Le pic de l'architecture

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MAtièrE Et énErGiE

« Si la durée de vie moyenne de chaque produit circulant dans l’économie humaine pouvait être multipliée par deux, si l’on pouvait recycler deux fois plus de matériaux, si on avait besoin de mobiliser moitié moins de matière pour fabriquer un produit, on pourrait diviser le flux de matière par huit 1. »Voici l’une des (nombreuses) recommandations formulées, il y a plus de quarante ans, par le fameux « rapport Meadows ». Ce cercle vertueux de la matière aiderait aussi notre sobriété énergétique. En effet, la « mise en ordre » des matériaux vers un état final, « apte à un certain usage », réclame une somme de transformaraphaël Ménard tions ; et chaque étape implique consommation d’énerArchitecte et ingénieur gie et production d’externalités environnementales : émissions de gaz à effet de serre, consommation d’eau, pollutions diverses… Il y a une relation sous-jacente entre la matière constructive et l’énergie : les transformations chimiques (par exemple pour filtrer un minerai), la cuisson pour extraire la chaux (avant de faire du ciment), l’énergie mécanique pour un concassage de roches (avant son inclusion dans un béton), etc.

Le piC de L’arChiteCture

énErGiE GriSE (oU énErGiE incorPoréE)

Nous consommons donc une énergie moins palpable que celle de nos usages : l’amortissement de la dette énergétique de l’édification – que nous nommons « énergie grise2 » en rappel de la couleur des matériaux de construction. Préférons cependant le terme d’énergie incorporée, qui correspond à la traduction d’embodied energy et révèle davantage l’idée d’« énergie dans le corps », d’un état cristallisé et irréversible de l’énergie au sein de la matière. Une mémoire en quelque sorte des transformations subies par la matière. Du fait de la mondialisation, une fraction importante des chaînes de transformation se situe hors de nos territoires. Les transferts d’énergie incorporée se lisent alors davantage dans nos volumes de marchandises et de matières importées que dans le décompte de notre consommation énergétique nationale. Il est dommage que nous ne puissions visualiser la géographie de ses transferts : dès le xIxe siècle, Charles-Joseph Minard représentait pourtant déjà de nombreux flux, en mariant avec génie cartographies et diagrammes de Sankey (la largeur de la flèche exprimant l’importance du flux).

PiErrE Et PAUL

Aujourd’hui, comment repère-t-on un bâtiment « durable » ? On scrute d’abord sa performance énergétique… en omettant l’ensemble des externalités engendrées par l’acte même de construction3. Mais quel est réellement le surcoût écologique lié à la complexité constructive permettant a priori l’efficacité en usage ? Dans l’industrie automobile, une voiture hybride est certes plus sobre à l’usage, mais mesure-t-on l’impact d’une plus grande complexité constructive4 ? C’est invisible pour le conducteur, mais le constructeur automobile (et sa cascade de sous-traitants) voit sans doute, lui, sa facture énergétique augmenter. En architecture, les concepteurs sont volontiers friands des derniers vitrages ultrasophistiqués ou des technologies d’enveloppe, vendant une efficacité redoutable, digne de l’anorak que portait jean-Louis Étienne pour une expédition polaire5. Dans le cas d’un bâtiment extrêmement performant, si l’on ne prête pas attention à sa « surconstruction6 », cela peut assurément conduire à un bilan global négatif. Le risque : chercher à trop déshabiller Pierre Usage pour finalement survêtir Paul Construit… Avec une dette certaine : le bâtiment plus performant peut faire payer d’emblée sa vertu.

plus de matière grise

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