Lazika (Echo Magazine)

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21 FEVRIER 2013

REPORTAGE

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Géorgie

Lazika, la métropole qui


En décembre 2011, le président géorgien Saakachvili avait annoncé la construction d’une ville ultra-moderne de 500’000 habitants. Un an plus tard et les élections perdues, il ne reste de son rêve que quelques bâtiments futuristes construits à la hâte au milieu d’un marais. Un reportage texte et photos de Clément Girardot.

tombe à l’eau


22 Page précédente La marina d’Anaklia et l’hôtel Toison d’Or. Ci-dessous Mémorial pour les victimes du génocide tcherkesse par l’Empire russe. Un café restaurant.

L

e vétuste train de nuit, parti de Tbilissi à 23h05 la veille, arrive en gare de Zougdidi à 7h10. Avec 75’000 habitants, c’est la ville principale de la région de Mingrélie, en Géorgie Occidentale, qui s’étend des rivages de la mer Noire aux cimes enneigées du Caucase. Zougdidi a longtemps été la capitale d’une puissante principauté dont témoigne encore un magnifique palais datant de 1840 mêlant architecture moyenâgeuse européenne et éléments locaux. La Mingrélie est aussi le fief politique du président géorgien, Mikheil Saakachvili. Arrivé au pouvoir en 2004 à la suite de la révolution des roses, il mit un terme au régime corrompu du vétéran soviétique Edouard Chevardnadze. En déplacement à Zougdidi le 4 décembre 2011, il annonce à la surprise générale la création d’une nouvelle ville du nom de Lazika: «D’après mes prévisions, ce sera la deuxième

plus grande ville du pays après Tbilisi (capitale de 1,2 million d’habitants, ndlr.). Elle aura au minimum 500’000 habitants dans 10 ans». Lazika fait référence au royaume éponyme qui dominait cette région au début de l’ère chrétienne. UNE VILLE À LA CAMPAGNE

Mais voilà, le président a perdu les élections législatives en octobre dernier et le nouveau gouvernement a enterré ses rêves de nouvelle ville. La cité en question aurait été construite à 30 kilomètres de là, sur la côte de la mer Noire, à quelques encablures de l’Abkhazie, province de la Géorgie qui a fait sécession à la suite d’une sanglante guerre civile en 1992 et 1993. Le rêve de nombreux Géorgiens et du président est la réintégration de l’ancienne riviera soviétique. La création d’une nouvelle métropole dynamique est vue comme un moyen pacifique

de renforcer l’attractivité de la Géorgie aux yeux des Abkhazes. L’économie chancelante de la petite république séparatiste est sous perfusion du Kremlin, qui a reconnu officiellement l’indépendance de l’Abkhazie à la suite de la guerre russo-géorgienne d’août 2008. Il faut une heure de minibus à travers la campagne pour rejoindre le site. L’habitat est dispersé, les principales cultures sont le maïs et la noix. Au bout de la route, le village d’Anaklia et la côte de la mer Noire. Les petites propriétés se succèdent au long d’une rue principale à la chaussée chaotique. Les habitants se déplacent avec de vieilles voitures soviétiques ou des carrioles tirées par des chevaux. Les cochons et les vaches lézardent sur le talus. Soudain, ces images typiques de la campagne géorgienne cèdent la place à une large avenue bordée de


trottoirs avec des palmiers et des hôtels cinq étoiles. «Il y a quatre ans à peine, il n’y avait rien ici, que du sable», affirme le jeune Gia. Il travaille comme réceptionniste dans l’un des trois hôtels ouverts ici. «En 2008, le village a été détruit par les Russes lors de la guerre, puis on a construit des hôtels et même un pont». Le gouvernement a en effet édifié une immense passerelle piétonnière en bois de 540 mètres reliant Anaklia à la localité de Ganmukhuri, sur la rive nord de la rivière Enguri, dernière commune avant l’Abkhazie. La plage a été aménagée jusqu’aux baraquements militaires géorgiens qui font face aux gardes-frontière russes. Des pelouses, des terrains de beachvolley, un amphithéâtre, des cafés et des parkings forment le «Boulevard de la Liberté». La construction est récente, mais certaines installations se

sont déjà dégradées ou sont mal entretenues. «Saakachvili voulait faire Batoumi partout», affirme le serveur Levan, faisant référence à la principale ville côtière géorgienne, transformée par le président en mini Las Vegas balnéaire. «Maintenant, il veut construire New York sous le nom de Lazika. C’est à 3 km plus au sud». EXISTENCE VIRTUELLE

Du projet Lazika, de nombreux Géorgiens ne connaissent que la vidéo promotionnelle diffusée sur internet au printemps 2012. Un film réalisé par une entreprise chinoise. Une vue du ciel présente la ville en images de synthèse sur fond de musique épique sans oublier le port et le parc d’attractions. Le centre-ville ressemble à Manhattan avec ses gratte-ciels et les banlieues résidentielles à Beverly Hills. Une certaine conception de la mo-

dernité et du développement promu par l’ancien gouvernement est visible à travers un vaste programme de constructions futuristes dans tout le pays. En avril 2012, un numéro du magazine international d’architecture Mark titrait: «Une nouvelle Géorgie: Saa-

Vaches sur le boulevard de Lazika avec le centre administratif de la ville.

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En haut Le pont piétonnier relie Anaklia à Ganmoukhouri.

kachvili reconstruit un pays». Ces bâtiments imposants au design avantgardiste contrastent avec l’architecture géorgienne traditionnelle et les legs déliquescents de la période communiste.

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REPORTAGE

UN CAMP DE VACANCES

Le projet aurait pu buter sur un obstacle bien plus terre-à-terre que l’échec des élections. Cette zone est un immense marais: «Durant les 6000 dernières années, un écosystème s’est développé dans ces marais sans intervention humaine. C’est une zone d’une grande valeur écologique où vit une grande variété d’espèces», explique Rezo Getiashvili de l’ONG CENN (Caucasus environmental NGO network). Les marais proches de La-

zika font partie d’un parc national, mais le gouvernement a fait passer une loi afin de faciliter les activités humaines dans cette zone. «La construction de la ville aurait causé des problèmes environnementaux très graves; elle aurait été très compliquée et extrêmement coûteuse pour des raisons géologiques», note l’expert qui ajoute que les Soviétiques avaient déjà essayé en vain d’assécher ce vaste marécage. Malgré les doutes émis par de nombreuses ONG sur la validité du projet, plusieurs édifices symboliques sont sortis de terre. Ils ont été inaugurés en grande pompe quelques jours avant les élections. Pour les observer, le plus simple est de suivre le bord de mer, puis de prendre un che-

min de terre pour se retrouver sur un grand parking en cailloux. A droite se dresse une statue contemporaine de 33 mètres de haut. Construite sur un ponton au-dessus de la mer, elle devait être le monument marquant la naissance de la nouvelle métropole. En face, le «camp patriotique» d’Anaklia, une sorte de mini-cité Lego avec ses faux remparts multicolores et ses dortoirs bleus et rouges. Durant l’été, il accueille des jeunes Géorgiens et des étrangers invités par le gouvernement à venir s’amuser au plus proche de l’ennemi. Ce camp de vacances a déjà plusieurs années et il voisine dorénavant avec un autre ovni architectural haut de 20 mètres: le bâtiment administratif d’une ville qui ne comp-


te aucun habitant. Avec ses différents niveaux et ses pilotis en métal, il reprend des éléments architecturaux des maisons traditionnelles mingréliennes pour les projeter dans un univers proche de la science-fiction. EN LETTRES GÉANTES

Devant, un boulevard flambant neuf, deux fois trois voies séparées par des palmiers. Les 200 mètres de bitume sont cernés par deux gros ronds-points. Contrairement aux rues du village d’Anaklia, le boulevard est éclairé la nuit, même s’il n’est pas relié au reste du réseau routier. Le centre administratif du futur port a été construit un peu plus au nord, près d’Anaklia: deux édifices blancs de cinq étages surmontés de l’inscription «La-

zika Port» en lettres rouges géantes. Toutes les constructions de Lazika ont été financées par le gouvernement géorgien pour un montant estimé à 18 millions de francs, soit plus que le budget 2012 du ministère de la protection de l’environnement (10 millions de francs). Ces dernières années, Mikheil Saakachvili a multiplié les grands projets toujours plus ambitieux et de moins en moins transparents. En décembre, le coût total du bâtiement du nouveau Parlement inauguré en mai a finalement été rendu public: près de 200 millions de francs pour un immense dôme de verre digne de Star Wars. Un aperçu de la direction architecturale et budgétaire qu’aurait pu prendre la métroClément Girardot pole de Lazika. !

En bas de g. à dr. | Restaurant chinois. | Un café au bord de la plage, un des derniers bâtiments avant la frontière. | Bâtiments administratifs du port de Lazika | Hotel Anaklia. PUBLICITÉ


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