérisons de l'activité des vertus. 5. L'activité miraculeuse vient de la foi, soit de celui qui les accomplit, d'après cette parole (1 Co 13, 2): " Si je possédais toute la foi, au point de transporter des montagnes... ", soit de ceux pour lesquels on fait des miracles, selon ce mot en S. Matthieu (13, 58): " Il ne fit pas beaucoup de miracles en ce lieu, à cause de leur incrédulité. " Donc si la foi est classée parmi les charismes, il est superflu d'en admettre une autre pour l'activité des signes. En sens contraire, l'Apôtre cite entre autres charismes (1 Co 12, 9): " Celui-ci reçoit le don de guérir, cet autre d'opérer des miracles. " Réponse: On l'a vu plus haut l'Esprit Saint pourvoit suffisamment son Église de tout ce qui est utile au salut, et tel est le but des charismes. Or, s'il est nécessaire que la transmission de la vérité divine soit assurée par le don des langues et la grâce du discours, ainsi convient-il que le discours soit confirmé pour devenir croyable. C'est à cela que vise l'opération des miracles, comme on le dit en S. Marc (16, 20): " Leur discours fut confirmé par les signes qui suivirent. " Et cela à juste titre. Car il est naturel à l'homme de saisir la vérité intelligible au moyen des effets sensibles. C'est ainsi que l'homme, conduit par sa raison naturelle, peut parvenir à une certaine connaissance de Dieu par le spectacle de la nature; de même, à la vue de certains effets surnaturels qu'on appelle miracles, il sera amené à une connaissance surnaturelle des vérités à croire. C'est pourquoi l'activité miraculeuse fait partie des dons gratuits ou charismes. Solutions: 1. De même que la prophétie englobe tout ce que l'on peut connaître surnaturellement, l'activité miraculeuse a pour objet tout ce que l'on peut produire surnaturellement. Or les miracles ont pour cause la toute-puissance divine, qui ne peut être communiquée à aucune créature. Il est donc impossible que le pouvoir d'opérer les miracles soit une qualité qui demeure habituellement dans l'âme.


Cependant, de même que l'esprit du prophète est mû par l'inspiration divine à connaître surnaturellement une vérité, il peut arriver de la même manière que l'esprit du thaumaturge soit mû à faire un acte suivi par un miracle que Dieu produit par sa puissance. Parfois, c'est à la suite d'une prière ainsi S. Pierre ressuscitant Tabitha (Ac 9, 40) d'autres fois, sans qu'il y ait de prière apparente, Dieu agit selon la volonté de l'homme: c'est le cas de S. Pierre reprochant leur mensonge à Ananie et à Saphire, et les livrant à une mort subite (5, 3). Voilà pourquoi S. Grégoire écrit: " Les saints font des miracles, tantôt par leur puissance, tantôt par leur prière. " Dans les deux cas, c'est Dieu qui est l'auteur principal et qui se sert instrumentalement, soit du mouvement intérieur de l'homme, soit de sa parole, soit d'un acte extérieur, soit d'un contact corporel, même celui d'un cadavre. Aussi, après que Josué eut ordonné, comme par sa propre puissance (Jos 10, 12): " Soleil, tiens-toi contre Gabaon ", le texte ajoute aussitôt: " Il n'y eut ni auparavant ni depuis un jour aussi long, le Seigneur obéissant à la voix de l'homme. " 2. Le Seigneur parle ici des miracles qui se produiront au temps de l'Anti-Christ et dont S. Paul dit (2 Th 2, 9 Vg): " Il viendra avec l'appareil de Satan, accompagné de toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges trompeurs. " Sur quoi S. Augustin écrit: " On peut se demander pourquoi ces signes et ces prodiges sont appelés trompeurs: est-ce parce qu'ils trompent les sens des hommes par des fantômes, en paraissant faire ce qu'ils ne feront pas en réalité? Ou est-ce parce que, tout en étant de vrais prodiges, ils entraîneront les hommes au mensonge? " Les prodiges sont vrais si les choses ellesmêmes sont réelles; c'est ainsi que les magiciens de Pharaon ont produit de vraies grenouilles et de vrais serpents. Pourtant ce ne seront pas des miracles au sens propre du mot, car ils se feront en vertu de causes naturelles, comme nous l'avons montré dans la première Partie. Au contraire, l'opération des miracles, qui est due à un charisme, se fait par la puissance divine et a pour but l'utilité des hommes. 3. Dans les miracles, il y a deux choses à distinguer: 1° L'action elle-même qui dépasse les forces de la nature; c'est ce qui fait donner aux miracles le nom de " vertus ". - 2° Le but des miracles, qui est de manifester quelque réalité surnaturelle; à ce point de vue, on les appelle généralement des " signes "; mais à cause de leur excellence, on les nomme " prodiges ", en tant qu'ils produisent quelque chose au loin. 4. La grâce des guérisons est mentionnée séparément parce qu'elle confère à l'homme un bienfait particulier, la santé du corps, en plus du bienfait commun à tous les miracles, qui est de mener les hommes à la connaissance de Dieu. 5. On attribue l'activité miraculeuse à la foi pour deux raisons: d'abord parce qu'elle sert à confirmer la foi; ensuite, parce qu'elle procède de la toute-puissance divine, sur laquelle s'appuie la foi. Et cependant, outre la grâce de la foi, il faut la grâce du discours pour enseigner cette foi; il n’est donc pas surprenant que l'opération des miracles soit nécessaire aussi pour la confirmer. ARTICLE 2: A qui le charisme des miracles convient-il? Objections: 1. Il apparaît que les méchants ne peuvent en faire. Car on vient de dire qu'ils s'obtiennent par la prière. Or la prière du pécheur ne saurait être exaucée, selon S. Jean (9, 31): " Nous savons que Dieu n'écoute pas les pécheurs ", et, dans les Proverbes (28, 9): " La prière de celui qui ne suit pas la loi sera exécrable. " 2. On attribue les miracles à la foi, d'après cette affirmation du Seigneur (Mt 17, 19): " Si vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à cette montagne de se déplacer, et elle le ferait. " Or " la foi sans les oeuvres est morte ", dit S. Jacques (2, 20); elle ne paraît donc pas avoir d'opération propre. Il en résulte que les méchants, qui ne peuvent accomplir d'oeuvres bonnes, ne sauraient non plus faire de miracles.


3. Les miracles sont des témoignages divins, car on lit dans l'épître aux Hébreux (2, 4): " Dieu a donné son attestation par des signes, des prodiges et toutes sortes de miracles. " Voilà pourquoi l'Église canonise les saints sur le témoignage des miracles. Or Dieu ne peut être le témoin de la fausseté. Il apparaît donc que les méchants ne peuvent faire de miracles. 4. Les bons sont plus étroitement unis à Dieu que les méchants. Or tous les bons ne font pas des miracles. Donc beaucoup moins encore les méchants. En sens contraire, l'Apôtre écrit (1 Co 13, 2) " Quand bien même j'aurais toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. " Mais celui qui ne possède pas la charité se range parmi les méchants; car, écrit S. Augustin " c'est le seul " don du Saint-Esprit " qui distingue les fils du royaume des fils de perdition ". Il semble donc que même les méchants peuvent accomplir des miracles. Réponse: Parmi les miracles, il y en a qui ne sont pas de vrais miracles, mais seulement des faits imaginaires qui mystifient l'homme pour lui faire croire ce qui n'existe pas. D'autres sont des faits réels, mais ils ne méritent pas vraiment le nom de miracles, parce qu'ils sont le produit de certaines causes naturelles. Ces deux catégories de prétendus miracles peuvent être accomplis par les démons, comme on vient de le dire. Les vrais miracles, au contraire, ne peuvent se faire que par la puissance divine: Dieu les produit pour l'utilité des hommes. Et cela pour deux fins: 1° pour confirmer la vérité prêchée; 2° pour montrer la sainteté d'un homme que Dieu veut proposer en exemple de vertu. Dans le premier cas, les miracles peuvent être accomplis par quiconque prêche la vraie foi et invoque le nom du Christ. Or on voit parfois les méchants agir de cette façon. Aussi, sous ce rapport, même les méchants peuvent accomplir des miracles. Sur la parole en S. Matthieu (7, 22): " N'avons-nous pas prophétisé en ton nom? " S. Jérôme écrit: " Prophétiser, faire des miracles, chasser des démons n'est pas toujours une preuve du mérite de celui qui agit; mais c'est l'invocation du nom du Christ qui obtient tout cela, afin que les hommes honorent la divinité de celui au nom de qui se font tant de miracles. " Dans le second cas, les miracles ne sont accomplis que par les saints: c'est en effet pour prouver leur sainteté que des miracles sont accomplis, pendant leur vie ou après leur mort, par eux-mêmes ou par d'autres. On lit dans les Actes des Apôtres (19, 11): " Dieu faisait des prodiges par les mains de Paul; on appliquait même sur les malades des linges qui avaient touché son corps, et les malades étaient guéris. " A ce point de vue encore, rien n'empêche qu'un pécheur fasse des miracles par l'invocation d'un saint. Toutefois, on ne devra pas les attribuer à ce pécheur, mais à celui dont le miracle manifeste la sainteté. Solutions: 1. On l'a dit précédemment à propos de la prière: si elle est exaucée, c'est en s'appuyant non sur le mérite de celui qui la fait, mais sur la miséricorde divine, qui s'étend jusqu'aux méchants. Aussi Dieu exauce-t-il parfois même la prière des pécheurs. On lit dans S. Augustin, à propos de l'aveugle-né: " L'aveugle parlera ainsi avant d'être oint ", c'est-à-dire avant d'avoir été parfaitement éclairé, " car Dieu exauce les pécheurs ". - Quant à la parole des Proverbes que " la prière de celui qui ne suit pas la loi sera exécrable ", il faut l'entendre du mérite du pécheur. Mais parfois cette prière obtient son effet en vertu de la miséricorde de Dieu, soit en vue du salut de celui qui prie, comme il arriva au publicain dont parle S. Luc (18, 13), soit et vue du salut des autres et de la gloire de Dieu 2. La foi sans les oeuvres est morte pour celui qui croit, puisqu'il ne vit pas par elle de la vii de la grâce. Mais rien n'empêche un instrument mort de produire une oeuvre vivante. Ainsi l'homme utilise un bâton. Et c'est ainsi que Dieu agit en prenant comme instrument la foi pécheur.


3. Les miracles sont toujours de vrais témoignages de ce qu'ils confirment. Aussi les méchants qui enseignent de fausses doctrines ne sauraient-il jamais faire de véritables miracles pour confirmer leur enseignement, bien que parfois ils puissent en accomplir pour glorifier le nom du Christ qu'il invoquent, et par la vertu des sacrements qui. pratiquent. Quant aux méchants qui annoncent la vérité, ils font parfois de vrais miracles pour confirmer leur enseignement, mais non pour attester leur sainteté. S. Augustin remarque à ce sujet: " Il y a une grande différence entre les miracles des magiciens, ceux des bons chrétien et ceux des mauvais chrétiens: les magiciens les font en vertu de pactes privés avec les démon les bons chrétiens en vertu de la justice publique; les mauvais chrétiens en vertu des signes seulement de cette justice. " 4. Il dit aussi: " Cela n'est pas accordé à tous les saints, pour éviter que les faibles ne tombent dans une erreur très pernicieuse, en imaginant qu'il y a dans de tels exploits des grâces plus précieuses que dans les oeuvres de justice par lesquelles on obtient la vie éternelle. " LES ÉTATS DE VIE: VIE ACTIVE ET VIE CONTEMPLATIVE Nous devons étudier à présent la vie active et la vie contemplative'., Quatre questions sont à examiner, qui ont trait: I. A la division de la vie en active et en contemplative (Q. 179). II. A la vie contemplative (Q. 180). - III. A la vie active (Q. 181). - IV. A la comparaison de la vie active avec la contemplative (Q. 182).

QUESTION 179: LA DIVISION ENTRE VIE ACTIVE ET VIE CONTEMPLATIVE 1. Cette division est-elle fondée? - 2. Cette division est-elle adéquate? ARTICLE 1: La division entre vie active et vie contemplative est-elle fondée? Objections: 1. Il semble que cette manière de diviser la vie ne soit pas correcte. En effet, l'âme est le principe de la vie par son essence, suivant Aristote: " Pour les vivants, être c'est vivre. " Or c'est par ses facultés que l'âme devient principe d'action et de contemplation. Il semble donc qu'il ne soit pas correct de diviser la vie en active et contemplative. 2. On ne divise pas une chose en fonction de différences qui ne se vérifient que dans une autre chose postérieure à la première. Mais actif et contemplatif ou encore spéculatif et pratique représentent des fonctions diverses de l'intellect b. Or la vie précède l'intelligence. C'est, en effet, remarque Aristote, sous forme végétative que la vie apparaît d'abord chez les vivants. Il semble donc que la vie ne se laisse pas diviser en active et contemplative. 3. Qui dit vie dit mouvement, remarque Denys. Or la contemplation évoque plutôt l'idée de repos. " J'entrerai dans ma maison et m'y reposerai dans la compagnie de la Sagesse " (Sg 8, 16). Il ne semble donc pas que la vie puisse se diviser en active et contemplative. En sens contraire, S. Grégoire, déclare qu'il " existe deux vies, où le Dieu Tout-Puissant nous instruit par sa sainte parole: la vie active et la vie contemplative ". Réponse: Les êtres qui méritent à proprement parler le nom de vivants sont ceux qui se meuvent ou agissent d'eux-mêmes. Mais, plus que tout, ce qui convient à un être en raison de lui-même, est ce qui lui est propre et à quoi le porte sa principale inclination. Aussi la vie d'un vivant se révèle-t-elle dans l'activité qui plus que toute autre lui est propre, et vers laquelle le porte sa principale inclination. C'est ainsi que la vie des plantes se définit par la nutrition et la génération, celle des animaux par la sensation et le mouvement local, celle des hommes par la pensée et l'agir rationnel.


En vertu du même principe, chez les hommes, la vie de chacun sera ce en quoi il prend son principal plaisir et à quoi il s'applique particulièrement. Et c'est pourquoi, remarque Aristote, chacun veut plus spécialement " avoir commerce avec ses amis ". Et puisqu'il y a des hommes qui s'adonnent principalement à la contemplation de la vérité, tandis que d'autres font leur occupation préférée des actions extérieures, on est fondé à diviser la vie humaine en active et contemplative. Solutions: 1. Parce qu'elle le fait être en acte, la forme propre de chaque être est le principe de son opération propre. Donc, lorsque l'on dit que, pour les vivants, être c'est vivre, cela signifie que les vivants, du fait qu'ils ont l'être par leur forme, agissent de telle manière. 2. Ce n'est pas la vie dans sa généralité, mais la vie humaine que l'on divise en active et contemplative. Or l'homme doit précisément à son intelligence de former une espèce distincte. Il est donc normal que la division de la vie humaine reproduise celle de l'intelligence elle-même. 3. Le repos de la contemplation s'entend par rapport aux mouvements extérieurs. L'acte de contempler n'en est pas moins en lui-même un mouvement, au sens où toute activité est appelée un mouvement. Suivant Aristote en effet, la sensation et la pensée sont des mouvements, le mouvement étant défini " l'acte d'un être parfait ". C'est dans le même sens que Denys distingue trois mouvements de l'âme qui contemple rectiligne, circulaire et en spirale. ARTICLE 2: Cette division de la vie en active et contemplative est-elle adéquate? Objections: 1. Il semble que non: En effet, Aristote assure qu'il existe trois vies de souveraine excellence: la vie voluptueuse, la vie civile, qui doit être la même chose que la vie active, et la vie contemplative. La division en active et contemplative est donc insuffisante. 2. S. Augustin énumère trois vies différentes la vie de repos ou contemplative, la vie d'action ou active, et une troisième, de repos et d'action mêlés. 3. Enfin la vie humaine se diversifie en fonction des actions diverses auxquelles les hommes s'appliquent. Or il n'y a pas deux manières seulement d'employer son temps et ses forces. En sens contraire, ces deux vies se voient figurées par les deux femmes de Jacob: la vie active par Lia, et la vie contemplative par Rachel; et par les deux hôtesses du Seigneur: la vie contemplative par Marie, et la vie active par Marthe. S. Grégoire le dit expressément. Or ce symbolisme disparaîtrait s'il y avait plus de deux vies. La division de la vie active et contemplative est donc adéquate. Réponse: Cette division, on l'a déjà dit, concerne la vie humaine, qui se définit elle-même en fonction de l'intellect. Or l'intellect se divise en actif et en contemplatif. L'activité intellectuelle, en effet, peut avoir pour fin, soit la connaissance même de la vérité, et c'est l'affaire de l'intellect contemplatif; soit quelque action extérieure, et c'est l'affaire de l'intellect pratique ou actif D'où il suit que la vie ellemême est adéquatement divisée en active et en contemplative. Solutions: 1. La vie voluptueuse met sa fin dans la jouissance corporelle, qui nous est commune avec les bêtes. Aussi Aristote la qualifie-t-il au même endroit de vie bestiale. Il en résulte qu'elle ne saurait rentrer dans notre division, où il s'agit de la vie humaine, qui est soit active, soit contemplative. 2. Les intermédiaires sont faits de la combinaison des extrêmes, qui les contiennent déjà virtuellement. C'est ainsi que le tiède se trouve contenu dans le chaud et le froid, le gris dans le blanc et le noir. Pareillement, dans l'action et la contemplation est incluse la vie composée à la fois de l'une et de l'autre. Sans compter que, de même que l'un des composants domine toujours dans le composé, la contemplation ou l'action, suivant les cas, l'emporte dans ce genre de vie intermédiaire.


3. Les entreprises diverses de l'activité humaine, lorsque la droite raison les ordonne à subvenir aux nécessités de la vie présente, relèvent toutes de la vie active, dont c'est le rôle d'y pourvoir. Si elles sont mises au service d'une convoitise quelconque, elles relèvent de la vie voluptueuse qui n'est pas englobée dans la vie active. Mais les entreprises humaines qui sont ordonnées à connaître la vérité, relèvent de la vie contemplative.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 180: LA VIE CONTEMPLATIVE 1. La vie contemplative appartient-elle à l'intelligence seule, ou bien fait-elle appel aussi à la volonté? - 2. Les vertus morales appartiennent-elles à la vie contemplative? - 3. La vie contemplative comporte-t-elle un seul acte, ou plusieurs? - 4. La considération de n'importe quelle vérité appartientelle à la vie contemplative? - 5. Dans l'état présent, la vie contemplative peut-elle atteindre à la vision de l'essence divine? - 6. Les mouvements de la contemplation distingués par Denys au chapitre 4 des " Noms divins ". - 7. La joie de la contemplation. - 8. La durée de la contemplation. ARTICLE 1: La vie contemplative appartient-elle à l'intelligence seule, ou bien fait-elle appel aussi à la volonté? Objections: 1. Il semble que la vie contemplative n'ait rien à voir avec la volonté. Au dire d'Aristote " la contemplation a pour fin la vérité ". Or la vérité regarde l'intelligence seule. Et donc la vie contemplative aussi, semble-t-il. 2. " La vie contemplative, écrit S. Grégoire est figurée par Rachel, dont le nom signifie: vision du principe. " Or la vision est proprement affaire d'intelligence, et donc aussi la vie contemplative. 3. S. Grégoire encore tient que la vie contemplative demande qu'on se retire de l'action extérieure. La volonté, au contraire, y incline, et semble donc n'avoir aucun rôle dans la vie contemplative. En sens contraire, S. Grégoire écrit aussi " La vie contemplative consiste à garder de tout son esprit la charité pour Dieu et le prochain et à s'attacher au seul désir du Créateur. " Or le désir et l'amour relèvent, nous l'avons vu, de la volonté. Il faut donc que la vie contemplative intéresse pour une part la volonté. Réponse: Nous avons dit plus haut qu'on appelait contemplative la vie de ceux dont l'intention primordiale est de contempler la vérité. Or nous savons que l'intention est un acte de la volonté. En effet, l'intention a pour objet la fin, qui est elle-même l'objet de la volonté. D'où il suit que la vie contemplative, qui relève de l'intelligence pour ce qui regarde son opération essentielle, fait appel, pour ce qui regarde l'exercice de cette opération, à la volonté, dont c'est précisément le rôle de mouvoir vers leur acte toutes les autres facultés., y compris l'intelligence. Nous l'avons dit précédemment. Or la puissance appétitive meut aussi bien le sens que l'intellect à regarder quelque chose, parfois par amour de la réalité que nous voyons, car " là où est ton trésor, là est ton coeur " (Mt 6, 2 1), et parfois par amour de la connaissance même acquise par ce regard. Et c'est pour cela que S. Grégoire situe la vie contemplative dans " la charité pour Dieu ", en tant que cet amour nous embrase du désir de contempler la beauté divine. Et parce que chacun se délecte dans la possession de ce qu'il aime, la vie contemplative a pour terme la délectation. Or celle-ci se trouve dans l'affectivité, et rend l'amour plus intense.


Solutions: 1. Du fait même que la vérité est la fin de la contemplation, elle a raison de bien désirable, aimable et délectable. De ce point de vue la contemplation relève de la puissance appétitive. 2. L'amour de Dieu, notre premier principe, nous incite à rechercher sa vision. Ce qui fait dire à S. Grégoire: " La vie contemplative, méprisant tout autre souci, brûle du désir de voir la face de son Créateur. " 3. La volonté meut non seulement les membres du corps à exercer leurs activités extérieures, mais aussi, nous venons de le dire, elle meut l'intellect à exercer l'activité contemplative. ARTICLE 2: Les vertus morales appartiennent-elles à la vie contemplative? Objections: 1. Il semble bien que oui car, selon S. Grégoire " la vie contemplative consiste à garder de tout son esprit la charité pour Dieu et le prochain ". Mais les vertus morales, dont les commandements de la loi prescrivent l'exercice, se ramènent toutes à l'amour de Dieu et du prochain. " L'accomplissement de la loi, c'est l'amour " dit en effet S. Paul (Rm 13, 10). Au même titre que l'amour, les vertus morales doivent donc se rattacher à la vie contemplative. 2. La vie contemplative est principalement ordonnée à la contemplation de Dieu. S. Grégoire l'a dit: " Méprisant tout autre souci, elle brûle du désir de voir la face de son Créateur. " A cela nul ne peut parvenir que par la pureté du coeur, fruit des vertus morales. Il est écrit en effet (Mt 5, 8): " Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu ", et ailleurs (He 12, 14): " Recherchez la paix avec tout le monde, et la sainteté sans laquelle nul ne verra Dieu. " Il semble donc que les vertus morales appartiennent à la vie contemplative. 3. S. Grégoire déclare que " la vie contemplative est belle dans l'âme ". Aussi est-elle figurée par Rachel dont il est dit (Gn 29, 17) qu'elle " était belle de visage ". Mais, selon la remarque de S. Ambroise. c'est aux vertus morales et particulièrement à la tempérance que l'âme est redevable de sa beauté. En sens contraire, les vertus morales sont ordonnées à des actions extérieures. La vie contemplative au contraire implique d'après S. Grégoire - " la cessation de l'activité extérieure ". Les vertus morales n'appartiennent donc pas à la vie contemplative. Réponse: Il y a deux façons d'appartenir à la vie contemplative; à titre d'élément essentiel, ou à titre de disposition. Les vertus morales n'appartiennent pas à l'essence de la vie contemplative. La raison en est que la fin de la vie contemplative est la considération de la vérité. Or, déclare Aristote " le savoir, qui relève de la considération de la vérité, n'a qu'une minime valeur quand il s'agit d'exercer les vertus morales ". Aussi rapporte-t-il les vertus morales à la félicité de la vie active, et non pas à la félicité de la vie contemplative. Mais les vertus morales se rattachent à la vie contemplative à titre de dispositions préalables. En effet, l'acte de contemplation qui fait l'essence de la vie contemplative se heurte à un double obstacle: à la violence des passions, qui détourne l’intention de l'âme de l'intelligible vers le sensible, et aux agitations extérieures. Or les vertus morales refrènent la violence des passions et apaisent les agitations qui proviennent des occupations extérieures. C'est pourquoi les vertus morales se rattachent à la vie contemplative à titre de dispositions. Solutions: 1. La vie contemplative, nous l'avons dit, trouve son motif dans la volonté. C'est à ce titre que l'amour de Dieu et du prochain est requis pour la vie contemplative. Mais les causes motrices ne


font pas partie de l'essence même d'un être. Elles le préparent et le conduisent à sa perfection. Il ne s'ensuit donc pas que les vertus morales appartiennent essentiellement à la vie contemplative. 2. La sainteté, au sens de pureté, est produite par les vertus qui s'occupent des passions entravant la pureté de la raison. La paix, elle, est l'oeuvre de la justice, vertu régulatrice des actions, selon la parole d'Isaïe (32, 17): " L'oeuvre de la justice, c'est la paix. " Celui, en effet, qui s'abstient de porter préjudice à autrui, supprime les occasions de litiges et de troubles. Et c'est ainsi que les vertus morales disposent à la vie contemplative, en créant la paix et la pureté. 3. Nous avons vu que la beauté consiste dans un certain éclat et une harmonie de proportions. Or ces deux facteurs ont leurs racines dans la raison, car il revient à celle-ci d'organiser, dans tout le reste de l'homme, la lumière qui manifeste la vérité, et l'harmonie des proportions. C'est pourquoi la beauté se trouve directement et essentiellement dans la vie contemplative, qui consiste dans un acte de la raison. Aussi est-il écrit de la contemplation de la sagesse (Sg 8, 2): " je suis devenu amoureux de sa beauté. " Dans les vertus morales, ce qu'on trouve c'est une beauté participée en tant qu'elles participent de l'ordre rationnel; et à titre premier dans la tempérance qui réprime les convoitises, lesquelles obscurcissent au maximum la lumière de la raison. De là vient que c'est au maximum la vertu de chasteté qui rend apte à la contemplation, du fait que les délectations sexuelles sont ce qui rabaisse le plus l'esprit au niveau du sensible, dit S. Augustin. ARTICLE 3: La vie contemplative comporte-t-elle des actes divers? Objections: 1. Il semble que oui. Richard de S. Victor distingue en effet la contemplation, la méditation et la cogitation, qui toutes semblent appartenir à la vie contemplative. Cela fait plusieurs actes. 2. S. Paul a dit (2 Co 3, 18): " Pour nous, considérant à visage découvert la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même clarté. " Or cela relève de la vie contemplative. Cela fait donc à son bénéfice un acte de plus la considération ou spéculation. 3. S. Bernard écrit que " la première et suprême contemplation, c'est l'admiration de la Majesté ". Or S. Jean Damascène' fait de l'admiration une espèce de crainte. La vie contemplative comporterait donc bien plusieurs actes. 4. Enfin on rattache à la vie contemplative la prière, la lecture et la méditation. De même l'audition. De Marie, qui représente la vie contemplative, il est écrit (Lc 10, 39): " Assise aux pieds du Seigneur, elle écoutait ses paroles. " Plusieurs actes semblent donc appartenir à la vie contemplative. En sens contraire, la vie se définit ici par l'opération dont l'homme fait sa visée principale. Donc, si la vie contemplative comportait plusieurs opérations, il y aurait, non pas une, mais plusieurs vies contemplatives. Réponse: Nous parlons ici de la vie contemplative, qui convient à l'homme. Or il y a, d'après Denys, cette différence entre l'homme et l'ange, que l'ange voit la vérité d'un simple regard, tandis que l'homme ne parvient à cette intuition de la simple vérité que par une suite d'opérations et à partir de données multiples. Ainsi donc la vie comtemplative consiste en un acte unique dans elle se consomme finalement, et qui est la contemplation de la vérité. Et de cet acte final elle son unité. Mais elle comporte beaucoup autres actes, qui la préparent à cet acte suprême. Certains de ces actes se rapportent à l’acquisition des principes, d'où l'on procède à la contemplation de la vérité; d'autres ont pour objet déduire à partir des principes la vérité que l'on cherche à connaître. L'acte final et qui consomme tout, c'est la contemplation même de la vérité.


Solutions: 1. La cogitation, au sentiment de Richard de S. Victor, consiste, semble-t-il, à examiner un grand nombre de choses, d'où l'on pose d'extraire une vérité simple. Ce mot cogitation couvrirait donc, tout ensemble, les perceptions sensibles destinées à nous faire naître certains effets, les imaginations et les raisonnements portant sur des signes divers, ou ut ce qui peut nous acheminer à la connaissance de la vérité recherchée. Cependant, suivant S. Augustin, toute opération actuelle de l'intelligence peut être qualifiée de cogitation ou de pensée. La méditation s'entend, à ce qu'il semble, du progrès de la raison, qui à partir de certains principes, s'achemine à la contemplation d'une vérité. D'après S. Bernard, le mot considération aurait le même sens. Cependant Aristote l'entend de toute opération de l'esprit. Quant à la contemplation, elle désigne la simple intuition de la vérité. C'est bien la pensée de Richard qui écrit: " La contemplation est le pénétrant et libre regard de l'esprit sur les choses qu'il regarde; la Méditation est le regard de l'esprit en quête de la vérité; la cogitation c'est l'esprit en train d'inspecter les choses, mais qui ne fixe encore rien. " 2. La Glose, qui est de S. Augustin, explique que speculantes évoque l'idée de speculum, miroir, et non de specula, observatoire. Or voir un objet dans un miroir, c'est voir une cause dans son effet, où se reflète son image. Spéculation équivaudrait donc à méditation. 3. L'admiration est une espèce de crainte consécutive à l'appréhension d'une chose qui surpasse notre capacité. L'admiration est donc un acte consécutif à la contemplation d'une vérité sublime. Nous avons déjà signalé, en effet, que la contemplation se consommait dans la volonté. 4. L'homme parvient à la connaissance de la vérité par deux voies différentes. Tantôt par le moyen de ce qu'il reçoit d'autrui. Or, pour ce qui regarde ce que l'homme reçoit de Dieu, la prière est nécessaire, suivant cette parole (Sg 7, 7): " J'ai prié et l'esprit de sagesse est venu en moi. " A l'égard de ce qu'il reçoit des hommes, l'audition est nécessaire s'il s'agit d'un enseignement oral; et la lecture s'il s'agit d'un enseignement écrit. Tantôt, et c'est l'autre voie, il lui faut employer l'étude personnelle; d'où la nécessité de la méditation. ARTICLE 4: La considération de n'importe quelle vérité appartient-elle à la vie contemplative? Objections: 1. Il semble que la vie contemplative consiste, non pas seulement dans la contemplation de Dieu, mais dans la considération de n'importe quelle vérité. Il est dit dans le Psaume (139, 14): " Admirables sont tes oeuvres, et cette science me dépasse. " Mais la connaissance des oeuvres divines représente une contemplation de la vérité. La vie contemplative comporterait donc non seulement la contemplation de la Vérité divine, mais encore celle de n'importe quelle vérité. 2. S. Bernard écrit: " La première contemplation consiste dans l'admiration de la majesté, la deuxième a pour objet les jugements de Dieu, la troisième ses bienfaits, la quatrième ses promesses. " Or, de ces quatre contemplations, la première seule se rapporte à la vérité divine, les trois autres ayant pour objet les oeuvres de Dieu. La vie contemplative admet donc, outre la contemplation de la Vérité divine, la considération de la vérité dans les oeuvres de Dieu. 3. Richard de S. Victor distingue six espèces de contemplation. La première, purement sensible, a pour objet les êtres corporels. La deuxième, sensible encore mais avec intervention de la raison, considère l'ordre et la disposition des êtres sensibles. La troisième rationnelle mais à base sensible, s'élève de la considération des choses visibles aux invisibles. Là quatrième, purement rationnelle, applique l'esprit aux réalités invisibles, ignorées de l'imagination. La cinquième est supra-rationnelle; en elle nous connaissons par la révélation des choses que la raison humaine est incapable de comprendre. La sixième, supra et extra-rationnelle, existe quand nous connaissons par l'illumination divine des vérités qui semblent contredire la raison humaine, par exemple ce qui est dit du mystère de la Trinité. Or cette dernière contemplation seulement semble atteindre la vérité divine. La contemplation n'aurait donc pas pour objet la seule vérité divine, mais encore la vérité qui se trouve dans les créatures.


4. Ce que l'on cherche dans la vie contemplative, c'est la contemplation de la vérité en tant que perfection de l'homme. Or toute vérité a valeur de perfection pour l'esprit humain. N'importe quelle contemplation de la vérité réalise donc la vie contemplative. En sens contraire, S. Grégoire a dit: " Dans la contemplation, ce que l'on cherche c'est le principe, qui est Dieu. " Réponse: Nous avons signalé qu'il y avait deux manières d'appartenir à la vie contemplative: en qualité d'élément principal, et en qualité d'élément secondaire ou de disposition. La contemplation de la vérité divine constitue l'élément principal de la vie contemplative. Cette sorte de contemplation est en effet la fin même de la vie humaine. " La contemplation de Dieu, écrit S. Augustin. nous est promise comme la fin de toutes nos actions et l'éternelle perfection de nos joies. " Cette contemplation sera parfaite dans la vie future, quand nous verrons Dieu " face à face "; elle nous rendra alors parfaitement heureux. Dans ce temps-ci, la contemplation de la vérité divine ne nous est possible que de façon imparfaite, dans un miroir, sous forme d'énigmes (1 Co 13, 12). Nous lui devons une béatitude imparfaite, qui commence ici-bas pour parvenir plus tard à sa consommation. C'est pourquoi Aristote e fait consister la félicité dernière de l'homme dans la contemplation du suprême intelligible. Mais les oeuvres divines nous mènent à la contemplation de Dieu, selon qu'il est écrit (Rm 1, 20): " Les perfections invisibles de Dieu nous sont rendues accessibles et mises sous les yeux par le moyen des créatures. " Il s'ensuit que la contemplation des oeuvres de Dieu appartient aussi, en second lieu, à la vie contemplative, en tant que par elle l'homme se trouve acheminé à la connaissance de Dieu. D'où cette parole de S. Augustin: " Dans la considération des créatures il ne s'agit pas de porter une vaine et périssable curiosité, mais de nous élever aux réalités immortelles et qui ne passent pas. " Ainsi devient-il manifeste que quatre éléments, dans un certain ordre, appartiennent à la vie contemplative: 1° les vertus morales; 2° certains actes, outre la contemplation elle-même; 3° la contemplation des oeuvres divines; 4° la contemplation même de la vérité divine. Solutions: 1. David cherchait à connaître les oeuvres divines pour être acheminé par elles à la connaissance de Dieu. Aussi dit-il dans un autre Psaume (143, 5): " Je méditerai sur les oeuvres de tes mains, j'ai levé mes mains vers toi. " 2. La considération des jugements divins achemine l'homme à la contemplation de la justice de Dieu; la considération des bienfaits de Dieu et de ses promesses mène l'homme à la connaissance de la miséricorde ou bonté de Dieu, comme par le moyen de ses oeuvres, présentes et à venir. 3. Ces six espèces de contemplation représentent autant de degrés par où l'on s'élève des créatures à la contemplation de Dieu. La perception des choses sensibles est située au premier degré. Le mouvement par où l'on s'élève des choses sensibles aux intelligibles constitue le deuxième. Le jugement porté sur les choses sensibles à la lumière des intelligibles compose le troisième. La considération des intelligibles eux-mêmes, formés à partir des choses sensibles, constitue le quatrième. La contemplation des intelligibles qui ne sauraient s'acquérir par le moyen des réalités sensibles, mais que la raison peut connaître, constitue le cinquième. Enfin le sixième est formé des intelligibles que la raison ne peut ni acquérir ni connaître, mais qui appartiennent à la sublime contemplation de la vérité divine, en laquelle s'achève finalement la contemplation. 4. L'ultime perfection de l'intelligence humaine, c'est la vérité divine. Les autres vérités perfectionnent l'intelligence humaine en vue de la vérité divine. ARTICLE 5: Dans l'état présent, la vie contemplative peut-elle atteindre à la vision de l'essence divine?


Objections: 1. Cela semble possible. Car Jacob a dit (Gn 32, 30): " J'ai vu Dieu face à face, et j'ai eu la vie sauve. " Or la vision de la face de Dieu, c'est la vision de son essence. Il semble donc qu'on puisse, dans la vie présente, se hausser par la contemplation jusqu'à voir l'essence de Dieu. 2. S. Grégoire écrit à propos des contemplatifs: " Ils reviennent à eux-mêmes vers le dedans, quand ils méditent les choses spirituelles et qu'ils ne traînent pas avec eux les ombres des choses corporelles ou que, les ayant traînées, ils les chassent par le discernement; quand, avides de la lumière sans bornes, ils repoussent toutes images où ils ont coutume de s'enfermer et qu’il se dépassent eux-mêmes dans leur effort saisir ce qui est au-dessus d'eux. " Mais l'homme n'est empêché de voir l'essence divine, la lumière sans bornes, que par la nécessité où il est de s'attacher aux images corporelles. Il semble donc que la contemplation de la vie présente puisse atteindre jusqu'à la vision de la lumière sans bornes dans son essence même. 3. S. Grégoire écrit encore: " A l'âme qui voit le Créateur, toute créature paraît misérable. Aussi l'homme de Dieu (c'est-à-dire S. Benoît), qui sur la tour voyait un globe de feu et des anges qui remontaient au ciel, ne pouvait assurément voir ces choses que dans la lumière de Dieu. " Mais S. Benoît vivait encore de la vie présente. C'est donc qu'il est possible, dans la vie présente, d'atteindre à la vision de l'essence divine. En sens contraire, le même S. Grégoire déclare: " Aussi longtemps qu'il vit dans une chair mortelle, nul ne fait dans la contemplation assez de progrès pour qu'il puisse fixer le regard de son esprit sur le foyer même de la lumière sans bornes. " Réponse: S. Augustin écrit: " Nul ne voit Dieu tout en vivant de cette vie que vivent les mortels dans les sens corporels. A moins qu'il ne meure de quelque façon à cette vie, soit en sortant purement et simplement du corps, soit par la suspension de l'activité de sens corporels, jamais il ne sera élevé à cette vision. " C'est une question qui a été traitée en détail plus haut à propos du ravissements et dans la première partie' à propos de la vision de Dieu. Il faut comprendre qu'on peut être dans la vie présente de deux manières. 1° De façon actuelle et avec l'usage actuel des sens corporels. A prendre les choses ainsi, la contemplation de la vie présente ne peut aucunement atteindre à la vision de l'essence divine. 2° De façon simplement potentielle et non pas actuelle. C'est-à-dire que l'âme, tout en étant unie au corps mortel comme sa forme, se trouve à un moment donné ne point user des sens corporels ni de l'imagination, phénomène qui se vérifie dans le ravissement. Et dans ce second cas, la contemplation de cette vie peut atteindre à la vision de l'essence divine. D'où il suit que le degré suprême de la contemplation, dans la vie présente, est celui de S. Paul lors de son ravissement. Il s'y trouvait dans un état intermédiaire entre l'état de la vie présente et celui de la vie future. Solutions: 1. Denys a écrit: " Si quelqu'un, qui voit Dieu, comprend ce qu'il voit, ce n'est pas Dieu qu'il voit mais quelqu'une des choses qui lui appartiennent. " S. Grégoire s'exprime ainsi: " Le Dieu Tout-Puissant n'est pas vu le moins du monde en sa lumière. L'âme entrevoit quelque chose d'inférieur à cette lumière, qui lui permet de progresser droitement et de parvenir ensuite à la gloire de la vision. " Donc, lorsque Jacob dit: " J'ai vu Dieu face à face ", on ne doit pas comprendre qu'il aurait vu l'essence divine, mais qu'il a vu une forme, une image, en laquelle Dieu lui a parlé. Ou encore, " il appelle face de Dieu la connaissance qu'il en a eue. Nous connaissons en effet quelqu'un à son visage ". C'est l'explication de la Glose de S. Grégoire sur ce texte. 2. La contemplation humaine, selon la condition de la vie présente, ne peut être sans images. Il est en effet conforme à la nature de l'homme de voir les idées intelligibles dans les images, dit Aristote. Cependant, la connaissance intellectuelle n'a pas pour objet les images elles-mêmes. Mais


elle contemple en elles la pureté de la vérité intelligible. Cette loi ne se vérifie pas seulement dans la connaissance naturelle, mais pour ce qui regarde les choses mêmes que nous connaissons par révélation. Denys a écrit: " La lumière divine nous manifeste les hiérarchies angéliques en des images symboliques, par le moyen desquelles nous sommes ramenés au rayon simple ", c'est-à-dire à la connaissance simple de la vérité intelligible. C'est en ce sens qu'il faut interpréter S. Grégoire quand il parle des contemplatifs qui " ne traînent pas avec eux les images de choses corporelles ". Cela veut dire que leur contemplation ne s'arrête pas à elles, mais plutôt à la considération de la vérité intelligible. 3. Par ces paroles, il ne semble pas que S. Grégoire veuille dire que, dans cette vision, S. Benoît a vu l'essence divine. Mais il veut montrer que, " toute créature paraissant misérable à celui qui a vu Dieu ". il en résulte que sous la clarté de la lumière divine, toutes choses peuvent être vues facilement. Aussi ajoute-t-il,: " Si peu qu'il ait entrevu de la lumière du Créateur, le créé quel qu'il soit est devenu pour lui peu de chose. " ARTICLE 6: Les mouvements de contemplation distingués par Denys Objections: 1. Dans l'activité de contemplation Denys distingue trois mouvements: circulaire, rectiligne, en spirale. Cette distinction est sans portée, car la contemplation ressortit au repos, selon l'Écriture (Sg 8, 16): " Rentré dans ma maison, je me reposerai près d'elle " (la Sagesse). Or le repos s'oppose au mouvement. Les actes de la vie contemplative ne doivent donc pas être désignés comme des mouvements. 2. L'activité de la vie contemplative relève de l'intelligence par laquelle l'homme rejoint les anges. Or, lorsqu'il parle des anges, Denys caractérise ces mouvements d'une autre manière que dans l'âme. Il dit en effet que chez l'ange, le mouvement circulaire consiste " dans les illuminations du beau et du bien. " Au contraire, quand il s'agit de l'âme, il distingue plusieurs éléments dans la définition de ce mouvement circulaire. D'abord c'est le mouvement de l'âme " se retirant des choses extérieures et rentrant en elle-même ". Ensuite, c'est un enroulement de ses puissances sur elles-mêmes, par où l'âme se libère de l'erreur et des occupations extérieures. Enfin, c'est " l'union de l'âme à ce qui est au-dessus d'elle ". Mêmes divergences dans la description du mouvement rectiligne chez l'ange et chez l'homme. Chez l'ange, le mouvement rectiligne consiste à " se porter au gouvernement des êtres qui lui sont soumis ". Dans l'âme, le mouvement rectiligne comporte deux éléments: d'abord en ce qu'elle " sort vers ce qui l'entoure "; et ensuite en ce qu'elle " s'élève des réalités extérieures vers les contemplations simples ". Nouvelles différences pour ce qui regarde le mouvement en spirale chez l'ange et chez l'homme. Chez les anges, Denys fait consister ce mouvement en ce qu'ils " pourvoient au bien de leurs inférieurs tout en demeurant dans le même état vis-à-vis de Dieu ". Pour l'âme en revanche, il le place dans " son illumination par les connaissances divines suivant un mode discursif et par diffusion progressive ". La distinction des opérations contemplatives énoncée plus haut semble donc inadéquate. 3. Richard de S. Victor propose nombre d'autres distinctions, qui se représente à l'image du vol des oiseaux. " On en voit, dit-il, qui montent et redescendent tour à tour et à maintes reprises. D'autres se portent vers la droite puis vers la gauche un grand nombre de fois. D'autres, c'est en avant et puis en arrière, fréquemment. D'autres décrivent des circuits, tantôt plus amples et tantôt plus restreints. D'autres enfin demeurent suspendus, en un point de l'espace, comme immobiles. " Il y aurait donc plus de trois mouvements dans la contemplation. En sens contraire, nous avons l'autorité de Denys. Réponse: Nous avons exposé plus haut que l'opération de l'intelligence, en laquelle consiste essentiellement la contemplation, est appelée un mouvement au sens où le mouvement se définit avec Aristote: l'acte d'un être parfait. Nous parvenons en effet à la connaissance des réalités intelligibles par


le moyen des réalités sensibles. Or les opérations sensibles ne s'accomplissent pas sans quelque mouvement proprement dit. Ce qui conduit à décrire les opérations intellectuelles elles-mêmes comme des mouvements, et à assimiler les différences qui s'y observent aux divers types de mouvements proprement dits. Mais parmi les mouvements proprement dit ou corporels, les plus parfaits et les premiers sont d'après Aristote, les mouvement locaux. C'est donc par comparaison avec eux que l'on a coutume de décrire les opérations intellectuelles. Or il y a trois sortes de mouvements locaux. Le mouvement est dit circulaire lorsqu'une chose se déplace uniformément autour d'un même centre. Il est dit rectiligne lorsqu'une chose se porte d'un point à un autre. Il est dit en spirale lorsqu'il combine les deux précédents. Les opérations intellectuelles où s'observe une constante uniformité sont donc assimilées au mouvement circulaire. Celles où l'on procède d'une chose à une autre sont comparées au mouvement rectiligne. Celles enfin où se combine une certaine uniformité avec un certain progrès vers des termes divers se voient assimiler au mouvement en spirale. Solutions: 1. Les mouvements corporels extérieurs s'opposent effectivement au repos de la contemplation, lequel se définit par opposition aux occupations extérieures. Mais ces mouvements que sont les opérations intellectuelles appartiennent au repos même de la contemplation. 2. L'homme et l'ange se ressemblent par l'intelligence, d'une ressemblance générique. Mais la puissance intellectuelle est chez l'ange beaucoup plus grande que chez l'homme. Il est donc normal de décrire différemment ces mouvements dans les âmes et chez les anges, en considération de la manière différente dont ils se comportent touchant l'uniformité. L'intelligence angélique possède une connaissance qui est uniforme à deux titres. En premier lieu, cette intelligence n'extrait pas la vérité intelligible de la diversité des choses composées. En second lieu, elle ne saisit pas la vérité intelligible de façon discursive, mais par un simple regard. L'intelligence de l'âme, au contraire, tire les vérités intelligibles des choses sensibles et les saisit par voie de raisonnement. C'est pourquoi Denys fait consister le mouvement circulaire chez les anges en ce qu'ils voient Dieu de façon uniforme et ininterrompue, sans commencement ni fin, de même que le mouvement circulaire, n'ayant ni commencement ni fin, se développe uniformément autour d'un centre. L'âme au contraire, avant de parvenir à cette uniformité, doit éliminer au préalable une double infériorité. Celle, premièrement, que constitue la diversité des choses extérieures, ce que l'âme réalise en s'en désoccupant. Et c'est à quoi pense Denys, lorsqu'il rattache au mouvement circulaire de l'âme cette " retraite des choses extérieures pour rentrer en elle-même ". Celle, secondement, que constitue le raisonnement, ce qui se fait en ramenant toutes les opérations de l'âme à la simple contemplation de la vérité intelligible. Et c'est ce qu'il a en vue quand il donne en second lieu comme nécessaire " l'uniforme enroulement des puissances intellectuelles ". Cela veut dire que les raisonnements prennent fin et que le regard de l'esprit se fixe dans la contemplation d'une vérité simple. Dans cette opération de l'intelligence, il n'y a pas de place pour l'erreur. C'est ainsi que l'erreur n'est pas possible en ce qui regarde l'intelligence des premiers principes, que nous connaissons par simple regard. Ces deux opérations préliminaires accomplies, apparaît enfin, semblable à celle des anges, cette uniformité, qui consiste en ce que, tout le reste ayant été écarté, l'âme se fixe en la seule contemplation de Dieu. C'est ce que signifie cette phrase: " Puis, devenue en quelque manière uniforme, ramenée à l'unité ou à la conformité, toutes ses puissances étant unifiées, elle est acheminée au beau-et-bien. " Chez les anges, le mouvement rectiligne ne peut consister en ce qu'ils procèdent de la considération d'une chose à celle d'une autre. Il ne peut se rencontrer que dans la sphère de leur providence, où il consiste en ce que l'ange le plus élevé illumine les anges du dernier rang par le moyen des anges intermédiaires. C'est là ce que Denys appelle se mouvoir en ligne droite, " ce que font les anges quand ils exercent leur providence à l'endroit de leurs inférieurs et qu'ils traversent tout ce qui se trouve devant eux ", c'est-à-dire en suivant l'ordre de rectitude. Dans l'âme, en revanche, Denys fait consister


le mouvement rectiligne en ce qu'elle procède des réalités extérieures sensibles à la connaissance des réalités intelligibles. Chez les anges, le mouvement en spirale, qui est un composé de circulaire et de rectiligne, se rencontre, d'après lui, lorsqu'ils pourvoient au bien de leurs inférieurs en puisant dans leur contemplation de Dieu. Le mouvement en spirale dans l'âme, pareillement composé de rectiligne et de circulaire, consiste à se servir des illuminations divines pour raisonner. 3. Ces divers mouvements, en haut et en bas, à droite et à gauche, en avant et en arrière et sous forme de circuits, se ramènent tous au mouvement rectiligne et à celui en spirale. Ils figurent en effet les divers procédés discursifs de la raison. Celui qui va du genre à l'espèce, du tout à la partie, correspond, explique Richard lui-même, au mouvement en haut et en bas. Celui qui va d'un terme au terme opposé, c'est le mouvement à droite et à gauche. Celui qui part des causes pour aboutir aux effets, c'est le mouvement en avant et en arrière. Celui qui s'attache aux accidents, proches ou éloignés, qui entourent une réalité, est figuré par le circuit. Mais quand le progrès discursif de la raison s'effectue des réalités sensibles aux intelligibles selon l'ordre naturel de la raison, nous avons le mouvement rectiligne. Quand il s'effectue au contraire selon les illuminations divines, nous avons le mouvement en spirale. Seule, l'immobilité dont il fait mention, relève du mouvement circulaire. D'où il apparaît que l'analyse des mouvements de la contemplation par Denys est beaucoup plus adéquate et subtile. ARTICLE 7: Le plaisir de la contemplation Objections: 1. Il semble que la contemplation ne comporte pas de plaisir. Car celui-ci relève de l'appétit, tandis que la contemplation appartient principalement à l'intelligence. Le plaisir semble donc étranger à la contemplation. 2. La contention et la lutte empêchent la joie. Or, on rencontre dans la contemplation contention et lutte. D'après S. Grégoire, " lorsque l'âme s'efforce de contempler Dieu, elle se trouve engagée dans une sorte de lutte. Tantôt elle l'emporte et, par l'esprit et la volonté, jouit en quelque mesure de la lumière infinie. Tantôt elle succombe, défaillant dans cette jouissance même ". La vie contemplative ne connaît donc pas le plaisir, ou délectation. 3. La délectation est le fruit de l'opération parfaite, observe Aristote. Mais en cette vie, la contemplation demeure imparfaite. D'après S. Paul (1 Co 13, 12): " Nous voyons présentement dans un miroir et par énigmes. " Donc la vie contemplative ne comporte pas de délectation. 4. Ce qui blesse le corps empêche la joie. Mais la contemplation produit une lésion physique. Aussi, lorsque Jacob a dit: " J'ai vu le Seigneur face à face " la Genèse (32, 30) ajoute: " Il boitait d'une jambe; car touché par l'adversaire, le nerf de sa cuisse était paralysé. " Il semble donc que dans la vie contemplative il n'y ait pas de délectation. En sens contraire, il est écrit à propos de la contemplation de la Sagesse (Sg 8, 16): " Son commerce n'a rien d'amer. La vie avec elle ignore l'ennui. Il n'y a qu'allégresse et joie. " S. Grégoire dit aussi: " La vie contemplative est d'une bien aimable douceur. " Réponse: La contemplation peut comporter une double délectation. D'abord en raison de l'activité elle-même. Toute activité en effet, est source de plaisir, si elle correspond à la nature ou à la disposition de celui qui l'exerce. Or la contemplation de la vérité correspond à la nature de l'homme, animal raisonnable. C'est ce qui fait que tout homme a le désir naturel de savoir et jouit par conséquent de connaître la vérité. Plus délectable encore est-elle pour celui qui, possédant les vertus de sagesse et de science, se trouve en état de contempler sans difficulté. Il y a ensuite la délectation qui vient de l'objet, en ce sens que l'on contemple ce qu'on aime. Cette double joie se rencontre même dans la vision corporelle. C'est une chose délectable que de voir; c'en est une seconde, plus délectable


encore, de voir une personne que l'on aime. Donc, parce que la vie contemplative consiste principalement en la contemplation de Dieu, à laquelle la charité nous pousse, nous l'avons dit il s'ensuit que dans la vie contemplative il n'y a pas seulement délectation à cause de la contemplation elle-même, mais encore en raison de l'amour divin. Et sur les deux plans, cette délectation surpasse toute délectation humaine. Car la délectation spirituelle est plus puissante que la délectation charnelle, nous l'avons vu en traitant des passions; et l'amour de charité envers Dieu surpasse tout amour. C'est pourquoi on chante dans le Psaume (34, 9): " Voyez et goûtez comme est bon le Seigneur. " Solutions: 1. Si la vie contemplative réside essentiellement dans l'intelligence, elle n'en a pas moins sa source dans l'affectivité, en tant que la charité nous incite à contempler Dieu. Et parce que la fin répond au principe, il s'ensuit que la vie contemplative s'achève et se consomme dans l'affectivité. On éprouve de la joie à contempler ce qu'on aime, et cette joie que nous donne l'objet contemplé accroît encore notre amour. C'est ce que dit S. Grégoire: " Voir celui que nous aimons nous enflamme pour lui de plus d'amour encore. " Et telle est l'ultime perfection de la vie contempla Ève, qui consiste, non pas à voir simplement, mais aussi à aimer la vérité divine. 2. La contention ou la lutte qui provient de ce qu'une réalité extérieure nous est contraire, nous empêche d'y trouver de la joie. Ce que l'on combat ne saurait nous donner de la joie. Mais cela, une fois possédé, nous donne, toutes choses égales d'ailleurs, une joie plus vive. " Plus grand fut le péril dans le combat, plus grande est la joie dans le triomphe ", dit S. Augustin. Or dans la contemplation, la contention et la lutte que nous avons à soutenir ne viennent pas de ce que la vérité contemplée nous est contraire. La cause en est dans l'insuffisance de notre intelligence et dans l'infirmité de notre corps, qui nous tire vers le bas, selon la Sagesse (9, 15): " Le corps, sujet à la corruption, pèse de tout son poids sur l'âme; sa demeure terrestre accable l'esprit aux pensées innombrables. " Aussi, lorsque l'homme parvient à la contemplation de la vérité, il l'en aime plus ardemment, tandis qu'il hait davantage cette impuissance qui lui vient de la pesanteur du corps corruptible. Avec l'Apôtre (Rm 7, 24) il s'écrie: " Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps voué à la mort? " Et S. Grégoire: " Lorsque, par le désir et l'intelligence, Dieu vient à être connu, il affadit toutes les voluptés corporelles. " 3. La contemplation de Dieu en cette vie est imparfaite, comparée à la contemplation du ciel. Et pareillement la délectation que nous donne cette contemplation, si on la met en balance avec celle de la contemplation céleste. C'est à celle-ci que s'applique le mot du Psaume (36, 9): " Tu nous abreuveras au torrent de tes délices. " Cependant la contemplation des choses divines, telle qu'elle est possible ici-bas, n'en comporte pas moins, tout imparfaite qu'elle soit, plus de joie que la contemplation, si parfaite soit-elle, de quoi que ce soit d'autre, à cause de l'excellence de son objet. " Il arrive, écrit Aristote, que touchant ces sublimes et divines réalités, nous ne possédions que de moindres lumières. Mais si peu que nous les connaissions, il est si glorieux d'en savoir quelque chose qu'elles nous donnent plus de joie que tout le reste, qui est davantage à notre portée. " C'est ce que dit aussi S. Grégoire: " La vie contemplative est une douceur bien désirable, elle qui ravit l'âme au-dessus d'elle-même, lui ouvre le ciel et découvre aux yeux de l'esprit les réalités spirituelles. " 4. Si Jacob boitait, au sortir de sa contemplation, c'est, nous dit S. Grégoire " parce qu'il est nécessaire que l'amour du monde faiblisse pour que l'amour de Dieu devienne plus robuste. Et c'est pourquoi, lorsque nous avons goûté la suavité de Dieu, une de nos jambes reste saine, tandis que l'autre boite. Car tout homme qui boite d'une jambe s'appuie seulement sur la jambe saine. " ARTICLE 8: La durée de la contemplation Objections: 1. Il semble que la vie contemplative ne soit pas faite pour durer. En effet, elle se rattache essentiellement à l'intelligence. Mais toutes les perfections d'ordre intellectuel, que nous pouvons


posséder dans la vie présente, seront réduites à néant selon S. Paul (1 Co 13, 8): " Les prophéties disparaîtront, les langues prendront fin, la science disparaîtra. " Donc la vie contemplative aussi. 2. L'homme ne savoure la douceur de la contemplation qu'à la dérobée et en passant. " Tu m'introduis, écrit S. Augustin, au fond de moi-même, dans un émoi tout à fait insolite, vers je ne sais quelle douceur; mais je reviens à ces pénibles fardeaux. " Et S. Grégoire, commentant ce texte de job (4, 15): " Comme l'esprit passait, moi présent, " écrit: " L'esprit ne demeure pas longtemps dans la suavité de l'intime contemplation; il est rappelé à lui-même précisément par l'infini resplendissement de la lumière. " La vie contemplative ne saurait donc durer. 3. Ce qui n'est pas connaturel à l'homme n'est pas durable. Or la vie contemplative est " au-dessus de la condition humaine ", observe Aristote. De ce chef encore, il ne semble pas qu'elle soit faite pour durer. En sens contraire, le Seigneur a dit (Lc 10, 42): " Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas ôtée. " " Car, écrit S. Grégoire la vie contemplative commence ici-bas pour atteindre sa perfection dans la patrie céleste. " Réponse: On peut dire d'une chose qu'elle est durable à deux points de vue: selon sa nature propre ou par rapport à nous. Que la vie contemplative soit durable en elle-même, c'est évident pour deux raisons. Premièrement, parce que son objet est incorruptible et immuable. Secondement, parce qu'il n'y a rien qui lui soit contraire. En effet, d'après Aristote, " il n'y a rien qui soit contraire à la joie de contempler ". Mais par rapport à nous aussi, la vie contemplative est durable. D'abord, parce qu'elle est l'oeuvre de ce qu'il y a en nous d'incorruptible, c'est-à-dire de l'intelligence; il en résulte qu'elle peut se prolonger au-delà de la vie présente. Ensuite, parce que les oeuvres de la vie contemplative n'impliquent pas de labeur corporel; ce qui fait, remarque Aristote, que nous pouvons y persister plus longuement. Solutions: 1. On ne contemple pas de la même manière ici-bas et au ciel. Mais on dit que la vie contemplative demeure, à cause de la charité qui est son principe et sa fin. C'est la pensée de S. Grégoire. " La vie contemplative commence ici-bas pour trouver au ciel son achèvement. Car le feu de l'amour qui commence à brûler ici-bas, mis en présence de son objet, jettera de plus vives flammes d'amour. " 2. Aucune action ne peut durer longtemps à son maximum. Or la contemplation connaît son maximum lorsqu'elle parvient à l'uniformité de la contemplation divine, suivant la doctrine de Denys exposée plus haut. Il faut donc reconnaître que sous cette forme la contemplation ne saurait se prolonger beaucoup. Mais elle le peut pour ce qui regarde d'autres actes. 3. Si la vie contemplative, au dire d'Aristote, est au-dessus de la condition humaine, c'est en ce sens qu'elle " concerne ce qu'il y a en nous de divin ", c'est-à-dire l'intelligence. Mais l'intelligence est, en elle-même, incorruptible et impassible. Son action est donc susceptible d'une longue durée.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 181: LA VIE ACTIVE


1. Tous les actes des vertus morales appartiennent-ils à la vie active? - 2. La prudence lui appartientelle? - 3. L'enseignement lui appartient-il? - 4. Est-elle appelée à durer? ARTICLE 1: Tous les actes des vertus morales appartiennent-ils à la vie active? Objections: 1. Non, semble-t-il. Car la vie active semble consister uniquement dans la vie de relations avec autrui. " La vie active, écrit S. Grégoire, c'est donner du pain à qui a faim. " Et finalement, après avoir énuméré un grand nombre d'actions relatives à autrui, il ajoute: " et tout ce qu'il convient de dispenser à chacun ". Mais toutes les vertus morales n'ont pas pour objet de nous ordonner à autrui. On a montré plus haut que c'est le rôle de la vertu de justice seule, et de ses parties. Les actes de toutes les vertus morales n'appartiennent donc pas à la vie active. 2. En outre, S. Grégoire nous dit que Lia, malade des yeux, mais féconde, représente la vie active. Et il poursuit, parlant de cette vie: " Occupée à agir, elle voit moins; mais tandis qu'elle provoque le prochain à l'imiter, tantôt par ses paroles et tantôt par ses exemples, elle enfante beaucoup de fils pour ce qui est des oeuvres bonnes. " En quoi elle paraît relever de la charité, qui nous fait aimer le prochain, plutôt que des vertus morales. Il semble donc que les actes des vertus morales ne relèvent pas de la vie active. 3. Enfin nous avons dit plus haut que les vertus morales disposent à la vie contemplative. Or ce qui dispose et ce qui est parfait vont ensemble. Les vertus morales ne doivent donc pas appartenir à la vie active. En sens contraire, S. Isidore a écrite: " Il faut d'abord extirper la totalité des vices par l'exercice des bonnes oeuvres dans la vie active. On pourra alors s'appliquer, d'un esprit dont le regard est déjà purifié, à la contemplation de Dieu dans la vie contemplative. " Mais les vices ne sont extirpés dans leur totalité que par les actes des vertus morales. Les actes de toutes les vertus morales appartiennent donc bien à la vie contemplative. Réponse: Nous avons expliqué plus haut que la division de la vie humaine en active et contemplative se prenait de la diversité des occupations et des fins auxquelles s'appliquent les hommes: la considération de la vérité, qui est la fin de la vie contemplative, et l'activité extérieure, qui est la fin de la vie active. Or, il est évident que ce que l'on demande principalement aux vertus morales, ce n'est pas la contemplation de la vérité et quelles sont ordonnées à l'action. Aussi Aristote dit-il que " savoir, quand il s'agit de vertu, n'a que peu ou point de valeur ". D'où il paraît clairement que les vertus morales relèvent essentiellement de la vie active. Et c'est pourquoi Aristote ordonne les vertus morales à la félicité de la vie active. Solutions: 1. La principale des vertus morales est la justice, qui nous ordonne à autrui, comme le prouve Aristote. C'est pourquoi l'on décrit la vie active par les actions relatives à autrui, en quoi elle consiste principalement quoique non exclusivement. 2. Ce privilège de guider le prochain vers le bien par l'exemple, que S. Grégoire attribue à la vie active, vaut pour les actes de toutes les vertus morales. 3. La vertu qu'on ordonne à la fin d'une autre vertu, passe en quelque façon dans l'espèce de celle-ci. Ainsi lorsque l'on accomplit les oeuvres de la vie active uniquement en tant qu'elles disposent à la vie contemplative, ces oeuvres relèvent de la vie contemplative. Mais chez ceux qui s'adonnent aux oeuvres des vertus morales pour leur bonté propre, et non pas en tant qu'elles disposent à la vie contemplative, ces vertus relèvent de la vie active. Cependant on peut encore dire que la vie active dispose à la vie contemplative. ARTICLE 2: La prudence appartient-elle à la vie active?


Objections: 1. Il semble que non. De même en effet que la vie contemplative ressortit à l'intelligence, la vie active ressortit à la volonté. Or la prudence ne relève pas de la volonté mais plutôt de l'intelligence. Elle n'appartient donc pas à la vie active. 2. S. Grégoire a écrit: " La vie active, occupée d'agir, voit moins. " C'est pourquoi elle est figurée par Lia aux yeux malades. Or la prudence veut des yeux clairs, pour que l'homme puisse bien juger de ce qu'il convient de faire. 3. La prudence occupe une place intermédiaire entre les vertus morales et les vertus intellectuelles. Or, si les vertus morales relèvent de la vie active, les vertus intellectuelles relèvent de la vie contemplative. Il semble donc que la prudence n'appartienne ni à la vie active ni à la vie contemplative et qu'elle relève de ce genre de vie intermédiaire dont parle S. Augustin. En sens contraire, la prudence, dit Aristote appartient à cette félicité de la vie active dont relèvent les vertus morales . Réponse: Nous l'avons dit plus haut, ce qui est ordonné à autre chose comme à sa fin, surtout dans le domaine moral, passe à l'espèce de la fin à laquelle il est ordonné. Ainsi, " celui qui commet l'adultère pour pouvoir voler, mérite d'être appelé voleur plus encore qu'adultère ", observe Aristote. Or il est manifeste que la connaissance prudentielle est ordonnée à l'exercice des vertus morales comme à sa fin, car elle est, d'après Aristote " la droite raison appliquée à diriger l'action ". C'est pourquoi la prudence a pour principe les fins des vertus morales, dit encore Aristote. Or, nous venons de le dire, les vertus morales, chez celui qui les ordonne au repos de la contemplation, appartiennent à la vie contemplative. Donc, de même, la connaissance prudentielle, ordonnée de soi à l'exercice des vertus morales, relève directement de la vie active. A la condition toutefois qu'on prenne la prudence au sens propre et telle que l'envisage Aristote. Si on la prenait au sens large et comme signifiant toute espèce de connaissance humaine, elle appartiendrait alors par une partie d'elle-même à la vie contemplative. C'est en ce sens que Cicéron écrit: " Celui qui peut, avec acuité et promptitude, discerner le vrai et le mettre en lumière, est habituellement tenu pour très prudent et très sage. " Solutions: 1. Les actes moraux, nous l'avons dit se spécifient par leur fin. C'est pourquoi se rattache à la vie contemplative l'activité intellectuelle, qui a pour fin de connaître la vérité. Mais la connaissance prudentielle, qui a plutôt pour fin un acte de la puissance appétitive, relève de la vie active. 2. Les occupations extérieures rendent l'homme moins apte à voir dans le domaine des réalités intelligibles, lesquelles se trouvent séparées des réalités sensibles, objet de la vie active. Tout au contraire, les occupations extérieures en quoi consiste la vie active, font que l'homme voit plus clair dans le discernement de ce qu'il convient de faire. Et c'est précisément ce qui ressortit à la prudence. L'expérience en est cause pour une part, et pour une autre part, l'application de l'esprit: " Où tu appliques ton attention, écrit Salluste, l'esprit prend toute sa force. " 3. On dit que la prudence occupe une place intermédiaire entre les vertus intellectuelles et les vertus morales en ce qu'elle a le même sujet que les vertus intellectuelles et la même matière, totalement, que les vertus morales. Quant à ce troisième genre de vie dont parle S. Augustin, c'est en raison des réalités dont il s'occupe (de sa matière), qu'il peut être dit intermédiaire entre la vie active et la vie contemplative. Tantôt en effet il s'applique à contempler la vérité, et tantôt il s'occupe d'oeuvres extérieures. ARTICLE 3: L'enseignement appartient-il à la vie active? Objections: 1. Il semble être un acte de la vie contemplative. S. Grégoire écrit en effet: " Les hommes parfaits font part à leurs frères des biens célestes qu'il leur a été donné de contempler, et allument dans


leur coeur l'amour de la lumière intérieure. " Or c'est là enseigner, et c'est donc bien un acte de la vie contemplative. 2. L'acte et son habitus semblent se ramener au même genre de vie. Or enseigner est un acte de sagesse. " On connaît le savant à ce qu'il est capable d'enseigner ", remarque Aristote. Donc, puisque la sagesse ou la science relèvent de la vie contemplative, il faut qu'il en soit de même pour l'enseignement. 3. La prière est un acte de la vie contemplative au même titre que la contemplation. Faite au bénéfice d'autrui, elle ne cesse pas d'appartenir à la vie contemplative. Il doit en être de même pour l'enseignement, par lequel on porte à la connaissance d'autrui la vérité méditée. En sens contraire, S. Grégoire a écrit: " La vie active consiste à donner du pain à celui qui a faim, à enseigner l'ignorant par la parole de sagesse. " Réponse: L'acte d'enseigner a un double objet. En effet, l'enseignement se fait par la parole, et la parole elle-même est le signe, perceptible pour l'oreille, du concept intérieur. L'enseignement a donc pour premier objet la matière même ou l'objet de la conception intérieure. A l'égard de cet objet, l'enseignement relève tantôt de la vie active et tantôt de la vie contemplative. De la vie active, quand l'homme conçoit quelque vérité pour y trouver la lumière directrice de son activité extérieure. De la vie contemplative, quand l'homme conçoit quelque vérité intelligible pour se délecter à la considérer et à l'aimer. Ce qui fait dire à S. Augustin dans un sermon: " Qu'ils choisissent la meilleure part ", qui est la vie contemplative; " qu'ils se donnent à la parole; qu'ils aspirent à la douceur de l'enseignement; qu'ils s'appliquent à la science qui sauve ". Il affirme ainsi clairement que l'enseignement appartient à la vie contemplative. Le second objet de l'enseignement vient du discours perceptible à l'oreille. Et cet objet, c'est l'auditeur lui-même. Par rapport à cet objet, tout enseignement relève de la vie active, à laquelle appartiennent toutes les actions extérieures. Solutions: 1. Cette parole vise expressément l'enseignement considéré dans sa matière et en tant qu'on s'y propose simplement la considération et l'amour de la vérité. 2. L'habitus et son acte s'unifient dans l'objet. Aussi est-il clair que cet argument est valable pour la matière du concept intérieur. Le sage ou le savant est qualifié pour enseigner dans la mesure où il est apte à traduire au-dehors le concept intérieur, afin d'amener autrui à l'intelligence de la vérité. 3. Celui qui prie pour autrui n'exerce aucune action réelle sur celui pour qui il prie, mais sur Dieu seul, qui est la vérité intelligible. Au contraire, celui qui enseigne autrui exerce à son endroit une action extérieure. La comparaison n'est donc pas valable. ARTICLE 4: La durée de la vie active Objections: 1. Il semble qu'elle demeure après cette vie. Car nous avons dit que les actes des vertus morales lui appartiennent. Mais les vertus morales persistent au-delà de la vie présente, assure S. Augustin. Donc la vie active aussi. 2. Nous venons de dire que l'enseignement relève de la vie active. Mais dans la vie future, où nous serons semblables aux anges, l'enseignement demeurera possible. C'est ce qui se vérifie,


semble-t-il, pour les anges, parmi lesquels il y en a " qui illuminent, et purifient, et perfectionnent les autres ", et donc les " initient à la science ", comme l'explique Denys. Il semble donc que la vie active persiste au-delà de la vie présente. 3. Ce qui est de soi plus durable est particulièrement apte à durer après cette vie. Or il semble que de soi la vie active soit tout spécialement apte à durer. " Dans la vie active, écrit en effet S. Grégoire, nous sommes capables d'une application prolongée, tandis que dans la vie contemplative, nous ne pouvons aucunement soutenir longtemps notre effort d'attention. " La vie active, bien plus que la vie contemplative, semble donc faite pour se prolonger au-delà de cette vie. En sens contraire, S. Grégoire a dit: " Avec le siècle présent, la vie active disparaîtra. Mais la vie contemplative commence ici-bas, pour trouver son achèvement dans la patrie céleste. " Réponse: Nous avons déjà dit que la vie active avait pour fin les actes extérieurs, et que si l'on ordonne ceux, au repos de la contemplation, ils relèvent déjà de la vie contemplative. Or, dans la vie future des bienheureux, on ne s'occupera plus d'actes extérieurs, et s'il s'en accomplit encore, ce ne sera qu'en vue de la contemplations. C'est la doctrine de S. Augustin: " Là, nous serons au repos (vacabimus), et nous verrons, nous verrons et nous aimerons, nous aimerons et nous louerons. " Et auparavant, il avait écrit: " On y verra Dieu, sans fin, on l'y aimera sans se lasser, on l’y louera sans se fatiguer. Tel sera l'office, le goût, l'exercice de tous. " Solutions: 1. Nous l'avons dit: les vertus morales subsisteront, non pas quant à ceux de leurs actes qui ont pour objet les moyens d'atteindre la fin, mais seulement quant aux actes qui portent sur la fin ellemême. Or c'est précisément par ces actes relatifs à la fin que ces vertus créent le repos propice à la contemplation. C'est ce repos que S. Augustin, dans le texte cité appelle vacatio, c’est-à-dire " vacance ", " libération ". Il faut comprendre que nous serons délivrés non seulement de ce qui regarde les agitations extérieures, mais encore ce qui regarde le tumulte intérieur des passions. 2. La vie contemplative consiste principalement, avons-nous dit". dans la contemplation de Dieu. Or, à cet égard un ange n'enseigne pas un autre ange. Il est écrit en effet (Mt 18, 10): " Les anges de ces tout-petits ", qui appartiennent à l'ordre le moins élevé, " voient sans cesse la face du Père ". C'est ainsi que dans la vie future aucun homme n'en enseignera un autre sur Dieu. " Tous nous le verrons tel qu'il est " (1 Jn 3, 2). C'est ce que nous lisons dans Jérémie (31, 34): " Aucun homme désormais n'enseignera son prochain ni ne lui dira: "Apprends à connaître le Seigneur". Car ils me connaîtront tous, du plus petit au plus grand. " Mais en ce qui concerne la répartition des ministères divins, un ange en instruit un autre, le purifie, l'illumine, le rend parfait. A ce point de vue, ils exercent en quelque mesure la vie active, tant que dure le monde présent, en s'appliquant à l'administration des créatures inférieures. C'est le sens de la vision de Jacob. Il voyait les anges gravir une échelle, ce qui relève de la contemplation, et la descendre, ce qui relève de l'action. Mais, écrit S. Grégoire: " Ils ne sortent pas de la vision de Dieu de telle façon qu'ils soient privés des joies de la contemplation intérieure. " C'est pourquoi l'on ne distingue pas pour eux la vie active de la vie contemplative, comme on le fait pour nous, qui sommes écartés de la contemplation par les oeuvres de la vie active. Mais la ressemblance avec les anges ne nous est pas promise pour ce qui regarde l'administration des créatures inférieures. Le rang occupé par notre nature ne nous qualifie pas pour cette mission, tandis que les anges sont désignés pour l'accomplir. Ce qui nous est promis, c'est que nous leur serons semblables dans la vision de Dieu. 3. Si, dans l'état présent, la vie active plus que la vie contemplative, est susceptible de se prolonger, cela ne tient pas à la nature respective de ces deux vies considérées en elles-mêmes. Cela vient de notre infirmité, du poids du corps qui nous fait descendre des hauteurs de la contemplation. Aussi S.


Grégoire ajoute-t-il: " Rejeté par sa faiblesse loin de ce domaine de la sublimité, l'esprit retombe sur lui-même. "

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 182: COMPARAISON DE LA VIE ACTIVE AVEC LA VIE CONTEMPLATIVE 1. Quelle est la plus importante ou la plus digne? - 2. Quelle est la plus méritoire? - 3. La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active? - 4. Quel ordre de priorité doit-on établir entre ces deux vies? ARTICLE 1: Laquelle est la plus importante ou la plus digne? Objections: 1. Il semble que ce soit la vie active. Car " ce qui appartient aux meilleurs doit être tenu pour le meilleur ", dit Aristote. Mais la vie active est le fait des personnes les plus considérables, c'està-dire des prélats, qui sont constitués en dignité et en puissance. Ce qui fait dire à S. Augustin: " Dans l'action, Ce qu'il faut aimer ce n'est ni les honneurs du monde ni la puissance. " Il semble donc bien que la vie active l'emporte en dignité sur la vie contemplative. 2. En toute espèce d'habitus et d'actes, le commandement revient au principal. C'est ainsi que l'art militaire commande à la sellerie. Or il appartient à la vie active de disposer et de diriger la vie contemplative, comme en témoigne cet ordre donné à Moïse (Ex 19, 21): " Descends, et avertis solennellement le peuple de ne pas franchir les limites fixées pour voir Dieu. " La vie active est donc plus digne que la vie contemplative. 3. Nul ne doit être retiré d'une occupation plus élevée pour être appliqué à une occupation moindre. Car S. Paul nous dit (1 Co 12, 31): Recherchez les dons les meilleurs. " Mais il y des personnes qu'on arrache à la vie contemplative pour les jeter dans la vie active, celles par exemple que l'on nomme à quelque prélature 1. ,a vie active fait donc l'impression d'être plus digne que la vie contemplative. En sens contraire, le Seigneur a dit (Lc 10, 42): " Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée. " Or Marie figure la vie Contemplative. Donc cette vie l'emporte en dignité sur la vie active. Réponse: Rien n'empêche qu'une chose soit en elle-même de plus haut prix qu'une autre, tout en étant à tel point de vue particulier surpassée par cette autre. Tel est le cas de la vie Contemplative, dont il faut dire qu'elle est, absolument parlant, supérieure à la vie active. Ce dont Aristote donne huit raisons. 1° La vie Contemplative convient à l'homme selon ce qu'il i a de meilleur en lui, qui est l'intelligence, et à .'égard de l'objet propre de l'intelligence, que sont es intelligibles. La vie active, elle, est occupée de choses extérieures. Aussi le nom de Rachel, figure le la vie contemplative, s'interprètet-il: le principe vu, tandis que la vie active est figurée ,par Lia aux yeux malades, selon S. Grégoire. 2° La vie contemplative peut durer plus longtemps, quoique non pas dans son degré suprême, nous l'avons établie. Aussi nous montre-t-on Marie figure de la vie contemplative, assise;ans bouger aux pieds du Seigneur. - 3° Il y a plus de délectation dans la vie contemplative, que dans la vie active. D'où la parole de S. Augustin: Marthe s'agitait, Marie festoyait. " 4° Dans la aie contemplative l'homme se suffit davantage à lui-même, ayant besoin de moins de choses pour s’y livrer. D'où cette parole - " Marthe, Marthe,:u t'inquiètes et te troubles pour beaucoup de choses. " 5° La vie contemplative est davantage aimée pour elle-même, tandis que la vie active est ordonnée à autre chose. " J'ai demandé au Seigneur une seule chose, est-il écrit, et c'est elle que j'entends poursuivre,


qui est d'habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour voir les délices du Seigneur " (Ps 27, 4). - 6° La vie contemplative se présente comme un loisir et un repos selon le Psaume (46, 11): " Donnez-vous du loisir et voyez que je suis Dieu. " - 7° La vie contemplative concerne le divin, la vie active concerne l'humain. " Au commencement était le Verbe, écrit S. Augustin: Voilà celui que Marie écoutait. Le Verbe s'est fait chair: Voilà celui que Marthe servait. " - 8° La vie contemplative appartient à ce qu'il y a de proprement humain dans l'homme, c'est-à-dire à l'intelligence, tandis que les facultés inférieures, communes à l'homme et à la bête, ont part aux opérations de la vie active. D'où le Psaume (36, 7.10) après avoir dit: " Tu sauveras, Seigneur les hommes et les bêtes ", ajoute ceci, qui est spécial à l'homme: " Dans ta lumière nous verrons la lumière. " 9° Une autre raison, ajoutée par le Seigneur, s'appuie sur Luc (10, 42): " Marie a choisi la meilleur part. Elle ne lui sera pas ôtée. " Et S. Augustin explique: " Tu n'en as pas choisi une mauvaise, mais elle, une meilleure, car elle ne lui sera pas ôtée. Un jour on te retirera les nécessités de la vie; la douceur de la vérité est éternelle ! " Mais d'un point de vue particulier et dans un cas donné, à cause des nécessités de la vie présente, il arrive que la vie active doive être choisie de préférence. Même Aristote le reconnaît: " Il vaut mieux philosopher que gagner de l'argent; mais pour celui qui est dans le besoin, gagner de l'argent est préférable. " Solutions: 1. Les prélats ne sont pas appelés uniquement à exercer la vie active. Ils doivent aussi exceller dans la vie contemplative. C'est ce que dit S. Grégoire: " Que celui qui commande soit au premier rang dans l'action et, plus que tous les autres, absorbé dans la contemplation. " 2. La vie contemplative consiste en une certaine liberté de l'âme. S. Grégoire écrit en effet: " La vie contemplative passe à une certaine liberté d'esprit lorsqu'elle médite non les réalités temporelles, mais les éternelles. " Et Boèce: " Les âmes humaines deviennent nécessairement plus libres quand elles s'établissent dans la contemplation de l'intelligence divine et moins libres quand elles s'affaissent vers les corps. " Cela montre bien que la vie active ne commande pas directement à la vie contemplative. Mais, en y disposant, elle prescrit certaines oeuvres de la vie active, et en cela elle sert la vie contemplative plus qu'elle ne lui commande. C'est ce que dit S. Grégoire: " La vie active est nommée un service, et la vie contemplative une liberté. " 3. Il arrive en effet que l'on soit arraché à la contemplation en vue de pourvoir à quelque nécessité de la vie présente. Pas à tel point cependant qu'on doive délaisser entièrement la contemplation. Aussi S. Augustin écrit-il: " L'amour de la vérité aspire au saint loisir; les nécessités de la charité imposent le juste travail ", c'est-à-dire celui de la vie active. " Si nul ne nous met sur les épaules ce fardeau, il n'y a qu'à vaquer à la recherche et à la contemplation de la vérité. Si on nous l'impose, la charité exige que nous le portions. Mais, même dans ce cas, nous ne devons pas délaisser entièrement la délectation de la vérité, si nous ne voulons pas être privés de cette suavité et écrasés par cette nécessité. " Cela montre que, lorsque l'on est arraché à la vie contemplative pour être appliqué à la vie active, il ne s'agit pas d'abandonner la contemplation, mais d'y joindre l'action. ARTICLE 2: Quelle est la plus méritoire? Objections: 1. Il semble que ce soit la vie active. Car le mérite s'entend par rapport au salaire et celuici est dû au travail, selon l'Apôtre (1 Co 3, 8): " Chacun recevra son propre salaire pour son propre travail. " Or la vie active, c'est le travail; et la vie contemplative, le repos. " Quiconque, dit en effet S. Grégoire, se convertit au Seigneur, doit premièrement se fatiguer au travail c'est-à-dire accueillir Lia, pour se reposer ensuite parmi les embrassements de Rachel, dans la contemplation du principe. " Il y a donc plus de mérite dans la vie active que dans la vie contemplative. 2. La vie contemplative appartient déjà en quelque façon à la béatitude future. Aussi, à propos de cette parole (Jn 21, 22): " je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne ", S. Augustin écrit-il: " Plus


clairement, cela veut dire: que l'action parfaite me suive, formée sur le modèle de ma passion; mais que la contemplation demeure à l'état de commencement jusqu'à ce que je vienne, pour être rendue parfaite lorsque je serai venu. " Et S. Grégoire: " La vie contemplative commence ici-bas pour recevoir son achèvement dans la patrie céleste. " Or cette vie à venir n'est pas destinée à mériter, mais à recevoir la rémunération des mérites acquis. Tandis que la vie active semble davantage destinée à mériter, la vie contemplative a donc plutôt valeur de récompense. 3. S. Grégoire l'a dit: " Aucun sacrifice n'est plus agréable à Dieu que le zèle des âmes. " Mais le zèle des âmes nous engage dans les entreprises de la vie active. La vie active n'est donc pas moins méritoire que la vie contemplative. En sens contraire, S. Grégoire affirme " Grands sont les mérites de la vie active, mais plus grands encore ceux de la vie contemplative. " Réponse: La racine du mérite c'est la charité, nous l'avons démontré plus hauts. Et, puisque la charité consiste dans l'amour de Dieu et du prochain, on l'a vu précédemment. il y a plus de mérite, à prendre les choses en soi, à aimer Dieu que le prochain, on l'a montré. Donc, ce qui ressortit plus directement à l'amour de Dieu est par nature plus méritoire que ce qui relève directement de l'amour du prochain pour Dieu. Or la vie contemplative relève directement et immédiatement de l'amour de Dieu. C'est la doctrine de S. Augustin: " L'amour de la vérité ", cette vérité divine qui fait la principale occupation de la vie contemplative, nous l'avons dit u, " aspire au saint loisir ", celui de la contemplation. La vie active, en revanche, se rapporte plus directement à l'amour du prochain, puisque " elle est tout occupée du service " (Lc 10, 40). Par sa nature même, la vie contemplative est donc plus méritoire que la vie active. C'est ce que dit S. Grégoire: " La vie contemplative l'emporte en mérite sur la vie active. Car celle-ci travaille aux oeuvres de la vie présente ", où il est nécessaire d'assister le prochain. " Celle-là, par un goût intime, savoure déjà le repos à venir " dans la contemplation de Dieu. Il peut cependant arriver qu'une personne acquière, dans les oeuvres de la vie active, des mérites supérieurs à ceux de telle autre personne dans celles de la vie contemplative. S'il se trouve, par exemple, que par surabondance d'amour divin et en vue d'accomplir la volonté de Dieu pour sa gloire elle supporte parfois d'être privée pour un temps de la douceur de la contemplation divine. C'est ce que disait S. Paul (Rm 9, 3): " je souhaiterais d'être anathème loin du Christ pour mes frères. " S. Jean Chrysostome explique: " L'amour du Christ avait à ce point submergé son âme que cela même qu'il jugeait plus aimable que tout, c'est-à-dire être avec le Christ, il en arrivait à le mépriser parce qu'il pourrait ainsi plaire au Christ. " Solutions: 1. Le travail extérieur contribue à accroître la récompense accidentelle, mais à l'égard de la récompense essentielle, le mérite augmente principalement en proportion de la charité. Or, de cette charité, le travail extérieur supporté pour le Christ est un signe. Mais c'en est un aussi, et beaucoup plus expressif, que de renoncer à tout ce qui intéresse la vie présente pour se délecter uniquement de la contemplation divine. 2. Dans la béatitude finale, l'homme atteint l'état parfait. Il n'y a plus de place pour le progrès par voie de mérite. S'il en restait, le mérite y serait d'autant plus efficace que la charité y est plus grande. Mais la contemplation de cette vie s'accompagne d'une certaine imperfection et demeure susceptible de progrès. Aussi n'exclut-elle pas le mérite. Tout au contraire, elle s'affirme source de mérite, comme représentant l'oeuvre majeure de la divine charité. 3. Tout ce qu'on offre à Dieu prend valeur de sacrifice spirituel. Au premier rang des choses que Dieu agrée comme sacrifice, figure ce bien humain par excellence qu'est l'âme elle-même. Or nous devons offrir à Dieu, premièrement notre âme, selon cette parole (Si 30, 24 Vg): " Prends pitié de ton âme en plaisant à Dieu ", puis celle des autres, selon cette parole (Ap 22, 17): " Que celui qui entend, dise: "Viens." " Et plus nous unissons intimement à Dieu notre âme ou celle des autres, plus notre sacrifice


plaît à Dieu. D'où il suit qu'il est plus agréable à Dieu de nous voir appliquer notre âme et celle des autres à la contemplation plutôt qu'à l'action. Cette parole: " Aucun sacrifice n'est plus agréable à Dieu que le zèle des âmes ", ne prétend donc pas mettre le mérite de la vie active au-dessus du mérite de la vie contemplative. Elle signifie simplement qu'il est plus méritoire d'offrir à Dieu son âme et celle des autres que n'importe quels biens extérieurs. ARTICLE 3: La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active? Objections: 1. Il semble bien. Car la vie contemplative requiert une certaine disponibilité de l'esprit, selon le Psaume (46, 11): " Donnez-vous du loisir, et voyez que je suis Dieu. " Mais la vie active est pleine de soucis, suivant cette parole (Lc 10, 41): " Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et t'agites pour beaucoup de choses ! " La vie active empêche donc la vie contemplative. 2. Pour contempler, il faut voir clair, et la vie active y fait obstacle: " Elle, qui a de mauvais yeux, est féconde, observe S. Grégoire, c’est-à-dire que, toute livrée à l'action, elle voit moins clair. " Donc la vie active empêche de contempler. 3. Les contraires sont incompatibles, mais l'action et la contemplation paraissent être des manières de vivre opposées. La vie active s'affaire autour d'une quantité de choses. La vie contemplative s'applique à la contemplation d'un unique objet. Aussi leur distinction va-t-elle jusqu'à l'opposition. Il semble donc bien que la vie contemplative soit entravée par la vie active. En sens contraire, S. Grégoire a écrit " Ceux qui veulent occuper la citadelle de la contemplation doivent s'éprouver au préalable sur le champ de bataille de l'action. " Réponse: La vie active peut être envisagée sous un double aspect. D'abord quant au goût et à la pratique des actions extérieures. En ce sens, il est évident que la vie active empêche la vie contemplative. Il est impossible de s'adonner simultanément à l'activité extérieure et à la contemplation de Dieu. Mais on peut envisager la vie active en tant queue discipline les passions intérieures de l'âme et les soumet à l'ordre de la raison. Prise en ce sens, la vie active représente un secours pour la contemplation, à laquelle fait obstacle le dérèglement des passions de l'âme. C'est ce qui a fait dire à S. Grégoire: " Ceux qui veulent occuper la citadelle de la contemplation doivent s'éprouver au préalable sur le champ de bataille de l'action. Ils doivent s'assurer qu'ils ne causent plus aucun préjudice à leur prochain, qu'ils supportent patiemment celui que le prochain peut leur causer, que devant l'abondance des biens temporels leur âme ne s'abandonne pas à une joie déréglée, que la perte de ces biens ne les afflige pas sans mesure. Ils doivent s'assurer aussi que, lorsqu'ils rentrent en eux-mêmes pour y méditer les vérités spirituelles, ils ne traînent pas avec eux les images des affaires corporelles ou, s'il en a traîné, qu'ils les discernent et les chassent. " Donc l'exercice de la vie active est profitable à la vie contemplative en ce qu'il apaise les passions intérieures d'où proviennent ces imaginations qui empêchent la contemplation. Solutions: Cela répond aux objections. Elles valent pour ce qui regarde l'application aux oeuvres extérieures, mais non pour ce qui regarde ce résultat de la vie active qui est la modération des passions. ARTICLE 4: L'ordre de priorité entre ces deux vies Objections: 1. Il semble que la vie active ne précède pas la vie contemplative. Car celle-ci relève directement de l'amour de Dieu, et la vie active de l'amour du prochain. Or l'amour de Dieu précède l'amour du prochain, en tant que nous aimons le prochain à cause de Dieu. Il semble donc que la vie contemplative a la priorité sur la vie active.


2. S. Grégoire écrit " Il faut savoir que, le bon ordre de la vie consistant à tendre de la vie active à la vie contemplative, il est pareillement utile, le plus souvent, que l'esprit revienne de la vie contemplative à la vie active. " La priorité de la vie active par rapport à la vie contemplative n'est donc pas absolue. 3. Ce qui convient à des personnes différentes ne semble pas comporter nécessairement un ordre. Mais la vie active et la vie contemplative conviennent à des personnes différentes. C'est la pensée de S. Grégoire: " Il est arrivé souvent que des personnes qui, étant en repos, se trouvaient capables de contempler Dieu, ont succombé sous le poids des occupations. Souvent aussi, des personnes qui, occupées, vivaient bien dans le train des affaires humaines, trouvent dans le repos lui-même le glaive qui les tue. " La vie active ne peut donc revendiquer la priorité sur la vie contemplative. En sens contraire, nous avons cette parole de S. Grégoire " La vie active a une priorité de temps sur la vie contemplative, car c'est à partir des bonnes oeuvres qu'on tend à la contemplation. " Réponse: On parle de priorité dans un double sens. Celui, d'abord, de priorité de nature. En ce sens, la vie contemplative a la priorité sur la vie active, les objets auxquels elle s'applique étant premiers et meilleurs. Aussi meut-elle et dirige-t-elle la vie active, car la raison supérieure, dont c'est la fonction de contempler, se trouve envers la raison inférieure, préposée à l'action, dans le même rapport que l'homme envers la femme oui doit être gouvernée par lui, selon S. Augustin. Ensuite, il y a une priorité par rapport à nous, c'est-à-dire dans l'ordre de génération. En ce sens, la vie active a la priorité sur la vie contemplative, à laquelle elle nous dispose, comme nous l'avons montrés. En effet, dans l'ordre de génération, la disposition précède la forme, qui n'en possède pas moins sur elle une priorité absolue et de nature. Solutions: 1. La vie contemplative n'est pas ordonnée à un amour quelconque de Dieu, mais à l'amour parfait. La vie active en revanche est requise par l'amour, même élémentaire, du prochain. " Sans la vie contemplative, écrit S. Grégoire ceux qui ne négligent pas de faire le bien qui est en leur pouvoir, peuvent entrer dans la patrie céleste, tandis qu'ils ne sauraient y entrer s'ils négligent de faire le bien qui est en leur pouvoir, c'est-à-dire sans la vie active. " La vie active précède donc la vie contemplative, comme ce qui est commun à tous précède, dans l'ordre de génération, ce qui est propre aux parfaits. 2. On va de la vie active à la vie contemplative pour ce qui regarde l'ordre de génération. Mais on revient de la vie contemplative à la vie active dans l'ordre de direction, en vue de soumettre la vie active à la direction de la vie contemplative. C'est ainsi que l'habitus s'acquiert par les actes mais, une fois acquis, devient le principe d'actes plus parfaits, selon la remarque d'Aristote. 3. Ceux qui sont enclins à la passion à cause de leur besoin d'activité ont pareillement une aptitude particulière pour la vie active, en raison de leur esprit sans cesse en mouvement. Aussi S. Grégoire écrit-il: " Certaines personnes ont l'esprit si remuant que, s'il arrivait qu'elles fussent désoeuvrées, ce serait pour elles la source d'un plus pénible labeur. Les agitations du coeur deviennent chez elles d'autant plus accablantes qu'elles ont davantage le loisir de penser. " D'autres au contraire, ont l'esprit naturellement simple et tranquille, ce qui les rend aptes à la contemplation. S'il arrivait qu'elles fussent jetées tout entières dans l'action, ce leur serait un préjudice. D'où le mot de S. Grégoire: " Certaines personnes ont l'esprit si peu actif que, jetées dans les occupations extérieures, elles y succombent sur le champ. " Mais, ajoute-t-il, " on voit souvent l'amour exciter à l'ouvrage des esprits paresseux, et la crainte apaiser dans la contemplation des esprits agités ". De la sorte, ceux qui sont plus aptes à la vie active peuvent, en exerçant cette vie, se disposer à la vie contemplative, et d'autre part, ceux qui sont plus


aptes à la vie contemplative peuvent néanmoins aborder les exercices de la vie active, pour y trouver un surcroît de préparation à la vie contemplative. LA DIVERSITÉ DES ÉTATS ET DES OFFICES Nous étudierons d'abord en général les offices et les états des hommes. Ensuite en particulier l’état des parfaits (Q. 184-189).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 183: LES OFFICES ET LES ÉTATS EN GÉNÉRAL PARMI LES HOMMES 1. Qu'est-ce qui constitue un état de vie parmi les hommes? - 2. Doit-il y avoir, parmi les hommes, diversité d'états ou d'offices? - 3. La diversité des offices. - 4. La diversité des états. ARTICLE 1: Qu'est-ce qui constitue un état de vie parmi les hommes? Objections: 1. Il ne semble pas que l'état de vie tienne compte de la condition d'homme libre ou d'esclave. En effet, le mot " état " (statue) évoque l'idée de station (stando). Et celle-ci, à son tour, implique l'idée de position droite (rectitude). D'où cet ordre (Ez 2, 1): " Fils d'homme, tiens-toi (sta) debout. " Et S. Grégoire: " Ceux qui se laissent aller à des paroles nuisibles déchoient de tout état de rectitude. " Or l'homme acquiert la rectitude spirituelle en soumettant à Dieu sa volonté. Aussi, sur ce mot du Psaume (33, 1): " La louange sied aux hommes droits ", la Glose porte-t-elle: " Ceux-là sont droits qui gouvernent leur coeur selon la volonté de Dieu. " Il semble donc que la seule obéissance aux commandements de Dieu suffise à définir un état. 2. Le mot " état " semble impliquer l'immobilité (selon 1 Co 15, 58): " Soyez stables et immobiles. " D'où cette parole de S. Grégoire: " C'est une pierre carrée, stable sur toutes ses faces, celui qui, ne changeant pas, ne risque pas de choir. " Mais la vertu a ce caractère de faire agir de façon immuable, selon la définition qu'en donne Aristote. Il semble donc qu’il suffise d'exercer la vertu pour acquérir un état. 3. L'état évoque une certaine élévation. Celui qui se tient debout (stat), se dresse en hauteur. Or la diversité des offices fait qu'une personne est plus élevée qu'une autre. Pareillement, les grades et les ordres divers valent à leurs bénéficiaires des situations diversement élevées. La seule différence le grade, d'ordre ou d'office suffit donc à créer une diversité d'états. En sens contraire, nous lisons dans les Décrets: " S'il arrive qu'ils soient saisis d'une affaire capitale ou d'une question d'état, ils doivent agir par eux-mêmes et non par des enquêteurs. " Et par ( question d'état ", le droit entend une question relative à la liberté ou à la servitude. Il n'y aurait donc, à pouvoir modifier l'état d'un homme, que ce qui intéresse la liberté ou la servitude. Réponse: L'état (statue), au sens propre, est une position particulière. Non pas quelconque, mais conforme à la nature de l'homme et avec une certaine stabilité. Or il est naturel à l'homme d'avoir la tête en haut, les pieds sur le sol et les membres intermédiaires chacun à sa place. Ce qui ne se vérifie pas chez l'homme couché, assis ou accroupi, mais chez l'homme debout. On ne dit pas davantage qu'il se tient debout s'il marche, mais s'il est en repos. Pareillement, dans le domaine des actions humaines,


on dit d'une affaire quelconque qu'elle a un statut, un état, lorsqu'elle a trouvé le règlement qu’elle comportait, avec une relative immobilité et le repos. Par conséquent, ce qu'il y a de facilement variable et extérieur chez les hommes ne saurait Constituer leur état. La richesse ou la pauvreté, par exemple, n'y suffisent pas. Ni non plus le fait d'être élevé en dignité, ou d'être de basse condition. C'est ce qui explique que, pour le droit civil, l'exclusion du Sénat ne représente pas la perte d'un état mais d'une dignité. Il semble donc que seul intéresse l'état d'un homme, ce qui regarde l'obligation de la personne même, suivant qu'elle est maîtresse d'elle-même ou qu'elle dépend d'autrui. Encore faut-il que ce soit à titre permanent, et non pas pour quelque raison futile ou passagère. C'est dire qu'il s'agit de liberté ou de servitude. La notion d'état est donc corrélative à celles de liberté ou de servitude, soit dans l'ordre spirituel soit dans l'ordre civil. Solutions: 1. La position droite n'appartient pas par elle-même au concept d'état, mais seulement en tant queue est connaturelle à l'homme et qu'on y joint l'idée de repos. Chez les autres animaux, cette position n'est donc pas requise pour qu'on puisse dire qu'ils se tiennent debout (stars). Et l'on ne dit pas des hommes qu'ils se tiennent debout du seul fait qu'ils sont dressés sur leurs pieds. Il faut encore qu'ils soient en repos. 2. L'immobilité ne constitue pas l'état à elle seule. L'homme assis ou couché est immobile; on ne dit pas pour autant qu'il se tient debout. 3. L'office se rapporte à l'acte. Le grade évoque l'idée de supériorité et d'infériorité. L'état requiert l'immobilité dans la condition de la personne. ARTICLE 2: Doit-il y avoir, parmi les hommes, diversité d'états ou d'offices? Objections: 1. Il semble qu'il ne doit pas y avoir dans l'Église diversité d'offices ou d'états. Car la diversité s'oppose à l'unité. Or les fidèles du Christ sont appelés à l'unité, selon cette parole (Jn 17, 21): " Qu'ils soient un en nous, comme nous-mêmes nous sommes un. " Il ne doit donc pas y avoir dans l'Église diversité d'offices ou d'états. 2. La nature n'emploie pas plusieurs choses là où il suffit d'une seule. Mais il y a beaucoup plus d'ordre encore dans les oeuvres de la grâce que dans celles de la nature. Ce serait donc bien mieux si tout ce qui regarde les opérations de la grâce se trouvait remis à l'administration des mêmes hommes, de telle manière qu'il n'y ait pas dans l'Église diversité d'offices et d'états. 3. Le bien de l'Église semble consister avant tout dans la paix, selon le mot du Psaume (147, 3 Vg): " Il a établi la paix à tes frontières. " Et S. Paul (2 Co 13, 11): " Possédez la paix, et le Dieu de la paix sera avec vous. " Mais la diversité fait obstacle à la paix, qui naît, semble-t-il, de la ressemblance, selon l'Ecclésiastique (13, 15): " Tout animal aime son semblable. " Et Aristote déclare qu'une minime différence suffit à créer le dissentiment dans la cité. Donc, semble-t-il, il n'est pas opportun qu'il y ait dans l'Église diversité d'états et d'offices. En sens contraire, il est écrit à la louange de l'Église (Ps 45, 10): " Elle est vêtue d'une robe bigarrée. " Sur quoi la Glose explique:." La reine, c'est-à-dire l'Église, est parée de l'enseignement des Apôtres, de la confession des martyrs, de la pureté des vierges, du deuil des pénitents. " Réponse: La diversité des états et des offices dans l'Église est requise, pour trois fins. D'abord, pour la perfection de l'Église elle-même. Dans l'ordre naturel nous voyons la perfection, qui en Dieu est simple et unique, ne pouvoir se réaliser chez les créatures que sous des formes diverses et multiples. Il en va de même pour la plénitude de la grâce, qui se trouve concentrée chez le Christ comme dans la tête. Elle se répand dans ses membres sous des formes diverses, pour que le corps de l'Église soit parfait. C'est la doctrine de S. Paul 10 (Ep 4, 11): " Il a établi lui-même certains comme apôtres,


d'autres comme prophètes, d'autres en qualité d'évangélistes, d'autres en qualité de pasteurs et de docteurs, pour conduire les saints à la perfection. " Elle est requise ensuite pour l'accomplissement des actions nécessaires à l'Église. Il faut en effet qu'à des actions diverses soient préposées des personnes différentes, si l'on veut que tout se fasse aisément et sans confusion. C'est la pensée de S. Paul (Rm 12, 4): " Ainsi que dans notre corps, qui est un, nous avons plusieurs membres et que tous les membres n'ont pas le même rôle, nous ne faisons à nous tous qu'un seul corps dans le Christ. " Enfin, cette diversité intéresse la dignité et beauté de l'Église, qui consiste en un certain ordre. C'est ce que signifie cette parole: (1 R 10, 4): " Devant la sagesse de Salomon, devant les logements destinés à ses serviteurs et l'organisation en ordres distincts des gens qui le servaient, la reine de Saba était éperdue d'admiration. " Et S. Paul (2 Tm 2, 20): " Dans une grande maison, on ne trouve pas seulement des vases d'or et d'argent, mais aussi de bois et d'argile. " Solutions: 1. La diversité des états et des offices n'empêche pas l'unité de l'Église. Cette unité, en effet, résulte de l'unité de la foi, de la charité, du service mutuel. S. Paul a dit (Ep 4, 16): " C'est sous son influence (celle du Christ) que tout le corps est assemblé par la foi, et unifié par la charité, grâce aux divers organes de service, c'est-à-dire en tant que chacun sert les autres. " 2. La nature n'emploie pas plusieurs choses là où il suffit d'une seule. Mais elle ne se restreint pas davantage à une seule chose là où il en faut plusieurs, selon S. Paul (1 Co 12, 17): " Si tout le corps était oeil, comment entendrait-on? " C'est pourquoi il fallait que dans l'Église, corps du Christ, les membres soient différenciés suivant la diversité des offices, des états et des grades. 3. Dans le corps physique, les membres divers sont maintenus dans l'unité par l'action de l'esprit, qui vivifie et dont le retrait entraîne la disjonction des membres. De même dans le corps de l'Église, la paix entre les divers membres se conserve par la vertu du Saint-Esprit, dont S. Jean nous dit (6, 63) qu'il vivifie le corps de l'Église. D'où l'exhortation de S. Paul (Ep 4, 3): " Soyez attentifs à conserver l'unité de l'Esprit par le lien de la paix. " Celui qui cherche son bien propre s'exclut de cette unité de l'Esprit, de même que, dans la cité terrestre, la paix disparaît lorsque les citoyens cherchent leur intérêt particulier. Autrement, la distinction des offices et des états est plutôt favorable au maintien de la paix tant de l'esprit que de la cité, en tant queue rend possible la participation d'un plus grand nombre de personnes aux actes publics. Ce qui fait dire à S. Paul (1 Co 12, 24): " Dieu a organisé le corps de telle manière qu'il n'y ait pas de division, mais que les différents membres aient tous le souci les uns des autres. " ARTICLE 3: La diversité des offices Objections: 1. Il semble que les offices ne se distinguent pas par leurs actes. En effet, la diversité des actes humains est infinie, aussi bien dans le temporel que dans le spirituel. Or l'infini ne se prête pas à des distinctions précises. La diversité des actes humains ne saurait donc servir à distinguer nettement les offices. 2. Nous avons dit que la vie active et la vie contemplative se distinguent par leurs actes. Mais la distinction des offices est autre, semble-t-il, que celle des vies. Les offices ne se distinguent donc pas par leurs actes. 3. Il semble que les ordres ecclésiastiques, les états et les grades se distinguent par leurs actes. Donc, si les actes spécifient pareillement les offices, la distinction des offices, grades et états, devient identique. Ce qui est faux, parce que leurs éléments se divisent de façon différente. Il ne semble donc pas que les offices se distinguent par leurs actes.


En sens contraire, pour S. Isidore: " Office vient de efficiendo, officium équivaut à efficium, avec changement d'o en e par euphonie. " Mais l'efficience appartient à l'action. Donc les offices se distinguent par leurs actes. Réponse: Nous avons dit à l'Article précédent que la diversité parmi les membres de l'Église a trois buts: la perfection, l'action et la beauté. En fonction de cette triple fin, on peut donc reconnaître parmi les fidèles une triple diversité 11. La première est relative à la perfection. C'est celle des états, qui fait que certains sont plus parfaits que d'autres. La deuxième est relative à l'action. C'est celle des offices. On considère en effet, comme exerçant des offices différents, ceux qui sont préposés à des actions différentes. La troisième intéresse la beauté de l'Église. C'est celle des grades, suivant laquelle, dans le même état ou dans le même office, se rencontrent des supérieurs et des inférieurs. D'où ce mot du Psaume (48, 4), d'après une variante: " Dans les degrés (de Sion), Dieu se révélera. " Solutions: 1. La diversité matérielle des actes humains est infinie. Et ce n'est pas elle qui distingue les offices, mais leur distinction formelle, selon les diverses espèces d'actes, qui ne va pas à l'infini. 2. Le mot " vie " est un terme absolu. Aussi les actes dont la diversité fait la diversité des genres de vie sont-ils ceux qui conviennent à l'homme considéré en lui-même. L'efficience, au contraire, d'où l'on a formé le mot " office " évoque une action qui tend à un terme distinct de l'agent, dit Aristote. C'est pourquoi les offices se distinguent par des actes relatifs à autrui; ainsi le docteur ou le juge sont considérés comme exerçant un office. Et S. Isidore écrit: " L'office consiste à faire ce qui ne nuit à personne mais est utile à tout le monde. " 3. Nous avons dit que là distinction des états, offices et grades, se prend de points de vue différents. Mais il peut arriver que dans un cas donné, on les rencontre chez le même individu. Par sa députation à un acte relevé, il arrive qu'un homme acquière tout ensemble un office et un grade. Et s'il s'agit d'un acte encore plus relevé, il peut se faire qu'il acquière en outre un état de perfection. C'est le cas de l'évêque. Quant aux ordres ecclésiastiques, ils se distinguent spécialement en fonction des offices divins. " Des offices, écrit S. Isidore, il en existe de bien des genres, mais le principal est celui des offices relatifs aux choses sacrées et divines. " ARTICLE 4: La diversité des états Objections: 1. Il semble que la diversité des états ne se distingue pas selon les commençants, les progressants et les parfaits. En effet, lorsqu'il s'agit de réalités différentes, les espèces et leurs différences sont diverses. Or, le commencement, le progrès et la perfection représentent les différents degrés de la charité, nous l'avons dit en traitant de celle-ci. Ils ne sauraient donc servir à différencier les états. 2. On a dit que l'état regarde la condition de la personne même, qui est esclave ou libre. Cette distinction de commençants, progressants et parfaits, y semble tout à fait étrangère. 3. Entre les commençants, les progressants et les parfaits, ce n'est jamais qu'une question de plus ou de moins, et donc de degré. Mais la division des degrés et celle des états sont différentes, on l'a dit. Il n'y a donc pas lieu de distinguer ainsi les états. En sens contraire, S. Grégoire a écrit " Il y a trois manières d'être des convertis, suivant qu'ils sont au début, au milieu ou au terme. " Et ailleurs: " Les débuts dans la vertu sont une chose, le progrès en est une autre, et la perfection une autre. " Réponse: Nous avons dit que l'état s'entend par rapport à la liberté et à la servitude. Or, dans l'ordre spirituel, il existe une double liberté et une double servitude. Il y a une servitude du péché et une servitude de la justice. Pareillement, il y a une liberté à l'égard du péché, et il y a une liberté à l'égard


de la justice. C'est ce que montre l'Apôtre (Rm 6, 20): " Lorsque vous étiez esclaves du péché, vous étiez libres à l'égard de la justice. Maintenant que vous êtes libérés du péché, vous êtes devenus pour Dieu des esclaves. " Il y a servitude du péché ou de la justice, toutes les fois qu'une personne se trouve portée au mal par l'habitus du péché, ou inclinée au bien par l'habitus de la justice. En retour, il y a liberté à l'endroit du péché lorsqu'une personne n'est pas dominée par l’incarnation au péché, et liberté à l'égard de la justice lorsque l'amour de la justice ne la retient plus de pécher. Il y a toutefois entre l'un et l'autre cas cette différence que l'homme est incliné à la justice par la raison naturelle tandis que le péché est contre la raison naturelle. Il s'ensuit que la liberté à l'égard du péché, à laquelle se trouve jointe la servitude à l'égard de la justice, est la vraie liberté. Par l'une et l'autre, l'homme tend au bien conforme à sa nature. La vraie servitude, pareillement, c'est la servitude à l'égard du péché, accompagnée de la liberté à l'égard de la justice, qui entrave l'homme dans la poursuite du bien qui lui est propre. Or dans cette servitude envers la justice ou le péché l'homme s'engage par son effort humain, dit S. Paul (Rm 6, 16): " A l'égard de celui à qui vous vous êtes livrés comme pour lui obéir, vous êtes effectivement des esclaves, que ce soit du péché pour la mort, ou de l'obéissance pour la justice. " Mais dans tout effort humain, on est fondé à distinguer le commencement, le milieu et la fin. Donc, dans l'état de servitude et de liberté spirituelles aussi, nous distinguerons: le commencement, auquel appartient l'état des commençants, le milieu, auquel appartient l'état des progressants et le terme, auquel appartient l'état des parfaits. Solutions: 1. L'affranchissement du péché se réalise par la charité, dont S. Paul dit (Rm 5, 5) qu'elle " est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit ". D'où cette autre parole (2 Co 3, 17): " Où est l'Esprit du Seigneur, là se trouve la liberté. " C'est pourquoi la division des états relatifs à la liberté spirituelle est la même que celle de la charité. 2. Ces cornmençants, progressants et parfaits, par rapport auxquels se différencient les états, ne le sont pas relativement à un effort quelconque. Il s'agit de la poursuite des choses qui intéressent la liberté et la servitude spirituelles, on l'a spécifié. 3. Rien ne s'oppose à ce que grade et état puissent se rencontrer chez le même individu. Nous l'avons fait observer plus haut. Dans les choses de ce monde aussi, nous voyons que l'homme libre diffère du serf, non seulement par l'état, mais par le grade. L'ÉTAT DE PERFECTION Nous avons maintenant à parler de ce qui regarde l'état de perfection, auquel sont ordonnés les autres états. L'étude des Offices, pour ceux d'entre eux qui sont relatifs aux ministères sacrés, appartient au traité de l'Ordre et à la troisième Partie de cet ouvrage, et, pour ceux d'entre eux qui, se rapportent à d'autres actes, elle est l'affaire des juristes. Sur l'état des parfaits, notre étude comprendra trois parties. I. L'état de perfection en général (Q. 184). - II. Ce qui concerne la perfection des évêques (Q. 185). - Ce qui concerne la perfection des religieux (Q. 186-189).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 184: L'ÉTAT DE PERFECTION EN GÉNÉRAL


1. La perfection tient-elle à la charité? - 2. Peut-on être parfait en cette vie? - 3. La perfection de cette vie consiste-t-elle principalement dans les conseils, ou dans les préceptes? - 4. Quiconque est parfait se trouve-t-il dans l'état de perfection? - 5. Les prélats et les religieux sont-ils spécialement dans l'état de perfection? - 7. Quel est le plus parfait: l'état religieux, ou l'état épiscopal? - 8. Comparaison des religieux avec les curés et les archidiacres. ARTICLE 1: La perfection de la vie chrétienne tient-elle à la charité? Objections: 1. Il semble que la perfection de la vie chrétienne ne tient pas spécialement à la charité. En effet, S. Paul a écrit (1 Co 14, 20): " Pour la malice, soyez de petits enfants, mais pour le jugement, soyez des hommes faits. " Or la charité n'est pas affaire de jugement mais plutôt de sentiments. Il semble donc que la perfection de la vie chrétienne ne consiste pas principalement dans la charité. 2. S. Paul écrit aussi (Ep 6, 13): " Prenez l'armure de Dieu pour pouvoir résister au jour mauvais et demeurer parfaits en tout. " Et à propos de cette armure de Dieu, il ajoute: " Ayez le ceinturon de la vérité, revêtez la cuirasse de la justice, prenez en toutes choses le bouclier de la foi. " Donc la perfection de la vie chrétienne ne semble pas consister dans la seule charité, mais dans les autres vertus aussi. 3. De même que les autres habitus, les vertus sont spécifiées par leurs actes. Or S. Jacques (1, 4) dit: " La patience fait oeuvre parfaite. " Il semble donc que l'état de perfection se prenne plutôt de la patience. En sens contraire, il est écrit (Col 3, 14) " Par-dessus tout, ayez la charité, qui est le lien de la perfection. " Ce qui veut dire qu'elle rassemble en quelque sorte les autres vertus dans une parfaite unité. Réponse: On dit qu'un être est parfait dans la mesure où il atteint sa fin propre, qui est sa perfection ultime. Or c'est la charité qui nous unit à Dieu, fin ultime de l'âme humaine. En effet: " Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui " (1 Jn 4, 16). La perfection de la vie chrétienne tient donc spécialement à la charité. Solutions: La perfection des jugements humains semble résider principalement dans leur unification dans la vérité selon S. Paul (1 Co 1, 10): " Soyez parfaits dans le même jugement et les mêmes sentiments. " Mais cette unité est l'oeuvre de la charité, qui fait l'accord parmi les hommes. La perfection des jugements eux-mêmes a donc sa racine dans la perfection de la charité. 2. On peut dire de quelqu'un qu'il est parfait en deux sens. Absolument, et dans ce cas la perfection s'entend par rapport à sa nature même. C'est ainsi qu'un animal est considéré comme parfait quand rien ne lui manque en ce qui regarde la disposition des membres et autres qualités semblables, de ce que requiert la vie animale. Relativement, et dans ce second cas la perfection s'entend par rapport à quelque qualité extérieure surajoutée, la blancheur, par exemple, ou la noirceur. Or la vie chrétienne consiste spécialement dans la charité, qui unit l'âme à Dieu. D'où cette parole (1 Jn 3, 14): " Celui qui n'aime pas demeure dans la mort. " C'est pourquoi la perfection de la vie chrétienne entendue au sens absolu tient à la charité et, au sens relatif seulement, aux autres vertus. Et parce que l'être qui existe absolument a valeur de principe envers tout le reste, la perfection de la charité est le principe de cette perfection relative qui tient aux autres vertus. 3. La patience fait oeuvre parfaite par sa liaison avec la charité. C'est de l'abondance de la charité que vient la patience avec laquelle on supporte l'adversité, selon cette parole (Rm 8, 35): " Qui nous séparera de la charité du Christ? La détresse? L'angoisse?... " ARTICILE 2: Peut-on être parfait en cette vie?


Objections: 1. Il semble que personne ne puisse être parfait en cette vie. En effet S. Paul a écrit (1 Co 13, 10): " Lorsque viendra ce qui est parfait l'imparfait sera aboli. " Or, dans cette vie, jamais l'imparfait n'est aboli, car la foi et l'espérance, qui sont imparfaites, demeurent en cette vie. 2. " Est parfait, dit Aristote celui à qui il ne manque rien. " Mais il n'est personne en cette vie à qui il ne manque quelque chose. " Nous tombons tous en beaucoup de fautes ", dit S. Jacques (3, 2). Et le Psaume (139, 16): " Tes yeux ont vu mon imperfection. " 3. La perfection de la vie chrétienne, on l'a dit à l'Article précédent, tient à la charité, qui englobe l'amour de Dieu et du prochain. Pour ce qui regarde l'amour de Dieu, nul ne peut posséder ici-bas la charité parfaite. " Le feu de l'amour, écrit S. Grégoire, qui commence à brûler ici-bas, lorsqu'il verra celui qu'il aime, s'enflammera pour lui d'un plus grand amour. " Pas davantage pour ce qui regarde l'amour du prochain. Car, dans cette vie, nous sommes incapables d'amour actuel pour tous les prochains, bien que nous les aimions d'amour habituel. Or l'amour seulement habituel demeure imparfait. Il semble donc que nul ne peut être parfait en cette vie. En sens contraire, la loi divine ne nous convie pas à l'impossible. Or elle nous invite à la perfection selon S. Matthieu (5, 48): " Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. " Il semble donc qu'il soit possible d'être parfait en cette vie. Réponse: La perfection de la vie chrétienne, avons-nous dit, réside dans la charité. Or la perfection renferme une certaine idée d'universalité. " Est parfait, dit Aristote. celui à qui il ne manque rien. " On peut donc envisager une triple perfection de la charité. 1° Une perfection absolue. La charité alors est totale, non seulement par rapport à celui qui aime, mais encore par rapport à celui qui est aimé. C'est-à-dire que Dieu est aimé autant qu'il est aimable. Cette perfection de la charité n'est possible à aucune créature. Elle est le privilège de Dieu, qui possède le bien intégralement et par essence. 2° Une perfection répondant à toute la capacité de celui qui aime, dont l'amour se porte vers Dieu selon tout son pouvoir et de façon actuelle. Cette perfection n'est pas possible dans l'état de voyageur, mais elle existera dans la patrie. 3° Une perfection qui n'est totale ni par rapport à l'être aimé ni même par rapport à celui qui aime, en ce que celui qui aime Dieu le ferait de façon toujours actuelle, mais qui l'est en cet autre sens qu'elle exclut tout ce qui contrarie le mouvement de l'amour divin. C'est ce que dit S. Augustin: " Le poison de la charité, c'est la cupidité... Sa perfection, c'est l'absence de cupidité. " Or cette perfection-là est possible dans la vie présente. Et cela de deux façons. D'abord, en tant qu'elle implique le rejet par la volonté humaine de tout ce qui est contraire à la charité, entendez le péché mortel. Sans cette perfection-là, la charité ne peut exister. Aussi est-elle nécessaire au salut. Puis, en tant queue implique le rejet par la volonté humaine, non plus seulement de ce qui est contraire à la charité, mais encore de ce qui l'empêche de se porter vers Dieu de tout son élan. La charité peut exister sans cette seconde perfection, comme c'est le cas chez les commençants et les progressants. Solutions: 1. S. Paul parle en cet endroit de la perfection de la patrie, qui n'est pas possible dans l'état de voyageur. 2. Ceux qui sont parfaits en cette vie commettent beaucoup de fautes vénielles dues à l'infirmité de la vie présente. En quoi ils gardent quelque chose d'imparfait par comparaison avec la perfection de la patrie.


3. De même que la condition de la vie présente ne permet pas à l'homme d'être toujours uni à Dieu d'amour actuel, elle ne lui permet pas d'avoir pour chacun de ses frères individuellement un amour actuel et distinct. Il suffit qu'il les aime tous ensemble universellement et chacun en particulier d'un amour habituel, sous forme de disposition du coeur. On peut d'ailleurs envisager, pour l'amour du prochain comme pour l'amour de Dieu, une double perfection. La première, sans laquelle il ne saurait y avoir de charité, consiste à n'avoir rien dans le coeur qui soit contraire à l'amour du prochain. La charité, en revanche, peut exister sans la seconde perfection, qui s'entend en trois sens divers. Perfection, d'abord, pour ce qui regarde l'extension: que l'on aime non seulement ses amis et connaissances, mais encore les personnes qui nous sont étrangères et jusqu'à nos ennemis. " C'est, dit S. Augustin, le propre des fils parfaits de Dieu. " Perfection, ensuite, pour ce qui regarde l'intensité. Elle paraît aux choses que l'on méprise pour le prochain. L'homme en vient à mépriser pour le prochain non seulement les biens extérieurs mais les afflictions corporelles et la mort même, suivant S. Jean (15, 13): " Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. " Perfection, enfin, en ce qui concerne les effets. Elle consiste à prodiguer au prochain, avec les bienfaits de l'ordre temporel, ceux de l'ordre spirituel, et à se donner finalement soi-même, suivant le mot de l'Apôtre (2 Co 12, 15): " je dépenserai volontiers et me dépenserai moi-même pour vos âmes. " ARTICLE 3: La perfection de cette vie consiste-t-elle principalement dans les préceptes, ou dans les conseils? Objections: 1. Il semble qu'elle ne réside pas dans les préceptes mais dans les conseils. En effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21): " Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu possèdes, puis donne-le aux pauvres. Viens ensuite et suis-moi. " Or c'est là un conseil. La perfection se prend donc des conseils et non pas des préceptes. 2. Tout le monde est tenu d'observer les préceptes, puisqu'ils sont nécessaires au salut. Donc, si la perfection de la vie chrétienne réside dans les préceptes, il s'ensuit que la perfection est nécessaire au salut et que tous y sont obligés. Ce qui est évidemment faux. 3. La perfection de la vie chrétienne, nous l'avons dit, tient à la charité. Mais il ne semble pas que la perfection de la charité consiste dans l'observation des préceptes. Le commencement et le progrès de la charité précèdent en effet, sa perfection, suivant la remarque de S. Augustin. Or il n'y a pas de charité, même à l'état de commencement, avant l'observation des préceptes, comme il est dit en S. Jean (14, 23): " Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole. " La perfection de cette vie ne tient donc pas aux préceptes mais aux conseils. En sens contraire, il est dit (Dt 6, 5): " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. " Et (Lv 19, 18): " Tu aimeras ton prochain comme toi-même. " Ce sont les deux préceptes dont le Seigneur a dit (Mt 22, 40): " Toute la Loi et les Prophètes dépendent de ces deux commandements. " Or la perfection de la charité, qui fait la perfection de la vie chrétienne, tient à ce que nous aimons Dieu de tout notre coeur et le prochain comme nous-même. Il semble donc que la perfection consiste en l'observation des préceptes. Réponse: Que la perfection consiste en quelque chose peut se dire de deux façons: directement par soi et essentiellement, ou de façon secondaire et par accident. Directement et essentiellement, la perfection de la vie chrétienne consiste dans la charité, principalement dans l'amour de Dieu, et secondairement dans l'amour du prochain, amours auxquels se rapportent les préceptes principaux de la loi divine, on l'a dit. Or l'amour de Dieu et du prochain ne tombe pas sous le précepte suivant une mesure limitée seulement, si bien que le surplus serait réservé au conseil. On le voit clairement par la formulation même du précepte qui souligne la perfection: " Tu aimeras le Seigneur Dieu de tout ton


coeur. " " Tout et parfait s'équivalent ", remarque Aristote. De même: " Tu aimeras ton prochain comme toi-même "' car chacun s'aime soi-même au maximum. Et tout cela parce que, dit S. Paul (1 Tm 1, 5): " La charité est la fin du précepte. " Or, quand il s'agit de fin, il ne saurait y avoir de mesure à garder mais seulement quand il s'agit de ce qui est relatif à la fin, dit Aristote. Ainsi le médecin ne met pas de mesure dans la santé qu'il prétend rétablir, tandis qu'il en met dans le remède ou le régime qu'il prescrit en vue de la guérison. Ces considérations prouvent que la perfection consiste essentiellement dans les préceptes. D'où la question de S. Augustin: " Pourquoi cette perfection ne serait-elle pas commandée à l'homme, bien que nul ne la possède en cette vie? " Secondairement et à titre de moyen, la perfection consiste dans les conseils. De même que les préceptes, les conseils sont tous ordonnés à la charité, mais d'une manière différente. Les préceptes autres que celui de la charité sont ordonnés à l'éloignement de ce qui s'oppose à la charité et dont la présence rend la charité impossible. Les conseils, eux, sont ordonnés à éloigner ce qui entraverait l'acte de charité tout en n'étant pas contraire à la charité elle-même, comme le mariage, les affaires, etc. C'est ce que dit S. Augustin: " Tout ce que Dieu commande, par exemple: "Tu ne commettras pas l'adultère", et tout ce qu'il conseille sans le commander, par exemple: "Il est bon à l'homme de ne pas toucher de femme" tout cela s'observe comme il faut quand on le rapporte à l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu, dans ce siècle-ci et dans l'autre. " De même l'abbé Moïse -: " Les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la nudité, le dénuement de toutes ressources ne sont pas la perfection même, mais les moyens de perfection. ce n'est pas en eux que réside la fin de ce régime de vie, mais c'est par eux qu'on parvient à cette fin. " Auparavant il avait dit: " Nous nous efforçons de nous élever par ces degrés à la perfection de la charité. " Solutions: 1. Dans ces paroles du Seigneur il faut distinguer ce qui trace la voie à suivre pour parvenir à la perfection, c'est-à-dire: " Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres "et ce qui a trait à la perfection elle-même, c'est-à-dire " Suis-moi. " C'est pourquoi S. Jérôme écrit " Parce qu'il ne suffit pas de tout quitter Pierre ajoute ce qui est la perfection même: Nous t'avons suivi. " Et S. Ambroise fait cette remarque sur " Suis-moi " (Lc 5, 27): " Il ordonne de suivre, non par la démarche du corps, mais par l'affection de l'âme ", c'est-à-dire par la charité. Il ressort donc des termes mêmes que les conseils représentent des moyens de parvenir à la perfection, puisqu'il dit: " Si tu veux être parfait, va, vends, etc. " comme s'il disait: " En faisant cela, tu parviendras à cette fin. " 2. Comme dit S. Augustin: " Si la perfection de la charité est commandée à l'homme en cette vie, c'est qu'il est impossible de bien courir si l'on ignore vers quel but on doit courir. Et comment le saurionsnous si nul précepte ne nous l'apprenait? " Mais il y a plusieurs manières d'observer un précepte, et ce n'est pas le transgresser que de ne pas l'observer de la manière la plus parfaite possible. Il suffit de l'accomplir, de quelque manière que ce soit. La perfection de l'amour divin tombe bien sous le précepte dans toute son étendue. Même la perfection de la patrie ne demeure pas en dehors de ce précepte, observe S. augustin. Mais celui qui, d'une manière quelconque, atteint à la perfection de l'amour divin échappe au reproche d'avoir transgressé le précepte. Le plus bas degré de l'amour divin, c'est de ne rien aimer plus que Dieu ou contre Dieu ou autant que Dieu. Celui qui n'atteint pas ce degré de perfection n'observe aucunement le précepte. Il est un autre degré d'amour, le plus élevé, qu'il est impossible, on l'a dit à l'Article précédent, d'atteindre ici-bas. Il est manifeste que celui qui n'y est pas parvenu ne viole pas le précepte. Celui qui n'atteint pas les degrés intermédiaires de perfection ne l'enfreint pas davantage, pourvu qu'il atteigne le plus bas. 3. Il est une perfection naturelle que l'homme possède dès sa naissance sous peine de n'être pas un homme, et une autre perfection à laquelle il parvient en grandissant. De même, il existe une certaine perfection spécifique de la charité: qu'on aime Dieu par-dessus toutes choses, et qu'on n'aime rien contre lui. Et il existe, même en cette vie, une autre perfection de la charité à laquelle on parvient par voie de croissance spirituelle. Par exemple, lorsque l'on s'abstient même de choses permises pour vaquer plus librement au service de Dieu.


ARTICLE 4: Quiconque est parfait se trouve-t-il dans l'état de perfection? Objections: 1. Il semble bien. Nous venons de remarquer que l'on parvenait à la perfection spirituelle par la croissance spirituelle, de même que l'on parvient à la perfection corporelle par la croissance corporelle. Or on dit de celui qui a accompli sa croissance corporelle qu'il se trouve dans l'état d'âge parfait. Donc il semble aussi qu'on doit dire, de celui que la croissance spirituelle a conduit à la perfection, qu'il se trouve dans l'état de perfection. 2. " Les mouvements qui s'effectuent du contraire au contraire et du moins au plus sont de même type ", dit Aristote. Mais lorsqu'un homme passe du péché à la grâce, on dit qu'il change d'état en tant qu'on distingue l'état de péché et l'état de grâce. Il semble donc au même titre, lorsqu'on progresse d'une grâce moindre à une grâce plus grande jusqu'à la perfection, que l'on atteint l'état de perfection. 3. Un homme acquiert un état du fait qu'il se trouve affranchi de la servitude. Mais la charité nous affranchit de la servitude du péché, puisque " la charité couvre toutes les fautes ", disent les Proverbes (10, 12). Mais on a dit que la charité rend l'homme parfait. Donc, semble-t-il, quiconque est parfait possède par cela même l'état de perfection. En sens contraire, certains sont dans l'état de perfection et n'ont ni la charité, ni la grâce, par exemple les mauvais évêques et les mauvais religieux. Il semble donc qu'à l'inverse certains puissent avoir une vie parfaite sans se trouver dans l'état de perfection. Réponse: Nous avons dit r que l'état relève, à proprement parler, de la condition de liberté ou de servitude. Or, chez l'homme, la liberté ou la servitude spirituelle peuvent se présenter sous deux formes, l'une intérieure, l'autre extérieure. Et, comme il est écrit (1 S 16, 7): " Les hommes ne voient que ce qui parent au-dehors, tandis que Dieu regarde le coeur. " Aussi la disposition intérieure de l'homme détermine-t-elle un état spirituel à l'égard du jugement de Dieu, tandis que ses actes extérieurs lui valent de posséder un état spirituel devant l'Église. Or c'est en ce dernier sens que nous parlons présentement des états, en tant que leur diversité procure à l'Église une certaine beauté. Remarquons d'autre part que pour acquérir parmi les hommes un état de liberté ou de servitude, il faut premièrement qu'intervienne un acte par où l'on se trouve soit lié, soit affranchi. Le seul service d'autrui ne fait pas l'esclave, car les hommes libres aussi peuvent servir, suivant S. Paul (Ga 5, 13): " Par la charité de l'esprit, mettez-vous au service les uns des autres. " Et le fait de cesser de servir ne suffit pas non plus à rendre libre. Il y a des esclaves fugitifs. Celui-là est vraiment serf qui est obligé à servir, et celui-là est vraiment libre qui est délié de l'obligation de servir. Secondement, il faut que l'acte par où l'on se trouve obligé revête une certaine solennité. Ainsi en va-t-il parmi les hommes pour tout ce qui doit avoir une valeur perpétuelle. On dira de même qu'un homme se trouve dans l'état de perfection, non pas en raison de l'acte intérieur de charité qui est parfait en lui, mais parce qu'il s'est obligé, pour toujours et par un acte solennel, à une vie de perfection. Il arrive qu'après avoir promis on ne tienne pas sa promesse, tandis que d'autres font ce qu'ils n'ont pas promis. Par exemple, ces deux fils de l'Évangile (Mt 21, 28) dont l'un, à son père qui lui disait: " Travaille à ma vigne ", répondit: " je ne veux pas ", et puis y alla, tandis que l'autre répondit: " J'y vais ", et n'y alla pas. Rien n'empêche donc que certains soient parfaits sans être dans l'état de perfection, et que d'autres soient dans l'état de perfection sans être parfaits. Solutions: 1. Par la croissance physique on progresse dans l'ordre de la nature et donc on parvient à l'état réclamé par la nature, surtout parce que ce qui est en conformité avec la nature est immuable de quelque façon, la nature étant déterminée à une certaine manière d'être. De même, par le progrès spirituel, on acquiert l'état intérieur de perfection pour ce qui regarde le jugement de Dieu. Mais, pour ce qui regarde la diversité des états ecclésiastiques, on n'acquiert l'état de perfection que par un progrès affectant la manière extérieure d'agir.


2. Cet argument vise encore l'état intérieur. D'ailleurs, lorsque quelqu'un passe du péché à la grâce, il passe effectivement de la servitude à la liberté. Ce qui n'arrive pas lorsqu'il s'agit d'un simple progrès dans la grâce, à moins qu'on ne s y oblige. 3. Cet argument vaut lui aussi pour l'état intérieur. Et cette fois encore, il faut distinguer entre la charité elle-même, qui change la condition de servitude et de liberté spirituelles, et le simple progrès dans la charité, qui n'a pas ce pouvoir. ARTICLE 5: Les prélats et les religieux sont-ils spécialement dans l'état de perfection? Objections: 1. Il ne semble pas, car l'état de perfection se distingue de l'état des commençants et des progressants. Mais il n'y a pas de gens spécialement affectés à l'état de progressants ou de commençants. Donc il ne semble pas qu'ils doivent y avoir des catégories d'hommes affectés à l'état de perfection. 2. L'état extérieur doit répondre à l'état intérieur. Autrement, on commet le mensonge lequel, dit S. Ambroise, " ne consiste pas seulement en paroles fausses mais en oeuvres simulées ". Mais il y a beaucoup de prélats ou de religieux qui n'ont pas la perfection intérieure de la charité. Donc, si les religieux et les prélats étaient tous dans l'état de perfection, il s'ensuivrait que tous ceux d'entre eux qui ne sont pas parfaits seraient en état de péché mortel, comme simulateurs et menteurs. 3. Nous avons dit que la perfection tient à la charité. Or il semble que la charité la plus parfaite se rencontre chez les martyrs: " Il n'y a pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis " (Jn 15, 13). Et sur ce texte (He 12, 4): " Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang ", la Glose dit " Il n'y a pas en cette vie d'amour plus parfait que celui auquel les martyrs ont atteint, eux qui ont combattu le péché jusqu'à verser le sang. " L'état de perfection semble donc devoir être attribué aux martyrs plutôt qu'aux religieux et aux évêques. En sens contraire, Denys attribue la perfection aux évêques comme à des " agents de perfection ". Et ailleurs il l'attribue aux religieux, qu'il appelle " moines " ou " thérapeutes ", ce qui veut dire serviteurs de Dieu, comme à des " perfectionnés ". Réponse: L'état de perfection requiert, on l'a dit v la perpétuelle obligation, accompagnée de solennité, à une vie de perfection. Or l'une et l'autre condition se vérifie dans le cas des religieux et des évêques. Les religieux s'engagent par voeu à s'abstenir des biens du siècle, dont il leur était loisible d'user, en vue de vaquer à Dieu plus librement, et c'est en cela que consiste la perfection de la vie présente. D'où ces paroles de Denys, sur les religieux: " certains les appellent "thérapeutes", c'est-àdire serviteurs, parce qu'ils sont voués au culte et service de Dieu; d'autres les appellent "moines", parce que leur vie, loin d'être divisée, demeure parfaitement une, parce qu'ils s'unifient eux-mêmes par un saint recueillement qui exclut toute division, de façon à tendre vers la perfection de l'amour divin ". D'autre part, l'engagement qu'ils prennent s'accompagne de la solennité de la profession et de la bénédiction. Aussi Denys ajoute-t-il: " C'est pourquoi la législation sacrée, leur octroyant une grâce parfaite, les honore d'une prière consécratoire. " Les évêques pareillement s'obligent à une vie de perfection lorsqu'ils assument l'office pastoral qui les oblige à donner leur vie pour leurs brebis (Jn 10, 3). C'est ce qui fait dire à S. Paul (1 Tm 6, 12): " Tu as fait une belle profession devant un grand nombre de témoins ", c'est-à-dire, explique la Glose, " lors de ton ordination ". Et cette profession s'accompagne d'une consécration solennelle, d'après S. Paul (2 Tm 1, 6): " Ravive la grâce de Dieu que tu as reçue par l'imposition de mes mains ", ce que la Glose entend de la grâce épiscopale. Denys écrit: " Le souverain prêtre, c'est-à-dire l'évêque, se voit imposer sur la tête, dans son ordination, la sainte Parole, pour signifier qu'il reçoit la plénitude du pouvoir hiérarchique et qu'il lui appartient non seulement d'interpréter toutes les formules et les actions saintes mais encore de les communiquer aux autres. "


Solutions: 1. Le commencement et la croissance ne sont pas recherchés pour eux-mêmes, mais en vue de la perfection. C'est donc au seul état de perfection que certaines personnes sont promues avec obligation et solennité. 2. Les hommes qui embrassent l'état de perfection ne font pas profession d'être parfaits, mais de tendre à la perfection. Aussi S. Paul dit-il (Ph 3, 12): " Non pas que j'aie déjà obtenu le prix ou que je sois parfait; non, je poursuis ma course pour tâcher de saisir. " Et il ajoute: " Nous tous, qui sommes des "parfaits", c'est ainsi qu'il nous faut penser. " Celui qui, n'étant pas parfait, embrasse l'état de perfection n'est donc ni un menteur ni un simulateur. Il ne le devient que s'il révoque son propos de perfection. 3. Le martyre constitue l'acte suprême de la charité. Mais, nous l'avons dit, un acte de perfection ne suffit pas à créer un état. ARTICLE 6: Tous les prélats sont-ils dans l'état de perfection? Objections: 1. Il semble que tous les prélats ecclésiastiques soient dans l'état de perfection. S. Jérôme dit en effet: " Autrefois prêtre et évêque ne se distinguaient pas. " Et il ajoute: " Les prêtres doivent savoir que la coutume de l'Église les soumet à celui qui leur est préposé. Mais les évêques, de leur côté, se souviendront que c'est moins à la réelle disposition du Seigneur qu'à la coutume qu'ils doivent d'être supérieurs aux prêtres, et qu'ils ont à gouverner l’Église en union avec eux. " Or les évêques sont dans l'état de perfection. Donc aussi les prêtres, qui ont charge d'âmes. 2. Comme les évêques, les curés reçoivent charge d'âmes et bénéficient d'une consécration. Les archidiacres de même, dont, à propos des Actes (6, 3): " Cherchez, frères, sept hommes de bon renom ", la Glose nous dit: " Les Apôtres, par ces paroles, prescrivaient la désignation par l'Église de sept diacres qui occuperaient un rang plus élevé et se tiendraient comme des colonnes près de l'autel. " Il semble donc qu'eux aussi soient dans l'état de perfection. 3. De même que les évêques, les curés et archidiacres sont obligés de donner leur vie pour leurs brebis. Or cela appartient, on l'a dit, à la perfection de la charité. Il semble donc que les curés aussi et les archidiacres soient dans l'état de perfection. En sens contraire, Denys écrit: " L'ordre des pontifes a mission de consommer et de conduire à la perfection, celui des prêtres d'illuminer et d'éclairer, celui des diacres de purifier et de discerner. " D'où il ressort que la perfection appartient aux seuls évêques. Réponse: Chez les prêtres et les diacres ayant charge d'âmes, on peut distinguer l'ordre et la charge. Or l'ordre se rapporte à un acte particulier dans les offices divins. C'est pourquoi nous avons dit plus haut que la distinction des ordres rentrait dans la distinction des offices. Ceux qui reçoivent un ordre sacré reçoivent donc le pouvoir d'accomplir certains actes sacrés. Mais ils ne sont pas obligés par le fait même à une vie de perfection, à ceci près que, dans l'Église occidentale, la réception des ordres sacrés implique l'émission du voeu de continence, qui est l'un de ceux que requiert la perfection, comme on le verra plus loin. Ainsi donc, celui qui reçoit un ordre sacré n'est pas placé, à proprement parler, dans l'état de perfection, bien que la perfection intérieure soit requise pour exercer dignement ces sortes d'actes. La charge qu'ils assument ne les place pas non plus dans l'état de perfection. En effet, ils ne sont pas obligés de ce chef et par un voeu perpétuel à conserver toute leur vie la charge d'âmes. Ils peuvent l'abandonner en entrant en religion, même sans la permission de l'évêque, comme il est spécifié dans les Décrets. Et avec la permission de l'évêque, ils peuvent même abandonner un archidiaconé ou une paroisse pour recevoir une simple prébende sans charge d'âmes. Ce qui ne leur serait aucunement permis s'ils étaient dans l'état de perfection. " Nul, en effet, s'il regarde en arrière après avoir mis la


main à la charrue, n'est apte au royaume de Dieu " (Lc 9, 62). Les évêques, par contre, qui sont dans l'état de perfection, ne peuvent abandonner la charge épiscopale que par l'autorité du souverain pontife, auquel il appartient de dispenser en matière de voeux perpétuels et pour des motifs déterminés, comme on le dira plus loin. Il est donc manifeste que tous les prélats ne sont pas dans l'état de perfection, mais seulement les évêques. Solutions: 1. Lorsqu'on parle de prêtre et d'évêque, on peut se placer à deux points de vue différents. Au point de vue du nom: il est exact que jadis on ne distinguait pas entre prêtre et évêque. L'évêque est un " surintendant ", explique S. Augustin. Le prêtre est un " ancien ". S. Paul, pour les désigner l'un et l'autre, emploie indifféremment le mot soit de prêtre (1 Tm 5. 17): " Les prêtres qui exercent bien leur présidence sont dignes d'un double honneur ", soit d'évêque, car il dit aux prêtres d'Éphèse (Ac 20, 28): " Faites attention à vous et à tout le troupeau, au sein duquel l'Esprit Saint vous a établis comme évêques pour régir l'Église de Dieu. " Mais au point de vue de la réalité, ils ont toujours été distincts, même au temps des Apôtres, comme on le voit chez Denys. Et sur le texte de Luc (10, 1), la Glose écrit: " De même que nous avons dans les Apôtres le prototype des évêques, nous avons dans les soixante douze disciples celui des prêtres du second ordre. " Dans la suite, pour écarter le péril de schisme, il devint nécessaire de distinguer même les noms, les plus grands étant qualifiés d'évêques, et les moindres de prêtres. Prétendre que les prêtres ne diffèrent pas des évêques, c'est une erreur que S. Augustin range parmi les dogmes hérétiques lorsqu'il rapporte que les ariens se refusaient à mettre aucune différence entre prêtre et évêque. 2. C'est l'évêque, à titre principal, qui a la charge de toutes les âmes de son diocèse. Les curés et archidiacres exercent les ministères moindres qui leur sont confiés sous l'autorité de l'évêque. Aussi sur ce mot de S. Paul (1 Co 12, 28): " A d'autres l'assistance, à d'autres le gouvernement ", la Glose explique: " L'assistance: c'est la fonction de ceux qui jouent le rôle d'auxiliaires près des supérieurs, comme Tite pour l'Apôtre ou les archidiacres pour les évêques. Le gouvernement, c'est l'autorité dont jouissent les personnes de moindre rang, tels les prêtres, chargés de former le peuple. " Et Denys: " De même que nous voyons la hiérarchie universelle culminer en Jésus, chacune des hiérarchies particulières atteint son sommet dans le divin hiérarque qui lui est propre, c'est-à-dire dans l'évêque. " Et on lit dans les Décrets: " Les prêtres et les diacres doivent tous prendre garde de ne rien faire sans la permission de leur propre évêque. " C'est dire qu'ils sont par rapport à l'évêque ce que sont les baillis et prévôts par rapport au roi. En conséquence, de même que le roi seul, entre toutes les puissances séculières, reçoit une bénédiction solennelle, les autres étant instituées par simple commission, de même, dans l'Église, la charge épiscopale est conférée par une solennelle consécration, tandis que les charges archidiaconale et curiale le sont par simple injonction. Cependant, avant même d'avoir cette charge, archidiacres et curés sont consacrés par leur ordination. 3. Les curés et archidiacres, n'ayant pas charge d'âmes à titre principal, mais une simple administration confiée par l'évêque, n'exercent pas en premier l'office pastoral et ne sont pas obligés de donner leur vie pour le troupeau, si ce n'est dans la mesure où ils ont part à la charge d'âmes. Il s'agit donc dans leur cas d'un office se rattachant à la perfection plutôt que d'un état de perfection. ARTICLE 7: Quel est le plus parfait: l'état religieux, ou l'état épiscopal? Objections: 1. Il semble que l'état religieux soit plus parfait que l'état épiscopal. En effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21): " Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. " C'est ce que font les religieux. Mais les évêques n'y sont pas tenus. " Les évêques, est-il dit dans les Décrets, laisseront à leurs héritiers quelque chose de leurs biens patrimoniaux ou acquis, ou leur appartenant personnellement. " Les religieux sont donc dans un état plus parfait que les évêques.


2. La perfection réside dans l'amour de Dieu plus que dans l'amour du prochain. Or l'état des religieux est directement ordonné à l'amour de Dieu, ce qui leur vaut, selon Denys " de tirer leur nom du culte et service de Dieu ". L'état épiscopal, lui, semble ordonné à l'amour du prochain, dont les évêques ont la charge en qualité de surintendants, comme l'atteste leur nom, suivant la remarque de S. Augustin. L'état religieux semble donc plus parfait que l'état épiscopal. 3. L'état religieux est ordonné à la vie contemplative, qui l'emporte sur la vie active à laquelle l'état épiscopal est ordonné selon S. Grégoire: " Isaïe, aspirant à l'office de la prédication, souhaitait d'être utile au prochain dans la vie active, tandis que Jérémie, voulant s'attacher diligemment à l'amour du Créateur par la contemplation, déclinait la mission de prédicateur. " Il apparaît donc que l'état religieux est plus parfait que l'état épiscopal. En sens contraire, il n'est permis à personne de passer d'un état plus relevé à un état inférieur. Ce serait " regarder en arrière ". Mais on peut passer de l'état religieux à l'état épiscopal. Les Décrets disent en effet que " l'ordination sacrée fait du moine un évêque ". Il faut donc que l'état épiscopal soit plus relevé que l'état religieux. Réponse: Comme dit S. Augustin " l'agent est toujours supérieur au patient ". Or, dans l'ordre de la perfection, les évêques, d'après Denys sont agents de perfection (perfectores) et les religieux, perfectionnés (perfecti). De ces deux conditions, l'une évoque l'idée d'activité, l'autre de passivité. D'où il est évident que l'état de perfection est supérieur chez les évêques à ce qu'il est chez les religieux. Solutions: 1. Le renoncement aux biens propres peut revêtir deux formes différentes. D'abord, la forme de réalité actuelle: ainsi considéré, il n'est pas la perfection même, mais un simple moyen de perfection, nous l'avons dit. Donc rien ne s'oppose à ce que l'état de perfection puisse exister sans lui. Et ainsi des autres observances extérieures. D'autre part, le renoncement peut avoir la forme de disposition intérieure, l'homme étant prêt, s'il en était besoin, à tout abandonner ou distribuer. Et cela appartient directement à la perfection. " Le Seigneur, écrit S. Augustin fait voir que les fils de la Sagesse se rendent parfaitement compte que la justice ne consiste ni à jeûner ni à manger, mais à supporter l'indigence d'une âme égale. " Et S. Paul (Ph 4, 12): " je sais vivre dans l'abondance, et manquer du nécessaire. " Or les évêques sont tenus plus que personne de mépriser tous leurs biens pour l'honneur de Dieu et le salut de leur troupeau, lorsque les circonstances l'exigeront, soit en les distribuant aux pauvres, soit en supportant avec joie qu'on les leur ravisse. 2. Si les évêques s'appliquent aux choses qui relèvent de l'amour du prochain, cela provient de l'abondance de leur amour pour Dieu. C'est pourquoi le Seigneur commença par demander à Pierre s'il l'aimait, et lui confia ensuite la charge du troupeau. S. Grégoire écrit: " Si la charge pastorale est une preuve d'amour, quiconque, pourvu des vertus nécessaires, refuse de paître le troupeau de Dieu, se trouve convaincu de ne pas aimer le Pasteur suprême. " C'est un signe de plus grand amour d'accepter, pour son ami, de servir un tiers, que de vouloir servir cet ami exclusivement. 3. Selon S. Grégoire. " que l'évêque soit le premier pour l'action et qu'il soit néanmoins plus que personne attaché à la contemplation ". Il lui appartient en effet de contempler, non pas seulement pour lui-même mais pour l'instruction d'autrui. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire: " Aux hommes parfaits qui sortent de la contemplation s'applique le mot du Psaume (145, 7 Vg): " Le goût de ta douceur leur revient à la bouche. " ARTICLE 8: Comparaison des religieux avec les curés et les archidiacres Objections: 1. Il semble que ces derniers soient eux aussi plus parfaits que les religieux. Car S. Jean Chrysostome dit: " Donne-moi un moine qui soit, disons, un autre Élie. Eh bien, on ne doit pas lui comparer celui qui, livré au peuple et obligé de porter les péchés de beaucoup, demeure immuable et


fort. " Et un peu plus loin: " Si l'on me donnait à choisir où j'aimerais mieux plaire à Dieu: dans l'office sacerdotal, ou dans la solitude monacale, je choisirais d'emblée le premier " Et dans un autre endroit: " Si l'on compare au sacerdoce bien administré les sueurs de la profession monastique, on trouvera entre eux la même distance qui sépare un roi d'un simple particulier. " Il semble donc que les prêtres ayant charge d'âmes soient plus parfaits que les religieux. 2. S. Augustin écrit " Que ta religieuse prudence veuille considérer qu'il n'y a rien de plus difficile dans la vie, surtout en ce temps-ci, ni de plus laborieux, ni de plus périlleux, que l'office épiscopal, presbytéral ou diaconal; mais devant Dieu rien ne les surpasse en béatitude, si l'on combat comme le commande notre chef " Les religieux ne sont donc pas plus parfaits que les prêtres et les diacres. 3. S. Augustin écrit encore: " Ce serait trop triste si nous exposions les moines à un orgueil si pernicieux, et si nous considérions les clercs comme méritant un si grave affront, que de dire qu'un mauvais moine fait un bon clerc, alors que c'est tout juste si un bon moine arrive à faire un bon clerc. " Et un peu plus haut, il avait dit: " N'allons pas donner lieu aux serviteurs de Dieu ", c'est-à-dire aux moines, " de penser qu'ils seront plus facilement choisis pour la cléricature s'ils deviennent pires ", c'est-à-dire s'ils abandonnent la vie monastique. Il semble donc que ceux qui sont dans l'état clérical soient plus parfaits que les religieux. 4. Il n'est pas permis de passer d'un état supérieur à un état inférieur. Mais on peut passer de l'état monastique à l'office de curé, comme le prouve ce décret du pape Gélase: " S'il se trouve un moine vénérable par le mérite de sa vie, estimé digne du sacerdoce, et si l'Abbé sous le commandement duquel il combat pour le Christ, demande qu'on le fasse prêtre, l'évêque devra le choisir et l'ordonner où il le jugera bon. " Et S. Jérôme écrit: " Vis dans le monastère de telle sorte que tu mérites de devenir clerc. " Donc curés et archidiacres sont plus parfaits que les religieux. 5. Les évêques sont, avons-nous dit à l'Article précédent, dans un état plus parfait que les religieux. Or les curés et archidiacres, ayant charge d'âmes, ressemblent plus aux évêques que les religieux. Donc ils sont plus parfaits que ceux-ci. 6. " La vertu a pour objet le bien difficile ", dit Aristote. Mais il est plus difficile de bien vivre dans l'office de curé ou d'archidiacre que dans l'état religieux. Il s'ensuit que la vertu est plus parfaite chez les curés et les archidiacres que chez les religieux. En sens contraire, il est dit dans les Décrets: " Si quelqu'un gouverne sous l'autorité de l'évêque le peuple de son Église et mène la vie séculière, et que le désir lui vienne, sous l'inspiration du SaintEsprit, d'aller faire son salut parmi les moines ou les chanoines réguliers, c'est la loi particulière qui le guide et il n'y a pas lieu de lui opposer la loi publique. " Mais nul n'est conduit par la loi de l'Esprit Saint, que l'on appelle ici loi particulière, si ce n'est à un bien plus parfait. Il semble donc que les religieux soient plus parfaits que les curés et archidiacres. Réponse: Il ne peut être question de supériorité des uns sur les autres sinon là où ils diffèrent, nullement là où ils se rejoignent. Chez les curés et archidiacres, trois points sont à considérer: l'état, l'ordre et l'office. Leur état, c'est l'état séculier; leur ordre, c'est le sacerdoce ou le diaconat; leur office, c'est la charge d'âmes qui leur est confiée. Donc, si nous plaçons d'autre part des religieux qui soient prêtres ou diacres et qui aient en outre charge d'âmes, comme c'est le cas de la plupart des moines et des chanoines réguliers, les religieux l'emportent sur le premier point et sont à égalité sur les autres. Si les seconds diffèrent des premiers par l'état et l'office, et leur ressemblent pour ce qui est de l'ordre, comme il arrive pour les religieux prêtres ou diacres qui n'ont pas charge d'âmes, ils leur seront supérieurs pour l'état, inférieurs pour l'office, égaux pour l'ordre.


Cela nous conduit à examiner laquelle de ces prééminences doit être tenue pour principale, celle de l'état ou celle de l'office. A ce propos il semble qu'on doive considérer deux choses, à savoir la bonté et la difficulté. Si la comparaison porte sur la bonté, l'état religieux doit être mis au-dessus de l'office de curé ou d'archidiacre. Le religieux s'engage pour toute la durée de sa vie à la poursuite de la perfection. Le curé et l'archidiacre ne s'engagent pas au soin des âmes pour toute la vie, à la différence de l'évêque. De plus cette charge des âmes qui leur sont confiées, ils ne l'exercent pas en premier: c'est le propre de l'évêque; leur office se limite à certains actes déterminés de la charge d'âmes, nous l'avons montrée. L'état religieux est donc par rapport à leur office comme l'universel par rapport au particulier, comme l'holocauste par rapport au simple sacrifice, qui est inférieur à l'holocauste comme le montre S. Grégoire. Aussi lit-on dans les Décrets: " Aux clercs qui veulent devenir moines parce qu'ils aspirent à mener une vie meilleure, l'évêque doit accorder la liberté d'entrer au monastère. " Cette comparaison porte, bien entendu, sur les deux genres d'activité pris en eux-mêmes. Car, selon la charité du sujet, il arrive parfois qu'une oeuvre, en soi moindre qu'une autre, devienne plus méritoire étant faite avec une plus grande charité. Mais si l'on fait porter la comparaison sur la difficulté de bien vivre dans l'état religieux et dans la charge d'âmes, c'est cette dernière qui l'emporte. Du moins pour ce qui regarde les dangers extérieurs, car la vie religieuse est la plus difficile quant à la nature de l'oeuvre à accomplir, en raison de la rigueur de l'observance régulière. Mais s'il s'agit d'un religieux qui n'est pas dans les ordres, ce qui est le cas des convers, il est manifeste que le clerc dans les ordres l'emporte, et de beaucoup, pour la dignité. Par l'ordre sacré, le clerc se trouve député aux ministères les plus dignes qui soient, parce qu'il sert le Christ dans ce sacrement de l'autel qui requiert une sainteté supérieure à celle que demande l'état religieux lui-même. Comme dit Denys: " L'ordre monastique doit suivre les ordres sacerdotaux et s'élever aux choses divines en les imitant. " Aussi le clerc dans les ordres sacrés, s'il fait quelque chose de contraire à la sainteté, pèchet-il plus gravement, toutes choses égales d'ailleurs, que le religieux non engagé dans les ordres sacrés. Cependant, il reste toujours que le religieux non clerc est astreint aux observances régulières, auxquelles ne sont pas obligés ceux qui sont dans les ordres sacrés. Solutions: 1. On pourrait répondre à ces paroles de S. Jean Chrysostome qu'il n'a pas en vue les curés mais l'évêque, souverain prêtre. C'est bien le propos réel de ce livre, par lequel il se console, lui-même et S. Basile, de leur élection à l'épiscopat. Mais laissons cela, et disons qu'il se place au point de vue de la difficulté. Il vient en effet de dire: " Lorsque le pilote sera au milieu des flots et qu'il aura réussi à sauver son bateau de la tempête, c'est à juste titre que tout le monde, reconnaissant son mérite, le saluera du nom de parfait pilote. " A quoi fait suite ce qu'il dit du moine, et qui a été transcrit plus haut: " Le moine ne peut être comparé à celui qui, livré au peuple, demeure immuable. " Et il en donne la raison: " Il a su se gouverner lui-même dans la tempête comme dans la tranquillité. " Or tout cela prouve une seule chose: que l'état de celui qui a charge d'âmes est plus périlleux que celui du moine. Et se conserver innocent dans un plus grand péril est le signe d'une vertu supérieure. Mais c'est aussi le signe d'une grande vertu d'éviter le péril en entrant en religion. Aussi ne dit-il pas qu'il aimerait mieux être dans l'office sacerdotal que dans la solitude, mais qu'il préférerait plaire à Dieu en celui-là qu'en celle-ci, ce qui est, en effet, la preuve 'une plus grande vertu. 2. Cette parole de S. Augustin vise elle aussi la difficulté, laquelle, on l'a dit, fait valoir la supériorité de la vertu chez ceux qui s'y comportent bien. 3. S. Augustin compare ici les moines aux clercs quant à la distance que l'ordre met entre eux, et nullement quant à la valeur respective de la vie religieuse et de la vie séculière.


4. Ceux qui sont pris à l'état religieux pour être appliqués au soin des âmes, alors qu'ils sont déjà engagés dans les ordres sacrés, acquièrent quelque chose qu'ils n'avaient pas: l'office de la charge d'âmes, sans abandonner ce qu'ils avaient: l'état religieux. Les Décrets le disent expressément: " S'il arrive que des moines, qui ont vécu longtemps au monastère, parviennent aux ordres de la cléricature, nous statuons qu'ils ne doivent pas abandonner leur premier propos. " Les curés ou archidiacres, au contraire, quand ils entrent en religion, abandonnent la charge pour acquérir la perfection de l'état, ce qui montre bien la supériorité de la vie religieuse. Si des religieux laïcs sont élus pour la cléricature et les ordres sacrés, il est manifeste qu'ils sont promus à quelque chose de meilleur. On l'a dit plus haut et cela ressort de la manière de parler de S. Jérôme: " Vis dans le monastère de manière à mériter de devenir clerc. " 5. Les curés et archidiacres ressemblent davantage aux évêques sur un point: par la charge d'âmes qu'ils ont en second. Mais, pour ce qui est de l'obligation perpétuelle requise par l'état de perfection, ce que nous avons dit' montre que ce sont les religieux qui ressemblent le plus aux évêques. 6. La difficulté qui tient au caractère ardu de l'oeuvre elle-même ajoute quelque chose à la perfection de la vertu. Mais pour la difficulté qui vient des obstacles extérieurs, c'est différent. Tantôt elle diminue la perfection de la vertu, dans le cas de celui qui n'aime pas assez la vertu pour éviter les obstacles à la vertu, selon S. Paul (1 Co 9, 25): " Celui qui lutte dans le stade s'abstient de tout. " Tantôt elle démontre la perfection de la vertu, dans le cas de celui devant qui surgissent inopinément ou par suite d'un juste motif des obstacles à la vertu, mais qui ne parviennent pas à l'en détourner. Dans l'état religieux, la difficulté qui vient des oeuvres mêmes, qui sont ardues, est plus grande. Mais chez ceux qui vivent dans le siècle à un titre quelconque, la difficulté est plus grande du fait de ces obstacles que les religieux ont eu la sagesse d'éviter.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 185: L'ÉTAT ÉPISCOPAL 1. Est-il permis de désirer l'épiscopat? - 2. Est-il permis de refuser absolument l'épiscopat? - 3. Fautil élire le meilleur pour l'épiscopat? - 4. L'évêque peut-il entrer en religion? - 5. Peut-il abandonner physiquement ses sujets? - 6. Peut-il posséder quelque chose en propre? - 7. Pèche-t-il mortellement en ne distribuant pas aux pauvres les biens de l'Église? - 8. Les religieux élevés à l'épiscopat sont-ils tenus aux observances régulières? ARTICLE 1: Est-il permis de désirer l'épiscopat? Objections: 1. Il semble que oui, car S. Paul a écrit (1 Tm 3, 1): " Celui qui désire l'épiscopat désire une oeuvre bonne. " Or c'est une chose licite et louable de désirer une oeuvre bonne. 2. L'épiscopat est plus parfait que l'état religieux, nous venons de le dire. Or il est louable de désirer embrasser l'état religieux. Il l'est donc aussi de souhaiter être promu à l'épiscopat. 3. Il est écrit (Pr 11, 26): " Celui qui cache le blé sera maudit parmi les peuples, tandis qu'ils béniront celui qui le vend. " Mais celui que la vie et la science qualifient pour l'épiscopat, semble cacher le blé spirituel s'il s'y dérobe, tandis qu'en l'acceptant, il se trouve en situation de dispenser le blé spirituel. Il semble donc que ce soit chose louable de désirer l'épiscopat, et chose blâmable de s'y dérober. 4. Les actes des saints rapportés dans l'Écriture nous sont donnés en exemple, selon cette parole (Rm 15, 4): " Tout ce qui est écrit l'est pour notre instruction. " Or nous lisons qu'Isaie (6, 8) s'offrit à


remplir l'office de la prédication, qui est très spécialement celui des évêques. C'est donc, semble-t-il, un louable désir que celui de l'épiscopat. En sens contraire, S. Augustin écrit " Cette fonction supérieure, dont l'existence est nécessaire au gouvernement du peuple, même si on l'administre comme il convient, il ne convient pas de la désirer. " Réponse: Dans l'épiscopat, il y a trois éléments à considérer. Le premier qui est primordial et a valeur de fin, c'est le ministère épiscopal lui-même, par où l'on s'applique à procurer le bien du prochain, selon cette parole (Jn 21, 17): " Pais mes brebis. " Le deuxième, c'est le grade élevé. En effet, l'évêque se trouve placé au-dessus des autres selon Mt (24, 45): " Le serviteur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur sa famille. " Le troisième est la conséquence des deux autres. Il consiste dans la révérence, l'honneur, l'abondance de biens temporels dont parle S. Paul (1 Tm 5, 17): " Les prêtres qui exercent bien leur présidence sont dignes d'un double honneur. " Désirer l'épiscopat pour les avantages qui s'y trouvent joints, c'est manifestement illicite. Cette manière d'agir relève de la cupidité et de l'ambition. Et c'est cela même que le Seigneur reprochait aux pharisiens (Mt 23, 6): " Ils aiment les premières places dans les repas, les premiers sièges à la synagogue, d'être salués sur la place publique et qu'on les appelle: "Rabbi". " Quant à désirer l'épiscopat pour le rang élevé qu'il procure, c'est présomption. Aussi le Seigneur reprend-il les disciples pour leur recherche de la primauté (Mt 20, 25): " Vous savez que les rois des nations exercent sur elles la domination. " Sur quoi S. Jean Chrysostome remarque: " Ainsi leur donne-t-il à comprendre que c'est le fait de païens d'ambitionner les primautés. Et en comparant leur conduite à celle des païens il convertit leur cœur ambitieux. " Mais souhaiter être utile au prochain est de soi, chose louable et vertueuse. Pourtant, le service épiscopal du prochain entraînant l'élévation du rang, il semble que ce soit présomption, hors le cas d'urgente nécessité, d'aspirer à cette prééminence en vue d'être utile à ses inférieurs. " Le désir de l'épiscopat, écrit S. Grégoire, était louable au temps où il signifiait la certitude de supplices plus cruels. " Ce qui faisait que les candidats n'abondaient pas. Ce désir est surtout louable lorsqu'on y est divinement poussé par le zèle des âmes. C'était, au dire de S. Grégoire, le cas d'Isaïe, " qui, désireux d'être utile au prochain, ambitionna méritoirement la charge du prédicateur ". Ce que chacun cependant peut souhaiter sans présomption, c'est de faire de telles oeuvres, s'il lui arrivait d'avoir cet office, ou encore d'être digne de les accomplir, si bien que ce qu'on désire, c'est l'oeuvre bonne, non la primauté. Aussi S. Jean Chrysostome écrit-il: " Désirer l'oeuvre bonne est bon. Mais c'est vanité d'ambitionner la primauté d'honneur. La primauté cherche qui la fuit, et fuit qui la cherche. " Solutions: 1. Selon S. Grégoire, " l'apôtre a écrit cela en un temps où celui qui se trouvait placé à la tête des Églises se voyait désigné le premier pour les tourments du martyre. " Aussi l'épiscopat, offrait-il rien qu'on pût désirer en dehors de l'oeuvre bonne. C'est ce qui fait dire à S. Augustin: " L'Apôtre, en écrivant: "Celui qui désire l'épiscopat désire une oeuvre bonne", veut faire comprendre ce que c'est que l'épiscopat: ce mot parle de labeur et non d'honneur. Scopos, en grec signifie: " attention, soin ". Episcopein peut donc se traduire en latin par superintendere, " veiller sur "; dès lors, celui qui veut commander sans servir ne doit pas s'imaginer être un évêque. " Un peu plus haut disait: " Dans l'action, ici-bas, ce n'est ni l'honneur ni la puissance qu'il faut aimer, car tout est vanité sous le soleil; c'est l'oeuvre même qui s'accomplit par le moyen de cet honneur et de cette puissance. " Et cependant, dit S. Grégoire: " L'Apôtre qui vient de louer le désir de cette oeuvre bonne tourne en sujet d'effroi ce qu'il vient de louer, lorsqu'il poursuit: "Il faut donc que l'évêque soit irréprochable." C'est comme s'il disait: "je loue ce que vous désirez mais apprenez bien vous-mêmes ce que vous avez à désirer." " 2. Il est différent de désirer l'état religieux ou de désirer l'état épiscopal. Et cela pour deux raisons. D'abord parce que l'état épiscopal présuppose la vie parfaite. Avant de lui confier la charge de pasteur, le Seigneur demanda à Pierre s'il l'aimait plus que les autres. L'état religieux, lui, ne présupposé pas la perfection, il est une voie qui y conduit. Aussi le Seigneur n'a-t-il pas dit: " Si tu es parfait, va et vends


tout ce que tu possèdes ", mais (Mt 19, 2 1): " Si tu veux être parfait... " La raison de cette différence est, selon Denys, que la perfection appartient à l'évêque dans le sens actif, comme à celui qui perfectionne, et au moine dans le sens passif, comme à celui qui est perfectionné. Or, pour pouvoir conduire les autres à la perfection, il est requis d'être soi-même parfait, ce qui n'est pas exigé de celui qui doit être conduit à la perfection. Mais si c'est présomption de s'estimer soi-même parfait, ce ne l'est pas de s'appliquer à le devenir. La deuxième différence est que celui qui embrasse l'état religieux se soumet à d'autres pour recevoir d'eux une formation spirituelle. C'est une conduite permise à tous. " La recherche de la vérité, écrit S. Augustin., n'est interdite à personne; elle fait partie du loisir digne de louange. " Mais celui qui est élevé à l'état épiscopal est ainsi promu afin de pourvoir aux besoins des autres. Or cette promotion, nul ne doit y prétendre de soi-même, selon l'épître aux Hébreux (5, 4): " Nul ne peut s'emparer de cette dignité. Il faut y être appelé par Dieu. " S. Jean Chrysostome fait cette réflexion: " Il n'est ni juste ni utile de convoiter la présidence dans l'Église. Quel est le sage qui se jette de lui-même dans cette servitude et ce péril d'avoir à rendre compte de toute une Église? Il faudrait ne pas craindre le jugement de Dieu et vouloir abuser de la primauté ecclésiastique comme d'un avantage séculier, c'està-dire se muer soi-même en séculier. " 3. La dispensation du blé spirituel ne doit pas se faire au gré de chacun. C'est à Dieu d'abord qu'il appartient d'en juger et décider. Ensuite, c'est aux prélats ecclésiastiques, que l'Écriture fait parler en ces termes (1 Co 4, 1): " Que l'homme nous considère comme les serviteurs du Christ, les dispensateurs des mystères de Dieu. " On n'accuse donc pas de cacher le blé spirituel celui qui n'a pas reçu de charge ni d'ordre de ses supérieurs, s'il s'abstient de corriger ou de gouverner les autres. On ne peut le lui reprocher que s'il néglige ce service qui lui incomberait, ou il refusait obstinément l'ordre de l'accepter. Ce qui fait dire à S. Augustin: " L'amour de la vérité recherche le saint loisir; la nécessité de la charité se soumet au juste labeur. Si personne ne nous impose ce fardeau, que l'on vaque à l'étude et à la contemplation. S'il est imposé, qu'on s'y soumette par nécessité de charité. " 4. Voici la réponse de S. Grégoire: " Isaïe, qui voulut être envoyé s'était vu purifier au préalable par le feu de l'autel. Car il importe que nul n'ose, sans purification préalable, se mêler des ministères sacrés. Et comme il est très difficile de s'assurer qu'on a été purifié, il est plus sûr de décliner l'office de la prédication. " ARTICLE 2: Est-il permis de refuser absolument l'épiscopat? Objections: 1. Il semble que oui. Car, selon S. Grégoire, " Isaïe, désireux de se rendre utile au prochain dans la vie active, aspire à l'office de la prédication, tandis que Jérémie désirant s'attacher étroitement à l'amour du Créateur par la vie contemplative refuse d'être envoyé prêcher. " Or nul ne pèche en refusant d'abandonner un bien meilleur pour s'attacher à un bien moindre. Donc, puisque l'amour de Dieu l'emporte sur l'amour du prochain, et la vie contemplative sur la vie active, comme en l'a dit précédemment. celui qui refuse obstinément l'épiscopat semble bien ne pas pécher. 2. S. Grégoire dit encore: " Il est très difficile à quelqu'un d'avoir l'assurance qu'il a été purifié. Et nul ne doit, s'il ne l'a été, se mêler des ministères sacrés. " Donc, si quelqu'un n'a pas cette assurance, il ne doit à aucun prix accepter l'épiscopat qu'on voudrait lui imposer. 3. S. Jérôme dit de S. Marc qu'il " se coupa, assure-t-on, le pouce, alors qu'il avait déjà embrassé la foi, pour se rendre inapte au sacerdoce ". D'autres s'obligent par voeu à ne jamais accepter l'épiscopat. Or, mettre obstacle à quelque chose ou s'y refuser absolument, c'est tout un. Il apparaît donc qu'on peut sans péché récuser absolument l'épiscopat. En sens contraire, S. Augustin a écrit: " S'il arrive que la mère Église désire votre secours, vous ne devez pas accueillir sa demande avec un présomptueux empressement, ni la refuser par amour de la


tranquillité. " Et il ajoute: " Ne mettez pas votre repos au-dessus des besoins de l'Église. Si nul d'entre les bons ne consentait à l'assister dans son enfantement, vous-mêmes auriez été bien empêchés de naître. " Réponse: Deux points sont à considérer dans l'élévation à l'épiscopat. 1° Ce qu'il convient de désirer spontanément. 2° Ce qu'il convient d'accorder à la volonté d'autrui. Pour ce qui regarde le désir personnel, il convient de s'appliquer principalement à son propre salut, tandis que veiller au salut d'autrui, cela dépend des dispositions prises par l'autorité, on l'a montré plus haut. S'employer de soimême à obtenir d'être préposé au gouvernement des autres, et refuser obstinément ce gouvernement en dépit de l'ordre des supérieurs, c'est donc pareillement faire preuve de volonté déréglée. Ce dernier refus s'oppose en premier lieu à la charité envers le prochain, pour le bien duquel on doit consentir à s'exposer soi-même en temps et lieu. D'où la parole de S. Augustin: " C'est le devoir de la charité qui fait accepter le travail légitime. " Elle s'oppose, en second lieu, à l'humilité, qui fait qu'on se soumet aux ordres des supérieurs. Aussi S. Grégoire a-t-il dit: " L'humilité est vraie devant Dieu lorsqu'elle ne s'obstine pas à rejeter ce que l'on nous commande d'accepter pour le bien général. " Solutions: 1. A parler simplement et absolument, la vie contemplative l'emporte sur la vie active, et l'amour de Dieu sur celui du prochain. Mais d'un autre point de vue, le bien commun l'emporte sur le bien particulier. D'où la parole de S. Augustin: " Ne mettez pas votre repos au-dessus des besoins de l'Église. " D'autant plus que cela aussi intéresse l'amour de Dieu: prendre soin, comme pasteur, des brebis du Christ. Aussi, sur ce texte en S. Jean (21, 17): " Sois le pasteur de mes brebis " S. Augustin nous dit: " Que ce soit un service d'amour de paître le troupeau du Seigneur, comme ce fut un témoignage de crainte de renier le pasteur. " En outre, les prélats ne sont pas transférés dans la vie active pour devoir abandonner la vie contemplative. C'est ce que dit S. Augustin: " Si le fardeau de l'office pastoral nous est mis sur les épaules, ce n'est pas une raison pour abandonner la délectation de la vérité " qu'on trouve dans la contemplation. 2. Nul n'est obligé d'obéir au prélat qui lui commande une action illicite, comme nous l'avons montré à propos de l'obéissance. Il peut arriver que celui auquel on veut imposer l'office de prélature sente en lui quelque chose qui lui interdit de l'accepter. Parfois cet obstacle peut être écarté par celui auquel on veut imposer la charge pastorale, par exemple, s'il a une volonté de pécher, qu'il peut abandonner. C'est pourquoi il n'est pas excusé de l'obligation finale d'obéir au prélat qui lui commande. D'autre fois, cet obstacle qui lui interdit d'accepter l'office pastoral, il ne peut l'écarter lui-même, mais bien le prélat qui lui commande, par exemple s'il était irrégulier ou excommunié. Il doit alors révéler son état au prélat qui lui commande, et si ce dernier juge bon de lever l'empêchement, il n'a plus qu'à obéir humblement. A Moïse qui venait de dire (Ex 4, 10. 12): " je ne suis pas éloquent, ni d'hier, ni d'avanthier ", le Seigneur répondit: " je serai dans ta bouche et je t'enseignerai ce que tu devras dire. " Mais parfois l'obstacle ne peut être écarté ni par le prélat qui commande ni par celui auquel il commande, par exemple si l'archevêque n'a pas le pouvoir de dispenser d'une irrégularité. Dans ce cas l'inférieur n'est pas tenu de lui obéir et de recevoir l'épiscopat ou même les ordres sacrés, s'il est irrégulier. 3. L'acceptation de l'épiscopat n'est pas en elle-même nécessaire au salut. Mais elle peut le devenir du fait qu'un supérieur commande. Aux choses qui sont nécessaires au salut dans ce sens spécial, il est licite de mettre obstacle tant qu'il n'y a pas de précepte. Autrement, il faudrait dire par exemple, qu'il est interdit de se remarier pour ne pas se rendre inapte à l'épiscopat ou aux ordres sacrés. Mais faire obstacle n'est pas permis quand il s'agit de choses qui, par elles-mêmes, sont nécessaires au salut. Cette distinction permet de comprendre que S. Marc n'a pas agi contre le commandement en se coupant le pouce. Encore doit-on croire qu'il l'a fait par une impulsion du Saint-Esprit, sans laquelle il n'est permis à personne de se mutiler. Quant à celui qui fait le voeu de ne pas recevoir l'épiscopat, de deux choses l'une. Ou bien il entend s'obliger à ne pas l'accepter, même par obéissance aux supérieurs, et alors son voeu est illicite. Ou bien il entend s'obliger, pour autant que cela dépend de lui, à ne pas rechercher ni même accepter


l'épiscopat, sauf en cas de nécessité. Alors son voeu est licite, car il s'engage à faire ce qu'il convient à l'homme de faire. ARTICLE 3: Faut-il élire le meilleur pour l'épiscopat? Objections: 1. Il semble bien qu'il doive être meilleur que les autres. Sur le point de confier l'office pastoral à S. Pierre, le Seigneur lui demanda s'il l'aimait plus que les autres. Or c'est le fait d'aimer Dieu davantage qui rend l'homme meilleur. 2. Le pape Symmaque a écrit: " Celui qui l'emporte par la dignité doit être tenu pour très vil s'il ne l'emporte en même temps par la science et la sainteté. " Or le meilleur est celui qui l'emporte par la science et la sainteté. Donc nul ne doit être promu à l'épiscopat s'il n'est meilleur que les autres. 3. En tout ordre de choses, le moindre est régi par le plus grand. C'est ainsi que les êtres corporels sont régis par les spirituels, et les corps inférieurs par les supérieurs, remarque S. Augustin. Mais l'évêque est établi pour gouverner les autres. Il doit donc être meilleur qu'eux. En sens contraire, une décrétale porte qu'il suffit de choisir un bon candidat, sans qu'il soit nécessaire de choisir le meilleur. Réponse: Au sujet de l'élévation à l'épiscopat, il faut envisager d'une part le sujet, d'autre part l'auteur de cette élévation. Chez celui-ci, qui nomme par élection ou par provision, il est requis qu'il soit fidèle dans l'attribution des ministères divins. Or ceux-ci doivent être dispensés pour l'utilité de l'Église, selon S. Paul (1 Co 14, 12): " Recherchez les dons spirituels en abondance pour édifier l'Église. " Les ministères divins ne sont pas confiés aux hommes comme une récompense; ils ne doivent attendre celle-ci que de la vie future. C'est pourquoi celui qui doit choisir ou pourvoir à la nomination d'un évêque n'est pas tenu de choisir le meilleur absolument, c'est-à-dire au plan de la charité, mais le meilleur pour le gouvernement de l'Église, c'est-à-dire qu'il puisse l'organiser, la défendre et la gouverner pacifiquement. C'est pourquoi S. Jérôme a fait ce reproche à certains: " Ils ne cherchent pas à ériger comme des colonnes de l'Église ceux qu'ils savent les plus capables de la servir, mais ceux qu'ils aiment davantage, qui les ont conquis ou charmés par leurs assiduités, ou qui leur ont été recommandés par de hauts personnages, ou enfin, pour ne rien dire de pire, qui ont sollicité par des présents d'entrer dans le clergé. " Cette conduite relève de l'acception des personnes qui, en ces matières, est un péché grave. Aussi, sur ce mot de S. Jacques (2, 1): " Mes frères, ne faites pas acception des personnes ", la Glose dit-elle: " Si nous rapportons aux dignités ecclésiastiques cette différence entre être assis ou debout, il ne faut pas croire que ce soit une faute légère de faire acception des personnes lorsqu'il s'agit de confier le soin de la gloire de Dieu. Qui pourrait souffrir de voir choisir un riche pour occuper dans l'Église le siège d'honneur à l'exclusion d'un pauvre plus instruit et plus saint? " Du côté de celui qui est élevé à l'épiscopat, il n'est pas requis qu'il s'estime meilleur que les autres. De sa part, ce serait de l'orgueil et de la présomption. Il suffit qu'il ne découvre rien en lui qui rende illicite l'acceptation de l'office épiscopal. Aussi, bien que le Seigneur eût demandé à Pierre s'il l'aimait plus que les autres, celui-ci, dans sa réponse, ne se mit pas au-dessus d'eux mais se contenta d'affirmer simplement qu'il l'aimait. Solutions: 1. Le Seigneur savait que Pierre, par sa grâce, était capable pour tout le reste de gouverner l'Église. Il l'interroge donc sur son plus grand amour pour montrer que, s'il se trouve un homme propre, par ailleurs, au gouvernement de l'Église, l'excellence de l'amour divin est ce qu'il faut rechercher surtout en lui. 2. Cette parole doit s'interpréter du zèle de celui qui est établi en dignité. Car il doit faire son possible pour se comporter de manière à surpasser les autres en science et en sainteté. Ce qui fait dire à S.


Grégoire: " La conduite de l'évêque doit surpasser celle du peuple dans la mesure où la vie du pasteur diffère de celle du troupeau. " Mais il n'y a pas lieu de lui faire grief de ce que, avant d'être élevé à l'épiscopat, il n'avait rien de plus que les autres, et de le tenir à cause de cela pour méprisable. 3. " Il y a diverses sortes de dons spirituels, de ministères et d'opérations ", dit S. Paul (1 Co 12, 4). Rien n'empêche donc quelqu'un d'être plus apte à l'office de gouverner, sans exceller dans la grâce de la sainteté. Il en est autrement dans le gouvernement de l'ordre naturel, où ce qui est supérieur par sa nature est par cela même plus apte à diriger ses inférieurs. ARTICLE 4: L'évêque peut-il entrer en religion? Objections: 1. Il semble qu'il n'ait pas le droit d'abandonner sa charge épiscopale pour passer à la vie religieuse. Car il n'est permis à personne de passer à un état inférieur; c'est regarder en arrière, ce que le Seigneur a condamné (Lc 9, 62): " Celui qui met la main à la charrue puis regarde en arrière, n'est pas propre au royaume de Dieu. " Or nous avons dit que l'état épiscopal est supérieur à l'état religieux. Passer de l'état épiscopal à l'état religieux n'est donc pas plus licite que de quitter l'état religieux pour revenir au siècle. 2. L'ordre de la grâce est plus harmonieux que celui de la nature. Or, dans l'ordre naturel, le même être n'est pas mû dans des directions opposées. Il est impossible que la pierre, dont c'est la nature d'être attirée en bas soit par sa nature encore attirée en haut. Or, dans l'ordre de la grâce, il est permis de passer de l'état religieux à l'état épiscopal. Il n'est donc pas permis, à l'inverse, de quitter l'état épiscopal pour revenir à l'état religieux. 3. Il ne doit rien y avoir d'inutile dans les oeuvres de la grâce. Mais celui qui a été promu à l'épiscopat conserve toujours le pouvoir spirituel de conférer les ordres et d'accomplir les autres actes qui appartiennent à l'office épiscopal; pouvoir qui semble demeurer inutile chez celui qui renonce à la charge épiscopale. Donc il apparaît que l'évêque n'a pas le droit d'abandonner la charge épiscopale pour entrer en religion. En sens contraire, nul ne peut être contraint à ce qui est illicite en soi. Or ceux qui demandent à se retirer de la charge épiscopale s'y voient contraindre, d'après une décrétale. Donc il n'est pas illicite d'abandonner la charge épiscopale. Réponse: La perfection de l'office épiscopal consiste en ce qu'un homme s'oblige, par amour pour Dieu, à se consacrer au salut du prochain. Aussi est-il obligé de conserver la charge épiscopale aussi longtemps qu'il lui est possible de contribuer au salut de ses sujets. Il ne doit pas négliger ce salut, même pour jouir du repos de la contemplation divine, puisque S. Paul supportait avec patience le retard de la contemplation bienheureuse pour le bien de ceux qui lui étaient confiés. Il écrivait (Ph 1, 22): " J'hésite à faire un choix. je me sens pris dans cette alternative: d'une part, j'ai le désir de m'en aller et d'être avec le Christ, ce qui serait, et de beaucoup, bien préférable; mais de l'autre, demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien. Et cela me persuade: je sais que je vais rester. " Il ne doit pas davantage s'en aller par souci d'éviter des difficultés ou d'obtenir des profits, car il est dit (Jn 10, 11): " Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. " Mais il peut arriver qu’un évêque se trouve empêché de procurer le salut de ses sujets. Pour des raisons très diverses. Celle, par exemple, d'un défaut personnel, de l'ordre de la conscience, s'il est homicide ou simoniaque; ou de l'ordre corporel, s'il est vieux ou infirme; ou de l'ordre intellectuel, s'il n'a pas la science voulue pour gouverner; ou de l'ordre des irrégularités canoniques, par exemple s'il a été marié deux fois. Cela peut venir aussi, chez ses sujets, d'une déficience qu'il ne peut surmonter. Ce qui fait dire à S. Grégoire: " Il faut supporter patiemment les méchants là où se trouve un certain nombre de bons auxquels on puisse rendre service. Mais là où, faute de bons, le fruit manque complètement, le mal que l'on se donne pour les mauvais devient superflu. Souvent il arrive aux âmes


les plus parfaites que, voyant l'inutilité de leur labeur, elles émigrent ailleurs pour travailler avec fruit. " Enfin ces obstacles peuvent venir de tierces personnes, lorsque par exemple telle promotion à l'épiscopat est un sujet de grave scandale. Comme dit S. Paul (1 Co 8, 13): " Si l'aliment que je prends scandalise mon frère, je ne mangerai plus jamais de viande. " Encore faut-il que ce scandale ne vienne pas de gens malintentionnés qui veulent détruire la foi ou la justice de l'Église. Pour ce scandale-là, on ne doit pas abandonner la charge pastorale, selon cette parole concernant ceux que scandalisait l'enseignement du Christ (Mt 15, 14): " Laissez-les, ce sont des aveugles conducteurs d'aveugles. " Il faut cependant, pour abandonner la charge du gouvernement qu'on a assumée, même avec les motifs qu'on vient de dire, avoir la permission des supérieurs par l'autorité desquels on l'avait reçue. C'est pourquoi Innocent III a dit: " Il se peut que tu aies des ailes et qu'elles veuillent t'emporter dans la solitude. Elles sont liées par les préceptes, et tu n'as pas le droit de t'envoler sans notre permission. " En effet, il appartient au pape seul de dispenser de ce voeu perpétuel par lequel l'évêque s'est obligé à prendre soin de ses sujets lorsqu'il a reçu l'épiscopat. Solutions: 1. La perfection des religieux et celle des évêques ne s'apprécient pas du même point de vue. La perfection de la vie religieuse tient à l'application de chacun à son propre salut. La perfection de l'état épiscopal tient au soin du salut d'autrui. Donc, aussi longtemps que l'évêque peut procurer efficacement le salut du prochain, il rétrograderait s'il entrait en religion pour y vaquer uniquement à son propre salut, lui qui s'est obligé à assurer tout ensemble son salut personnel et celui des autres. C'est pourquoi le même Innocent III écrit dans la même décrétale: " Il est plus facile d'accorder à un moine la permission de s'élever à l'épiscopat qu'à un évêque celle de descendre à la vie monastique. Cependant, s'il lui est impossible de procurer le salut des autres, il convient qu'il s'applique au sien propre. " 2. L'homme ne saurait abandonner, pour quelque obstacle que ce soit, la recherche de son propre salut, qui appartient à l'état religieux. Au contraire, il peut y avoir des obstacles à procurer le salut des autres. C'est pourquoi le moine peut être élevé à l'épiscopat, où il peut aussi pourvoir à son propre salut. De même, l'évêque a le droit d'entrer en religion, s'il surgit quelque obstacle qui l'empêche de procurer le salut du prochain. Cet obstacle disparaissant, il peut être rétabli dans la charge épiscopale, s'il arrive par exemple que ses sujets reviennent à de meilleurs sentiments ou que le scandale s'apaise, ou qu'il ait lui-même rétabli sa santé ou remédié à son ignorance par l'acquisition de la science suffisante. Ou encore si, promu à son insu à la suite de manoeuvres simoniaques, il a démissionné pour entrer en religion, il peut à nouveau être nommé à un autre évêché. Mais lorsqu'un évêque a été déposé en punition d'une faute, et relégué dans un monastère pour y faire pénitence, il ne peut être rétabli dans sa charge. On lit donc dans les Décrets: " Le saint Synode ordonne, si quelqu'un est descendu de la dignité pontificale à la vie monastique et au régime de la pénitence, qu'il ne soit plus jamais promu au pontificat. " 3. Même dans le domaine naturel, il arrive qu'une puissance demeure sans pouvoir passer à l'acte à cause d'un obstacle. L'oeil malade, par exemple, se trouve empêché de voir. Il n'y a donc rien d'anormal à ce que, par suite d'un obstacle survenu, la puissance épiscopale demeure sans passer à l'acte. ARTICLE 5: Est-il permis à l'évêque d'abandonner physiquement ses sujets? Objections: 1. Il ne semble pas que l'évêque puisse s'autoriser de la persécution pour s'éloigner de son troupeau, car le Seigneur a dit (Jn 10, 12): " C'est un mercenaire et non pas un vrai pasteur, celui qui abandonne les brebis et s'enfuit quand il voit venir le loup. " Or, dit S. Grégoire, le loup vient sur les brebis lorsqu'un homme injuste et ravisseur opprime les fidèles et les humbles. " Donc, si l'évêque s'éloigne du troupeau qui lui est confié à cause des persécutions de quelque tyran, il semble bien être un mercenaire et non un pasteur. "


2. Il est écrit (Pr 6, 1 Vg): " Mon fils, si tu as cautionné un ami, tu as engagé ta main à un étranger. " Et plus loin: " Cours, hâte-toi, et dégage ton ami. " Ce que S. Grégoire commente ainsi: " Cautionner son ami, c'est venir en aide à l'âme en danger. Celui qui est préposé aux autres pour que sa vie leur serve d'exemple doit non seulement veiller lui-même, mais porter secours à son ami. " Or l'évêque ne le peut pas s'il s'éloigne de son troupeau. Il semble donc que l'évêque n'ait pas le droit, pour cause de persécution, d'abandonner physiquement son troupeau. 3. La perfection de l'état épiscopal comporte l'obligation de prendre soin du prochain. Mais celui qui a fait profession de l'état de perfection ne peut abandonner entièrement ce qui touche à la perfection. Il semble donc que l'évêque ne puisse se soustraire physiquement à l'exercice de sa charge sinon, le cas échéant, pour vaquer aux oeuvres de perfection dans un monastère. En sens contraire, le Seigneur a prescrit aux Apôtres dont les évêques sont les successeurs: " Si l'on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre " (Mt 10, 23). Réponse: En toute obligation, il faut considérer principalement quelle en est la fin. Or les évêques s'obligent à remplir la charge pastorale pour le salut de leurs sujets. C'est pourquoi, toutes les fois où le salut du troupeau exige la présence personnelle du pasteur, celui-ci n'a pas le droit de s'éloigner de son troupeau, ni pour un avantage temporel, ni à cause de l'imminence d'un danger personnel, puisque le bon pasteur est tenu de donner sa vie pour ses brebis. S'il est possible de pourvoir suffisamment par un autre au salut du troupeau, en l'absence du pasteur, c'est différent. Dans ce cas, il est permis au pasteur de s'éloigner de son troupeau, soit pour procurer à l’Église quelque avantage, soit pour échapper à quelque danger personnel. Aussi S. Augustin a-t-il écrit: " Que les serviteurs du Christ fuient de ville en ville, lorsque l'un d'entre eux est spécialement recherché par les persécuteurs, de façon néanmoins que ceux qui ne font pas l'objet de recherches aussi particulières n'abandonnent pas l'Église. Lorsque le danger est général, ceux qui ont besoin des autres ne doivent pas être abandonnés par les personnes dont ils ont besoin. " - " Si c'est de la part du pilote une conduite blâmable d'abandonner son bateau par beau temps, combien plus dans la tempête ", écrit le pape Nicolas Ier Solutions: 1. Il agit comme un mercenaire, celui qui met son avantage temporel ou même sa vie corporelle au-dessus du salut du prochain. C'est la pensée de S. Grégoire. " Il ne peut tenir bon quand les brebis sont en danger, celui qui leur commande sans les aimer mais par recherche d'un gain terrestre. Il craint, en s'opposant au danger, de perdre ce qu'il aime. " Mais celui qui se dérobe au péril sans dommage pour le troupeau ne fuit pas comme un mercenaire. 2. Il suffit pour celui qui cautionne autrui, qu'il remplisse ses engagements par un autre, s'il ne peut le faire lui-même. Aussi le prélat qui se trouve empêché de pourvoir lui-même au soin de ses sujets, satisfait-il à ses engagements s'il y pourvoit par un autre. 3. Celui qui est élevé à l'épiscopat assume l'état de perfection suivant une certaine forme. Si cette forme lui devient impossible, il n'est pas tenu d'en embrasser une autre, en ce sens qu'il soit obligé d'entrer en religion. Il est cependant de son devoir de conserver l'intention de s'employer au salut du prochain, si l'occasion lui en est offerte et que la nécessité l'exige. ARTICLE 6: Est-il permis à l'évêque de posséder quelque chose en propre? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21): " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres; puis viens et suis-moi. " Il en ressort que la pauvreté volontaire est requise pour la perfection. Or les évêques sont élevés à l'état de perfection. Il semble donc qu'ils ne puissent rien posséder en propre. , 2. Les évêques tiennent dans l’Église la place des Apôtres, dit la Glose sur Luc (10). Or le Seigneur commande aux Apôtres de ne rien avoir en propre (Mt 10, 9): " Ne possédez ni or, ni argent, ni


monnaie dans vos ceintures. " Ce qui fait dire à S. Pierre, parlant en son nom et en celui des autres Apôtres (Mt 19, 27): " Voici que nous avons tout abandonné et que nous t'avons suivi. " Il semble que les évêques soient tenus d'observer ce commandement et de ne rien posséder à titre personnel. 3. S. Jérôme parle dans le même sens: " Le mot grec klèros a pour équivalent latin sers, c'est-à-dire lot. Le nom de "clercs" signifie que ceux qui le portent forment le lot du Seigneur, ou bien que le Seigneur en leur lot ou leur part. Or celui dont le Seigneur est la part d'héritage ne peut rien avoir en dehors du Seigneur. S'il possède de l'or, de l'argent, de biens, un abondant mobilier, le Seigneur ne se prête pas à faire figure de lot surajouté à tous ses lots. " Donc, semble-t-il, les évêques et même les clercs sont obligés de renoncer à avoir des biens propres. En sens contraire, il est dit dans les Décrets: " L'évêque laissera à ses héritiers quelque chose de ses biens patrimoniaux ou acquis, ou des biens quelconques qu'il possède à titre personnel. " Réponse: Nul n'est tenu, à moins de s'y être engagé par un voeu spécial, aux oeuvres de surérogation. C'est la doctrine de S. Augustin: " Tu as fait voeu, tu es donc lié, et il ne t'est pas loisible d'agir autrement. Avant d'avoir fait voeu, tu avais la liberté d'être moins parfait. " Or il est manifeste que ne rien avoir en propre est une oeuvre surérogatoire; ce n'est pas matière de précepte, mais de conseil. C'est seulement après avoir dit au jeune homme (Mt 19, 17): " Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements ", que le Seigneur poursuivit, ajoutant quelque chose à ce qu'il venait de prescrire: " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. " Or les évêques ne s'obligent pas, dans leur ordination, à vivre sans avoir rien en propre. En outre, ce n'est pas exigé par cet office pastoral auquel ils s'obligent. Les évêques ne sont donc pas tenus à ne rien posséder en propre. Solutions: 1. La perfection de la vie chrétienne, nous l'avons déjà fait observera, ne consiste pas essentiellement dans la pauvreté volontaire. La pauvreté volontaire est un simple instrument pour acquérir la perfection. On ne doit donc pas croire que la perfection s'accroît à proportion que la pauvreté est plus absolue. Bien plus, la souveraine perfection est compatible avec l'opulence. Il fut dit à Abraham (Gn 17, 1): " Marche en ma présence et sois parfait. " Et cependant il est écrit qu'il était riche. 2. Ces paroles du Seigneur peuvent recevoir trois interprétations. La première est d'ordre mystique: ne posséder ni or ni argent, cela veut dire que les prédicateurs ne doivent pas s'appuyer principalement sur la sagesse et l'éloquence séculières. C'est l'explication de S. Jérôme. En voici une deuxième, qui est de S. Augustin. Ce n'est pas un ordre que le Seigneur donne là, mais plutôt une permission. Il leur permet de s'en aller en prédication sans prendre d'or ou d'argent, ni aucun moyen de subsistance. Il sera pourvu à leurs besoins par les personnes auxquelles ils prêcheront. Aussi ajoute-t-il: " L'ouvrier mérite sa nourriture. " Si bien cependant que, si quelqu'un pourvoit lui-même à sa subsistance tandis qu'il prêche l’Évangile, il fait en cela oeuvre de surérogation. Ainsi se comportait S. Paul d'après ses propres dires (1 Co 9, 12. 15). La troisième explication a été proposée par S. Jean Chrysostome. Les instructions du Seigneur visaient leur mission particulière de prêcher aux Juifs; elles devaient les exercer à avoir confiance en leur Maître qui pourvoirait à tous leurs besoins sans qu'ils aient rien à débourser. Ni eux-mêmes ni leurs successeurs ne se trouvaient obligés pour autant de prêcher l'Évangile sans aucune ressource. Nous lisons de S. Paul lui-même (2 Co 11, 8) qu'il recevait une subvention d'autres Églises pour pouvoir prêcher aux Corinthiens; on voit ainsi qu'il possédait des ressources envoyées par d'autres. D'ailleurs c'est une folie de penser que tant de saints pontifes, Athanase, Ambroise, Augustin auraient transgressé ces préceptes du Seigneur, s'ils avaient cru y être obligés.


3. La partie est toujours moindre que le tout. Donc, celui dont le zèle pour les intérêts de Dieu diminue parce qu'il s'attache à ceux du monde, celui-là n'a plus Dieu pour seul partage. Ni les évêques ni les clercs ne doivent rien posséder en propre de telle manière qu'en se souciant de leurs possessions, ils négligent le culte divin. ARTICLE 7: L'évêque pèche-t-il mortellement en ne distribuant pas aux pauvres les biens de l’Église? Objections 1. Il semble bien. Sur cette parole (Lc 12,16) " Le domaine d'un homme riche produisit des fruits abondants ", S. Ambroise écrit: " Que personne ne s'approprie ce qui est le bien de tous. C'est violence de s'attribuer plus de biens qu'il n'en faut pour vivre. " Et plus loin: " C'est un crime égal de prendre à quelqu'un ce qui lui appartient et, lorsqu'on le peut et qu'on est dans l'abondance, de refuser aux indigents. " Mais prendre de force le bien d'autrui est péché mortel. Donc les évêques pèchent mortellement en ne donnant pas aux pauvres leur superflu. 2. Sur le texte d'Isaïe (3, 14): " Le butin fait sur les pauvres est dans votre maison ", la Glose de S. Jérôme porte que les biens d'Église sont les biens des pauvres. Mais quiconque s'approprie le bien d'autrui ou le donne à d'autres pèche mortellement et est tenu à restitution. Donc, si les évêques gardent pour eux ou donnent à leurs parents et amis le superflu des biens ecclésiastiques, il apparaît qu'ils sont tenus à restitution. 3. User des biens de l'Église pour pourvoir à ses nécessités est beaucoup plus normal que de se constituer une réserve avec le superflu. Or S. Jérôme écrit: " Les clercs dont les parents et les proches n'assurent pas la subsistance peuvent vivre des subsides de l'Église. Quant à ceux qui peuvent vivre de leur patrimoine, ils commettent un sacrilège s'ils acceptent ce qui appartient aux pauvres. " S. Paul s'exprime de même (1 Tm 5, 16): " Si quelque fidèle a des veuves (dans sa parenté), qu'il pourvoie à leurs besoins et qu'elles ne soient pas à la charge de l'Église, afin que celle-ci puisse assister celles qui sont réellement veuves. " Donc, et à beaucoup plus forte raison, les évêques pèchent mortellement s'ils ne font pas bénéficier les pauvres des biens ecclésiastiques qu'ils ont en trop. En sens contraire, beaucoup d'évêques ne distribuent pas aux pauvres le superflu des revenus ecclésiastiques. Ils les emploient à accroître les ressources de l'Église, ce qui semble' louable. Réponse: Il faut distinguer entre les biens personnels que les évêques peuvent posséder, et les biens ecclésiastiques. A l'égard de leurs biens personnels, les évêques sont de vrais propriétaires. Dans ces conditions, ils ne sont pas obligés de les donner à d'autres. Ils peuvent soit les conserver, soit les distribuer à leur guise. Ils peuvent cependant pécher dans l'usage qu'ils en font, soit par attache excessive en se réservant plus qu'il ne leur faut, soit en ne subvenant pas aux besoins d'autrui selon que l'exige la dette de la charité. Toutefois, ils ne sont pas tenus à restitution, car ils ont sur ces biens un vrai droit de propriété. Mais à l'égard des biens ecclésiastiques, ils ne sont que des dispensateurs ou des administrateurs. S. Augustin écrit en effet: " Si nous avons des biens personnels qui nous suffisent, ces autres biens ne sont pas à nous, mais aux personnes de qui nous avons reçu procuration. N'allons pas, par une damnable usurpation, en revendiquer la propriété. " Or, pour remplir l'office de dispensateur la bonne foi est nécessaire, selon S. Paul (1 Co 4, 2): " Au bout du compte ce qu'on demande à des dispensateurs c'est d'être fidèles. " Mais les biens ecclésiastiques sont destinés non seulement à soulager les pauvres, mais encore à assurer l'exercice du culte divin et à subvenir aux besoins des ministres. Les Décrets sont explicites: " Sur les revenus de l'Église et les oblations des fidèles, une seule part revient à l'évêque; deux autres doivent être attribuées par le prêtre, sous peine de déposition, aux fonds d'entretien de l'Église et à la caisse destinée à alimenter les aumônes; la dernière sera répartie entre les clercs, qui recevront chacun ce qui lui revient. " Si les biens destinés à l'évêque sont


distincts de ceux qui doivent être employés au bénéfice des pauvres ou à l'entretien des ministres et du culte divin, l'évêque qui s'approprierait quelque chose des biens destinés aux pauvres, aux ministres ou au culte agirait, sans le moindre doute, contre la fidélité qui s'impose à un dispensateur. Il pécherait mortellement et serait tenu à restitution. Quant aux biens réservés à son usage, ils sont assimilables aux biens propres. L'évêque pèche par attachement et usage immodéré, s'il en conserve plus qu'il ne lui en faut et si il n'assiste pas autrui comme la charité l'y oblige. Si les biens dont il vient d'être parlé ne sont pas distincts, leur distribution est remise à sa fidélité. S'il s'écarte de la règle en plus ou en moins mais de peu, sa bonne foi peut n'être pas en cause. Car en ces sortes de choses il est difficile à l'homme d'atteindre une précision mathématique. Si, au contraire, c'est de beaucoup, il est impossible qu'il ne s'en aperçoive pas. Dans ce cas, la bonne foi est difficile à admettre, et le péché mortel apparaît. En effet, il est écrit (Mt 24, 48): " Si le mauvais serviteur se dit -. "Mon maître tarde à venir" (ici perce le mépris du jugement de Dieu), et s'il se met à battre ses compagnons (ce qui est le fait de l'orgueil) puis à faire bonne chère avec des ivrognes (à quoi l'on reconnaît la luxure) le maître de ce serviteur viendra au jour qu'il ne l'attend pas, il le séparera" de la société des bons, " et il lui assignera sa place parmi les hypocrites " (c'est-à-dire en enfer). Solutions: 1. Cette parole de S. Ambroise ne doit pas être appliquée seulement à la dispensation de biens ecclésiastiques, mais à celle de tous les bien sur lesquels on est tenu, par dette de charité, secourir ceux qui sont dans le besoin. Mais il est impossible de déterminer les cas où l'on se trouve en présence d'une nécessité obligeant sous peint de péché mortel. Pas plus qu'on ne peut déterminer les circonstances particulières où les actes humains sont susceptibles de se présenter. Cette détermination est laissée à la prudence humaine 2. Les biens ecclésiastiques, nous venons de le dire, ne sont pas destinés seulement à secourir les pauvres, mais à d'autres usages encore. C'est pourquoi si, des biens destinés à l'usage d'un évêque ou d'un clerc, l'intéressé juge bon de réserver quelque chose pour le donner à ses parents ou à d'autres, il ne pèche pas. A la condition qu'il le fasse avec modération, c’est-à-dire pour subvenir à leurs besoins, et non pour les enrichir. D'où la parole de S. Ambroise: " C'est une libéralité digne d'approbation, si tu vois tes proches dans le besoin, de ne pas t'en désintéresser. Il en serait autrement s'ils prétendaient s'enrichir avec ce que tu peux donner aux indigents. " 3. La totalité des biens ecclésiastiques n'a pas à être donnée aux pauvres, sauf le cas de nécessité où, pour le rachat des captifs et les autres besoins des pauvres, on peut, d'après S. Ambroise, aller jusqu'à vendre les vases sacrés. Dans une pareille nécessité, le clerc pécherait si, ayant des 'biens patrimoniaux, il voulait vivre sur ceux de l’Église. 4. Les biens de l'Église doivent pourvoir aux besoins réels des pauvres. Si donc, sans aucune nécessité de les assister, on emploie le superflu des revenus ecclésiastiques à acheter des biens, ou si on les met en réserve pour les besoins à venir de l'Église et des pauvres, cette conduite est louable. Mais s'il était urgent d'assister les pauvres, ce serait un soin superflu et déréglé, que le Seigneur condamne lorsqu'il dit (Mt 6, 34) - " Ne vous préoccupez pas du lendemains. " ARTICLE 8: Les religieux élevés à l'épiscopat sont-ils tenus aux observances régulières? Objections: 1. Il semble que non, d'après les Décrets. " L'élection canonique affranchit le moine du joug de la règle monastique; et l'ordination sacrée fait du moine un évêque. " Or les observances régulières font partie du joug de la règle. Les religieux élevés à l'épiscopat ne sont donc plus tenus aux observances régulières. 2. Celui qui s'élève d'un rang inférieur à un rang supérieur ne semble plus tenu aux obligations du rang inférieur, comme nous avons dit que le religieux n'est pas tenu d'observer les voeux qu'il avait pu faire dans le siècle. Mais le religieux promu à l'épiscopat s'élève à un rang supérieur; cela résulte de ce que


nous avons dit plus haut. Il semble donc que l'évêque ne soit plus obligé aux observances de l'état religieux. 3. Il semble que les deux principales obligations du religieux soient l'obéissance et la renonciation aux biens propres. Or les religieux promus à l'épiscopat ne sont plus tenus d'obéir à leurs prélats réguliers leur étant devenus supérieurs. Ils ne sont pas non plus astreints à la pauvreté. Les Décrets cités plus haut le disent clairement: " Le moine dont l'ordination a fait un évêque a le droit de revendiquer la succession paternelle en qualité de légitime héritier. " De plus, il arrive qu'on leur accorde le droit de tester. Ils sont donc à plus forte raison dégagés de l'obligation de pratiquer les autres observances régulières. En sens contraire, nous lisons dans les Décrets: " Au sujet des moines qui, après avoir longtemps vécu dans les monastères, se trouvent promus aux ordres de la cléricature, nous statuons qu'ils ne doivent pas abandonner leur premier propos. " Réponse: L'état religieux, avons-nous dit, se rattache à la perfection au sens d'une voie par laquelle on tend à la perfection; l'état épiscopal, lui, est un état de perfection, comme étant un magistère de perfection. L'état religieux est donc à l'égard de l'état épiscopal ce qu'est l'état de disciple à l'égard de celui de maître: ce qu'est la disposition par rapport à la perfection proprement dite. Or la disposition ne disparaît pas lorsque survient la perfection, sauf ce qui dans la disposition pourrait être incompatible avec la perfection. Mais, pour ce qui s'harmonise avec celle-ci, la disposition se trouve plutôt confirmée. Le disciple devenu maître n'a plus à être auditeur, mais il lui convient de lire et de méditer, et même plus qu'auparavant. On doit dire pareillement que, s'il se trouve dans la vie religieuse des observances qui ne sont pas incompatibles avec la fonction pontificale, et qui contribuent plutôt à sauvegarder la perfection, comme la continence, la pauvreté, etc., le religieux, même promu à l'épiscopat, y demeure obligé. Donc aussi à porter l'habit religieux, qui est le signe de son obligation. Mais si, parmi les observances régulières, il s'en trouve qui soient incompatibles avec la fonction de pontife, comme la solitude, le silence, certaines abstinences ou veilles pénibles, qui le rendraient physiquement incapable d'exercer sa charge, le religieux promu à l'épiscopat n'est pas tenu de les pratiquer. Cependant, pour ce qui regarde les autres observances, il peut user de dispenses selon que l'exigent ses besoins personnels, les devoirs de sa charge ou la condition de son entourage, de la même manière que les prélats des religieux se donnent à eux-mêmes des dispenses en ces matières. Solutions: 1. Celui qui de moine devient évêque est affranchi du joug de la profession monastique, non pas en tout mais relativement aux points qui sont incompatibles avec la fonction pontificale, nous venons de le dire. 2. Les voeux de la vie séculière, comparés aux voeux de religion, se trouvent dans la situation du particulier envers l'universel. Les voeux de religion, au contraire, sont avec la dignité pontificale dans le même rapport que la disposition avec la perfection. Le particulier devient superflu quand on possède l'universel. Mais la disposition est encore nécessaire après l'acquisition de la perfection. 3. C'est par accident que les évêques religieux ne sont plus tenus d'obéir aux prélats de leur ordre, parce qu'ils ont cessé d'être leurs sujets, comme les prélats des religieux eux-mêmes. L'obligation issue du voeu demeure virtuellement, au point que si on leur donnait légitimement un supérieur religieux, ils seraient tenus de lui obéir, de la même manière qu'ils sont tenus d'observer les prescriptions de la règle comme nous venons de le dire, et d'obéir à leurs supérieurs hiérarchiques, s'ils en ont. Quant aux biens propres, ils ne peuvent aucunement en posséder. Ils ne revendiquent pas


l'héritage paternel- comme- leur appartenant en propre, mais comme dû à l'Église. C'est pourquoi les Décrets ajoutent: " Devenu évêque, il doit restituer ce qu'il a pu acquérir, à l'autel auquel il est consacré. " Il ne peut pas davantage faire de testament. Il n'a que l'administration des biens ecclésiastiques, et la mort y met fin, à partir de laquelle, selon S. Paul (He 9, 16) le testament devient valide. S'il arrive qu'il obtienne du pape la permission de tester, il ne faut pas l'entendre en ce sens qu'il dispose de quoi que ce soit comme d'un bien personnel. Cette permission se comprend comme une extension, par l'autorité apostolique, de son pouvoir d'administration, pour qu'il prenne encore effet après la mort. L'ÉTAT RELIGIEUX Nous avons maintenant à étudier l'état religieux. A son propos, quatre questions se posent. Elles concernent: I. Les éléments principaux de l'état religieux (Q. 186). II. Les fonctions qui peuvent convenir licitement aux religieux (Q. 187). III. La distinction des ordres religieux (Q. 188). IV. L'entrée en religion (Q. 189).

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 186: LES ÉLÉMENTS ESSENTIELS DE L'ÉTAT RELIGIEUX 1. L'état religieux est-il parfait? - 2. Les religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils? - 3. La pauvreté volontaire est-elle requise à l'état religieux? - 4. La continence? -5. L’obéissance? -6. Est-il requis que ces trois dispositions soient sanctionnées par des voeux? - 7. Ces trois voeux suffisent-ils? - 8. Comparaison des trois voeux. - 9. Les religieux commettent-ils un péché mortel toutes les fois qu'ils transgressent leur règle? - 10. Toutes choses égales et dans le même genre de péché, le religieux pèche-t-il davantage que le séculier? ARTICLE 1: L'état religieux est-il parfait? Objections: 1. Il semble que la vie religieuse n'implique pas l'état de perfection, car ce qui est nécessaire au salut ne semble pas appartenir à l'état de perfection. Mais la religion est nécessaire au salut, puisque, dit S. Augustin c'est par elle que " nous sommes reliés au seul vrai Dieu ". Ou, comme il dit encore ce mot de religion signifie que " nous choisissons à nouveau le Dieu que notre négligence avait perdu ". La religion ne saurait donc désigner un état de perfection. 2. La religion, d'après Cicéron. " rend culte et hommage, à la nature divine ". Or rendre à Dieu culte et hommage se réfère plutôt aux ministères des ordres sacrés qu'à la diversité des états, nous l'avons dit précédemment. Il semble donc que la religion ne désigne pas un état de perfection. 3. L'état de perfection s'oppose à l'état des commençants et à celui des progressants. Mais dans l'état religieux même, il se rencontre des commençants et des progressants. L'état religieux ne désigne donc pas un état de perfection. 4. La vie religieuse semble bien être un lieu de Pénitence. Selon les Décrets, " le saint Synode prescrit que quiconque sera descendu de la dignité épiscopale à la vie monastique et au régime de a pénitence, ne pourra jamais remonter au rang Épiscopat ". Mais le régime de pénitence s'oppose l'état de perfection. Aussi Denys place-t-il les pénitents au dernier rang, c'est-à-dire parmi ceux qui ont à se purifier. Il semble donc que la vie religieuse ne soit pas un état de perfection.


En sens contraire, l'abbé Moïse, parlant des religieux, dit: " Il importe de comprendre que nous devons embrasser la macération des jeûnes, les veilles, les travaux, la nudité corporelle, la lecture et les autres vertus, pour que nous puissions, par ces degrés, nous élever à la perfection de la charité. " Mais ce qui appartient au domaine des actes humains tire de la fin poursuivie sa spécification et son nom. Donc les religieux sont dans l'état de perfection. Et Denys écrit: " Ceux que l'on appelle serviteurs de Dieu s'unissent à l'aimable perfection par le moyen du culte sincère et du service de Dieu. Réponse: Comme nous l'avons montré. une qualité commune à plusieurs êtres s'attribue par antonomase à l'être auquel elle convient par excellence. C'est ainsi que le nom de force se trouve réservé à la vertu qui affermit l'âme devant les choses les plus difficiles, et celui de tempérance, à la vertu qui modère les plus vives délectations. Or nous avons montrés que la religion est une vertu grâce à laquelle nous rendons à Dieu service et culte. C'est pourquoi l'on donne par antonomase le nom de religieux à ceux qui se consacrent entièrement au service de Dieu et qui s'offrent pour ainsi dire en holocauste à Dieu. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire: " Certains ne se réservent rien. Leur pensée, leur langue, leur vie et tout ce qu'ils peuvent avoir de biens, ils l'immolent au Dieu tout-puissant. Or la perfection consiste pour l'homme, nous l'avons vu, dans l'union totale à Dieu. C'est ainsi que l'état religieux désigne un état de perfection. " Solutions: 1. Il est nécessaire au salut de donner quelque chose au culte de Dieu. Mais se consacrer tout entier, personne et biens, au culte divin relève de la perfection. 2. Nous avons dit, en étudiant la vertu de religion, qu'elle dirige non seulement l'oblation des sacrifices et les autres actes qui lui appartiennent en propre, mais encore les actes de toutes les autres vertus: en tant que nous les ordonnons au service et à l'honneur de Dieu, ils deviennent des oeuvres de religion. Donc, si quelqu'un consacre sa vie entière au service de Dieu, toute sa vie devient une oeuvre de religion. C'est pourquoi, à cause de la vie religieuse qu'ils mènent, on appelle religieux ceux qui sont dans l'état de perfection. 3. Comme nous l'avons dit (argument en sens contraire), la religion désigne un état de perfection à cause de la fin poursuivie. Aussi n'est-il pas requis que tout religieux soit déjà parfait. Ce qui est requis, c'est qu'il tende à la perfection. Aussi sur cette parole (Mt 19, 2 1): " Si tu veux être parfait etc. " Origène remarque: " Celui qui a échangé les richesses contre la pauvreté en vue de devenir parfait, ne le devient pas à l'instant même où il abandonne ses biens aux pauvres. Mais à partir de ce moment, la contemplation de Dieu commence de l'acheminer à toutes les vertus. " Ainsi, dans la vie religieuse, tous ne sont pas parfaits, mais certains sont des commençants, et certains des progressants. 4. L'état religieux est principalement institué pour l'acquisition de la perfection par le moyen de certains exercices, grâce auxquels se trouvent écartés les obstacles à la charité parfaite. Une fois écartés ces obstacles, les occasions de péché disparaissent, et à bien plus forte raison de ce péché qui entraînerait la perte totale de la charité. Et puisqu'il appartient au pénitent de supprimer les causes du péché, il s'ensuit que l'état religieux se trouve être le plus efficace des lieux de pénitence. C'est pourquoi les Décrets conseillent à un homme qui avait tué sa femme d'entrer dans un monastère, ce qu'ils disent " meilleur et plus facile ", que de faire pénitence publique dans le monde. ARTICLE 2: Les religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils? Objections: 1. Il semble que tout religieux soit tenu d'observer tous les conseils. Car celui qui professe un état de vie est tenu d'observer tout ce qui convient à cet état. Or tout religieux professe l'état de perfection. Donc tout religieux est tenu d'observer tous les conseils, qui appartiennent tous à l'état de perfection.


2. Selon S. Grégoire: " Celui qui quitte le siècle et fait tout le bien qu'il peut, offre dans le désert le sacrifice qui suit la sortie d’Égypte. " Mais quitter le siècle, c'est précisément ce que font les religieux. Il leur incombe donc aussi de faire tout le bien qu'ils peuvent, ce qui revient, semble-t-il, à observer tous les conseils. 3. S'il n'est pas requis pour l'état de perfection d'observer tous les conseils, c'est qu'il suffit apparemment d'en observer quelques-uns. Or c'est faux, car beaucoup dans la vie séculière observent certains conseils, par exemple gardent la continence. Il semble donc que tout religieux, du fait qu'il se trouve dans l'état de perfection, doit pratiquer tout ce qui regarde la perfection et c'est le cas de tous les conseils. En sens contraire, nul n'est tenu aux oeuvres de surérogation que dans la mesure où il s'y est personnellement obligé. Mais chaque religieux s'oblige à certaines oeuvres déterminées, l'un à cellesci, l'autre à celles-là. Ils ne sont donc pas tenus tous à toutes. Réponse: Quelque chose peut appartenir à la perfection de trois manières. D'abord essentiellement. Et c'est le cas, avons-nous dit, du parfait accomplissement des préceptes de la charité. Ensuite, à titre de conséquence. C'est le cas de tout ce qui se présente comme la suite normale de la parfaite charité, par exemple bénir qui nous maudit, etc. Le précepte divin exige que l'âme y soit préparée, pour les accomplir s'il arrive que les circonstances le requièrent. Mais c'est l'effet d'une charité surabondante de s'y porter parfois, en dehors même du cas de nécessité. Enfin à titre de moyen et de disposition. C'est le cas de la pauvreté, de la continence, de l'abstinence etc. Or nous avons dit plus haut que la perfection de la charité est la fin de l'état religieux. L'état religieux lui-même se définit un régime de vie où l'on se forme et où l'on s'exerce à la perfection. Cela peut se faire par des exercices divers de même que le médecin peut employer, pour guérir, différents remèdes. Il est évident que celui qui travaille en vue d'une fin n'est pas obligé de l'avoir déjà obtenue. Ce qui est requis, c'est qu'il y tende par quelque moyen. Aussi celui qui embrasse l'état religieux n'est pas obligé de posséder la charité parfaite, mais d'y tendre et de s'y employer. Il n'est pas tenu davantage d'accomplir ce qui est la suite naturelle d'une charité parfaite, mais il est tenu d'en avoir l'intention. A quoi s'oppose le mépris. Il ne pèche donc pas s'il ne l'accomplit pas, mais bien s'il le méprise. Il n'est pas tenu non plus à tous les exercices par où l'on parvient à la perfection, mais à ceux-là précisément qui lui sont prescrits par la règle dont il a fait profession. Solutions: 1. Celui qui entre en religion ne fait pas profession d'être parfait, mais de travailler à le devenir. Pas plus que celui qui entre à l'école, ne fait profession d'être savant, mais d'étudier pour le devenir. C'est pourquoi, remarque S. Augustin. Pythagore ne voulut pas prendre le nom de sage, et se contenta de celui " d'ami de la sagesse ". Le religieux ne viole donc pas sa profession s'il n'est point parfait, mais seulement s'il dédaigne de tendre à la perfection. 2. Tout le monde est tenu d'aimer Dieu de tout son coeur. Cependant cela n'empêche pas qu'il y ait, dans cette totalité, une perfection qui ne peut pas être négligée sans péché, et une autre qui peut l'être sans péché, pourvu qu'il n'y ait pas de mépris. Nous avons expliqué cela à l'Article précédent. Ainsi tous, religieux et séculiers, sont tenus de faire en quelque manière tout le bien qu'ils peuvent. C'est à tout le monde, en effet, que s'adresse la parole (Qo 9, 10): " Tout ce dont ta main est capable, fais-le sans tarder. " Il y a cependant une certaine manière d'observer ce précepte qui suffit à faire éviter le péché: que chacun fasse ce qu'il peut selon que la condition de son état requiert. Pourvu qu'il n'ait pas envers des oeuvres meilleures ce mépris qui bloque la volonté contre le progrès spirituel. 3. Il y a des conseils dont la négligence auraitpour effet d'engager la vie humaine tout entière dans les affaires séculières. Par exemple, le fait d'avoir des biens propres, d'user du mariage ou de faire quelque chose qui porte atteinte aux voeux essentiels de l'état religieux. Aussi les religieux sont-ils tenus d'observer tous les conseils de cette sorte. Mais il y a d'autres conseils relatifs à certaines actions


meilleures plus spéciales, que l'on peut ne pas suivre sans que la vie humaine se trouve engagée pour autant dans les embarras du siècle. Et ces sortes de conseils, il n'est pas nécessaire que les religieux les observent tous. ARTICLE 3: La pauvreté est-elle requise à l'état religieux? Objections: Il semble que non. En effet, ce qui est illicite ne semble pas appartenir à l'état de perfection. Mais qu'un homme abandonne tous ses biens, c'est, semble-t-il, illicite. S. Paul formule en ces termes la règle que les fidèles doivent suivre en matière d'aumônes (2 Co 8, 12): " Si le coeur y est, le don est bien accueilli qui est proportionné à l'avoir de chacun, c'est-à-dire en vous réservant le nécessaire. " Ce qu'il explique en disant: " Pour que le soulagement des autres ne vous apporte pas la tribulation ", " c'est-à-dire, précise la Glose, la pauvreté. " Et sur une autre parole de S. Paul (1 Tm 6, 8): " Ayant la nourriture, et le vêtement " la Glose remarque: " Quoique nous n'ayons rien apporté en ce monde et n'en devions rien emporter, ce n'est pas un motif pour rejeter entièrement les biens temporels. " Il semble donc que la pauvreté volontaire n'est pas requise pour la perfection de la vie religieuse. 2. Quiconque s'expose au danger, pèche. Mais celui qui, par l'abandon de tous ses biens, embrasse la pauvreté volontaire s'expose au danger, même spirituel, d'après les Proverbes (30, 9): " De peur que, pressé par la pauvreté, je ne vole et ne déshonore le nom de Dieu. " Et ailleurs (Si 27, 1 Vg): " Beaucoup ont péri à cause de leur pauvreté. " Au danger corporel aussi. En effet, il est écrit (Qo 7, 12) - " L'argent est une protection, comme la sagesse en est une. " Et Aristote: " La perte des richesses semble être la perte de l'homme lui-même, dont les richesses assurent l'existence. " Il semble donc que la pauvreté volontaire ne puisse être requise pour la perfection de la vie religieuse. 3. " La vertu, d'après Aristote, consiste dans un juste milieu. " Mais celui qui abandonne tout par la pauvreté volontaire ne paraît pas tenir dans le juste milieu, mais plutôt aller à l'extrême. Il n'agit donc pas vertueusement, et cela n'appartient pas à la vie parfaite. 4. L'ultime perfection de l'homme réside en la béatitude. Or les richesses contribuent à la béatitude. " Bienheureux l'homme riche qui a été trouvé sans tache. " (Si 31, 8). Et le Philosophe Il déclare que les richesses sont d'utiles moyens de félicité. La pauvreté volontaire n'est donc pas requise pour la perfection de la vie religieuse. 5. L'état épiscopal est plus parfait que l'état religieux. Or nous avons vu que les évêques peuvent posséder des biens propres. Donc les religieux aussi. 6. Faire l'aumône est une oeuvre souverainement agréable à Dieu, et selon S. Jean Chrysostome, " le remède le plus efficace en matière de pénitence ". Mais la pauvreté exclut la possibilité de faire l'aumône. La pauvreté ne semble donc pas appartenir à la perfection de la vie religieuse. En sens contraire, S. Grégoire a écrit: " Il y a des justes qui, s'étant ceint les reins pour atteindre le sommet de la perfection, abandonnent tous les biens extérieurs dans leur désir des biens intérieurs plus relevés. " Mais c'est justement le fait des religieux de se ceindre les reins pour entreprendre l'ascension de la perfection, nous l'avons dit. Donc il leur convient de tout abandonner, en fait de biens extérieurs, par la pauvreté volontaire. Réponse: Nous avons défini plus haut l'état religieux un régime de vie où l'on s'exerce et se forme à la perfection de la charité. Pour y parvenir, il est nécessaire de renoncer entièrement à l'amour du monde, car S. Augustin parle ainsi à Dieu: " Celui-là t'aime moins, qui aime en dehors de toi quelque chose qu'il n'aime pas en toi. " C'est ce qui lui fait dire ailleurs: " L'aliment de la charité, c'est la diminution de la convoitise; sa perfection, l'absence de convoitise. " Or, du fait qu'on possède des biens terrestres, le coeur est attiré à les aimer. D'où ce mot encore de S. Augustin: " Les biens de la terre sont aimés


davantage quand on les possède que quand on les désire. Pourquoi, en effet, ce jeune homme s'en allat-il tout triste, sinon parce qu'il avait de grands biens? Il est bien différent de ne pas s'approprier ce qu'on ne possède pas, et de rejeter ce qu'on s'est déjà approprié. Dans le premier cas, ce ne sont jamais que des choses extérieures que l'on repousse; dans le second, ce sont comme des membres qu'il faut se retrancher. " S. Jean Chrysostome écrit aussi: " L'afflux des richesses active la flamme, et la convoitise en devient plus vive. " C'est pourquoi, pour acquérir la perfection de la charité, le fondement premier est la pauvreté volontaire, qui fait vivre sans rien avoir en propre. Le Seigneur luimême l'a dit (Mt 19, 2 1): " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, puis viens et suis moi. " Solutions: 1. Voici la Glose sur ce passage " L'Apôtre n'a pas écrit cela (c'est-à-dire: "pour qu'il n'en résulte pas pour vous la tribulation qui est la pauvreté, parce que ce serait meilleur. Mais il craint pour les faibles, et il les invite à donner de manière à ne pas souffrir de la pauvreté. " D'où il suit qu'on ne doit pas entendre l'autre Glose en ce sens qu'il est interdit de se dépouiller entièrement de ses biens temporels. Elle veut dire simplement que cette conduite n'est pas indispensable. C'est la pensée de S. Ambroise: " Le Seigneur ne veut pas, c'est-à-dire par la rigueur d'un précepte, que l'on disperse d'un seul coup ses biens, mais qu'on les distribue. A moins cependant que l'on n'imite Élisée, qui tua ses boeufs et nourrit les pauvres de ce qu'il en obtint pour se débarrasser de tout souci domestique. " 2. Celui qui abandonne tous ses biens pour le Christ ne s'expose à aucun danger, ni spirituel ni corporel. La pauvreté peut devenir une cause de danger spirituel quand elle n'est pas volontaire. Car ce désir d'amasser des richesses, qui tourmente ceux dont la pauvreté est involontaire, peut les jeter en beaucoup de péchés, selon S. Paul (1 Tm 6, 9): " Ceux qui veulent amasser des richesses tombent dans la tentation et dans les pièges du diable. " Mais ce désir est abandonné par ceux qui embrassent la pauvreté volontaire. Il est, au contraire, plus impérieux chez ceux qui possèdent des richesses, comme nous venons de le montrer. Le péril corporel ne menace pas non plus ceux qui, dans l'intention de suivre le Christ, abandonnent tous leurs biens en se confiant à la providence divine. Ce qui fait dire à S. Augustin: " Ceux qui cherchent le royaume de Dieu et sa justice ne doivent pas s'inquiéter de manquer du nécessaire. " 3. Le juste milieu de la vertu se mesure, d'après Aristote, en fonction de la droite raison et nullement au point de vue de la quantité. C'est pourquoi tout ce que la droite raison approuve ne saurait être tenu pour vicieux, si grande qu'en soit la quantité. Cette quantité au contraire rend l'acte plus vertueux. Ce serait aller contre la droite raison que de dépenser tous ses biens par intempérance ou sans utilité, mais c'est faire acte de raison droite que de s'en dépouiller pour vaquer à la contemplation de la sagesse, ce que même des philosophes ont fait, dit-on. Car S. Jérôme écrit: " Le fameux Cratès de Thèbes avait été fort riche. Se rendant à Athènes pour y vivre en philosophe, il jeta à terre une grosse quantité d'or. Il ne croyait pas pouvoir posséder à la fois la richesse et la vertu. " Donc, et bien plus encore, il est conforme à la droite raison de tout abandonner pour suivre parfaitement le Christ. D'où ce mot de S. Jérôme: " Suis nu le Christ nu. " 4. La béatitude ou félicité est double: la béatitude parfaite que nous attendons dans l'autre vie, et cette béatitude imparfaite qui vaut à certains, dès cette vie, le nom d'hommes heureux. La félicité de la vie présente est elle-même double: celle de la vie active et celle de la vie contemplative, comme Aristote l'a montré. A la félicité de la vie active, qui consiste en des opérations extérieures, la richesse concourt à titre d'instrument. En effet, observe Aristote: " Nous faisons beaucoup de choses, par nos amis, par la richesse, par la puissance publique, qui représentent autant de moyens d'action. " En revanche, la richesse a peu de valeur pour la félicité de la vie contemplative. Elle est même plutôt un empêchement, en tant que son souci empêche la tranquillité de l'âme, nécessaire par-dessus tout à celui qui contemple. C'est ce que dit Aristote: " Beaucoup de choses sont nécessaires pour l'action. L'homme qui contemple n'a pas besoin de tout cela ", c'est-à-dire des biens extérieurs. " Indispensables pour l'action, ils sont des obstacles à la contemplation. "


En ce qui regarde la béatitude future l'homme y est ordonné par la charité. Et parce que la pauvreté volontaire représente un exercice efficace pour parvenir à la parfaite charité, son pouvoir est grand pour obtenir la béatitude céleste. Aussi le Seigneur a-t-il dit: " Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres; tu auras ainsi un trésor dans le ciel. " Au contraire, la possession des richesses est de nature à empêcher la perfection de la charité, principalement en ce qu'elle séduit le coeur et le distrait. D'où cette parole (Mt 13, 22): " Le souci du siècle et la séduction des richesses étouffent la parole de Dieu ", parce que, remarque S. Grégoire, " en fermant l'accès du coeur au bon désir, ils y interdisent l'entrée du souffle vivifiant ". C'est pourquoi il est difficile de conserver la charité parmi les richesses. Le Seigneur l'a dit (Mt 19, 23): " Le riche entrera difficilement dans Le Royaume des cieux. " Ce qu'il faut entendre de celui qui possède effectivement des richesses. Car pour celui qui a mis son coeur dans la richesse, il déclare la chose impossible, d'après S. Jean Chrysostome, quand le Seigneur ajoute " Il est ,)lus facile à un chameau de passer par le trou ,l'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux. " C'est pourquoi ce n'est pas le riche qui est ,appelé bienheureux, mais " celui qui a été trouvé sans tache et n'a pas couru après l'or " (Si 31, 8). Et cela, parce qu'il a fait une chose difficile, car on ajoute: " Qui est-il, pour que nous lui décernions des louanges? Il a réalisé dans sa vie, un prodige ", lorsque, se trouvant entouré de richesses, il n'a pas aimé les richesses. 5. L'état épiscopal n'est pas ordonné à l'acquisition de la perfection mais, à partir de la perfection supposée acquise, à gouverner les autres par la dispensation des biens non seulement spirituels, mais aussi temporels. Cela relève de la vie active, où beaucoup de choses, nous venons de le dire, veulent pour être exécutées ce moyen d'action qu'est la richesse. C'est pourquoi il n'est pas exigé des évêques, qui font profession de régir le troupeau du Christ, qu'ils ne possèdent rien, comme cela est exigé des religieux, qui font profession d'une discipline destinée à leur procurer la perfection. 6. Le renoncement aux biens propres, comparé à l'aumône, apparaît comme l'universel par rapport au particulier, comme l'holocauste en regard du simple sacrifice. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire: " Ceux qui assistent les indigents de leurs ressources, avec ce qu'ils donnent de leurs biens offrent un sacrifice. C'est-à-dire qu'ils font deux parts, l'une qu'ils immolent à Dieu, l'autre qu'ils se réservent à eux-mêmes. Ceux qui ne se réservent rien offrent un holocauste, ce qui est plus qu'un sacrifice. " S. Jérôme s'exprime de même dans Contre Vigilantius: " Quand tu prétends qu'il est meilleur de profiter de ses biens et d'en distribuer peu à peu les revenus aux pauvres, ce n'est pas moi, c'est Dieu qui répond: "Si tu veux être parfait", etc. " Il ajoute plus loin: " Cette conduite que tu loues ne vient qu'au deuxième et troisième rang. Nous l'approuvons nous aussi, mais sous cette réserve de garder le premier rang à ce qui le mérite. " Toujours contre cette erreur de Vigilantius, on lit dans le livre Des Croyances ecclésiastiques: " Il est bien de distribuer peu à peu sa fortune aux pauvres. Il est mieux, dans l'intention de suivre le Christ, de la donner d'un seul coup et, libre de soucis, d'être indigent avec le Christ. " ARTICLE 4: La continence est-elle requise à l'état religieux? Objections: 1. Il semble que la continence perpétuelle ne soit pas requise pour la perfection de l'état religieux. En effet, toute la perfection de la vie chrétienne a commencé à partir des Apôtres du Christ. Or nous ne voyons pas que les Apôtres aient pratiqué la continence: Pierre, par exemple était marié puisqu'on nous parle (Mt 8, 14) de sa belle-mère. Il semble donc que la continence perpétuelle n'est pas exigée pour la perfection de la vie religieuse. 2. Le premier modèle de perfection qui nous ait été montré, c'est Abraham à qui le Seigneur a dit (Gn 17, 1): " Marche en ma présence et sois parfait. " Or la copie n'a pas à surpasser le modèle. La continence perpétuelle n'est donc pas requise pour la perfection de l'état religieux.


3. Ce qui est exigé pour la perfection de la vie religieuse doit se trouver en tout religieux. Or il y a des religieux qui vivent dans le mariage. La perfection de l'état religieux n'exige donc pas la continence perpétuelle. En sens contraire, S. Paul a dit (2 Co 7, 1) " Purifions-nous de toute souillure de la chair et de l'esprit, et rendons parfaite notre sanctification dans la crainte de Dieu. " Or la pureté de la chair et de l'esprit se conserve par la continence. Il est écrit, en effet, (1 Co 7, 34): " La femme non mariée, comme la vierge, se préoccupe de ce qui regarde le Seigneur pour être sainte d'esprit et de corps. " Donc la perfection de l'état religieux exige la continence. Réponse: L'état religieux demande l'éloignement de tout ce qui empêche la volonté humaine de se porter tout entière au service de Dieu. Or la pratique de l'union charnelle empêche l'âme de se consacrer totalement au service de Dieu. Et cela de deux façons. D'abord à cause de la violence des délectations, dont l'expérience fréquente accroît la convoitise, observe Aristote. Par suite, la pratique de la vie sexuelle retire l'âme de cette parfaite intention de tendre à Dieu. C'est ce que dit S. Augustin: " je ne connais rien qui précipite de sa citadelle une âme virile comme les séductions de la femme et ce contact des corps sans lequel on ne peut posséder son épouse. " Ensuite, à cause des soucis qu'apporte à l'homme le gouvernement de la femme, des enfants, et des biens temporels que demande leur entretien. Comme dit S. Paul (1 Co 7, 32): " Celui qui n'a pas de femme se préoccupe des choses du Seigneur et de plaire à Dieu; celui qui est marié se préoccupe des choses du monde et de plaire à sa femme. " C'est pourquoi, au même titre que la pauvreté volontaire, la continence perpétuelle est requise pour la perfection de l'état religieux. Et de même que l'Église a condamné Vigilantius qui égalait la richesse à la pauvreté, elle a condamné Jovinien qui égalait le mariage à la virginité. Solutions: 1. C'est le Christ qui a introduit la perfection, non seulement de la pauvreté, mais aussi de la continence, lorsqu'il a dit (Mt 19, 12): " Il y a des eunuques qui se sont volontairement rendus tels pour le Royaume des cieux. " Et il ajoute. " Celui qui est capable de comprendre qu'il comprenne ! " Cependant, pour que l'espoir de parvenir à la perfection ne fût enlevé à personne, il a appelé à l'état de perfection même ceux qu'il trouvait engagés dans les liens du mariage. Or il était impossible que, sans leur faire tort, des maris abandonnent leur femme alors que des hommes pouvaient abandonner leurs richesses sans faire de tort. C'est pourquoi, il ne sépara pas de sa femme Pierre qu'il avait trouvé marié. " Cependant il détourna du mariage Jean qui s'y disposait. " 2. S. Augustin écrit: " La chasteté du célibat vaut mieux que la chasteté des noces. Abraham n'a pratiqué en fait que la seconde, mais toutes les deux par habitus. Il vivait chastement dans le mariage, et il était disposé à observer la chasteté du célibat. Mais le temps où il vivait ne la comportait pas. " C'était, chez les anciens Pères, la preuve d'une très grande vertu que de posséder la perfection de l'âme dans la richesse et dans le mariage. Les faibles ne doivent donc pas s'en prévaloir pour présumer de leur vertu au point de se croire capables de parvenir à la perfection parmi les richesses et dans le mariage; comme si un homme sans armes avait la présomption d'attaquer des ennemis sous prétexte que Samson en tua un grand nombre sans autres armes qu'une mâchoire d'âne. D'ailleurs si le temps avait été venu de garder la continence et la pauvreté, ces Pères l'auraient fait avec un grand zèle. 3. Les régimes de vie où l'on use du mariage ne constituent pas, simplement et absolument parlant, des formes de vie religieuse. Ils ne le sont que d'une manière relative et pour autant qu'ils possèdent quelques-uns des éléments de l'état religieux. ARTICLE 5: L'obéissance est-elle requise à l'état religieux?


Objections: 1. Il semble queue ne soit pas requise à sa perfection. Car ce qui semble appartenir à sa perfection, ce sont des oeuvres surérogatoires auxquelles tous ne sont pas tenus. Mais tout le monde est tenu d'obéir à ses supérieurs, selon l'Apôtre (He 13,17): " Obéissez à ceux qui vous sont préposés et soyez-leur soumis. " Il semble donc que l'obéissance n'appartienne pas à la perfection de l'état religieux. 2. L'obéissance semble convenir en propre à ceux qui doivent être régis par le jugement d'autrui, parce qu'ils manquent de discernement. Mais S. Paul a écrit (He 5,14): " La nourriture solide est réservée aux parfaits, dont les facultés sont exercées à discerner le bien et le mal. " Donc il apparaît que l'obéissance ne convient pas à l'état de perfection. 3. Si l'obéissance était requise à la perfection de l'état religieux, tous les religieux devraient la pratiquer. Or ce c'est pas ce qui arrive, car certains religieux vivent en ermites et n'ont pas de supérieurs à qui obéir. En outre, dans les ordres religieux, les supérieurs ne semblent pas astreints à l'obéissance. Donc l'obéissance ne paraît pas appartenir à la perfection de l'état religieux. 4. Si le voeu d'obéissance était requis à l'état religieux, il s'ensuivrait que les religieux seraient tenus d'obéir en toutes choses à leurs supérieurs. C'est ce qui arrive pour le voeu de continence, qui oblige à s'abstenir de tout ce qui appartient à la vie sexuelle. Or ils ne sont pas tenus d'obéir en tout, nous l'avons expliqué Il en traitant de la vertu d'obéissance. 5. La manière de servir Dieu qui lui est le plus agréable est celle qu'inspire la libéralité et non pas la nécessité, selon S. Paul (2 Co 9, 7): " Que chacun donne... non avec tristesse ou par nécessité. " Mais ce qui se fait par obéissance se fait sous la nécessité d'un précepte. Les bonnes oeuvres auxquelles on se porte spontanément méritent donc plus de louange. Le voeu d'obéissance ne convient donc pas à la vie religieuse, par laquelle on cherche à atteindre ce qu'il y a de meilleur. En sens contraire, la perfection de la vie religieuse consiste par-dessus tout à imiter le Christ suivant cette parole (Mt 19, 2 1): " Si tu veux être parfait... suis-moi. " Mais la vertu la plus louée, chez le Christ, c'est l’obéissance (Ph 2, 8) " Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort. " Il apparaît donc bien que l'obéissance appartient à la perfection religieuse. Réponse: Nous avons déjà dit que l'état religieux représente un régime de vie organisé en vue de former et d'exercer à la perfection. Celui qui est formé et exercé en vue d'atteindre une fin, doit suivre la direction d'un mettre, sous la conduite duquel, tel un disciple, il s'instruit et s'entraîne. Il faut donc que les religieux, en ce qui regarde la vie religieuse, soient soumis à la direction et au commandement de quelqu'un. Aussi est-il dit dans les Décrets: " La vie des moines signifie l'assujettissement et la condition de disciple. " Or c'est l'obéissance qui soumet un homme au commandement et à la direction d'un autre. C'est pourquoi l'obéissance est requise à la perfection de la vie religieuse. Solutions: 1. Obéir aux supérieurs en ce que la vertu exige n'est pas surérogatoire et s'impose à tous. Ce qui appartient en propre aux religieux, c'est obéir en ce qui regarde l'apprentissage de la perfection. Cette seconde obéissance est à la première ce qu'est l'universel au particulier. En effet, ceux qui vivent dans le siècle se réservent quelque chose, et accordent quelque chose à Dieu, et c'est dans cette mesure qu'ils se soumettent à leurs supérieurs. Ceux qui vivent dans l'état religieux se donnent entièrement à Dieu, eux et leurs biens, nous l'avons montré. Aussi leur obéissance est-elle universelle. 2. D'après Aristote, ceux qui s'exercent à une activité finissent par acquérir l'habitus correspondant, et quand ils l'ont acquis, ils peuvent exercer cette activité au maximum. C'est ainsi qu'en obéissant, ceux qui ne sont pas parfaits parviennent à la perfection. Ceux qui sont déjà parfaits sont les plus prompts à l'obéissances. Non pas comme ayant besoin d'être dirigés pour parvenir à la perfection, mais comme persévérant ainsi dans la perfection.


3. La sujétion des religieux les soumet principalement aux évêques, qui jouent à leur égard le rôle d'agents de perfection vis-à-vis de sujets à perfectionner, selon Denys: " L'ordre des moines est soumis aux vertus perfectionnantes des évêques et s'instruit par leurs illuminations. " Donc nul religieux, sans excepter les ermites et les supérieurs réguliers, n'est complètement exempté de l'obéissance aux évêques. S'ils se trouvent soustraits, en tout ou en partie, à l'autorité des évêques diocésains, ils demeurent tenus d'obéir au souverain pontife, non seulement dans ce qui est commun à tous, mais encore dans ce qui regarde la discipline religieuse elle-même. 4. Le voeu religieux d'obéissance s'étend à toute la conduite de la vie humaine. Cela lui donne une certaine universalité, bien qu'il ne s'étende pas à tous les actes particuliers. Certains actes en effet n'ont rien à voir avec la religion, parce qu'ils n'intéressent pas l'amour de Dieu et du prochain, comme se frotter la barbe, ramasser un fétu, etc., qui ne tombent ni sous le voeu ni sous la vertu d'obéissance. D'autres sont même contraires à l'état religieux. Cela ne peut se comparer au voeu de continence par lequel on renonce à des actes qui sont entièrement contraires à la perfection de l'état religieux. 5. La nécessité qui vient de la contrainte rend l'acte involontaire et s'oppose à ce qu'il soit tenu pour louable et méritoire. Mais la nécessité issue de l'obéissance, bien loin d'exercer une contrainte sur la volonté, implique sa liberté, en tant que l'on veut obéir, bien que peut-être on n'aurait pas voulu accomplir l'objet du commandement considéré en lui-même. On se soumet donc pour Dieu, par le voeu d'obéissance, à la nécessité de faire certaines choses qui, en elles-mêmes, ne plaisent pas. De ce fait, ce que l'on accomplit plaît davantage à Dieu, même si c'est peu de chose, parce qu'on ne peut rien donner à Dieu de plus grand que de soumettre sa volonté propre à celle d'un autre, à cause de lui. Aussi lisons-nous dans les Conférences des Pères que " la pire catégorie de moines, ce sont les sarabaïtes, qui se gouvernant eux-mêmes, affranchis du joug des anciens, ont la liberté de faire ce qui leur plaît. Et pourtant, bien plus que ceux qui vivent en communauté, ils se tuent de travail jour et nuit ". ARTICLE 6: Est-il requis que ces trois dispositions soient sanctionnées par des voeux? Objections: 1. Il ne semble pas. La discipline de la perfection vient de la tradition du Seigneur. Or le Seigneur a formulé en ces termes le programme de la vie parfaite (Mt 19, 2 1): " Si tu veux être parfait, va, vends, tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres ", sans qu'il soit parlé de voeu. Il apparaît donc que le voeu n'est pas requis à la discipline de la vie religieuse. 2. Le voeu est une promesse faite à Dieu. C'est pourquoi le Sage (Qo 5,3), après avoir dit: " Si tu as voué quelque chose à Dieu, hâte-toi de t'acquitter ", ajoute aussitôt: " Car la promesse menteuse et sotte lui déplaît. " Mais là où la réalité est présente, la promesse est superflue. Il suffit donc, pour la perfection de l'état religieux, de pratiquer la pauvreté, la continence et l'obéissance, sans qu'on fasse de voeu. 3. S. Augustin nous dit: " Nos devoirs les plus méritoires sont ceux dont nous pourrions nous dispenser, mais que nous accomplissons par amour. " Mais ce qui se fait sans qu'un voeu soit intervenu, il est loisible de ne pas le faire; dans l'hypothèse d'un voeu, la situation est à l'opposé. Il semble donc que ce soit chose plus agréable à Dieu de pratiquer la pauvreté, la continence et l'obéissance sans voeu. Donc le voeu n'est pas requis à la perfection de la vie religieuse. En sens contraire, dans la loi ancienne, les nazaréens étaient consacrés par un voeu (Nb 6, 2): " Lorsqu'un homme ou une femme auront fait le voeu de se sanctifier et qu'ils voudront se consacrer au Seigneur, etc. " Or, d'après la Glose de S. Grégoire sur ce texte, ils figurent " ceux qui embrassent la suprême perfection ". Donc le voeu est requis à l'état de perfection. Réponse: De ce que nous avons dit il ressort que les religieux doivent être dans l'état de perfection. Or celui-ci requiert l'obligation à la perfection, et l'obligation envers Dieu, c'est précisément le voeu.


D'autre part, nous avons établi que la perfection de la vie chrétienne postulait la pauvreté, la continence et l'obéissance. C'est pourquoi l'état religieux exige qu'on s'oblige à ces trois choses par voeu. C'est la pensée de S. Grégoire: " Lorsqu'un homme voue au Dieu Tout-Puissant tout ce qu'il a, tout ce qui fait sa vie, tout ce qu'il aime, c'est un holocauste. " Et, Ajoute-t-il, " c'est ce que font ceux qui quittent siècle présent ". Solutions: 1. Le Seigneur a dit que la vie parfaite consiste à le suivre, non pas de façon quelconque, mais de telle sorte qu'on ne retourne pas en arrière (Lc 9, 62): " Nul, s'il met la main à la charrue et garde ensuite en arrière, n'est apte au royaume de Dieu. " Certains de ses disciples, à la vérité, retournèrent en arrière. Mais Pierre, au nom de tous, au Seigneur qui lui demandait (Jn 6, 67) " Et vous, voulez-vous partir aussi? " répondit " Seigneur, qui irions-nous? " Aussi S. Augustin fait-il cette flexion: " Suivant le récit de Matthieu et de Marc, erre et André, sans amener leur barque au rivage dans une pensée de retour, le suivirent comme on suit quelqu'un qui vous en donne l'ordre. " Or cette persévérance à suivre le Christ est fortifiée par le voeu. C'est pourquoi celui-ci est requis à la perfection de la vie religieuse. 2. La perfection de la vie religieuse requiert, selon S. Grégoire qu'on donne à Dieu " toute sa vie ". Or l'homme ne peut donner effectivement" toute sa vie à Dieu, parce que sa vie n'existe jamais tout entière à la fois, mais est vécue dans une succession. L'homme ne peut donc donner toute sa vie à Dieu autrement qu'en s'y obligeant par voeu. 3. Parmi ce qu'il nous est permis de ne pas donner figure précisément notre liberté, ce que l'homme a de plus cher. Aussi est-ce un acte très agréable à Dieu que de s'ôter librement, par le moyen du voeu, la liberté même de s'abstenir de ce qui se rattache au service de Dieu. C'est ce qui fait dire à S. Augustin: " Ne regrette pas de t'être lié par un voeu. Réjouis-toi plutôt de n'avoir plus le droit de faire ce qui ne t'était permis qu'à ton détriment. Heureuse nécessité, qui oblige au meilleur. " ARTICLE 7: Ces trois voeux suffisent-ils? Objections: 1. Il semble inadmissible d'affirmer que la perfection de la religion consiste en ces trois voeux. En effet, la perfection de la vie réside plutôt en des actes intérieurs qu'en des oeuvres extérieures, car il est écrit (Rm 14, 17): " Le royaume de Dieu n'est pas dans ce qui se mange et se boit; il est justice, paix et joie dans l'Esprit Saint. " Or c'est par le voeu de religion que l'on s'engage à la perfection. La religion devrait donc comporter des voeux portant sur des actes intérieurs, tels que la contemplation, l'amour de Dieu et du prochain etc., plutôt que les voeux de pauvreté, de continence et d'obéissance, qui ont pour matière des actes extérieurs. 2. Ces trois dispositions font l'objet des voeux de religion en tant qu'elles concernent un certain exercice en vue de la perfection. Mais les religieux s'exercent en beaucoup d'autres choses: les abstinences les veilles, etc. Il semble donc illogique de faire consister essentiellement l'état de perfection dans ces trois voeux. 3. Par le voeu d'obéissance on se trouve obligé d'accomplir, selon que le supérieur le commande, tout ce qui regarde l'apprentissage de la perfection. Le voeu d'obéissance suffit donc sans les deux autres. 4. Les biens extérieurs comprennent non seulement les richesses mais aussi les honneurs. Donc, si les religieux renoncent à la fortune par le voeu de pauvreté, il faut qu'il y ait un autre voeu par lequel ils renoncent aux honneurs du monde. En sens contraire, le droit porte que " la garde de la chasteté et l'abdication de toute propriété sont annexées à la règle monacale ".


Réponse: L'état religieux peut être considéré sous un triple aspect: 1° Comme un exercice par où l'on tend à la perfection de la charité; 2° Comme un régime de vie propre à affranchir le coeur humain des soucis extérieurs, selon cette parole: (1 Co 7, 32): " je vous veux exempts de soucis. " 3° Comme un holocauste par lequel on s'offre à Dieu tout entier, personne et biens. Sous ces divers aspects, l'état religieux se trouve réellement constitué par les trois voeux. 1° En tant qu'exercice de perfection, il est nécessaire que le religieux se débarrasse de ce qui pourrait empêcher sa volonté de tendre à Dieu tout entière, en quoi consiste la perfection de la charité. Or ces obstacles sont au nombre de trois. Il y a d'abord l'amour des biens extérieurs. Le voeu de pauvreté l'abolit. Il y a ensuite la convoitise des jouissances sensibles, au premier rang desquelles se placent les voluptés charnelles. Le voeu de continence les exclut. Il y a enfin le dérèglement de la volonté humaine. Le voeu d'obéissance l'exclut. 2° Pareillement, le trouble des soucis du siècle envahit l'homme surtout sur trois points. Le premier est la gérance des biens extérieurs. Le voeu de pauvreté volontaire délivre de ce souci. Le deuxième est le gouvernement de sa femme et de ses enfants. Le voeu de continence en dispense. Le troisième est la conduite de sa propre vie. Le voeu d'obéissance y pourvoit, par lequel on se remet au gouvernement d'un autre. 3° " L'holocauste est, d'après S. Grégoire l'offrande à Dieu de tout ce qu'on possède. " Or l'homme possède, selon Aristote, un triple bien. Le premier consiste dans les biens extérieurs. Par le voeu de pauvreté volontaire, il les offre à Dieu totalement. Le deuxième est l'ensemble des jouissances dont son corps est le siège. Il y renonce pour Dieu principalement par le voeu de continence, où il s'interdit tout usage volontaire des plus grandes délectations corporelles. Le troisième est le bien de l'âme. On l'offre totalement à Dieu par l'obéissance, grâce à laquelle on offre à Dieu sa volonté propre par laquelle l'homme est maître de toutes les puissances et habitus de son âme. C'est donc très justement que l'on fait consister l'état religieux dans ces trois voeux. Solutions: 1. L'état religieux, nous venons encore de le dire, est ordonné à la perfection de la charité comme à sa fin. Or, tous les actes intérieurs des vertus relèvent de la charité qui est leur mère, selon qu'il est écrit (1 Co 13,4): " La charité est patiente, la charité est bénigne, etc. " Les actes intérieurs des vertus, d'humilité par exemple, de patience, et les autres, ne sauraient donc constituer la matière des voeux de religion, qui leur sont ordonnés comme à une fin. 2. Toutes les autres observances religieuses sont ordonnées à ces trois voeux principaux. Les unes peuvent être destinées à assurer la subsistance, par exemple le travail, la mendicité religieuse, etc. Elles sont ordonnées au voeu de pauvreté. C'est pour en assurer l'observation qu'il est prescrit aux religieux de pourvoir à leurs besoins de quelqu'une de ces manières. Celles qui ont pour objet la macération du corps: jeûnes, veilles, etc., sont directement ordonnées à la sauvegarde du voeu de continence. Celles qui ont trait aux actes humains par lesquels le religieux poursuit la fin qui lui est assignée, c'est-à-dire l'amour de Dieu et du prochain, ces activités, comme la lecture, la prière, la visite des malades, etc. sont comprises dans le voeu d'obéissance. Car celui-ci se rattache à la volonté, qui se conforme à ce que les autres ont disposé, pour ordonner ses actes à leur fin. Or le port d'un habit déterminé se rattache aux trois voeux, comme signifiant leur obligation. Si bien que l'habit régulier est donné ou bénit en même temps que l'on fait profession. 3. Par l'obéissance on offre à Dieu sa volonté, dont relèvent toutes les réalités humaines, mais plus spécialement les actions humaines, dont elle est seule maîtresse, car les passions relèvent en outre de l'appétit sensible.


Aussi, pour réprimer les passions relatives aux jouissances charnelles et aux biens extérieurs, les voeux de continence et de pauvreté sont-ils nécessaires. Mais le voeu d'obéissance est requis pour conduire nos propres actions conformément aux exigences de l'état de perfection. 4. Suivant Aristote, l'honneur n'est dû, proprement et en vérité, qu'à la vertu. Si les biens extérieurs, lorsqu'ils sont considérables, valent à ceux qui les possèdent d'être honorés, par le vulgaire surtout qui ne connaît guère d'autre supériorité que celle-là, c'est, au bout du compte, parce qu'ils représentent des moyens de pratiquer certains actes de vertu. Les religieux qui tendent à la perfection de la vertu n'ont donc pas à renoncer à l'honneur que Dieu et les personnes saintes rendent à la vertu, selon le Psaume (139,17): " Tes amis, mon Dieu, je les ai en grand honneur. " Quant à l'honneur dont on entoure la grandeur extérieure, ils y renoncent par le fait même qu'ils abandonnent la vie séculière. Ils n'ont donc pas à faire pour cela de voeu spécial. ARTICLE 8: Comparaison des trois voeux Objections: 1. Le voeu d'obéissance ne semble pas être le plus important, car la perfection de a vie religieuse a commencé avec le Christ. Or on ne voit pas que le Christ, qui a fait de la pauvreté l'objet d'un conseil spécial, ait donné celui de pratiquer l'obéissance. Le voeu de pauvreté est donc supérieur au voeu d'obéissance. 2. Il est écrit (Si 26, 2OVg): " Tout l'or du monde ne vaut pas une âme continente. " Mais la valeur du voeu croît avec celle de son objet. Donc le voeu de continence surpasse en valeur le voeu d'obéissance. 3. Il semble que plus un voeu a de valeur, plus est difficile d'en dispenser. Or les voeux de pauvreté et de continence " sont si étroitement liés à la règle monacale, disent les Décrets, que le souverain pontife lui-même ne peut accorder aucune permission à leur encontre ", alors qu’on peut dispenser le religieux d'obéir à son supérieur. Cela suppose que le voeu d'obéissance est inférieur ,aux voeux de pauvreté et de continence. En sens contraire, S. Grégoire déclare: " C'est à bon droit que l'obéissance est mise au-dessus des sacrifices. Dans le sacrifice, c'est la chair d'un autre, dans l'obéissance, c'est sa propre volonté que l'on immole. " Or les voeux de religion sont, avons-nous dit, des holocaustes. Le voeu d'obéissance est donc le principal parmi les voeux de religion. Réponse: Le voeu d'obéissance est le principal pour trois raisons. 1° Parce que, dans le voeu d'obéissance, l'homme offre à Dieu quelque chose de plus grand que le reste: sa volonté, dont la valeur surpasse celle de son corps, qu’on offre à Dieu par le voeu de continence, et celle des biens extérieurs, qu'il offre à Dieu par le voeu de pauvreté. Aussi ce que l'on fait par obéissance est-il plus agréable à Dieu que ce qui procède du libre choix: " Tout mon discours n'a qu'un but: t'apprendre qu'il ne faut pas t'en rapporter à ta seule volonté ", écrit S. Jérôme. Et un peu plus loin: " Ne fais pas ta volonté: mange ce qu'on te sert, contente toi de ce que tu reçois, porte le vêtement qu'on te donne. " Le jeûne luimême ne plaît pas à Dieu, s'il vient de la volonté propre, comme dit Isaïe (58, 3): " Voici que dans vos jours de jeûne parait votre volonté propre. " 2° Parce que le voeu d'obéissance contient les autres voeux, tandis que la réciproque n'est pas vraie. En effet, quoique le religieux soit tenu, par un voeu spécial, de pratiquer la continence et la pauvreté, elles n'en tombent pas moins sous le voeu d'obéissance, lequel porte aussi sur beaucoup d'autres choses. 3° Le voeu d'obéissance vise proprement des actes qui sont tout proches de la fin même de la vie religieuse. Or, plus une chose est proche de la fin, plus elle a de valeur. C'est ce qui fait que le voeu d'obéissance est le plus essentiel à l'état religieux. Quelqu'un peut observer, et même par voeu, la


pauvreté volontaire et la continence, s'il n'a pas fait voeu d'obéissance, il n'est pas vraiment religieux. Et l'état religieux est supérieur même à la virginité consacrée par un voeu, car S. Augustin écrit: " Personne, je pense, n'osera mettre la virginité au-dessus du monastère. " Solutions: 1. Le conseil d'obéissance est inclus dans l'invitation à suivre le Christ. Car celui qui obéit suit la volonté d'un autre. C'est pourquoi, il est plus essentiel à la perfection que le voeu de pauvreté. " Car, dit S. Jérôme, Pierre a précisé ce qui fait la perfection, lorsqu'il a dit: Et nous t'avons suivi. " 2. Ce texte n'élève pas la continence au-dessus de tous les autres actes de vertu. Elle la met seulement au-dessus de la chasteté conjugale, ou encore de richesses extérieures, or ou argent, qui s'évaluent au poids. Ou bien encore, elle entend par continence l'abstention générale de tout ce qui est mal comme il a été dit plus haut. 3. Le pape ne peut dispenser un religieux du voeu d'obéissance au point qu'il ne soit plus obligé d'obéir à aucun supérieur dans le domaine de la perfection. Car il ne peut le dispenser de lui obéir à lui-même. Ce qu'il peut faire, c'est le dispenser d'obéir au prélat inférieur. Mais ce n'est pas là dispenser vraiment du voeu d'obéissance. ARTICLE 9: Les religieux commettent-ils un péché mortel toutes les fois quels transgressent leur règle? Objections: 1. Il semble que le religieux commette un péché mortel chaque fois qu'il transgresse la règle. En effet, agir contre son voeu est un péché grave. S. Paul le suppose clairement quand il dit (1 Tm 5, 11) que les veuves qui veulent se remarier méritent condamnation pour manquement à la foi donnée. Or leur voeu astreint les religieux à observer la règle. Donc ils pèchent mortellement en transgressant ce qui est dans la règle. 2. La règle est imposée au religieux comme une loi. Mais celui qui viole les prescriptions de la loi pèche mortellement. Il semble donc que le moine, en violant celles de la règle, pèche mortellement. 3. Le mépris entraîne le péché mortel. Or celui qui réitère souvent ce qu'il ne doit pas faire paraît bien pécher par mépris. Donc, si le religieux transgresse fréquemment la règle, il apparaît qu'il pèche mortellement. En sens contraire, l'état religieux est plus sûr que la vie séculière. Aussi S. Grégoire compare-t-il la vie séculière à la mer agitée, et la vie religieuse au port tranquille. Mais si toute transgression du contenu de la règle entraînait péché mortel, l'état religieux serait infiniment dangereux, à cause de la multitude des observances. Toute transgression des prescriptions de la règle n'est donc pas péché mortel. Réponse: 1. Il y a deux façons d'être contenu dans la règle, d'après ce que nous avons montré. Ce peut être à titre de fin, et c'est le cas des actes des vertus. La transgression de ce contenu particulier de la règle, dans la mesure du moins où il fait partie de ce qui est prescrit à tous, est péché mortel. Il n'en va pas de même si ce contenu dépasse l'obligation commune. Sa transgression n'entraîne alors un péché mortel que si elle procède du mépris, car, nous l'avons dit, le religieux, n'est pas tenu à être parfait, mais seulement à tendre à la perfection, ce que contredit le mépris de la perfection. Autre chose peut être dans la règle à titre d'exercice extérieur, et tel est le cas de toutes les observances extérieures. A certaines, le religieux est obligé par son voeu même de religion. Or le voeu vise principalement la pauvreté, la continence et l'obéissance, à quoi tout le reste est ordonné. Il en résulte que la transgression de ces trois voeux entraîne un péché mortel. La transgression des autres observances ne constitue un péché mortel que s'il y a mépris de la règle (le mépris étant directement contraire à la profession que le religieux a faite de mener la vie régulière); ou s'il y a précepte, qu'il


soit formulé de vive voix par le supérieur ou qu'il soit inscrit dans la règle même, parce que sa transgression va contre le voeu d'obéissance. Solutions: 1. Celui qui professe une règle ne s'engage pas à observer tout ce qui se trouve dans la règle, mais il s'engage à la vie régulière, laquelle consiste essentiellement dans les trois voeux. Aussi dans certains ordres fait-on profession non pas de la règle, mais, ce qui est plus judicieux, de vivre selon la règle. Ce qui veut dire qu'on promet de s'appliquer à conformer sa vie à la règle considérée comme un modèle. Et c'est ce que le mépris supprime. Dans certains ordres religieux, avec plus de prudence encore, on professe l'obéissance selon la règle, si bien que l'on ne s'oppose à sa profession que si l'on va contre le précepte de la règle. La transgression ou omission des autres points ne fait encourir que le péché véniel. Car, nous l'avons dit, ces autres points ne sont que des dispositions favorisant l'observance des voeux principaux. Et le péché véniel, nous l'avons dit plus haut, est lui-même une disposition au péché mortel, en tant qu'il fait obstacle à ce qui nous disposerait à l'observation des préceptes principaux de la loi du Christ, qui sont ceux de la charité. Il existe cependant une religion, celle de l'ordre des Frères Prêcheurs, où cette transgression ou omission n’entraîne par elle-même aucune faute, ni mortelle ni vénielle, mais seulement une peine déterminée. La raison en est qu'ils se sont obligés de cette façon à l'observation de ces sortes de règlements. Il reste qu'ils peuvent pécher, véniellement ou mortellement, si leur conduite procède de la négligence, de la passion ou du mépris. 2. Tout ce qui est dans la loi, n'est pas promulgué à titre de précepte. Certains points représentent de simples règlements ou ordonnances, prescrits sous la sanction d'une peine déterminée à subir en cas d'infraction, de même que la loi civile ne punit pas de mort toute transgression d'une ordonnance légale. Dans la loi ecclésiastique non plus, tous les règlements ou ordonnances n'obligent pas sous peine de péché mortel. Il en va de même pour toutes les prescriptions de la règle. 3. Une transgression ou omission implique mépris lorsque la volonté de celui qui la commet se rebelle contre la prescription de la loi et de la règle, et lorsque c'est cette rébellion même qui le fait agir contre la loi ou la règle. Au contraire, quand c'est un motif particulier, la convoitise par exemple, ou la colère, qui le pousse à enfreindre les prescriptions de la loi ou la règle, il ne pèche point par mépris mais par quelque autre motif, même s'il lui arrive de réitérer fréquemment sa faute pour le même motif ou pour quelque autre semblable. De même, S. Augustin observe que tous les péchés n'ont pas pour origine le mépris d'orgueil. Cependant la fréquence de la faute dispose au mépris, selon cette parole (Pr 18, 3 Vg): " L'impie, lorsqu'il est parvenu au fond des péchés, tombe dans le mépris. " ARTICLE 10: Toutes choses égales et dans le même genre de péché, le religieux pèche-t-il davantage que le séculier? Objections: 1. Il semble que sa faute ne soit pas plus grave. Car il est écrit (2 Ch 30, 18): " Le Seigneur, qui est bon, se montrera propice à tous ceux qui cherchent de tout leur coeur le Dieu de leurs pères, et il ne leur fera pas grief d'être moins saints qu'ils ne devraient. " Mais il semble que les religieux recherchent de tout leur coeur le Dieu de leurs pères, plus que les séculiers qui, d'après S. Grégoire, donnent à Dieu une partie d’eux-mêmes et de leurs biens, et gardent l'autre pour eux. Il semble donc que si la sainteté n'est pas chez les religieux tout ce queue devrait être, on le leur reproche moins. 2. Du fait qu'un homme accomplit des oeuvres bonnes, Dieu s'irrite moins contre ses péchés: " Tu prêtes secours à l'impie et tu es lié d'amitié avec les ennemis de Dieu, et c'est pourquoi tu méritais la colère de Dieu; mais des oeuvres bonnes ont été trouvées en toi " (2 Ch 19, 2). Or les religieux


accomplissent plus d'oeuvres bonnes que les séculiers. Donc, s'il arrive qu'ils commettent des péchés, Dieu s'irrite moins contre eux. 3. La vie présente ne se passe pas sans péché, suivant cette parole (Jc 3, 2): " Nous commettons tous beaucoup de fautes. " Donc, si les péchés des religieux étaient plus graves que ceux des séculiers, il s'ensuivrait que la condition des premiers serait pire que celle des seconds. Et ce ne serait pas un propos salutaire d'entrer en religion. En sens contraire, d'un plus grand mal il semble qu'on doive s'affliger davantage. Mais il semble qu'on doive se désoler davantage des péchés de ceux qui sont dans un état de sainteté et de perfection. Comme dit Jérémie (23, 9): " Mon coeur en moi est brisé. " Et il ajoute: " C'est que le prophète et le prêtre sont souillés et que dans ma maison j'ai vu leur iniquité. " Donc les religieux et tous ceux qui sont dans l'état de perfection pèchent plus gravement.. toutes choses égales d'ailleurs. Réponse: Le péché que commettent des religieux, peut être plus grave que le même péché commis par des séculiers, de trois manières. D'abord, si ce péché atteint les voeux de religion; par exemple, si un religieux se rend coupable de vol ou de fornication, sa fornication viole le voeu de continence et son vol celui de pauvreté, et non pas seulement le précepte de la loi divine. Ensuite, si ce péché procède du mépris. Le religieux, dans ce cas, semble faire preuve de plus d'ingratitude à l'endroit des bienfaits de Dieu qui l'ont élevé à l'état de perfection. Comme dit l'Apôtre (He 10, 29), le croyant mérite de plus graves châtiments pour ce fait que, par son péché, " il foule aux pieds ", c'est-à-dire méprise " le Fils de Dieu ". Aussi le Seigneur élève-t-il cette plainte en Jérémie (11, 15): " Comment se peut-il que mon bien-aimé, dans ma maison, accumule les forfaits? " Enfin, le péché du religieux peut avoir une gravité particulière en raison du scandale. Un plus grand nombre de gens, en effet, le regardent vivre. D'où cette parole (Jr 23, 14): " J'ai vu chez les prophètes de Jérusalem l'image de l'adultère et la voie du mensonge. Ils se sont déclarés pour les méchants de telle sorte que nul ne s'est converti de sa malice. " Mais si le religieux, sans y mettre de mépris, mais par faiblesse ou ignorance, commet sans scandale, en secret, quelque péché qui n'est pas contraire au voeu de sa profession, son péché est moins grave que le même péché chez le séculier. Car son péché, s'il est léger, est comme absorbé par les nombreuses oeuvres bonnes qu'il accomplit. Et s'il arrive que ce péché soit mortel, il s'en relève plus facilement. Premièrement à cause de son intention, qu'il dirige ordinairement vers Dieu, et qui, un moment déviée, se redresse comme d'elle-même. C'est pourquoi Origène sur le Psaume (37, 24): " S'il tombe, il ne se brisera pas ", a écrit: " L'homme injuste, s'il pèche, ne se repent pas, il ignore comment réparer sa faute. Le juste, lui, sait la réparer, la corriger. Ainsi fit celui qui venait de dire: "je ne connais pas cet homme", et qui un peu après, le Seigneur l'ayant regardé, se mit à verser des larmes amères (Mc 14, 72). Ou cet autre (2 S 11, 2) qui, de sa terrasse, ayant vu une femme et l'ayant désirée, sut dire: "J'ai péché, j'ai fait le mal devant toi." De plus, ses frères l'aident à se relever, suivant cette parole (Qo 4, 10): "S'il y en a un qui tombe, l'autre le soutiendra. Mais malheur à l'isolé; s'il tombe, il n'a personne qui lui porte secours." " Solutions: 1. Ce texte s'entend des péchés de faiblesse ou d'ignorance et ne s'applique pas aux péchés de mépris. 2. Josaphat, lui aussi, dont il est question dans ce texte, avait péché non par malice mais par une certaine faiblesse d'affection humaine. 3. Les justes n'en viennent pas facilement à pécher par mépris, tandis qu'il leur arrive de tomber en quelque faute d'ignorance ou de faiblesse, dont ils se relèvent facilement. Mais quand ils se trouvent conduits à pécher par mépris, ils sont pires que les autres et rebelles à toute correction. C'est la pensée de Jérémie (2, 20): " Tu as brisé ton joug, tu as rompu tous tes liens, tu as dit: "je ne servirai pas." Sur toute colline élevée, sous tout arbre feuillu, tu te couchais en prostituée. " Ce qui fait dire à S.


Augustin: " Depuis que j'ai commencé de servir Dieu, j'ai expérimenté que si j'ai difficilement trouvé de plus saintes gens que ceux qui ont progressé dans les monastères, je n'en ai pas rencontré de pires que ceux qui, dans les monastères sont tombés. "

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 187: LES ACTIVITÉS QUI CONVIENNENT AUX RELIGIEUX 1. Leur est-il permis d'enseigner, de prêcher et d'exercer d'autres activités semblables? -2. Leur est-il permis de se mêler d'affaires séculières? -3. Sont-ils tenus de travailler de leurs mains? - 4. Ont-ils le droit de vivre d'aumônes? - 5. Leur est-il permis de mendier? - 6. Leur est-il permis de porter des vêtements plus grossiers que les autres? ARTICLE 1: Leur est-il permis d'enseigner, de prêcher et d'exercer d'autres fonctions semblables? Objections: 1. Il apparaît que non. En effet, nous lisons dans les Décrets: " La vie monastique signifie sujétion et apprentissage; il n'y est pas question d'enseigner, d'exercer la présidence, ni l'office de pasteur. " De même S. Jérôme: " L'office du moine n'est pas d'enseigner mais de pleurer. " Le pape S. Léon dit aussi: " En dehors des prêtres du Seigneur, que nul ne se permette de prêcher, moine ou laïque, et quel que soit son renom de science. " Or il n'est pas permis d'outrepasser son office propre et de transgresser le statut de l'Église. Il semble donc bien que les religieux ne puissent enseigner, prêcher, etc. 2. Un décret du concile de Nicée porte " Nous donnons à tous l'ordre catégorique et immuable que les moines n'accordent la pénitence à personne, sauf entre eux, comme il est juste. Qu'ils ne fassent pas les funérailles d'un mort, à moins qu'il ne s'agisse d'un moine de ce monastère ou de quelque frère reçu comme hôte au monastère, s'il arrive qu'il y meure. " Mais la prédication et l'enseignement, tout autant que ces fonctions, appartiennent à l'office clérical. Et puisque, dit S. Jérôme, " autre est la situation du moine et autre celle du clerc ", il s'ensuit, semble-t-il, qu'il n'est pas permis aux religieux de prêcher, d'enseigner ni d'avoir d'autres activités semblables. 3. S. Grégoire écrit: " Nul ne peut accomplir les ministères ecclésiastiques et persévérer comme il faut sous la règle monastique. " Or les moines sont tenus de persévérer dans la vie monastique. On doit en conclure qu'ils ne peuvent exercer les ministères ecclésiastiques. Il ne leur est donc pas permis d'enseigner, de prêcher et d'accomplir d'autres activités qui sont d'authentiques ministères ecclésiastiques. En sens contraire, S. Grégoire dit au même endroit: " En vertu de ce décret, que nous avons porté par l'autorité apostolique et pour le bien de la religion, qu'il soit permis aux moines prêtres qui, eux aussi, représentent les Apôtres, de prêcher, de baptiser, de donner la communion, de prier pour les pécheurs, d'imposer une pénitence et d'absoudre les péchés. " Réponse: Quand on dit qu'une chose n'est pas permise à quelqu'un, cela peut s'entendre de deux manières. En ce sens d'abord qu'il y a chez cette personne quelque chose d'inconciliable avec l'acte qu'on assure lui être interdit. C'est ainsi qu'il n'est pas permis à l'homme de pécher parce qu'il a en luimême la raison et l'obligation d'obéir à la loi divine, auxquelles s'oppose le péché. On dit en ce sens qu'il n'est pas permis à telle personne de prêcher, d'enseigner ou d'exercer quelque autre office


semblable, parce qu'il y a en elle quelque chose qui s'y oppose. Ce peut être un précepte, comme dans le cas de ceux qui se trouvent sous le coup d'une irrégularité et auxquels le droit de l’Église interdit l'accès des ordres sacrés. Ce peut être le péché, selon ce mot du Psaume (50, 16): " Dieu a dit au pécheur: "Qu'as tu à réciter mes lois?" " Dans ce sens, il n'est pas interdit aux religieux de prêcher, d'enseigner et d'exercer d'autres offices semblables. Ni leur voeu ni leur règle ne les obligent de s'en abstenir. D'autre part ils n'y sont pas rendus moins aptes à raison de quelque péché qu'ils auraient commis. Tout au contraire, cette application à la sainteté, dont ils se sont fait une obligation, les y dispose. C'est une absurdité de dire que le progrès en sainteté rend moins apte à exercer des fonctions spirituelles. Certains ont même professé cette opinion absurde que, par lui-même, l'état religieux constituerait un empêchement à l'accomplissement de telles fonctions. Cette opinion, le pape Boniface la réprouve en ces termes . " Il y a des gens qui, sans avoir le moindre canon à alléguer, et tout brûlants d'un zèle impudent, non pas d'amour mais d'amertume, prétendent que les moines sont indignes de la puissance de l'office sacerdotal, parce qu'ils sont morts au monde et parce qu'ils vivent pour Dieu. Mais ils se trompent absolument. " Ce qu'il montre en observant que ce n'est pas contre la règle: " Car, ajoute-t-il, S. Benoît, le maître bienfaisant des moines, ne le défend aucunement, lui non plus. " Les autres règles ne l'interdisent pas davantage. Il réprouve ensuite cette erreur, en affirmant la capacité des moines: " Plus un homme est parfait, écrit-il à la fin du chapitre, et plus il a de puissance dans ces sortes de choses, c'est-à-dire dans les oeuvres spirituelles. " On dit encore dans un autre sens qu'une activité n'est pas permise à telle personne. Non que cette personne ait en elle-même rien qui s'y oppose. Mais il lui manque ce qu'il faut pour pouvoir l'accomplir. C'est ainsi qu'il n'est pas permis au diacre de célébrer la messe, pour cette raison qu'il ne possède pas l'ordre sacerdotal; qu'il n'est pas permis au prêtre de prononcer une sentence, parce qu'il n'a pas l'autorité épiscopale. Là-dessus il faut encore distinguer. Les fonctions qui relèvent d'un ordre ne sauraient être confiées à celui qui ne possède pas cet ordre. Le diacre ne peut être autorisé à célébrer la messe, s'il n'est pas promu au sacerdoce. En revanche, les actes qui font appel au pouvoir de juridiction peuvent être délégués à ceux qui ne possèdent pas la juridiction ordinaire. C'est ainsi que l'évêque peut déléguer à un simple prêtre le pouvoir de prononcer une sentence. Et en ce sens il est juste de dire qu'il n'est pas permis aux moines et aux autres religieux de prêcher, d'enseigner et d'exercer d'autres fonctions semblables, parce que l'état religieux ne leur en confère pas le pouvoir. Mais ils peuvent les remplir s'ils reçoivent l'ordre requis, ou la juridiction ordinaire, ou encore la délégation de ceux qui la détiennent. Solutions: 1. Ces paroles impliquent que les moines ne détiennent pas, du seul fait qu'ils sont moines, le pouvoir d'exercer ces sortes de fonctions. Elles ne signifient pas que le fait d'être moines les rende inapte à les remplir. 2. Ce décret du concile de Nicée prescrit pareillement aux moines de ne pas s'approprier, sous prétexte qu'ils sont moines, le pouvoir d'exercer de tels actes. Il n'interdit pas, en revanche, de leur accorder ce pouvoir. 3. Ce qui est incompatible, c'est d'avoir la charge ordinaire des ministères ecclésiastiques et d'observer la règle monastique dans le monastère. Mais il n'est pas exclu pour autant que les moines et les autres religieux puissent de temps à autre s'appliquer aux ministères ecclésiastiques, par commission des prélats qui en ont la charge ordinaire. Cette remarque vaut très particulièrement pour ceux qui appartiennent à des Ordres spécialement institués à cette fin. Nous y reviendrons plus loin. ARTICLE 2: Est-il permis aux religieux de se mêler d'affaires séculières? Objections: 1. Il semble que non. Nous lisons dans le décret déjà cité du pape Boniface: " S. Benoît leur a commandé de rester étrangers aux affaires séculières. C'est ce que prescrivent les enseignements


apostoliques et les institutions, sans exception, des saints Pères, non seulement aux moines mais aux chanoines quels qu'ils soient, selon cette parole (2 Tm 2, 4): "Nul, engagé au service de Dieu, ne doit se mêler d'affaires séculières." " Or il incombe à tous les religieux s'employer au service de Dieu. Il ne leur est donc pas permis de s'occuper d'affaires séculières. 2. S. Paul écrit (1 Th 4, 11): " Mettez votre application à vivre en paix, et à vous occuper des propres affaires. " La Glose précise: " En il citant de vous mêler de celles des autres, ce qui importe à l'amendement de votre vie. " Mais c'est la tâche spéciale des religieux d'amender leur vie. Donc ils n'ont pas à se mêler d'affaires séculières. 3. A propos du mot rapporté en S. Matthieu (11, 8) " Les gens aux vêtements délicats vivent dans la demeure des rois " S. Jérôme écrit: " Ceci montre qu'une vie rigoureuse et une prédication austère doivent éviter la cour des rois et se tenir à l'écart des gens délicatement vêtus. " Mais le soin des affaires séculières contraint à fréquenter le palais des rois. Donc il n'est pas permis aux religieux de traiter des affaires séculières. En sens contraire, S. Paul a écrit (Rm 16, 1) " je vous recommande Phoebé, notre soeur. " Puis il ajoute: " Assistez-la dans toute affaire pour laquelle elle aura besoin de votre appui. " Réponse: Nous avons dit plus haut que l'état religieux est ordonné à l'acquisition de la charité parfaite: premièrement de l'amour de Dieu et, secondement, de l'amour du prochain. C'est pourquoi les religieux doivent surtout et essentiellement viser à être disponibles pour Dieu. Mais si l'intérêt du prochain l'exige, ils doivent par charité prendre en main ses affaires, selon cette parole (Ga 6, 5): " Portez les fardeaux les uns des autres et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. " En servant le prochain pour Dieu, ils font oeuvre d'amour de Dieu. C'est pourquoi il est écrit (Jc 1, 27): " La religion pure et sans tache devant Dieu notre Père, la voici: visiter les orphelins et les veuves dans leurs épreuves. " C'est-à-dire, précise la Glose, " assister dans leurs nécessités ceux qui n'ont pas d'appui ". Disons donc qu'il n'est permis ni aux moines ni aux clercs de gérer des intérêts séculiers par cupidité. Mais ils peuvent, par charité et avec la permission de leurs supérieurs, s'occuper d'affaires séculières, soit comme agents d'exécution soit comme conseillers, bien entendu avec la modération qui s'impose. C'est pourquoi il est dit dans les Décrets: " Le concile décide que nul clerc ne pourra désormais gérer des propriétés ni se mêler d'affaires séculières, sauf pour le service des mineurs, des orphelins ou des veuves, ou encore dans le cas où son évêque lui imposerait l'administration des biens ecclésiastiques. " Ce qui est dit des clercs s'applique aux religieux, parce que nous avons fait remarquer que les affaires séculières leur sont pareillement interdites. Solutions: 1. Il est interdit aux moines de traiter les affaires séculières par cupidité, mais non par charité. 2. Ce n'est pas curiosité mais charité, de s'occuper d'affaires lorsque la nécessité le demande. 3. Il ne convient pas aux religieux de fréquenter le palais des rois pour le plaisir, la gloire ou le profit. Mais s'y rendre pour des motifs de miséricorde est bien dans leur rôle. C'est pourquoi il est rapporté qu'Élisée dit à la Sunamite (2 R 4, 13) " As-tu quelque affaire, et veux-tu que j'en parle au roi ou au chef de l'armée? " Pareillement il appartient aussi aux religieux de se rendre dans le palais des rois pour leur correction et direction. Qu'on se rappelle Jean Baptiste et ses remontrances à Hérode (Mt 14,4). ARTICLE 3: Les religieux sont-ils tenus de travailler de leurs mains? Objections: 1. Il semble bien. En effet, ils ne sont pas dispensés d'observer les commandements. Mais le travail manuel est de précepte, selon cette parole (1 Th 4, 11): " Travaillez de vos mains comme


nous vous l'avons commandé. " S. Augustin dit aussi: " Qui pourrait supporter de voir ces obstinés " (il s'agit de religieux qui ne voulaient pas travailler), " qui résistent aux salutaires monitions de l'Apôtres au lieu d'être tolérés comme les plus faibles, être célébrés comme les plus saints? " Donc, semble-t-il, les religieux sont obligés de travailler de leurs mains. 2. Sur ce texte (2 Th 3, 10): " Celui qui ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus ", la Glose porte: " Certains prétendent que l'Apôtre parle du travail spirituel et non pas du labeur corporel auquel s'adonnent les laboureurs et les ouvriers... Mais c'est en vain qu'ils s'appliquent à se boucher les yeux et ceux des autres, non seulement pour se dispenser eux-mêmes de suivre ce salutaire avis de la charité, mais pour ne pas même le comprendre. " Et plus loin: " L'Apôtre veut que les serviteurs de Dieu demandent leur subsistance au travail des mains. " Mais ce nom de serviteurs de Dieu désigne plus spécialement les moines qui d'après Denys - se sont entièrement consacrés au service de Dieu. Comment ne seraient-ils pas tenus au travail des mains? 3. S. Augustin écrit: " Je voudrais bien savoir ce que font ceux qui refusent de travailler de leurs mains. Ce que nous ferons, répondent-ils, mais nous nous adonnerons à la prière, aux psaumes, à la lecture, à la prédication " Or il montre en détail que rien de tout cela ne les excuse. Ce n'est pas la prière: " Une seule prière de l'homme obéissant, remarque-t-il, est plus vite exaucée que dix mille prières chez l'arrogant. " Il entend par ces hommes dont la prière est indigne d'être exaucée ceux qui refusent de travailler de leurs mains. Ce ne sont pas les louanges divines qui les dispensent de travailler: " Les cantiques divins, même ceux qui travaillent manuellement peuvent facilement les chanter. " Ce n'est pas la lecture: " N'ont-ils pas rencontré dans leur lecture ce que l'Apôtre commande? Quelle perversité de prétendre lire, et de ne pas mettre en pratique ce qu'on lit? " Ce n'est pas la prédication: " Si quelqu'un doit faire un sermon et que ce soit une occupation telle qu'il devienne impossible de se livrer au travail manuel, tout le monde au monastère en est-il capable? Et si tous n'en sont pas capables, pourquoi, sous ce prétexte tous prétendent-ils se reposer? Même s'ils en sont tous capables, ils doivent le faire à tour de rôle, non seulement pour faire les travaux indispensables, mais aussi parce qu'il suffit d'un seul qui parle pour de nombreux auditeurs. " Il ne semble donc pas que les religieux doivent abandonner le travail manuel pour se livrer à ces sortes d'oeuvres spirituelles. 4. Sur ce mot du Seigneur (Lc 12, 33) " Vendez ce que vous possédez ", la Glose remarque: " Ce n'est pas seulement votre pain qu'il faut partager avec les pauvres, ce sont vos biens qu'il faut vendre. Ayant ainsi méprisé toutes choses pour le Seigneur, vous gagnerez en travaillant de vos mains de quoi vivre et faire l'aumône. " Mais c'est le propre des religieux de se dépouiller de tout ce qu'ils possèdent. Il semble donc qu'à eux aussi s'adresse cet appel à gagner, par le travail de leurs mains, de quoi vivre et faire l'aumône. 5. Il semble que les religieux soient particulièrement obligés d'imiter la vie des Apôtres, parce qu'ils professent l'état de perfection. Or les Apôtres travaillaient de leurs mains, selon cette parole (1 Co 4, 12): " Nous prenons la peine de travailler de nos mains. " En sens contraire, religieux et séculiers sont tenus au même titre d'observer les préceptes donnés à tous indistinctement. Mais le précepte du travail manuel est donné à tous sans distinction, comme il paraît par ce texte (2 Th 3, 6): " Éloignez-vous de tout frère qui se conduit de façon désordonnée ", etc. (Il appelle frère un chrétien quelconque, comme dans cet autre endroit (1 Co 7, 12): " Si quelque frère a une femme incroyante ", etc.) D'autre part, il dit au même endroit: " Si quelqu'un refuse de travailler, qu'il se passe aussi de manger. " Les religieux ne sont donc pas obligés, plus que les séculiers, à travailler de leurs mains. Réponse: Le travail manuel a un quadruple but. Le premier et principal, c'est d'assurer la subsistance. D'où cette parole adressée au premier homme (Gn 3, 19): " Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. " Et cette autre d'un Psaume (128, 2): " Alors tu te nourris du travail de tes mains. " Le


deuxième, c'est de supprimer l'oisiveté, mère d'un grand nombre de maux. C'est pourquoi il est écrit: (Si 33, 28): " Envoie ton serviteur travailler pour qu'il ne reste pas oisif l'oisiveté est une grande maîtresse de malice. " Le troisième, c'est de refréner les désirs mauvais en macérant le corps. Aussi est-il écrit (2 Co 6, 5): " Dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté. " Le quatrième, c'est de faire l'aumône, d'où cette parole (Ep 4, 28): " Celui qui volait, qu'il ne vole plus. Qu'il travaille plutôt de ses mains à quelque ouvrage honnête, pour avoir de quoi donner à l'indigent. " Or le travail manuel, en tant qu'il représente un moyen de gagner sa vie, est obligatoire dans la mesure où il est nécessaire. Ce qui est ordonné à une fin tire sa nécessité de cette fin même. C'est-à-dire qu'il est nécessaire dans la mesure où cette fin le requiert. Aussi, celui qui n'a pas de quoi vivre par ailleurs doit-il travailler de ses mains, quelle que soit sa condition. C'est ce que veut dire S. Paul: " Celui qui refuse de travailler, qu'il se passe aussi de manger. " C'est comme s'il disait: Nécessité de travailler de ses mains et nécessité de manger, cela ne fait qu'un. Donc, si quelqu'un pouvait se passer de manger, il serait dispensé de travailler. Il en va de même pour ceux qui ont par ailleurs de quoi pouvoir vivre honnêtement. Car l'on ne doit pas entendre qu'ils le puissent, si on n'est pas honnête. Aussi ne voit-on pas que S. Paul ait prescrit le travail des mains autrement que pour réprouver le péché de ceux qui se procuraient de quoi vivre par des moyens illicites. Il prescrit en effet le travail manuel d'abord pour éviter le vol: " Celui qui volait, qu'il ne vole plus. Qu'il travaille plutôt de ses mains à quelque ouvrage. " Ensuite, pour éviter la convoitise du bien d'autrui (1 Th 4, 11): " Travaillez de vos mains, comme nous vous l'avons prescrit, afin de vous conduire honnêtement à l'égard de ceux du dehors. " Enfin, pour éviter les honteux trafics par lesquels certains gagnent leur vie (2 Th 3, 10): " Lorsque nous étions parmi vous, nous vous disions que si quelqu'un refuse de travailler, il ne doit pas manger non plus. Nous avons appris, en effet, que certains d'entre vous mènent une vie agitée, ne faisant rien et se mêlant de tout (Glose: "Des gens qui se procurent le nécessaire par des moyens honteux.") A ceux-là, nous adressons cette déclaration, cette prière plutôt: qu'ils travaillent en silence pour manger du pain qui soit à eux. " C'est pourquoi S. Jérôme remarque que l'Apôtre agit ici " moins en docteur qu'en correcteur des vices ". Il faut pourtant savoir que par " travail manuel " on doit entendre toutes les industries humaines propres à assurer honnêtement la subsistance, qu'elles mettent en oeuvre les mains, les pieds ou la langue. Les veilleurs, courriers et autres gens vivant de leur travail, sont censés vivre du travail de leurs mains. La main étant l'outil par excellence, le travail des mains en est venu à désigner toute activité par laquelle on peut honnêtement gagner sa vie. Si maintenant nous considérons le travail manuel comme un moyen d'écarter l'oisiveté ou de mortifier le corps, il n'est pas en lui-même obligatoire par précepte. Il y a bien d'autres moyens de mortifier la chair ou de supprimer l'oisiveté. Les jeûnes et les veilles mortifient la chair. La méditation des Saintes Écritures et la louange de Dieu empêchent l'oisiveté. Commentant le mot du Psaume (119, 82 Vg): " Mes yeux ont défailli sur ta parole ", la Glose remarque: " Celui-là n'est pas oisif, qui se consacre à l'étude de la parole de Dieu. Celui qui se livre au travail matériel ne l'emporte pas sur celui qui s'applique à la connaissance de la vérité. " C'est pourquoi les religieux ne sont pas pour ces motifs obligés aux travaux manuels, pas plus d'ailleurs que les séculiers. A moins toutefois que les statuts de leur ordre ne leur en fassent une obligation. Tel est le cas visé par S. Jérôme: " Les monastères égyptiens ont cette coutume de ne recevoir aucun moine qui ne veuille s'occuper et travailler, moins pour se procurer la subsistance matérielle qu'en vue du salut de l'âme, et pour empêcher les pernicieuses divagations de l'esprit. " Si nous considérons enfin le travail manuel comme moyen de faire l'aumône, il n'est pas non plus l'objet d'aucun précepte. Exceptons seulement le cas où l'on se trouverait dans la nécessité de faire l'aumône et où l'on ne pourrait se procurer autrement de quoi subvenir aux besoins des pauvres. Dans ce cas, religieux et séculiers seraient pareillement obligés de travailler de leurs mains.


Solutions: 1. Ce précepte, formulé par S. Paul est de droit naturel. Aussi sur ce texte (2 Th 3, 6): " Pour que vous vous teniez à l'écart de tout frère dont la conduite est déréglée ", la Glose dit-elle: " C'est-à-dire n'est pas conforme à ce que demande l'ordre de la nature. " Il s'agit de ceux qui abandonnaient le travail des mains. En effet, la nature elle-même a donné des mains à l'homme, au lieu des armes et des revêtements protecteurs dont elle a pourvu les autres animaux, afin que, par ses mains, l'homme se procure ces secours, et tout ce qui lui est nécessaire. Cela montre que ce précepte, comme tous les préceptes de la loi naturelle, oblige pareillement les religieux et les séculiers. Cependant, tous ceux qui ne travaillent pas de leurs mains ne pèchent pas. Ces préceptes de la loi naturelle, qui regardent le bien général, n'obligent pas chaque individu. Il suffit que celui-ci vaque à tels offices et celui-là à tel autre. Certains sont artisans, d'autres laboureurs, d'autres juges, d'autres docteurs, et ainsi de suite, selon le mot de S. Paul (1 Co 12, 17): " Si tout ton corps est oeil, où sera l'oreille; s'il est tout entier oreille, où sera l'odorat? " 2. Cette Glose est empruntée au livre que S. Augustin a dirigé contre certains moines qui déclaraient le travail manuel illicite pour les serviteurs de Dieu, alléguant la parole du Seigneur (Mt 6, 25): " Ne vous inquiétez pas pour votre vie, ni de ce que vous mangerez. " Mais de ce texte de S. Augustin on ne peut conclure à la nécessité pour les religieux de se livrer au travail manuel, si leur subsistance est assurée par ailleurs. Il suffit, pour s'en convaincre, de prendre garde à ce qu’il écrit: " Il veut que les serviteurs de Dieu se procurent de quoi vivre par leur travail manuel. " Cette règle ne s'applique pas moins aux séculiers qu'aux religieux. Deux remarques suffiront à le montrer. D'abord, c'est assez de prendre garde aux termes mêmes dont S. Paul se sert (2 Th 3, 6): " Tenez-vous à l'écart de tout frère qui mène une vie déréglée. " (Il appelle frères tous les chrétiens, car il n'y avait pas encore d'ordres religieux en ce temps-là.) Ensuite, les religieux n'ont, en plus des séculiers, que les obligations issues de la règle dont ils ont fait profession. Donc, si la règle ne leur impose rien en fait de travail manuel, ils n'ont pas sur ce point d'autres obligations que les séculiers. 3. On peut vaquer de deux manières à ces oeuvres spirituelles dont parle S. Augustin: soit pour l'utilité commune, soit pour son utilité personnelle. Ceux qui s'adonnent à ces oeuvres spirituelles pour un motif d'ordre public sont excusés par elles du travail manuel. D'abord, parce qu'ils doivent s'employer complètement à ces oeuvres spirituelles. Ensuite, parce que l'exercice de ces oeuvres leur donne droit à recevoir leur subsistance de ceux pour lesquels ils travaillent. Mais ceux qui vaquent à ces oeuvres non pas à titre officiel, mais à titre privé, ne sont pas dispensés par elles de travailler de leurs mains, et n'en retirent pas le droit de vivre aux dépens des fidèles. C'est d'eux que parle S. Augustin. Il dit: " On peut chanter des cantiques divins tout en travaillant des mains, comme le prouve l'exemple des artisans qui racontent toutes sortes d'histoires sans interrompre leur travail manuel. " Mais cela ne peut s'appliquer à ceux qui chantent à l'église les heures canoniques; sa remarque concerne manifestement ceux qui disent des psaumes ou des hymnes comme prières privées. De même, ce qu'il dit de la lecture et de la prière s'entend des prières et lectures privées que font parfois les laïques eux-mêmes. Cela ne s'applique pas à ceux qui font des prières publiques dans les églises, ni à ceux qui font des cours publics dans les écoles. Aussi ne dit-il pas: qui prétendent vaquer à l'enseignement ou à l'instruction, mais bien: qui prétendent vaquer à la lecture. Enfin, c'est dans le même sens qu'il parle de la prédication. Il ne s'agit pas de celle qui se fait publiquement au peuple, mais d'une prédication qui s'adresse à un seul ou à un petit nombre, plutôt par manière d’admonition privée. Aussi est-ce à dessein qu'il dit: Si quelqu'un doit faire une causerie (sermo). Sur quoi la Glose remarque: " Le sermo se fait en privé, la praedicatio en public. " 4. Ceux qui méprisent tout pour Dieu sont tenus à travailler de leurs mains quand ils n'ont pas autrement de quoi vivre, ou de quoi faire l'aumône, dans le cas où faire l'aumône tombe sous le précepte, mais non autrement, nous venons de le dire. C'est en ce sens que parle la Glose. 5. Si les Apôtres ont travaillé de leurs mains, ils l'ont fait parfois par nécessité, parfois comme oeuvre de surérogation. Par nécessité, quand ils ne pouvaient recevoir des autres la subsistance. S. Paul écrit:


" Nous prenons la peine de travailler de nos mains " (1 Co 4, 12). Et la Glose explique: " Parce que nul ne nous donne. " A titre d'œuvre de surérogation, ainsi qu'il ressort du mot de S. Paul (1 Co 9, 1. 14) rappelant qu’il n’a pas usé du droit qu'il avait de vivre de l’Évangile. Il agissait ainsi par surérogation pour trois motifs. D'abord, pour enlever le prétexte de prêcher aux faux apôtres, qui prêchaient uniquement pour des gains temporels. Car il dit (2 Co 11, 12) . " Ce que j'ai fait, je le ferai encore pour leur ôter tout prétexte, etc. " Ensuite, pour n'être pas à charge à ceux qu'il évangélisait, car il écrivait (2 Co 12, 13): " Qu'avez-vous eu de moins que les autres, si ce n'est que, moi, je ne vous ai pas été à charge? " Enfin, pour donner aux oisifs l'exemple du travail (2 Th 3, 8): " Au travail jour et nuit pour vous donner l'exemple à suivre. " L'Apôtre, cependant, ne le faisait pas là où il trouvait la facilité de prêcher chaque jour, par exemple à Athènes, comme le remarque S. Augustin. Les religieux ne sont pas pour cela tenus d'imiter S. Paul, attendu qu'ils ne sont pas astreints à toutes les oeuvres de surérogation. Les autres Apôtres non plus ne travaillaient pas de leurs mains. ARTICLE 4: Les religieux ont-ils le droit de vivre d'aumônes? Objections: 1. Il semble que non. En effet, l'Apôtre (1 Tm 5, 16) défend aux veuves de vivre des aumônes de l'Église si elles peuvent subsister autrement, " afin que l'Église puisse subvenir aux besoins des veuves qui le sont vraiment ". S. Jérôme écrit: " Ceux qui peuvent être aidés dans leurs besoins par les biens de leurs parents, s'ils reçoivent ce qui revient aux pauvres, se rendent manifestement coupables de sacrilège et, par cet abus, mangent et boivent leur propre condamnation. " Or les religieux peuvent vivre du travail de leurs mains s'ils sont valides. Ils semblent donc qu'ils pèchent en mangeant les aumônes destinées aux pauvres. 2. Vivre aux dépens des fidèles, c'est le salaire réservé aux prédications de l'Évangile pour leur travail, selon cette parole (Mt 10, 10): " L'ouvrier mérite, sa nourriture. " Mais la prédication de l'Évangile n'est pas l'office des religieux. C'est surtout celui des prélats, qui sont pasteurs et docteurs. Donc les religieux ne peuvent vivre licitement sur les aumônes des fidèles. 3. Les religieux sont dans l'état de perfection. Mais il est plus parfait de donner l'aumône que de la recevoir, selon cette parole (Ac 20, 35) " Il est plus heureux de donner que de recevoir. " Donc ils ne doivent pas vivre d'aumônes, mais plutôt faire l'aumône avec le produit du travail de leurs mains. 4. Il appartient aux religieux d'éviter les obstacles à la vertu et les occasions de péché. Mais l'usage de recevoir l'aumône fait naître des occasions de péché et empêche l'exercice de la vertu. C'est pourquoi sur ce texte (2 Th 3, 9): " Pour vous proposer en nous-mêmes l'exemple etc. ", la Glose remarque: " Celui qui, adonné à l'oisiveté, prend l'habitude de s'asseoir à une table étrangère, en vient nécessairement à flatter qui le nourrit. " Il est écrit ailleurs (Ex 23, 8): " Tu n'accepteras pas de présents. Car le présent aveugle les gens clairvoyants et ruine les causes des justes. " Et encore (Pr 22, 7): " L'emprunteur devient l'esclave du prêteur ", ce qui est contraire à la religion. Aussi sur ce texte: " Pour vous proposer en nous-mêmes, etc. ", la Glose note-t-elle: " Notre religion appelle les hommes à la liberté. " Il semble donc que les religieux ne doivent pas vivre d'aumônes. 5. Les religieux sont spécialement tenus d'imiter la perfection des Apôtres. " Nous tous, qui sommes des parfaits, c'est ainsi que nous devons penser " a dit S. Paul (Ph 3, 15). Mais S. Paul ne voulait pas vivre aux dépens des fidèles pour enlever aux faux apôtres, dit-il lui-même, tout prétexte de le faire (2 Co 11, 12), et pour ne pas scandaliser les faibles, explique-t-il ailleurs (1 Co 9, 12). Il semble donc que, pour les mêmes raisons, les religieux doivent s'abstenir de vivre d'aumônes. D'où le mot de S. Augustin: " Supprimez les occasions de honteux trafics, qui portent atteinte à votre bon renom et qui scandalisent les faibles. Montrez aux hommes que vous ne cherchez pas une vie facile dans l'oisiveté, mais le royaume de Dieu par le chemin étroit et resserré. "


En sens contraire, selon S. Grégoire, pendant trois ans, S. Benoît dans la grotte d'où il ne sortait pas, se nourrit, ayant quitté sa maison et ses proches, de ce que lui donnait un moine appelé Romain. Et quoiqu'il fût en bonne santé, on ne nous dit pas qu'il ait gagné sa vie par le travail de ses mains. Donc les religieux peuvent légitimement vivre d'aumônes. Réponse: Chacun a le droit de vivre de ce qui est à lui ou de ce qui lui est dû. Or un bien devient à nous par la libéralité du donateur. C'est pourquoi les religieux et les clercs, dont les monastères ou les églises, par la munificence des princes ou des autres fidèles, ont reçu des ressources pour assurer leur subsistance, peuvent légitimement vivre de ces biens sans avoir à travailler de leurs mains. Et cependant, il est certain que c'est là vivre d'aumônes. Pareillement, si les religieux reçoivent des fidèles des biens meubles, ils ont le droit d'en vivre. Il est absurde de prétendre qu'il est permis de recevoir de grandes propriétés en aumônes, mais qu'il est défendu d'accepter du pain ou un peu d'argent. Mais parce que ces libéralités semblent faites aux religieux pour qu'ils puissent vaquer plus librement aux activités de leur vie religieuse, dont leurs bienfaiteurs temporels souhaitent bénéficier, l'usage de ces dons deviendrait illicite si les religieux cessaient de s'appliquer à ces activités, car, autant qu'il dépend d'eux, ils décevraient l'intention de ceux qui leur ont fait ces largesses. Quant à ce qui nous est dû, cela peut l'être à deux titres différents. Celui, d'abord, de la nécessité qui, d'après S. Ambroise fait toutes choses communes. Donc, si les religieux sont dans le besoin, ils peuvent licitement vivre d'aumônes. Et cette nécessité peut avoir plusieurs causes. L'infirmité corporelle, par exemple, qui les empêche de gagner leur vie en travaillant. Ou bien le peu que leur travail leur rapporte et qui ne suffit pas à leur subsistance. Ce qui fait dire à S. Augustin: " Les aumônes des fidèles ne doivent pas manquer aux serviteurs de Dieu qui travaillent de leurs mains, comme un secours pour suffire à leurs nécessités. Il ne faut pas que les heures qu'ils consacrent à la formation de l'esprit, et qui excluent toute occupation manuelle, deviennent la source d'une gêne excessive. " Une troisième cause de cette nécessité de l'aumône est la condition première de ceux qui n'avaient pas l'habitude du travail manuel. S. Augustin a écrit: " Si dans le siècle, ils avaient de quoi vivre sans pratiquer un métier, fortune qu'ils ont distribuée aux pauvres lors de leur conversion à Dieu, il faut croire à leur faiblesse et la supporter. D'ordinaire de telles gens, élevés trop mollement, ne peuvent endurer la fatigue des travaux corporels. " D'autre part l'aumône est due à quelqu'un pour le service temporel ou spirituel qu'il fournit (1 Co 9, 11): " Si nous avons semé en vous les biens spirituels, est-il extraordinaire que nous récoltions vos biens matériels? " Et de ce point de vue, les religieux peuvent vivre d'aumônes comme leur étant dues dans l'un ou l'autre des quatre cas suivants. 1° S'ils prêchent par l'autorité de prélats. 2° S'ils sont ministres de l'autel (1 Co 9, 13): " Ceux qui sont au service de l'autel ont part aux revenus de l'autel. De même, le Seigneur a établi que ceux qui prêchent l’Évangile, vivent de l’Évangile. " Et S. Augustin: " S'ils sont prédicateurs, je l'accorde, ils l'ont (la faculté de vivre aux dépens des fidèles); s'ils sont ministres de l'autel, dispensateurs des sacrements, j'accorde qu'ils n'usurpent pas, mais qu'ils sont fondés à revendiquer cette faculté. " Et la raison en est que le sacrement de l'autel, partout où il s'accomplit, intéresse le bien de tout le peuple fidèle. 3° S'ils s'appliquent à étudier la Sainte Écriture pour la commune utilité de toute l'Église. Aussi S. Jérôme écrit-il: " En Judée, cette coutume a persévéré jusqu'à maintenant, non seulement parmi nous mais parmi les juifs, que ceux qui méditent jour et nuit la loi du Seigneur et n'ont pas sur terre d'autre père que Dieu, bénéficient de l'assistance du monde entier. " 4° Si les biens qu'ils possédaient ont été donnés au monastère, ils peuvent vivre des aumônes faites au monastère. C'est ce que dit S. Augustin Il: " Ceux qui après avoir abandonné ou distribué leur fortune, grande ou médiocre, ont voulu prendre rang, par une pieuse et salutaire humilité, parmi les pauvres du Christ, ont le droit en retour de voir leur subsistance assurée par les ressources communes et la charité fraternelle. S'ils travaillent de leurs mains, cela mérite d'être loué. Mais s'ils ne le veulent pas, qui oserait les y contraindre? " Et il ajoute " Il n'y a pas lieu de faire attention en quel monastère ou en quel endroit la fortune dont il s'agit a été distribuée à des frères pauvres: tous les chrétiens forment un seul état. "


Mais s'il se rencontre des religieux qui, sans cette excuse de la nécessité ou des services rendus, prétendent vivre dans l'oisiveté d'aumônes destinées aux pauvres, leur conduite est inadmissible, selon S. Augustin: " Le plus souvent, ce sont des gens de condition servile, des paysans, ou des artisans habitués au travail des mains qui veulent s'engager au service de Dieu par la profession religieuse. Il n'est pas toujours facile de voir si c'est le service de Dieu qui les attire, ou le désir d'échanger une vie pauvre et laborieuse contre une autre qui leur assurera, sans qu'ils aient à s'inquiéter de rien, le vivre et le vêtement, et par-dessus le marché, la considération de ceux dont ils avaient coutume de recevoir mépris et brutalités. Ceux-là seraient mal venus d'alléguer leur débilité corporelle pour échapper à l'obligation de travailler. Leur condition antérieure suffit à les réfuter. " Et plus loin: " S'ils ne veulent pas travailler, qu'ils ne mangent pas non plus. Car ce n'est pas vraiment pour que les pauvres fassent les fiers que les riches s'humilient jusqu'à embrasser la piété monastique. Dans une vie où les sénateurs se font laborieux, il n'est pas admissible que les ouvriers deviennent oisifs, et que là où viennent les possesseurs de grands domaines renonçant à leurs délices, les rustres fassent les délicats. " Solutions: 1 - Ces textes visent le cas de nécessité, où il est impossible de subvenir autrement aux besoins des pauvres. Dans ce cas, les religieux seraient obligés, non seulement de ne pas accepter d'aumônes, mais de donner leurs biens, s'ils en ont, pour le soulagement des pauvres. 2. La prédication appartient aux prélats par office; elle peut appartenir aux religieux par délégation. Et ainsi, puisqu'ils sont admis à travailler dans le champ du Seigneur, ils peuvent en vivre, selon S. Paul (2 Tm 2, 6): " Il faut que le laboureur qui travaille bénéficie le premier de la récolte. " Cela s'entend, explique la Glose, " du prédicateur qui, dans le champ de l’Église, cultive, avec le soc de la divine parole, le coeur de ceux qui l'écoutent ". Peuvent aussi vivre d'aumônes les personnes qui servent les prédicateurs. A propos du mot de S. Paul (Rm 15, 27): " Si les païens sont devenus participants de leurs biens spirituels, ils doivent les assister de leurs ressources matérielles ", la glose observe qu'il s'agit " des Juifs qui, de Jérusalem, ont envoyé des prédicateurs ". Nous avons énuméré d'autres motifs encore qui assurent à quelqu'un le droit de vivre aux dépens des fidèles. 3. Toutes choses égales d'ailleurs, il est plus parfait de donner que de recevoir. Mais donner ou abandonner pour le Christ tous ses biens, puis recevoir le peu qu'il faut pour vivre, nous venons de le montrer: c'est mieux que de faire aux pauvres des aumônes partielles. 4. Recevoir des dons pour accroître sa fortune, ou même recevoir d'un autre les aliments qu'il ne vous doit pas, sans qu'il y ait ni service rendu ni nécessité, expose en effet à pécher. Mais nous avons vu que ce n'est pas le cas des religieux. 5. Lorsque la nécessité et l'utilité, en raison desquelles certains religieux vivent d'aumônes sans travailler de leurs mains, apparaissent manifestement, il ne peut être question de scandale des faibles. Il n'y a de scandale que pour les pharisiens, et le Seigneur a commandé de le mépriser (Mt 15, 14). Mais s'il n'y avait pas de nécessité et d'utilité évidentes, les faibles pourraient s'en trouver scandalisés, ce que l'on doit éviter. Cependant, le même scandale peut venir de ceux qui vivent paresseusement des ressources communes. ARTICLE 5: Est-il permis aux religieux de mendier? Objections: 1. Non. Car S. Augustin a écrit " L'astucieux ennemi a dispersé jusqu'à maintenant un si grand nombre d'hypocrites en habit de moines, qui vagabondent par les provinces... " Et plus loin: " Tous demandent, tous réclament qu'on assiste leur pauvreté lucrative ou qu'on récompense leur sainteté simulée. " Il semble donc que l'on doive réprouver la vie des religieux mendiants. 2. Il est écrit (1 Th 4, 11): " Travaillez de vos mains, comme nous vous l'avons prescrit, conduisezvous honnêtement envers ceux du dehors et ne demandez rien à personne. " Ce que la Glose


commente ainsi: " Il faut travailler et ne pas rester oisif, par dignité et pour être une lumière aux yeux des incroyants. Ne désirez même pas le bien d'autrui, bien loin de demander ou de prendre quelque chose. " Sur cet autre texte (2 Th 3, 10): " Si quelqu'un ne veut pas travailler, etc. " elle remarque: " Il veut que les serviteurs de Dieu gagnent leur vie par leur travail corporel, pour qu'ils ne soient pas contraints par l'indigence à demander le nécessaire ", c'est-à-dire à mendier; Donc il ne convient pas aux religieux de mendier. 3. Une conduite prohibée par la loi et contraire à la justice ne convient pas aux religieux. Mais la mendicité est prohibée par la loi de Dieu (Dt 15, 4): " Il n'y aura parmi vous aucun indigent, aucun mendiant. " Et dans le Psaume (37, 25): " je n'ai pas vu le juste dans l'abandon, ni ses enfants chercher leur pain. " Le droit civil punit de même le mendiant valide: c'est dans le code. Donc il ne convient pas aux religieux de mendier. 4. " On ne doit rougir que d'un acte honteux ", déclare S. Jean Damascène. Mais d’après S. Ambroise " la honte de demander trahit l'homme de bonne naissance ". Donc il est honteux de mendier et cela ne convient pas à des religieux. 5. Les prédicateurs de l'Évangile sont qualifiés entre tous pour vivre d'aumônes. Il existe à leur égard un ordre du Seigneur qui a été cité plus haut. Et cependant il ne leur appartient pas de mendier. Sur ce texte (2 Tm 2, 6): " Le laboureur qui travaille, etc. ", la Glose dit: " L'Apôtre veut que l'évangéliste comprenne que s'il demande à ceux parmi lesquels il travaille d'assurer sa subsistance, ce n'est pas par mendicité, mais par autorité. " Il semble donc que les religieux n'aient pas le droit de mendier. En sens contraire, il appartient aux religieux de vivre à l'imitation du Christ. Mais le Christ a mendié d'après le Psaume (40, 18): " Pour moi, je suis mendiant et pauvre. " A ce sujet la Glose affirme: " Le Christ a dit cela de lui-même à cause de sa condition d'esclave. " Et plus loin: " Le mendiant est celui qui demande à autrui, et le pauvre est celui qui ne se suffit pas à lui-même. " Nous lisons dans un autre Psaume (70, 6): " Moi, je suis indigent, c'est-à-dire un homme qui tend la main, et pauvre, c'est-à-dire incapable de me suffire, faute de ressources. " Et S. Jérôme dans une de ses lettres: " Prends garde, pendant que ton Seigneur mendie, lui le Christ, d'entasser des richesses qui appartiennent à autrui. " Donc, pour des religieux il est convenable de mendier. Réponse: Au sujet de la mendicité, deux points de vue sont à envisager. Le premier part de l'acte même de mendier, qui implique une certaine abjection. En effet, parmi tous les hommes, on considère comme les plus vils ceux qui ne sont pas seulement pauvres, mais qui sont contraints d'obtenir d'autrui leur subsistance. De ce point de vue, mendier devient pour certains un acte louable d'humilité, comme c'en est un d'embrasser certaines pratiques humiliantes à titre de remèdes efficaces contre l'orgueil que l'on veut détruire en soi-même ou, par l'exemple, chez les autres. Ainsi le mal qui vient d'un excès de chaleur se guérit très efficacement par des applications extrêmement froides. De même, la tendance à s'enorgueillir se traite avantageusement par les excès de l'humiliation. C'est pourquoi il est dit dans les Décrets: " C'est s'exercer à l'humilité que de se livrer à des tâches viles et à des services particulièrement indignes; car on peut ainsi guérir le vice de l'arrogance et la gloire humaine. " Aussi S. Jérôme loue Fabiola parce qu'elle " souhaita après avoir distribué tous ses biens, recevoir elle-même l'aumône pour l'amour du Christ " C'est ce qu'a fait S. Alexis. Ayant tout quitté pou le Christ, il se faisait une joie de recevoir l'aumône de ses propres esclaves. De S. Arsène nous lisons pareillement qu'il rendit grâce de s'être trouvé dans la nécessité de demander l'aumône. C'est pourquoi l'on enjoint parfois comme pénitence pour des fautes graves de faire quelque pèlerinage en mendiant son pain. Cependant l'humilité, comme les autres vertus, doit s'accompagner de discrétion. Aussi convient-il de n'exercer qu'avec discernement la mendicité comme moyen de s'humilier, pour ne pas encourir le reproche de cupidité ou de tout autre vice. L'autre point de vue considère le résultat de la mendicité. A cet égard on peut être poussé à mendier par deux motifs différents. Par le désir de se procurer de l'argent ou une vie de paresse. Cette


mendicité est illicite. Ou bien par raison de nécessité ou d'utilité. De nécessité, si l'on ne peut assurer par un autre moyen sa subsistance. D'utilité, si l'on se propose de faire quelque chose d'utile qui ne peut se réaliser que grâce aux aumônes des fidèles. Tel est le cas, par exemple, d'un pont ou d'une église à construire, et de toutes les entreprises qui intéressent le bien commun, comme d'entretenir des étudiants pour qu'ils puissent vaquer à l'étude de la sagesse. A cet égard, la mendicité est permise aux religieux comme aux séculiers. Solutions: 1. S. Augustin, dans ce passage, vise expressément ceux qui mendient par cupidité. 2. La première Glose parle d'une demande inspirée par la cupidité, comme il ressort des paroles de S. Paul. La seconde vise ceux qui, sans rendre aucun service, demandent leur nécessaire pour vivre dans l'oisiveté. Mais on ne vit pas dans l'oisiveté si l'on se rend utile, de quelque manière que ce soit. 3. Ce précepte de la loi divine ne prohibe pas la mendicité. Il défend aux riches d'être d'une telle ladrerie que certains hommes se voient obligés de mendier par indigence. La loi civile punit les mendiants valides que ni l'utilité ni la nécessité n'obligent à mendier. 4. Il y a deux sortes de honte, celle qui s'attache au vice et celle qui s'attache à quelque défaut extérieur, l'infirmité, par exemple, ou la pauvreté. C'est dans ce second sens que la mendicité est dite honteuse. Elle n'a donc rien à voir avec le péché mais éventuellement avec l'humilité, nous venons de le dire. 5. La nourriture est due aux prédicateurs par ceux qu'ils évangélisent. S'il leur plaît toutefois de ne pas faire valoir leurs droits mais de tendre la main et de faire figure de mendiants, cette conduite tend à une plus grande humilité. ARTICLE 6: Est-il permis aux religieux de porter des vêtements plus grossiers que les autres? Objections: 1. Il semble que non. S. Paul écrit que nous devons nous abstenir de tout ce qui a mauvaise apparence (1 Th 5, 22). Tel est le cas du vêtement grossier à l'excès, car le Seigneur a dit (Mt 7, 15): " Méfiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous vêtus de peaux de moutons. " Sur ce texte (Ap 6, 8): " Voici un cheval verdâtre, etc. ", la Glose explique: " Voyant qu'il ne gagne rien par les tribulations violentes ni par les hérésies manifestes, le diable envoie de faux frères qui, sous l'habit religieux, se muent en chevaux noirs et roux, pour pervertir la foi. " Il semble donc que les religieux ne doivent pas porter des vêtements grossiers. 2. S. Jérôme a écrit: " Évite les vêtements sombres, tout autant que les blancs. Le luxe et la malpropreté sont pareillement à éviter; l'un sent la recherche du plaisir, l'autre la vaine gloire. " Mais la vaine gloire étant un péché plus grave que la recherche du plaisir, les religieux, qui doivent tendre à la perfection, doivent éviter de porter des habits grossiers plus encore qu'un vêtement de prix. 3. Les religieux surtout doivent s'adonner aux oeuvres de pénitence. Mais on doit s'abstenir, quand on fait pénitence, des marques extérieures de tristesse; il est requis d'avoir l'air joyeux comme dit le Seigneur (Mt 6, 16): " Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme les hypocrites. " Et plus loin: " Quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage. " Ce que S. Augustin commente ainsi -: " On doit bien prendre garde, en lisant ce chapitre, que la prétention peut se rencontrer, non pas seulement dans la netteté et le luxe du corps, mais aussi dans la saleté et les habits de deuil; et cette prétention là est la plus périlleuse, car elle séduit par l'apparence du service de Dieu. " Il semble donc que les religieux ne doivent pas porter de vêtements grossiers. En sens contraire, l'Apôtre a dit (He 11, 37) " Ils erraient vêtus de peaux de moutons et de lièvres ", c'est-à-dire, selon la Glose, " comme Elie et ses pareils ". Nous lisons pareillement dans les Décrets: "


Si on les voit se moquer des personnes qui portent des habits vils et religieux, qu'on les punisse. Car, aux temps anciens, toute personne consacrée portait un vêtement pauvre et grossier. " Réponse: Quand il s'agit de biens extérieurs, observe S. Augustin, " ce n'est pas leur usage, mais la passion qu'on y met, qui fait la faute ". Pour discerner ce qu'il en est, on doit prendre garde qu'un habit rude et grossier peut s'envisager de deux manières différentes. Il peut être le signe d'une disposition ou d'un état. " Un homme se fait connaître à la manière dont il est vêtu " (Si 19, 30). Ainsi considérée, la grossièreté de l'habit peut signifier la tristesse. Aussi les personnes qui sont dans le chagrin ont-elles coutume de s'habiller grossièrement. Tandis qu'au contraire, en temps de fête et de réjouissance, on porte des vêtements plus recherchés. C'est pourquoi les pénitents sont revêtus d'habits grossiers. Témoins ce roi, au livre de Jonas (3, 6) qui " était vêtu d'un sac ", et Achab (1 R 21, 27) qui " se couvrit d'un cilice ". D'autres fois, elle signifie le mépris des richesses et du faste mondain. " Le vêtement sale est le signe d'une âme propre, écrit S. Jérôme; une tunique grossière prouve le mépris du siècle. A condition toutefois que l'âme n'en conçoive pas d'orgueil et que l'habit ne soit pas en désaccord avec le langage. " Selon ces deux points de vue, il convient aux religieux de porter des vêtements grossiers parce que la vie religieuse est un état de pénitence et de mépris de la gloire mondaine. Mais on peut avoir trois motifs d'en faire état vis-à-vis d'autrui. D'abord celui de s'humilier. De même, en effet, que l'éclat du vêtement rend fier le coeur d'un homme, sa bassesse l'humilie. Parlant d'Achab, qui s'était couvert d'un cilice, le Seigneur dit à Élie (l R 21, 29): " As-tu vu Achab humilié devant moi? " Ensuite le motif de donner l'exemple sur ce texte (Mt 3, 4): " Il portait un vêtement de poils de chameau, etc. ", la Glose dit: " Celui qui prêchait la pénitence, portait un vêtement de pénitence. " Enfin, un motif de vaine gloire, selon la parole de S. Augustin: " La prétention peut se trouver aussi dans la saleté et les habits de deuil. " Il est louable de porter des vêtements grossiers pour les deux premiers motifs; pour le troisième, cela est vicieux. Enfin un habit rude et grossier peut être considéré comme dénonçant l'avarice ou la négligence. Et de cette manière aussi, il y a là du vice. Solutions: 1. La grossièreté du vêtement, par elle-même, ne reflète pas le mal. Elle reflète le bien, comme signifiant le mépris de la gloire mondaine. C'est pour cela que les méchants cachent leur malice sous la grossièreté du vêtement. D'où ce mot de S. Augustin: " Les brebis ne vont pas haïr leur vêtement parce que les loups ont coutume de s'y cacher. " 2. S. Jérôme parle en cet endroit de vêtements grossiers portés en vue de la gloire humaine. 3. L'enseignement du Seigneur est que les hommes ne doivent rien faire pour l'apparence en matière d'oeuvres saintes. Ce qui est surtout à craindre lorsqu'on fait du nouveau. C'est pourquoi S. Jean Chrysostome écrit: " Celui qui prie ne fera rien d'insolite qui attire le regard des hommes, comme de crier, de se frapper la poitrine, d'étendre les bras en croix. " La nouveauté même de ces choses provoquerait l'attention. Ce qui ne veut pas dire que toute nouveauté, propre à attirer l'attention des hommes, soit répréhensible. On peut en user bien et mal. Aussi S. Augustin écrit-il: " Celui qui en professant le christianisme, attire sur lui le regard des hommes par une tenue sordide et une malpropreté insolite, s'il le fait par choix et non par nécessité, on peut voir d'après ses autres oeuvres si c'est de sa part mépris de la recherche superflue, ou ambition. Quant aux religieux, il y a peu d'apparence qu'ils le fassent par ambition, puisqu'ils portent un habit grossier comme signe de leur profession, qui est justement celle de mépriser le monde. "

Somme Théologique IIa-IIae


QUESTION 188: LES DIVERSES FORMES DE VIE RELIGIEUSE 1. Y a-t-il plusieurs formes de vie religieuse, ou une seule? - 2. Un ordre religieux peut-il avoir pour but les oeuvres de la vie active? - 3. Un ordre religieux peut-il avoir pour but de faire la guerre? - 4. Un ordre religieux peut-il être institué en vue de la prédication et des oeuvres analogues? - 5. Un ordre religieux peut-il être institué en vue de l'étude? - 6. Un ordre religieux voué à la vie contemplative est-il supérieur à un ordre voué à la vie active? - 7. Posséder quelque chose en commun rabaisse-t-il la perfection de la vie religieuse? - 8. La vie religieuse des solitaires doit-elle être mise au-dessus de la vie en communauté? ARTICLE 1: Y a-t-il plusieurs formes de vie religieuse, ou une seule? Objections: 1. Il semble qu'il ne puisse y en avoir qu'une. En effet, nulle diversité n'est possible en ce qui représente une réalisation totale et parfaite. C'est pour cela qu'il ne peut y avoir qu'un seul bien premier et suprême, comme nous l'avons établi dans la première Partie. Or S. Grégoire a dit: " Si quelqu'un voue au Dieu Tout-Puissant tout ce qu'il a, tout ce qui fait sa vie, tout ce que aime, c'est un holocauste ", et sans cela on ne peut parler de vie religieuse. 2. Ce qui, pour l'essentiel, est identique, ne saurait présenter que des différences accidentelles. Or nous avons établi que les trois voeux de religion composent l'essentiel de toute vie religieuse. Il semble donc qu'il ne puisse y avoir, entre les formes de la vie religieuse, de différence spécifique, mais seulement accidentelle. 3. Nous avons dit d que religieux et évêques sont pareillement dans l'état de perfection. Or il n'y a pas plusieurs sortes de vie épiscopale mais une seule. Aussi S. Jérôme écrit-il: " Partout où il y a un évêque, à Rome ou à Gubbio, à Constantinople ou à Reggio, il a la même dignité et le même sacerdoce. " Au même titre il n'y a qu'une forme de vie religieuse. 4. Il faut exclure de l'Église tout ce qui peut engendrer la confusion. Or la diversité des formes de vie religieuse semble propre à jeter la confusion dans le peuple chrétien. C'est d'ailleurs, ce que dit une décrétale relative à l'état des moines et chanoines réguliers. Donc il ne doit pas y avoir plusieurs formes de vie religieuse. En sens contraire, il est écrit dans le Psaume (45, 10 Vg) que la reine " porte un vêtement de couleurs variées ". Réponse: Nous l'avons dit, l'état religieux nous exerce à la perfection de la charité. Or les oeuvres de charité auxquelles l’homme peut s'adonner sont diverses, et diverses aussi les manières de s'y exercer. C'est pourquoi l'on peut distinguer à deux points de vue les formes de vie religieuse. Tout d'abord, en fonction de la diversité des fins auxquelles elles sont ordonnées. Tel ordre religieux, par exemple, est destiné à héberger les pèlerins, tel autre à visiter ou à racheter les prisonniers. Ensuite, en fonction de la diversité des exercices prescrits. Tel ordre châtie le corps par l'abstinence, tel autre par le travail manuel, ou par la pauvreté du vêtement, etc. Mais parce que la fin est en toute affaire ce qui est le plus important, la diversité des ordres religieux qui tient à la diversité des fins qu'ils poursuivent est plus importante que celle qui tient à la diversité de leurs exercices. Solutions: 1. Le don total de soi-même au service de Dieu se rencontre pareillement dans toutes les formes de vie religieuse. A cet égard il n'y a aucune différence entre les ordres religieux, comme si dans tel ordre on se réservait une chose et dans tel autre ordre, une autre. Leur diversité se prend des manières diverses dont il est possible de servir Dieu et des manières diverses dont on peut s'y disposer.


2. Les trois voeux essentiels de religion appartiennent à l'exercice de la vie religieuse à titre de parties principales auxquelles se ramènent les autres, nous l'avons dit plus haut. Mais on peut se préparer différemment à l'observation de chacun d'eux. C'est ainsi qu'on peut se disposer à l'observation du voeu de continence par la retraite dans un lieu solitaire, par l'abstinence, par la mutuelle sauvegarde de la vie en commun, et par beaucoup d'autres moyens analogues. Cela montre que la pratique commune de voeux essentiels admet la diversité des formes de vie religieuse, soit à cause de la diversité des dispositions choisies, soit à cause de la diversité des fins, on vient de l'expliquer. 3. L'évêque, à l'égard de la perfection, fait figure d'agent et le religieux de patient, nous l'avons dit plus haut. Même dans les choses de la nature, plus l'agent est élevé, plus il tend à l'unité; au contraire, les patients sont multiples. Il est donc normal que l'état épiscopal soit un, et les formes de vie religieuse, multiples. 4. La confusion s'oppose à la distinction et à l'ordre. Ainsi donc, la multiplication des ordres religieux engendrerait la confusion s'il en existait plusieurs à poursuivre le même but par les mêmes moyens, sans nécessité ni utilité. Pour éviter cela on a établi cette règle salutaire qu'aucun ordre nouveau ne puisse être institué sans l'approbation du souverain pontife. ARTICLE 2: Un ordre religieux peut-il avoir pour but les oeuvres de la vie active? Objections: 1. Il ne semble pas qu'on doive instituer d'ordre religieux pour les oeuvres de la vie active. Tout ordre religieux, nous l'avons montrés, doit réaliser l'état de perfection. Or la perfection de l'état religieux consiste dans la contemplation des choses divines. Selon Denys " On les appelles moines parce qu'ils exercent de façon pure le culte, c'est-à-dire le service de Dieu, et parce que leur vie, loin d'être divisée, demeure parfaitement une, parce qu'ils s'unifient eux-mêmes par un saint recueillement qui exclut tout divertissement, de façon à tendre vers l'unité d'une vie déiforme et vers la perfection de l'amour divin. " Il semble donc qu'on ne puisse instituer d'ordre religieux pour les oeuvres de la vie active. 2. Il semble que " l'on doive juger des chanoines réguliers comme des moines ", suivant une décrétale'. Une autre décrétale porte que les chanoines réguliers " ne sont pas regardés comme séparés de la société des saints moines ". Et la même remarque vaut pour tous les autres religieux. Or la vie monastique est instituée en vue de la contemplation. D'où le mot de S. Jérôme: " Si tu veux justifier ton nom de moine qui signifie seul, qu'as-tu à faire dans les villes? " La même pensée se retrouve dans les Décrétales. Il semble donc que toute vie religieuse soit ordonnée à la contemplation, et aucune à l'action. 3. La vie active appartient au siècle présent. Or tous les religieux sont censés sortir du siècle. C'est ce que dit S. Grégoire: " Celui qui quitte le siècle et accomplit, le bien qu'il peut, comme s'il était déjà sorti d’Égypte, offre au désert un sacrifice. " Il semble donc qu'aucune forme de vie religieuse ne puisse se proposer pour but la vie active. En sens contraire, il est écrit (Jc 1, 27): " La religion pure et sans tache devant Dieu notre père, c'est de visiter les orphelins et les veuves dans leur épreuve. " Mais cela relève de la vie active. Donc il est juste de donner la vie active pour but à un ordre religieux. Réponse: L'état religieux, avons-nous dit, est ordonné à la perfection de la charité, qui comprend l'amour de Dieu et du prochain. A l'amour de Dieu ressortit directement la vie contemplative, où l'on désire vaquer à Dieu seul. A l'amour du prochain ressortit la vie active, qui se met au service des nécessités du prochain. Et de même que la charité aime le prochain pour Dieu, de même le service du prochain prend valeur de service de Dieu, selon cette parole (Mt 25, 40): " Ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi que vous le faites. " C'est pourquoi ces services rendus au prochain, parce qu'ils se réfèrent ultérieurement à Dieu, sont qualifiés de sacrifices, suivant cette parole (He 13,


16): " N'oubliez pas la bienfaisance et la mise en commun des ressources; c'est par de tels sacrifices qu'on plaît à Dieu. " Or il appartient proprement à la religion d'offrir des sacrifices à Dieu, nous l'avons montré. Il s'ensuit donc que des ordres religieux peuvent parfaitement être institués pour les oeuvres de la vie active. Aussi l'abbé Nesteros a-t-il dit. en distinguant les divers objectifs des ordres religieux: " Certains concentrent leur attention sur la solitude du désert et la pureté du coeur; d'autres sur la discipline des frères et des couvents; d'autres trouvent leur joie dans le service de l'hospitalité. " Solutions: 1. On observe aussi le culte et le service de Dieu dans les oeuvres de la vie active, par lesquelles, nous venons de le dire, on sert le prochain pour l'amour de Dieu. On y observe aussi la vie unifiée, non en ce sens qu'on n'a aucun commerce avec les hommes, mais en ce sens qu'on s'adonne exclusivement aux oeuvres qui regardent le service de Dieu. Et puisque ces religieux s'appliquent aux oeuvres de la vie active en vue de Dieu, il s'ensuit que chez eux l'action dérive de la contemplation des choses divines. Ils ne sont donc pas entièrement privés du fruit de la vie contemplative. 2. Les moines et tous les autres religieux sont, en effet, à égalité pour ce qu'il y a de commun dans toutes les formes de vie religieuse. Tous doivent pareillement se donner tout entiers au service de Dieu, observer les voeux essentiels de religion, et se tenir éloignés des affaires séculières. Mais la comparaison ne tient plus pour les autres éléments propres à la profession monastique, et qui ont spécialement pour objet la vie contemplative. Aussi la décrétale alléguée ne dit pas simplement qu'il " faut appliquer aux chanoines réguliers la même règle qu'aux moines ", mais " pour ce qui regarde les choses dont elle a parlé ", à savoir qu'ils " ne doivent pas exercer l'office d'avocat dans les causes judiciaires ". Quant à la seconde décrétale, après avoir dit que les chanoines réguliers " ne sont pas regardés comme séparés de la société des moines ", elle ajoute: " Ils suivent néanmoins une règle plus large. " D'où il apparaît qu'ils ne sont pas astreints à toutes les obligations des moines. 3. On peut-être dans le siècle de deux manières: par le corps ou par l'esprit. Parlant à ses disciples, le Seigneur disait, en effet (Jn 15, 19): " je vous ai choisis en vous tirant du monde. " Parlant d'eux à son Père, il disait en revanche (Jn 17, 11): " Ceux-ci sont dans le monde, et moi je vais à toi. " Les religieux occupés aux oeuvres de la vie active sont dans le monde par leur corps. Mais ils n'y sont pas par l'esprit. Car s'ils s'occupent de choses extérieures, ce n'est pas qu'ils cherchent quelque bien dans le monde, c'est uniquement pour le service de Dieu. Ils " usent de ce monde comme n'en usant pas ", ainsi qu'il est écrit (1 Co 7, 31). Aussi, après le texte déjà cité: " La religion pure et sans tache, c'est de visiter les orphelins et les veuves ", lisons-nous cet autre (Jc 1, 27): " et se garder sans tache à l'écart du monde ", ce qui veut dire qu'on ne doit pas laisser son coeur s'attacher au monde. ARTICLE 3: Un ordre religieux peut-il avoir pour but de faire la guerre? Objections: 1. Il apparaît que non. Tout ordre religieux doit réaliser l'état de perfection. Or la perfection de la vie chrétienne implique ce que disait le Seigneur (Mt 5, 39): " Et moi je vous dis de ne pas résister au mal; si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui la gauche ", ce qui s'oppose au devoir militaire. Donc aucun ordre religieux ne peut être institué en vue de la vie militaire. 2. Le corps à corps des combats est plus brutal que les luttes verbales du prétoire. Mais l'office d'avocat est interdit aux religieux par la décrétale alléguée plus haut. A plus forte raison, semble-t-il, la vie militaire. 3. L'état religieux est un état de pénitence, on l'a dit. Mais le droit interdit la vie militaire aux pénitents: " Il est absolument contraire aux règles ecclésiastiques, lisons-nous dans les Décrets, de revenir à la milice séculière après qu'on s'est adonné à la pénitence. " Donc aucun ordre ne peut être institué en vue du métier des armes.


4. Aucun ordre religieux ne peut se proposer un but injuste. Or, d'après S. Isidore, " la guerre juste est celle qui s'entreprend en vertu d'un ordre de l'empereur ". Les religieux étant des personnes privées, il semble donc qu'il ne leur soit pas permis de faire la guerre. Il ne saurait donc être question d'instituer un ordre religieux à cette fin. En sens contraire, S. Augustin a écrit: " Ne crois pas que nul de ceux qui portent les armes ne puisse plaire à Dieu. Parmi eux nous trouvons David, auquel le Seigneur a rendu un beau témoignage. " Or les ordres religieux sont institués pour que les hommes plaisent à Dieu. Rien n'empêche donc d'en instituer en vue de la vie militaire. Réponse: Un ordre religieux, nous l'avons dit, peut être institué non seulement pour les oeuvres de la vie contemplative, mais pour celles de la vie active en tant qu'elles concernent l'assistance du prochain et le service de Dieu, et non pas en tant qu'on s'y propose quelque objectif humain. Or la fonction militaire est susceptible d'être ordonnée au bien du prochain, et non pas au bien des particuliers uniquement, mais encore à la défense de tout l'état. Aussi est-il écrit de Judas Maccabée (1 M 3, 2): " Il menait joyeusement le combat d'Israël, et il accrut la gloire de son peuple. " Le métier des armes peut aussi servir au maintien du culte divin. Or rapporte justement ce mot de Judas Maccabée (1 M 3, 21): " Nous combattrons pour nos âmes et pour notre loi. " Et celui-ci, de Simon (1 M 13, 3): " Vous savez tout ce que moi et mes frères et la maison de mon père avons soutenu de combats pour notre loi et notre sanctuaire. " Il est donc convenable d'instituer un ordre religieux pour la vie militaire, non certes en vue d'un intérêt temporel, mais pour la défense du culte divin et le salut public, ou encore la défense des pauvres et des opprimés. Car il est écrit (Ps 82, 4): " Sauvez le pauvre, arrachez l'indigent au pouvoir du pécheur. " Solutions: 1. Il y a deux façons de ne pas résister au mal. La première consiste à pardonner une injure personnelle. Cette manière d'agir peut contribuer à la perfection, quand elle favorise le salut d'autrui. La seconde consiste à souffrir sans impatience l'injure faite à autrui. Et cela relève de l'imperfection ou même du vice, si l'on était capable de résister à l'insulteur. C'est pourquoi S. Ambroise écrit: " Ce courage qui, à la guerre, protège la patrie contre les barbares et, chez soi, défend les faibles et les familiers contre les bandits, c'est une parfaite justice. " " Ne revendique pas ce qui t'appartient ", a dit le Seigneur (Lc 6, 30). Et pourtant, si l'on ne revendiquait pas ce qui appartient à autrui et dont on est chargé, on pécherait. Car il est louable d'abandonner ses propres biens, non ceux d'autrui. Et bien moins encore devons-nous nous désintéresser de ce qui appartient à Dieu. " C'est un excès d'impiété, dit S. Jean Chrysostome, de ne pas se soucier des injures faites à Dieu. " 2. Exercer l'office d'avocat dans un intérêt terrestre est en effet contraire à l'état religieux. Mais non pas l'exercer, sur l'ordre de son supérieur, pour le bien de son monastère. La décrétale citée fait ellemême cette distinction. Il n'est pas contraire non plus à l'état religieux d'exercer l'office dont il s'agit pour la défense des pauvres et des veuves. D'après les Décrets, " le saint Synode a décidé que nul clerc ne devra dorénavant se charger de l'administration d'un domaine ou se mêler d'affaires temporelles, sauf pour le service des mineurs, etc. ". Il en va de même pour le métier des armes. L'exercer au bénéfice d'intérêts temporels est contraire à toute vie religieuse, mais non pas s'y engager en vue de servir Dieu. 3. Le service militaire séculier est interdit aux pénitents, mais le service militaire pour la cause de Dieu l'est si peu qu'on l'impose à l'occasion comme pénitence. C'est ainsi qu'on enjoint à certains de prendre les armes pour la défense de la Terre sainte. 4. L'ordre religieux institué en vue de la vie militaire ne confère pas aux religieux le droit de faire la guerre de leur propre autorité. Ils ne le peuvent que par l'autorité des princes ou de l’Église.


ARTICLE 4: Un ordre religieux peut-il être institué en vue de la prédication et des oeuvres analogues? Objections: 1. Non, semble-t-il. Nous lisons en effet dans les Décrets: " Les moines, leur nom le dit, sont des sujets et des disciples. Il ne leur appartient pas d'enseigner, de présider ni de faire les pasteurs. " Il semble en être de même pour les autres religieux. Mais prêcher et confesser, c'est faire l'office de pasteur et de docteur. Il ne peut donc être institué d'ordre religieux à cette fin. 2. Le but que se propose un ordre religieux doit être éminemment propre à la vie religieuse elle-même, on l'a dit. Or ces activités, bien loin d'appartenir en propre aux religieux, relèvent plutôt de l'office des prélats. On ne peut donc instituer un ordre religieux pour de tels ministères. 3. Il y aurait des inconvénients à ce que le droit de prêcher et de confesser soit conféré à un nombre infini de gens. Mais le nombre de sujets qu'on peut recevoir dans un ordre religieux n'est pas déterminé. Donc il y aurait des inconvénients à instituer un ordre religieux en vue de ces activités. 4. Les fidèles du Christ doivent aux prédicateurs leur subsistance, d'après S. Paul (1 Co 9). Donc, si la prédication était confiée à un ordre religieux institué à cette fin, il s'ensuivrait que les fidèles se trouveraient obligés de faire vivre une infinité de gens, ce qui serait une lourde charge. On ne doit donc pas instituer d'ordre religieux pour exercer ce ministère. 5. L'institution de l'Église doit se modeler sur l'institution du Christ. Or le Christ a envoyé prêcher, premièrement les douze Apôtres, et deuxièmement les soixante-douze disciples (Lc 10, 1). Et la Glose fait cette remarque: " Les évêques tiennent la place des Apôtres, et les prêtres du second ordre, c'est-àdire les curés, celle des soixante-douze disciples. " Donc, en plus des évêques et des prêtres de paroisse, on ne doit pas instituer d'ordre religieux chargé de prêcher ou de confesser. En sens contraire, parlant de la diversité des familles religieuses, l'abbé Nesteros dit: " Certains ont préféré le soin des malades, d'autres la protection des malheureux et des opprimés, d'autres se consacrent à l'enseignement, d'autres enfin se vouent au soulagement des pauvres par l'aumône. Et tous ont brillé parmi les plus grands pour leur bonté et leur piété. " Donc, comme il est permis d'instituer un ordre religieux pour prendre soin des malades, il est permis d'en instituer pour instruire le peuple par la prédication et des activités analogues. Réponse: Nous avons dit qu'un ordre religieux pouvait fort bien être institué en vue des oeuvres de la vie active, selon que celles-ci sont ordonnées à l'utilité du prochain, au service de Dieu et à la conservation de son culte. Or, on rend un plus grand service au prochain par ce qui concerne le salut de son âme, que par ce qui concerne ses besoins d'ordre corporel, dans la mesure où le spirituel l'emporte sur le corporel. Aussi a-t-on dit plus haut que les aumônes spirituelles sont supérieures aux aumônes matérielles. Les actes par où l'on concourt à assurer le bien spirituel du prochain intéressent aussi dans un plus haut degré le service de Dieu, auquel " nul sacrifice ne plaît autant que le zèle des âmes ", assure S. Grégoire. C'est une oeuvre plus relevée, pareillement, de défendre les fidèles par les armes spirituelles contre les erreurs que propagent les hérétiques et contre les tentations que les démons suscitent, que de protéger le peuple chrétien par les armes matérielles. Aussi est-il souverainement convenable d'instituer un ordre religieux pour la prédication et les autres ministères utiles au salut des âmes. Solutions: 1. Celui qui agit par la vertu d'un autre joue le rôle d'instrument. Or le ministre, d'après le Philosophe, peut être défini " un instrument vivant ". Donc le fait de prêcher ou d'exercer quelque autre fonction semblable par l'autorité des prélats ne fait pas sortir le religieux du rang des disciples et des sujets qui est le sien.


2. Les ordres religieux institués pour exercer le métier des armes ne le font pas de leur propre autorité, mais par celle du prince ou de I'Eglise, qui ont qualité pour cela. De même, certains ordres sont institués pour prêcher et confesser par délégation des prélats, supérieurs et subalternes, dont c'est l'office, et nullement par leur propre autorité. C'est justement le rôle propre de ces ordres d'assister les prélats dans ce ministère. 3. Les prélats ne concèdent pas à ces ordres le pouvoir d'appliquer à la prédication et à la confession tous leurs sujets indistinctement, mais ceux que leurs supérieurs en jugent capables, ou encore jusqu'à concurrence d'un chiffre fixé par les prélats eux-mêmes. 4. Le peuple chrétien n'est tenu en justice à assurer la subsistance que des prélats ordinaires, auxquels il appartient de percevoir les dîmes et oblations des fidèles et les autres revenus ecclésiastiques. Si les religieux veulent servir gratuitement les fidèles dans ces sortes de ministères sans exiger une rétribution, cela n'accable pas les fidèles. Ceux-ci peuvent avoir la libéralité de reconnaître les services de ces prédicateurs volontaires par l'octroi de subsides temporels. S'ils n'y sont pas tenus en justice, ils y sont obligés en charité. Non pas toutefois de telle manière qu'ils " en soient éprouvés, les autres étant soulagés " (2 Co 8, 13). Cependant, s'il ne se trouvait personne pour évangéliser ainsi gratuitement le peuple chrétien, les prélats ordinaires seraient tenus, au cas où ils ne suffiraient pas à la tâche, de chercher des auxiliaires capables, dont ils auraient à assurer eux-mêmes la subsistance. 5. Les soixante-douze disciples ne figurent pas seulement les curés, mais tous ceux qui, inférieurs aux évêques, les assistent dans leur office. On ne voit pas en effet que le Seigneur ait assigné des paroisses déterminées à ces soixante-douze disciples (Lc 10, 1): " Il les envoyait devant lui en toute ville et localité où il allait se rendre. " Or on a trouvé opportun d'appliquer certaines personnes à ce ministère en plus des prélats ordinaires, à cause de l'importance numérique du peuple fidèle et de la difficulté de trouver assez de responsables pour chaque groupe. C'est pour une raison analogue: le défaut de princes chrétiens capables de résister aux infidèles dans certaines régions, qu'on s'est vu obligé d'instituer des ordres religieux destinés au métier des armes. ARTICLE 5: Un ordre religieux peut-il être institué en vue de l'étude? Objections: 1. Il ne semble pas. En effet il est écrit (Ps 71, 15 Vg): " Pour n'avoir pas connu la littérature, j'entrerai dans les puissances du Seigneur ", c'est-à-dire, explique la Glose, " dans la vertu chrétienne ". Mais la perfection de la vertu chrétienne semble regarder surtout les religieux. Ils n'ont donc pas à s'appliquer aux lettres. 2. Ce qui est un principe de dissentiments ne sied pas aux religieux, qui s'assemblent en vue de l'unité de la paix. Or l'étude engendre les dissentiments, d'où la multiplicité des sectes philosophiques. Aussi S. Jérôme a-t-il écrit: " Avant qu'on n'ait fait des études en religion à l'instigation du diable, et qu'on n'ait dit chez les gens: "Moi je suis de Paul, moi d'Apollos et moi de Céphas, etc. " Il semble donc qu'un ordre religieux ne puisse être institué en vue de l'étude. 3. La profession chrétienne doit différer de celle des païens. Or, parmi les païens, certains faisaient profession de philosophie. Maintenant encore, il se rencontre parmi les séculiers des professeurs de telle ou telle science. L'étude des lettres ne convient donc pas aux religieux. En sens contraire, S. Jérôme écrivant à S. Paulin, l'invite à se consacrer à l'étude dans l'état monastique: " Étudions sur terre ce dont la science se maintiendra pour notre bonheur dans le ciel. " Et plus loin: " Toutes tes questions, je tâcherai d'y répondre avec toi. "


Réponse: Nous avons dit que la vie religieuse pouvait se proposer comme fin la vie active et la vie contemplative. Parmi les oeuvres de la vie active, les principales sont celles qui ont pour objet le salut des âmes, comme la prédication et autres ministères semblables. L'étude des lettres convient donc à la vie religieuse à trois titres. D'abord, au titre de la vie contemplative elle-même, pour laquelle l'étude des lettres offre une double utilité. 1° Une utilité directe, en éclairant l'esprit. La vie contemplative, dont nous parlons présentement, est principalement ordonnée à la contemplation des choses divines, dans laquelle l'homme est dirigé par l'étude. C'est pourquoi nous lisons à la louange de l'homme juste (Ps 1, 2): " Dans la loi du Seigneur, il médite jour et nuit. " Et ailleurs (Si 39, 1): " Le sage scrutera la sagesse des anciens et s'appliquera à l'étude des prophètes. " 2° Une utilité indirecte, en écartant les dangers de la contemplation, à savoir les erreurs où tombent souvent, dans la contemplation des choses divines, ceux qui ignorent les Écritures. C'est ainsi qu'on raconte de l'abbé Sérapion qu'il tomba, par simplicité, dans l'erreur des anthropomorphes, qui attribuent à Dieu une forme humaine. Sur quoi S. Grégoire remarque: " Certains cherchant dans la contemplation à dépasser leur capacité, en viennent à s'engager dans des dogmes pervers, et au lieu de demeurer les humbles disciples de la vérité deviennent des maîtres d'erreur. " C'est pourquoi il est écrit (Qo 2, 3 Vg): " J'ai formé le dessein de priver mon corps de vin pour introduire mon esprit dans la sagesse et éviter la sottise. " L'étude des lettres est nécessaire, en deuxième lieu, aux ordres religieux institués en vue de la prédication et des ministères analogues. Aussi l'Apôtre écrit-il au sujet de l'évêque, dont l'office comporte ces ministères (Tt 1, 9): " Qu'il soit attaché à l'enseignement sûr, conforme à la doctrine, pour être capable d'exhorter dans la saine doctrine et de réduire les contradicteurs. " Qu'on n'objecte pas que les Apôtres ont été envoyés prêcher sans avoir étudié. Car, dit S. Jérôme, " Tout ce que l'ascèse et la méditation quotidienne de la loi divine a coutume de procurer aux autres, l'Esprit Saint le leur suggérait. " En troisième lieu, l'étude des lettres convient aux ordres religieux en fonction de ce qui leur est commun à tous. La sensualité y trouve un remède efficace: " Aime l'étude des Écritures, écrivait S. Jérôme et tu n'aimeras pas les vices de la chair. " En effet, elle détourne l'esprit de la pensée de ces dérèglements, et elle mortifie la chair par le labeur quelle impose, selon cette parole (Si 31, 1 Vg): " Les veilles de l'honnêteté épuisent la chair. " Elle est efficace aussi pour abolir l'amour des richesses. C'est pourquoi il est écrit (Sg 7, 8): " Auprès d'elle, il m'a paru que les richesses n'étaient rien. " Et ailleurs (1 M 12, 9): " Pour nous, nous n'avons eu besoin de rien de tout cela, ayant pour nous consoler les saints livres qui sont entre nos mains. " Elle vaut enfin pour former à l'obéissance, ce qui fait dire à S. Augustin: " Quelle est donc cette contradiction: ne pas vouloir obéir à ce qu'on lit tout en s'adonnant à la lecture? " Il est donc manifeste qu'il est parfaitement légitime d'instituer un ordre religieux en vue de l'étude des lettres. Solutions: 1. La Glose entend ce texte de la lettre de la loi ancienne, dont l'Apôtre dit (2 Co 3, 6): " La lettre tue. " " Ne pas connaître la littérature ", ce serait donc ne pas approuver la circoncision au sens littéral, et les autres observances charnelles. 2. L'étude est ordonnée à la science; sans la charité, celle-ci enfle et produit des dissensions, selon cette parole (Pr 13, 10): " Entre orgueilleux, ce ne sont que disputes. " Mais, accompagnée de charité, elle édifie et engendre la concorde. Aussi l'Apôtres qui vient de dire (1 Co 1, 5): " Vous êtes devenus riches en toute espèce de discours et de science ", ajoute-t-il - " Dites tous de même, et qu'il n'y ait pas de divisions parmi vous. " Cependant S. Jérôme, en cet endroit, ne parle pas de l'étude des lettres mais de ce goût de dispute que les hérétiques et schismatiques ont introduit dans la religion chrétienne.


3. Les philosophes professaient l'étude des lettres sous l'angle des sciences humaines. Les religieux s'appliquent principalement à l'étude des lettres qui relèvent " de la piété ", pour employer la formule de S. Paul (Tt 1, 1). Pour ce qui regarde les autres enseignements, ce n'est pas l'affaire des religieux, dont la vie appartient tout entière au ministère divin, si ce n'est en tant qu'ils sont ordonnés à la théologie. C'est ce que dit S. Augustin: " Pour nous, estimant que nous ne pouvons nous désintéresser de ceux que les hérétiques trompent par la fausse promesse de donner les raisons et la science des choses, nous nous attardons à considérer les chemins par où l'on passe. Encore n'oserions-nous pas le faire, si nous ne constations qu'un grand nombre de fils pieux de l'Église ont fait de même, et pour ce même motif de réfuter les hérétiques. " ARTICLE 6: Un ordre religieux voué à la vie contemplative est-il supérieur à un ordre voué à la vie active? Objections: 1. Il semble que les ordres contemplatifs ne sont pas supérieurs aux ordres actifs. Nous lisons en effet dans une décrétale: " De même qu'un bien plus grand l'emporte sur un bien moindre, de même l'utilité commune l'emporte sur l'utilité particulière. Dans ce cas, il est juste de préférer l'enseignement au silence, le souci à la contemplation, le labeur à la tranquillité. " Or l'ordre religieux ordonné au plus grand bien est le meilleur. Il semble donc que les ordres religieux voués à la vie active sont supérieurs à ceux qui sont voués à la vie contemplative. 2. Tous les ordres religieux, nous l'avons vu, sont ordonnés à la perfection de la charité. Mais sur ce texte (He 12, 4): " Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang ", la Glose dit: " Il n'y a pas en cette vie de charité plus parfaite que celle à laquelle sont parvenus les saints martyrs qui ont lutté jusqu'au sang contre le péché. " Lutter jusqu'au sang contre le péché, c'est le rôle des ordres religieux militaires, qui sont voués à la vie active. Donc ces ordres-là sont les plus importants. 3. Un ordre religieux est d'autant plus parfait que l'observance y est plus stricte. Or rien n'empêche que les ordres voués à la vie active aient une observance plus rigoureuse que les ordres contemplatifs. Ils leur sont donc supérieurs. En sens contraire, le Seigneur dit (Lc 10, 42) que la bonne part appartient à Marie, qui figure la vie contemplative. Réponse: Nous avons déjà fait observer qu'un ordre religieux diffère d'un autre principalement par la fin poursuivie, secondairement par les exercices à l'aide desquels il y tend. Et parce qu'un ordre religieux ne peut être dit supérieur à un autre que sur les points où il en diffère, la supériorité de l'un sur l'autre tient principalement à la valeur de leurs fins respectives, et secondairement à celle de leurs exercices. On remarquera toutefois la portée différente que prend la comparaison suivant qu'elle porte sur la fin ou sur les exercices. Par rapport à la fin, sa valeur est absolue puisque recherchée pour ellemême. Par rapport aux exercices, la supériorité est relative, puisque l'exercice n'est pas recherché pour lui-même, mais en vue de la fin. C'est pourquoi on estime supérieur l'ordre religieux voué à une fin absolument supérieure, soit parce qu'elle est un bien plus grand, soit parce qu'elle est ordonnée à un plus grand nombre de biens. Mais, si deux ordres ont la même fin, celui qui l'emporte est jugé non selon l'importance quantitative de ses exercices, mais selon leur adaptation à la fin recherchée. C'est pourquoi les Conférences des Pères rapportent une consultation de S. Antoine faisant passer la discrétion, qui règle tout, avant les jeûnes, les veilles et toutes les observances analogues. Ainsi donc faut-il dire que l'oeuvre de la vie active est double. L'une découle de la plénitude de la contemplation, comme l'enseignement et la prédication. Aussi S. Grégoire dit-il: " Il est écrit dans le Psaume (145, 7) au sujet des hommes parfaits sortant de leur contemplation: "Ils savourent encore le souvenir de ta douceur." " Et cela est au-dessus de la simple contemplation. En effet, il est plus beau


d'éclairer que de briller seulement; de même est-il plus beau de transmettre aux autres ce qu'on a contemplé que de contempler seulement. Il y a une autre occupation de la vie active qui ne comporte que des actions extérieures comme faire l'aumône, exercer l'hospitalité, etc. Ces oeuvres-là sont inférieures aux oeuvres de la contemplation, hormis le cas de nécessité, nous l'avons montré plus haut. Ainsi donc, parmi les ordres religieux, ceux-là occupent le plus haut rang qui sont ordonnés à l'enseignement et à la prédication. Ils sont, de tous, les plus proches de la perfection des évêques. C'est la vérification du principe connu formulé par Denys: " Dans toute hiérarchie, ce que le premier ordre a de moins relevé se prolonge en quelque sorte dans ce que le second ordre a de plus parfait. " Le second rang appartient aux ordres voués à la contemplation. Au troisième rang se placent les ordres qui s'occupent d'activités extérieures. Dans chacun de ces rangs la prééminence vient de ce qu'un ordre est voué à un acte plus élevé dans la même catégorie. C'est ainsi que, parmi les oeuvres de la vie active, racheter les captifs l'emporte sur l'hospitalité; et dans la vie contemplative, la prière l'emporte sur la lecture. Un ordre religieux peut encore prétendre à la prééminence s'il est voué à un plus grand nombre d'oeuvres bonnes, ou si ses statuts sont mieux adaptés au but qu'il poursuit. Solutions: 1. Cette décrétale vise la vie active ordonnée au salut des âmes. 2. Les ordres militaires sont ordonnés à verser le sang des ennemis plus directement qu'à verser leur propre sang, ce qui appartient typiquement aux martyrs. Rien n'empêche d'ailleurs, que ces religieux puissent prétendre, dans un cas particulier, au mérite du martyre. Et alors ils prennent le premier rang par rapport aux autres religieux. Il peut arriver pareillement que les oeuvres de la vie active l'emportent dans un cas donné sur la contemplation. 3. Ce qui fait la principale valeur d'un ordre religieux, S. Antoine l'a remarqué, ce n'est pas la rigueur de son observance. Et il est écrit (Is 58, 5): " Est-ce là le jeûne que je demande, se mortifier toute la journée? " Cette rigueur de l'observance est un élément de la vie religieuse en tant que nécessaire à la macération de la chair. Mais, suivant la remarque de S. Antoine, la macération de la chair pratiquée sans discrétion risque d'aboutir à ruiner les forces corporelles. Un ordre n'est donc pas supérieur à un autre pour avoir simplement des observances plus rigoureuses. Il ne l'est que si elles sont plus discrètes et mieux adaptées à son but. Telles manières, par exemple, de macérer la chair assureront mieux la continence que telles autres. La macération par l'abstinence dans le boire et le manger, et donc par la faim et la soif, se révèle plus efficace que la macération par la privation de vêtements, c'est-à-dire par le froid et la nudité, ou que la macération par l'effort physique. ARTICLE 7: Posséder quelque chose en commun rabaisse-t-il la perfection de la vie religieuse? Objections: 1. Il semble bien. En effet, le Seigneur a dit (Mt 19, 21): " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. " Cela montre que la perfection de la vie chrétienne comporte le dépouillement des biens terrestres. Mais ceux qui possèdent quelque chose en commun ne peuvent prétendre à ce dépouillement. Il semble donc qu'ils n'atteignent pas du tout à la perfection de la vie chrétienne. 2. La perfection des conseils demande que l'homme soit délivré des soucis terrestres. C'est ce que suppose l'Apôtre lorsqu'il conseille la virginité (1 Co 7, 32): " je voudrais vous voir exempts de soucis. " Mais la mise en réserve de ressources pour l'avenir trahit le souci de la vie présente, souci que le Seigneur interdit à ses disciples (Mt 6, 34): " N'ayez pas le souci du lendemain. " Il semble donc que la possession commune porte atteinte à la perfection de la vie chrétienne.


3. Dans une communauté, les biens de tous sont d'une certaine manière les biens de chacun. Parlant de certains, S. Jérôme écrit: " Moines, ils sont plus riches qu'ils n'étaient, séculiers. Sous le Christ pauvre, ils possèdent des biens qu'ils n'avaient jamais eus sous le diable riche. L’Église gémit de voir riches ceux que le monde tenait naguère pour des mendiants. " Mais la possession privée de richesses porte préjudice à la perfection religieuse. Donc pareillement, leur possession en commun. 4. A propos d'un saint homme nommé Isaac, S. Grégoire raconte ceci: " Ses disciples le suppliaient humblement de vouloir accepter pour l'usage du monastère les biens qu'on lui offrait. Mais lui, soucieux de sauvegarder sa pauvreté, maintenait son courageux propos: " Le moine qui cherche des propriétés sur la terre, disait-il, ce n'est pas un moine. " Or il s'agit de propriétés communes, que l'on offrait pour l'usage commun du monastère. Il semble donc que la possession de quelque chose en commun détruise la perfection religieuse. 5. Enseignant à ses disciples la perfection religieuse, le Seigneur leur disait (Mt 10, 9): " Ne possédez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni besace. " C'était, remarque S. Jérôme " condamner ces philosophes que le peuple appelle les porte-besaces et qui, soi-disant contempteurs du siècle et tenant toutes choses pour néant, portent leur garde-manger avec eux ". Il semble donc que se constituer une réserve, soit en particulier, soit en commun, diminue la perfection religieuse. En sens contraire, les Décrets se sont approprié cette maxime de S. Prosper " Il est bien clair que la perfection exige l'abandon des biens propres et qu'elle est compatible avec la possession des biens d'Église, qui sont manifestement des biens communs. " Réponse: Nous avons déjà dit d que la perfection ne consiste pas essentiellement dans la pauvreté, mais dans l'application à suivre le Christ, selon S. Jérôme: " Parce que ce n'est pas assez de tout laisser, S. Pierre ajoute ce qui fait la perfection même: "Nous t'avons suivi". " La pauvreté joue le rôle de moyen ou d'exercice propre à conduire à la perfection. Ainsi l'abbé Moïse dit-il: " Les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la nudité, l'absence de ressources ne sont pas la perfection, mais les instruments de la perfection. " Or l'absence de toutes les ressources, ou pauvreté, est un instrument de perfection en ce que l'abandon des richesses écarte certains obstacles à la charité. Il y en a trois principaux. D'abord, le souci que la richesse apporte avec elle: " Le grain semé dans les épines, a dit le Seigneur (Mt 13, 22), c'est celui qui a entendu la parole, mais chez qui le souci de ce siècle et la séduction des richesses étouffent la parole. " Ensuite, l'amour des richesses, que leur possession développe. " Parce qu'il est difficile de mépriser les richesses qu'on possède, dit S. Jérôme le Seigneur n'a pas dit: "Il est impossible, mais il est difficile au riche d'entrer dans le royaume des cieux." " Le troisième obstacle à la charité c'est la vaine gloire et l'orgueil, causés par la richesse. " Ceux qui se fient à leur puissance, qui tirent gloire de la multitude de leurs richesses " (Ps 49, 7). De ces trois obstacles, le premier ne peut être totalement séparé de la possession des richesses, qu'elles soient grandes ou petites. C'est une nécessité pour l'homme de prendre quelque souci d'acquérir ou de conserver les biens extérieurs. Mais si l'on ne recherche ou possède ces biens qu'en petite quantité et dans la mesure requise pour une vie modeste, le souci qu'ils donnent n'est pas un grand obstacle. C'est pourquoi il n'est pas contraire à la perfection chrétienne. Le Seigneur ne défend pas toute sollicitude mais seulement celle qui serait excessive et nuisible. Aussi sur ce texte (Mt 6, 25): " Ne vous inquiétez pas de votre vie, de ce que vous mangerez, etc. " S. Augustin écrit-il: " Par ces paroles, il n'entend pas leur interdire de se procurer le nécessaire, mais de se faire un but de ces biens, et de porter dans la prédication de l'Évangile la préoccupation de les acquérir. " Mais la possession de grandes richesses entraîne de grands soucis, qui distraient et accaparent l'esprit humain et l'empêchent de s'appliquer entièrement à Dieu. Quant aux deux autres obstacles, l'amour des richesses et l'orgueil qu'elles inspirent, ils ne se rencontrent que dans le cas de personnes très riches. Cependant, qu'il s'agisse de richesses modiques ou considérables, la situation est bien différente suivant qu'on les possède à titre individuel ou en commun. En effet, le soin que l'on prend de ses biens


personnels relève de l'amour naturel dont on s'aime soi-même, tandis que la sollicitude pour les choses communes relève de cet amour de charité qui ne cherche pas son intérêt particulier, mais l'utilité commune. La vie religieuse étant ordonnée à la perfection de la charité, laquelle s'achève dans l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi-même, il s'ensuit que la possession de biens personnels s'oppose à la perfection de l'état religieux. Mais le soin que l'on prend des biens de la communauté peut constituer une oeuvre de charité, quoique susceptible d'en empêcher de plus relevées, telles que la contemplation divine et l'instruction du prochain. Il en découle que la possession, même commune, de biens surabondants, meubles ou immeubles, est un obstacle à la perfection, bien qu'elle ne l'exclue pas entièrement. La possession commune de biens mobiliers ou immobiliers en quantité simplement suffisante pour assurer la subsistance ne met pas obstacle à la perfection religieuse, pour autant du moins que l'on considère la pauvreté par rapport à la fin commune de toute vie religieuse, qui est de vaquer au service de Dieu. Mais il faut la considérer aussi en regard des fins particulières de tel ordre, qui demandent une plus ou moins grande pauvreté. Un ordre religieux est parfait à l'égard de la pauvreté, dans la mesure où il pratique une pauvreté mieux adaptée à la fin qu'il poursuit. Or il est évident que les oeuvres extérieures et corporelles de la vie active exigent des ressources plus abondantes; la contemplation, en revanche, n'a que peu de besoins. " Pour l'action, écrit Aristote, il faut une quantité de choses, et plus l'action est étendue et relevée, plus il en faut. Le contemplatif, lui, n'a pas besoin de tout cela. Le nécessaire lui suffit et le surplus ne ferait que l'encombrer. " Les ordres voués à l'action et aux oeuvres corporelles, par exemple au métier des armes, à l'exercice de l'hospitalité, etc. seraient donc imparfaits s'ils ne possédaient pas en commun les ressources nécessaires. Au contraire, les ordres voués à la vie contemplative sont d'autant plus parfaits que la pauvreté diminue chez eux le souci des affaires matérielles. D'autre part, plus un ordre impose à ses membres le souci du spirituel, et plus la sollicitude des affaires matérielles lui est un obstacle. Or il est évident qu'un ordre voué à la contemplation et à la prédication, impose à ses membres un plus grand souci du spirituel que les ordres qui se consacrent exclusivement à la contemplation. C'est pourquoi les ordres de ce type veulent un régime de pauvreté qui réduise au minimum les soucis matériels. Or il est manifeste que ce qui donne le moins de souci est de conserver les biens nécessaires, réunis en temps opportun. Aux trois formes de vie religieuse dont il vient d'être question répondent donc trois degrés de pauvreté. Les ordres voués aux oeuvres corporelles de la vie active possèdent normalement une certaine abondance de richesses communes. Les ordres voués à la vie contemplative peuvent se contenter de biens moins importants, hormis le cas où ils devraient directement ou indirectement pratiquer l'hospitalité ou assister les pauvres. Enfin les ordres qui ont mission de communiquer à autrui la vérité contemplée, doivent mener une vie aussi affranchie que possible des soucis extérieurs. Cela se réalise lorsqu'ils conservent le peu qui est nécessaire à leur subsistance, après se l'être procuré en temps voulu. C'est ce que le Seigneur, qui a institué la pauvreté, nous a enseigné par son exemple. Il avait en effet une bourse, confiée à Judas, où était rangé ce qu'on lui offrait (Jn 12, 6). Qu'on n'objecte pas la réflexion de S. Jérôme: " Quelqu'un demandera peut-être: "Comment se fait-il que judas portait de l'argent dans sa bourse?" Je répondrai: "Parce que (jésus) n'avait pas cru pouvoir employer à son usage personnel" ", c'est-à-dire pour acquitter le tribut, " ce qui appartenait aux pauvres ". Car, au premier rang de ces pauvres, se trouvaient les disciples, pour la subsistance desquels le Christ dépensait l'argent de cette bourse. En effet, il est écrit (Jn 4, 8): " Les disciples étaient partis acheter des vivres à la ville ", et ailleurs (Jn 13, 29) - " Judas ayant la bourse, les disciples croyaient que Jésus lui avait dit: "Achète ce qu'il nous faut pour la fête", ou: "Fais une aumône aux pauvres." " Cela nous montre que conserver de l'argent ou d'autres biens communs pour assurer la subsistance des religieux de la communauté, ou celle des pauvres, est conforme à la perfection que le Christ nous a enseignée par son exemple. Les disciples, par qui toute forme de vie religieuse a débuté, conservaient après la résurrection le produit des biens vendus, et distribuaient à chacun ce dont il avait besoin.


Solutions: 1. Cette parole du Seigneur, nous l'avons déjà remarqué, ne signifie pas que la pauvreté est la perfection même. Ce n'est qu'un moyen de perfection et, nous l'avons montre, le moindre parmi les trois principaux moyens de perfection. Car le voeu de continence est supérieur à celui de pauvreté, et le voeu d'obéissance leur est supérieur à tous deux. Or le moyen n'est pas employé pour lui-même, mais pour une fin. Aussi n'est-il pas plus avantageux à proportion qu'il est plus grand. Ce qui fait sa valeur, c'est d'être proportionné à la fin. Le médecin ne guérit pas d'autant plus qu'il ordonne un médicament plus actif, mais dans la mesure où le remède est adapté à la maladie. On ne doit pas non plus penser que la perfection d'un ordre religieux augmente avec sa pauvreté. Mais elle est d'autant plus grande que sa pauvreté est mieux adaptée à sa fin commune et à sa fin particulière. Admettons qu'une religion plus pauvre soit au titre de la pauvreté une religion plus parfaite, ce ne serait pas de façon absolue. Une autre religion pourrait l'emporter sur celle-là pour ce qui regarde la continence et l'obéissance, ce qui la rendrait plus parfaite de façon absolue. Car ce qui l'emporte sur des points de plus haute valeur selon une échelle absolue des valeurs est plus parfait absolument. 2. Cette parole du Seigneur: " N'ayez pas le souci du lendemain ", ne doit pas s'entendre comme une défense de rien mettre en réserve pour l'avenir. S. Antoine explique que ce serait une conduite périlleuse: " Ceux qui poursuivent le dénuement jusqu'à ne pas vouloir garder la subsistance d'un seul jour ou d'une seule pièce de monnaie " et ainsi du reste, " nous les voyons si rapidement déçus qu'ils sont incapables de conduire à bon terme leur entreprise ". S. Augustin fait remarquer de même que si ce mot du Seigneur: " N'ayez pas le souci du lendemain ", devait s'entendre comme une défense de rien garder pour le lendemain, " ceux qui, retirés pour de longs jours du commerce des hommes, s'enferment vivants dans une pratique intense de l'oraison, ne pourraient l'observer ". Sur quoi il poursuit: " Ou bien, plus ils seront saints, moins ressembleront-ils aux oiseaux? " Et plus loin: " Si l'on veut les contraindre, au nom de l'Évangile, à ne faire aucune provision pour le lendemain, ils répondent fort bien: "Pourquoi, dans ces conditions, le' Seigneur avait-il une bourse pour y mettre l'argent reçu? Pourquoi si longtemps auparavant, les saints patriarches furent-ils approvisionnés de blé? Pourquoi les Apôtres ont-ils pourvu du nécessaire les saints tombés dans l'indigence?" " Aussi " n'ayez pas le soin du lendemain " est-il ainsi expliqué par S. Jérôme: " La pensée du présent nous suffit; laissons à Dieu le souci de l'avenir qui est incertain. " Et S. Jean Chrysostome: " Il suffit du labeur que tu endures pour le nécessaire; ne peine pas pour le superflu. " Et S. Augustin: " Lorsque nous faisons quelque bien, ne songeons pas aux biens temporels que signifie le lendemain, mais aux biens éternels. " 3. Le mot de S. Jérôme trouve son application dans le cas de richesses surabondantes regardées plus ou moins comme des biens propres, ou dont l'usage abusif achemine les membres de la communauté à l'intempérance et à l'orgueil. Il ne s'applique pas lorsqu'il s'agit de ressources modérées, conservées en commun en vue des besoins réels de chacun. L'usage individuel et la conservation en commun sont pareillement légitimes, lorsqu'il s'agit des choses nécessaires à la vie. 4. Si cet Isaac refusait d'accepter des biens, c'est qu'il craignait qu'on n'en vînt par cette voie aux richesses superflues, dont l'abus mettrait obstacle à la perfection de la vie religieuse. Aussi S. Grégoire, dit-il ensuite: " Il redoutait de perdre la sécurité de sa pauvreté, comme les riches avares craignent d'ordinaire de perdre leurs biens. " Mais on ne nous dit pas qu'il ait refusé de recevoir et de conserver en commun de quoi subsister. 5. Aristote qualifie le pain, le vin et autres choses semblables de richesses naturelles, et l'argent de richesses artificielles. Aussi certains philosophes repoussaient-ils l'usage de l'argent pour n'accepter que le reste, en vue de vivre selon la nature. C'est ce qui amène S. Jérôme, alléguant la sentence du Seigneur qui condamne pareillement ces deux richesses, à montrer que cela revient au même d'avoir de l'argent ou d'avoir les autres biens nécessaires à la vie. Cependant, bien que le Seigneur ait ordonné à ceux qui étaient envoyés en prédication de ne pas emporter avec eux ces sortes de biens, il n'a pas


défendu de les conserver en commun. Nous avons d'ailleurs expliqué plus haut de quelle manière il fallait entendre ces paroles du Seigneur. ARTICLE 8: La vie religieuse des solitaires doit-elle être mise au-dessus de la vie en communauté? Objections: 1. Il semble que la vie religieuse communautaire soit plus parfaite que la vie solitaire 9. Car il est écrit (Qo 4, 9): " Mieux vaut être deux qu'un seul, car on a l'avantage d'être en société. " La vie religieuse des cénobites semble donc la plus parfaite. 2. Il est dit en S. Matthieu (18, 20): " Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là moimême au milieu d'eux. " Or rien ne peut être meilleur que la société du Christ. Il semble donc que la vie en communauté soit meilleure que la vie solitaire. 3. Parmi les voeux de religion, le plus excellent est celui d'obéissance, et l'humilité est souverainement agréable à Dieu. Mais l'obéissance et l'humilité se pratiquent mieux dans la vie commune qu'au désert. " Dans la solitude, écrit S. Jérôme. on est vite gagné par l'orgueil, on dort autant qu'on veut, on fait ce qu'on veut. " Mais il enseigne w tout le contraire à celui qui vit en communauté: " N'agis pas à ta guise. Mange ce qu'on te sert, contente-toi de ce qu'on te donne. Obéis contre ta volonté. Sers tes frères. Révère le supérieur du monastère comme Dieu même et chéris-le comme un père. " Il semble donc que la vie cénobitique soit plus parfaite que la vie solitaire. 4. Le Seigneur dit (Lc 11, 33): " Personne n'allume une lampe pour la mettre dans un endroit caché ou sous le boisseau. " Or les solitaires mènent une vie cachée et dont les hommes ne tirent aucune utilité. Leur vie ne paraît donc pas être la plus parfaite. 5. Ce qui est contraire à la nature de l'homme ne peut appartenir à la perfection de la vertu. Or " l'homme est par nature un animal social ", assure Aristote. La vie solitaire ne doit donc pas être plus parfaite que la vie en société. En sens contraire, S. Augustin tient pour " plus saints, ceux qui, retirés du commerce des hommes, et ne donnant accès à personne, vivent dans une pratique intense de l'oraison ". Réponse: La solitude comme la pauvreté, n'est pas l'essence de la perfection. Ce n'en est qu'un instrument. Aussi l'abbé Moïse dit-il: " C'est en vue de la pureté du coeur que l'on doit adopter la solitude " de même que les jeûnes, etc. Il n'est personne qui ne comprenne que la solitude n'est pas un moyen adapté à l'action mais à la contemplation, selon Osée (2, 14): " je la conduirai dans la solitude et je lui parlerai coeur à coeur. " Aussi ne convient-elle pas aux ordres religieux qui se livrent aux oeuvres de la vie active corporelle et spirituelle. A moins que ce ne soit pour un temps, à l'exemple du Christ dont il est écrit (Lc 6, 12) qu'il " s'en alla prier dans la montagne et qu'il passait la nuit en prière ". En revanche, elle convient aux ordres contemplatifs. Il faut cependant considérer que le solitaire doit être capable de se suffire à lui-même. Cela suppose qu'il ne lui manque rien, et c'est la définition même de l'homme parfait. La solitude convient donc au contemplatif déjà parvenu à la perfection. Ce qui arrive de deux manières. Par le seul don de Dieu. C'est le cas de Jean Baptiste, qui fut rempli de l'Esprit Saint alors qu'il était encore dans le sein de sa mère (Lc 1, 15). Aussi, tout enfant encore, " était-il dans les déserts " (Lc 1, 80). Ou bien par la pratique de la vie vertueuse, selon cette parole (He 5, 14): " La nourriture solide convient aux parfaits qui, par une longue pratique, ont acquis le sûr discernement du bien et du mal. " Or, pour cet exercice de la vie vertueuse, l'homme trouve un double secours dans la société de ses semblables. Un secours pour son intelligence, sous forme d'instruction touchant l'objet de la contemplation. Comme dit S. Jérôme: " je préfère que tu sois dans une sainte communauté, et que tu ne sois pas ton propre maître. " Un secours pour la volonté qui assure la répression des sentiments nuisibles par l'exemple et la


correction des autres. En effet, sur ce texte (Jb 39, 6 Vg) " A qui j'ai donné une demeure dans la solitude ", S. Grégoire écrit: " A quoi bon la solitude du corps, si la solitude du coeur fait défaut? " Ainsi la vie en société est nécessaire à qui s'exerce à la perfection, tandis que la solitude convient à ceux qui l'ont déjà atteinte. Aussi S. Jérôme écrit-il: " Nous n'avons que bien peu de part à la vie solitaire, que nous avons souvent louée. Mais nous voulons que l'exercice de ces monastères forme des lutteurs, que les rudiments n'effraient pas, qui aient fait longuement leurs preuves. " Ainsi donc, la perfection acquise l'emporte sur son apprentissage. Pareillement, la vie solitaire, si on l'embrasse dans les conditions voulues, l'emporte sur la vie cénobitique. Mais si l'on se jette dans ce genre de vie sans s'être exercé au préalable, il peut être extrêmement dangereux. A moins que la grâce divine ne supplée à ce qui s'acquiert communément par l'exercice, comme ce fut le cas de S. Antoine et de S. Benoît. Solutions: 1. Salomon montre que la vie à deux est meilleure que la vie solitaire, à cause du secours qu'ils peuvent se prêter l'un à l'autre, soit pour se relever, soit pour s'encourager, soit pour accroître leur ardeur spirituelle. Mais ceux qui sont déjà parfaits n'ont plus besoin de ce secours. 2. Il est écrit (1 Jn 4, 16): " Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu, et Dieu en lui. " De même donc qu'il habite au milieu de ceux que l'amour du prochain assemble en société, le Christ fait son séjour dans le coeur de celui qui s'applique à la contemplation divine par amour pour Dieu. 3. L'obéissance effective est indispensable à ceux qui ont besoin d'être exercés à la perfection sous la direction d'autrui. Mais ceux qui sont déjà parfaits sont suffisamment conduits par le Saint-Esprit et n'ont pas besoin d'obéir à d'autres. Cependant ils demeurent prêts à obéir. 4. " La connaissance de la vérité, écrit S. Augustin, n'est interdite à personne: elle conduit à un loisir digne de louange. " Pour ce qui est " d'être placé sur le chandelier ", ce n'est pas l'intéressé mais ses supérieurs que cela regarde. " Si ce fardeau ne lui est pas imposé, ajoute S. Augustin, qu'il se consacre à la contemplation de la vérité ", à laquelle la solitude est si favorable. D'ailleurs ceux qui mènent la vie solitaire sont très utiles à l'humanité. S. Augustin écrit à leur sujet: " Se contentant de pain, qui leur est fourni à intervalles réguliers, et d'eau, ils vivent en des déserts écartés et y jouissent du colloque avec Dieu, auquel ils se sont attachés d'une âme pure. Quelques-uns jugeraient volontiers qu'ils se désintéressent plus qu'il ne faut des choses humaines. C'est qu'ils ne comprennent pas à quel point leur esprit de prière nous est utile, et profitable l'exemple de leur vie. Qu'importe que nous ne soyons pas admis à voir leur corps ! " 5. L'homme peut rechercher la solitude pour des raisons bien différentes. Ce peut être par inaptitude à la vie en société à cause d'une humeur sauvage, et c'est se comporter comme une bête. Ce peut être pour se donner tout entier aux choses divines, et c'est s'élever au-dessus de l'humanité. Aristote l'a dit: " Celui qui se soustrait au commerce des hommes, est une bête, ou un Dieu ", c'est-à-dire un homme divin.

Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 189: L'ENTRÉE EN RELIGION 1. Ceux qui ne se sont pas exercés à l'observation des préceptes doivent-ils entrer en religion? -2. Estil licite d'obliger par voeu certaines personnes à entrer en religion? -3. Ceux qui se sont obligés par


voeu à entrer en religion sont-ils tenus d'accomplir leur voeu? - 4. Ceux qui font voeu d'entrer en religion sont-ils obligés d'y demeurer toujours? - 5. Doit-on recevoir les enfants dans la vie religieuse? - 6. Faut-il détourner certains d'entrer en religion à cause du devoir d'assister leurs parents? - 7. Les curés ou archidiacres peuvent-ils entrer en religion? - 8. Peut-on passer d'un ordre religieux à un autre? - 9. Doit-on engager les autres à entrer en religion? - 10. Est-il requis de délibérer longuement avec sa parenté et ses amis pour entrer en religion. ARTICLE 1: Ceux qui ne se sont pas exercés à l'observation des préceptes doivent-ils entrer en religion? Objections: 1. Il semble que seuls doivent entrer en religion ceux qui se sont entraînés à l'obéissance des préceptes. C'est à un jeune homme qui venait de dire qu'il avait observé les commandements depuis son jeune âge que le Seigneur a donné le conseil de perfection (Mt 19, 20). Or la vie religieuse doit au Christ son origine. Il semble donc qu'on ne doit pas admettre en religion des sujets qui ne se seraient pas exercés au préalable à l'observation des préceptes. 2. S. Grégoire dit: " Nul ne parvient tout d'un coup au sommet. Dans la vie vertueuse, on commence au plus bas pour parvenir au plus haut. " Ce qui est " haut ", ce sont les conseils qui relèvent de la perfection; " le plus bas " ce sont les préceptes qui concernent la justice commune. On ne doit donc pas, semble-t-il, entrer en religion et y entreprendre d'observer les conseils avant de s'être entraîné à la pratique des commandements. 3. Comme les ordres sacrés, l'état religieux possède dans l'Église une certaine supériorité. Mais d'après une parole de S. Grégoire reproduite dans les Décrets: " Il faut accéder aux ordres dans l'ordre. Celuilà va au-devant de la chute, qui prétend escalader le sommet sans se soucier des degrés par où l'on y monte. Nous voyons en effet que les murs nouvellement bâtis ne reçoivent pas le poids de la charpente avant d'avoir séché. Il serait à craindre, s'ils devaient supporter ce poids avant d'avoir pris consistance, que toute la bâtisse ne s'écroule. " Il semble donc que ceux-là seulement doivent entrer en religion qui ont commencé par s'exercer dans l'observation des préceptes. 4. Sur ce texte (Ps 131, 2): " Comme l'enfant sevré sur le sein de sa mère ", la Glose remarque: " Nous sommes premièrement conçus au sein de l'Église, lorsque nous sommes instruits des rudiments de la foi. Puis, nous sommes amenés à la lumière lorsque, par le baptême, nous sommes régénérés. Puis, nous sommes pour ainsi dire portés dans les bras de l'Église et nourris de son lait, quand, après le baptême, nous sommes formés aux bonnes oeuvres et nourris du lait de la doctrine spirituelle jusqu'à ce que, déjà grandelets, nous puissions passer du lait maternel à la table paternelle, c'est-à-dire de l'enseignement élémentaire relatif au Verbe fait chair au Verbe du Père, qui dès le commencement était avec Dieu. " Plus loin, il revient sur cette idée: " Les nouveaux baptisés du Samedi saint sont pour ainsi dire portés dans les bras de l'Église et nourris de son lait jusqu'à la Pentecôte. Durant tout ce temps, il n'est rien imposé de difficile; on ne jeûne pas, on ne se lève pas la nuit. Ensuite, lorsqu'ils ont été confirmés par le Saint-Esprit, pareils à des enfants sevrés, ils commencent de jeûner et d'accomplir d'autres choses difficiles. Or beaucoup renversent ce bel ordre, à l'exemple des hérétiques et schismatiques, et prétendent abandonner prématurément le régime du lait; le résultat, c’est qu'ils périssent. " Mais ceux qui entrent en religion ou induisent les autres à y entrer avant de s'être exercés dans l'observation plus aisée des préceptes semblent, eux aussi, bouleverser l'ordre naturel. Ils font donc figure d'hérétiques et de schismatiques. 5. Il faut aller de ce qui vient en premier à ce qui vient ensuite. Or les préceptes viennent avant les conseils, étant plus généraux. Les conseils supposent, en effet, les préceptes tandis que la réciproque n'est pas vraie. Il est évident que quiconque observe les conseils observe les préceptes, mais non pas réciproquement. L'ordre normal, d'autre part, veut qu'on commence par les choses qui viennent en premier, et qu'on passe ensuite à celles qui viennent en second. Donc on ne doit pas se porter à la pratique des conseils dans l'état religieux avant de s'être exercé à l'observation des préceptes.


En sens contraire, le Seigneur a appelé le publicain Matthieu, qui ne s'était pas exercé dans la pratique des préceptes, à observer les conseils, car il est dit (Lc 5, 28) " qu'ayant tout laissé, il le suivit ". Il n'est donc pas nécessaire de s'être exercé au préalable dans l'observation des préceptes pour passer à la perfection des conseils. Réponse: Nous avons défini l'état religieux un exercice spirituel en vue d'acquérir la perfection de la charité. Ce qui se fait quand on écarte par les observances de la vie religieuse ce qui fait obstacle à la charité parfaite, c'est-à-dire l'attachement de l'homme aux biens de la terre. Or il peut arriver que cet attachement, non seulement fasse obstacle à la perfection de la charité, mais encore détruise la charité elle-même. C'est ce qui se produit lorsque l'homme, poursuivant indûment les biens temporels, se détourne du Bien impérissable et pèche mortellement. Cela montre que les observances de la vie religieuse suppriment pareillement les obstacles à la charité parfaite et les occasions de péché. Il est évident par exemple que les jeûnes, les veilles, l'obéissance éloignent l'homme des péchés de gourmandise, de luxure et de tous les autres. C'est pourquoi l'entrée en religion est appropriée non seulement à ceux qui sont déjà exercés dans les préceptes, afin de parvenir à une perfection plus haute, mais aussi à ceux qui ne le sont pas, afin d'éviter plus facilement le péché et d'atteindre la perfection. Solutions: 1. S. Jérôme répond: " Le jeune homme ment. S'il avait réellement observé ce qui se trouve dans les commandements, à savoir: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", pourquoi s'en seraitil allé tout triste pour avoir entendu: "Va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres." " Il faut toutefois entendre ce mensonge relativement à la parfaite observation de ce précepte. Nous lisons dans Origène: " Il est écrit dans l'Évangile selon les Hébreux que ce jeune homme riche, lorsqu'il eut entendu: "Va et vends tout ce que tu possèdes", se mit à s'arracher les cheveux. Sur quoi le Seigneur lui dit: "Comment peux-tu dire: 'J'ai accompli la loi et les prophètes?' Il y a dans la loi: 'Tu aimeras ton prochain comme toi-même.' Or voici qu'un grand nombre de tes frères, fils d'Abraham comme toi, sont vêtus d'ordure et meurent de faim, tandis que ta maison regorge de biens et que l'on ne voit rien en sortir à leur intention?" C'est pourquoi le Seigneur, condamnant sa conduite, lui dit: "Si tu veux être parfait", etc. Il est impossible d'accomplir le précepte qui porte: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" et d'être riche, de l'être à ce point surtout. " Ce qu'il faut entendre de la parfaite observation de ce précepte. Autrement, il est vrai qu'il avait observé les préceptes, mais d'une manière imparfaite et commune. Car, nous l'avons dit la perfection réside principalement dans l'observation des préceptes de la charité. Le Seigneur donc, pour montrer que la perfection des conseils est avantageuse et aux innocents et aux pécheurs, n'a pas appelé seulement le jeune homme innocent, mais Matthieu le pécheur. Et c'est Matthieu et non pas le jeune homme, qui a répondu à l'appel du Seigneur. Les pécheurs se convertissent et entrent en religion plus facilement que ceux qui se glorifient de leur innocence et auxquels s'adresse la parole du Seigneur (Mt 21, 31): " Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu. " 2. On peut entendre de trois manières le plus haut et le plus bas. D'abord, par rapport au même état et à la même personne. Il est évident qu'en ce sens nul ne parvient d'un seul coup au plus haut, car tout homme qui mène une vie droite progresse tout au long de sa vie pour parvenir au plus haut. En deuxième lieu, par rapport à des états différents. Et alors, il n'est pas nécessaire que quiconque veut parvenir à un état supérieur commence par le plus bas; il n'est pas nécessaire, par exemple, que celui qui veut être clerc commence par s'exercer dans la vie laïque. En troisième lieu, par rapport à diverses personnes. Et alors il est manifeste que tel se trouve établi dès le début, non seulement dans un état, mais dans une sainteté supérieure à l'état ou la sainteté les plus élevés, atteints par tel autre au cours de sa vie toute entière. C'est ce qui fait dire à S. Grégoire: " Que tous reconnaissent la grâce de Dieu dans la vie de Benoît enfant. Par quelle perfection a-t-il commencé ! "


3. Les ordres sacrés, nous l'avons dit, exigent la sainteté au préalable, tandis que l'état religieux n'est qu'un exercice en vue de l'acquérir. C'est pourquoi la charge des saints ordres doit être imposée aux murs que la sainteté a déjà séchés. La charge de la vie religieuse, au contraire, donne elle-même cette consistance aux murs, en épuisant le suintement des vices. 4. Il est manifeste que cette Glose vise surtout l'ordre à suivre dans l'enseignement, où il faut aller du plus facile au plus difficile. Et quand elle dit que les hérétiques et les schismatiques pervertissent cet ordre, ce qui suit montre bien qu'il s'agit de l'ordre à suivre dans la doctrine: " Celui-ci affirme avec serment qu'il a observé l'ordre susdit en ces termes ou à peu près: J'ai été humble dans la science comme en tout le reste. Humble, j'ai d'abord été nourri de lait, c'est-à-dire du Verbe fait chair, pour devenir capable de manger le pain des Anges, c'est-à-dire le Verbe qui est au commencement avec Dieu. " Quant à l'exemple allégué, c'est-à-dire qu'on n'impose pas de jeûnes aux nouveaux baptisés avant la Pentecôte, il prouve simplement qu'on ne doit pas les contraindre par voie d'autorité aux oeuvres difficiles, avant qu'ils ne soient poussés par le Saint-Esprit à s'y appliquer de bon coeur. Aussi, après la Pentecôte et la réception du Saint-Esprit, l'Église célèbre-t-elle des jeûnes. " Or, remarque S. Ambroise. le Saint-Esprit n'est pas empêché par l'âge, la mort ne l'arrête pas, le sein ne lui est pas fermé. " Et S. Grégoire: " Il remplit l'enfant qui jouait de la cithare, et il en fait un psalmiste. Il remplit l'enfant qui jeûnait, et il le fait juge des vieillards. " Et plus loin: " Il n'a pas besoin de délai pour enseigner. Il lui suffit de toucher une âme pour lui enseigner tout ce qu'il veut. " Selon l'Ecclésiaste (Qo 8, 8): " Aucun homme n'a le pouvoir d'arrêter l'Esprit. " Et S. Paul (1 Th 5, 19): " N'allez pas éteindre l'Esprit. " enfin dans les Actes (7, 5 1), on dit contre certaines gens: " Toujours, vous résistez à l'Esprit Saint " 5. Parmi les préceptes, il y en a qui sont principaux et qui sont des fins pour les préceptes et les conseils. Ce sont les préceptes de la charité. Les conseils leur sont ordonnés, non pas qu'on ne puisse observer les préceptes si l'on ne pratique les conseils, mais ce sont des moyens d'en procurer une observation plus parfaite. Les autres préceptes sont secondaires. Ils sont ordonnés aux préceptes de la charité qui, sans eux, ne peuvent être aucunement accomplis. Ainsi donc, la parfaite observation des préceptes de la charité précède les conseils dans l'intention; mais il arrive qu'elle les suive dans le temps. Tel est en effet l'ordre de la fin et des moyens. - L'observation des préceptes de la charité suivant la manière commune, et pareillement celle des autres préceptes sont avec les conseils dans le même rapport que le commun avec le propre parce que l'observation des préceptes peut exister sans les conseils, mais ce n'est pas réciproque. Ainsi donc l'observation des préceptes prise en général, est par nature antérieure à la pratique des conseils. Mais il n'est pas nécessaire qu'elle la précède dans le temps, pas plus que le genre n'existe avant ses espèces. - L'observation des préceptes sans les conseils est ordonnée à l'observation des préceptes avec les conseils, de la même manière que l'espèce imparfaite est ordonnée à l'espèce parfaite et l'animal sans raison à l'animal raisonnable. Or le parfait précède naturellement l'imparfait. " La nature, a dit Boèce commence par le parfait. " Pour ce qui regarde l'ordre dans le temps, il n'est aucunement nécessaire d'observer les préceptes sans les conseils avant d'observer les préceptes avec les conseils. Pas plus qu'il n'est requis d'être un âne avant de devenir un homme, ou d'avoir été marié avant d'embrasser la virginité. Il n'est pas davantage nécessaire de pratiquer les commandements dans le siècle avant d'entrer en religion. D'autant moins nécessaire que la vie séculière ne prépare pas à la perfection religieuse, mais bien plutôt l'empêche. ARTICLE 2: Est-il licite d'obliger par voeu certaines personnes à entrer en religion? Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas obliger par voeu à entrer en religion. En effet, par la profession on astreint au voeu de religion. Mais, avant la profession on accorde une année de probation selon la règle de S. Benoît et un statut d'Innocent IV, qui a même défendu de contraindre personne à faire profession avant l'achèvement de cette année de probation. Il semble donc que l'on puisse bien moins encore lier les personnes vivant dans le siècle par le voeu d'entrer en religion.


2. S. Grégoire a écrit ceci, que les Décrets sont appropriés: " On doit induire les Juifs à se convertir non pas par contrainte mais par persuasion. " Or c'est une nécessité pour celui qui s'est lié par un voeu de l'accomplir. Donc on ne doit obliger personne à entrer en religion. 3. Nul ne doit créer à autrui d'occasion de chute. Il est écrit (Ex 21, 33): " Si quelqu'un ouvre une citerne, et qu'un boeuf ou un âne y tombe, le maître de la citerne paiera le prix de l'animal. " Mais il arrive souvent que, pour s'être obligés par voeu à entrer en religion, des gens tombent dans le désespoir et en divers péchés. Il semble donc que personne ne doit être obligé par voeu à entrer en religion. En sens contraire, il est dit dans le Psaume (76, 12): " Faites des voeux au Seigneur votre Dieu, et accomplissez-les. " Ce que la Glose commente ainsi: " Il y a des voeux appropriés à chaque personne, comme la chasteté, la virginité, etc.; l’Écriture nous incite donc à faire des voeux. Or elle ne nous invite qu'à ce qui est meilleur. " Il est donc meilleur de s'obliger par voeu à entrer en religion. Réponse: Nous avons dit plus haut , en parlant du voeu, qu'une même action accomplie en exécution d'un voeu mérite plus de louange que faite sans voeu. Faire un voeu est un acte de religion, c'est-à-dire d'une vertu particulièrement éminente. De plus, le voeu affermit la volonté de l'homme dans l'intention de bien faire. Or, de même que le péché est plus grave lorsqu'il procède d'une volonté obstinée dans le mal, de même l'oeuvre bonne est plus louable lorsqu'elle vient d'une volonté confirmée dans le bien par un voeu. Il est donc louable en soi de s'obliger par voeu à entrer en religion. Solutions: 1. Le voeu de religion est double. Il y a le voeu solennel qui d'un homme fait un moine ou un frère d'un autre ordre, qu'on appelle profession. Il doit effectivement être précédé d'une année de probation, comme le dit l'objection. Il y a aussi le voeu simple. Celui qui le prononce n'est pas moine ou religieux pour autant. Il est simplement obligé d'entrer en religion. Et ce voeu-là n'a pas besoin d'être précédé d'une année de probation. 2. Ce texte de S. Grégoire s'entend d'une violence absolue. Or la nécessité issue d'un voeu n'est pas une nécessité absolue, mais dépendant d'une fin. C'est-à-dire que celui qui a fait un voeu ne peut plus parvenir au salut à moins d'accomplir son voeu. Ce n'est pas une nécessité que l'on doive éviter. Tout au contraire, dit S. Augustin: " Heureuse nécessité qui nous conduit vers le meilleur ! " 3. Faire le voeu d'entrer en religion, c'est affermir sa volonté dans la poursuite du meilleur. Aussi ce voeu, considéré en lui-même, n’apporte-t-il pas à l'homme une occasion de chute, il l'écarte plutôt. Mais si quelqu'un, en transgressant son voeu, fait une chute plus grave, cela n'enlève rien à la bonté du voeu, pas plus que la bonté du baptême n'est compromise si certains, après le baptême, pèchent plus gravement. ARTICLE 3: Ceux qui se sont obligés par voeu à entrer en religion sont-ils tenus d'accomplir leur voeu? Objections: 1. Non, semble-t-il. Il est dit, en effet, dans les Décrets: " Le prêtre Consaldus, sous le coup de la maladie, promit de se faire moine. Cependant il ne se donna pas à un monastère ou à un abbé, ni ne mit par écrit sa promesse. Il se contenta de résigner son bénéfice entre les mains d'un avocat. Ayant ensuite recouvré sa santé, il refusa de se faire moine. " Or les Décrets ajoutent: " Nous décidons que le prêtre susdit recevra un bénéfice et des autels et qu'il en jouira en paix. " Ce qui n'aurait pas été possible s'il avait été tenu d'entrer en religion. Donc on n'est pas tenu d'accomplir le voeu qu'on a pu faire d'entrer en religion.


2. Nul n'est tenu de faire ce qui n'est pas en son pouvoir. Mais il n'est pas au pouvoir de chacun d'entrer en religion. Il faut que ceux qui auraient à le recevoir y consentent. Il semble donc qu'on ne soit pas tenu d'accomplir le voeu par où l'on s'est obligé d'entrer en religion. 3. Un voeu moins utile ne saurait préjudicier à un voeu plus utile. Mais le voeu d'entrer en religion peut empêcher d'accomplir le voeu de se croiser pour secourir la Terre sainte. Or ce dernier voeu paraît plus utile, parce qu'il entraîne la rémission des péchés. Il semble donc que le voeu d'entrer en religion ne doive pas nécessairement être accompli. En sens contraire, il est écrit (Qo 5, 3): " Si tu fais un voeu à Dieu, ne tarde pas à t'acquitter. C'est une chose qui déplaît à Dieu qu'une promesse sotte et qu'on ne tient pas. " Et sur ce mot du Psaume (76, 12): " Faites des voeux au Seigneur votre Dieu, et accomplissez-les ", la Glose porte: " Faire un voeu est matière de conseil. Mais quand le voeu a été fait, son accomplissement est rigoureusement exigé. " Réponse: Nous avons expliqué plus haut, en parlant du voeu, que le voeu est une promesse faite à Dieu et portant sur des choses qui ont relation à Dieu. Or, dit S. Grégoire " si c'est une règle parmi les hommes que les contrats passés de bonne foi ne peuvent être rompus pour quelque motif que ce soit, combien plus cet engagement pris envers Dieu doit-il être tenu sous peine de châtiment " C'est pourquoi l'on est tenu en rigueur de faire ce qu'on a voué, du moment qu'il s'agit de quelque chose qui soit relatif à Dieu. Or il est manifeste que l'entrée en religion est très particulièrement dans ce cas, puisqu'elle représente, nous l'avons dit, une consécration totale au service de Dieu. En conclusion, celui qui a fait voeu d'entrer en religion y est tenu suivant l'intention qu'il a eue de s'y obliger. C'est-àdire que s'il a eu l'intention de s'y obliger absolument, il est tenu d'entrer le plus tôt possible et dès que les empêchements légitimes auront disparu. S'il s'est obligé pour une date déterminée ou sous telle condition, il est tenu d'entrer en religion au temps prévu ou lorsque la condition se trouve réalisée. Solutions: 1. Ce prêtre n'avait pas fait un voeu solennel mais un voeu simple. De la sorte il n'était pas devenu moine et il n'y avait pas lieu de le contraindre à vivre dans un monastère, et à abandonner son église. Cependant, au for de la conscience, il s'imposait de lui conseiller de tout abandonner et d'entrer en religion. C'est ainsi que, dans une décrétale. on conseilla à un évêque de Grenoble, qui avait reçu l'épiscopat après avoir fait le voeu d'entrer en religion et sans l'avoir Accomplis " de résigner le gouvernement de son Église, s'il désirait mettre ordre à sa conscience, et de rendre au Très-Haut ce qu'il avait voué ". 2. Nous l'avons expliqué plus haut en traitant du voeu: celui qui s'oblige par voeu à entrer dans tel ordre religieux, est tenu de faire son possible pour être admis dans cet ordre. S'il a eu l'intention de s'obliger purement et simplement à entrer en religion, il doit, si un ordre religieux refuse de l'accueillir, s'adresser à un autre. Si au contraire il a eu l'intention de s'obliger à entrer dans tel ordre déterminé, c'est à cela qu'il est tenu, et pas à autre chose. 3. Le voeu de religion, puisqu'il est perpétuel, l'emporte sur le voeu de faire le pèlerinage de Terre sainte, qui est temporaire. Les Décrets nous ont conservé cette décision d'Alexandre III: " Celui qu'on voit changer un service temporaire en l'observance perpétuelle de la vie religieuse n'est pas le moins du monde coupable d'avoir violé son voeu. " Mais on peut raisonnablement prétendre que par l'entrée en religion on obtient aussi la rémission de tous ses péchés. Si l'on peut satisfaire pour ses péchés moyennant quelques aumônes, selon cette parole (Dn 4, 24): " Rachète tes péchés par des aumônes ", à plus forte raison doit-on considérer comme satisfaction suffisante la consécration totale de soi-même au service de Dieu par l'entrée en religion. Cette manière de satisfaire surpasse toutes les autres, y compris, d'après les Décrets, la pénitence publique. S. Grégoire précise: " comme l'holocauste surpasse le sacrifice. " Aussi lisonsnous dans les Vies des Pères que ceux qui entrent en religion reçoivent la même grâce que les baptisés. Si cependant ils ne recevaient pas remise entière de la peine du péché, l'entrée en religion


n'en demeurerait pas moins plus utile que le pèlerinage de Terre sainte pour ce qui regarde le progrès dans le bien. Et c'est une considération qui l'emporte sur le souci de se voir absous de la peine due au péché. ARTICLE 4: Ceux qui font voeu d'entrer en religion sont-ils obligés d’y demeurer toujours? Objections: 1. Il semble bien. Il vaut mieux en effet ne pas entrer en religion que d'en sortir après y être entré, selon cette parole (2 P 2, 2 1): " Il valait mieux pour eux ne pas connaître la vérité que de l'abandonner après l'avoir connue. " Et dans S. Luc (9, 62): " Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au royaume de Dieu. " Or celui qui a fait voeu d'entrer en religion est obligé d'y entrer, avons-nous dit. Donc il est tenu aussi d'y demeurer toujours. 2. On doit éviter ce qui scandaliserait les autres et leur donnerait un mauvais exemple. Mais sortir de la vie religieuse après y être entré, et retourner au siècle, c'est donner un mauvais exemple aux autres et les scandaliser, en les détournant d'entrer en religion et en les provoquant à en sortir. Il semble donc que celui qui a fait voeu d'entrer en religion doit y demeurer toujours. 3. Le voeu de religion est considéré comme un voeu perpétuel. C'est même pour cela, avons-nous dit, qu'il doit être mis au-dessus des voeux temporaires. Mais cela ne serait pas si quelqu'un, ayant fait voeu d'entrer en religion, y entrait avec le propos d'en sortir. Il semble donc que celui qui a fait voeu d'entrer en religion, soit tenu, non seulement d'y entrer, mais d'y demeurer toujours. En sens contraire, le voeu qui constitue la profession même, précisément parce qu'il oblige à demeurer toujours dans la vie religieuse, exige au préalable une année de probation, qui n'est pas requise pour le voeu simple, par où l'on s'oblige à entrer en religion. Il semble donc que celui qui fait voeu d'entrer en religion ne soit pas tenu d'y demeurer toujours. Réponse: L'obligation du voeu a son origine dans la volonté. " Faire voeu, observe en effet S. Augustin, est un acte de volonté. " L'obligation du voeu a donc exactement la même étendue que la volonté et l'intention de celui qui fait voeu. Donc, s'il entend s'engager, non seulement à entrer en religion, mais à y demeurer toujours, il est tenu d'y persévérer. Mais s'il s'est proposé d'embrasser la vie religieuse à titre d'essai et en gardant la liberté d'y rester ou d'en sortir, il est évident qu'il n'est pas obligé de persévérer. Si sa pensée a été de s'obliger à entrer en religion, simplement et sans rien préciser touchant la possibilité d'en sortir ou la nécessité d'y demeurer, il semble que son obligation doive s'interpréter conformément au droit commun, qui accorde aux candidats à la vie religieuse une année de probation. D'où il suit qu'il n'est pas tenu de persévérer dans la vie religieuse. Solutions: 1. Il vaut mieux entrer dans la vie religieuse à titre d'essai que de ne pas y entrer du tout. On se dispose, ce faisant, à y demeurer toujours. On n'est fondé à reprocher à quelqu'un de retourner ou de regarder en arrière que s'il n'accomplit pas ce qu'il a promis. Autrement, quiconque accomplit une oeuvre bonne pendant un temps donné, s'il ne continuait pas indéfiniment, devrait être tenu pour inapte au royaume de Dieu. Ce qui est évidemment faux. 2. Celui qui entre en religion, s'il en sort, surtout pour un motif raisonnable, ne scandalise pas, ni ne donne le mauvais exemple. S'il arrivait que quelqu'un en fût scandalisé, ce scandale lui serait imputable à lui-même, nullement à celui qui abandonne. Celui-ci a fait ce qu'il avait le droit de faire, et avec une bonne raison, comme la maladie ou la faiblesse. 3. Celui qui n'entre que pour sortir sur-le-champ ne semble pas satisfaire à son voeu parce qu'il ne voulait pas cela quand il a fait son voeu. Il doit donc changer de propos et vouloir à tout le moins faire l'essai de la vie religieuse, pour expérimenter si elle lui convient. Mais il n'est pas tenu d'y demeurer toujours.


ARTICLE 5: Doit-on recevoir les enfants dans la vie religieuse? Objections: 1. Il semble que non. En effet, une décrétale porte: " Que nul ne reçoive la tonsure s'il n'a l'âge requis et ne le demande. " Mais il ne semble pas que les enfants aient l'âge ou la liberté voulus, puisqu'ils n'ont pas l'usage parfait de la raison. Donc, semble-t-il, on ne doit pas les recevoir dans la vie religieuse. 2. L'état religieux semble être un état de pénitence. Le mot religion vient, en effet, de relier (religare) ou de réélire (reeligere), si nous en croyons S. Augustin. Mais la pénitence ne convient pas aux enfants. Il semble donc qu'ils ne doivent pas entrer en religion. 3. L'obligation du voeu est pareille à celle du serment. Or, avant l'âge de quatorze ans, les enfants, disent les Décrets, ne doivent pas se lier par un serment. Il semble donc qu'ils ne puissent pas non plus se lier par un voeu. 4. Il semble illicite d'imposer à quelqu'un une obligation qui pourra être légitimement annulée. Or s'il arrive que des impubères s'obligent à la vie religieuse, leurs parents ou tuteurs ont le droit de les empêcher. C'est spécifié dans les Décrets: " S'il arrive qu'une jeune fille, avant d'avoir atteint douze ans, prenne d'elle-même le voile, ses parents et tuteurs, s'ils le veulent, peuvent sur-le-champ annuler son acte. " Il est donc illicite de recevoir les enfants à la vie religieuse ou de les laisser s'y obliger, surtout avant qu'ils aient atteint la puberté. En sens contraire, le Seigneur a dit (Mt 19, 14): " Laissez venir à moi les enfants et gardez-vous de les en empêcher. " Ce qu'Origène commente ainsi: " Avant d'avoir compris ce que c'est que la justice, les disciples de Jésus reprennent ceux qui présentent au Christ des adolescents et des enfants. Mais le Seigneur engage ses disciples à prendre à coeur le bien de ces petits. C'est à quoi nous devons faire attention pour ne pas mépriser, sous prétexte de sagesse supérieure, et comme des personnes qui se croient grandes, les petits parmi nos frères, en empêchant les enfants de venir à Jésus. " Réponse: Nous l'avons dit, il y a deux sortes de voeux de religion. Il y a le voeu simple, qui consiste uniquement dans une promesse faite à Dieu après une juste délibération intérieure. Ce voeu tient son efficacité du droit divin. Il peut cependant être empêché pour deux raisons. D'abord, parce qu'il n'y a pas eu délibération. C'est ainsi que les Décrétales déclarent sans valeur les voeux des déments. Les enfants qui n'ont pas encore le parfait usage de la raison, ce qui les rend incapables de tromperie se trouvent dans le même cas. Communément, cet âge de raison, ou, comme l'on dit, de puberté, se place à quatorze ans pour les garçons, à douze ans pour les filles. Plus tôt chez certains, plus tard chez d'autres, selon les dispositions naturelles de chacun. Le voeu simple est sans effet, en outre, si l'on voue à Dieu ce dont on n'a pas la libre jouissance. Tel est le cas de l'esclave, même jouissant de l'usage de la raison, qui fait le voeu d'entrer en religion, ou qui reçoit les ordres à l'insu de son maître. Le maître, disent les Décrets, peut annuler cela. Or le petit garçon ou la petite fille qui n'ont pas encore atteint l'âge de puberté sont naturellement au pouvoir de leur père pour disposer de leur vie. Le père pourra donc révoquer leur voeu ou l'accepter, selon qu'il lui plaira. C'est ce qui est dit expressément au livre des Nombres (30, 4) au sujet de la femme. Ainsi donc, si un enfant, avant l'âge de puberté et n'ayant pas encore le plein usage de la raison, émet un voeu simple, il n'est pas lié par son voeu. Si, bien que n'ayant pas l'âge de puberté, il a l'usage de la raison, son voeu l'oblige pour ce qui le regarde. Mais cette obligation peut être enlevée par l'autorité de son père, au pouvoir duquel il se trouve toujours, parce que la loi en vertu de laquelle une personne est soumise à une autre envisage le cours habituel des choses. Mais s'il a dépassé l'âge de puberté, l'autorité des parents ne peut plus révoquer son voeu. Toutefois, s'il n'avait pas l'usage parfait de la raison, son voeu ne l'obligerait pas devant Dieu. Il en est autrement du voeu solennel, qui fait le moine ou le religieux. Ce voeu est soumis au pouvoir de l'Église en raison de la solennité qui lui est jointe. Or l'Église envisage le cours habituel des choses.


C'est pourquoi la profession faite avant l'âge de puberté, même par quelqu'un qui a le plein usage de la raison et qui est capable de tromperie, ne saurait faire un religieux de celui qui l'a émise. Mais si les enfants ne peuvent faire profession avant l'âge de puberté, ils peuvent, du consentement de leurs parents, être reçus en religion pour y être élevés. Nous lisons au sujet de S. Jean Baptiste (Lc 1, 80) " L'enfant grandissait et se fortifiait en esprit et vivait dans les déserts. " Aussi au dire de S. Grégoire, " les nobles romains se mirent-ils à donner leurs fils à S. Benoît, qui les élèverait pour le Dieu Tout-Puissant ". Et c'est une - excellente chose, selon cette parole (Lm 3, 27): " C'est un bien pour l'homme d'avoir porté le joug depuis son adolescence. " C'est d'ailleurs la pratique commune d'appliquer les enfants aux professions et métiers où ils devront vivre. Solutions: 1. L'âge légitime pour être tonsuré en faisant le voeu solennel de religion, c'est l'âge de puberté, où l'homme devient capable d'exercer sa libre volonté. Mais l'âge légitime pour être tonsuré en vue d'être élevé dans la vie religieuse peut devancer les années de la puberté. 2. Nous avons dit que l'état religieux était principalement ordonné à acquérir la perfection. A ce point de vue, il convient aux enfants, qui se laissent facilement former. C'est par voie de conséquence qu'on l'appelle un état de pénitence, en tant que les occasions de péché se trouvent supprimées par l'observance religieuse. 3. Les enfants, ainsi que le disent les Décrets, ne doivent pas être forcés de faire voeu pas plus que de faire serment. Mais s'ils s'obligent à quelque chose par voeu ou par serment, ils sont liés devant Dieu, pourvu qu'ils aient l'usage de la raison, bien qu'ils ne le soient pas devant l’Église avant l'âge de quatorze ans. 4. Ce texte des Nombres ne blâme pas la femme qui, n'étant encore qu'un enfant, fait un voeu sans le consentement de ses parents. Les parents peuvent cependant le révoquer. Ce qui montre bien qu'elle ne pèche pas en faisant un voeu. Il est seulement entendu qu'elle s'oblige pour ce qui la regarde ellemême, sans préjudice de l'autorité paternelle. ARTICLE 6: Faut-il détourner certains d'entrer en religion à cause du devoir d'assister leurs parents? Objections: 1. Il semble bien. En effet, il n'est pas permis d'omettre un devoir nécessaire au profit d'un acte facultatif Or l'assistance aux parents tire sa nécessité du précepte qui ordonne de les honorer. Aussi S. Paul a-t-il écrit (1 Tm 5. 4 Vg): " Si une veuve a des enfants ou des petits-enfants, la première chose à lui apprendre, c'est à gouverner sa maison et à payer ses proches de retour. " L'entrée en religion, en revanche, est facultative. Il ne semble donc pas qu'on puisse, pour entrer en religion, négliger ses devoirs envers ses parents. 2. La dépendance du fils envers ses parents semble plus grande que celle de l'esclave envers son maître. Car la filiation est un fait naturel, tandis que l'esclavage a son origine dans la malédiction du péché (Gn 9, 25-26). Or l'esclave n'a pas le droit d'abandonner le service de son maître pour entrer en religion ou pour recevoir un ordre sacré. C'est dit dans les Décrets. Donc, on n'a pas le droit, et beaucoup moins encore, d'abandonner le service de ses parents pour entrer en religion. 3. La dette d'un fils vis-à-vis de ses parents est plus sacrée que celle d'un débiteur vis-à-vis d'un créancier. Mais ceux qui doivent de l'argent à d'autres ne peuvent entrer en religion. C'est interdit par les Décrets: " Ceux que la loi oblige à des redditions de comptes, s'il arrive qu'ils demandent à être reçus dans un monastère, on ne doit pas y consentir tant qu'ils n'ont pas obtenu décharge. " Donc beaucoup moins encore, semble-t-il, des fils ont-ils le droit de laisser le service de leurs parents pour entrer en religion.


En sens contraire, il est écrit de Jacques et Jean (Mt 4, 22): " Laissant leurs filets et leur père, ils suivirent le Seigneur. " Sur quoi S. Hilaire remarque: " Cela nous apprend que nous devons suivre le Christ sans nous laisser retenir par le souci de la vie du siècle et l'attachement à la maison paternelle. " Réponse: Nous l'avons dit à propos de la piété filiale, les parents en tant que tels ont qualité de principes. C'est pourquoi il leur revient essentiellement d'avoir la charge de leurs enfants. Aussi ne serait-il pas permis à quelqu'un qui aurait des enfants d'entrer en religion sans se soucier aucunement d'eux et sans avoir pourvu à leur éducation. Il est écrit, en effet (1 Tm 5, 8): " Si quelqu'un néglige de prendre soin des siens, il a renié la foi., il est pire qu'un infidèle. " Toutefois, par accident, il peut arriver que les parents aient droit à l'assistance de leurs enfants, s'ils se trouvent en quelque nécessité. Donc, si les parents se trouvent dans une telle nécessité que seule l'aide de leurs enfants peut convenablement y pourvoir, ces enfants n'ont pas le droit d'abandonner le soin de leurs parents pour entrer en religion. Si leur nécessité n'est pas telle qu'ils aient sérieusement besoin de l'assistance de leurs enfants, ceux-ci peuvent abandonner le service de leurs parents et entrer en religion même contre leur défense. Parvenu à l'âge de puberté, quiconque n'est pas esclave jouit du droit de disposer de sa vie, et très particulièrement pour ce qui regarde le service de Dieu. " Nous devons, pour vivre, plus d'obéissance au Père des Esprits qu'à nos parents selon la chair ", dit l'Apôtre (He 12, 9). Aussi lisonsnous (Mt 8, 21; Lc 9, 59), que le Seigneur reprit ce disciple qui refusait de le suivre immédiatement en alléguant la nécessité de donner la sépulture à son père. " Il y avait d'autres personnes capables d'y pourvoir ", remarque S. Jean Chrysostome. Solutions: 1. Le précepte d'honorer ses parents ne vise pas seulement l'assistance matérielle, mais encore le service spirituel, et les témoignages de respect. Ainsi ceux qui sont en religion peuvent-ils continuer d'observer ce précepte en priant pour leurs parents, en leur donnant les témoignages de respect et l'assistance compatibles avec l'état religieux. Ceux qui vivent dans le siècle observent euxmêmes ce précepte de façon assez différente suivant la situation qu'ils occupent. 2. L'esclavage, étant un châtiment du péché, prive l'homme de droits qui, autrement, lui appartiendraient. C'est ainsi que l'esclave ne peut plus disposer de sa personne. " L'esclave, en tout ce qu'il est, appartient à son maître. " Mais l'enfant ne doit pas souffrir préjudice du fait de sa dépendance à l'égard de son père, au point de ne pouvoir disposer librement de lui-même pour se consacrer au service de Dieu, car cela intéresse au plus haut degré le bien de l'homme. 3. Celui qui est sous le coup d'une obligation déterminée n'a pas le droit de s'y soustraire, même s'il en a la possibilité. Donc, si quelqu'un se trouve obligé de rendre des comptes ou d'acquitter une dette précise, il n'a pas le droit de passer outre à cette obligation pour entrer en religion. Toutefois, s'il doit de l'argent et qu'il n'ait pas de quoi s'acquitter, il est tenu de faire ce qu'il peut, comme d'abandonner une partie de ses biens à son créancier. Selon le droit civile un homme libre répond de ses dettes sur ses biens, mais non sur sa personne même. La personne d'un homme libre surpasse toute estimation pécuniaire. Aussi, lorsqu'il a fait abandon de ses biens, a-t-il le droit d'entrer en religion, sans être obligé de demeurer dans le monde pour y gagner de quoi éteindre sa dette. Mais le fils n'a pas vis-àvis de son père de dette précise, du moins en dehors du cas de nécessité, comme nous venons de le dire. ARTICLE 7: Les curés ou archidiacres peuvent-ils entrer en religion? Objections: 1. Il ne semble pas. Parlant de celui qui a charge d'âmes, S. Grégoire a dit: " C'est pour lui un avertissement terrible que cette parole (Pr 6, 1 Vg): "Mon fils, en cautionnant ton ami, tu t'es rendu prisonnier d'un étranger." Et il poursuit: "Cautionner son ami, c'est prendre à ses propres risques la responsabilité d'un autre." " Mais celui qui est lié à un autre en qualité de débiteur ne peut entrer en religion avant de s'être acquitté de sa dette s'il le peut. Donc, puisque le prêtre peut prendre soin des


âmes dont il a accepté la charge au péril de son salut, il apparaît qu'il n'a pas le droit de laisser sa charge pour entrer en religion. 2. Ce qui est permis à l'un est permis au même titre à tous ses semblables. Mais, si tous les prêtres ayant charge d'âmes entraient en religion, le peuple chrétien demeurerait sans pasteurs, ce qui est inadmissible. Donc les curés n'ont pas le droit d'entrer en religion. 3. Entre tous les actes auxquels sont ordonnés les religieux, le principal est la communication à autrui de leur contemplation. Mais ces sortes d'actes sont de la compétence des curés et archidiacres, dont c'est justement l'office de prêcher et de confesser. Il ne semble donc pas permis au curé et à l'archidiacre d'entrer en religion. En sens contraire, nous lisons dans les Décrets: " S'il arrive qu'un prêtre séculier, gouvernant, sous l'autorité de l'évêque, une Église confiée à ses soins, se sent poussé par l'Esprit Saint d'aller faire son salut dans un monastère ou chez des chanoines réguliers, qu'il aille librement, de par notre autorité, même si l'évêque s'y oppose. " Réponse: Nous avons dit plus haut que l'obligation du voeu perpétuel l'emporte sur toute autre. Or c'est le privilège des évêques et des religieux de s'obliger par un voeu perpétuel et solennel à s'appliquer au service de Dieu. Mais les curés et archidiacres ne sont pas, comme les évêques, voués au soin des âmes par un voeu perpétuel et solennel. Les évêques ne peuvent pour aucun motif se démettre de leur charge, à moins d'y avoir été autorisés par le pontife romain, d'après une décrétale. Mais les curés et archidiacres peuvent résigner leur charge entre les mains de l'évêque sans avoir besoin de la permission du pape, qui a seul le droit de dispense en matière de voeux perpétuels. Il est donc évident que curés et archidiacres sont libres d'entrer en religion. Solutions: 1. Les curés et archidiacres se sont obligés de prendre soin de leurs sujets aussi longtemps qu'ils conserveraient leur charge. Mais ils ne se sont pas engagés à la conserver toujours. 2. S. Jérôme répond: " Et cependant, les religieux subissent la cruelle morsure de ta langue de vipère ! Si tout le monde se cloître, dis-tu, et se retire au désert, qui assurera le service des Églises? Qui gagnera (à Dieu) les gens du monde? Qui exhortera les pécheurs à la vertu? A ce compte-là, si tout le monde se laisse gagner à ta folie, qui pourra être sage? La virginité non plus, il ne faudra pas l'approuver. Si tout le monde allait e mettre à la pratiquer et à délaisser les noces, ce serait la fin du genre humain. Mais la vertu est rare et n'est pas désirée par le plus grand nombre. " Il est donc évident que cette crainte est stupide, comme celle de l'homme qui craindrait de puiser de l'eau pour ne pas mettre le fleuve à sec. ARTICLE 8: Peut-on passer d'un ordre religieux à un autre? Objections: 1. Il ne semble pas, même pour embrasser une vie plus rigoureuse. " Ne désertez pas notre assemblée, comme certains en ont l'habitude, " a écrit l'Apôtre (He 10, 25). Et la Glose commente: " C'est le cas de ceux qui cèdent à la crainte de la persécution ou qui, par le sentiment présomptueux de leur mérite propre, s'éloignent des pécheurs et des imparfaits pour faire figure de justes. " Mais c'est ce que semblent faire ceux qui passent d'une religion à une autre plus parfaite. Donc cela paraît interdit. 2. La profession des moines est plus rigoureuse que celle des chanoines réguliers, déclare une décrétale. Mais il n'est pas permis aux chanoines réguliers d'embrasser l'état monastique. Un Décret le leur défend: " Nous mandons et défendons à quiconque a fait profession de chanoine régulier d'entrer chez les moines, à moins qu'il n'ait commis, ce qu'à Dieu ne plaise, une faute publique. " Il semble donc qu'il ne soit pas permis de passer d'une religion à une autre, même plus parfaite.


3. Aussi longtemps qu'on le peut, on est obligé d'accomplir ce qu'on a promis par voeu. Si quelqu'un, par exemple, a voué la continence, même après avoir contracté mariage par l'échange des consentements et avant de s'unir charnellement à sa femme, il est tenu d'observer son voeu, ce qu'il peut faire en entrant en religion. Donc, si l'on peut passer licitement d'une religion à une autre, celui qui en aurait fait le voeu lorsqu'il était encore dans le monde se trouverait dans l'obligation de l'exécuter. Ce qu'on ne peut admettre, parce que cela ne va généralement pas sans scandale. Donc un religieux ne peut passer d'un ordre à un autre, même plus strict. En sens contraire, nous lisons dans les Décrets: " Si des vierges consacrées, pour le salut de leur âme et en vue d'y trouver une vie plus sévère, veulent passer à un autre monastère pour, demeurer, le Concile le leur permet. " Apparemment, cette règle vaut pour tous les religieux. Donc on peut passer d'un ordre à un autre. Réponse: Il n'est pas louable de passer d'un ordre à un autre, hormis le cas de grande utilité ou de nécessité. D'abord, c'est d'ordinaire un sujet de scandale pour ceux que l'on quitte. Ensuite, il est plus facile de progresser dans une religion à laquelle on est accoutumé que dans une religion à laquelle on ne l'est pas, toutes choses égales d'ailleurs. C'est ce que dit l'abbé Nesteros: " Il est utile à chacun de persévérer dans le dessein qu'il a formé et, avec grande application et diligence, de se hâter de conduire à sa perfection l'ouvrage qu'il a entrepris. jamais il ne faut Abandonner la profession qu'on a embrassée. " Et il en donne la raison: " Il est impossible à un homme d'exceller également dans toutes les vertus. S'il veut l'entreprendre, il se condamne fatalement, pour avoir voulu les poursuivre toutes, à n'en atteindre aucune parfaitement. " Or les divers ordres se surpassent mutuellement en telle ou telle oeuvre de vertu. Il peut cependant arriver qu'il soit louable de passer d'un ordre à un autre dans l'un ou l'autre des trois cas suivants. D'abord, lorsqu'on y est poussé par le désir d'une vie religieuse plus parfaite. Seulement, on voudra bien se rappeler ce que nous avons dit: que l'excellence d'un ordre religieux ne se mesure pas à la rigueur de sa discipline, mais premièrement à la valeur des fins qu’il poursuit, et secondement à la judicieuse adaptation de ses observances à la fin voulue. Ensuite, parce que l'ordre auquel on appartient est déchu de sa nécessaire régularité. Si, dans un ordre plus parfait, les religieux s'abandonnent à une vie relâchée, il peut devenir louable de passer à un ordre moins relevé mais de plus grande régularité. C'est ainsi que l'abbé Jeans raconte qu'il passa de la vie érémitique, dont il avait fait profession, à la vie cénobitique, moins parfaite, parce que la vie érémitique avait commencé de décliner et d'être médiocrement observée. Enfin, pour cause de maladie ou de mauvaise santé. Il arrive en effet que l'on ne puisse plus observer la discipline d'un ordre plus sévère, tout en demeurant capable de suivre l'observance d'un ordre plus large. Il y a cependant une différence entre ces trois cas. Dans le premier, il convient par humilité de demander la permission. S'il est reconnu que l'ordre nouveau est plus parfait, cette permission ne peut être refusée. " S'il y a doute, c'est le jugement du supérieur qui fait loi ", déclare une décrétale. Le jugement du supérieur est pareillement requis dans le deuxième cas. Dans le troisième, il faut en plus une dispense proprement dite. Solutions: 1. Ceux qui passent à un ordre plus relevé ne le font pas par présomption et pour paraître saints, mais par dévotion et pour le devenir. 2. L'une et l'autre religion, celle des moines et celle des chanoines réguliers, sont vouées aux oeuvres de la vie contemplative. Parmi ces oeuvres, les principales consistent dans la célébration des mystères divins, célébration à laquelle est directement ordonné l'ordre des chanoines réguliers, qui sont proprement des religieux clercs. Les moines au contraire, précisent les Décrets ne sont pas, nécessairement et de soi, des clercs. Aussi, bien que l'ordre monastique soit de plus stricte observance, les moines laïcs auraient-ils le droit de passer à l'ordre des chanoines. C'est la pensée de S. Jérôme: " Vis dans le monastère de façon à mériter d'être promu au rang des clercs. " Mais la réciproque n'est


pas vraie, comme on peut le voir dans les Décrets. Cependant, si les moines sont des clercs voués aux saints mystères, ils possèdent ce qui fait le chanoine régulier, dans une observance sévère. C'est ce qui permet aux chanoines réguliers de passer à l'ordre monastique, après avoir demandé la permission à leur supérieur. Les Décrets le disent expressément. 3. Le voeu solennel par lequel le religieux s'est obligé à une vie religieuse de moindre perfection l'emporte sur le voeu simple par lequel il s'est engagé à une forme plus relevée de vie religieuse. S'il contractait mariage, ce mariage serait valide en dépit de son voeu simple, tandis qu'il ne l'est pas après le voeu solennel. Aussi celui qui a déjà fait profession dans un ordre moindre n'est-il pas tenu d'accomplir le voeu simple qu'il a émis d'entrer dans un ordre plus relevés. ARTICLE 9: Doit-on engager les autres à entrer en religion? Objections: 1. Il semble que personne ne doit engager les autres à entrer en religion. En effet, S. Benoît ordonne dans sa " Règle " " de ne pas accueillir facilement ceux qui demandent à entrer en religion et de s'assurer que c'est l'Esprit de Dieu qui les y pousse ". Cassien enseigne la même doctrine. Beaucoup moins encore est-il permis d'engager quelqu'un à entrer en religion. 2. Le Seigneur a dit (Mt 23, 15): " Malheur à vous qui courez mers et continents pour faire un seul prosélyte. Et lorsque vous y avez réussi vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus que vous " Mais c'est bien ce que semblent faire ceux qui recrutent des candidats pour la vie religieuse. Il semble donc que leur conduite soit blâmable. 3. Il n'est pas permis d'induire autrui à ce qui doit lui être préjudiciable. Or il arrive qu'en persuadant à quelqu'un d'entrer en religion, on lui porte préjudice. Il peut se faire en effet qu'il se soit obligé à embrasser une forme plus parfaite de vie religieuse. Il semble donc que ce ne soit pas une pratique louable d'engager certains à la vie religieuse. En sens contraire, il est écrit (voir Ex 26, 3) " La courtine doit tirer à soi la courtine. " Donc un homme doit en attirer un autre au service de Dieu. Réponse: Non seulement ceux qui en attirent d'autres à la vie religieuse ne pèchent pas, mais ils méritent une grande récompense. Il est écrit, en effet (Jc 5, 20): " Celui qui ramène un pécheur de son égarement sauvera son âme de la mort et couvrira la multitude de ses péchés. " Et aussi (Dn 12, 3): " Ceux qui enseignent la justice à un grand nombre brilleront comme des étoiles pour toute l'éternité. " Un triple désordre pourrait cependant se produire dans cet appel. 1° Si l'on contraignait quelqu'un à entrer en religion en usant de violence, ce qui est interdit par les Décrets. 2° Si l'on attirait quelqu'un à la vie religieuse par des présents, ce qui est de la simonie, interdite aussi par les Décrets. Mais il ne s'agit pas de cela si l'on procure le nécessaire à un pauvre vivant dans le monde, pour l'élever en vue de la vie religieuse, où, si on lui fait de petits cadeaux pour gagner son amitié. 3° Si on l'alléchait par des mensonges, car on risquerait le danger de voir revenir en arrière, lorsqu'il découvrirait la tromperie, le candidat à la vie religieuse, dont " l'état final deviendrait ainsi pire que son état antérieur " (Lc 11, 26). Solutions: 1. Ceux qui sont attirés à la vie religieuse n'en auront pas moins à subir une année de probation, où ils feront l'épreuve de ses difficultés. Il n'est donc pas question d'accueillir facilement ceux qui veulent entrer en religion. 2. D'après S. Hilaire, cette parole du Seigneur vise le zèle pervers des Juifs, qui, après la prédication du Christ, attirent au culte judaïque les païens et même les chrétiens. Par là ils les font deux fois fils de la géhenne, puisque leurs péchés antérieurs ne sont pas remis dans le judaïsme, et qu'ils y ajoutent la


faute nouvelle de l'incroyance judaïque. En ce sens, la parole qu'on nous objecte ne se rapporte pas à la question. Mais d'après S. Jérôme elle viserait les juifs eux-mêmes de l'âge antérieur au Christ, où la pratique des observances légales était permise. Et voici quel en serait le sens: " Le converti au judaïsme, du temps qu'il était païen, était simplement dans l'erreur. Devant les vices de ses maîtres, il retourne à son vomissement et redevient païen; le voilà donc prévaricateur et digne d'un châtiment plus sévère. " En attirer d'autres au culte de Dieu ou à la vie religieuse n'est donc l'objet d'aucun blâme. Ce qui est répréhensible, c'est de donner le mauvais exemple à celui qu'on a converti, et de le rendre ainsi pire qu'il n'était. 3. Le moins est inclus dans le plus. C'est pourquoi celui qui est obligé par voeu ou par serment d'entrer dans un ordre moindre, peut parfaitement être attiré à un ordre plus parfait. Il faut cependant réserver le cas où quelque raison particulière y ferait obstacle, comme un motif de santé, ou l'espoir d'un plus grand progrès dans un ordre moindre. En revanche, celui qui est obligé par voeu ou par serment d'entrer dans un ordre plus parfait ne peut être légitimement attiré dans un ordre moindre. Sauf, bien entendu, pour une raison particulière et évidente, et avec dispense du supérieur. ARTICLE 10: Est-il requis de délibérer longuement avec sa parenté et ses amis pour entrer en religion? Objections: 1. Il paraît qu'on ne peut approuver celui qui entrerait en religion sans avoir pris conseil de beaucoup de gens et avoir commencé par une longue délibération. En effet, il est écrit (1 Jn 4, 1): " N'allez pas croire à toutes les inspirations. Éprouvez-les pour voir si elles viennent de Dieu. " Or il arrive que le propos d'entrer en religion ne vienne pas de Dieu, puisque très souvent il est anéanti par la sortie du candidat. Car on lit dans les Actes (5, 38): " Si ce dessein vient de Dieu, vous n'arriverez pas à le détruire. " Il semble donc qu'il faille longuement examiner toutes choses avant d'entrer en religion. 2. " Examine ton affaire avec ton ami ", disent les Proverbes (25, 9 Vg). Mais c'est pour un homme une grande affaire que de changer d'état. Donc, il semble qu'on ne doit pas entrer en religion sans en avoir d'abord discuté avec ses amis. 3. Le Seigneur présente cette parabole (Lc 14, 28) " de l'homme qui a conçu le projet de bâtir une tour, et qui commence par s'asseoir pour supputer la dépense nécessaire et voir s'il a ce qu'il faut pour mener à terme une pareille entreprise ". Il ne veut pas s'exposer à cette injure: " Voici an homme qui a commencé à bâtir, mais qui n'a pas pu achever. " Ces ressources nécessaires pour bâtir une tour, remarque S. Augustin, " ce n'est rien d'autre que l'abandon que chacun doit faire de tous ses biens ". Or il arrive que beaucoup n'en sont pas capables, pas plus que de porter le poids des autres observances religieuses. C'est à eux que pense l'Écriture lorsqu'elle dit (1 S 17, 39): " David ne pouvait pas marcher avec l'armure de Saül, dont il n'avait pas l'habitude. " Il semble donc que l'on ne doive pas entrer en religion avant d'avoir longuement délibéré et pris conseil tout autour de soi. En sens contraire, il est écrit (Mt 4, 20) qu'à l'appel du Seigneur Pierre et André, " sur-le-champ, abandonnant leurs filets, le suivirent. " Sur quoi S. Jean Chrysostome remarque: " Le Christ veut de nous une obéissance telle que nous ne tardions pas même un instant. " Réponse: Les entreprises importantes et douteuses, dit Aristote, demandent qu'on en délibère longuement et qu'on s'entoure de conseils. En revanche, les consultations sont superflues lorsqu'il s'agit d'affaires sûres et bien déterminées. Touchant l'entrée en religion, on peut considérer trois choses. 1° Cette entrée elle-même, dont il est évident qu'elle représente un bien supérieur. Celui qui en doute fait injure au Christ, qui en fait l'objet d'un conseil. " L'Orient t'appelle, c'est-à-dire le Christ, s'écrie S. Augustin et tu t'attardes à regarder le couchant ", c'est-à-dire l'homme mortel et faillible. 2°


On peut considérer cette entrée par rapport aux forces de celui qui se dispose à l'accomplir. De ce point de vue non plus l'hésitation ne se justifie pas. En effet, ceux qui entrent en religion n'attendent pas leur persévérance de leur propre vertu, mais du secours de la puissance divine, selon Isaïe (40, 3 1): " Ceux qui espèrent dans le Seigneur prendront de nouvelles forces. Ils élèveront leur vol comme les aigles. Ils courront et ne se fatigueront pas. Ils marcheront et n'éprouveront pas de lassitude. " Si toutefois il se présentait quelque empêchement spécial: mauvaise santé, dettes à régler, etc., il y aurait lieu d'en délibérer et de consulter des gens dont on peut espérer de l'aide plutôt que de l'opposition. Aussi nous est-il dit (Si 37, 12 Vg): " Discute de sainteté avec un homme irréligieux, et de justice avec un injuste ", ce qui est une manière de dire: ne le fais pas. Aussi lit-on ensuite (37, 14-15 Vg): " Ne les consulte pas à tout propos, mais fréquente assidûment le saint. " Cependant, sur ces questions, il ne faut pas délibérer longuement. Comme dit S. Jérôme: " Hâte-toi, je te prie; ta barque est attachée au rivage; coupe le cordage, plutôt que de le dénouer. " 3° On peut enfin considérer la façon d'entrer en religion, et dans quel ordre. Et là-dessus on peut aussi prendre conseil de ceux qui ne mettront pas d'obstacle au projet. Solutions: 1. Cette règle trouve son application dans les affaires où l'on a sujet de douter que nos aspirations viennent réellement de Dieu. C'est ainsi par exemple que les religieux eux-mêmes peuvent se demander si le candidat à la vie religieuse est conduit par l'Esprit de Dieu, ou si sa démarche ne serait pas entachée de simulation. C'est pourquoi ils ont le devoir de l'éprouver et de s'assurer que sa démarche est bien inspirée par l'Esprit divin. Quant à celui qui veut entrer en religion, il ne peut douter que son propos vienne de l'Esprit de Dieu, auquel il appartient de " conduire l'homme dans le droit chemin ". Le fait que quelques-uns retournent en arrière ne prouve pas que leur vocation ne vient pas de Dieu. Car tout ce qui vient de Dieu n'est pas incorruptible. Autrement les créatures corruptibles ne seraient pas l'oeuvre de Dieu; c'est ce que disent les manichéens. Ou bien encore il faudrait dire que ceux qui ont reçu de Dieu la grâce ne peuvent la perdre, ce qui est encore hérétique. Ce qui est indissoluble, c'est le conseil même de Dieu, suivant lequel il fait les réalités corruptibles et changeantes, selon cette parole d'Isaïe (46, 10): " Mon conseil demeurera, et mon vouloir s'exécutera. " Donc le propos d'entrer en religion n'a pas à être examiné sur le point de savoir s'il vient de Dieu. " Il ne comporte pas de discussion stricte ", dit la Glose sur ce texte (1 Th 5, 21): " Vérifiez tout. " 2. Il est écrit (Ga 5, 17): " La chair convoite contre l'esprit. " De même, les amis charnels s'opposent souvent au progrès spirituel, selon cette parole (Mi 7, 6): " Chacun a pour ennemis les gens de sa maison. " La parole rapportée par S. Luc: " Laisse-moi d'abord faire mes adieux aux gens de ma maison " est ainsi commentée par S. Cyrille: " Ce souci laisse apercevoir le secret partage de l'esprit. Informer ses proches, consulter des gens réfractaires à la juste estimation des choses, c'est une pensée qui trahit l'âme molle et qui se dérobe. C'est pourquoi elle s'entend dire par le Seigneur: "Nul, s'il met la main à la charrue et regarde en arrière, n'est apte au royaume de Dieu." Car c'est regarder en arrière que de tirer les choses en longueur sous prétexte de retourner chez soi et de conférer avec ses proches. " 3. Cette tour qu'on bâtit, c'est la perfection de la vie chrétienne. La dépense nécessaire à sa construction, c'est l'abandon de ses biens. Or nul n'hésite ni ne délibère pour savoir s'il veut avoir les ressources nécessaires ou, supposé qu'il les ait, s'il peut bâtir cette tour. Toute la question est de savoir si l'on possède les ressources voulues. Pareillement, il n'y a pas à délibérer sur le point de savoir si l'on doit abandonner tout ce qu'on possède, ni si, l'ayant fait, on pourra parvenir à la perfection. La seule chose sur laquelle on ait à délibérer est celle-ci: ce que l'on fait représente-t-il bien le total abandon de ses biens? Car si cet abandon n'est pas réel, qui représente les ressources qu'il faut avoir, il est impossible, est-il précisé dans le même livre (Lc 14, 33), d'être " disciple du Christ ", c'est-à-dire de bâtir la tour.


La crainte dont certains sont agités, cette inquiétude de savoir si, par leur entrée en religion, ils pourront parvenir à la perfection, est déraisonnable et se voit contredite par l'exemple d'un grand nombre. Aussi S. Augustin écrit-il: " Du côté où j'avais tendu mon visage et où je tremblais de passer, je contemplais la chaste et noble figure de la continence qui m'encourageait à approcher sans crainte et qui, pour m'accueillir et m'embrasser, tendait vers moi ses mains pleines d'une multitude de beaux exemples. C'était une foule d'enfants, garçons et filles, une jeunesse innombrable, tous les âges, de graves veuves, des vierges à cheveux blancs. Elle m'invitait d'un si engageant sourire ! C'était comme si elle m'avait dit: "Eh quoi tu ne pourrais pas ce qu'ont pu ceux-ci et celles-là? Crois-tu donc qu'ils l'ont pu par eux-mêmes, et non pas par leur Seigneur? Pourquoi se tenir en toi-même? Que dis-je: Te tenir, alors que tu ne tiens pas debout ! Allons, jette-toi en lui. N'aie pas peur. Il ne va pas se retirer et te laisser choir. jette-toi sans crainte. Il va te recevoir et te guérir." " Quant à l'exemple de David qu'on allègue, il n'a rien à voir avec ce dont il s'agit. " Cette armure de Saül, dit la Glose, ce sont les sacrements de la Loi et leur pesanteur. " La vie religieuse, elle, c'est " le joug si doux du Christ ". S. Grégoire l'a dit: " Quel fardeau met-il sur les épaules de notre âme, celui qui commande de fuir les désirs troublants, qui enseigne à éviter les chemins laborieux de ce monde? " A ceux qui prennent sur eux ce joug très doux il promet, pour se refaire, la jouissance de Dieu et l'éternel repos de l'âme. A quoi daigne nous conduire celui-là même qui nous en a fait la promesse, Jésus Christ, notre Seigneur, qui est au-dessus de tout, Dieu béni pour l'éternité. Amen.


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