Thinking premier chapitre

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Raphaël Granier de Cassagnac

THINKING ETERNITY


Paris Le 9 novembre, je suis sur l’escalator qui descend jusqu’au quai où je prends le train express pour aller au bureau. Mon pouce fait défiler les titres, à la recherche d’un article à lire pendant le trajet. Il est seize heures, je viens de déjeuner avec une amie. Du coin de l’œil : quelqu’un tombe là-bas sur le quai, en se tenant la gorge. Il gesticule, crie, je n’entends rien car la musique est forte dans mes oreilles. L’escalator me rapproche, révélant une vaste portion de la plate-forme. Plusieurs voyageurs s’effondrent, pris de convulsions. Une vapeur verdâtre a envahi le quai et s’élève vers moi. En bas, il y a ce vieil homme qui essaye de remonter. Il me fixe de ses yeux exorbités, tend la main dans ma direction, me tirant de ma stupeur avant que le gaz arrive à ma hauteur. J’inspire un grand coup, bloque ma respiration, relève mon écharpe sur mon nez et me précipite en arrière pour remonter l’escalator, presque vide à cette heure de l’après-midi. Presque, je croise à mi-chemin une jeune femme qui ne saisit pas quand je lui crie de remonter, qui ne s’écarte pas et que je bouscule violemment, pas le choix. À contrecourant, la fin de l’ascension est terrible, j’ai l’impression de ne pas avancer. Je comprends qu’un accident grave est arrivé en bas et qu’il y aura des morts. Alors je puise dans la peur l’énergie qui me fait déboucher dans l’immense salle d’échanges. Je n’en peux plus, je dois respirer, ce que j’essaye de faire lentement, prudemment, en regardant autour de moi. De ma droite s’approche la vapeur verte, plutôt jaune en fait. À travers, j’aperçois des corps allongés sur le sol, l’un d’eux tressaute une dernière fois. J’arrache mes oreillettes. Bon sang, comment m’en sortir ? À gauche, la voie semble dégagée vers la sortie Rambuteau. Je m’élance. Un homme en noir


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devant moi a dû avoir la même idée. Nous courons aussi vite que nous pouvons. Je ne peux ni retenir ma respiration ni essayer de prévenir les quelques voyageurs que nous croisons et qui nous regardent comme si nous étions des voyous. Sous mon écharpe, j’en ai bien l’apparence. Je rattrape l’autre fugitif au portail automatique, il cherche frénétiquement sa carte dans ses poches. Je me sens étrangement proche de lui, pour un instant, nous sommes complices. J’ai encore mon Celloid à la main, je le passe sur le lecteur, le portail s’ouvre, je crie : « Par ici ! » et je passe. Trop vite, il n’a pas le temps de se glisser derrière moi, je l’entends étouffer un cri quand la porte se referme sur lui. Je me retourne pour l’aider, mais je vois que la vapeur remonte vers nous par la sortie Rivoli. Tant pis, je reprends ma respiration et je fonce, m’engouffrer dans le long couloir me séparant de l’escalier qui mène au dehors. Je trouve un instant étrange qu’il n’y ait personne ici et puis je comprends en arrivant aux guichets. Entre l’extérieur et moi, la nappe meurtrière s’étend déjà. Je regarde derrière, elle s’avance aussi dans le couloir. Je suis prisonnier. Je n’en ai plus que pour quelques secondes, assez pour me demander comment le gaz m’a devancé jusqu’ici, la cage d’ascenseur peut-être ? Je remarque le corps du guichetier effondré derrière sa vitre. Un homme surgit du nuage et vient s’écrouler à mes pieds, en perdant du sang par la bouche, le nez, les yeux mêmes. Il reste un espoir, tenter le tout pour le tout. Je sors de mon sac une bouteille d’eau que je vide sur ma tête et j’inspire un grand coup avant que le gaz soit sur moi, l’air pique déjà, je bloque ma respiration, je resserre le nœud de mon écharpe et je m’élance en écarquillant les yeux, au travers du voile jaunâtre, je ne dois pas me tromper. J’enjambe un gros corps, une mère, puis deux autres plus petits, ses enfants, et j’arrive au pied de l’escalier, trente-quatre marches que j’ai comptées des centaines de fois et qui me séparent du dehors, de l’air pur, du moins je l’espère. La tête me brûle, je saute les trois premières, puis les enchaîne deux par deux, trop vite, je trébuche à mi-chemin, une douleur cuisante fuse dans mon tibia. Je continue en boitant et en me retenant de respirer. J’ai l’impression que mes poumons se consument, encore quelques marches, et je serai tiré d’affaire… Enfin, je débouche dans la rue. Je titube, je dois tenir encore un peu, m’extraire des vapeurs assassines qui se diluent autour de moi. Deux


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corps gisent déjà sur le trottoir. Les passants se sont arrêtés, se maintenant à bonne distance, une dizaine de mètres. Certains téléphonent, sûrement pour prévenir les secours, pendant que d’autres me filment. Ils font quelques pas en arrière quand je me dirige vers eux. Je n’en peux plus, dégage mon écharpe humide qui m’empêche de respirer, et j’avale une grande bouffée d’air. Il est glacial, la tête me tourne, je m’effondre. Un courageux est sur moi. Je sens ses mains qui dégagent mon col de chemise, cherchent mon pouls. « Ça va monsieur, que se passe-t-il ? » Si seulement je savais… Je sais juste que j’ai eu de la chance, beaucoup de chance, plus que le vieillard en bas de l’escalator, plus que la jeune femme que j’ai renversée, plus que mon camarade de fuite, plus que le guichetier, plus que la grosse dame avec ses deux enfants. J’ai effroyablement mal au crâne, et aux yeux.

San Francisco Je suis dans mon lit, à paresser en écoutant dans un demi-sommeil un in-flux radiophonique bien calibré : vingt minutes de musique, cinq d’une chronique politique humoristique en direct, suivie des actualités mises en voix à sept heures du matin. Je fixe les arabesques que projette le soleil levant à travers mes rideaux dorés, lorsque le journaliste change soudain de ton, bafouille, nous demande d’attendre quelques instants… « Un accident grave vient d’avoir lieu dans le Muni1, à la station Civic Center. Il semble que le danger n’est pas écarté. Il est demandé à tous les utilisateurs de sortir du métro et aux autres de ne pas y descendre. Nous vous tiendrons informés… » Il n’en faut pas plus pour précipiter mon réveil. Je saute du lit et m’assois devant mon écran universel. Une pression du doigt réveille la session, telle que je l’ai laissée la veille. Je pousse les fenêtres de travail, relègue Artémis en arrière-plan et magnifie ma fenêtre sociale. Certains de mes contacts proches sont déjà là, j’entre en discussion : —  Salut Diane, fais gaffe, t’es à poil ! —  Pardon les mecs, dis-je en enfilant un T-shirt. —  Tout le plaisir est pour nous. 1.  Transport municipal ferroviaire de San Francisco.


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—  Vous avez entendu les infos ? —  Ouais, Kumar est sur place, il se reconnecte dans deux minutes. —  Mary, tu ne prends pas le Muni avant sept heures d’habitude, toi ? —  Pas aujourd’hui, je te raconterai, je ne suis pas seule. Mary, ma meilleure amie, ma confidente ici, depuis mes premières années de fac. À sa mine et à son ton, je devine qu’elle a ramené quelqu’un chez elle. L’idée qu’elle aurait dû se trouver dans le métro au moment de cet accident me pétrifie : un de mes proches y est peut-être. Je réduis ma liste d’amis à Frisco2 et la passe en revue. Quelques-uns sont connectés. Les autres doivent dormir, leur dernière géoloc est @ home. Après tout, je ne connais pas beaucoup de lève-tôt, je suis plus matinale que la plupart de mes collègues. Je leur envoie quand même un ping, pour être avertie du moment où chacun se reconnectera. Kumar apparaît sur nos écrans, pâle et troublé. —  Je ne sais pas ce qui se passe les gars, les flics bloquent tous les accès du Muni et personne ne remonte, ils doivent être tous coincés là-dedans. Il balance une série de photos, des policiers tirant des lignes jaunes à ne pas dépasser, des pompiers en alerte, une foule anonyme et inquiète. Alerte actualité ! Je pense que nous décrochons tous de notre fenêtre sociale. Bon sang, la même chose est en train d’arriver ailleurs, partout en fait : New York, Tokyo, Moscou – un planisphère 3D se peuple de points rouges – Shanghai, Londres, Lagos, Berlin, Paris… Je m’arrête là. Paris, ma ville, où j’ai encore de nombreux amis… ma mère, et surtout mon frère qui passe si souvent par la station des Halles. Je repasse en social et restreins la liste à Paris. Adrian est connecté sur Celloid, je l’appelle. Il ne répond pas.

Planisphère Chacun se souvient d’où il était le 9 novembre, à cet instant précis. Sept heures à San Francisco, Mary dort profondément, fatiguée par une nuit d’étreintes et de jeux passée avec un homme athlétique qu’elle a connu la veille, dans un bar réputé pour ses rencontres omnisexuelles. Elle est réveillée par son réseau social. Kumar s’apprête à descendre 2.  San Francisco, en abrégé.


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dans le Muni à la station Embarcadero. Il s’en faut de quelques minutes pour qu’il ne soit au mauvais endroit au mauvais moment. Huit heures dans le Colorado, le professeur Andreev vient de s’installer à son iDesk pour entamer sa journée de travail. Derrière sa baie vitrée s’étend majestueusement le lac qui reflète la forêt bigarrée par l’automne, baignée par la lumière du soleil levant. Andreev vient de faire un tour dehors : il fait froid et sec, un des derniers beaux jours avant la neige. Une news attire son regard. Comme beaucoup, il passera la journée à suivre les actualités, littéralement incroyables. Dix heures à New York, le conseil exécutif de la compagnie Eternity Incorporated siège au soixante-quinzième étage de la tour Gehry. Dès l’annonce d’une potentielle menace terroriste à la station Times Square, la réunion est ajournée par Liliane Cooper. En se levant de son fauteuil directorial, elle rappelle le slogan de la société qu’elle préside : « Votre avenir est notre devoir ». Maximilian et Angus lui emboîtent le pas. Chacun rejoint son poste pour gérer la situation et comme toujours : analyser les risques et agir en conséquence, pour la survie de l’espèce humaine. Les clients du programme SurvivalTM sont immédiatement sommés de rejoindre leur bunker personnel. Quinze heures dans l’État du Mali, le docteur Sissoko est en pleine inspection d’une ferme de clonage de chèvres. Le propriétaire lui propose d’interrompre l’exercice sur le champ, pour suivre les actualités. Seize heures à Lagos, Olufemi « Buddy » Johnson court pour attraper le métro. Il risque d’être en retard pour la grande prière du soir. Les portes se referment avant qu’il ne les atteigne, en même temps que le gaz commence à se répandre. Seize heures à Paris, la mère d’Adrian Eckard fait les magasins quand les citoyens se pendent soudain aux canaux d’informations. Elle n’apprendra que deux heures plus tard que son fils est dans la station des Halles. À San Francisco, sa fille va bien. Quand à dix-sept heures l’alerte générale retentit dans la brigade touristique du Caire, l’inspecteur Fakreddin mène l’interrogatoire musclé d’un proxénète dont les filles font les poches des clients. Dans la cohue, le suspect réussit à s’échapper. Il n’en sera pas tenu rigueur à l’inspecteur qui obtiendra même une promotion l’année suivante. Dix-huit heures sur les rives du lac Tanganyika, Ambélé l’instituteur arrive tout juste au village de Muzi, au terme d’une journée de marche dans la savane. Il trouve le village en effervescence. Les tablettes


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retransmettent déjà les nouvelles mondiales, via le réseau mobile. Évidemment, les villageois l’interrogent. Ils rient de ces morts ultracivilisés. Eux qui ne possèdent rien, ne risquent rien. Dix-huit heures trente à Téhéran, Angèle Bielinski participe à une conférence internationale de biotechnologies. L’intervenant est interrompu par les exclamations mal contenues des spectateurs connectés qui ne l’écoutaient que d’une oreille distraite. Le congrès s’arrêtera là et Angèle, programmée le lendemain, ne présentera pas les résultats pourtant fort intéressants qu’a obtenus son équipe. Elle ne réussira à avoir des nouvelles de tous ses contacts que vers minuit. Un de ses plus proches collaborateurs est dans le coma. À dix-neuf heures dans la base intereuropéenne de Mascate, l’alerte est bien sûr immédiatement donnée. Le capitaine Juan Schreiber rejoint son Thunderstorm et décolle. En vol de patrouille, il attend un ordre, imaginant le pire : frappe nucléaire sur les États-Fédérés d’Afrique. Mais rien ne se produira. Il reviendra à la base vers vingtdeux heures pour découvrir ce qui s’est passé. Les grandes puissances ont été prises pour cible par une organisation terroriste non identifiée. Vingt heures trente dans le désert indo-pakistanais, Yoko Kobayashi n’apprendra que le lendemain qu’une vague d’attentats particulièrement meurtriers a déferlé sur les principales capitales du monde. Autour du feu, elle est engagée dans une discussion théologique passionnante avec un brahmane. Elle ne prendra pas la peine de regarder son terminal satellite avant de s’endormir. Vingt-trois heures à Hainan, l’île des milliardaires chinois, John Tao dort profondément, exceptionnellement épuisé par les exercices de rééducation de sa nouvelle main cybernétique. Devant la gravité de ce qui est en train de se passer, sa secrétaire prend la liberté de le réveiller. Il passera le reste de la nuit à gérer les répercussions des événements sur les cours de ses sociétés technologiques. Minuit à Kabuchikō, quartier chaud de Tokyo, le docteur Shin Hae-Wan profite comme tous les vendredis soir des soins de Jaruwan, une Thaïlandaise avec qui il commence à prendre ses habitudes. Il a commandé deux heures de massage, avec « happy ending » comme elle dit aux touristes. L’établissement, très professionnel, ne les interrompt pas lorsque la nouvelle de l’attentat pourtant tout proche se répand sur la ville. Shin apprendra le lundi suivant qu’une de ses


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infirmières est alors en transit dans l’immense station souterraine. Il fera une apparition à son enterrement, le jeudi. Deux heures du matin à Melbourne, Ilse Lindbergh commence à peine à s’amuser quand elle perçoit une rumeur, des mouvements sur la piste. Les clubbers se figent, se retirent, il se passe quelque chose. Elle oublie sa cible, une surfeuse blonde, pour sortir de sa poche le dernier Celloid qu’elle s’est procuré le matin même à la convention, et qu’elle a déjà en bonne partie reprogrammé. Elle n’en décrochera qu’à l’aube. Abasourdie, elle aura absorbé l’in-flux le plus terrible qu’elle ait jamais suivi. © Time, base de données « Que faisiez-vous ? »


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