Pratiques touristiques, représentations corporelles et imaginaires sociaux

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Les Cahiers Internationaux du Tourisme Pratiques touristiques, repr茅sentations corporelles et imaginaires sociaux

Publication du Centre International de Recherche Vatel en Tourisme et H么tellerie

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Centre International de Recherche Vatel en Tourisme et H么tellerie Mai 2009


Institut Vatel 140, rue Vatel BP 7128 30913 Nîmes Cedex - France ISBN : 978 - 2 - 9531711 - 3 - 6

Imprimé par Papier Vert 31 place Grandclément 69100 Villeurbanne Tél. 04 37 91 03 04


Les Cahiers Internationaux du Tourisme numĂŠro 3 Pratiques touristiques, reprĂŠsentations corporelles et imaginaires sociaux Publication du

Mai 2009



CAHIERS INTERNATIONAUX DU TOURISME PRATIQUES TOURISTIQUES, REPRÉSENTATIONS CORPORELLES ET IMAGINAIRES SOCIAUX

Textes réunis et présentés par Gilles FERRÉOL Christian VIVIER et Jean-Yves GUILLAIN La ré-invention du mouvement : analyse de l’évolution des représentations de la gestuelle sportive dans les affiches de loisir tennistique (Belle-Époque – Seconde Guerre mondiale) Page 7 Jean-François LOUDCHER Les représentations corporelles dans le jeu de soule : de l’activité historique au fait anthropologique et touristique Page 35 Bernard ANDRIEU Néocolonialisme solaire. Tourisme blanc ou dermopolitique ? Page 53 Frédéric LEMARCHAND Relations esthétiques au Mont-Saint-Michel : entre tourisme de masse, religion et écologie Page 75

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Patrick LEGROS Voyage au bout de la lune. Socio-anthropologie des figures imaginaires de voyages entrepris pour aller de la terre à la lune Page 91

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Entretien avec Pierre SÉCOLIER L’agritourisme et ses enjeux

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Noëline RAMANDIMBIARISON Le tourisme à Madagascar

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Comptes rendus et notes critiques

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INTRODUCTION Gilles FERRÉOL* Les cinq contributions principales réunies dans cette livraison s’interrogent, chacune à leur façon, sur les relations entre pratiques touristiques, représentations corporelles et imaginaires sociaux. Christian Vivier et Jean-Yves Guillain, tout d’abord, analysent l’évolution de la gestuelle sportive telle qu’elle est perçue à travers les affiches de loisir tennistique de la fin du XIXe siècle à la fin des années 1930. Plusieurs techniques ou supports artistiques sont ainsi mis en évidence, de l’ « arabesque » et du « floutage » à l’ « arrêt sur image » ou à la « décomposition du mouvement ». La rupture plastique observée entre la Belle Époque et l’entre-deuxguerres, privilégiant en particulier l’utilisation de la « métaphore » ou de la « synecdote », demeure étroitement liée à l’apparition, au lendemain du premier conflit mondial, de la publicité moderne, sans oublier l’influence des courants avant-gardistes associant simplification formelle et composition dynamique. Jean-François Loudcher, de son coté, s’intéresse au jeu de soule et montre bien comment celui-ci, dont les origines sont très anciennes, est devenu peu à peu un fait anthropologique combinant rituel profane et quête de convivialité, la volonté de se fondre dans un groupe de manière indifférenciée – au détour d’un affrontement * Professeur de sociologie à l’université de Franche-Comté et directeur du LASA (laboratoire de socio-anthropologie, EA 3189).

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ou d’une course effrénée – allant de pair avec le désir de partager des valeurs plus ou moins similaires de liberté et de retour à l’état sauvage. Bernard Andrieu questionne, pour sa part, la problématique du néocolonialisme solaire et le discours cosmétique sur le bronzage qui lui est associé. La référence à l’exotisme, est-il souligné, sert ici de paravent à ce que l’on pourrait appeler une « dermo-politique ». Frédérick Lemarchand se penche, quant à lui, sur les modes de fréquentation de monuments historiques célèbres, tel le MontSaint-Michel. La massification à laquelle on assiste ne se laisse pas interpréter de façon univoque, le public – en fonction de ses attentes ou de ses centres d’intérêt – s’efforçant de concilier, dans une expérience esthétique devenue complexe et contradictoire, deux impératifs paradoxaux. : la « consommation profane de signes culturels », d’une part, et la « représentation écologique d’une nature sacralisée », de l’autre. Patrick Legros, enfin, nous invite à parcourir la littérature de science-fiction consacrée aux différents procédés envisagés, rivalisant d’ingéniosité et de fantaisies, pour se rendre sur la Lune et y fouler le sol qu’il s’agisse, par exemple, de téléportation, de soufflet ou de propulsion. Bon voyage !

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LA RÉ-INVENTION DU MOUVEMENT : Analyse de l’Évolution des reprÉsentations de la gestuelle sportive dans les affiches de loisir tennistique (Belle Époque Seconde Guerre mondiale) Christian VIVIER* Jean-Yves GUILLAIN**

Au risque de surprendre, de déstabiliser, de choquer, voire même de déplaire, il convient dans ce préambule d’alerter sur la triple originalité qui guide cette étude. D’une part, elle prend la source visuelle constituée par l’affiche publicitaire comme étant digne d’un travail de recherche historique au même titre que le document écrit à la façon de Marc Ferro et des questions posées par la « nouvelle histoire » à la fin des années 1970. D’autre part, elle tente le pari de hisser le thème très particulier des exercices du corps et, plus précisément, du mouvement issu de la pratique du tennis au rang d’objet d’étude historique au même titre que les pouvoirs et contre-pouvoirs politiques, les systèmes économiques et autres * Maître de conférence UFR STAPS Besançon, Université de Franche-Comté, Laboratoire des Sciences historiques, EA 2273. ** Docteur en sciences du sport, Université de Lyon-I, CRIS.

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très classiques enjeux sociaux et culturels. Enfin, elle s’essaie à une réflexion orientée plus spécifiquement sur les représentations individuelles et collectives qui alimentent la construction des sociétés. Au demeurant, l’iconographie du mouvement sportif dans les affiches de loisir tennistique de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale pourrait même espérer atteindre une dimension interprétative que l’écrit, à lui seul, serait dans l’incapacité d’offrir. Le chemin est certes sinueux, semé d’obstacles culturels et méthodologiques. Cependant, au-delà de toute prétention inconsidérée, gageons au moins que le recoupement de différentes approches scientifiques ainsi que l’interpellation croisée de notions et concepts aussi divers que modernité, progrès, publicité, courants artistiques, territorialisation, qualification de l’espace, culture de masse, tourisme, etc., devraient attiser la curiosité. Au cœur de cet entrelacs tant scientifique que thématique, émerge une interrogation pouvant guider de manière féconde nos investigations. Aussi, au terme de cette analyse, il devrait être possible d’expliquer comment et pourquoi les lendemains « modernes » de la Première Guerre mondiale ré-inventent le mouvement dans l’art graphique publicitaire. Enfin, les travaux historiques sur l’image sont d’autant moins assujettis à la pénurie des archives que la période investie entre dans le XXe siècle. La richesse du corpus des documents visuels analysés est importante. En tout premier lieu, 900 tableaux français et étrangers à thème sportif ont permis d’identifier les astuces conçues et utilisées par les peintres pour évoquer le mouvement. En second lieu, à partir d’un ensemble de près de 600 affiches de sport, 42 d’entre elles traitent du tennis.

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I.

Les douze artifices de reprÉsentation du mouvement dans l’art pictural

L’étude du mouvement dans les affiches de loisir tennistique requiert l’inventaire et la définition des procédés utilisés par les peintres pour retranscrire le geste sportif sur un support. Cette réflexion préalable ne prétend pas à l’exhaustivité mais son originalité aspire au moins à constituer les prémisses à l’élaboration d’un cadre d’analyse qui pourra être complété et enrichi à l’occasion d’autres travaux portant sur la représentation du mouvement dans l’art pictural à thème sportif. Douze solutions artistiques ont été identifiées à la suite de l’examen du corpus retenu. L’« arabesque » consiste à organiser l’œuvre picturale à partir d’un jeu de courbes et de lignes. L’artiste se laisse aller à la déformation du corps de l’athlète, à une emphase de traits caractéristiques des qualités physiques (vitesse, adresse, résistance, force, etc.) attirant inéluctablement l’œil du spectateur qui suit instinctivement les méandres de ces courbes. Ainsi, la lecture de l’œuvre est artificiellement dynamisée. La « traînée », trace de la position précédente du corps ou de l’objet de sport laissée sur la rétine (persistance rétinienne), est une seconde astuce prisée du mouvement action-painting construit autour de la trace-signe, reflet résiduel du geste artistique du peintre. En troisième lieu, le « floutage » partiel ou total de la scène, avec mise au point sur le décor ou sur le spectrum, emprunte aux techniques photographiques pour signifier le déplacement des corps. Plus traditionnelle, la « coupure de la scène » avec entrée ou sortie d’un ou plusieurs personnages du cadre de l’image laisse au regard une impression d’irruption ou de disparition brutale qui invite le regardant à prendre part à l’action. Cinquième astuce artistique repérée, l’« apposition de deux masses de couleurs » ou « violence et contraste des couleurs » crée une vibration rétinienne d’autant plus stimulante que sont composés des alternances entre les couleurs chaudes et froides ou des chocs nés de la juxtaposition de couleurs complémentaires. L’« arrêt sur

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image » est un effet flash qui donne l’impression que la scène est saisie sur le vif. De manière paradoxale, cet artifice consiste à figer l’action pour mieux suggérer le mouvement. En cela, le choix de l’immortalisation de l’instant est primordial. Le fin du fin aspire à arrêter la scène à son plus haut point paroxysmique, là où s’exprime l’extrême de la tension gestuelle, là où les corps sont mis en déséquilibre, en suspens, au point même de déstabiliser le spectator quant au respect du principe de gravité. La « décomposition du mouvement » est un septième procédé qui vise à reproduire, en une seule scène, les étapes d’un déplacement : découpage image par image ou successions d’arrêts sur images chères aux futuristes, cette astuce s’apparente aux premières expériences chronophotographiques réalisées par Étienne-Jules Marey et Georges Demenÿ (Pociello, 1999) à la fin du XIXe siècle ou aux kinogrammes contemporains forts appréciés des entraîneurs et autres techniciens experts des disciplines athlétiques. En huitième lieu, la « dynamisation artificielle de la composition » peut être divisée en trois sous-catégories : la plongée de l’action vers le spectateur (composition frontale) ; la composition ascensionnelle significative de la montée, de l’évolution ou de l’envol ; la contre-plongée qui suscite une impression de chute. « Métaphore, métonymie et synecdoque » sont réunies en un même neuvième artifice dont l’intention est de créer un transfert par analogie permettant d’aller, par extension, de la partie au tout et inversement : le plus souvent, un objet ou un concept renvoie à un autre par association d’idées, par rapport de contiguïté. Nouvel effet, la mise en mouvement d’objets matériels environnant, dénommée « élément ou objet connexe animé », donne l’illusion que le sportif s’anime, même si son corps est empreint d’immobilité. Seuls d’infimes détails (nature, vêtements, accessoires corporels, etc.) expriment un mouvement qui, par association, renvoie immanquablement à celui du corps. Chère aux cubistes, la dislocation du corps constitue un onzième artifice : le corps, déconstruit à souhait, décomposé et recomposé à partir de formes géométriques imbriquées, présenté selon des angles de vue multiples et simul-

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tanés, restitue une tension qui souligne le geste sportif. Le dernier procédé artistique inventorié est la « répétition » : démultiplication d’un même geste ou dédoublement d’une même figure, effets de perspective ou d’ondulation, idée de vague. Pour accentuer encore l’impression de mouvement donnée à leurs toiles, les peintres peuvent s’ingénier à associer plusieurs astuces au cœur d’une même œuvre pour renforcer encore l’impression de mouvement. À partir de cette identification des procédés artistiques utilisés par les peintres pour retranscrire le geste sportif, il est alors loisible d’envisager une exploitation et un prolongement de cette investigation à l’échelle de l’étude des représentations du mouvement sportif dans les affiches à thème tennistique. II. Un traitement quantitatif identifiant une rupture plastique au lendemain de la Grande Guerre Le tableau comparatif des données chiffrées relatives aux procédés de représentations du geste sportif dans les affiches de loisir tennistique avant et après la Première Guerre mondiale initie, en première lecture, un certain nombre de remarques et d’hypothèses explicatives. Cette vision globale, même si elle s’appuie sur un corpus insuffisant en termes quantitatifs (14 affiches retenues pour la période antérieure à 1914 et 28 pour la période postérieure à 1918), permet de mettre en exergue quelques interrogations qu’une approche qualitative et une interprétation historique viendront éclairer.

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Tab.1 : Procédés de représentation du mouvement sportif dans les affiches de tennis avant et après la Première Guerre mondiale Catégories d’artifices artistiques

Avant 1914

Après 1918

1. Arabesque

3

9

2. Traînée

0

1

3. Flou

1

2

4. Coupure de la scène

0

1

5. Violence des couleurs

1

10

6. Décomposition du mouvement

0

0

7. Arrêt sur image

4

5

8. Dynamisation de la composition

1

7

9. Métaphore/Métonymie/Synecdoque

0

18

10. Objet ou élément connexe animé

6

6

11. Dislocation des corps

0

3

12. Répétition/Vague/Onde

0

1

16

63

Total des artifices répertoriés

Plusieurs remarques et ébauches de réflexion peuvent être faites. En premier lieu, avant 1914, peu d’efforts sont réalisés pour représenter le mouvement sportif. Lorsqu’il est évoqué par les affichistes, un artifice suffit le plus souvent (16 artifices pour un corpus de 14 affiches).

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Illustr. 1 : Anonyme, Saint-Raphaël, Chemins de fer PLM, affiche, J. Minot lith., c.1900, coll. J.-Y. Guillain

En second lieu, après 1918, le mouvement chez l’amateur de sport devient une caractéristique dominante qui envahit les affiches. Plusieurs effets picturaux sont même utilisés conjointement par les artistes pour marquer cette « valeur moderne » majeure (63 artifices pour un corpus de 28 affiches, soit une moyenne de deux procédés artistiques combinés). En troisième lieu, il convient de

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souligner la grande diversité des solutions artistiques permettant d’évoquer le geste sportif après la Grande Guerre : avant 1914, sur les 12 procédés inventoriés, seulement 4 sont utilisés ; après 1918, 11 sont exploités. Plus encore, les effets picturaux pratiqués pour indiquer le mouvement sportif avant la Première Guerre mondiale continuent à être exploités d’autant mieux qu’ils peuvent être combinés à d’autres. « Arabesque » est un artifice généralisé après 1918. Le procédé artistique « Violence et contraste des couleurs », peu utilisé avant 1914, devient très en vogue après 1918. Il en est de même, à un degré moindre, pour « Arrêt sur image » et « Objet connexe animé ». Trois hypothèses explicatives de la variété et de la combinaison des artifices utilisés après 1918 devront être étudiées attentivement lors de l’approche qualitative et de l’interprétation historique : la recherche d’épuration formelle intimement associée à l’invasion de la « publicité moderne » dans l’Hexagone, le degré de connaissance par des affichistes des activités corporelles, et la nécessité d’établir une distinction nette entre les placards publicitaires ayant pour thème central les événements sportifs et ceux orientés sur les loisirs touristiques. En quatrième lieu, après 1918, de nouveaux artifices sont employés, seuls, pour marquer le mouvement sportif à l’instar des procédés dénommés « Métaphore, métonymie et synecdoque », « Dislocation des corps » et « Répétition, vague et onde ». « Métaphore, métonymie et synecdoque » devient même l’effet artistique privilégié par les affichistes après la Première Guerre mondiale (plus d’une sur deux) alors qu’il n’est jamais exploité avant 1914. Ce premier constat, réalisé à partir de l’identification et du dénombrement des procédés artistiques de re-transcription du mouvement sportif sur l’affiche publicitaire de loisir tennistique avant et après la Première Guerre mondiale, révèle une accumulation de mutations artistiques significatives nécessitant une investigation plus qualitative.

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III. PublicitÉ, place du sport dans la vie des affichistes et contexte artistique comme facteurs explicatifs de la rÉinvention figurative du mouvement La rupture plastique observée entre la Belle Époque et l’entre-deux-guerres, privilégiant notamment l’utilisation de la « métaphore » ou de la « synecdoque », est étroitement liée à l’apparition, au lendemain du premier conflit mondial, de la publicité moderne. Dès la fin de la guerre, les entreprises américaines envahissent le marché européen. Elles ont recours à des techniques et des méthodes de distribution particulièrement « avant-gardistes ». En France, cette influence point à travers la progressive structuration du métier de publicitaire, encore embryonnaire avant 1914. Soucieux de se démarquer des conseils publicitaires prodigués aux États-Unis, les professionnels de l’époque sont convaincus qu’il est possible de dégager une véritable « grammaire » originale des formes abstraites aboutissant à la réalisation d’images aptes à produire des réponses émotionnelles spécifiques et prévisibles chez le spectateur. Naît une publicité scientifique « à la française » qui influence de manière directe le monde des affichistes. Ces artistes reprennent les soi-disant acquis de la recherche psychologique pour concevoir de nouvelles méthodes de communication visuelle susceptibles de venir « toucher » et éventuellement « piquer » (Barthes, 1980) avec plus d’efficacité encore la masse. Ces théories conduisent donc à repenser la composition des affiches. Quatre fondements novateurs peuvent être isolés. A. Fondements de l’affiche moderne Le premier pilier prescrit qu’une affiche doit être lue « rapidement » afin de se mettre en adéquation avec le rythme de la société moderne. L’affichiste doit donc concentrer son énergie créative sur la recherche d’une idée synthétique (exemple de l’affiche de Viano, Beaulieu-sur-mer, 1925).

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Le second pilier demande à ce que toute affiche digne de ce nom frappe fortement l’attention du passant. C’est ce fameux « coup de poing », cher à Robert Delaunay, que les affichistes n’ont de cesse de rechercher dans leurs compositions (cf. l’affiche de Martin-Dupin Cycles Tigra, c.1925.) Ainsi que l’explique Louis Cheronnet reprenant les termes de Jean Carlu dans un article de la revue Art et décoration de janvier-juin 1929, « l’affiche doit être une composition fermée, rythmée sur un système géométrique simple qui accroche l’œil plus facilement qu’une composition non limitée et amorphe ». L’évolution graphique favorisée par cette nouvelle quête permet alors aux affiches, à partir de 1920, de se démarquer radicalement des affiches-estampes des années 1900. Après 1918, se généralisent les lignes directrices simples et efficaces, capables d’attirer et de guider l’œil du spectateur par une trajectoire parfaitement lisible. Le troisième pilier exige que les affiches soient « simples ». Ce principe est posé aussi bien pour l’illustration que pour le texte : « L’illustration ne doit pas être surchargée, ni entourée d’un texte copieux qui nuirait certainement à la netteté » (Platéus , 1919, p. 33) (cf. l’affiche de Chancel, Grande quinzaine internationale de lawn-tennis, 1931.) Le quatrième et dernier pilier propose que « l’objet-roi » qui préside à la réalisation de l’affiche soit à même de raconter lui-même sa propre histoire. Est défendue la théorie du « produit en action » représenté en train d’être utilisé ou dans son conditionnement habituel. Le pari à relever n’est alors rien d’autre que « d’idéaliser les objets matériels, de créer l’émotion même pour des choses prosaïques » (Carboni, 1950, p. 26). Dans ce contexte publicitaire, influençant de façon substantielle la production des affiches, on comprend mieux pour quelles raisons les artistes optent pour l’association ou le transfert d’idées par analogie pour représenter le mouvement. La métaphore, forme

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rhétorique extrême quant à l’allègement du message, se concilie parfaitement avec la recherche de simplicité et de lisibilité des affichistes. La rupture observée après 1918 quant à cette volonté nouvelle d’exprimer le mouvement s’explique aussi par le genre publicitaire particulier qu’est l’affiche illustrée. Sportive ou non, elle doit éveiller l’attention, capter le regard, faire passer un message unique et lisible, donner envie d’acheter ou de voyager, le tout dans une atmosphère privilégiant le rêve, la séduction, le confort, la joie et le dynamisme. Tout cela explique les innovations d’après-guerre des artistes cherchant à restituer ou à évoquer le mouvement sportif. L’affiche d’après-guerre apparaît d’abord comme une forme, brève, de communication de masse. Ses messages triomphent grâce à un minimum de moyens, parce qu’il faut être capable de « faire du fort avec du peu » comme aimait à le dire Georges Péninou en parlant du « laconisme » de l’affiche moderne (Péninou, 1989-1990). Le placard publicitaire devient un agencement de signes denses, rares, saturés de sens, dont l’efficacité repose sur sa capacité non à représenter et à imiter, mais à figurer. Une nouvelle vague d’artistes part à la recherche d’un nouveau langage plus adapté aux temps nouveaux grâce auquel le sujet de l’affiche, le leitmotiv, la partie la plus visible du dessin n’évoque plus seulement une sensation d’art plus ou moins parfaite, mais insiste sur la mémorisation de l’idée et du souvenir de l’affaire pour laquelle il est conçu : « L’art, ici, n’est appelé que pour le présenter et doit disparaître une fois la présentation faite » (revue La Publicité en France, 1923-1924.) L’adoption d’une approche « scientifique » de la publicité explique ainsi que la priorité devient, pour les affichistes, de trouver des façons originales et nouvelles d’induire une attention spontanée, quasi hypnotique, chez le public par le biais d’une image saisissante. Il en est de même pour la représentation du mouvement lorsqu’ils choisissent d’exacerber les contrastes des couleurs ou de jouer sur les angles de vue novateurs.

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Les affiches de type touristique postérieures à la Grande guerre soulignent, de leur côté, la joie de vivre liée à la découverte d’un nouveau site ou à la consommation d’un nouveau produit. L’affiche, désormais, « procède à la façon des prostituées, fait le mur, crée l’illusion, sinon du bonheur, du moins du confort et de la béatitude » (cité par Moles, 1969, p. 112). Elle souligne le plaisir lié à la découverte d’un nouveau site, mais surtout, de nouvelles activités physiques accessibles aux hommes comme aux femmes. Le temps semble arrêté sur un univers positif, empli de plaisirs et de bonheur, dans lequel les personnages, toujours jeunes, vigoureux et dynamiques, semblent insensibles aux affres du temps. Le monde étalé sous les yeux du passant, futur consommateur, spectateur ou touriste, est celui de la réussite et du luxe, mais aussi de la vitesse et de la mobilité – de nature athlétique – des corps : « Dans tous les cas, ces activités s’effectuent dans une ambiance de facilité et de bonne humeur. Les activités purement ludiques jouissent d’une grande faveur » (ibid., p. 88.) Les affiches publicitaires illustrées émettent donc de nouveaux signaux, dans un « langage » spécifique qui est celui du succès, de la jeunesse, de l’optimisme, de l’insouciance, dans un style simple et épuré. En conséquence, la façon de décrire, voire tout simplement d’évoquer le mouvement sportif, rompt avec les usages formels d’avant 1914. La « métaphore », la « dynamisation de la composition » et la « combinaison des couleurs », artifices souvent utilisés par les affichistes dans les années 1920 et 1930, s’inscrivent bien dans le cadre de cette ambition publicitaire nouvelle qui est tout à la fois de capter le regard, d’étonner, de suggérer et d’influencer les pratiques de consommation parmi lesquelles peuvent être insérées les activités physiques de loisir.

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B. Connaissance des activités physiques et émergence d’œuvres « dynamiques » Une œuvre artistique n’est jamais que le seul produit d’un contexte, si prégnant soit-il. Les artistes sont aussi des agents dynamiques, innovateurs et progressistes, qui marquent et guident une époque. Face aux différences constatées en matière de représentation du corps de l’athlète ou de valeurs sous-jacentes aux activités physiques représentées, deux facteurs apparaissent en fait discriminants dans la mise en visibilité du sport et, plus particulièrement, du mouvement : le niveau de pratique d’une activité physique et le processus d’inspiration et de création des affiches. Les artistes ayant pratiqué une activité physique, a fortiori de haut niveau (de Fleurac, Pellos, Samivel), ou ayant suivi de près les grandes compétitions sportives et ayant pris l’habitude de les « croquer » in situ (Jacoby, Red, Ordner, Ham), créent des placards dynamiques, mettant l’accent sur le mouvement, la vitesse, la vitalité du sport. Leur connaissance approfondie des disciplines et des sportifs en font des « croquistes » au style tendu porté par un trait soutenu. Ils apprécient les corps nus, musclés, forts, en plein effort, voire en pleine souffrance. Les athlètes sont représentés, en effet, toujours en mouvement et en tension afin d’exprimer la force, le courage et la persévérance, ces qualités indispensables à la pratique physique que connaissent bien ces artistes grands amateurs de sport. Au final, leurs créations forment une galerie d’illustrations qui exhibe une étude approfondie de la dynamique du geste et de la mobilité des sportsmen. Les affiches de Paul Ordner (Ordner, Championnat du monde de tennis professionnel, 1932) en sont des exemples parfaits. La Revue moderne des arts et de la vie de 1959 fait état de « sa prodigieuse aptitude à transmettre la vision du mouvement ». L’affichiste semble montrer de grandes aptitudes dans la saisie du geste. Il capte et laisse deviner la continuité du mouvement tout en en faisant exprimer la puissance. Il manie aussi la brosse, apportant un sens de la vie dans sa peinture. © cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3

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À l’inverse, les artistes qui élaborent leurs affiches sans aller sur les lieux des événements ou préfèrent travailler à partir de cartes postales et de photographies de presse (Roger Broders, Sem, Don, etc.) se contentent d’une représentation « statique » de ces mêmes pratiques. Ne connaissant pas « de l’intérieur » le sport, ils l’abordent comme n’importe quel autre sujet, en ayant tendance à représenter des scènes dans lesquelles l’émotion, l’énergie et la passion inhérentes aux activités sportives sont nettement moins marquées, le tout au profit d’une vision plus mondaine et sociable des pratiques physiques. Roger Broders, créateur attitré de la compagnie PLM, incarne parfaitement cette approche de l’activité athlétique dans le processus de création d’affiches touristiques. Contrairement aux affichistes pratiquants les sports ou s’imprégnant de l’atmosphère des stades, il ne cherche pas à donner une vision réaliste des activités physiques qu’il est amené à représenter dans ses œuvres. La réalité qu’il tente de décrire, c’est une atmosphère sociale, nullement la réalité de la gestuelle sportive. Comme pour d’autres affichistes de la période abordant le thème du sport (Sem, Don, Munier, Le Monnier, etc.), les pratiques physiques ne sont pas des sujets d’étude en soi (cf. l’affiche de Munier, Saint-Raphaël, c.1938). Lorsque ces artistes se saisissent de ce thème, c’est d’abord comme chroniqueurs de la vie mondaine en villégiature. Pour rendre compte du mouvement, ils optent donc plutôt pour l’« objet connexe animé » ou l’« arabesque » que la « dynamisation de la composition », la « répétition » ou la « dislocation des corps ». C. Influences des courants avant-gardistes : clarification, géométrisation et dynamisation Les styles des affiches publicitaires étudiées s’expliquent enfin par le courant artistique d’appartenance des artistes ou par les influences qu’ils subissent en provenance des principales écoles picturales de la période : « Tout au long du XXe siècle, la publicité

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ne cesse de s’inspirer des grands courants artistiques : Cubisme, Futurisme, Constructivisme, etc. Les avant-gardes ont enrichi la stylistique publicitaire » (Serre et Arbaizar, 1990, p. 499.) L’utilisation, même partielle, du géométrisme cubiste, de la simplification puriste, des diagonales dynamiques du constructivisme ou encore des innovations typographiques de l’école du Bauhaus, donne naissance à des œuvres graphiques à thème sportif particulièrement innovantes. Cubistes, certaines affiches le sont, non pas au sens où ces créations possèdent l’aspect fortement fragmenté des œuvres de Braque et de Picasso à l’époque du cubisme analytique, mais en ce qu’elles tiennent compte des leçons des évolutions ultérieures du mouvement : formes géométriques déjà préconisées par Paul Cézanne, nécessité de volumes équilibrés, le tout dans un esprit de synthèse et exécuté dans un style sobre et précis (exemples des affiches de Cassandre, La Roche Vasouy, 1926 ou de Dupin, Wimereux, 1929, cf. l’illustr. 2). Puristes, de nombreuses créations publicitaires le sont lorsqu’elles partent à la recherche de la clarification et de la purification visuelle, mettant nettement l’accent sur les strictes géométries prônées par Charles-Édouard Jeanneret (1887-1965), dit Le Corbusier, et Amédée Ozenfant (1886-1966), les deux auteurs d’Après le Cubisme. Les composantes formelles premières des affiches qui s’inspirent de ce courant sont le carré, le triangle et le cercle. Constructivistes ou néo-plasticistes, maintes affiches s’efforcent de l’être en cherchant l’intégration des facteurs espace et temps à travers une « rythmique dynamique » procédant par plans et lignes et par l’utilisation appuyée de la contre-plongée. Leur expression s’appuie sur la ligne droite, des couleurs primaires et une typographie épurée aptes à produire une dynamisation de l’espace (exemple de l’affiche de Gid, Monte Carlo Country Club Tennis, 1932).

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Cette connaissance et l’emploi des préceptes les plus avantgardistes de l’époque permettent à l’affiche française de montrer sa capacité à faire preuve d’imagination, d’un point de vue formel, et d’efficacité, d’un point de vue commercial, en sachant se dégager des travers étouffants de l’Art nouveau : « Le style de l’affiche a singulièrement évolué et l’on ne saurait nier l’impulsion donnée en ce domaine par Fernand Léger […]. L’affiche de 1933, aux tonalités fortes, est aussi loin de celle de Lautrec, d’un dessin aigu ou des pimpantes féeries de Chéret » (Vauxcelles, 1933, p. 343.) Les affichistes publicitaires français de la période donnent en tout cas l’impression d’avoir digéré maintes avancées formelles des avantgardes artistiques et maintes composantes sociales d’une modernité où le mouvement et le progrès techniques sont particulièrement marqués. L’utilisation de telle ou telle astuce formelle pour exprimer le mouvement, à partir de 1918, découle incontestablement de ce contexte artistique. IV. Quand la domestication des espaces ouvre un « chez soi » rassurant favorisant une mobilitÉ corporelle symbole de modernitÉ A. La modernité et la « soif » de nouveauté au cœur des affiches tennistiques Le premier conflit mondial a ouvert une « crise des valeurs traditionnelles » (Berstein et Milza, 1990, p. 108). La société se transforme littéralement en devenant plus sensible et plus favorable aux nouveautés. La ruée sur les plaisirs de la paix retrouvée (fêtes populaires, cinéma, dancing, jazz, pratiques sportives, etc.) caractérise une volonté générale de jouir de la vie après les souffrances et les privations de la guerre. Les « Années folles » en sont la plus logique conséquence. La rupture artistique consistant à introduire massivement des modes de représentation du mouvement sportif dans

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les affiches de loisir tennistique après la Première Guerre mondiale s’inscrit dans cette transformation radicale de la société. La modernité, appréhendée à l’échelle occidentale, est une notion complexe qui relève d’un mouvement global s’inscrivant en négation de la tradition : « Moderne s’oppose à traditionnel » (Domenach, 1995, p. 15.) Elle réside tant dans la nouveauté que dans la soif de cette nouveauté (Latour, 1991). Dès lors, c’est peutêtre moins l’innovation que l’attente d’innovation qui est responsable de l’accélération des phénomènes et des bouleversements de la vie. Le culte du progrès est un phénomène moderne par excellence qui trouve sa traduction la plus directe dans de remarquables transformations scientifiques et techniques. L’étude des astuces de représentation du mouvement dans les affiches publicitaires à thème sportif est un excellent miroir de ce phénomène d’accélération moderne. Les années qui précèdent la Première Guerre mondiale ont vu la mise au point de nombreuses innovations technologiques dont l’exploitation ne survient, en fin de compte, qu’au cours de l’entre-deux-guerres. L’exemple de l’aviation est parmi les plus révélateurs. Comme le résume Paul Bairoch, le premier conflit mondial fait « passer [l’avion] du statut d’engin de sport à celui d’engin de mort, puis à celui de véritable moyen de transport » (Bairoch, 1997, p. 551). De même, le train permet de modifier radicalement la vitesse de déplacement des personnes et des marchandises (Caron, 1997 et 2005) dès la deuxième moitié du XIXe siècle. Il rapproche le littoral, symbole d’air pur, de fraîcheur et de beauté naturelle, de la capitale (vers 1900, Étretat est à quatre heures de Paris par les chemins de fer de l’Ouest comme l’annonce l’affiche anonyme, Étretat-Lunel, Nouvelles Affiches Artistiques, c.1900), d’abord, des grands centres urbains, ensuite. Le nombre important de placards publicitaires à thème tennistique vantant les mérites de stations balnéaires, désormais abordables grâce au développement du réseau de voies ferrées, l’atteste. À la Belle

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Epoque, près d’une affiche sur trois est consacrée à l’accès aux stations touristiques par le train (les chemins de fer de l’Ouest pour Étretat, les chemins de fer PLM pour Saint-Raphaël ou encore les chemins de fer de l’État et du Nord-Belge pour la Panne-Bains.) Après Illustr. 2 : Dupin, Wimereux Plage Chemin de fer du Nord, 1929, coll. J.-Y. Guillain

la Première Guerre mondiale, la proportion d’affiches faisant la réclame pour l’accès par voies ferrées à des stations touristiques reste identique, une moitié d’entre elles restant orientée vers des villes

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balnéaires (Wimereux-plage par le chemin de fer du Nord à trois heures de Paris, Cap Martin Roquebrune ou Monte-Carlo sur la Côte d’Azur avec les PLM.) Cependant, le littoral n’est pas la seule destination faisant l’objet d’un traitement publicitaire. De nouveaux espaces à conquérir constituent de nouvelles cibles offrant de nouveaux débouchés à toutes sortes de produits et de services. Les eaux (Wallon, 1981 et Dutheil, 2002) et la montagne, rendue agréable par l’aménagement touristique de nouvelles terres d’accueil, deviennent des objets nouveaux de convoitise. Les affiches tennistiques se complaisent donc fort logiquement dans cette référence générale à la vitesse et à son invention (Studeny, 1995) comme signe caractéristique de modernité. Certains affichistes, soucieux d’inscrire plus encore le produit à promouvoir dans ce climat général d’accélération et de consommation moderne, n’hésitent pas à associer les pratiques cyclistes (exemple de la réclame pour les Nouvelles Galeries Parisiennes où un vélocipède, représenté partiellement, complète le décor d’une scène montrant une jeune fille se préparant à jouer au tennis autour de 1895) ou motocyclistes (Thelem, dans une affiche pour les cycles Peugeot-Valentigney datée des années 1900, montre une motocyclette tenue à la main par un homme présenté de dos en grande conversation avec une jeune femme chic tandis, qu’au second plan, d’autres jeunes filles s’adonnent à la pratique tennistique) à celle du tennis. Et si la présence d’un vélocipède, motorisé ou non, n’est pas toujours le gage idéal de la plus folle vitesse et des dernières innovations technologiques, au moins est-elle un signe distinctif marquant comme le montre Philippe Gaboriau (Gaboriau, 2004). Par la mise en mouvement du corps et l’accès à la vitesse, la petite reine s’avère, sinon un symbole fort de modernité, du moins un des emblèmes et des agents du progrès (Weber, 1986). La ville représente un facteur majeur d’accélération du phénomène de modernité et sa plus belle visibilité. Parce qu’elle regroupe les individus, elle multiplie les échanges. Affichages publicitaires

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et réclames radiophoniques n’en sont qu’une pâle illustration. Le désir d’accès à un confort porté désormais à la connaissance de tous par le développement des moyens de communication et des médias se fait plus pressant. De même, outre les journaux et, plus particulièrement, les journaux spécialisés qui enregistrent un essor considérable après la Première Guerre mondiale à l’instar du Miroir des sports créé en 1919, la radio, le phonographe et le cinéma prennent une place prépondérante dans les loisirs des Français au cours de l’entre-deux-guerres. L’influence du septième art sur les affichistes est incontestable. Source d’inspiration, l’image filmée est bien souvent à l’origine des innovations picturales permettant d’évoquer le mouvement sportif dans les affiches de loisir (entrée/sortie des personnages, contre-plongée, décomposition image par image, etc.). Au final, la modernité apparaît comme un phénomène global et complexe qui affecte l’ensemble des processus sociaux avec, certes, des temps et des spécificités propres à chaque domaine, mais surtout une intention profonde de se soustraire à la tradition en plongeant délibérément dans un monde nouveau fait de progrès, de technologie, d’informations, de production de masse et d’innovations en tout genre, une imprégnation moderne créant le besoin de rendre omniprésent le mouvement corporel et sportif dans l’affiche publicitaire. B. Domestication et normalisation des espaces favorisant un engagement corporel Les affiches touristiques vantant les activités de loisir sportif des stations de montagne ou de bord de mer sont étroitement liées aux stratégies des compagnies de chemins de fer. Elles apparaissent bien comme les principaux promoteurs du tourisme moderne. À cet égard, l’affiche doit satisfaire un triple impératif : informer, faire rêver et mettre en scène les usages possibles des destinations. Les œuvres doivent montrer des paysages de qualité, donner envie de les découvrir, mais surtout promouvoir les sociabilités et les activités qu’offre la station à une clientèle non autochtone sur des territoires re-visités et re-construits. - 26 -

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Les affiches touristiques d’avant la Première Guerre mondiale, y compris lorsqu’elles traitaient des activités de loisir, n’hésitaient pas à valoriser les espaces naturels et les populations d’accueil pour une forme de tourisme « ethnique » tourné vers la connaissance des us et coutumes des populations régionales « exotiques ». Après 1918, la classe de loisir devient le sujet unique des représentations graphiques. La plage, la campagne, la montagne sont montrées comme des lieux privilégiés où une nouvelle classe de loisir conquiert l’espace, repousse à la marge les populations locales, et se met en scène. Sur ces territoires de plaisance, la priorité est clairement donnée aux villégiateurs envahissant, colonisant, apprivoisant, « civilisant », par le biais d’une agitation toute mondaine, littoraux et montagnes. C’est comme si ces endroits étaient « nettoyés » de leurs indigènes, comme si, au temps du labeur et de l’échange, traditionnel, se substituait celui, bien plus « moderne », du jeu et de la consommation. Si ces sites n’ont pas d’identité préétablie mais celle que leur donnent les nouveaux arrivants, il apparaît dans le même temps que les territoires vantés dans les affiches n’ont pas de marquages identitaires forts : les pistes de ski, les téléphériques et les hôtels nouvellement construits, les plages de sable fin, les courts de tennis en terre battue, sont identiques quel que soit le territoire illustré. Ce qui s’affiche, en définitive, c’est un territoire normé, épuré, décontextualisé. Un territoire touristique de villégiature « générique », substituable d’une affiche à l’autre, s’impose ainsi au cours de la période, avec pour fonction majeure de mettre en scènes de nouvelles formes de loisir. À partir de 1918, dans nombre d’affiches, ce n’est en effet pas seulement une invitation à venir résider dans de nouveaux territoires qui s’affirme, mais c’est une réelle participation qui est proposée : ce qui est donné à voir, c’est l’exemple de ce que le touristique-pratiquant peut très bien faire lui-même (cf. l’illustr. 2.) Les personnages à l’affiche sont du même monde que le regardant, et l’invitent à venir partager les mêmes plaisirs, d’autant que les

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sites se transforment en « terrains de sport » : « On ne se déplace pas seulement d’un endroit à un autre, mais d’une émotion à une autre » (Amirou, 1995, p. 113.) La nature – comme la cité d’accueil et de séjour – n’est plus seulement un lieu d’accueil à contempler, mais aussi un défi sollicitant l’investissement corporel des visiteurs. Mer et montagne passent au second plan des préoccupations comme des compositions. Elles se transforment en « décors » des nouveaux loisirs sportifs (exemple de l’affiche de Begnini, Brides-les-Bains, 1929). Statiques avant 1914, les affiches s’animent. Les artistes introduisent l’idée d’aventure et de mouvement. Après le territoire comme « espace physique » expurgé de ses indigènes, vécu et apprivoisé par de nouveaux colons, puis imaginé et promu par voie publicitaire à l’attention de nouveaux touristes, est édifié le territoire comme « espace d’action » : les villégiateurs y apparaissent clairement comme des « pratiquants » d’activités physiques de loisir. Cette analyse permet de comprendre pour quelles raisons les affiches de l’entre-deux-guerres sont plus dynamiques que celles de la Belle Époque. Les personnages représentés après 1918 sont plus souvent dans des postures qui expriment la tension, la mobilité, l’activité voire la performance. À ce mécanisme d’ « appropriation » s’ajoute un processus marqué de « territorialisation » de l’espace qui institue une frontière symbolique entre la sphère publique et la sphère privée. Le terrain de tennis tracé sur le sable, qui délimite la sphère individuelle d’un « bien » devenu propriété « privée », illustre ce mécanisme. Une approche anthropologique et/ou sémiotique permet d’aborder des pistes de réflexion autour de la structuration de l’espace et, plus encore, de la clôture de ce dernier en développant des notions telles que celles de « frontière » et de « seuil ». Dès lors, même si l’espace n’est pas toujours délimité physiquement ou juridiquement, il n’en demeure pas moins que des seuils symboliques apparaissent dans son fonc-

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tionnement. Par exemple, l’enceinte du court de tennis marque symboliquement le lien que la pratique sportive établit avec la civilisation urbaine (affiche de Debrion, Cap Martin Roquebrune, c.1935 ou de Broders, Monte-Carlo, 1930). Les affiches publicitaires du corpus retenus sont remarquables à cet égard. De même, la présence, même au loin, d’une simple maison, d’un club house, d’un grand hôtel (affiche de Ribeo, Pau, c.1930), ou, plus significativement encore, d’un clocher d’église, voire d’une ville, inscrit la scène dans un contexte qui, malgré le dépaysement suscité par l’action centrale de l’image, ne s’éloigne jamais vraiment de la société urbaine connue et appréciée des éventuels et futurs clients. C’est le cas plus particulièrement des affiches vantant les mérites des stations de montage. La montagne naturelle et sauvage est peu à peu investie. Ne faut-il pas voir les aménagements qui lui sont associés comme une manière de dompter le monstre sauvage ? En faisant ressortir autant de détails urbains (maison, clocher, ville, etc.) au cœur de l’élément naturel, les affichistes publicitaires réussiraient ainsi à rendre une nature, originellement sauvage, accessible à tous. Le message est clair : la montagne peut être apprivoisée. Chaque spectateur peut ainsi croire qu’il peut réussir à faire de cet espace naturel et « sauvage » « sa » montagne. Tout le « chez-soi sécurisant » est alors ainsi exhibé dans le pronom possessif. Une analyse analogue peut être développée à partir de la requalification des espaces balnéaires. Pour reprendre Alain Corbin (Corbin, 1988), l’étendue maritime et le rivage font peur à la population jusqu’au milieu du XVIIIe (les premières stations balnéaires apparaissent en Angleterre à partir de 1750). La très ancienne terreur devant le « territoire du vide » cède le pas au « désir du rivage ». Peu à peu, au cours du XIXe siècle, la mer est apprivoisée et devient même le grand « bénitier » de la fin du XIXe. De nouveaux modes de vie s’installent : « De la cure thérapie en bord de mer, on passe vite à l’idée d’une thérapie ludique transformé en «divertissement pur et simple» comprenant la pratique des sports nouveaux, dont le tennis »

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(Peter et Tétard, 2003, p. 83.) Le jeu de tennis est alors un moyen de profiter des plages à marée basse tout en étant proche de la nature. On peut se demander si cette pratique corporelle ne contribue pas à aider les populations à apprivoiser petit à petit le rivage et la mer. À se les approprier. De toute évidence, elle accompagne le phénomène général de familiarisation de l’espace balnéaire, sa démocratisation et sa progressive vulgarisation. Elle s’inscrit dans le processus moderne de mutations des mœurs. Plus encore, ne peut-on pas penser que l’éclosion d’un filet de tennis au beau milieu de la plage, que le tracé d’un terrain, que la construction d’une enceinte sportive spécialement conçue pour le tennis sont autant d’indices attestant de la présence de l’homme et de son implantation sur un espace longtemps considéré comme « sauvage », pour ne pas dire hostile ? Il est ainsi possible de développer l’idée selon laquelle, au début du XXe siècle, la ville nouvellement ou mieux réglementée devient une image de maîtrise et de contrôle des individus contrairement à l’image de « débauche » qui l’accompagnait lors du siècle précédent (Duby, 1980, 1981, 1983 et 1985 ; Ledrut, 1975 ; Pinol, 1991). Dès lors, il n’est peut-être pas étonnant de constater que les affichistes de la Belle Époque n’hésitent pas à intégrer des éléments rappelant le monde urbain pour susciter un climat rassurant à travers l’idée du « touriste comme à la maison ». Si un nouveau rapport à la nature s’établit à la fin du XIXe siècle à travers les randonnées en montagne, la pratique du ski, mais aussi à travers le thermalisme, la baignade, les jeux de plage et le tennis balnéaire, il n’en demeure pas moins que le succès de la villégiature repose tout autant sur l’idée de dépaysement que sur la construction ou, tout au moins, l’évocation d’un « chez-soi sécurisant ». Le touriste de la Belle Époque accepte donc d’autant mieux d’exprimer ses pulsions, ses émotions et de se livrer physiquement dès lors qu’il se retrouve dans des conditions de pratiques et d’existence analogues à celles qu’il a coutume de vivre dans son quotidien. La villégiature affirme ce paradoxe d’un désir de dépaysement dans un contexte de quiétude rappelant le home sweet home. - 30 -

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∴ À partir du constat d’une évolution marquée quant à la création et à l’utilisation des procédés de représentation de la gestuelle sportive, l’analyse fait apparaître trois axes d’explication. Au niveau du signe plastique, l’association d’une simplification formelle et d’une dynamisation de la composition, liée à l’itinéraire d’une grande partie des affichistes ainsi qu’à l’influence des courants artistiques d’avant-garde, s’inscrit à partir de 1918 en rupture avec la figuration de la Belle Époque. Au niveau iconique, les placards publicitaires étudiés transcrivent d’abord la modernité de toute une époque à travers l’omniprésence de la ville, du progrès technique, de la circulation de l’information, de la consommation de masse, des loisirs touristiques et de la vitesse. Les affiches illustrent ensuite une double attractivité : d’abord, la possibilité de partir conquérir de nouveaux espaces de plaisance et de loisirs athlétiques ; ensuite, la capacité à normaliser et sécuriser des territoires qui deviennent propices à un plein engagement physique. Cette investigation, outre les constats spécifiques établis en matière de rupture artistique et de choix des modes de traitement du mouvement dans les affiches publicitaires à thème tennistique entre 1918 et 1940, appelle plusieurs remarques finales. En premier lieu, en se cantonnant aux affiches « tennistiques », de surcroît de type publicitaire, cette étude appelle à la prudence en ce qui concerne les résultats obtenus. Un examen complémentaire, portant sur d’autres disciplines sportives et d’autres types d’affiches (politiques, cinématographiques, etc.), devrait en effet utilement compléter l’analyse proposée ici. Ensuite, le passage en revue des affiches retenues montre clairement que la représentation du mouvement corporel s’avère

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fondamentalement, et avant tout, un problème rétinien. Le « choc visuel » que ressent le spectateur devant une affiche (notamment lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre d’une recherche de simplicité, de lisibilité et de captation du regard) provoque, chez lui, une émotion qui génère la perception ou une ré-invention du mouvement sportif. Plus globalement, il s’avère que l’œuvre graphique – ou picturale d’ailleurs – ne se donne pas pour objectif premier la stricte représentation du mouvement sportif mais, bien plus, la suggestion d’une projection imaginaire de celui-ci chez le regardant. Ce constat remet en question, au moins partiellement, les critiques habituelles relatives à la difficile retranscription de la mobilité sportive par les peintres ou les affichistes. Ainsi, une des raisons principales mises en avant pour expliquer la disparition des concours d’art olympiques (1912-1948) au seuil des années 1950 est régulièrement l’incapacité des peintres ou des sculpteurs à rendre compte de la réalité de la gestuelle et de la dynamique sportives. Or, l’éventail des astuces formelles dégagé par ce travail prouve qu’il est possible à un artiste d’évoquer le mouvement par maints procédés, parfois éloignés de la réalité des pratiques. Le manque de qualité des œuvres présentées lors des Jeux olympiques est un faux problème, et donc un faux procès fait aux artistes de l’époque. L’examen des œuvres publicitaires tennistiques montre que l’on peut suggérer le mouvement corporel sans même avoir recours à sa représentation figurative, notamment par la voie de la métaphore ou de la métonymie. C’est tout le pouvoir de l’influence du spectateur par la force de suggestion de l’image. Au final, de tels constats, rompant avec maints préjugés relatifs à l’expression du sport, et tout particulièrement de son essence première, à savoir le mouvement, appellent à un développement accru de travaux historiques portant sur l’iconographie sportive dès lors qu’il est acquis que l’essentiel est moins l’écart de l’œuvre à la réalité que son pouvoir d’évocation sur le regardant.

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Les reprÉsentations corporelles dans le jeu de soule : de l’activitÉ historique au fait anthropologique et touristique Jean-François LOUDCHER*

La soule est classiquement présentée comme un jeu d’affrontement collectif populaire entre deux communautés dont l’enjeu consiste à transporter une « balle » vers un but donné. Ses origines remontent au Moyen-Âge, même si des liens sont possibles avec d’autres jeux de balles antérieurs en vigueur chez les Romains ou dans les pratiques enfantines (Loudcher 2006). Ainsi, la plus ancienne source serait attribuée au chroniqueur Lambert d’Ardres dans l’histoire des comtes de Guines écrite à la fin du XIIe siècle où il est évoqué un rassemblement de paysans qui jouent à la soule (Dubuc, 1940 ; Mehl, 1990 ; Merdrignac, 2002, p. 219). Pour certains, elle serait l’ancêtre du rugby (Brier, 1991 ; Jeu, 1977) alors que pour d’autres (Ehrenberg, 1993 ; Eichberg, 1997 ; Darbon, 2008), il y aurait une rupture totale avec le sport moderne. Sans doute la vérité se situe-t-elle entre les deux (Loudcher, 2006). Ainsi, on ne peut exclure une certaine parenté historique puisqu’une forme très proche du rugby, le hurling au but, se met en place en Angleterre dès * Maître de conférences/HDR à l’UFR STAPS de l’Université de FrancheComté.

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1602 (Carew, in Elias et Dunning, 1994). Néanmoins, la filiation directe est loin d’être si évidente car le sport anglais est très localisé alors que la soule a connu une grande popularité en Europe dès le Moyen-Âge (Elias, 1976) et particulièrement en France. Dans ce pays se déroulent, jusqu’au XXe siècle, des rencontres selon des modalités multiples de pratiques plus ou moins recréées. Joue-t-on toujours, dès lors, à la même soule ? Certes, non ! Les règles varient quelque peu, les enjeux aussi et il semble difficile de faire un strict parallèle entre une soule jouée par les piliers de l’USAP de Perpignan à Amélie-les-Bains et les paysans bretons du XIXe siècle (Souvestre, 1858). Tenter de pointer ces différences et, peut-être, ces ressemblances est une gageure au vu des sources éparses. Néanmoins, l’on peut tenter de comparer ces modalités de pratique par le biais des représentations corporelles qu’elles requièrent. Se sont-elles modifiées dans l’histoire et, plus particulièrement, dans le revivalisme de la pratique que connaît la France depuis une vingtaine d’années, et que signifient-elles ? C’est le propos qui est esquissé ici à travers une réflexion de type anthropo-historique.

∴ I.

Une pratique aux origines complexes et originales

Remonter dans la nuit des temps afin de cerner précisément les origines de la soule est une démarche un peu vaine tant les sources sont rares. Néanmoins, celles dont on dispose ainsi que les différentes interprétations étymologiques du jeu confirment une certaine universalité de la pratique dans le monde occidental de même qu’une grande diversité (Mehl, op. cit., p. 69 ; Elias, 1976). Toutefois, l’hypothèse la plus partagée par les historiens

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médiévaux concernant l’origine du mot soule serait celle issue de la racine latine solea (sandale, soulier) traduisant ainsi une certaine habitude de frapper la balle aux pieds. Le terme de savate, parfois employé (Merdrignac, 2002, p. 217), viendrait renforcer cette interprétation malgré une phraséologie utilisée dans le cadre de la boxe française qui n’a cependant rien à voir avec cette activité (Loudcher, 2000). Quoiqu’il en soit, la diversité étymologique révèle un jeu aux contours mal définis au XIVe siècle. Certaines relations existeraient ainsi entre la soule et le jeu de paume dont la pratique formelle de cette dernière est attestée à la fin du XIIe siècle (Mehl, op. cit., p. 34). À la Renaissance, les sources décrivant ce jeu se multiplient et quelques précisions se font jour sur les formes et les lieux de pratique. Sa localisation géographique est surtout restreinte au nord de la Seine, en Normandie, en Picardie, en Bretagne, même si le jeu apparaît parfois dans d’autres régions comme dans le Sud-Ouest (Gironde) ou le Centre de la France. La forme la plus commune consistait alors en un affrontement collectif, déterminé communautairement, autour d’une balle à la taille et à la texture variables. À Coriat, en Auvergne, au Moyen-Âge, les gens mariés rencontraient les gens non mariés (Merdrignac, op. cit., p. 227). À la Renaissance, sire de Gouberville, nobliau normand, et ses commensaux du Mesnil-au-Val affrontaient régulièrement les habitants de Saint-Maur, un village voisin (Belmas, 2006, p. 117). La nature de la balle est au cœur de la disparité des pratiques. Elle pouvait être une vessie de porc ou de bœuf, simplement huilée ou recouverte de cuir et, dans ce cas, elle était soit gonflée et donc légère, soit garnie de son ou de chanvre et donc plus pesante. Toutefois, elle pouvait aussi être en bois plein ou creux et donc être plus lourde. On la disputait alors généralement au bâton (Lecotté, 1957-1958) sur des surfaces glacées permettant de la faire glisser comme à Chauriat, dans le Puy-de-Dôme.

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Bref, les jeux de choule ou de soule ne sont certes pas des pratiques traditionnelles figées et ne peuvent être facilement cataloguées comme a pu le faire trop rapidement Arnold Van Gennep (Loudcher, 2006). Elles sont d’autant plus difficiles à appréhender que l’on doit tenir compte de leur évolution historique et sociale. Cependant, une des constantes du jeu « traditionnel » est la référence à la force corporelle et à une endurance physique certaine afin de pouvoir porter cette soule qui avait parfois trois pieds de tour et pesait plus de dix livres (Dubuc, 1940). De plus, comme ni l’espace, ni le temps ne sont généralement délimités, la durée de jeu peut durer cinq minutes ou se prolonger au-delà de vingt-quatre heures à travers les endroits les plus dangereux. Sire de Gouberville raconte comment il dut garder le lit pendant plusieurs jours suite à un coup reçu dans la poitrine, et Jacques Cambry se rappelle le jour où un souleur trouva la mort en voulant passer par le soupirail d’une cave dans laquelle la soule était tombée (Cambry, 1796, p. 196). Mais si le jeu nécessite un engagement physique intense, il n’est pas sans susciter un certain engouement, certes diversement apprécié, qui a duré plusieurs siècles. Plusieurs centaines de joueurs pouvaient participer ; se mélangeaient hommes et femmes comme à Mareil (Sarthe), à Vouillé (Poitou) ou en Picardie. Dès lors, dans quelle mesure peut-on dire que ce jeu est réellement violent ? II. Une pratique « violente » en marge du processus de civilisation ? L’engagement corporel est donc essentiel dans ce jeu. Les horions et autres gnons, sans parler des blessures plus ou moins mortelles, ont, dès ses origines, fait partie de la soule. Pour autant, peut-on parler de pratique « violente » dans la mesure où elle répond aux représentations attendues par les joueurs et une certaine partie de la population ? La question mérite réflexion. La violence, entendue comme une violation des normes pouvant entraîner des conséquences sur l’intégrité physique ou psychique de l’individu

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(Loudcher, 2006), est une notion relative : il est alors difficile de la penser du fait même du peu de règles (normes) connues dans ce jeu et donc de leur violation possible. Elles existent néanmoins mais ne portent pas sur le respect de l’intégrité de l’individu ou sur le déroulement « technique » de la discipline : elles concernent plutôt l’organisation de l’épreuve (buts, équipes, balles…). De fait, jusqu’à une date récente, les interdictions prises par les autorités ne sont pas dirigées vers le contrôle de la violence physique. Au Moyen-Âge, les responsables d’homicide sont rarement condamnés et peuvent faire l’objet de lettres de rémission (Sorel, 1895). Le jeu est pourtant interdit car les paysans se distrayant à la soule seraient peu enclins à s’entraîner au tir à l’arc ainsi qu’aux exercices militaires. De nombreux édits et « arrests » paraissent tant en France qu’en Angleterre (Sheard et Dunning, 2005). Puis, au cours du XVIIe siècle, le poids de la religion et de la bourgeoisie s’accentuant envers les distractions populaires (Bercé, 1976, pp. 144-146), les limitations concernent les périodes de jeu qui doivent éviter d’empiéter sur les cérémonies religieuses à Carêmes, à Noël ou le dimanche (grands jours de Clermont de décembre 1665) et sur le temps de repos (ibid.). Enfin, au cours du XVIIIe, les problématiques liées à la santé publique et à l’ordre social deviennent prégnantes. À Brée, en 1761, sont interdites les parties de soule pour des raisons de promiscuité et de peur de la peste (Lecotté, 1957-1958). Des raisons assez similaires, le 16 janvier 1776, conduisent le Parlement de Normandie à la supprimer à Tinchebray le Mardi-Gras. En tous les cas, elle présente un modèle moral désastreux (« yvresse », « querelles » et « estropiés ») qui, de surcroît, reçoit un soutien de la part de la « bourgeoisie » et des ecclésiastiques ainsi que des autorités locales : le jeu est « un affront fait à la justice, (une) atteinte à la loi (et) à l’autorité » (Archives départementales de la Seine-Maritime, archives Chartrier de Belbeuf, 16 J 113). Il faut qu’une quarantaine de joueurs se noie dans l’étang de Pont-

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Labbé (Bretagne) lors de la poursuite de la balle pour que le jeu soit interdit par un édit du Parlement en 1779 (Cambry, op. cit., p. 196). Toutefois, c’est au XIXe siècle que ces rencontres sont définitivement condamnées en raison des désordres sociaux qu’elles provoquent (en Basse-Normandie et dans l’Orne en 1852, en 1857 en Bretagne, cf. Dubuc, 1940). Les grands regroupements sont proscrits dans un pays où s’estompent les violences rurales (Corbin, 1991). L’exode rural et la déperdition des croyances religieuses que connaît la France dans son expansion industrielle (Weber, 1983) modifient les relations sociales, mais aussi les pratiques. Les réunions de soule, qui mettent en avant la symbolique d’une force physique indistincte et incontrôlable, font peur à une autorité soucieuse de l’ordre. Joueurs et spectateurs sont souvent mêlés et il n’est pas rare que les parties débordent sur la vie quotidienne à l’image des charivaris. Cette représentation de la force aveugle s’oppose, en définitive, à une forme plus maîtrisée et individuelle qui se répand au XIXe siècle (Andrieu, 1987). Le jeu est alors condamné à disparaître ou à se transformer. Se propagent la gymnastique conscriptive et les sports modernes… Toutefois, quelques pratiques survivent de manière isolée et plus ou moins confidentiellement en Normandie et en Picardie entre les deux guerres (Joly, Les Chouleurs de Normandie, entretien du 6 juin 2008) et même après. Et d’autres formes, à l’image du Basket-Rugby évoqué par Arnold Van Gennep, apparaissent. Il faut attendre les années 1980 pour qu’un réel revivalisme opère. Sans présence d’arbitre, ni de juges, on peut comprendre que la violation des règles soit soumise à l’autorité, qu’elle soit politique ou administrative, puisque celles-ci ne sont pas garanties par une fédération. En réalité, la soule est loin d’être une pratique « violente » car, sans codification, les exactions et les accidents mortels sont, malgré tout, peu fréquents au regard d’autres « sports ». Toutefois, ses « règles » sont peu visibles : elles sont intégrées aux traditions et à une mémoire collective orale. Pour

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autant, le jeu est-il une pratique « ritualisée » ? Est-ce la raison pour laquelle une certaine continuité de la pratique, basée sur des représentations corporelles valorisant l’engagement physique, existe ? III. Une pratique ritualisÉe ? En fait, tout dépend de la définition de la notion de ritualisation. Si une des conditions est le « sacrement » ou la cérémonie (Hocart, 1954), cette dernière est certes présente dans la soule traditionnelle avec le lancer de la balle ou les manifestations liées à sa présentation. À Mareil en 1718, ou à Tinchebray en 1775, les derniers mariés de l’année déclenchent le jeu en lançant la balle après qu’elle ait été présentée au seigneur, exprimant de la sorte une certaine solidarité entre les membres de la communauté (Brier, 1993) reliés symboliquement par la balle. En tous les cas, elle fait l’objet de toutes les attentions et est souvent ornée de rubans ou d’indications. Toutefois, au XIXe siècle, sa décoration, dans les quelques endroits où elle se joue, symbolise l’autorité républicaine qui supplante celle du seigneur (Sorel, 1895). La balle peut ainsi être peinte de couleurs différentes comme en Anjou, à la châtellenie d’Epinard, où un des quartiers de la balle était en cuir rouge, un autre en cuir bleu et les deux autres blancs (Dubuc, 1940). De plus, elle est habituellement gardée chez « le maire ou à la mairie de la commune, semblable au drapeau du régiment qui demeure chez le colonel » (Sorel, 1895, p. 394). Enfin, l’éteuf est quelquefois lancé par des conscrits comme ceux de Bellouen-Houlme (Basse-Normandie). Tout se passe comme si la cérémonie se charge symboliquement de valeurs nationales au XIXe siècle afin que la soule survive. Dans les années 1980, de telles cérémonies ont quelques fois lieu, mais ont largement perdu de leurs significations. Les soultimbanques du Sud-Ouest font parfois lancer la balle par le maire ou une personnalité telle que Herrero (international et entraineur

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de rugby bien connu) (Got, 2005). À Vouillé en 2007, le jeu, basé sur une histoire ancienne (1779), a été fêté dignement, par le biais de cérémonies organisées par la municipalité qui tentaient de retracer le rite originel. En effet, à l’époque, l’épreuve consistait à se disputer une boule en bois entre femmes et hommes, d’une part, et garçons et filles d’autre part (Veuclin, 1890). Tout un cérémonial accompagnait le jeu. Si les femmes et les hommes remportaient la victoire, la boule était jetée dans la rivière, si c’étaient les garçons et les filles, elle était jetée dans un puits et un des vainqueurs allait la chercher la tête en bas. À Tricot, l’acte du lancer est encore perpétué par le maire qui délivre la balle aux jeunes mariés. On peut certes voir, dans la cérémonie, un symbolise de procréation ou de fertilité (Forget-Decloquement, 1999). Mais on peut tout aussi bien défendre l’idée qu’elle vise à s’assurer de la fidélité des mariés de l’année vis-à-vis de la communauté et des autorités. Quoiqu’il en soit, il est certain que la pratique actuelle n’a pas le pouvoir (supposé ou réel) de changer les choses (Hocart, 1954). Notion essentielle dans le phénomène de ritualisation qui peut se situer, dans un premier temps, au niveau « cosmique ». Dans la Sarthe, au début du XVIIIe siècle, la victoire de l’une des deux équipes prédit de bonnes moissons ; en Normandie, au XIXe, il est de bon augure pour la récolte des pommes que « la Montagne gagne la partie » (Sorel, 1895, p. 385). Mais ces références sont rares. Plus encore, la cérémonie du lancer n’est pas religieuse ni même sacrée, dans la mesure où elle ne se déroule pas dans un cadre liturgique ou cérémonielle au nom d’une divinité (Veyne, 1987). Que ce soit lors de la cérémonie ou lors de la partie, le jeu n’a donc pas de fonction magique comme cela est parfois évoqué (Forget-Decloquement, 1999). En réalité, cette ritualisation consiste plutôt à renforcer les liens sociaux et serait d’ordre « totémique » (Hocart, 1954). En effet, elle permet ainsi de régler quelques comptes extérieurs au jeu. À la Lande-Patry (Basse-Normandie), « il s’y glissait quan-

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tité d’ivrognes qui maltraitaient à coups de bâton leurs ennemis, quand ils les reconnaissaient, et souvent des personnes qui ne leur étaient rien » (Arch. Départ. Seine Inférieure, Parlement de Normandie, arrêts de janvier-avril 1694, in Dubuc, 1940). De là, il est commun de prétendre que le jeu de soule pouvait servir de moyen de régulation en vidant certaines querelles. Certes, à Condé-sur-Noireau, il existerait un usage fort ancien de se disputer « une pomme de discorde » (Mangon-Delalande, 1843). Mais les rixes sont avant tout individuelles et il tient surtout à la nature des récits romantiques d’en faire une pratique organisée socialement (Loudcher, 2006). Le jeu est-il donc une forme de rite de passage (Van Gennep, 1913) ? Difficile à affirmer, puisqu’il peut donner lieu, comme chez sire de Gouberville, à des équipes variables entre villages formées à l’occasion de discussions préliminaires et non pas seulement pour assurer l’admission au sein de la communauté des derniers mariés. Plus encore, on l’a vu, les symboles de la pratique changent et peuvent être ré-inventés au XIXe siècle (Hobsbawm et Ranger, 1983). La soule est donc bien un véritable rituel profane (Ségalen, 1998) en même temps qu’un « jeu » autotélique (Caillois, 1958). L’activité permet non seulement l’exercice d’une certaine « violence » contrôlée, mais aussi l’expression d’une convivialité entre membres de la communauté. En définitive, ce jeu existentiel participerait à une certaine cohésion sociale sur la base de l’engagement physique des joueurs. Et, comme tel, il peut y avoir des tentatives de récupération patriotique. Mais si le jeu réunit, il ne soude pas réellement les membres d’une même communauté, car c’est avec des individus issus de groupes différents que le jeu fonctionne et non avec des équipes organisées : le jeu ne peut subir le diktat d’une fédération. À la fois individuelle et collective, la forme du jeu expliquerait ainsi l’impossibilité d’une récupération nationale sur le modèle sportif. Seul l’engagement physique et le plaisir de partager des valeurs identiques d’individualité, voire de liberté,

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non forcément affichées, réuniraient les pratiquants dans un rituel profane et fugace de cohésion sociale. Pour autant, retrouve-t-on ce rituel de façon comparable dans les formes de revivalisme ? IV. Un nouveau rite de cohÉsion sociale ? Il est étonnant que la soule, depuis une vingtaine d’années, trouve une certaine popularité en France. Certes, le film La Soule, avec Richard Bohringer et Christophe Malavoy (1988), a joué un rôle central dans ces initiatives. Il fut ainsi à l’origine de la création de la Biscandine, dans le Vendômois, ou bien lança les soultimbanques du Sud-Ouest. Mais, au-delà, de multiples autres initiatives ont eu lieu avec des fortunes diverses qui ne s’expliquent pas à partir de cette seule résurgence. La soule, organisée en août à Amélie-les-Bains, fête ainsi sa dixième année en 2008. À Vouillé, elle existe depuis 1997 au moins. Quand à Tricot (Picardie), elle est attestée en 1950, de même qu’en Normandie dans la région de Hauteville… Il apparaît toutefois que, dans la plupart du temps, la notion d’engagement physique est toujours très présente, mais déclinée de manière différente. Ainsi, les joueurs de la Biscandine (Vendôme) par exemple réalisent régulièrement une réunion dans un endroit qui est, à peu de chose près, le même depuis vingt ans. Les affrontements se font dans un domaine privé qui est une entreprise de gravière. Idéalement plat, il laisse peu de possibilités de s’évader à travers champ. D’ailleurs, les deux buts (constitués en 2008 de deux arbres près desquels il faut déposer la soule) sont fixés à peu de distance (une centaine de mètres). Dès lors, et même s’il y a eu quelques variations historiques, l’affrontement physique est privilégié : les corps sont lourds et la moyenne corporelle doit se situer aux environs de 90-100 kg. Mauls et regroupements en tout genre se multiplient : les passes sont courtes, voire inexistantes, du fait du poids de la balle (moins de cinq kilos) et les coups de

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pieds sont impossibles. Au bout de dix minutes, tous les acteurs sont indifférenciés tellement la boue les recouvre. D’ailleurs, le terrain avait été préparé : dix jours auparavant, les tracteurs de l’entreprise avaient aplani le terrain et creusé une tranchée de plusieurs dizaines de mètres remplie de l’eau des étangs tout proche. Régulièrement, les souleurs viennent s’enlever la boue des yeux dans cette eau peu ragoutante. Faut-il considérer cette « soule » de tranchée comme une relation directe avec les origines sociales plutôt rurales et culturellement ancrées au pays ? Certes, quelques professions divergent comme instituteurs, kinésithérapeuthes ou responsables marketing, mais l’ensemble des deux équipes est majoritairement constituée de vignerons, d’agriculteurs, maçons ou travaillent manuellement : ce sont, dans la plupart des cas, d’actuels ou d’anciens rugbymen. Cette soule relativement confidentielle est peu ouverte aux joueurs extérieurs. Si le côté rituel la relie à une pratique traditionnelle, le décompte des points, la fixité de l’espace et la non-mixité la rapprochent d’une forme sportive. Ce modèle néosportif met en tous les cas bien en relation la position lourde du joueur et son assise dans la vie : le jeu serait une sorte de repère annuelle. Après la joute, la fête est une tradition. Le rite consiste surtout à célébrer la rencontre par un banquet pantagruélique ou le cochon et la boisson font ressembler les participants à de « véritables gaulois » (entretien du 7 septembre 2008). Un peu différent est le modèle véhiculé par les Soultimbanques. Là-aussi, le film La Soule fut le déclic pour que se crée cette association qui fête sa vingtième année. Ouvert au tout venant, elle a connu ses heures de gloires. La dimension festive est très présente et les défis sont aussi une constante. Avant de commencer la partie, on s’insulte « gentiment », voire on se lance de la boue afin de provoquer l’adversaire. Plus encore, une forme de rituel est présente avec la lecture du code avant la partie retraçant l’histoire et les grandes lignes de sécurité à respecter. Enfin, le jeu se déroule à travers un terrain qui n’est pas connu. Si le point de départ et

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d’arrivée sont identiques, il faut néanmoins, pour valider la soule, la faire passer par des points de passage ainsi qu’y faire passer la moitié de l’équipe qui nécessite que tous ensemble on aille les reconnaître. Tous ces éléments contribuent à donner au jeu un profil nettement différent du précédent. Les embuscades en font partie et, surtout, ce sont de grandes cavalcades qui sont privilégiées. Les corps sont donc plus effilés, moins pesants et ce n’est pas un hasard que les femmes soient plus représentées. De plus, la moyenne d’âge tourne autour d’une vingtaine d’années (Sens, juin 2008) et les participants sont plutôt en cours de constitution sociale (étudiants, chômeurs) ou partagent un parcours individuel (célibataire, divorcé…). Bien sûr, il n’en n’a pas été toujours de même, surtout dans les années précédentes. Plus encore, au sein des soultimbanques, de nouveaux arrivants, il y a moins d’une dizaine d’années (entretien du mois de juin 2008), privilégient la vitesse de la course au détriment des affrontements. Cette sorte d’esquive n’est d’ailleurs pas appréciée par les anciens traitant ces coureurs de quelques noms peu flatteurs. Pour eux, il s’agit, comme à Tricot (Forget-Decloquemont 1999), autant de garder la balle que de la passer. Le plaisir de s’affronter dans la boue, de se vautrer au sol et de partager un jeu sans trop d’impositions réglementaires semblent être les motivations dominantes des joueurs de Vendôme, de Vouillé, de Sens et, d’une autre manière, de ceux de Tricot. Parfois, ces motivations semblent régir quelques parties réalisées à l’occasion de réunions un peu différentes par les chouleurs de Normandie (entretien, Joly, op. cit.). Mais ces derniers développent plus les jeux traditionnels et des rencontres privilégiant le côté éducatif (vélocité et adresse) au détriment de l’affrontement physique sans pour autant le renier. Cette forme de jeu qui se développe chez les scolaires, mais aussi lors de certaines fêtes médiévales, joue la carte de la « mémoire » ou du patrimoine. Toutefois, cet aspect change la soule traditionnelle au niveau

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des règles « techniques » qui modifient en conséquence les représentations corporelles. De plus, l’implication assez forte des collectivités locales dans ces pratiques renforce cette tendance « éducative ». En définitive, on peut sans doute voir dans les revivalismes privés (par opposition à ceux « municipalisés ») une certaine forme de cohésion sociale dans laquelle est toujours favorisé l’engagement physique. Cependant, à l’inverse de la soule traditionnelle, les joueurs et les équipes ne sont pas issus de communautés bien repérées. Dès lors, les représentations corporelles qu’offrent la soule traditionnelle ne proposent-elles pas des valeurs privilégiées à partir desquelles ces équipes constituent leur rituelle ?

∴ Interpréter le jeu de soule et ses revivalismes du point de vue des représentations corporelles en le comparant aux pratiques anciennes a-t-il un sens ? Il est permis de se poser la question car ce jeu populaire collectif, organisé autour de la prise et du transport d’une balle vers un endroit précis, ne change quasiment pas dans ses formes originelles jusqu’à nos jours du point de vue de la règlementation « technique ». Ses représentations corporelles sont celles de la force, de l’endurance physique et de l’engagement corporel. On ne peut certes expliquer sa résurgence par le désir de recréer de quelconques rituels magico-religieux puisqu’ils n’existaient pas, mais plutôt par un processus social. Le joueur se fond dans une « équipe » qui n’est pas forcément stable et qui, en même temps, appartient à une communauté. Sans nul doute, l’insuffisance de règles, l’absence d’arbitre, le terrain non « normalisé », le plaisir de se vautrer dans la boue ou sur le sol, participent au jeu et ces éléments tracent une ligne de partage avec le sport. Plus encore, l’engagement physique, qui peut se faire de manière différente, témoi-

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gne de l’implication personnelle du joueur qui s’oppose alors à la dimension collective du jeu. Bref, si ce jeu existentiel est une sorte de rituel de cohésion, il ne représente pas réellement un moyen de souder les membres d’une communauté entre eux si ce n’est par la fête réalisée à la fin de la partie. C’est plutôt le partage ou l’assurance de partager quelques valeurs communes qui peut être interprété de cette manière. Or, si des différences apparaissent avec quelques formes de revivalismes, ne retrouve-t-on pas, néanmoins, certaines dimensions de ce jeu existentiel ? Il est certes un moyen de révéler l’individu, sa force et son individualité, mais la communauté ne lui est en rien redevable. Pourtant, un certain désir communautaire n’existe-t-il pas aussi dans les représentations et les valeurs qui y sont associées ? Il rassemblerait les individus selon leur attrait culturel et social envers la force, l’endurance physique ou l’affrontement. En tous les cas, il est probable qu’une forme de conjonction existe entre la volonté de se fondre dans un groupe de manière indifférenciée, au détour d’un affrontement ou d’une course effrénée, et le désir de partager des valeurs plus ou moins similaires de liberté, ou du moins de non-contraintes, et de retour à l’état « sauvage ». Dès lors, si la soule actuelle est une sorte de rituel de cohésion au même titre que celui pratiqué dans le jeu du Moyen-Âge, c’est peut-être la recherche d’une autre manière de le réaliser qui diffère. Ainsi, pour certaines formes de pratique, l’absence de patrimonialisation (Fournier, 2008) peut être interprétée comme une volonté de re-création autour de valeurs et de représentations corporelles sans qu’il y ait eu de relations communautaires antérieures. Finalement, il y aurait du partage social dans la soule, et son revivalisme pourrait être interprété comme une tentative pour recréer des formes communautaires disparues ou peut-être moins répandues.

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NÉo-colonialisme solaire : Tourisme blanc ou Dermopolitique ? Bernard ANDRIEU*

Le désir d’ailleurs (Michel et Urbain, 2004) a justifié la quête d’exotisme, à la manière de Victor Ségalen. La construction de l’étranger (Rauch, 2002) ne fait pas toujours partie de la prise de conscience du caractère colonial de la rencontre au soleil des autres cultures. Lucien Febvre précisait déjà en 1922 combien une résurrection compensatrice est recherchée par chaque être humain dans la sensibilité corporelle : au culte de la Terre-Mère, correspond une « résurrection, non moins universelle, d’une sorte de culte du Soleil nourricier et guérisseur : nudisme et camping, glissements éperdus dans l’air et l’eau » (Febvre, 1953, p. 230). Georges Hébert définissait en 1912 le bronzage dans une perspective solaire pour l’École des marins fusiliers, voyageurs coloniaux : « L’air et la lumière constituent les premiers aliments nécessaires à la peau. Sous leur influence, celle-ci perd sa rugosité et son aspect livide ; elle prend une teinte bronzée caractéristique et devient extrêmement douce au toucher » (Hébert, 1912, p. 63.) * Professeur d’épistémologie du corps et des pratiques corporelles à la Faculté du corps de Nancy-Université (ACCORPS et LHSP, UMR 717 et GDR 2322 : Anthropologie des représentations du corps, CNRS).

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L’hommage au Dieu Soleil structure les vacances par un culte hédoniste et une recherche du loisir exotique. Le tourisme solaire serait, depuis le XIXe siècle, la cause principale du développement économique des stations balnéaires. La migration vers le Sud, au regard des projections de l’INED sur l’habitat et le vieillissement des populations, renforce la conviction que la chaleur serait plus favorable à la santé. Comme l’indique Albert Camus dans L’Envers et l’endroit : « La pauvreté, d’abord, n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. Elles furent presque toujours, je crois pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière. Il n’est pas sûr que mon cœur fût naturellement disposé à cette sorte d’amour. Mais les circonstances m’ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. C’est ainsi, sans doute, que j’abordai cette carrière inconfortable où je suis, m’engageant avec innocence sur un fil d’équilibre où j’avance péniblement, sans être sûr d’atteindre le but. Autrement dit, je devins un artiste, s’il est vrai qu’il n’est pas d’art sans refus ni sans consentement. Dans tous les cas, la belle chaleur qui régnait sur mon enfance m’a privé de tout ressentiment. Je vivais dans la gêne, mais aussi dans une sorte de jouissance. Je me sentais des forces infinies : il fallait seulement leur trouver un point d’application. Ce n’était pas la pauvreté qui faisait obstacle à ces forces : en Afrique, la mer et le soleil ne coûtent rien » (Camus, 1986, p. 9) Comment étudier le tourisme (Boyer, 2002a, p. 400) dès lors que la composante ethnique est présentée par l’éco-développement aujourd’hui comme une alternative idéologique au tourisme raciste des néocolonisateurs ? Car c’est bien le tourisme, en l’occurrence ici solaire, qui est « un excellent révélateur des transformations


profondes de la conjoncture économique » (ibid.). L’invention, en passant de l’été à l’hiver, de la Côte d’Azur en 1887 par Stéphane Liégeard synthétise cet intérêt économique par l’adition d’éléments comme « la mer bleue, le soleil et les fleurs » (Boyer, 2002b, p. 318). Partir au soleil l’hiver, comme aujourd’hui au Maroc et en Tunisie, trouve dans la Côte d’Azur un précédent néocolonial, les Européens franchissant désormais la Méditerranée. Cette migration vers le soleil comme destin de l’homme blanc occidental a été décrite par Henry Thoreau entre 1851 et 1860 dans sa conférence « Marcher », publiée en 1862. Avocat de la Nature, de la liberté absolue, Thoreau estime que l’être humain est d’abord un habitant ou une partie intégrante de la nature plutôt qu’un simple membre de la société. En vivant beaucoup dehors par l’exposition au soleil et au vent, une certaine rudesse de caractère pourra être acquise. Mais l’accent est mis, dans cet éloge de la marche, sur l’attraction de l’humanité vers l’Ouest : le soleil « semble migrer quotidiennement vers l’Ouest et nous invite à le suivre. Il est le Grand Pionnier Occidental que suivent les nations » (Thoreau, 2007, pp. 191-192). Mais la marche vers l’Ouest devient aussi un nouveau pèlerinage, sinon une nouvelle croisade vers le Sud, le soleil devenant une métaphore religieuse : « C’est ainsi que nous marchons comme les pèlerins qui vont en Terre sainte jusqu’au jour où le soleil brillera encore plus que jamais, illuminant peut-être nos cœurs et nos esprits, déversant sur toutes nos vies une clarté qui nous réveillera, aussi chaude, aussi sereine, aussi dorée que celle qu’on voit sur la berge d’une rivière en automne » (ibid., p. 216.) Cette quête est confirmée en termes économiques par Jean Viard comme une nouvelle galaxie du tourisme : « L’attrait confirmé pour le soleil et notamment pour le développement de la pratique de “la semaine d’hiver au soleil” favorise le tourisme aérien en raison de la distance nécessaire à parcourir pour trouver le soleil et la durée relativement courte de ces vacances » (Viard, 1998, p. 202.) La Méditerranée devient un enjeu politique et économique pour le tourisme. © cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3

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Ainsi l’Union pour la Méditerranée (l’appellation officielle est « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ») estelle une organisation internationale intergouvernementale à vocation régionale ? Elle est fondée, à l’initiative du président de la République Nicolas Sarkozy, le 13 juillet 2008, dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. Elle rassemble des États riverains de la mer Méditerranée et l’ensemble des États membres de l’Union. Elle compte 43 membres : les 27 de l’UE, l’Albanie, l’Algérie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, l’Égypte, Israël, la Jordanie, le Liban, le Maroc, la Mauritanie, Monaco, le Monténégro, l’Autorité palestinienne, la Syrie, la Tunisie et la Turquie. Cette organisation se coule dans la structure du processus de Barcelone, un pacte EuroMed (liant l’Europe aux pays riverains) étant mis sur pied en 1995 à l’initiative de Jacques Chirac. Cette Union et le développement touristique viennent renouveler la Costa del Sol, qui a pu, au cours des années 1970, constituer une alternative à la Riviera. Le maître mot est de rapprocher les deux rives en développant une zone de libre-échange comme il en existe dans d’autres grands pôles géostratégiques sur la planète, en Amérique latine avec le Mercosur ou en Asie avec l’ASEAN. La priorité est donnée au domaine environnemental et scientifique : lutte contre les aléas climatiques, dépollution, agroalimentaire, énergie solaire. Les pays du Sud sont des pays jeunes (à fort taux de populations en dessous de 35 ans), aujourd’hui encore en pleine expansion démographique. À lui seul, le Maghreb compte déjà 85 millions d’habitants. Élargie à la totalité des pays du projet d’Union pour la Méditerranée, la manne passe à 140 millions.

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I.

MÉdecine coloniale, civilisation blanche et poursuite du soleil

Olivier Sirost (Sirost, 1998, p. 75) précise comment le touriste aventurier est pris sous deux ruses : vivre intensément et devenir un objet cosmique. L’intensification sensorielle procure l’illusion qu’ailleurs au soleil la vie sera meilleure ; en se rapprochant de la nature, le bronzé paraît réintégrer le cosmos par l’action directe du soleil sur sa peau. Par son aventure marine (Griffet, 1995, pp. 69-94), Alain Gerbault ouvre la voie de cette poursuite du soleil. En 1921, il décide de changer de vie et achète en Angleterre un vieux voilier de course : le Firecrest (crête de feu, allusion probable au feu de Saint-Elme), construit en 1892 et qui est un bateau solide mais sans rouf ni cockpit et dont le gréement n’était pas du tout approprié à la navigation solitaire. Après un entraînement de plusieurs mois en Méditerranée, il réalise en 1923 la première traversée de l’Atlantique en solitaire d’est en ouest, ralliant en 101 jours Gibraltar à New York. Il repart en 1924 pour les mers du Sud, passant par les Bermudes, le canal de Panama, les Galápagos, Tahiti, les îles Fidji, la Réunion, Le Cap, l’Île Sainte-Hélène, les îles du Cap Vert et les Açores, pour rejoindre Le Havre en 1929. Dans son récit-journal L’Évangile du soleil, publié en 1932 Alain Gerbault exalte le rapprochement de la nature comme un salut pour la civilisation occidentale : « Nombreux sont ceux qui ont compris que le bonheur résidait dans ce rapprochement et une suppression des besoins, et c’est peut-être la seule chose qui peut sauver notre civilisation de la ruine totale » (Gerbault, 1932, p. 215.) En 1939, dans un texte plus critique encore contre la civilisation blanche qui « n’élève pas la condition des indigènes et ne leur apporte pas le bonheur » (Gerbault, 1939, p. 198), Gerbault témoigne exceptionnellement de ses coups de soleil, révélant sa peau blanche face « aux corps bronzés » des autochtones : « N’étant

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plus constamment au soleil, je perds peu à peu ma pigmentation bronzée… Cinq ou six jours plus tard, toute ma peau s’en va et se détache, mais sans me faire souffrir. J’ai attrapé un coup de soleil, ce qui ne m’arrive jamais. Et pourtant ces jours-là, il y avait beaucoup de nuages, mais c’est souvent par jours nuageux que les rayons ultra-violets sont les plus dangereux » (ibid., p. 199.) Mais la peau des métisses trahit la cruauté destructive de notre « race conquérante » qui, par l’acte de copulation et d’amour, « s’empare des femmes de la race conquise » (Gerbault, 1932, p. 231). Le temps n’est plus où les enfants des Tropiques pouvaient « jouer librement toute la journée sous le soleil » (ibid., p. 361) : « Pendant nos jeux sur la plage d’Hanavove, je pus remarquer combien nos jeunes amis étaient moins entraînés que moi à supporter les ardeurs du soleil. Ainsi, 50 ans de contact avec les Blancs avaient rendu cette race absolument impropre à vivre dans ce climat tropical. » L’argument de la dégénérescence par le métissage, cette dégénérescence étant liée à la science de l’acclimation, était très en vogue à l’époque, à travers les congrès de médecine coloniale. Gerbault se réfère au docteur Fougerat de David de Lastours qui soutient sa thèse de médecine à Paris en 1925, publiée aux éditions du Nouvel Humanisme sous le titre L’Homme et la lumière. Contribution à l’étude de l’insolation, moyen de traitement et d’hygiène. Il y présente l’Héliothérapie dans l’Antiquité, le Moyen-Âge et les Temps Modernes, l’époque contemporaine, ses effets sur l’homme, les bienfaits de l’insolation, l’action physiologique de la lumière. Gazé en 1917, il sera sauvé par les docteurs Robineau et Colleville par une exposition régulière au soleil. Il publie en 1930, dans son association Vie et lumière. Défendre son droit à la vie au Soleil en nudité intégrale, son livre Notions élémentaires d’héliose. Ligue gymnique d’hygiène sociale, avec une préface du docteur Louis Tanon dans la maison d’édition « Soleil et Gymnité ». Dans Hygiène, nudité, soleil aux Colonies en 1931,

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il réunit trois communications présentées à La Société de médecine et d’hygiène tropicale pour contester l’imposition des vêtements aux peuples colonisés (Martin, 1994). La dénonciation de la tuberculose se poursuit par la Société de médecine et de climatologie de Nice, fondée le 7 avril 1876 par vingt-huit médecins ; celle-ci se fait le promoteur de l’action de l’air, du soleil, de la température, du magnétisme du sol, du vent et de la pluie pour un soin global de l’individu. En 1877, deux Anglais, Arthur Downes et Thomas Porter Blunt, observent le pouvoir bactéricide de la lumière (Downes et Blunt, 1877) et démontrent ainsi pour la première fois l’action de l’ultraviolet. L’inversion de valeur du soleil qui, de nocif devient bienfaiteur, et le bienfait des bains de mer appartiennent, pour partie, à ce vaste retournement culturel qui change l’image du rivage en lieu de cure. En 1882, Hermann Sabran (1857-1914), administrateur des Hospices de Lyon, propriétaire du Château de Brégançon, et conseiller général à Bormes, fait sien ce projet à la presqu’île de Giens. C’est le docteur Vidal, médecin hyérois, personnalité scientifique et publique marquante de l’époque, qui définit le suivi médical et l’organisation de la cure proposée par l’hôpital. La cure dure en général plusieurs mois et propose l’exposition au soleil et les bains de mer. Une piscine permettra à l’établissement de fonctionner été comme hiver. La méthode de traitement du docteur Vidal, illustrée dans ses nombreuses publications, se résumait ainsi : « Des bains de mer chauds ou froids selon la saison, l’entretien des parquets et même des murailles avec de l’eau de mer, le séjour le plus prolongé possible au milieu de la buée marine les jours de vent, la pulvérisation artificielle d’eau de mer les jours de calme et, avec cela, le grand air et la chaude lumière du soleil de Provence. » Le docteur Ernest Nicolas Joseph Ominus, photographié par Nadar en 1888, parle plutôt de douche de soleil en développant l’héliothérapie dans le cadre d’un climat méditerranéen. Il établit

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la différence entre cure artificielle dans les sanatoriums et cure naturelle dans une nature solaire : « Qu’est-ce qu’une longue galerie ouverte, où l’on est couché à l’abri du vent et de la pluie, à côté de ce qu’on peut donner au malade dans le Midi, le farniente à l’ombre, en face d’une vue splendide qu’inonde la lumière ? » (Ominus, 1891, p. 398.) L’héliothérapie en altitude est bien repérée en 1888 par Paul Pouzet dans le Lyon médical afin de lutter efficacement contre la tuberculose. En 1893, à Paris, le 1er Congrès international consacré à cette maladie (Tartarin, 1902, p. 3) présente les techniques allemandes de sanatorium au monde médical. Entre 1892 et 1911, les thèses de médecine, inventoriées par Gilbert Andrieu, se multiplient. Elles ont pour auteur : Paul Raynaud (Des érythèmes produits par la lumière naturelle et artificielle, 1892) ; Milloz (De l’héliothérapie locale comme traitement des tuberculoses articulaires. Bain de soleil prolongé, 1892) ; Louis Ebstein (De la valeur du traitement de la tuberculose pulmonaire par les sanatoriums, 1902) ; Orticoni (De l’héliothérapie : application médico-chirurgicale, 1902) ; Thomas Nogier, qui sera professeur de physique médicale à la Faculté de Médecine de Lyon (La Lumière de la vie. Étude des différentes modalités de la lumière au point de vue physique physiologique et thérapeutique, 1904) ; enfin Gustave Rivier (La Cure héliomarine méditerranéenne, 1911). Avec Niels Ryberg Finsen (1860-1904), prix Nobel 1903, l’actinothérapie « montre bien le glissement de l’observation à l’expérimentation et de l’utilisation de la lumière solaire à celles d’appareils spécifiques reproduisant ou renforçant les effets de cette lumière » (Andrieu, 1988, p. 293). Souffrant lui même de la maladie de Pioche, Finsen a donné la description suivante de son travail. « Ma maladie a joué un très grand rôle pour mon développement entier... La maladie était responsable de mes enquêtes de départ sur la lumière: j’ai souffert de l’anémie et la fatigue et, puisque j’ai vécu dans une maison faisant face au nord, j’ai

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commencé à croire que l’on pourrait m’aider si je recevais plus de soleil. J’ai donc dépensé autant de temps que possible dans ses rayons. Comme un homme médical enthousiaste, j’ai été bien sûr intéressé pour connaître quel avantage le soleil avait vraiment donné. Je l’ai considéré du point de vue physiologique, mais n’ai obtenu aucune réponse... De ce temps (environ 1888), j’ai rassemblé toutes les observations possibles d’animaux cherchant le soleil et ma conviction fut que le soleil avait un effet utile et important sur l’organisme (particulièrement le sang). Mon intention était même alors d’employer les effets avantageux du soleil dans la forme de baignade de soleil ou de bains légers artificiels; mais j’ai compris qu’il serait inopportun d’agir ainsi si la théorie n’était pas construite sur des enquêtes scientifiques et des faits définis. Pendant cette recherche théorique, j’ai rencontré plusieurs effets de lumière. J’ai alors inventé le traitement de variole dans la lumière rouge et plus loin le traitement de lupus. » La photothérapie de bains de lumières est dès lors appliquée à l’obésité comme à la neurasthénie avec des lampes à incandescence de couleur bleue, rouge ou verte. Face à la tuberculose, la cure solaire est recommandée au 1er Congrès français de climatothérapie et d’hygiène urbaine en 1904 par le docteur Joseph Malgat. Le major Charles Woodruff, chirurgien à New York, publie en 1905 The Effects of Tropical Light on White Men où il décrit comment les rayons de soleil combattent la neurasthénie, la faiblesse cardiaque et l’anémie. Mais il reconnaît aussi que la lumière est ennemie de la vie. En petites quantités, elle est un stimulant et, en grandes quantités, destructrice. Le docteur Auguste Rollier publie, chez Baillières, en 1914 son livre La Cure de soleil. Médecin suisse, né à Saint-Aubin, Auguste Rollier ouvrit à Leysin, en 1903, la première clinique traitant, au moyen de l’héliothérapie, des tuberculoses chirurgicales : il y pratique les effets de la lumière sur l’organisme, la climatologie, la technique générale du bain de soleil, l’action des bains sur l’organisme, le

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contrôle radiographique, les applications et les résultats de la cure de soleil (le mal de Pott, la coyalgie, diverses tuberculoses, les ostéites, les adénites, les péritonites, etc.), la convalescence en plein air… Alain Gerbault, contre la carence solaire provoquée par le colonialisme, utilise les résultats positifs de la médecine coloniale à travers « les découvertes modernes de la biohéliochimie » qui a une « valeur nutritive et antirachitique de la nourriture irradiée » (Gerbault, 1932, p. 402). Obliger les peuples nus et exposés au soleil à porter des vêtements, selon ce qui serait une œuvre civilisatrice de la pudeur, est aussi dénoncé par la médecine coloniale : « Ce fait a été reconnu par de nombreux savants qui ont étudié les bienfaits de la pigmentation par l’héliose et les rayons ultraviolets, et le danger des vêtements, même légers, qui ne laissent passer que des rayons rouges. Après les rapports de nombreux savants, ce fait était reconnu enfin officiellement par le Congrès de médecine coloniale tenu lors de l’Exposition de Paris en 1931 » (ibid., p. 400.) Le soleil fait peur à l’Européen ou, du moins, celui-ci voudrait le contrôler en organisant le bronzage sur quelques parties du corps, survalorisées socialement afin d’érotiser partiellement et symboliquement la nudité : « L’exposition du corps nu aux rayons solaires est une nécessité sous les Tropiques. L’Européen apporte avec lui la peur du soleil. Privé de soleil, obligé de porter un vêtement presque toujours humide par suite d’une transpiration abondante, l’indigène devient une proie facile pour la tuberculose » (ibid., p. 400.) Ce qui vaut pour le Tropique vaut aussi pour le Maroc, dont Gerbault, anticipant Camus, exalte les vertus : « Il fait bon alors boire une tasse de lait chaud et plus tard sentir les rayons de soleil réchauffer les membres engourdis, ce soleil qui est la providence des pauvres » (ibid., p. 248.)

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II. Le colonialisme solaire du Docteur Didier Dès 1919, l’Institut naturiste du docteur Didier (24 chemin Pouyane à Alger) est un institut d’ « Hygiène & Médecine par les agents naturels air, soleil, exercices physique, eau, régimes alimentaires » pour le « traitement des Troubles chroniques, Digestion, Circulation, Nutrition, Traitement des enfants malingres et déformés ». Dans ce contexte climatique, « l’Algérie est le solarium rêvé pour les malades des pays du Nord qui se refroidissent et se glacent », et « Alger, capitale de l’Afrique du Nord, était marquée pour devenir la capitale française du Muscle et du Naturisme pendant la saison d’hiver ». « Transie de froid et d’humanité l’hiver en France, la Culture physique a traversé la Méditerranée et a établi son “Palais d’hiver” à Alger […]. Avec un soleil radieux, pénétrant, réchauffant qui invite au travail musculaire en plein air, il convient d’utiliser au mieux l’action curative des rayons en les recevant à pleine peau, en bains après entraînement préalable. » Aération et insolation, hydrothérapie et régime alimentaire deviennent des moyens thérapeutiques. Dans ce texte très colonial, « le retour à la nature peut seul refaire une race forte », le docteur Didier souhaitant en profiter pour étudier la race arabe et les mœurs algériens. À raison de deux ou trois séances par semaine de « culture physique médicale », sont organisés, sous sa direction ou celle de son adjoint, des « cours généraux pour les sujets biens portants (7 à 12 élèves) », distincts des « cours restreints pour les sujets malingres et fatigués (2 à 6 élèves ) », et des « leçons particulières pour les malades ». À l’Institut, se pratiquent aussi le massage médical, local ou général, et le massage facial. Le bain de soleil en plein air est complété par le bain de soleil en serre à l’abri du vent. « La vie civilisée est déformante », et l’Algérie semble une partie de la France idéale pour retrouver un contact avec la Nature. Le colonialisme rejoint le terme de colonie naturiste confondant le

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communautarisme nudiste avec la conquête de nouveaux territoires dans lesquels la nudité publique n’est pas contenue dans les principes religieux. La Ligue Vivre, créée en 1927 par Marcel Kienné de Mongeot, rassemble 3 000 membres actifs des Clubs Gymniques (Villaret, 2000) et 25 000 en 1935. Avec en 1928 son Sparta Club, un solarium gymnique est ouvert dans le parc du château de Garambouville dans l’Eure. Il fut déplacé au Douaire près de Gaillon, au manoir Jan à Fontenay-Saint-Père à 6 km de Mantes, et enfin au Château d’Aigremont, par Chambourcy. Kienné de Mongeot lance, en 1926, la revue Vivre Intégralement, revue d’hygiène sociale et de libre culture, qui deviendra, en 1932, Vivre et Santé, Joie, Beauté puis, en 1934, Vivre Santé, et en 1939, Vivre D’abord (avant de reprendre en 1947 et de s’arrêter définitivement en 1962). La revue est accompagnée de luxueux albums spéciaux, sous le titre général « À la gloire du corps humain », consacrés à la gymnosophie, la sensualité ou l’érotisme. Les Amis de Vivre d’Alger sont très en vogue aux colonies. Deux sections verront le jour au Maroc, à Rabat et à Casablanca, et une à Tunis, ce qui se fait aussi en province : dans son enquête publiée en 1931 sous le titre Le Nu intégral chez les nudistes français, le journaliste Roger Salardenne précise que « l’Algérie est évidemment une terre idéale pour la pratique du nudisme » (Sarladenne, 1931, p. 160). Même si des parcs clôturés existent pour la communauté, les naturistes « organisent de fréquentes excursions le long des côtes de la Méditerranée ou dans les montagnes algériennes. Dès qu’ils découvrent un coin assez isolé pour pouvoir évoluer sans risque en nudité intégrale, ils se débarrassent de leurs vêtements et s’ébattent librement au grand air. Ils sont trouvé ainsi une formule excellente de tourisme naturiste ». Par « tourisme naturiste » (l’internationale coloniale est très active avec le Centre gymnique et de Lumière de Saïgon et le Centre

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de Basse-Terre de Guadeloupe), la communauté peut circuler dans l’Empire en allant toujours vers plus de soleil et en évitant régulièrement les froids européens. Ce circuit colonial anticipe le trajet d’héliotropisme actuel à travers l’aménagement touristique. A. L’hélio-tropisme Après guerre, le soleil va devenir peu à peu un loisir pour les citadins, d’abord dans les lieux élevés d’air pur, puis par la démocratisation de la plage. « L’héliotropisme, causé par l’incroyable désir de jouir du soleil, se manifeste par une dynamique génératrice de mouvements grégaires, convergeant vers les zones géographiques les plus aptes à satisfaire les besoins en question » (Laurent, 1967, p. 47.) Le développent des établissement balnéaires, dans un premier temps au nom du tourisme aristocratique, aura servi « à privatiser un espace et surtout à domestiquer une pratique populaire, la baignade » (Bertile, 1993, p. 589). Si l’invention de la plage (Corbin, 1988) est aristocratique, le bronzage populaire (Rauch, 1996) apparaît à la fin des années 1950 par la concentration des vacances en été, dont près de 50% se passent à la mer : en 1967, les slogans se multiplient et n’ont guère changé : « Plein soleil sur les vacances » (Hotelpla), « Cap sur le soleil » ( le Tourisme français), « Vacances mer et soleil » (Club mer et soleil), « Passeport pour la soleil » (Club Méditerranée), « Soleil sans frontières » (Club CELT), « Partez en vacances vers le soleil » (Voyages Mixtes) « Un nouvel art de vivre au soleil : Djerba » (Hôtelplan), « Soleil, tourisme et archéologie » (Air France pour le Mexique), « Le soleil est votre compagnon » (Club Méditerranée) » (Laurent, 1967, p. 42.) Le Club Méditerranée (Ehrenberg, 1990 ; Reau 2007) est créé le 27 avril 1950 par un ancien membre de l’équipe belge de water-polo, Gérard Bliz (1912-1990). L’idée lui vient à la suite d’une visite qu’il rend à sa sœur (Didy) en 1949 au Club olympique de Calvi.

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Tout en recevant les premiers vacanciers, on invente, avec la participation des clients, une idée chère à Gérard Blitz, qui sera la base du succès mondial de la formule, à savoir faciliter les rencontres en abolissant, le temps des vacances, les barrières de l’argent (avec le forfait tout compris), celles des classes sociales (avec des activités communes : sport, table commune, vie au grand air) et celles des religions. Ceci dans un esprit « grec » que l’on peut résumer par la formule « un esprit sain dans un corps sain ». Du matériel supplémentaire est nécessaire ; la société Trigano et Fils, fabricant de tentes et de matériel de camping, est contactée par Blitz en la personne du fils aîné, Gilbert Trigano (1920-2001). En 1954, celui-ci rentre au Club, dont il assumera, quelques années plus tard, la direction générale conjointement avec Gérard Blitz. Il en deviendra, au début des années 1960, le président-directeur général. Le soleil devient ainsi une colonie touristique régulière à l’intérieur d’une économie dont le succès est désormais industriel. B. Bronzé mais pas immigré Se bronzer, c’est montrer sa peau à la nature mais aux autres aussi. Si la peau blanche attire symboliquement par ce qui serait son innocence, sa candeur et sa virginité, la peau bronzée érotise le désir par son exotisme et par sa chaleur colorée. Réactivant la mythologie de la femme ou de l’homme noir, dont la sexualité serait ensauvagée et coloniale, la peau noire sert d’horizon esthétique à la négritude solaire. Mais personne ne veut devenir noir, seulement noir de soleil, comme si le racisme maintenait la peau blanche dans une métamorphose colorée indéfinie. La peau noire est naturellement protégée du soleil, et la dépigmentation régressive de l’homme noir à l’homme blanc a suivi la migration climatique des nouveaux espaces. Se bronzer est un souci des peaux blanches vivant sous des climats tempérés pour qui le soleil est un plaisir de la peau et non plus une catastrophe climatique provoquant sécheresse, famine et désert.

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Le bronzage dépend ainsi d’un culte personnel du corps tant dans l’intensité que dans la variation ou la durée d’exposition. L’effet immédiat du coup de soleil, puis la brûlure progressive de la peau assurent à chacun un vécu sensoriel contrasté : de l’insolation calorifique aux frissons de la chair de poule, la peau se déchire en pelade renouvelant ses cellules. Le bronzage serait un mode de métamorphose dermique, un moyen de changer de peau par une opération naturelle, apparemment sans danger. En enlevant progressivement les couches de l’exoderme, une nouvelle peau se révèle transformant les blancs en bronzés, le touriste en vacancier. La peau bronzée mêle, pendant le temps de la métamorphose, les deux peaux anciennes. Basané, l’immigré n’est pas bronzé, même s’il est désigné comme un « bronzé ». Le bronzé ne l’est pas suffisamment pour être pris pour un immigré, indiquant combien le bronzage est un tourisme colonial mais jamais un passage à la limite identitaire de l’ « arabe », du « négro » , du métisse ou du « marron ». Le souci constant d’entretenir son bronzage sans être ni trop blanc ni trop noir maintient en équilibre esthétique une peau provisoirement basanée. L’apparente négritude de la société métissée donne le change au multiculturalisme dans lequel le Blanc ne doit plus être si colonial qu’avant. Le bronzage mêle les corps sans les confondre, l’hiver débronzant la peau. Pour rester bronzé, ski d’hiver ou néocolonisation économique de la Méditerranée instaurent un tourisme solaire manifestant autant un niveau de vie élevé qu’une normalisation occidentale des peaux. Le look bronzé devient une obligation sociale pour être intégré sans se faire remarquer, tant le marketing solaire définit le bronzage comme une hygiène de l’activité corporelle. Pâle, la peau témoigne d’une socialisation si peu environnementale que le recours aux UV artificielles devient une prescription narcissique : préparer sa peau au soleil naturel anticipe la biologie de la peau et maintient le bronzage hors saisons ! Paradoxalement, la blancheur serait le symptôme de mauvaise santé, d’enfermement et de dépression,

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alors que le bronzage traduirait une sur-activité et une énergie disposée à même la peau : cette mythologie énergétique du soleil, qui repose sur des faits scientifiques, est comprise comme un croyance vitaliste dans le travail ; celui qui s’est brûlé au soleil a dû réussir sa vie pour arborer une telle couleur active ! Être bronzé par la rue et la crasse est stigmatisé comme un manque d’hygiène. Beaucoup ont une peau abîmée, brunie, ou rougie, couleur d’exclusion sociale. Le bronzage suppose une couleur de peau sans point noir trahissant une réaction trop vive et un défaut de protection ; la codification des peaux et des protections maintient dans l’esthétique hygiéniste de la bonne santé ; être bronzé par une sur-exposition volontaire ou involontaire condamne le sujet à contrôler sa peau afin de ne pas déchoir socialement et esthétiquement dans la catégorie des « brûlés » de la vie. Entre bronzer, brunir et brûler, une hiérarchie sanitaire est instaurée par la dermopolitique : brûler est l’extrême dérive au soleil par l’incapacité de se maintenir à l’ombre.

∴ Ne pas paraître trop bronzé est devenu une norme sanitaire visant à protéger. La prévention solaire interdit de revenir désormais hyperbronzé car c’est un signe de vieillissement. Le bronzage est passé d’un signe extérieur de richesse à une pollution solaire de la peau qui pourrait tuer. Le discours cosmétique sur le bronzage nous parle de soins, de maquillages ou de protections mais habille le corps du costume solaire : « Au fond, c’est la surface qui compte. L’aspect. Ce n’est pas le naturel qui est au centre de tout cela, mais sa figure idyllique, adamique : imaginaire et stylisée » (Urbain, 1994, p. 229.) Le bronzage est le costume de la peau. Sa nudité est habillée de couleur solaire afin de s’éloigner de la blancheur urbaine du travail. Jamais tout à fait nu, le string diminue à son maximum la différence entre le bronzage et la blancheur.

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La blancheur devient primitive là où la peau des Bronzés, filmés en 1978 par Patrice Leconte, rend l’estivant Robinson dominateur, éloignant les sauvages autochtones de nos plages. Si Plein Soleil avec Alain Delon en 1960 décrit comment le soleil peut brûler à la fois la peau et l’âme jusqu’au crime, le bronzage colore la peau en harmonisant les bruns par l’exposition au bain de soleil. Ce dernier apporte la lumière, la chaleur et le bronzage, mais ces dimensions n’ont pas été découvertes en même temps. Être bronzé devient un gage de succès et de réussite des vacances et du temps libre, en allant finir sa retraite sous le soleil tropical.

∴ Le néocolonialisme solaire sert donc d’alibi au développement d’un tourisme blanc tout en maintenant, comme dermo-politique, la référence à l’exotisme économique. Derrière les discours et les motivations esthétiques, la pratique corporelle du bronzage néocolonial maintient le Sud comme un territoire économiquement rentable. Les pays de l’Union Méditéranéenne trouvent dans cette recherche du soleil les moyens d’un développement exceptionnel : selon l’Organisation mondiale du Tourisme, laquelle se base sur des données recueillies en 2006, la Tunisie a enregistré une évolution de 2,6%, et le Maroc signalait une croissance de 9,6 % pour la même période, avec un nombre de touristes de 6,4 millions en 2005 et 6,5 millions en 2006 en Tunisie, contre 5,8 millions en 2005 et 6,4 millions en 2006 pour le Maroc.

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Relations esthÉtiques au MontSaint-Michel : entre tourisme de masse, religion et Écologie Frédérick LEMARCHAND*

Le développement de l’industrie culturelle appelle-t-il une ethnologie de la relation esthétique ? Si l’on s’accorde sur le fait que la sociologie s’est tournée depuis un demi-siècle au moins vers le monde du changement, de la vitesse, de l’innovation, en quelque sorte du « déjà institué », en se forgeant des outils adaptés à l’appréhension de phénomènes sociaux de grande ampleur, et que l’anthropologie regarde au contraire plutôt du côté du petit, du local, du durable, de l’invisible, du symbolique, alors nous devons convenir que le premier type d’approche est plus adapté a priori à la compréhension des dynamiques du développement patrimonial tel qu’il s’est manifesté depuis plusieurs décennies déjà dans un certain nombre de lieux hérités de notre passé religieux ou industriel. Avec plus de trois millions de visiteurs par an, un chiffre d’affaires avoisinant celui des plus grandes industries régionales et des projets d’aménagement considérables entrepris par l’État en vue de son désensablement, le Mont-Saint-Michel nous renvoie résolument du côté du flux, de la gestion des masses et de ce que Théodor Adorno * Maître de conférences HDR en sociologie à l’université de Caen Basse-Normandie (Centre d’Études et de Recherches sur les Risques et les Vulnérabilités).

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avait fort justement nommé l’industrie culturelle. Mais la massification de la fréquentation du Mont, si elle correspond à une réalité commerciale aux conséquences sociales et anthropologiques pour le moins problématiques, n’épuise pas la totalité du sens des visites effectuées. Loin de procéder d’une pure uniformisation ou standardisation culturelle, les modes de fréquentation des monuments historiques ont, avec l’entrée dans la société de consommation, puis de communication, subi de grands bouleversements, qui ont plutôt conduit à un éclatement et à une diversification des pratiques, des attitudes et des attentes. Entre pertes et gains de sens, la visite connaît aujourd’hui des formes beaucoup plus variées et complexes que par le passé, c’est-à-dire celui des deux grandes époques marquées d’abord par la société religieuse, puis par la société républicaine et l’Étatnation. Loin d’avoir disparu, mais pas toujours très explicites, les héritages sémantiques prémodernes et modernes, religieux et laïcs, mais aussi païens et mystiques, se recomposent au sein des imaginaires sociaux contemporains dans une pluralité de figures que nous avons précisément choisi d’appréhender. Nature sauvage ou domestiquée, contes et légendes, maritimité, insularité, marchands du temps et « Merveille », constituent le substrat d’une pluralité de relations esthétiques et contribuent à forger les imaginaires sociaux autant qu’ils en découlent. C’est dans le double mouvement qui lie les visiteurs au lieu et aux dispositifs (commerciaux, ludiques ou religieux) qui leur sont destinés, ainsi que dans le regard instituant porté en retour sur ces formes, que nous avons tenté de comprendre le sens de la relation esthétique en question. Partant du constat que nous n’avons affaire ni à un monument monosémique, ni à une société close, seule une approche socio-anthropologique permettait de rendre compte de cette complexité et de mettre en relation, ou de confronter, le champ de production des valeurs portées par les visiteurs et une typologie des lieux, ce dont nous rendrons compte dans la première partie de cet article. L’exploration

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des imaginaires sociaux inscrits dans le site et portés par les visiteurs précèdera un approfondissement de la question de la vocation religieuse du Mont à l’heure du désenchantement du monde.

∴ I.

Visite au Mont-Saint-Michel

A. Topologie : le haut, le bas De l’abondante littérature relative au Mont-Saint-Michel, nous retenons bien volontiers les aspects historiques, légendaires ou esthétiques, souvent ressassés et actualisés, remis au goût du jour et, somme toute, fort peu remis en cause. Dans les nombreuses publications, rétrospectives ou compilatoires, anciennes ou contemporaines, le lieu nous est toujours révélé comme étant propice à la méditation, à l’exercice de l’imagination, à l’apprentissage de l’histoire ou encore à la contemplation esthétique, donc prometteur d’une expérience unique à qui voudra bien aller à sa rencontre. Pourtant, s’il existe un consensus « officiel » autour des valeurs historiques et architecturales de l’abbaye, l’expérience de la visite confronte celui qui s’y livre, qu’il soit ou non préalablement éclairé par la littérature susmentionnée, à une réalité parfaitement occultée des discours légitimes tenus sur le monument : l’existence d’un espace commercial et profane constitué d’infrastructures touristiques qui semble se confondre avec le village et dont nous allons tenter de cerner les logiques. À peine franchie l’imposante arche de la porte d’entrée, c’est le choc esthétique. Ce lieu « magique », dont la littérature a préalablement largement vanté les multiples vertus, pédagogiques, spirituelles, voire thérapeutiques, se donne en réalité à voir sous un jour inattendu, composé de restaurants, de snackbars, d’hôtels, de musées-attractions touristiques et surtout d’innombrables boutiques de marchands de souvenirs bordant de part

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et d’autre la rue principale. Depuis le ressaisissement du lieu au XIXe siècle lors de sa nouvelle « sacralisation » laïque en tant que monument-historique-de-la-nation, un jeu d’opposition s’est bien instauré, dans le discours tenu sur le monument, entre l’histoire de l’art d’une part, et l’histoire sociale de l’autre : la première serait ici incarnée dans l’abbaye, sorte de « miracle » architectural, et la seconde s’inscrirait dans le village, longtemps habité par des gens de peu, vivant simultanément de la terre et de la mer et, plus tard, par les centaines d’ouvriers qui ont travaillé à la restauration du Mont alors qu’il était purement et simplement menacé de destruction. Ainsi, ce dernier se diviserait verticalement dans une perspective socio-spatiale opposant, en haut, la culture élitaire inscrite dans un lieu dont l’élévation serait le signe même de sa vocation spirituelle, et en bas, « ici-bas », la culture populaire, villageoise, associée au commerce et à la matérialité du monde. Dans ce sens, nous pourrions prétendre retrouver les traces de cette division ancienne sous une forme contemporaine liée au développement touristique qu’a connu ce siècle : le village n’aurait plus qu’une fonction mercantile réduite à la forme du « piège à touristes », et l’abbaye ne serait vouée qu’aux fins honorables de la contemplation, du recueillement ou de l’éducation du citoyen. Cette topologie est bien connue des gestionnaires du lieu et légitime de nombreuses actions de développement et d’aménagement sur la base de l’opposition entre culture populaire et culture élitaire. Cependant, ces considérations empiriques semblent de moins en moins résister à l’épreuve des faits. D’abord, la visite de l’abbaye, le monument stricto sensu, se termine, comme dans la plupart des musées du monde, par une vaste boutique occupant une salle entière, dont le produit des ventes constitue une ressource non négligeable pour la Caisse des Monuments historiques. La logique commerciale est donc bien loin de s’en tenir aux limites de l’espace profane. Ensuite, l’instauration de la visite libre dans la décennie 1990, c’est-à-dire non accompagnée d’un passeur, d’un

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guide ou d’un conférencier, a considérablement contribué à banaliser l’expérience du lieu, en même temps qu’elle augmente d’autant le « rendement » du monument en nombre de visiteurs, suivant une logique de gestion des flux qui tend à prendre le pas sur la réflexion patrimoniale. Enfin, si seule l’abbaye constituait la véritable destination des quelques trois millions et demi de personnes qui se rendent chaque année au Mont-Saint-Michel, comment expliquer qu’à peine un tiers d’entre eux en franchisse la porte ? L’argument économique, souvent invoqué, ne suffit pas plus à épuiser la question : d’après les évaluations faites par la Caisse des Monuments historiques, le coût de l’entrée ne représente qu’une part modique du budget effectivement dépensé en moyenne par le visiteur (voyage, parking, restauration, achats divers...). Nous sommes donc au contraire parti de l’hypothèse selon laquelle l’attrait principal du Mont-Saint-Michel ne réside plus, comme il fut un temps, dans la « merveille » architecturale en soi qui culmine au sommet du rocher, mais dans le déploiement et la multiplication de l’image du lieu, à la fois dans l’expérience esthétique paysagère (l’étendue du regard sur la baie), et comme lieu de consommation de signes appartenant à des imaginaires aussi divers que celui du Moyen-Âge ( société de castes, code de l’honneur, villes et châteaux forts), de la maritimité (la nature sauvage perdue, la limite entre la terre et l’eau) ou encore culinaire (l’agneau ou l’omelette « authentiques » contre la « malbouffe » ). Cette nostalgie répond plus ou moins consciemment, comme nous l’avons montré (Lemarchand et Valognes, 2000), aux incertitudes et aux vulnérabilités du présent, à l’heure où le sens de la ville, de la nature ou de l’alimentation semble nous échapper toujours plus. Le tableau suivant présente succinctement les différentes caractéristiques du lieu qui entrent dans la composition des imaginaires sociaux et des représentations qui s’y rapportent, ainsi que les valeurs esthétiques recherchées par les visiteurs :

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Sens et valeurs esthétiques recherchées • • • • • • • •

le beau l’authentique (le fondé sur soi) le spirituel l’historique le sens civique le sens moral l’identitaire l’ontologique (le se sentir-être)

Caractéristiques du monument • • • • • • • • • •

le monument historique l’utopie (un ailleurs, hors du temps) le village (comme forme urbaine) l’île (au péril du sable ou de la mer) un lieu de culte et de vie monastique le rocher l’architecture (figure du labyrinthe) un lieu de pèlerinage la prison un lieu mythique (Saint-Auber, la marée remontant à la vitesse d’un cheval, les sables mouvants...)

B. Marchands d’images : les commerces Un regard anthropologique tourné vers la population de ce « village » permet de constater, contre toute attente, que les seuls « habitants » du lieu, dont beaucoup n’y séjournent qu’en période estivale, sont en réalité des commerçants, quelques travailleurs saisonniers, les moines et l’administrateur du monument. Le Mont n’est donc pas un lieu habité en tant que village, bien qu’il en ait toute l’apparence, mais en tant que monument et espace commercial saisonnier. Le village, tel qu’il apparaît au visiteur, se présente pourtant, de prime abord, à la fois sous l’aspect d’un village du Moyen-Âge arborant ses façades granitiques tortueuses et ouvragées surmontées de hautes toitures rustiques (qui datent en réalité du XIXe siècle), et comme un immense commerce déployant, au son des « aboyeurs » chargés de rabattre la clientèle vers les musées, ses vitrines et ses étals le long des remparts et de la rue principale jusqu’au seuil de l’abbaye. Cette rue commerçante apparaît de surcroît au visiteur comme un passage a priori obligé, permet-

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tant de le conduire à l’édifice, laissant dans l’ombre les chemins de traverse ou les voies de contournement. Il est en fait possible d’éviter la rue principale en empruntant quelques ruelles et escaliers adjacents, non fléchés. Tous ces marchands massés au pied du temple sont entrés pour une grande part, comme le révéleront les enquêtes, dans l’imaginaire de ceux qui ont déjà accompli la visite du lieu. À considérer l’ampleur prise par la logique mercantile, la profusion de l’imagerie du monument, qui recouvre des produits aussi divers que des boites de biscuits, des savons ou du papier toilette, prend son sens dans une économie du signe en tant que signe culturel à consommer. Dans ce sens, la consommation de l’image prise comme mode de substitution à la réalité, qu’elle soit achetée dans une boutique ou qu’elle soit acquise par le touriste lui-même, vient redoubler, voire remplacer, l’expérience esthétique réelle du lieu. L’image-souvenir de jadis, ramenée au domicile comme cadre de la mémoire et comme support de remémoration de l’expérience esthétique, tend à céder la place à une nouvelle forme de relation à l’image pour elle-même, comme substitut idéal de la réalité, ce qu’avait bien perçu un ancien administrateur du monument. Ce dernier comparait le Mont-Saint-Michel à la coquille vide occupée par le bernard-l’ermite, forme creuse et attracteur culturel dont l’image n’est pas déterminée a priori, mais constituée par ce que l’on décide d’y projeter. En témoignent la programmation musicale estivale et le concert qu’y donna, il y a une dizaine d’années, JeanMichel Jarre, qui utilisait les murs du monument comme simple écran sur lesquels étaient projetées des images hétéroclites. Signe de ce que la fonction du lieu, en tant que lieu de consommation de signes culturels, l’emporte souvent sur l’authenticité des contenus, on peut découvrir au Mont des symboles évoquant d’autre lieux parfaitement étrangers, des Tour Eiffel par exemple, côtoyant pêle-mêle des objets évoquant d’autres mythologies, liées à l’évocation du dragon ou plus largement à l’imaginaire médiéval, récemment actualisé dans les jeux de rôles du type Seigneur

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de Anneaux. Il ne reste, en fait, que peu de traces de la véritable histoire sociale et politique du lieu, le Mont village, le Mont voué à la ruine et restauré par un jeune inspecteur des monuments historiques du nom de Prosper Mérimée, le Mont prison... En ce sens, le Mont n’est pas tant saisi par ses visiteurs comme un lieu d’une mémoire collective authentique que comme un lieu de commercialisation d’images et d’anecdotes saisies dans une logique de divertissement, étymologiquement de détournement. Le visiteur s’y trouve finalement, confronté aux contradictions propres à ce type de lieux. Prenons l’exemple de la Grande Rue : sa densité humaine en haute saison, proche de celle des centres-villes asiatiques, fonctionne comme un espace de flux sociaux et marchands, mais aussi comme un espace organisant la production d’énoncés esthétiques, là encore au sens étymologique du « sentir ensemble ». Comment, dès lors, concilier la réalisation d’une expérience individuelle, voire intime, du lieu et la présence de l’autre, mais pas de l’autre comme Autre mais comme masse ? Le touriste, pour l’essentiel des visiteurs interrogés, c’est toujours l’autre, l’être dévalorisé qui dévalorise les lieux par sa simple présence, par son agitation et son inauthenticité. La Grande Rue génère ainsi de nombreuses réactions, conscientes ou inconscientes, visibles dans les postures corporelles des visiteurs autant que saisissables dans leurs discours. La Grande Rue en tant que sas, dans son agencement matériel et commercial contemporain, combiné avec les modes de représentations acquis ou préconstruits et les flux de touristes, confronte les visiteurs à leur propre expérience contradictoire de touristes de masse mais aussi de simple piétons en ville (Relieu, 1996) qui s’évitent mutuellement, du corps et du regard, tout en étant attirés par les mêmes boutiques de souvenirs et de bibelots ou par les mêmes restaurants. Le paradoxe de la masse consiste précisément à se représenter, tout en participant de sa constitution, comme extérieur à elle. En dépit des stratégies d’adaptation ou d’appropriation, depuis l’acceptation résignée jusqu’à la dénégation, en passant par l’attitude d’extériorisation volontaire vis-à-vis de la masse (les

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rares solitaires ayant quitté le flux), le rejet ou l’indifférence, la Grand Rue et le village sont souvent appréhendés négativement et comparés à un « supermarché », un « piège à touristes », ce qui engendre finalement un rapport déceptif au lieu. II. De la religion À l’Écologie : VERS une nouvelle esthÉtique de la nature A. Du pèlerin au touriste Pour les acteurs du Mont, qu’il soient guides, moines ou administrateurs, le touriste est le plus souvent perçu négativement, comme dans le propos de Louis Malle, guide et passeur : « Le touriste n’a pas de consistance, il est pressé, aveugle et sourd. Pour moi, chacun est un pèlerin, c’est-à-dire quelqu’un qui voyage, marche, aime respirer l’air marin, ouvre les yeux, écoute, touche la pierre, sent les parfums, goûte le silence : une âme qui se laisse émouvoir » (Malle, 2000, p. 7.) Selon le recteur du sanctuaire, le rapport des visiteurs au site a changé, « c’est à la fois plus et moins spirituel. D’un côté, on assiste à un regain des pèlerinages, de l’autre à une déchristianisation des visiteur... Bien des gens ne savent pas où ils sont ». Par opposition, l’expérience de la traversée de la baie à pied comme le faisaient les anciens pèlerins, qui s’effectue désormais le plus souvent sous la conduite d’un guide, favorise une forme d’appropriation du lieu qui engage le corps. À la fois « traversée de la mer rouge » et « expérience du désert », métaphorique et concrète, les pèlerinages estivaux replacent le visiteur dans l’imaginaire et la topographie légendaires et symboliques du christianisme. Certains de ces pèlerins refusent de se muer en touristes, repartant aussitôt leur périple accompli et ne daignant pas arpenter la Grande Rue et ses boutiques. D’autres, de pèlerins, deviendront momentanément touristes, car « les mots ne sont pas si opposés qu’il n’y paraît. Tous les voyages que nous faisons sur les rivages des mondes sans fin ne sont, peut-être, que

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les inscriptions dans l’espace extérieur de ce long pèlerinage à la vérité de soi-même » (Renard, 2000, p. 11), comme l’écrit le responsable diocésain de la pastorale du tourisme. Voilà moins de deux décennies que ces nouvelles formes de pratiques sociales, rappelant plus ou moins la forme ancienne des pèlerinages religieux, ont vu le jour au travers de la reprise des chemins de Saint-Jacques, notamment ceux qui mènent à l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Le développement de ces pratiques peut aisément être rapporté au formidable essor qu’a connu la randonnée pédestre durant la même période et à la volonté, largement exprimée, de ne pas rompre avec le sol, la lenteur, le contact avec les choses mêmes, et bien plus encore aux dimensions essentielles et ontologiques que met en jeu la marche à pied. Le développement concomitant des « itinéraires du patrimoine », dans lesquels la randonnée trouve un sens heuristique, ludique et esthétique, guidant le marcheur-visiteur vers des centres d’intérêts monumentaux ou historiques, aura sans aucun doute rencontré dans le Mont et sa baie un terrain dont la richesse n’a eu d’égal que l’originalité et la beauté. Ressource inépuisable pour des parcours découvertes, la traversée des « grèves » permet de mettre en scène une nature tantôt laïcisée, voire technicisée, par l’explication de l’écosystème des herbus, du phénomène des marées, tantôt enchantée, du chaos biblique à la mystique forêt de Scissy (Salilot, 1995) et dont l’investissement des pouvoirs publics pour qu’elle garde son « caractère maritime » renforce la légitimité. Du patrimoine vernaculaire au « patrimoine de l’humanité », un vaste ensemble d’objets se trouve ainsi ressaisi dans le cadre d’une économie patrimoniale locale, multiforme et complexe. Mais il demeure remarquable qu’au-delà de la diversité des modalités de ces néopélerinages qui conduisent inéluctablement à l’abbaye, en passant par la traversée de la baie à pied, la mémoire religieuse des pèlerins du Moyen-Âge, qui se livraient au rituel de purification par la traversée et l’ascension, constitue une toile de fond sémantique qui oriente, en partie au moins, ces nou-

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velles pratiques. La rupture sociale et historique d’avec la pratique du pèlerinage, tel que celui-ci était pratiqué au Moyen-Âge, est cependant visible dans l’articulation contemporaine de ce dernier aux imaginaires paradoxaux de notre époque, ceux du développement économique et de la préservation écologique par exemple. Les tracés sont les mêmes, mais les objectifs ont changé. La religion comme mode de légitimation de l’être-ensemble a cédé la place à l’écologie et au développement, fut-il local. La mémoire sociale du pèlerinage (c’est-à-dire historique et légitimée par la société) ne constitue plus qu’une sorte de « fil rouge » de ces itinéraire redécouverts et actualisés, dans le souci de retrouver l’objectivité des tracés enfouis ou disparus. Pour David Brown, le pèlerin et le touriste sont deux faces antithétiques d’une même entité. Le pèlerin moderne est également nécessairement un touriste (Brown, 1999). Refaire le chemin, avec de nouveaux objectifs écologiques, et donc éthiques, serait une manière de réinterpréter une pratique ancienne à partir des données et des enjeux de l’époque actuelle : ceux liés à la nécessité de préserver les milieux naturels anthropisés d’une part, et les œuvres humaines de l’autre. B. La religion pour mémoire Pour autant, au-delà des personnes et des groupes engagés dans la pratique religieuse régulière, la vocation du site, inscrite dans ses formes mêmes, semble réveiller la religiosité de certains visiteurs. Ainsi, selon un membre des Fraternités monastiques de Jérusalem (la nouvelle communauté qui a remplacé la petite communauté bénédictine aujourd’hui dissoute), « certains visiteurs, arrivant pendant l’office dans l’église abbatiale, se souviennent qu’ils sont chrétiens, arrêtent leur visitophone et participent à la célébration avec nous ». La spécificité des Fraternités, « c’est de vouloir vivre sa vocation au milieu des grandes métropoles », le Mont-Saint-Michel étant perçu comme « la vision de la Jérusalem céleste ». Ainsi, pour d’autres visiteurs et groupes de visiteurs, la religion comme mémoire collective (Halbwachs, 1941), comme

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mémoire mobilisée pendant la visite, permet d’interpréter le lieu. Cette mémoire est utilisée comme substrat d’une présence dans les lieux, comme pour ces deux familles que nous avons interrogées, qui choisirent de se rencontrer au Mont en faisant la traversée à pied dans le cadre des préparatifs à une cérémonie de fiançailles. L’idée d’une beauté des lieux – au sens de l’absolu, du sublime – fait encore sens et est interprétée en fonction des dimensions spirituelles de l’histoire du Mont. Le souvenir vague de l’histoire religieuse du Mont-Saint-Michel, la reconnaissance de la silhouette de l’église abbatiale et de sa signification, liés à l’émotion ressentie in situ, contribuent finalement à la construction d’une représentation esthétique du Mont, oscillant entre passé mythique, force de l’architecture et de la foi, et imaginaire médiéval. L’approche patrimoniale et ses discours, repris partiellement par les différents publics, qu’ils soient profanes ou savants, peuvent contribuer à remplacer de manière allusive, approximative ou érudite, la culture religieuse en recul. Mais l’esthétique du « faux », du ludique ou du spectacle de parc d’attractions comme rapport au monde intervient également dans la construction de la relation au lieu et à son histoire : ainsi de jeunes Québécois interpellent-ils un moine à l’issue d’une messe, lui demandant s’il n’est pas « déguisé », comme « dans les villages western du Québec ». Bien des visiteurs, au cours de la visite « libre », ne découvrent qu’ils sont dans une église que lorsqu’ils sont confrontés à la messe en cours. Parmi les modes d’interprétation et de relation esthétique construits par les personnes et les groupes au Mont-Saint-Michel, s’affirme enfin avec force, dans les énoncés et les attitudes, l’importance de « la nature ». Le Mont est alors saisi et appréhendé par les qualités de son paysage, plus que par son architecture religieuse et militaire ou son histoire. La lutte entre la terre et la mer, le phénomène des grandes marées, les sables mouvants, les grèves, la faune sont alors des points d’appui pour qualifier et apprécier le site dans son environnement. Les catégories mobilisées ne sont pour-

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tant souvent pas loin de formes de religiosité séculières (Piette, 1993). L’appréhension des grandes marées, ou du caractère maritime du site et de son insularité, procède le plus souvent d’un rapport esthétisé ou fantasmatique à l’objet : on prétend volontiers que la mer remonte à la vitesse d’un cheval au galop. Si tel était le cas, peu de pèlerins auraient survécu au voyage. De nombreux visiteurs affirment également se souvenir avoir vu la digue-route qui relie le Mont à la terre recouverte par les flots lors des grandes marées, bien que celle-ci soit insubmersible depuis sa construction au XIXe siècle. Plus avant, ces constructions redoublent, en quelque sorte, et vérifient certaines constatations quant au rapport spécifique de la société française avec la mer : d’un côté « la mer la vraie, celle qui purifie, celle des héros » et, de l’autre, « la mer des problèmes sociaux, de la pollution... » (Roux, 1997, p. 122). C. Le « caractère maritime » comme « vérité » Si l’idéalité visée par le public s’inscrit, comme nous l’avons vu, dans la pluralité des imaginaires rattachés au monument – médiéval, architectural, mystique… – oblitérant le plus souvent un rapport déceptif à une réalité « désenchantée », la sacralisation de la nature intervient aussi, et très officiellement, dans le discours tenu par les autorités et les pouvoirs publics sur l’entreprise de « réhabilitation du caractère maritime » du site. L’intitulé de la plaquette promotionnelle destinée à expliquer les raisons des grands travaux de réhabilitation, et à justifier auprès du contribuable la dépense publique engagée, renoue très fortement avec l’absolutisme religieux : « Retrouvez le Mont dans sa vérité. » En effet, si la réalité du Mont, c’est le tourisme de masse et l’économie industrielle du patrimoine, sa vérité est à chercher ailleurs, dans son passé religieux, dans la nature. D’ailleurs, les travaux en question visent à éloigner les immenses parkings sur lesquels s’amoncelaient en été des milliers d’automobiles et d’autobus aux portes du village, pour les reléguer quelques kilomètres plus loin, sur le « continent ». La vérité retrouvée, pour l’imaginaire aménageur très largement in-

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fluencé par des cabinets spécialisés en communication, serait donc à la fois dans la caractère insulaire du lieu, que le désensablement vise à restaurer en partie, et dans son détachement apparent d’avec une activité commerciale, et donc profane, trop visible. La « renaturalisation » du Mont consiste plus largement à effacer les traces de l’action de poldérisation que l’homme du XIXe, qui cherchait alors à se rendre « comme maître et possesseur de la nature », avait réalisée. En réalité, le pont passerelle qui remplacera l’actuelle digue-route reliant le Mont au continent, sur lequel circuleront des navettes futuristes, permettra une rationalisation de la gestion du flux touristique en haute saison, et donc un accroissement de la fréquentation du site. Si, dans la rhétorique mobilisée par les gestionnaires du site, la nature sacralisée, comme le passé religieux du Mont, permettent la mise en avant de sa religiosité, au niveau des pratiques rien ne semble en revanche échapper à la logique économique, depuis la Caisse des Monuments historiques jusqu’au « petit » commerçant de la rue principale, en passant par le département, la commune et les quelques gros établissements commerciaux tels que la Mère Poulard.

∴ L’avènement d’un nouvel âge du tourisme mondial, marqué par le sceau de l’industrie culturelle et de la consommation de masse, a largement contribué au développement de structures d’accueil et de services ainsi qu’à celui d’un commerce de l’image, comme en témoignent depuis fort longtemps déjà les aménagements réalisés autour de nombreux sites mondialement connus. Le nouveau touriste mondial, le plus souvent drainé par un tour operator ou une agence de voyage, n’a d’autre choix que de s’adapter aux conditions que lui impose la nature de la visite qui lui est proposée, c’est-à-dire en tant qu’étape d’un circuit incluant ici les plages du Débarquement en amont, et la Bretagne ou les châteaux de la Loire

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en aval. Pressé, ce touriste ne connaît qu’une référence, le temps limité de la visite organisée, et cherche généralement à produire la preuve de celle-ci, à en inscrire une trace par la réalisation ou l’achat de photographies ou de films vidéo. Depuis quelques années, on assiste même à une montée des comportements extrêmes que nous pourrions interpréter comme étant significatifs d’une plus grande difficulté à être en prise sur le lieu. De plus en plus nombreux sont ceux qui ne franchissent même plus les portes du village et se contentent de se faire photographier au pied des remparts, en prenant soin de faire figurer le Mont en arrière-plan. Il existe en fait trois lieux : à notre première topologie opposant le haut et le bas, il faudrait ajouter une troisième catégorie, celle du dehors. C’est d’ailleurs le lieu qui est au centre du projet d’aménagement du site intitulé « rétablissement du caractère maritime ». Qu’il s’agisse des comportements extrêmes cités plus haut, ou du projet actuel de paysagement du site, qui vise également une meilleure fonctionnalisation du lieu associant un meilleur écoulement des sédiments, mais aussi du flux touristique aux heures de « grande marée » humaine, l’extériorisation esthétique qui s’opère est le signe d’un passage très contemporain du lieu à l’image. Mais le touriste n’a plus peur du béton (Bertho Lavenir, 1998). Les décideurs l’ont bien compris : le moteur de l’économie touristique du Mont est désormais plus axé sur la diffusion de son image dans l’espace virtuel de l’économie-monde, par exemple comme support de promotion télévisé pour une grande marque d’automobile ou de téléphone portable, ou encore comme toile de fond à un jeu vidéo diffusé à l’échelle la planète entière. Il reste au public, selon ses propres dispositions et moyens culturels, à concilier, dans une expérience esthétique devenue complexe et contradictoire, deux impératifs paradoxaux : la consommation profane de signes culturels, d’une part, et la préservation écologique d’une nature sacralisée, de l’autre.

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RÉFÉrences bibliographiques BertHo Lavenir Catherine (1998), La Roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob. Brown David (1999), « Des faux authentiques, tourisme versus pèlerinage », Terrain, n°33, septembre, pp. 41-56. Halbwachs Maurice (1941), La Topographie légendaire des évangiles en terre sainte, étude de mémoire collective, Paris, PUF. LEMARCHAND Frédérick et VALOGNES Stéphane (2000), Le MontSaint-Michel et ses publics, rapport à la Mission du patrimoine ethnologique, programme « Ethnologie de la relation esthétique ». Malle Louis (2000), Un pèlerinage au Mont-Saint-Michel, Paris, Éd. de l’Atelier. Piette Albert (1993), Les Religiosités séculières, Paris, PUF. Relieu Marc (1996), « Voir et se mouvoir en marchant dans la ville », Courrier du CNRS, n° 82, mai 1996, pp. 107-109. Renard Père (2000), Touriste et pèlerin au Mont-Saint-Michel, SainteMaxime, CIF éd. Roux Michel (1997), L’Imaginaire marin des français, mythe et géographie de la mer, Paris, L’Harmattan. Salilot Michel (1995). « Le mythe de Scissy, patrimoine du Mont-SaintMichel », Ethnologie française, vol. 25, n°1, janvier-mars, pp. 89-101.

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Voyages au bout de la Lune. Socio-anthropologie des figures imaginaires de voyages entrepris pour aller de la Terre À la Lune Patrick LEGROS*

Avant même les premiers pas sur la Lune, l’astre nocturne fut visité par des Terriens à travers l’Histoire. Mais, pour l’atteindre, il eut tout d’abord fallu avoir l’idée de s’y rendre. Les premières conceptions cosmographiques (Duhem, 1954-1959), pour la plupart, envisageaient la Terre comme une planète centrale fixe – ce qui était certes pratique pour partir –, mais aussi une Lune se déplaçant tout autour, ce qui devenait plus périlleux pour arriver. Deux autres difficultés devaient fortement freiner les tentations d’éventuels aventuriers : la Lune changeait de formes régulièrement, jusqu’à disparaître, ce qui compliquait nécessairement les calculs de trajectoire ; de plus, on ne savait pas quelle distance il fallait parcourir pour l’atteindre. Vers -280, Aristarque de Samos met au point un système de calculs pour mesurer la distance entre les deux astres et, même s’il commet à cet égard des erreurs, on peut affirmer que sa recher* Maître de conférences en sociologie, Université de Tours (ETTOSS).

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che mène tout droit à l’idée d’un voyage permettant de les relier. Pourtant, il faudra surtout attendre le XVIIe siècle pour voir se dessiner les premières velléités pour entreprendre une telle odyssée. En effet, en examinant la Lune avec les premières lunettes astronomiques, Galilée offrira à l’observation terrestre ses principaux reliefs. Jusque-là, la Lune est bien plutôt un astre sacré, ce qui restreint les tentatives, même imaginaires, d’y aller.

∴ I.

La Lune sacrÉe : un voyage post-mortem

En tant qu’astre mouvant, on accordait à la Lune ce que l’on allouait à l’âme toujours en déplacement : l’immortalité. Aristote (Aristote, 1993, liv. I, chap. II) rapporte ce que le philosophe Alcméon écrivait au VIe siècle av. J.-C. : les êtres divins ainsi que les astres sont immortels parce qu’ils sont en mouvement perpétuel. La description cosmologique était essentiellement en rapport avec l’observation de phénomènes naturels dont on s’évertuait à donner une explication sacrée. La Lune changeante, l’arc en ciel, l’éclipse, les différentes couleurs du ciel, tout concourt à la formation de représentations imaginaires et d’expressions religieuses. La Lune fut ainsi souvent considérée comme un passage pour un monde immortel. Toutefois, ce n’est pas tant son mouvement qui est la cause principale de cette attribution que ses changements continus de formes. En effet, les phases de la Lune font de cet astre le symbole de la mort et de la renaissance. Pour cette raison, elle est, pour beaucoup de peuples, un lieu de passage pour l’au-delà. Le voyage vers la Lune est alors souvent réservé aux personnages illustres d’une société (monarque, héros, religieux) (Éliade, 1964, pp. 139-164). Une fois qu’elle fut habitée par des âmes humaines et même lorsqu’elle était perçue comme translucide, la Lune devint

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très vite, dans l’imaginaire terrien, un lieu habité. Mais, jusqu’au XVe siècle, semble-t-il, ses habitants demeurent des divinités et des monstres fantastiques particuliers. Ces derniers, par exemple, servaient à expliquer les différentes phases lunaires. Parmi ceux-ci, le dragon tient une place prépondérante. Cette version de l’image du dragon est apparemment proposée par un annotateur qui aurait voulu reprendre un passage de l’œuvre de Bernard de Verdun que le premier copiste aurait omis (Duhem, 1954-1959, vol. 3, p. 456). Mais il s’agit peut-être aussi d’une démarche personnelle de cet annotateur, ce qui indiquerait que cette image était diffusée dans une population bien plus vaste. En outre, la face cachée de la Lune servait les théologies pour confirmer la binarité de la Création : une face éclairée et éclairante pour le Bien, une face invisible pour le Mal. La Lune demeurait donc un astre hautement sacré dont la visite, si jamais on en avait eu l’idée, comprenait des risques trop importants. De toute façon, une telle éventualité aurait été aussitôt condamnée par l’Église. En effet, la distinction entre un monde sublunaire périssable et un monde éternel explique en grande partie pour quels motifs on ne rencontre que très rarement, avant Copernic, des descriptions d’extra-terrestres. L’Église réfutait les théories selon lesquelles d’autres puissances (les intelligences célestes) que celle de Dieu pouvaient donner naissance au mouvement et à la vie. Si, au XIIIe siècle, par exemple, elle dût procéder à de nombreuses condamnations qui ébranlèrent la théorie des intelligences célestes comprises comme force de l’âme humaine, en contrepartie, elle rendit fragile le dogme de la création et la croyance en la survie personnelle de l’âme. Pour y remédier, elle s’acharna sur les doctrines astronomiques et physiques que les précurseurs de Copernic tentaient vainement de mettre sur pied. C’est avec le philosophe allemand Nicolas de Cues (14011464), précurseur de Copernic, que la Lune devint un espace commun. En effet, ayant émis l’idée d’une ressemblance entre la

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Terre et les autres planètes, de Cues est sans doute, d’après Pierre Duhem, le premier au cours du Moyen-Âge à avoir peuplé d’habitants ces mondes semblables à la Terre, évoquant ainsi ceux de la Lune et du Soleil : « Nous soupçonnons que les habitants du Soleil sont plus solaires, plus éclairés, illuminés et intellectuels ; nous les supposons plus spirituels que ceux qui se rencontrent dans la Lune et qui sont plus lunatiques ; sur la Terre, enfin, ils sont plus matériels et plus grossiers ; en sorte que les êtres de nature intellectuelle qui se trouvent dans le Soleil sont beaucoup en acte et peu en puissance, tandis que les habitants de la Terre sont plus en puissance et moins en acte ; quant aux habitants de la Lune, ils flottent entre ces deux extrêmes. Ces opinions nous sont suggérées par l’influence du Soleil, qui est de nature ignée, par celle de la Lune, qui est à la fois aqueuse et aérienne, par la matérielle lourdeur de la Terre. Il en est semblablement des régions des autres étoiles, car aucune d’elles, croyons-nous, n’est privée d’habitants » (Nicolas de Cues, 1930, liv. II, chap. XII, pp. 153-154.) Très apprécié des papes qui allaient se succéder durant sa vie, Nicolas de Cues eut toute liberté de procéder à ces explications surnaturelles. Il permit la création de l’existence « extra-terrestre », dans l’acception humaine du terme (et non plus uniquement divine ou supérieure, tels Dieu et les anges). Cette analogie allait ouvrir la voie à une exploration imaginaire potentielle. La rencontre entre les deux peuples devenait alors possible. Mais c’est avec la révolution copernicienne que son accessibilité devint véritablement envisageable. Les XVe et XVIe siècles accueillirent la plus importante découverte cosmographique : la Terre tourne autour du Soleil, qui devient alors le centre du monde parce qu’il était « le plus beau » (Gohau, 1990, p. 50) et s’échappe ainsi du monde sublunaire. Jusqu’à Copernic, la Lune était partagée en deux régions, dont une était soumise à la perdition dans les deux sens du terme, et l’autre était divine ; attestée aussi bien par les philosophes helléniques que par les philosophies monothéistes

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musulmanes et juives (à la seule exception que, pour ces dernières, ce n’étaient pas des dieux qui représentaient les intelligences et les âmes qui meuvent les cieux, mais des anges ), cette séparation impliquait l’éternité des astres situés au-dessus de la Lune. Le système de Copernic devait transformer cette conception. « Si donc la Terre n’est mue ni par un dieu ni par un ange, si, sans cesse, tout y naît, change et meurt, il faut bien qu’il en soit de même de Mars, de Jupiter ou de Saturne. Pour qu’on pût admettre ce système, il fallait qu’on effaçât jusqu’aux derniers vestiges de ces divinités astrales que toutes les philosophies antiques avaient adorées, qu’on anéantit jusqu’à ces anges, moteurs des astres, que les Musulmans et les Juifs leur avaient substitués. Il est donc bien vrai que l’adoption de la théorie de Copernic, condition essentielle du progrès de la Science positive, exigeait, avant tout, une révolution théologique » (Duhem, 1954-1959, vol. 4, p. 317.) Lorsqu’en 1609, Galilée mit en évidence que la Lune possédait des montagnes (régions claires) et des mers (régions sombres), il offrit les premières images sélénographiques donnant accès à ce territoire encore inconnu. Cette fois, on pouvait aisément savoir d’où on partait et sur quoi on pouvait arriver. Il manquait néanmoins une motivation première que l’on peut formuler sous la forme d’une question : pour quelles raisons aller sur la Lune ? II. La Lune miroir : un voyage utopique À partir du XVIIe siècle, les voyages vers la Lune sont finalement assez peu nombreux. L’explication la plus vraisemblable tient au fait qu’elle change régulièrement de forme jusqu’à imaginer qu’elle puisse mourir et renaître tel un Phénix (par exemple dans le folklore du Limousin au début du XIXe siècle ; Sébillot, 19041906, p. 30). Il devient par conséquent délicat d’envisager un simple alunissage surtout en l’absence de planète… Par ailleurs, dans de nombreux contes et légendes, elle est œuvre du diable ou punie pour

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avoir désobéi au Créateur. Peuplée de monstres variés, elle n’invite également pas au voyage. L’inconnu attire et rebute aussi bien. S’il semble ne pas faire de doute à Jean de La Bruyère que la Lune est habitée, elle n’est pas pour autant un astre accueillant : « Que ceux qui peuplent les globes célestes, quels qu’ils puissent être, s’inquiètent pour eux-mêmes ; ils ont leur soin, et nous les nôtres » (La Bruyère, 1696, p. 45.) Ses habitants ne sont pas nécessairement de bons chrétiens ou simplement des hommes : « Ressemblent-ils aux hommes ? Sont-ce des hommes ? […] Et si nous sommes convaincus […] que les hommes habitent la Lune, examinons alors s’ils sont chrétiens, et si Dieu a partagé ses faveurs entre eux et nous » (ibid.) Enfin, la Lune est souvent considérée comme un lieu de pénitence où les hommes offrent aux yeux des Terriens le spectacle de ce qu’ils pourraient subir s’ils faisaient preuve d’immoralité (notamment le fait de ne pas avoir respecté le repos dominical, légende attestée aussi bien en France que dans les pays scandinaves, germaniques et anglo-saxons). La Lune a très souvent été imaginée en corollaire du Soleil. Dans le Midi, la Lune était même conçue comme un second Soleil, vieillissant, que Dieu, ne sachant quoi en faire, aurait jeté dans le ciel (Verdet, 1991, p. 57). Mais, contrairement à elle, le Soleil a peu souvent servi de territoire habité. La spécificité de la Lune tient, d’une part, dans sa forme changeante et, de l’autre, dans les taches qu’elle laisse entrevoir, notamment lorsque l’astre est plein. La diversité de ses formes a produit des évocations par analogie. Par exemple, « dans de nombreuses civilisations, les cornes de bovidés sont des symboles de la Lune, à cause de leur forme qui rappelle le croissant lunaire. Pour les Assyriens, la Lune et la Grande vache sont associées dans les rites de fécondité » (ibid., p. 55). Quant aux taches qu’elle laisse transparaître, elles ont été interprétées comme autant de figures animales, monstrueuses ou humaines. La Lune devient alors le réceptacle d’angoisses spécifiques,

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que ce soit la peur de la mort, de l’envahisseur, de l’étrange(r) ou, plus modestement, de comportements déviants. Dans tous les cas, il faut comprendre qu’elle représente une frontière dressée pour désigner à l’homme le point nodal de sa propre civilisation. Au-delà de ce point, il y a des mondes inconnus, réceptacles des angoisses sociétales. Il faudra attendre le XIXe et surtout le XXe siècle pour que la Lune devienne un territoire plus positif. La punition divine permet d’entrevoir le premier moyen de locomotion utilisé pour atteindre la Lune. Les fautifs sont ainsi envoyés sur l’astre nocturne par téléportation. Dans le Gers, par exemple, de nombreuses légendes narrent ainsi le déplacement d’hommes s’étant rendu plusieurs fois coupables d’avoir ramassé ou dérobé du bois le dimanche (Sébillot, 1982, pp. 32-33). Certains subissent le même sort pour avoir manqué de charité (la punition la plus répandue dans ce cas est la noyade). Un récit du Bourbonnais (ibid., p. 33), plus intéressant encore, implique une femme (ayant lessivé le jour de Pâques) et un homme (ayant bouché sa clôture avec des épines…) punis tous deux, la première à résider jusqu’au Jugement dernier sur « la » Lune, le second sur « le » Soleil ; après un échange de planètes, ils souhaitèrent finalement retrouver le premier astre de leur condamnation. Insulter ou se moquer de la Lune donne un résultat identique. Bien plus rarement, les légendes faisant de la Lune un lieu de pénitence utilisent d’autres procédés de locomotion. Il faut néanmoins citer le vent qui, dans une tradition gasconne (ibid.), emporta un paysan pour avoir coupé une bourrée un jour de Pâques. Parfois, c’est la Lune qui descend jusque sur la Terre pour avaler le fautif. Dans une légende wallonne (ibid., p. 38) un voleur de bois destiné aux feux de la Saint-Jean fut ainsi englouti au sommet d’une montagne. Il en est de même pour celui qui la regarde fixement pendant un certain temps dans le sud du Finistère (ibid., p. 75). L’attraction de la Lune la fait ainsi descendre jusque sur la Terre dans

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de nombreuses croyances. Sa filiation avec l’eau (que l’on retrouve dans un grand nombre de croyances) en fait un élément aqueux. « Les Australiens savent pourquoi la Lune parfois s’entoure d’un halo : Balou-la-lune, étant une fois venue sur Terre, avait eu à se plaindre de l’avarice de l’ibis Mouregou et, pour se protéger du froid, avait dû se construire une petite hutte circulaire, toute d’écorce claire. À peine avait-elle fermé l’œil que la pluie s’était mise à tomber et avait inondé la case de Mouregou. Depuis lors, les Australiens attendent la pluie du lendemain quand, sur le firmament, Balou-la-lune apparaît au milieu de sa petite hutte circulaire » (Verdet, 1991, pp. 124-125.) Lorsque la Lune se miroite dans l’eau des étangs, de nombreuses légendes décrivent des animaux ou des simples d’esprit qui tentent de la pêcher. Souvent est-elle prise pour un grand fromage (Sébillot, 1982, p. 47), légendes qui ont dû inspirer Alexandre Dumas dans Vingt ans après (1845) lorsque d’Artagnan associe la Lune à la fois au mauvais temps et à un fromage à la crème ou encore, dans un tout autre genre, Nick Park pour son film d’animation Wallace & Gromit. A Grand Day out (1989). Quelques légendes parlent également d’individus qui, gênés par la luminosité de la Lune, montèrent jusqu’à elle pour la boucher avec des fagots, sans préciser leur moyen de locomotion ; on peut estimer que ces légendes partent du principe que la Lune peut être atteinte en gravissant les plus hauts sommets. Ainsi, parmi les principaux procédés imaginaires utilisés pour atteindre la Lune, on peut dresser la liste suivante : - La téléportation : une des figures récurrentes du folklore relevant de la tradition chrétienne est un personnage qui, parce qu’il a mal agi (n’a pas donné l’aumône, n’a pas respecté des actes religieux, a commis un vol…), se retrouve propulsé dans la Lune. Il porte alors le plus souvent sa faute sur son dos. Par exemple, s’il a volé du bois ou s’il l’a coupé le dimanche, le voilà aussitôt portant un fagot, errant ainsi sur l’astre lunaire (jusqu’au jour du Jugement

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dernier). Pour accentuer le sens de ce voyage lunaire, en Gascogne, le délit se trouve puni le jour de Pâques (le jour de la montée du Christ au ciel). Cette figure du folklore est suffisamment fréquente pour que, dans de nombreux pays, le bois volé se nomme également le « bois de Lune » (parce qu’il a lieu la nuit). Certaines des espèces terrestres sont accueillies par la Lune. C’est le cas, par exemple, du lapin ou du lièvre dont la présence est attestée dans de nombreux récits mythiques de différents pays (Chine, Japon, Mexique). - La téléportation assistée : le personnage fautif est, cette fois, accompagné. Ainsi, sur une imagerie d’Épinal (Le Roi de la Lune, vers 1860, n°932), Georges, qui a fait l’école buissonnière, voit apparaître (en rêve) le roi de la Lune (ailé et dont la tête est surmontée de deux cornes), qui lui propose d’aller sur sa planète. Arrivé à destination, il y découvre des enfants à quatre pattes en train de brouter indéfiniment de l’herbe pour les punir de leur gourmandise, d’autres enfants sans langue sanctionnés pour leurs mensonges et leurs bavardages, d’autres encore ensachés pour s’être rendus coupables de bagarre ou de maltraitance envers des animaux. Enfin, il découvre des enfants attachés à des arbres et fouettés pour leur paresse par un « nègre » stéréotypé ; il se doute alors des motifs de sa venue et se trouve bienheureux de se réveiller… sur Terre. - La construction d’un « pont » : parce qu’elle est changeante, la Lune est reliée au temps qui passe et se renouvelle. Elle rythme les pratiques telles que la taille des arbres, l’époque des récoltes jusqu’à la taille des cheveux (qui sont censés repousser plus vite en phase lunaire ascendante). Si son influence sur les pratiques quotidiennes est manifeste, elle n’est pas toujours aussi neutre. En effet, en attendant d’être foulé par les Terriens, cet astre va faire descendre sur la Terre les méfaits de son influence néfaste. Elle peut ainsi féconder toute femme qui aurait l’imprudence d’uriner face à elle (sa blancheur renvoie au lait maternel). On attribue à la Lune « rousse » le pouvoir de brûler les jeunes pousses. De nombreux dictons ou proverbes mentionnant la Lune sont d’ailleurs de

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type météorologique, plutôt négatif (« Cerne à la Lune, n’abat jamais mât de hune, car le capitaine le voyant, attend gros temps » ; « Corne de la Lune d’un bas ronde, mauvais temps sur la Terre et sur l’onde » ; « Cercle à la Lune vers le soir, vent et pluie, à minuit, on va sentir et voir » ; « Lune jaune et pisseuse, les mers seront pleureuses » ; « Lune clair brillant, à son premier croissant, ou à son plein : bons quarts pour le marin »). Ce pouvoir néfaste conduit parfois l’homme à vouloir supprimer l’astre, ainsi que le raconte Henri Pourrat dans une des histoires populaires qu’il a relevée au début du XXe siècle : en érigeant une tour construite de bacholes, un vieux garde « rouge comme un coq » fut à une bachole de toucher la Lune lorsque la bâtisse s’écroula (Pourrat, 1986). - Le souffle : parmi les voyages dans l’espace, il faut noter tous ceux qui s’effectuent au moyen d’un objet spécifique. Il s’agit, pour la plupart, d’ustensiles domestiques qui ont la particularité de pouvoir être montés à califourchon ou d’être en rapport avec le souffle ou le vent… Sur une imagerie d’Épinal (Rêve étoilé, vers 1860, n°629), par exemple, on voit Athanase Fromageot tenter de rejoindre la Lune à califourchon sur un soufflet ailé. Le temps d’atteindre la Lune, pleine au début du voyage, celle-ci se transforma en croissant et le pauvre Athanase la manqua. Une nouvelle d’Edgar Allan Poe (Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall, 1835) donne, quant à elle, l’exemple d’un procédé plus conventionnel : un raccommodeur de soufflets part avec trois compagnons au moyen d’une montgolfière. - La propulsion : l’invention des armes à explosion permit à l’imagination d’inventer de nouveaux moyens de transport pour atteindre la Lune. Le canon, particulièrement, inspira quelques légendes. Ainsi, « un conte du Perche dit que le soldat La Ramée, après avoir mis le diable dans son sac, fit faire un énorme canon qui portait jusqu’à la Lune ; il y plaça son sac qui, avec tout son contenu, fut rendu en moins d’une minute dans la pleine Lune qui se levait à l’horizon. Ils n’en sont jamais revenus » (Sébillot, 1982, p. 43).

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Si le folklore d’Ancien Régime (et ses réminiscences du XIXe et du XXe siècles) fut très inventif pour imaginer des procédés de locomotion pour atteindre l’astre lunaire, la littérature chercha essentiellement à correspondre aux avancées scientifiques de son époque, même si ces dernières semblent aujourd’hui particulièrement loufoques. Les 69 romans publiés dans la collection des Voyages imaginaires éditée par Garnier sont significatifs de l’engouement du XVIIIe siècle pour l’aventure utopique. Parmi eux, on y trouve Les Hommes volants ou les aventures de Pierre Wilkins (1750), Micromégas (1752), le Voyage de Cyrano de Bergerac dans les empires de la Lune et du Soleil (1787) ou encore le Voyage de Milord Céton dans les sept planètes (1787). L’imagination est à la fois horizontale et verticale. Dès que l’horizontalité n’offrit plus aucune perspective paradisiaque, c’està-dire dès que les principales terres furent explorées (en dehors de quelques îles désertes, de sommets ou de forêts inexplorés), il ne restait plus à l’imaginaire humain que les voyages verticaux. L’audessous, malgré l’intimité euphorique qu’il peut procurer (Durand, 1984), demeure le royaume des mondes infernaux. L’au-dessus, par contre, est resté le monde des divinités positives, le but du mouvement des âmes pour la plupart des civilisations (Éliade, 1972). L’ascension mystique, que cet au-dessus permet, a un corollaire fâcheux pour d’éventuels aventuriers du monde céleste : celui de devoir se confronter à un univers divin, et par conséquent religieux, qui prononce alors un « sens interdit ». « Assurément le christianisme affirme que le ciel n’est pas un lieu, que Dieu n’est pas corporel, que ces réalités sont ineffables » (Sellier, 1985, p. 21.) Il est, par conséquent, difficile de se projeter dans l’espace, d’une part sans connaître les foudres de l’Église, de l’autre pour se retrouver sur des terres nébuleuses. L’aventure utopique permettra néanmoins de s’y rendre en faisant des globes célestes des miroirs révélant les faiblesses de la nature humaine.

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Par exemple, après qu’il eût malencontreusement mordu dans une pomme « cueillie à l’arbre de science », Cyrano de Bergerac (1933) se retrouve propulsé sur la Lune (il mentionne l’utilisation de « fioles pleines de rosée » lui permettant de s’élever au moyen de la chaleur induite déclenchée par l’action du Soleil). Son dialogue avec un de ses habitants apprend que la Terre est peuplée d’ignorants matérialistes alors que la Lune abrite des âmes savantes se réincarnant dès que leur enveloppe corporelle périt, s’alimentant d’odeurs et dormant sur des lits de fleurs. Un autre Terrien, présent en ce lieu, affirme qu’il avait trouvé moyen de se faire porter ici-haut avec des oiseaux, cherchant une imagination en liberté introuvable sur Terre. De retour sur la sphère terrestre, Cyrano de Bergerac fut condamné par des prêtres au supplice de l’eau pour avoir dit que la Terre était en fait la Lune… Le vol des oiseaux fut, sans aucun doute, le principal moteur qui relia l’imagination à la réalisation matérielle des procédés de locomotion. Lorsque Fontenelle écrit ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), presque dix ans le séparent des premières véritables tentatives pour faire voler l’homme au moyen d’ailes. Vulgarisant les théories cartésiennes, il y narre le fait que si la découverte des Amériques a bien eu lieu, il ne fait nul doute que celle de la Lune se fasse un jour. L’art de voler ne fait encore que naître, ajoute-t-il tout en assurant qu’un jour « on ira jusqu’à la Lune ». Et si ce ne sont pas les Terriens qui atteignent les premiers l’astre lunaire, comme les Européens l’Amérique, ce seront les « gens de la Lune » qui auront trouvé le moyen de descendre sur Terre. Un voyage à Cacklogallinia (Capitaine Samuel Brunt, 1727) met en scène un procédé similaire en utilisant des « chars volants ». Mais ces détails sur les moyens de transports pour atteindre la Lune demeurent fort rares et peu fournis en détails et ce jusqu’à Jules Verne. Lorsque François Rabelais fait visiter la Lune à Pantagruel, il renseigne uniquement sur la volonté de ce dernier de voir si elle était pleine… (Rabelais, 1991).

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L’amélioration constante des canons et, notamment, de la distance qu’un projectile pouvait accomplir, offrit à l’imagination humaine la possibilité de se mouvoir immédiatement d’un point de l’espace à un autre. Jules Verne en profitera pour écrire De la Terre à la Lune (1865), roman de vulgarisation scientifique, qui connaîtra dès sa sortie un très fort succès. En 1875, un opéra féerie (terme remplacé aujourd’hui par celui de « fantastique » ou de « science-fiction ») créé, entre autres, par Jacques Offenbach (Le Voyage dans la Lune) et fortement inspiré par l’œuvre de Jules Verne, eut un succès considérable (près de 250 représentations en moins de deux ans). Son acte I propulse sur la Lune trois voyageurs montés dans un obus lancé par un canon. En 1902, six ans après la projection officialisant la naissance du cinéma, c’est au tour de Georges Méliès d’envoyer, de la même manière, six astronautes sur la Lune, rendant célèbre cette image d’obus transperçant l’œil de la planète. III. La Lune masculine : un voyage sans imagination Si les détails des procédés utilisés pour atteindre la Lune ne sont pas nombreux, les déplacements vers elle, quant à eux, ne manquent pas, que ce soit dans les œuvres artistiques ou le folklore. Pourtant, ces voyages semblent moins fréquents en Allemagne. Il n’apparaît pas qu’il y ait ici affaire de religion, ni de fonds culturels mais bien plutôt de moteurs imaginatifs. En effet, se laissant aller à la phénoménologie de l’imaginaire, Gaston Bachelard associait la rêverie au genre féminin ; en relatant un phénomène bien connu des linguistes concernant la traduction des œuvres littéraires dans une autre langue, il pose le problème principal de la traduction du genre : « De nombreux textes cosmiques où interviennent en allemand le Soleil et la Lune me semblent personnellement impossibles à rêver en raison de l’extraordinaire inversion qui donne au Soleil le genre féminin et à la Lune le genre masculin » (Bachelard, 1989, p. 28.) La rêverie est facilitée, selon lui, par l’emploi du nom féminin.

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Il est manifeste que si l’on observe différentes représentations iconiques de la Lune selon leur origine, on constate que cette planète est généralement personnifiée en un être féminin… lorsque la langue la désigne au féminin. Une gravure française de 1618, par exemple, montre une Lune féminine enlacée par un Soleil masculin (Verdet, 1991, p. 76). Une luna italienne du XVe siècle est également féminine (ibid., p. 45). Par contre, une Lune allemande (der Mond) datant de 1491 est vraisemblablement une figure masculine (ibid., p. 50). Les auteurs allemands ont pourtant pris connaissance de Cyrano de Bergerac, de Pierre Wilkins, de Cacklogallinia ou encore de Micromégas. Dès le XVIIe siècle, Johannes Kepler imagine un voyage de la Terre à la Lune (Somnium, 1634), mais son texte paraît en latin jusqu’à sa traduction tardive en allemand en 1898 (Traum von Mond). Ebehard Christian Kindermann (Die geschwinde Reise auf dem Lufft-Schiff nach der Oberer Welt, welche jüngsthin fünf Personen angestellt, 1744), considéré comme le premier écrivain allemand de science-fiction, préfère développer une société égalitaire sur Mars où les habitants ont établi une voie de communication directe avec Dieu. Karl Ignaz Geiger choisit la même destination (Reise eines Erdbewohners in den Mars, 1790) ; un siècle plus tard, c’est encore Mars qui est choisi par Kurd Laβwitz (Auf zwei Planeten, 1897) mais cette fois pour évoquer l’invasion du pôle nord par une station martienne. Pareillement, un auteur anonyme (Wahrheiten aus dem Saturn, 1778) préfère Saturne pour y décrire de petits animaux doués de raison. Goethe choisit, quant à lui, des « îles volantes » (Megaprazon, 1764). Par ailleurs, à la suite de l’invention des frères de Montgolfier (1783), les voyages sur la Lune se font encore plus rares (Heinrich Wilhelm Seyfried, Meine Reise nach dem Monde oder Geschichte eines Quartzerkirnschen Staates…, 1793). En outre, les différentes planètes évoquées, imaginaires ou non, ne servent qu’à développer des propos philosophiques ou techniques au regard des succès littéraires outre-Rhin ; la féerie est délaissée pour un temps au profit de l’utopie et de la science. Ainsi,

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les Sélénites servent de prétexte pour juger les Terriens ; de fait, ils ne peuvent être trop différents sans quoi aucune comparaison ne serait possible. Quelques exceptions posent en effet le problème de la relation entre la réalité et le merveilleux. Lorsque Kindermann écrit que les Martiens courent dix fois plus vite que les Terriens, il peut encore parvenir à relier les deux notions ; mais lorsqu’il décrit leur corps fluide et cristallin, leur union devient impossible. Mais, dans leur grande majorité, les descriptions des voyages utopiques des auteurs allemands du XVIIIe siècle ne se laissent pas aller au merveilleux. Elles reposent sur des critères de véracité (d’autant plus après les premiers aérostats). Toutefois, comme ils ne savent pas comment propulser leurs héros sans inventer des moyens de locomotion inimaginables, ils occultent sciemment cet aspect du voyage. Ils préfèrent alors donner des précisions sur l’embarquement, le calendrier, la biographie des personnages… Même le territoire imaginé est empreint de caractères réalistes lorsqu’il est, au mieux, décrit (ainsi Curieux et récent voyage de l’Islandais Franz Severin van Dittheffts, 1756 ; Anonyme, Wahrheiten aus dem Saturn, 1778), exception faite, une fois de plus, de Kindermann qui invente une sorte de vaisseau cosmique composé d’une voile et de sphères en métal dans lesquelles le vide aurait été fait : grâce à lui, cinq voyageurs parviennent sur Mars, même s’ils s’aident de leurs pagaïes au cours de leur périple. Sans doute, le fait d’avoir préalablement publié un ouvrage d’astronomie lui permet ici d’être moins crédible… La plus importante (et sans doute la seule) exception est à mettre à l’actif de Gottfried August Bürger (Wunderbare Reisen zu Wasser und zu Lande, Feldzüge une lustige Abentheuer des Freyherrn von Münchhausen, wie er dieselben bey der Flasche im Cirkel seiner Freunde selbst zu erzählen pflegt, 1786); toutefois, il s’agirait d’une traduction d’un récit écrit en anglais un an plus tôt par un Allemand… Rudolf Erich Raspe (Baron Münchhausen’s Narrative of his marvellous Travels and Campaigns in Russia, 1785) qui fait grimper le baron de Münchhausen de la Terre à la

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Lune au moyen d’une tige de haricot turc. Le thème du « cordon » reliant la Terre à la Lune n’est pas nouveau. On le retrouve dans de nombreux mythes originels. Les pousses contre nature ne sont pas plus nouvelles. La légende de saint Hubert (ayant vu un crucifix sur la tête d’un cerf) l’inspire pour décrire comment un cervidé vit sur sa tête pousser un cerisier après que le baron l’ait mis en joue avec un fusil empli de noyaux de cerise en place de balles. L’histoire de la pousse (presque) infinie de la fève de haricot n’en est qu’un avatar. Par contre, Bürger surprend dans l’absurde lorsqu’il fait redescendre son héros par une corde qu’il coupe au fur et à mesure pour la rallonger. Il aurait également pu se servir d’un autre procédé utilisé lors d’un de ses précédents voyages aériens : attrapant, au moyen de lard attaché à une ficelle, une « brochette » d’oiseaux, il s’envole dans les airs ; il redescend ensuite sur Terre en tordant progressivement le cou de chaque volatile. L’Allemagne est, à l’époque, un empire morcelé qui n’offre « pas un climat favorable à la satire. Il ne restait donc aux conteurs que les voies de la parodie et de la menterie, les seules qui n’entament pas la réalité puisqu’elles dénoncent le caractère factice du merveilleux » (Fink, 1966, p. 304). Si le cadre historique n’offrait pas aux voyages dans l’espace matière à écriture, le genre masculin de la planète Lune ne donnait pas matière à imagination. Si Mars est une planète plus fréquemment visitée, alors qu’elle est aussi de genre masculin en allemand, c’est qu’elle est inobservable à l’œil nu, ce qui l’exclut, pour un temps, de l’imagination du folklore. Pour confirmer cette hypothèse bachelardienne, il conviendrait d’effectuer d’identiques recherches dans d’autres langues, ainsi en hébreu qui emploie la Lune au masculin (et qui symbolise à son origine le peuple nomade ; Chevalier et Gheebrant, 1969, p. 592) et le Soleil dans les deux genres… Il faudra attendre la parution, en 1902, de Die Große Revolution. Ein Mondroman de Paul Scheerbart pour obtenir un succès littéraire portant sur un portrait de la civilisation lunaire et, en 1912, de Der

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Untergang der Luna de Karl-August Laffert pour vivre la destruction de la Lune… L’invention des fusées à réaction permettra enfin la réalisation de voyages imaginés (mais peut-on encore parler d’imagination ?) sur la Lune, ainsi que le prouvent les ouvrages à succès d’Otto Willi Gail (Hans Hardts Mondfahrt, 1928) et surtout d’Otfrid von Hanstein (Mond-Rak I, 1929) ainsi que le film de Fritz Lang (Frau im Mond, 1929).

∴ On sait aujourd’hui que l’imaginaire n’est pas essentiellement dépendant des éléments naturels auxquels se sont confrontés les premiers hommes mais bien plutôt des « relations » qu’ils ont eues avec eux, ainsi que des frontières qu’ils ont dressées. La Lune est justement, selon ses phases, son opacité ou sa transparence, une frontière dressée entre le monde divin et le monde terrestre. La dichotomie de la Lune tient dans son effet répulsion / attirance. Comme l’imaginaire est un lien entre le monde tel qu’il est perçu et le monde tel qu’il est voulu, la Lune devient une terre accueillant soit les défauts, soit les qualités (en miroir) de la civilisation terrienne. Elle est, en quelque sorte, un témoin de la volonté de survie de l’humanité. Voyager vers la Lune est donc devenu une nécessité. Ce périple ne débute pas seulement en 1959 lorsqu’un premier satellite russe s’approche de l’astre lunaire. Mais le voyage imaginaire qui produisit jusque-là tant de procédés de locomotion aussi loufoques qu’inattendus s’arrête bien là. Lorsque dans les années 1920 et 1930, les premières fusées à réaction apparaissent, l’imagination se rapproche sensiblement de la future réalité. La fusée dessinée par Hergé dans ses deux volumes portant sur le voyage sur la Lune de son héros (Les Aventures de Tintin : Objectif Lune, 1953 et On a marché sur la Lune, 1954) représente parfaitement la fin de cette imagination au profit d’une vulgarisation scientifique encore plus

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célèbre que l’obus de Méliès. En 1959, le module Luna 2 s’écrase sur l’astre lunaire et la sonde Luna 3 transmet les premières photographies de sa phase invisible depuis la Terre. Le 21 juillet 1969, Neil Armstrong foule pour la première fois le sol lunaire. Pierrot a quitté définitivement son refuge.

RÉFÉrences bibliographiques ARISTOTE (1993), De Anima, trad. fr., Paris, Flammarion. BACHELARD Gaston (1989), La Poétique de la rêverie, Paris, PUF (1re éd. : 1960). BERGERAC Hector Savinien Cyrano de (1933), L’Autre monde ou les états et empires de la Lune, Paris, Garnier (1re éd. : 1657). CHEVALIER Jean et GHEERBRANT Alain (1969), Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont. DESCARTES René (1992), Discours de la méthode, Paris, Flammarion (1re éd. : 1637). DUHEM Pierre (1954-1959), Le Système du monde : histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Paris, Hermann, 10 vol. DURAND Gilbert (1984), Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod (1re éd. : 1960). ÉLIADE Mircea (1972), Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard (1re éd. : 1957). ÉLIADE Mircea (1975), Traité d’histoire des religions, Paris, Payot (1re éd. : 1949). FINK Gonthier-Louis (1966), Naissance et apogée du conte merveilleux en Allemagne (1740-1800), Paris, Les Belles Lettres.

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GOHAU Gabriel (1990), Une Histoire de la géologie, Paris, Seuil (1re éd. : 1987). LA BRUYÈRE Jean de (1696), Les Caractères, Paris, Éd. Michalet (1re éd. : 1688). NICOLAS DE CUES (1930), L’Ignorance savante, trad. fr., Paris, PUF (1re éd. latine: 1440). POURRAT Henri (1986), Le Trésor des contes, Paris, Gallimard (1re éd. : 1959). RABELAIS François (1991), Pantagruel, Paris, Bordas (1re éd. : 1532). SÉBILLOT Paul (1982), Le Folklore de France. Le ciel, la nuit et les esprits de l’air, Paris, Imago (1re éd. : 1904-1906). SELLIER Philippe (1985), L’Évasion, Paris, Bordas (1re éd. : 1971). VERDET Jean-Pierre (1991), Le Ciel. Ordre et désordre, Paris, Gallimard (1re éd. : 1987).

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L’AGRITOURISME ET SES ENJEUX Entretien avec Pierre Sécolier* Titulaire d’un doctorat en sociologie rurale sur l’émergence de mutations socio-économiques dans les petits métiers lagunaires, Pierre Sécolier est également expert en agritourisme. En tant qu’agent de développement, il a également assuré, au sein de la Fédération départementale des CIVAM (Centre d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural) de l’Hérault, le suivi et l’animation de deux groupes sur le territoire : le CIVAM Bassin de Thau (regroupement de conchyliculteurs) et le CIVAM Garrigues de Thau (association d’acteurs du bassin versant). • Dans quel programme européen s’inscrit le projet PROTOUR ? Ce projet s’inscrit dans le programme Grundtvig (ensemble d’actions menées dans le domaine de l’éducation et de la formation pour les adultes). Il a pour ambition de répondre aux défis posés par la nécessité de la mise à jour des connaissances et a pour objectif de fournir aux adultes les moyens d’améliorer leur savoir-faire et leurs compétences, et de leur permettre ainsi de s’adapter aux mutations du marché du travail et de la société à mesure qu’ils avancent dans la vie. * Une première version de cet entretien a été publiée dans Durabilis n°6, juinjuillet 2008, pp. 17-18 (propos recueillis par Jérôme Valina).

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• Pouvez-vous nous préciser le contexte économique et les motivations pour un tel projet? Au cours des prochaines années, les zones rurales devront relever des défis en matière de croissance, d’emploi et de développement durable. Néanmoins, elles offrent des perspectives réelles à travers le tourisme qui peut s’appuyer sur le patrimoine culturel et naturel, l’artisanat et l’offre de structures d’accueil (gîtes ruraux, chambres d’hôtes, camping à la ferme, etc.) qui sont des secteurs de croissance dans de nombreuses régions et qui offrent des possibilités à la fois en matière de diversification, au-delà de la production agricole, mais aussi en ce qui concerne le développement de micro-entreprises dans l’économie rurale. Cependant, la clientèle visée, qui est aujourd’hui européenne, a des attentes spécifiques en matière de qualité d’accueil, de découverte du patrimoine, d’authenticité des produits et des services (gastronomie, artisanat traditionnel, agriculture, etc.). Il est donc important de former et d’accompagner les agriculteurs et les ruraux, au sens large, aux compétences nécessaires à la diversification de l’économie locale, afin qu’ils sachent et puissent tirer parti de la demande, des activités récréatives, des savoir-faire traditionnels, des produits de qualité. Aujourd’hui, ces agriculteurs, et particulièrement les femmes, font de l’accueil touristique, prestation qui s’appuie sur des compétences en marketing et commercialisation que leur expérience professionnelle en production agricole ne leur a pas permis d’acquérir ou de développer. De même, les animateurs ou formateurs qui sont censés les accompagner dans leurs démarches de diversification et de professionnalisation n’ont pas eu l’occasion, dans le cadre de leur formation initiale, d’acquérir l’ensemble des compétences qui leur permettrait de répondre aux besoins de leurs clients dans un secteur en pleine mutation. Compte tenu des besoins spécifiques de ces deux niveaux d’acteurs, le partenariat mobilisé sur le projet PROTOUR se pro-

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pose, à partir d’une démarche pédagogique participative, d’outiller les agents de développement et les formateurs afin qu’ils soient capables de développer une activité de service qui réponde aux attentes de leur clientèle telles qu’exprimées ci-dessus. Les CIVAM, positionnés sur une logique de développement rural durable, ont pu constater ces besoins à travers les actions de formation et formation-développement qu’ils animent pour un public de porteurs de projets ruraux et d’agriculteurs en phase de diversification d’activités. Une étude réalisée au début des années 2000 auprès d’agriculteurs et de porteurs de projet fait apparaître le besoin de professionnaliser certaines fonctions déjà existantes comme l’accueil, l’organisation, la commercialisation. Un deuxième niveau de besoins a été révélé, qui est de l’ordre de la formation/information à propos du développement local, de l’accès aux aides et aux programmes nationaux et/ou européens, du cadre juridique des activités ainsi que des choix et des orientations des politiques. L’étude conduite par l’INRA en 2006 sur le Développement régional Agriculture et IAA en Languedoc-Roussillon souligne la nécessité, pour le monde rural et agricole, de diversifier son activité et de professionnaliser les acteurs pour participer à la construction et à la cohésion d’une Europe compétitive et socialement équitable. La politique de cohésion 2007-2013, pour contribuer aux objectifs de Lisbonne, se fixe comme orientations stratégiques « la création d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité » en augmentant l’investissement dans les ressources humaines à travers l’éducation et l’acquisition de compétences, sans oublier « la cohésion territoriale et la coopération ». Les régions rurales représentent, dans l’Europe élargie, 92% du territoire, alors que le revenu par habitant est inférieur d’un tiers à celui des urbains.

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La politique de développement rural, définie au Conseil de Göteborg les 15 et 16 juin 2001, confirme qu’une économie performante doit aller de pair avec la lutte contre la désertification. L’axe III de cette politique a pour objectif de contribuer à développer le capital humain dans ces zones, c’est-à-dire à soutenir et à former les agriculteurs et les divers acteurs impliqués dans la diversification de l’économie rurale. • Comment allez-vous, concrètement, mettre en œuvre cette offre de formation ? Afin d’y parvenir les objectifs spécifiques du projet sont de : – – constituer des groupes de réflexion et d’échanges mobilisant tous les niveaux d’acteurs sur un territoire donné ; –– construire un référentiel d’activités et de compétences ; –– élaborer un curriculum et une mallette pédagogique pour la formation des agents de développement et formateurs ; –– expérimenter la formation auprès d’un groupe test dans chacun des pays partenaires, procéder aux réajustements nécessaires, valider les outils créés et passer la phase de traduction et de production en version numérique en libre accès et téléchargement ainsi que sur support papier et CD Rom ; –– évaluer la pertinence des outils, leur adéquation avec les attentes et l’impact en termes de développement des compétences ; –– assurer la diffusion et la valorisation des résultats et des productions grâce à l’activation des réseaux locaux qui serviront de relais à une échelle régionale et nationale dès le démarrage du projet.

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• Quels pourraient être les bénéficiaires de ce projet et quelles retombées socio-économiques peut-on en attendre ? Les retombées à court terme seront pour les agents de développement et les formateurs qui pourront développer leur esprit d’entreprise et apporter des solutions au secteur agricole, lequel est obligé de se diversifier. À plus long terme, cela permettra aux agriculteurs de pouvoir mettre en place des activités agritouristiques afin de pouvoir devenir compétents sur leur territoire.

LES PARTENAIRES DU PROJET EUROPÉEN PROTOUR La FD Civam de l’Hérault (France) est chargée de la coordination, du suivi administratif et financier en lien avec IRFA Sud, et de la diffusion des résultats du projet. IRFA Sud (France) administre la coordination globale du projet conjointement avec le CIVAM auquel il apportera son expertise en gestion de projets européens. Il assure le suivi du planning et veille au bon fonctionnement du partenariat. VALUE TRAINING & SOLUTIONS (Italie) a pour rôle d’améliorer visuellement les éléments de la mallette pédagogique de formation, d’élaborer l’architecture et le contenu, et de dupliquer le CD. BEST (Autriche) s’occupe de la réalisation d’enquêtes de satisfaction à destination de touristes ruraux et de l’élaboration de la grille d’enquête. Il apporte sa contribution à l’élaboration d’un référentiel d’activités et de compétences sur les bonnes pratiques d’accueil touristique et participe à la conception de la formation « accompagner en milieu rural ».

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PROGRESIT (Slovaquie) organise les travaux de mise en œuvre du prototype de la mallette pédagogique de formation : récolte des données de l’évaluation, modifications, réajustement du prototype et validation de l’outil final. FOLKUNIVERSITETET (Suède) supervise la mise en place de formations de deux jours dans chaque pays partenaire à destination de formateurs, de manière à transmettre les savoirs et méthodes capitalisés au sein du projet PROTOUR. Il coordonne également la mise en place d’une plate-forme d’échanges sur le tourisme rural et l’animation de groupes de travail actifs dans la réflexion. WREDE (Allemagne) a pour mission de constituer des groupes de travail par modules de formation, de gérer le travail à distance sur la conception des outils et de répartir les tâches au sein des équipes. Wrede participe, en particulier, à la construction des objectifs et du programme pédagogique, à l’élaboration des outils, à l’écriture d’un guide méthodologique, à la conception d’outils d’évaluation du prototype et à la formation de partenaires pour l’utilisation du prototype. ARC (Grande-Bretagne), est en charge, avec IRFA Sud, de l’évaluation du projet et intervient à chaque meeting pour réorienter, si nécessaire, telle ou telle pratique. ARC est responsable, avec la FD Civam de l’Hérault, de la réalisation du rapport intermédiaire d’évaluation et du rapport final ainsi que du plan gestion de la qualité. Site web : www.protour-rural.eu.

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LE TOURISME À MADAGASCAR Noëline RAMANDIMBIARISON* « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… » Du Bellay a écrit, en son temps, un poème pour faire l’éloge de la longue pérégrination du héros de la guerre de Troie et, en même temps, vanter la force de caractère de cet aventurier mythique. De nombreux exemples montrent que le nomadisme n’est pas uniquement déterminé par le besoin économique ou une simple fonctionnalité. Comment expliquer, par exemple, la présence de ces habitants des Hautes Terres de Madagascar dont l’origine serait située quelque part à des milliers de kilomètres de là, dans la lointaine Asie ? D’ailleurs, on peut voir que certaines cultures ou sociétés vont assumer, très concrètement, cette « pulsion migratoire » et en faire, tout à fait consciemment, le fondement de leur être-ensemble. Ainsi, le Portugal porte le témoignage de cet esprit aventureux. Au niveau individuel, le nomadisme de la « bohême » du XIXe siècle semble être devenu monnaie courante en ce début du XXIe siècle. Le tourisme ne serait-il pas, en fin de compte, la manifestation de la liberté de l’errant, celle de la personne recherchant d’une manière mystique « l’expérience de l’être » (Maffesoli, 2006) ? * Professeur de Géographie, Université d’Antananarivo (Madagascar), Faculté de Droit, d’Economie, de Gestion et de Sociologie.

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Le tourisme, considéré longtemps comme une activité secondaire, a connu des progrès considérables dans les pays développés par les déplacements des foules qui constituent des phénomènes tant nationaux, régionaux qu’internationaux. Les pays riches émetteurs envoient d’innombrables voyageurs vers d’autres contrées développées, mais aussi vers les pays « en développement » qui offrent de multiples attraits dont l’exotisme. Or, c’est dans ces pays d’accueil dont Madagascar fait partie que se pose le problème de l’avenir du tourisme et de l’évolution des activités y afférentes, notamment leur apport dans le développement du pays. En effet, le tourisme est supposé créateur de richesses, tout en étant un « bien de consommation » qui n’engendre pas directement d’autres biens. Il crée, en principe, des emplois, procure des ressources annexes et lance de nombreuses industries : bâtiment, construction de remontées mécaniques, fabrication de bateaux de plaisance, de caravanes, de toutes sortes de matériel de camping (Derruau, 2002). Cette mise en place des activités de tourisme est l’œuvre des organisations privées ou publiques, tandis que l’État, qui contrôle par des règlements d’urbanisme, fonde aussi des organismes spécifiques mettant en place des équipements ou des cadres d’équipement. Il cherche aussi à instituer des parcs nationaux ou régionaux qui sont à la fois des réserves naturelles et des lieux de tourisme organisé, et à aménager des zones vierges en vue de leur utilisation à des fins de loisirs touristiques. L’équipement touristique apparaît donc comme un des aspects de l’aménagement du territoire. Les loisirs dans les sociétés industrielles modernes deviennent un problème d’actualité, la géographie du tourisme étant un des aspects de la géographie des loisirs. Si le tourisme s’est développé surtout à partir du XVIIIe siècle, à la faveur de la révolution industrielle et de l’augmentation du temps libre en Europe, qu’en est-il à Madagascar ? Si, sur le Vieux Continent, l’essor de ce secteur est dû à la croissance économique, la problématique ne se poserait-elle pas autrement pour le cas malgache ?

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Le tourisme, rappelons-le, n’est ni une activité ou une pratique, ni un acteur, un espace ou une institution : c’est un ensemble mis en système. Et ce système comprend touristes, lieux, territoires et réseaux, marché, pratiques, lois, valeurs et jeu des autres institutions sociales, sans oublier la culture que joue un rôle primordial. En fait, les pratiques touristiques sont constituées par un déplacement, puis par une inscription dans le hors-quotidien (Knafou et Stock, 2003). À l’échelle mondiale, plus de 700 millions de déplacements touristiques contribuent à 10% de la richesse mondiale. Plus de la moitié du PIB de certains États en développement dépend du tourisme, mais des pays comme la France ou l’Espagne tirent aussi près de 10% de leurs richesses de cette activité (Office national du tourisme de Madagascar, 2007). Sous l’instigation de la Banque mondiale, la problématique de l’ « environnement », associée à la biodiversité, constituerait le fondement d’un tourisme soucieux de la protection des formations naturelles, de la couverture forestière. Ainsi, il a été posé que la « question environnementale » serait un des éléments moteurs du « développement touristique » de Madagascar. Cette étude comportera trois parties : le contexte historique et géographique du secteur du tourisme ; la situation actuelle de ce secteur ; son avenir, compte tenu des problèmes d’environnement et de développement économique du pays.

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I.

Un contexte spÉCIFIQUE

Il convient de situer Madagascar dans son cadre et dans son contexte historique pour mieux en saisir les origines et l’évolution. A. Approche historique Du fait de sa situation stratégique dans le Sud-Ouest de l’Océan Indien, l’histoire a orienté les liaisons internationales de Madagascar, dès les années 1960, vers l’Europe occidentale, essentiellement la France. Madagascar était alors l’escale principale des lignes régulières des compagnies de navigation (Messageries maritimes et Havraise Péninsulaire) desservant le Sud-Est de l’Afrique et les Mascareignes, dans le cadre d’échanges secondaires, nettement à l’écart des courants mondiaux. Il en est de même pour les relations aériennes, fréquentes et rapides, mais il n’existait aucune connexion directe avec les réseaux africains. Par contre, les contacts étaient étroits avec les Mascareignes, Maurice constituant la plate-forme d’accès vers les pays anglophones, de l’Afrique du Sud à l’Inde et l’Australie. Madagascar était encore « un bout de monde » (Bastian, 1967, p. 114). C’est seulement depuis 1973, selon les responsables du secteur (cf. les Médias Demain Madagascar, 2007), que des études pour le développement du tourisme dans la Grande Île ont été menées sans pour autant aboutir à des réalisations concrètes : les investissements privés étaient de taille modeste, le tourisme ayant été classé comme « secteur à risque » par les établissements bancaires. C’est dans le cadre de l’ajustement structurel imposé depuis 1983 par les experts de la Banque mondiale, suite au financement accordé à Madagascar, que le pays devait élaborer, avec l’appui de ces experts, du Fonds monétaire international, du Programme de Nations Unies pour le Développement et des agences bilatérales de financement, un ensemble de stratégies. Celles-ci visaient non seulement le rétablissement des équilibres financiers internes

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et externes, mais aussi la lutte contre la pauvreté, la recherche d’un meilleur équilibre régional, la protection de l’environnement et l’amélioration des conditions sociales. C’est dans ce contexte que s’insérait le développement du tourisme à Madagascar, c’est-à-dire dans une relation où la croissance économique, la protection de l’environnement naturel et la lutte contre la pauvreté constituent les principaux enjeux au croisement desquels se trouve la population rurale. L’essor du tourisme a véritablement commencé avec l’apparition des premiers vols charters en 1997. Ce secteur a été toutefois beaucoup affecté par la crise de 2001-2002 dont les impacts se sont manifestés par la fermeture d’agence, l’annulation en masse des réservations, le licenciement du personnel, le non-versement des vignettes. Au lendemain de la crise, le gouvernement a entrepris une vaste politique de restructuration et de clarification de l’offre touristique, favorisant les investissements dans le but d’accroitre et d’améliorer les infrastructures d’accueil et d’accès au pays. La situation s’est progressivement normalisée avec la réintégration de Madagascar dans la Chambre de compensation de l’IATA (Association internationale du transport aérien) en juin 2003 et avec l’entente bilatérale signée avec la France en juillet 2005, permettant l’ouverture du ciel malgache à d’autres compagnies aériennes qu’Air France et Air Madagascar. Annoncé depuis 1999, dans le cadre d’une libéralisation du transport aérien, cet accord permettra tant d’accroître le volume des arrivées que de réduire le prix du billet (Sarrasin, 2007). Le tourisme à Madagascar est toutefois confronté à une situation paradoxale. Depuis des années, ce secteur figure parmi les activités qui rapportent le plus de devises au pays et sa contribution en PIB est estimée à hauteur de 2%.

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91,9

90,2

27,8

54

625,9

821

124,5

2005

2007

157,7 210,3

2006

343

796,7 586,7

13 828 2898,9 3150,7 2 789

104,3

2004

755,5 243,88 468,45 1442,2

8 586 8 934 8 376 8 6773 8 675

72,9

2003

Source : Banque centrale de la République de Madagascar, Direction des Études.

Taux moyen DTS/FMG (1999-2004) Milliards FMG (19992004)

Millions de DTS

1999 2000 2001 2002

Tableau 1 : Évolution des recettes en devises au titre du tourisme


Mais, du fait de l’absence du système d’information, il n’est pas possible d’apprécier exactement le niveau de contribution du secteur à l’économie du pays. Or, le tourisme à Madagascar diffère de celui des autres îles de l’Océan Indien et des pays d’Afrique australe, à plus d’un titre. B. Perspective géographique C’est à travers les données chiffres émanant du ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts et du Tourisme qu’il apparaît que les sites les plus fréquentés se localisent dans le Sud et dans le Nord (respectivement 38,4% et 21% des fréquentations). Chacune des régions de localisation de ces sites offre des activités selon ses spécificités. Tableau 2 : Les sites les plus fréquentés SUD

NORD

EST

OUEST HAUTES TERRES

Taux 38,40% 21,10% 19,30% 13,90%

7,30%

Source : Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts et du Tourisme (statistiques du tourisme 2007). 1. Le Nord a) La région de Diana comprend l’Ile de Nosy-Be, l’ « île aux parfums », à forte vocation balnéaire et disposant d’importants atouts touristiques, et Antsiranana, à l’extrême-Nord, dotée d’un site exceptionnel, au fond d’une véritable mer intérieure. b) La région de la SAVA (Sambava, Antalaha, Vohémar, Andapa), productrice de vanille, dispose de nombreux sites touristiques dont le Parc National de Marojejy, le Lac Vert.

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2. Le Sud a) La région de l’Anosy comprend Tolagnaro (Fort-Dauphin) à l’extrême Sud-Est, centre de « tourisme balnéaire » et de « tourisme de découverte ». b) La région Atsimo Andrefana, avec Toliara et ses pirogues à balanciers vezo, ses boutres, et une des plus grandes barrières coralliennes au monde. 3. L’Est a) La région Antsinanana, avec Toamasina premier port de Madagascar avec, au Nord Foulpointe (lagon) et Mahambo (école de surf), au Sud le canal des Pangalanes, Ambila Lemaitso… b) La région d’Analajirofo, avec l’île Sainte-Marie, île du girofle, devenue l’île des baleines. 4. L’Ouest a) La région du Boeny, avec Mahajanga, deuxième port de Madagascar, la « Cité des fleurs » ayant plusieurs atouts, avec des opportunités de trekking ou de baignade, des plages dorées et de récifs coralliens… b) La région du Menabe, avec Morondava dont les attractions principales sont des baobabs, les Tsingy de Bemaraha, site du Patrimoine mondial de l’UNESCO, un des paysages les plus spectaculaires avec ses forêts calcaires aux aiguilles acérées ou sculptées en lames. 5. Les Hautes Terres a) La région de la Haute Matsiatra, avec Fianarantsoa, exceptionnel point d’éclatement au milieu d’une ancienne province qualifiée de « multicolore », aux divers atouts dont la ville d’Am-

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bositra, capitale du travail du bois, le centre d’Ambalavao, capitale du vin malgache, le site d’Ambohimahamasina, converti au « tourisme solidaire ». b) La région d’Analamanga, avec Antananarivo, une des capitales les plus pittoresques au monde. Elle le doit à son relief et à son histoire. Parmi les principales curiosités figurent les douze collines sacrées, sur la Route nationale 2, le lac Mantasoa, sur la Route nationale 4, la Réserve spéciale d’Ambohitantely. c) La région du Vakinankaratra avec Antsirabe, à 170 km au sud d’Antananarivo, capitale de la région agricole du Vakinankaratra, le plan d’eau d’Andraikiba, le lac de cratère Tritriva, la station piscicole de Manjakatompo, dans le Massif de l’Ankaratra. Ce tableau concis des diverses régions de Madagascar nous a permis d’apprécier les multiples potentialités que recèle la Grande Île, potentialités qui ne demandent qu’à être exploitées : sur une superficie de 587.041 km2, cette véritable île-contient, disposant de 5 000 km de zones littorales, jouit, par sa latitude, sa double façade maritime et sa massivité, de véritables micro-climats (côté Est humide ; région Nord et Ouest, à saison sèche marquée ; zone Sud aride), ainsi que d’une flore et faune endémiques. C. Le capital touristique 1. Les richesses faunistiques et floristiques Ces différentes régions constituent autant de pôles d’intérêt touristique, selon leurs potentialités respectives. En effet, la dimension de Madagascar, la diversité des sites, la mobilité qui en résulte permettent une répartition relative des touristes sur les différentes zones, avec toutefois une concentration le long des principaux circuits : le circuit Sud d’Antananarivo à Toliara (950km), le circuit Nord d’Antsiranana à Nosy Be (260 kms) et le circuit Est d’Antananarivo à Toamasina jusqu’à Nosy Boraha ou Sainte-Marie (400 kms).

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Par ailleurs, les richesses de la faune et de la flore, la diversité biologique caractérisée par des millions d’espèces endémiques font de Madagascar une destination attrayante. Les invertébrés comptent plus de 100 000 espèces. Chez les reptiles et les batraciens, 95% des espèces sont endémiques. Les caméléons sont emblématiques de la Grande Île, au même titre que les lémuriens, puisqu’ici vivent les deux tiers des espèces connues, de la plus petite à la plus grande. Quant aux oiseaux, chez les 285 recensées, plusieurs familles sont endémiques. Les carnivores comptent sept espèces sauvages, toutes endémiques. Les mammifères les plus représentatifs sont enfin les lémuriens, des prosiniens primitifs qui ont préservé quelques traits des insectivores. Quant à la flore, Madagascar a fasciné plusieurs générations de naturalistes à tel point que certains, comme Grandidier, lui ont consacré pratiquement toute leur vie active. La Grande Île connaît une grande variété d’altitudes, de températures, de pluviométrie, du bush aride aux luxuriantes forêts de l’Est, dont les gradients se combinent en d’innombrables niches écologiques. L’Ouest est le royaume des baobabs. Madagascar en compte sept espèces contre deux pour l’Australie et une seule pour toute l’Afrique. Dans le bush du Sud, les didiéracées aux allures de cactus géants peuvent former de véritables forêts impénétrables. Parmi les espèces d’aloès, par exemple, l’aloès Vaombe est peut-être l’une des plus belles plantes. Par ailleurs, Madagascar dispose de près d’une trentaine de parcs nationaux, devenus des aires protégées qui reçoivent la visite de touristes de plus en plus nombreux. Parmi les plus visités, il faut citer le parc d’Isalo, au Sud ; celui d’Andasibe, à l’Est ; celui de Ranomafana et celui de la Montagne d’Ambre. Le lac Alaotra, au centre de l’île, a été classé récemment parmi ces aires protégées. De plus, les prestations spécialisées se répartissent dans les sites touristiques principaux : les croisières et excursions à Antsiranana,

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Mahajanga, Tolagnaro ; les excursions Quad à Antsiranana, Nosy Be, Sainte-Marie ; les centres de plongée à Anakao, Ifaty (Toliara) ; le surf et le wind surf à Antsiranana, Mahabo et Nosy Be ; le trekking et l’escalade à Antsiranana, Nosy Be, tandis que des activités diverses se font dans la région d’Antananarivo. Le birdwatching, visant à admirer la beauté et à décrire le mode de vie des oiseaux endémiques ainsi que leur interaction avec la nature, se pratique surtout entre septembre et novembre sur les 101 sites comportant différents types d’habitats naturels visités. 2. Les acteurs concernés Il est dénombré environ 231 tours opérateurs (dont 223 à Antananarivo) et environ 27 agences de voyage. Ces opérateurs sont membres de l’Office national du Tourisme à Madagascar (ONTM) qui est une plate-forme de concertation et dont la mission est de valoriser l’image du pays et d’améliorer sa notoriété comme destination touristique. De plus, l’un des moyens utilisés pour encourager le développement de ce secteur repose sur le concept de réserve foncière touristique (RFT). Il existe une vingtaine de RFT (trois à Nosy Be, un à Ankarana, un à la Montagne d’Ambre, un à Isalo et une quinzaine dans le Sud-Ouest de l’île, entre Morombe et Anakao). Par ailleurs, avec l’appui de la firme allemande GATO AG, a été élaboré le Tourism Master Plan, et un guichet unique pour le développement des entreprises (GUIDE) a été créé afin de faciliter l’installation des investisseurs. Compte tenu de ces atouts et de ce capital touristique, il convient de présenter et d’analyser la situation actuelle.

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II. ATOUTS ET FAIBLESSES DU SECTEUR TOURISTIQUE La destination Madagascar est reconnue sur le marché pour le tourisme nature et découverte, mais elle dispose aussi d’une image favorable sur le marché international. La diffusion, en mai 2005, aux États-Unis du dessin animé Madagascar par les Studios Dreamworks et celle toute récente de Madagascar 2 en novembre 2008 par ce même organisme stimuleront la promotion du pays. De plus, en comparaison avec les Îles de la Réunion, Maurice et Seychelles qui ont accueilli 1,2 million de visiteurs en 2005, et 380 500 touristes en 2007, Madagascar n’a accueilli que 311 730 touristes en 2006, 344 348 en 2007. Ainsi, Madagascar ne dispose que d’une performance très modeste tant au niveau mondial (0,01% de parts de marché) qu’au niveau régional (10% du nombre total de visiteurs dans le zone Sud-Ouest de l’Océan Indien) (Sarrasin, 2007). A. De nombreuses interrogations 1. Situation du réseau routier Le pays connaît des problèmes d’enclavement des communes, du fait de l’état lamentable dans lequel se trouve encore 71% du réseau de routes nationales en terre. Le réseau routier comprend 31 612 km de routes (11 862 km nationales, 12 250 provinciales, 7500 communales), dont près de 12% sont goudronnées (Christie et Crompton, cités par Sarrasin, 2007). Les pistes touristiques sont en très mauvais état, malgré l’existence de financement des bailleurs pour les améliorer. De plus, seuls 7000 km sont praticables en toutes saisons. L’infrastructure n’est pas adéquate, même sur les voies les plus fréquentées, et quasiment inexistante sur les sites les moins visités, pourtant à potentiel touristique élevé. En effet, l’objectif des autorités est de faire du développement (axe Antananarivo-Antsirabe; Taolagnaro et Nosy Be), par la mise en

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place d’une plate-forme minimale d’infrastructure, et de favoriser un environnement conforme aux attentes du secteur privé, des investisseurs et de la population. Or, les projets routiers par la voie du pôle intégré de croissance (PIC) avancent mais n’ arrivent pas dans les régions touristiques. 2. Situation du réseau aéroportuaire En même temps que le pays est handicapé par le monopole d’Air Madagascar sur les vols intérieurs, il souffre aussi d’une déficience de ses infrastructures aéroportuaires. En effet, avec 12 aéroports et 43 aérodromes, les vols internationaux n’atterrissent que sur cinq d’entre eux, l’aéroport d’Ivato étant le principal hub du réseau (interne et externe), le seul aéroport disposant d’une piste capable d’accueillir de gros porteurs. Aussi, sans une mise à niveau de ces infrastructures et en particulier des aéroports régionaux, la croissance des pôles touristiques actuels sera difficile. 3. Situation des infrastructures d’hébergement Il n’existe que trop peu de bons hôtels, de relais et de campement sur les principales destinations touristiques, tandis que les unités d’hébergement répondant aux exigences d’une clientèle internationale sont très réduites. De plus, les équipements sanitaires de base ne sont pas satisfaisants. Les sites touristiques spécialisés sont, en outre, rarement équipés pour héberger les touristes, contraints de s’installer ailleurs. 4. L’énergie et des services La qualité de l’eau potable reste à désirer et sa desserte n’assure pas la totalité des sites touristiques, alors que le réseau d’électricité n’est pas disponible dans de nombreuses zones d’intérêt touristique. Quant aux réseaux téléphoniques, ils ne couvrent pas les sites éloignés.

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En ce qui concerne le coût du transport aérien, non seulement les vols intérieurs sont chers et peu fiables, avec de fréquentes annulations ou de nouvelles programmations, mais les vols internationaux sont onéreux, rendant la destination Madagascar peu concurrentielle sur le marché international, quel que soit le type de tourisme recherché : balnéaire, découverte, aventure ou écotourisme. De plus, le manque de professionnalisme, lié à la grande dépendance vis-à-vis de l’accès aérien, l’éloignement de Madagascar par rapport aux principaux pays émetteurs constituent autant d’obstacles au développement du secteur, malgré son capital. Aussi la structure du système touristique s’en ressent-elle. B. Deux principaux axes Compte tenu de ces réalités, la structure du tourisme à Madagascar se caractérise par l’existence de deux types de tourisme distincts l’un de l’autre : le tourisme national et le tourisme international. 1. Le tourisme national Ce type de tourisme est tributaire des limites infrastructurelles. La carte des voies de communication montre que seuls les circuits disposant de routes convenables sont fréquentés par les touristes nationaux. Il s’agit du circuit Est (AntananarivoToamasina-Foulpointe-Fénérive Est-Soanierana Ivongo), du circuit Sud (Antananarivo-Fianarantsoa-Toliara), du circuit Ouest (Antananarivo-Mahajanga). Le circuit Antananarivo-Vatomandry (la mer la plus proche de la capitale) est actuellement très fréquenté depuis l’ouverture d’une route goudronnée ; il en est de même pour la Route nationale 6, Ambondromamy-Antsiranana. Le tourisme national prend ici le caractère de tourisme balnéaire pour les nationaux en quête de soleil, de baignades sur des plages dorées. En effet, il est orienté vers les grands centres balnéaires comme Foulpointe, Mahajanga, Toamasina, Toliara, Tolagnaro qui se

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développent grâce à la construction d’hôtels, à la création d’emplois pour les jeunes, à la vente de produits du terroir, de la pêche, des produits artisanaux, des plantes exotiques. Pour un réel développement régional, il convient alors pour les responsables du secteur d’inciter les nationaux disposant d’un pouvoir d’achat élevé à circuler à travers l’île. 2. La dimension internationale Les touristes internationaux sont surtout attirés par des pays éloignés qui présentent des curiosités, des foyers touristiques isolés, au caractère spectaculaire. Un certain nombre de touristes empruntent des vols charters, par le biais de tours opérateurs en Europe pour venir à Madagascar, où l’hébergement est assuré, en liaison avec les tours opérateurs, par des établissements hôteliers de classe, selon les catégories de touristes. Trois principales catégories visitent Madagascar (Sarrasin, 2007) : le touriste d’aventure et de découverte (43%), le touriste balnéaire (15,3%) et le touriste « vert » (41,7%) avec le marché de « niche » que représentent les écotouristes, en forte progression au cours des dix dernières années. Les activités se présentent comme suit. Tableau 3 : Répartition des activités touristiques à Madagascar Activités Écotourisme Soleil et plage Taux

55%

19%

Activités Sports et Autres culturelles aventures 15%

8%

3%

Source : Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts et du Tourisme, 2007.

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En fait, ce type de tourisme se résume à un tourisme d’exploration de sites naturels, les plus attractifs, de curiosités qui font le charme du déplacement des visiteurs : lémuriens, oiseaux, orchidées, piscine naturelle. Il s’agit de foyers isolés, regardés et non aménagés pour un tourisme de séjour : c’est le cas des Tsingy du Bemaraha, dans la zone occidentale de l’île et dont l’accès n’est possible que par des véhicules tout terrain. Parfois, ces « isolats culturels » (Lozato-Giotart, 2003) sont unipolaires et sans hébergement, les retombées sur l’activité régionale ne se résumant que par des services de restauration limités et de petits commerces de souvenir. Les flux de devises sont minimes. L’impact sur la population locale paraît donc pratiquement négligeable et les contacts entre touristes étrangers et habitants quasi inexistants, sauf par le biais du tourisme sexuel qui semble sévir actuellement. Compte tenu de ces réalités, l’avenir du tourisme international se révèle donc incertain, car s’apparentant surtout à un tourisme d’exploration, de découverte. On pourrait penser que ce type de tourisme est encore marginal et les responsables doivent alors se résoudre, pour le moment, à orienter et axer les touristes étrangers vers la biodiversité, vers les sites naturels. III. UN AVENIR EN POINTILLÉ A. Une réalité complexe Du fait de l’éloignement de Madagascar vis-à-vis des pays émetteurs, il est évident que le développement du secteur touristique est inexorablement tributaire des moyens de transport. Du fait de cette étroite dépendance, Madagascar en tant que pays récepteur est placé sous la tutelle des pays émetteurs. Il se trouve que le foyer émetteur majeur est la France : de 1999 à 2007, la France tient la première place avec 54% et 58% contre 8 et 11% pour l’île de la

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Réunion. De plus, le développement du tourisme reste lié au développement du trafic aérien, la mise aux normes des infrastructures aéroportuaires favorisant en qualité et en qualité le tourisme. Or, le développement du trafic aérien reste lié au développement du pays et à la stabilité de celui-ci. Tableau 4 : Répartition par pays d’origine 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 France

54%

55%

56%

52%

58%

58%

57%

56%

58%

Réunion

8%

9%

10%

5%

11%

10%

12%

13%

11%

Amérique

5%

4%

4%

5%

3%

4%

5%

3%

3%

Angleterre

3%

3%

3%

4%

2%

3%

2%

3%

3%

Suisse

2%

2%

2%

4%

2%

2%

2%

2%

2%

Allemagne

4%

4%

%4

5%

3%

4%

3%

3%

3%

Italie

6%

5%

5%

5%

7%

7%

6%

6%

5%

Autres

18%

18%

16%

20%

16%

12%

13%

14%

15%

Source : Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts et du Tourisme. Des initiatives ont été lancées pour faire du tourisme un vecteur de développement durable et le rendre profitable aux populations d’accueil. Des chartes et des labels ont été adoptés, des voyagistes établissant des codes de conduite à l’intention des voyageurs et se fixant des règles de déontologie. Mais ces déclarations d’intention ne sont pas toujours suivies d’effets. Il y a décalage constant entre l’intention des autorités et les moyens disponibles, ce qui nuit à la crédibilité auprès des opérateurs tant nationaux qu’internationaux. Le modèle de développe-

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ment, appliqué par les institutions financières internationales, place le gouvernement malgache dans la situation paradoxale suivante : d’un côté, faire la promotion du tourisme comme secteur d’exportation porteur de croissance ; de l’autre, réduire son budget et sa capacité d’intervention dans le contexte d’assainissement des finances publiques que commande l’ajustement structurel. Par ailleurs, la création des grandes industries touristiques a un faible impact économique au niveau de la masse. Les flux de capitaux entrants ne sont pas réinvestis sur place, idem pour les bénéfices : cas de l’île de Nosy Be, du Nord de Mahajanga. La question se pose de savoir s’il faut implanter dans le pays un grand tourisme ou un tourisme de masse. Il faut reconnaître que la faible compétitivité et la rentabilité limitée des activités hors transport aérien, en cas d’augmentation des capacités d’hébergement, constituent une menace pour le secteur, tandis qu’un environnement aussi fragile n’autorise pas le tourisme de masse. S’il s’agit d’instaurer un « grand » tourisme, il faut alors développer les hôtels de classe internationale ; s’il s’agit de tourisme de masse, il faut alors développer les routes pour désenclaver les régions. Prenons l’exemple des zones éloignées et isolées qui se distinguent par une flore et une faune endémiques : elles sont réservées aux étrangers, car les touristes nationaux n’ont pas les moyens d’y accéder (nécessité de voiture tout terrain…) B. L’importance de la question environnementale Quant à la problématique de la préservation de l’écologie à Madagascar, largement associée à la biodiversité, elle s’est construite autour du risque de dégradation causé essentiellement par une logique productiviste (pratique du tavy, des feux de brousse…), menaçant ainsi la couverture forestière. Les Nations Unies ont estimé qu’au cours des soixante dernières années, 75% de la

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couverture forestière avait disparu, la dégradation de l’environnement par la destruction des forêts accroissant la vulnérabilité des pauvres en milieu rural. À notre connaissance, le tourisme a peu d’impact sur l’écologie. Ce sont plutôt les grandes entreprises, c’est-à-dire les investisseurs internationaux, les multinationales comme Quitfer (au Sud), Sherritt (à l’Est), qui sont en train de détruire l’écologie malgache par l’exploitation abusive des richesses tant minières que végétatives. Encadré : Madagascar. La biodiversité malgache sacrifiée à la plus grosse mine de nickel du monde À Moramanga, une énorme balafre entaille la forêt primaire. Malgré la biodiversité unique de cette région, la plus grande mine de nickel au monde et un gigantesque pipeline sont en construction, avec un impact irréversible sur l’environnement de l’île. À près de quatre heures de marche d’Andasibe (100 km à l’est d’Antananarivo), bulldozers et ouvriers sont à pied d’œuvre sur le site du pipeline, laissant derrière eux une entaille de 20 mètres de large. Plus bas, la rivière est rouge, polluée par le chantier, située dans la zone humide de Torotorofotsy. À perte de vue, des forêts primaire et secondaire, des montagnes et des torrents. Parfois, les cris surprenants de indri, le plus grand des lémuriens, troublent la quiétude. Madagascar, joyau de la biodiversité mondiale, abrite bon nombre d’espèces uniques : environ 98% des mammifères terrestres, 92% des reptiles et amphibiens et 80% de la flore sont endémiques.

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Ambatovy, le site de la mine, « est en plein cœur de la forêt primaire, pas loin de la future aire protégée décidée par le gouvernement », explique à l’AFP Léon Rajaobelina, vice-président pour Madagascar du groupe américain Conservation International. Pourtant, c’est ici que l’État a autorisé en 2006, via un permis environnemental, la construction de la plus grande mine de nickel au monde par le canadien Sherritt, pour un investissement record dans ce pays très pauvre d’environ quatre milliards de dollars. C’est actuellement l’un des cinq plus gros projets miniers au monde. La mine, construite à Moramanga (20km d’Andasibe), exploitera aussi du cobalt et du sulfate d’ammonium à partir de 2010 et pendant 27 ans. Source : AngolaPress, octobre 2008.

∴ Le développement du secteur du tourisme se révèle être officiellement le deuxième pourvoyeur de devises après la pêche (Bertile, 2005) et le gouvernement actuel considère ce secteur parmi les plus porteurs. Or, il se trouve que le tourisme ne peut guère remplir le rôle économique que les autorités attendent de lui. Si le secteur est appelé à susciter la création des emplois par l’implantation des établissements hôteliers, à stimuler les industries qui lui sont liées, à procurer des ressources annexes, il ne pourra le faire sans l’implantation d’infrastructures en aval. Au lieu de favoriser le développement, ce secteur doit être d’abord développé. Dans le cas de la nécessité de protéger les sites naturels pour préserver le tourisme, cette attitude va à l’encontre de l’économie de survie des groupes de paysans pauvres. Par ailleurs, il semble utile d’évoquer ici les effets pervers de ce type d’activités dans un pays

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pauvre comme Madagascar ; en effet, ces dernières années, on assiste à un essor inquiétant du tourisme sexuel, de la prostitution, de la prostitution des enfants. Pour conclure provisoirement, nous reprenons ici le point de vue d’un sociologue malgache (Ranaivoarison, 2005, p. 132) : « Pour ce qui concerne les impacts de cas concrets constatés à l’échelle des divers écosystèmes de Madagascar, cette soustraitance opérée par l’expert international consiste à déterminer les modalités d’une exclusion des sociétés lignagères de leur équilibre écosystémique naturel pour les intégrer à deux choix alternatifs, soit en les marginalisant via la mendicité sur de petits emplois informels […], soit en les s’expatriant dans un environnement à travers des zones franches, de la prostitution, du petit commerce, du vol ou des crimes. »

RÉFÉrences bibliographiques BASTIAN Georges (1967), Madagascar, étude géographique et économique de Madagascar, Paris , Nathan. BERTILE Wilfrid (2005), « Les disparités de développement entre les îles de l’Océan Indien : freins à l’intégration régionale », in JAUZE Jean-Marie et GUÉBOUL Jean-Louis (sous la dir. de), Inégalités et spatialités dans l’Océan Indien, Paris, L’Harmattan, pp. 271-282. BORNET Bernard (1974), Tourisme et environnement, faut-il souhaiter une concentration ou une déconcentration touristique ?, Aix-en-Provence, Centre des Hautes Études touristiques, Les Cahiers du tourisme (série C, n° 28). CAZES Georges (1984), Tourisme enclavé, tourisme intégré : le grand débat de l’aménagement touristique dans le pays en développement, Centre des Hautes Études touristiques, Les Cahiers du tourisme (série C, n°59). DERRUAU Max (2002), Géographie humaine, Paris, Armand Colin (1re éd. : 1976).

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KNAFOU Rémy et STOCK Mathis (2003), « Tourisme », in LÉVY Jacques et LUSSAULT Michel (sous la dir. de), Dictionnaire de Géographie et de l’Espace des Sociétés, Paris, Belin, p. 931-934. LOZATO-GIOTART Jean-Pierre (2003), Géographie du tourisme. De l’espace consommé à l’espace maîtrisé, Baume-les-Dames, Pearson Éducation. MAFFESOLI Michel (2006), Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris, La Table Ronde. Organisation mondiale du Tourisme (OMT) (2005), Compte satellite du tourisme en Océan indien, Madrid. RANAIVOARISON Guillaume (2005), « Socio-anthropologie des organisations et commerce d’informations à Madagascar », in Actes du Colloque international sur les Sciences sociales, Université d’Antananarivo, Faculté de Droit, d’Economie, de Gestion et de Sociologie, pp. 127-133. SARRASIN Bruno (2007), « Géopolitique du tourisme à Madagascar : de la protection de l’environnement au développement de l’économie », Revue de Géographie et de Géopolitique, n° 127, 4e trimestre, pp. 124-150. STOCK Mathis (sous la dir. de) (2003), Le Tourisme. Acteurs, lieux et enjeux, Paris, Belin.

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COMPTES RENDUS

Martine LEFEUVRE-DÉOTTE, Les Campeurs de la République. 70 ans de vacances utopiques, Paris, Bourin, 2006, 270 p. Fondé à Nice le 31 mars 1937 sur un projet collectif, porté par un réseau d’interconnaissances et marqué par une forte identité, le Groupement des Campeurs universitaires (GCU) a toujours défendu des idéaux d’autogestion et de solidarité, de responsabilité et de bénévolat. L’ouvrage de Martine Lefeuvre-Déotte, rédigé à partir d’une enquête menée en 2004-2005 sur un corpus d’une trentaine de récits de vie et d’une soixantaine de questionnaires, s’interroge sur une réalité sociale spécifique : « celle d’une association centrée sur un unique corps de métier : les “hussards noir” de la République » (p. 15). Le premier chapitre rend hommage aux fondateurs, notamment Albert Taste, Maurice Fontvieille ou Paul Loyer, mutualistes et laïques convaincus, assignant aux loisirs une triple finalité : « se détendre en se délivrant de la fatigue », « se divertir en évitant l’ennui » et « s’épanouir en développant sa personnalité et en échappant à la routine du travail » (p. 24). Le « vrai » campeur doit, dans cette optique, se singulariser du « saucissonneur bruyant, sale, qui laisse ses boîtes de conserves, ses pelures de melons et ses bouteilles vides sur son passage » (p. 64). Le qualificatif figurant dans l’appellation GCU, est-il précisé, ne fait ici référence qu’à un lointain décret, celui du 17 mars 1808, par lequel « Napoléon I° pose le principe que l’enseignement public, dans tout l’Empire, ne peut être confié qu’à l’Université » (p. 25).

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La montée du Front populaire et l’éclosion des mouvements de jeunesse via le scoutisme, les relations nouées entre la MAAIF et la franc-maçonnerie, le désenchantement de la période vichyssoise et l’entrée dans la Résistance, les tensions occasionnées par la souscription à un emprunt obligatoire au début des années 1950 puis la volonté de former une élite et d’ouvrir le Groupement à d’autres milieux constituent quelques moments forts de cette saga. Par la suite, l’ère de la massification s’est accompagnée d’une professionnalisation de la gestion, la décrue des effectifs à partir de 1986 allant de pair avec de nombreuses remises en cause. On évoque ainsi pêle-mêle l’égoïsme, l’indifférence et une réglementation de plus en plus contraignante. Plus préoccupant encore : la rhétorique « gécéusienne » devient pour certains totalement obsolète, sans contenu (p. 230). D’où la nécessité de proposer d’autres modes de fonctionnement : double parrainage et élargissement du recrutement, embauche d’un personnel salarié, installation de résidences mobiles, mise en place d’activités de plein air encadrées par des formateurs diplômés… L’esprit du « don », fort heureusement, semble perdurer, même s’il s’apparente parfois, comme l’avait bien montré Marcel Mauss, à un « cadeau empoisonné ». Si à ce jour le GCU avec ses 50 000 adhérents est propriétaire d’un patrimoine estimé à plus de quarante millions d’euros, on ne doit pas pour autant oublier la valeur du capital dévouement ayant permis d’édifier toutes ces réalisations. Un livre, on l’aura compris, très attachant et qui, par les témoignages recueillis et les archives consultées, nous aide à mieux comprendre l’ « énigme de l’engagement militant » au sein d’une histoire partagée par quatre générations successives. Gilles FERRÉOL Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie, LASA, EA 3189)

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Jean-Michel HOERNER, Géopolitique du tourisme, Paris, Armand Colin, 2008, 200 p. Dans son introduction, l’auteur fait observer que le tourisme apparaît très souvent comme un « fourre-tout », « enfermé soit dans des considérations économiques générales, soit dans une approche de l’imaginaire qui ne le rend guère crédible » (p. 5). Un nouveau regard, débouchant sur une réflexion plus approfondie, est donc nécessaire. Cela suppose notamment que certaines dérives de type « coloniste » puissent être dénoncées, une multitude d’images défilant devant nos yeux comme « celles d’habitants pauvres qui côtoient des visiteurs aisés ou affichant leur supériorité, celles de la prostitution et de la pédophilie, la honte qui en résulte, la détérioration des métiers traditionnels, le renchérissement de l’immobilier aux dépens des classes moyennes locales en voie d’émergence, les effets d’une inflation importée dans le registre des produits de consommation, le sentiment enfin que les pays visités vendent leur âme en même temps que leur peuple » (p. 9). Cinq chapitres structurent l’argumentation. L’accent est d’abord mis sur l’importance de plus en plus grande de la globalisation et des flux migratoires, sur le processus de domination d’une partie du monde sur l’autre et sur le « choc des civilisations » qui peut en découler. Les dimensions interculturelles ou géostratégiques sont ici essentielles. La figure de l’homo festivus est ensuite déclinée et replacée dans un contexte historique de longue période, des panégyries et des grands pèlerinages au thermalisme et aux chaînes hôtelières. Le développement du capitalisme et, plus récemment, des loisirs et du temps libre constitue à cet égard un facteur clé. Beaucoup, portés au-delà de ce qu’ils sont vraiment et succombant à une sorte de « barbarie » ou de « plaisir ostentatoire », semblent alors, pour paraphraser Philip Muray, « enclins à blanchir le présent et à condamner sans appel tous ceux qui oseraient en repérer la pathétique noirceur » (p. 15). A-t-on, par exemple, interrogé des

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touristes qui reviennent du Maroc ? « Savent-ils que 40% de la, population y est analphabète ? » Quant à ceux qui vont en Chine, « se sont-ils souciés des conditions de travail des ouvriers qui fabriquent leurs ordinateurs ou leurs téléphones portables ? » (p. 17). Le poids de l’industrie, des pôles ou des stations touristiques, qu’il s’agisse du chiffre d’affaires, des emplois créés (directs ou induits) ou des revenus générés, est également bien mis en évidence, de même que le rôle majeur dévolu au secteur aérien, de plus en plus confronté à la concurrence et aux contraintes de rentabilité ou de regroupement. En fonction du prix, de la durée du séjour ou de la qualité des prestations offertes, l’heure est à présent à la recherche d’une offre de produits ou d’équipements correspondant à des « niches » ou des « segments de marché » : affaires, agrément, art de vivre, détente, animation sportive… On parle aussi, en se plaçant cette fois dans la mouvance d’un paradigme alternatif, de modalités « durables », « équitables » ou « solidaires », « éthiques » ou « responsables », ces qualificatifs n’étant pas parfois dénués d’ambiguïtés. Si « le tourisme a cessé d’être la passion de quelques-uns pour prendre l’allure d’une invasion de plus en plus prégnante » (p. 25), il est temps, conclut Jean-Michel Hoerner, de promouvoir des relations de partenariat ou de codéveloppement profitables à tous, de sorte que nous ne soyons plus de « simples prédateurs » mais des acteurs engagés œuvrant au « rapprochement des peuples » (p. 185). Gilles FERRÉOL Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie, LASA, EA 3189)


Ridha ABDMOULEH, La Cause écologique en Tunisie : son image, son public, ses atouts et ses handicaps, Sfax, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, 2008, 220 p. La question écologique – qu’il s’agisse par exemple du réchauffement climatique ou de l’exploitation abusive des ressources naturelles, de l’urbanisation anarchique ou de pollutions de toutes sortes, avec leur cortège de victimes confrontées aux maladies, à l’exode ou à la pauvreté – constitue l’une des principales préoccupations de notre époque. Certains auteurs, tels Hans Jonas ou Ulrich Beck, en appellent aux principes de responsabilité et de précaution ; d’autres, à l’instar de Serge Moscovici ou de Michel Serres, plaident pour un « recyclage des cultures », un « nouveau pacte avec la nature » et une refonte de nos attitudes et de nos comportements face à la croissance et au développement, au progrès et à la matérialité. Les pays du Sud, contrairement à une opinion souvent exprimée en Occident, ne sont pas indifférents à ces problèmes et entendent, à leur façon, combattre tous ces fléaux. C’est le cas, en particulier, de la Tunisie. L’ouvrage de Ridha Abdmouleh, prenant appui sur diverses enquêtes par questionnaires menées dans la région de Sfax, s’inscrit dans cette perspective. Le travail proposé se compose de cinq chapitres, regroupés en deux grandes parties. La première porte sur les perceptions de l’environnement. Celui-ci est avant tout considéré par les personnes interrogées comme source de vie, producteur d’authenticité, unifiant la diversité des écosystèmes et imposant respect et admiration. C’est aussi ce qui est associé à la santé ou à la propreté, à une esthétique ou à un devoir civique, plus prosaïquement à une réalité vécue au quotidien au contact de son voisinage immédiat. La dimen-

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sion religieuse, si présente dans la culture arabo-islamique, est également ici une référence essentielle : la terre étant un bien précieux que Dieu a conféré à l’homme, celui-ci se doit de la préserver. Sont alors évoquées, à juste titre, « une dynamique et une complémentarité entre le passé et le présent, la tradition et la modernité, la science et le sacré » (p. 76). La prise de conscience des risques encourus va de pair, dans les nomenclatures populaires, avec la dénonciation d’une industrialisation trop massive, de l’insalubrité de certains lieux, du laisser-aller des autorités, de la mauvaise gestion des déchets ménagers, des méfaits du tourisme ou du capitalisme sauvage. Une fois cet éclairage apporté, place à l’étude des conduites, les actions de sensibilisation mises en place étant jugées plutôt positivement et le degré d’implication dans des associations fluctuant très classiquement selon l’âge, la localisation géographique, le niveau de diplôme, la situation familiale ou la profession. Les plus jeunes, les plus instruits ou ceux qui appartiennent aux classes aisées disposent d’un potentiel protestataire élevé et sont les mieux informés et les plus mobilisés ; à l’inverse, les couches populaires, les moins diplômés, ceux qui vient dans des quartiers défavorisés sont plus enclins à adopter une attitude de retrait, de résignation ou de passivité. Même césure concernant la variable genre, les femmes – soumises à de multiples contraintes et ayant moins de disponibilité – ne pouvant pas se consacrer autant qu’elles le souhaiteraient à la défense de ces idéaux. Si tous ces facteurs interagissent, les composantes d’ordre psychologique – sens de l’altruisme ou de l’abnégation, désir d’autonomie, de s’approprier son propre espace – jouent un rôle non négligeable (p. 165) et peuvent être analysées en termes de « dissonance cognitive » ou de « rationalisation ». Dans La Fin des villes, conclut l’auteur, Chombart de Lauwe faisait observer à juste titre que « celui qui sait lire l’environne-

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ment y découvre la civilisation tout entière », les représentations qui s’y manifestent traduisant le rapport de l’individu à son corps, à son habitat et à son cadre de vie, à la sphère politique et à la société civile. Gilles FERRÉOL Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie, LASA, EA 3189)

Bernard ANDRIEU, Bronzage. Une petite histoire du soleil et de la peau, Paris, CNRS éd., 2008, 128 p. Dès les premières lignes de sa préface, la dermatologue Nadine Pomarède souligne à juste titre que cet ouvrage retrace une « histoire inédite », celle du bronzage, laquelle nous aide à décrypter « les rapports que l’homme a depuis longtemps entretenus avec l’astre solaire, encensé et craint tout à la fois » (p. 7). De nos jours, cette ambivalence est toujours très présente : d’un côté, l’exposition au soleil, « synonyme de vacances et de loisirs », se voit attribuée de nombreuses vertus thérapeutiques en raison de son « action microbicide, cicatrisante, analgésique et stimulative » (p. 44) ; de l’autre, elle comporte des risques et peut entraîner des dégâts, plus ou moins réparables, au niveau du patrimoine génétique de nos cellules, songeons entre autres au vieillissement prématuré ou aux mélanomes. L’étude des mythologies égyptiennes, grecques ou romaines est ici très instructive, de même que celle des cultes aztèques ou nippons. D’Héliopolis à Cuzco, de Déméter et Perséphone à l’Inca Pachacutec ou à la déesse Amaterasu, peur et vénération se succèdent, mettant l’accent tantôt sur des sacrifices ou des punitions,

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tantôt sur des remerciements ou des bienfaits. La relativité des normes en matière esthétique est également bien mise en évidence. La blancheur du visage, par exemple, constitue, dans les représentations qui prédominent du XVI° au XVIII° siècle, la quintessence de la beauté et témoigne, sous le règne de Catherine de Médicis, de la distinction de l’aristocrate, la céruse étant le produit-phare de l’époque. Le regard de l’autre, les expériences de la nudité ou du naturisme (ce que le célèbre géographe Élisée Reclus désignait sous l’appellation de gymnosophie), le fait d’utiliser des crèmes de protection, des gels ou des huiles spécifiques, de porter tel ou tel type de maillot (du bikini au string) sont autant d’éléments à prendre en compte pour saisir cette « métamorphose dermique ». Celle-ci peut être perçue comme un « moyen de changer de peau à moindre frais » (p. 26). On peut y voir toute une gradation, la brûlure apparaissant comme une dérive extrême de la hiérarchie sanitaire contemporaine, si soucieuse de prévention car préoccupée par le fort accroissement des cancers cutanés. La composante socio-économique, qu’il s’agisse du développement des stations balnéaires ou du chiffre d’affaires des industries touristiques ou cosmétologiques et de leurs produits dérivés (du parasol et des lunettes filtrantes aux cures, aux compléments beauté et aux cabines d’UV), pèse par ailleurs fortement. Au total, une contribution bien informée, souvent inédite et qui, plaisamment illustrée, se situe au carrefour de la biologie, de la sociologie et de l’anthropologie. Derrière le « teint hâlé » et le « métissage des couleurs », surgissent en effet de multiples questionnements ayant trait aux codes de bienséance et aux pratiques corporelles, aux processus d’intégration et d’exclusion, à l’affirmation de soi et aux contraintes collectives. Gilles FERRÉOL Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie, LASA, EA 3189) - 146 -

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Olivier CHOVAUX et Charles COUTEL (études réunies par), Éthique et spectacle sportif, 2003, Arras, Artois Presses Université, 144 p. Le spectacle sportif, fait observer Alain Lottin dans une préface très éclairante, a envahi notre vie quotidienne : « La ménagère qui s’active chez elle est subitement transportée, par le biais de la radio, au milieu de l’océan Atlantique et vit en direct l’aventure d’Ellen MacArthur ou de Loïc Perron. Les habitants de Lens ou de Lille qui somnolent sont tirés de leur torpeur vers 22 h 30 par le tintamarre des coups de klaxon qui saluent […] la victoire du Racing ou du LOSC ; le silence, en revanche, est lourd de signification » (p. 7.) Une telle médiatisation ne risque-t-elle pas de pervertir, profondément et durablement, un certain nombre de valeurs éthiques universelles comme celles se rapportant à la fraternité et à la générosité, au partage et à l’abnégation ? La confrontation des points de vue des sociologues, des juristes et des philosophes s’avère, à cet égard, très fructueuse car elle nous invite d’emblée à « dépasser la vision angélique d’un sport aseptisé, à la fois étranger et imperméable à ses conditions d’émergence, de structuration et d’expan­sion », Charles Coutel dénonçant avec brio divers sophismes (dont ceux du « jeunisme » ou de la « mondialisation ») et plaidant pour une réinscription de ces pratiques au sein d’une « civilisation pleinement humaniste » (p. 27). Les contraintes de codification et de régulation, poursuit Didier Deleule, ne peuvent être ici passées sous silence, la figure du juge-arbitre (lequel « veille avec plus ou moins de souplesse à l’application de règles qu’il n’a pas instituées, mais que chacun a […] intériorisées », p. 15) incarnant des principes de contractualisation et d’équité, déjà bien mis en exergue au tout début du XVIIIe siècle par Barbeyrac dans son Traité du jeu.

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La conjonction de facteurs endogènes et de causes plus structurelles attire par ailleurs notre attention sur le renforcement des identités collectives, la sublimation d’enjeux territoriaux ainsi que la montée de comportements partisans, souvent associés à un « patriotisme de métier et de clocher ». L’histoire du football nordiste et des passions qu’il engendre en fournit une belle illustration et nous aide à mieux comprendre ce qui constitue – Olivier Chovaux a raison d’y insister – le « véritable creuset de la nation artésienne » (p. 64). En ce sens, comme le soulignent Jean-Charles Basson et Williams Nuytens, les tribunes des stades ne sont pas coupées du monde mais véhiculent des valeurs emblématiques et des codes de sociabilité, entre « parrainage » et « patronage ». La problématique du dopage, notamment dans le cyclisme ou l’athlétisme, et de la déontologie profes­sionnelle (via les tribulations juridiques suscitées par les affaires Ben Johnson, OMValenciennes ou Festina) font également l’objet d’un examen approfondi de la part de Loïc Sallé et de Manuel Carius. Le célèbre arrêt Bosman et la réforme du financement des transferts, nous rappelle fort opportuné­ment Mathieu Verly, s’inscrivent dans cette perspective. Dans sa conclusion, Manuel Gros réaffirme la nécessité d’une approche pluridisciplinaire prenant en compte « l’opposition paradigmatique entre réalité et virtualité », l’« univers sportif » – est-il argué – étant, comme celui du théâtre, « exagéré, emprunt d’emphase pour être lisible » (p. 136). Un ouvrage, au total, décapant prenant appui sur des contributions solidement étayées. Gilles FERRÉOL Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie, LASA, EA 3189)

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CAHIERS INTERNATIONAUX DU TOURISME Direction Rédacteurs en chef : Anne-Marie Mamontoff, Université de Perpignan Via Domitia Gilles Ferréol, Université de Franche-Comté Directeur de la publication : Alain Sebban, Président du Groupe Vatel et du CirVath Secrétaire de rédaction : Nathalie Brulard, Université de Perpignan Via Domitia Le comité éditorial Deniz AKAGÜL, Université de Lille-I Ahcène AMAROUCHE, Université d’Alger (Algérie) Michel CADÉ, Université de Perpignan Via Domitia Gilles FERRÉOL, Université de Franche-Comté Jean-Michel HOERNER, Université de Perpignan Via Domitia Bernard JOLIBERT, Université de la Réunion Anne-Marie MAMONTOFF, Université de Perpignan Via Domitia Adrian NECULAU, Université de Iasi (Roumanie) Dario PAEZ, Université de San Sebastian (Espagne) Jean-Claude RAMANDIMBIARISON, Université d’Antananarivo (Madagascar) Rudolf REZSOHAZY, Université de Louvain (Belgique) Claude RIVIÈRE, Université Paris V-Sorbonne

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Partenariat La revue est adossée au CirVath (Centre international de Recherche Vatel en Tourisme et en Hôtellerie). Structure générale. Les cahiers internationnaux du tourisme est une revue interdisciplinaire qui accepte : –– des articles en provenance de disciplines diverses, essentiellement des sciences humaines et sociales, qui abordent des problématiques ayant trait au tourisme et aux loisirs ; –– des contributions consacrées expressément à des approches monographiques ou comparatistes émanant de professionnels du tourisme et de l’hôtellerie ; –– des comptes rendus et notes critiques. Contenu La revue comportera un maximum de dix articles par numéro. Ceux-ci peuvent être écrits en français, en anglais et en espagnol, et doivent comprendre un résumé en français, en anglais et en espagnol. Parution La périodicité de la revue est de deux numéros par an. Des numéros spéciaux pourront être proposés ainsi que des numéros à thème. Souscription et abonnement Tarif 2009 (2 n°) : 15 € (7€ pour les étudiants) Chèque à adresser au : CirVath, Institut Vatel, 140 rue Vatel, 30900 NIMES.

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Normes de présentation des manuscrits : La taille des articles doit être comprise entre 30.000 signes et 45.000 signes (espaces compris) en incluant références bibliographiques, annexes, notes, sans compter les résumés en deux langues : français-anglais. Utiliser la police de caractère Times 12, l’interligne continu. L’auteur doit fournir une version informatique au format Word (.doc) à : brulard@univ-perp.fr et deux versions papier à : Nathalie Brulard - Université de Perpignan - Département Tourisme UFR STHI - 1 rue Charles Percier 66000 Perpignan. Indiquer sur une page indépendante le titre, le nom de(s) auteur(s), l’appartenance institutionnelle et les coordonnées (adresse postale complète et adresse e-mail). L’article ne doit pas être signé, de manière à respecter l’anonymat. Références bibliographiques à partir du prochain numéro, la revue adopte le « système Harvard », ce qui implique : –– Utiliser une présentation abrégée dans le texte et les notes : (Vidal, 2001), (Vidal et al., 2001), ou (Vidal, 2001a), (Vidal, 2001b) si deux publications parues la même année sont citées. –– Pour les références bibliographiques en fin d’article, utiliser la présentation suivante : • Ouvrages : BECK, U. 2001. La société du risque, Paris, Aubier. • Articles : BECK, U. 2003. « La société du risque globalisée revue sous l’angle de la menace terroriste », Cahiers Internationaux de Sociologie, n°21, p.27-33. • Ouvrages collectifs cités en totalité : CHANNOUF, A. et PICHEVIN, M-F. (sous la dir. de), 1998. Le pouvoir subliminal : influence non consciente sur le comportement, Lausanne, Delachaux et Niestlé.


• Contribution à un ouvrage collectif : MORIN, M. 2006. « Pour une approche psycho-socio-environnementale des risques sanitaires », dans K. WEISS et D. MARCHAUD (sous la dir. de), Psychologie sociale de l’environnement, Presses Universitaires de Rennes, p. 165-177. Résumés : l’auteur doit fournir un résumé en français, en anglais et en espagnol (ayant au maximum 1000 signes), suivi de 5 motsclés (sans oublier de traduire les mots-clés et le titre). Citations : elles doivent être écrites en caractères romains (et non en italiques), entre guillemets (guillemets français «… » ; à l’intérieur de la traduction si nécessaire entre guillemets anglais“….”). Les notes de bas de page : numérotées en continu. Elles doivent être brêves et peu nombreuses. Une annexe peut être préférable et plus lisible qu’une note trop longue. Les illustrations (cartes, graphiques, photos...) en noir et blanc qui apparaissent dans le texte doivent également être fournies séparément sous forme de fichier Tiff ou Jpeg (haute qualité). Dans la mesure où les normes ne sont pas respectées, l’article est renvoyé à l’auteur pour correction. Sélection des articles Les articles sont soumis anonymement à deux lecteurs qui peuvent : –– Accepter l’article en l’état. –– Demander des modifications mineures. –– Demander une révision importante. Dans ce cas, la nouvelle version est soumise à une autre expertise. Les auteurs sont avisés de la décision dans les meilleurs délais (entre 3 et 6 mois). Les articles ne sont pas retournés et leur contenu engage la seule responsabilité des auteurs.


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Les Cahiers Internationaux du Tourisme Pratiques touristiques, repr茅sentations corporelles et imaginaires sociaux

Publication du Centre International de Recherche Vatel en Tourisme et H么tellerie

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Centre International de Recherche Vatel en Tourisme et H么tellerie Mai 2009


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