L'art des putains

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Chant I1 Belle Vénus2, ô toi qui présides à l’amour ! Donnestu la mesure de ses plaisirs et de ses délices ! Tu prodigues à tes enfants des biens souverains dès ce monde, et à pleines mains ! Ne sais-tu la noblesse et le bon droit de mon dessein ! À mon chant, veuille alors dispenser tes faveurs et certaine vigueur !… Et que là-dessus l’univers sache tout l’art qu’il faut pour te solliciter ! Que l’on s’avise alors d’une science ô combien considérable : la putasserie ! Je vais à présent l’enseigner. Ah, Dorise3 ! toi qui daignas écouter la constance de mon amour, en amante, sait-on ! vois maintenant comme en des paroles hardies je fais l’instruction des jeunes libertins. Sois bien attentive à ces fort galantes leçons que je dispense aux courtisanes de renom. Mes craintes, déjà prévenues, laissent pourtant redouter que ta modeste candeur ne se révolte contre de telles propositions. Eh bien non, belle Dorise ! ne sois pas effrayée ! car le titre ne présage rien d’un ouvrage à l’abominable substance. Parle plutôt pour moi la marche du temps ! Tous les siècles et toutes les nations se sont rangés aux mêmes avis. Ne voit-on pas dans le monde comme mes dogmes sont observés des gens les plus illustres de l’un et l’autre sexes ? Fasse la providence que l’on ne puisse s’initier à l’obscénité du vice quand on s’en remet à mon autorité4 ! Et que celui qui n’entend rien aux appétits 19


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inflexibles ne me lise point, si ce n’est pour être averti du mal et ainsi l’éviter ! L’imprudent se laisse-t-il très facilement tenter à ses dépens par ignorance ! Je n’entre pas dans le procédé de ces pédants de Lárraga5 et de Galien6, qui étudièrent, l’un, le stupre, l’adultère et l’homicide, et l’autre, l’esquinancie, l’anévrisme et la pléthore, pour à la fin prétendre conjurer tout cela à grand renfort de rosaires et de potions amères. Je ne tâche nullement de flétrir la constance ni la pureté d’un amour entre deux êtres par de longs discours. Je ne souhaite non plus briser les liens de l’Hyménée. Pourvu qu’à l’encolure, on soutienne, robuste et magnanime, son joug, aussi juste que pesant, alors on s’épargnera mes horribles leçons ! Et pourtant, ô Fortune ! que d’embûches sèmes-tu avant qu’on n’y parvienne ! L’âpre argent manque à l’un ; et à l’autre, le consentement d’une autorité ou d’un père sévère à l’excès. Qui saura dispenser assez de force à cet autre, pour endurer éternellement une femme infernale et insolente, qui, sur la foi de la perpétuité du lien, usurpe en tyran le pouvoir despotique de l’homme, en tenant par là sa prudence en mépris ? De combien d’infortunes l’humanité ne serait pas délivrée si l’on révoquait ce contrat sitôt certaines conditions enfreintes ! Ce vice, quoique défendu, se commet de nos jours sans plus se cacher. Combien de soupirs, combien de peines au secret ne consolerait-on dès l’instant que la méfiance pût troubler l’assurance de la possession ! Alors, oui, je donnerais là des leçons bien inutiles ! Mais, puisque le monde se range à ce système, quelle raison aurais-je de craindre d’ériger le mien ? 20


Chant I

Sans doute eût-il mieux valu que le monde me crût et que tout un chacun offrît son amour à l’être adoré, afin de ne jamais vivre avec lui qu’en une alliance sacrée ou une très pure chasteté. Combien de Démosthènes7 chrétiens ont, depuis le pupitre, menacé de leurs foudres l’homme lascif ! Et à quelle fin pourtant ? Le monde aujourd’hui ne laisse pas d’être ce qu’il a toujours été : preuve que leurs arguments n’ont pas suffi. Que l’on me dise ce délit que ma Muse commet en toute innocence, quand, par impuissance à juguler un mal inévitable, elle tâche d’en tempérer la malice fatale ? Si le mal est bel et bien, que la méthode soit bonne au moins, et qu’en bien il se change. Si je pouvais soulager les jeunes libertins de toutes ces folles dépenses, comme ces vers me combleraient de joie ! Combien de patrimoines considérables, aliénés, cédés à vil prix, sont convoités par ces putains insatiables ! Si la douceur de mon chant était à même de rendre au naturel l’effroyable, l’immonde vérole et atteindre à son extirpation, quel exploit serait-ce pour lui ! Ô Muse ! si tu parvenais à éviter tout au moins les scandales de ce mal, dont la première cargaison nous est venue autrefois en Espagne d’un Colomb s’en revenant des Indes, et auquel, par la suite, les Français, à Naples, ont donné leur nom8 !… Si, par extraordinaire, en favorisant la visite au bordel, tu préservais à double tour les alcôves conjugales autant que les chastes puretés virginales ! Ô Chasteté ! haute vertu adorée du Ciel ! n’es-tu pas cependant la ruine de toute espèce car, à la fin, si les oiseaux et les bêtes t’honoraient, nous ferions maigre toute l’année… 21


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Vraiment ! à quoi bon convoiter l’Hyménée ? Une fois échaudés par l’exemple d’autrui, beaucoup l’exècrent avec constance, car les hommes n’ont rien de la tempérance. Ils ne peuvent davantage y prétendre, à moins de contrevenir à leur nature par de très dures et de très rudes peines. Ce serait là une chose bien inhumaine, voire une sauvagerie, un dogme contraire à toute loi naturelle puisqu’il ne saurait se trouver d’homme dans l’humain qui cesserait de l’être ! Par des moyens fort laids et répugnants, on décharge d’une main vile le brutal appétit de ses désirs9. Ce crime sans publicité n’en est pas moins certain. Nul ne s’en exempte, quoique l’on n’en dise rien. D’autres, par imprévoyance, et sans avoir pu opposer résistance au sommeil, se réveillent trempés de certaines complaisances nocturnes : voilà la blancheur de leur chemise de nuit maculée, et la substance vitale (œuvre de vit) dilapidée hors du vase naturel. S’il est impossible d’empêcher ce que la nature, à tort ou à raison, réclame à cor et à cri, que faire ? sinon étouffer la flamme ardente de l’amour ! Si l’on y atteignait, quel bonheur, pardi, serait-ce là ! Il se trouvera quelqu’un pour dénoncer l’impiété de mes douces paroles, s’avisant que l’on y préserve l’honneur des demoiselles. Si l’on modère les dépenses inconsidérées qui font la perte des jeunes débauchés, si la contagion vénérienne est boutée hors des aines embrasées, et si les couches nuptiales sont sauves, alors, dans le futur, d’heureux fruits nous viendront à coup sûr ! L’infâme adultère, quand il sera terrassé, sera dès lors une chose inconnue en Espagne. Le scandale, que le Ciel a toujours honni, n’exposera plus son exemple déplorable aux yeux les plus chastes. 22


Chant I

Quartier, linogravure, 21 x 15 cm, 2007

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Chant I

Il faut bien admettre un moindre mal pour en éviter de plus grands. Ainsi le Colisée profane10, ou bien encore ce cirque imposant où l’on affronte les taureaux intrépides, à cette seule fin de divertir une foule oisive, s’accommodent-ils de mille tripots. Les lois et la politique, dans son indulgence, ont marqué leur tolérance à l’endroit des concubinaires, afin de sauver la couche nuptiale de la compagne11. Des cités illustres magnifient le bordel public en l’abritant sous de hautes toitures. Les vierges chastes comme les matrones vont ainsi par les rues, l’honneur intègre. Qui que tu sois, toi qui trouves du bien à te perdre, ne va pas profaner la grandeur sacrée de la noblesse en sacrilège intrépide12. Que ton oreille lubrique revienne plutôt à mes vers, car se tient là, couché sur papier, un lupanar immonde que j’élève à ta lasciveté. Ne crois pas que ces débauches sont le fruit de mon invention quand c’est de toi que je les tiens13. Je ne t’engage pas à t’y adonner : je brosse seulement tes pratiques. Alors peut-être l’un et l’autre sexes trouveront remède à leur intempérance, s’avisant de l’esprit d’astuce, de fraude et d’impudence que convoquent les uns et les autres afin de se duper tour à tour ! Il se pourrait que la réforme soit enfin à notre portée, et que tous, en connaissance de cause, se craignent et se détestent, dans un monde amendé. Je suis pénétré cependant d’une très sensible contrariété en voyant mon crédit en balance. Ne fais-tu pas de moi, en effet, un fieffé putassier pour les nouvelles que je fournis à propos des putains et de leur art ? Ni l’esprit de justice, ni la réputation dont je jouis ne sauraient pourtant m’attirer cette opinion, qui n’est que le rejeton bâtard de ton humeur satirique et de ton 25


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génie malicieux. Les écrits ne sont davantage l’indice d’un esprit, car, si joyeuse et si dissipée que soit ma Muse, ma conduite est modeste, et ma vie, toute vertu. À ce compte, Virgile et le grand Homère eussent été des hommes atroces, épris de guerre, à tant chanter les armes et les colères14. Nommer la personne ne suppose véritablement non plus l’intimité avec elle. Et de fait, Quinte-Curce15 fut l’historien d’Alexandre sans en avoir jamais vu les traits. Quoi ! Est-il admirable que ma Muse chante un art qui semble des pires qui soient ? On a composé des ouvrages bien plus néfastes, et que tous ont pourtant salués. Tel dispose ainsi sur l’art effroyable de la guerre certains préceptes qui ravageraient la terre entière. L’homme pernicieux que voilà, funeste à l’homme ! Tel autre prétend exercer les mains à fondre le métal des canons, afin d’abattre des hommes par millions comme des alcazars contre quoi le temps ne pourrait rien, dans le fracas d’une artillerie effroyable. Les Princes et les Grands apprennent l’art de répandre le sang d’un homme par un fatal coup d’épée. Ne lit-on pas aussi un certain traité de politiques félonnes destinées à opprimer la liberté du peuple à son insu16 ? Mes délits sont en comparaison bien plus menus17, car je n’incite à aucun ravage, à aucune destruction ni à aucun meurtre épouvantable. Je ne vise qu’à faciliter, par les plus inconcevables des tours, les indispensables et les exquises complaisances de l’amour. Par mon zèle et mon ingéniosité, j’aspire à devenir un autre Tiphys18 et même le nouveau Machiavel de l’art du putanisme. Je n’irai certes pas prétendre que celui-ci soit chose bonne en soi, mais les hommes éminents, ayant pente à cette affaire, l’ont suivi, que je sache ; et quant aux 26


Chant I

frigides, ils s’en sont abstenus : là-dessus, il n’y a point de vertu à se détourner de ce qui déplaît. Certains partent au bagne d’Afrique19 ; d’autres se laissent mener jusqu’à Manille, en exil. Les rustres se feraient arracher un bras plutôt que de céder ce droit. Seules la malice et l’envie ont fait de ce vice le plus grand des forfaits. Et pourtant, combien la sournoiserie, l’ingratitude, la rapine et la tyrannie sont plus redoutables ! Tout cela a bel et bien cours et même s’applaudit de nos jours. C’est par convenance que nous gardons le silence sur ce que nous faisons. On verra une femme mariée proférer mille impiétés plutôt que d’avouer ce qu’elle fait le plus et lui plaît avant tout. Une dame honnête ne juge pas droit en croyant qu’en demeurant froide, tout lui est dès lors permis. Les hommes, de leur côté, ne pensent pas de meilleure façon : on en verra beaucoup se flatter sans vergogne de tuer (l’horrible chose !), et manquer d’audace pour avouer qu’ils ont engendré. On n’a guère trouvé qu’une seule et même manière de faire les hommes. Mais, pour les défaire, combien de tours la mort n’a-t-elle pas inventés ! L’instrument qui les tue d’un coup fort est arboré tel un blason que l’on pend au côté, cependant que l’on dissimule et déshonore l’autre qui les fait. Les hommes, dans leur iniquité, couvrent de lauriers celui qui tue un million de ses frères et vilipendent l’amant des femmes. Le grand Moctezuma, qui sut jouir, au creux des hamacs, des formes ravissantes de trois milliers d’entre elles20, n’est-il meilleur sinon moins méchant que le sauvage Skanderbeg21 qui tua trois milliers d’entre eux de son terrifiant yatagan ! 27


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Fasse que les hommes ne forniquent plus, s’il se peut ! Mais s’il n’est aucun remède, qu’au moins les vices se réduisent à celui-là seul ! Que périssent plutôt les traîtres pleins de fourberie, usurpateurs, ennemis des lois, et voyons si le monde s’en trouve pis ou mieux ! Quant au principe sur lequel je fonde mon art, dirat-on qu’il détruit cela même qu’il enseigne ? Voyez plutôt : j’apprends à ne pas rétribuer la vile besogne de la plus quémandeuse des femmes. Que tous les lurons de Madrid ne se rangent-ils à cette leçon ! Je ferais là sans doute œuvre de charité, car chacun pourrait bientôt s’apercevoir que le putanisme laisse bien du déboire et ne mène à rien qu’à la faim, à l’indigence et à l’abîme. Il n’est qu’un moyen de se défaire à jamais des catins, qui consiste simplement à ne plus les payer. Mille métiers et mille maisons insignes ont disparu sitôt le labeur privé de sa rétribution. Or, si ces femmes voient comme en entrouvrant les jambes, les bourses endurcies s’ouvrent à leur tour et s’attendrissent, ne vont-elles pas plus tôt retrousser leur jupon afin de ramasser l’or avant qu’il ne tombe à terre ? Par honte ou bienséance, ne tâcheront-elles pas de dissimuler sous le drap les traits de leur visage, à l’instar de certains moines très saints ? Que sont les exploits du féroce Massinissa22 sinon d’exécrables attentats ? César, Marius23 et le divin Énée24, qu’étaient-ils hormis d’illustres scélérats ? Il leur en revint pourtant des odes et des louanges que les dieux mêmes ont jalousées, si tant est que cela se puisse. Qui souffrit le plus du terrible Macédonien25 ? Est-ce Roxane, quand, dans sa couche, en Orient, elle en reçut les caresses26 ? La Reine Thalestris qui vint à sa rencontre, afin de s’ébattre avec lui treize nuits 28


Chant I

Chasseresse, linogravure, 15 x 21 cm, 2007

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Chant I

durant27 ? Ou bien Darius28, qu’il dépouilla de son royaume et dont il causa la mort en plus de celle de millions d’autres ? Sera-ce plutôt le gras et l’arrogant Pôros29, qui tomba du faîte de son éléphant, sans plus de forces, ni de royaume, ni de gloire, et ne revit jamais la lumière des étoiles ? À ces hommes et à ces femmes de répondre ! Il y a bien de l’inconsidération à tenir l’amour des femmes chez Alexandre pour une flétrissure à son honneur, et la mort infligée à des milliers d’hommes pour un titre de gloire. Le furieux roi Pierre de Castille scella sa cruauté en tuant don Fadrique, non pas en engrossant la Padilla30. S’il était quelqu’un pour répliquer qu’il eût mieux valu que ma langue se tût, et qu’il est mal que je montre Vénus dans un si simple appareil pour à la fin lui infliger de fort cruels coups de fouet, qu’il sache bien que je n’objecte point contre les lois. Notre esprit, s’il est bien disposé, montre nos Rois tolérer les putains en les désignant d’un manteau d’écarlate, aux États Généraux de Soria31. Les âmes perverses ne laissent rien que toujours elles ne gâtent. Là-dessus, haro sur les courses de taureaux ! sur les pèlerinages dévots et les théâtres, si la comédie n’est rien que dissolution : art d’instruire du moyen d’abuser les cœurs par des préceptes engageants et perfides ! Combien de réputations la Puerta del Sol32 n’a-t-elle pas ruinées ! Combien déplore-t-on de ces scandales qui profanent les églises33 ! Et vraiment, quelqu’un saura-t-il supprimer tout cela ? Il n’est pas extraordinaire qu’à l’instar du navigateur ma plume dresse une carte des écueils, afin que l’ignorant les esquive. L’essor de mon imagination, licencieuse sans 31


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doute, ne surprendra non plus l’homme qui sait goûter l’esprit de plaisanterie, d’invention et de poésie. Celui qui prendrait mon art en mauvaise part en portera la faute, car le nectar et le poison sortent du jus des mêmes fleurs. Le promeneur prudent et le malandrin portent au côté une épée amie, sans que leurs intentions soient de même nature. Est-il chose plus utile que le feu ? Que l’on s’avise pourtant d’incendier des temples et des cités, et il n’est rien que de plus dévastateur. Sans doute craint-on que par mes paroles je ne pervertisse l’âme si tendre des enfants innocents. Ah ! piétés malavisées ! oh toi ! père de famille toujours aux aguets ! et toi, précepteur, dans l’indigence et l’ignorance peut-être ! n’éloignez-vous pas de leur main délicate les ciseaux et les pointes des couteaux, les pistolets et les lames de Tolède, non pas pour ce qu’ils seraient pernicieux en soi, mais de crainte plutôt que ne vienne à blesser ce qui servirait bientôt ? Eh bien, je défends pareillement de communiquer mon art au tout jeune enfant tant qu’il ne sera pas établi dans la vertu. Il convient de bien l’éduquer, sans jamais réduire l’idée contrefaite de vertu à certaines formules vaines et détachées. Une fois instruit, le blondin, comme il se doit, ne trouvera rien à quoi s’offenser ; il ne saura non plus ignorer l’usage qui sied à chacun de ses membres. S’il a quelque pente pour les arts, la peinture lui dévoilera les formes féminines d’Andromède, dévêtue, se débattant34. À l’Académie35, je lui ferai copier la belle Vénus, née de l’art du divin Polyclète36 : elle s’y dévoile sans pudeur, à l’instar du Bacchus d’Aranjuez sur sa barrique, que le ciseau a sculpté rond comme un tonneau. Dans mes vers, on trouvera répugnant le spectacle d’un moine et d’une religieuse se donnant de la joie à 32


Chant I

loisir. Et pourtant, n’est-ce pas plus terrible de contempler l’effroyable et cruelle boucherie commise contre des innocents sur l’ordre d’Hérode37 ou bien le trépas d’Ursule et de son cortège de vierges38, ou encore le renversement de la statue du Sauveur - sacrilège atroce du féroce Iconoclaste39 ? On accorde pourtant de la grandeur et un prix à ces peintures. Pourvu qu’il ne soit ni stupide ni ignorant, comment enseignera-t-on au blondin la philosophie, l’anatomie expérimentale, ou encore la religion, sans qu’il sache rien de tout ce qu’il peut savoir, privé de mon art ? Ô Histoire ! les leçons dont tu nous gratifies sontelles toutes dignes d’exemple ? Ainsi celui qui découvre combien d’hommes furent tués au combat par Achille au casque empanaché, sera-t-il tenu, par aventure, à la même chose ? À tant étudier la Mythologie païenne, n’est-on pas imbu de cette religion impie et réprouvée ? Qui fermera les yeux innocents de l’enfant quand il observe des chiens s’accouplant dans la rue ? Il verra toujours ses parents labourer le lit conjugal, et la nature, en lui, fera toujours son œuvre. Et quoi ! Est-on parvenu à tant de vilenie que la propagation de l’espèce passe maintenant pour un commerce odieux ? C’est pourtant là une nécessité non moins qu’un plaisir. Ne serait-il pas mieux que ce pernicieux trictrac cesse de se faire dans le secret et ainsi ne pousse plus à la honte ! Il n’est en ce monde de plus grand bien que ce bien par où l’on jouit de celle que l’on aime. Aussi n’est-il rien qui suscite plus d’envie chez autrui… C’est la crainte d’être interrompu, et non point un mouvement de honte, qui insinua l’idée de faire la chose en catimini. C’est par méfiance si l’en33


L’ART DES PUTAINS - Moratín

fant se dérobe aux importunités des autres de son âge, afin de manger tout seul le gâteau qu’on lui a donné, sans qu’il en aille là-dessus d’une action méchante en soi. Croyez-moi ! c’est bien la cachette qui excite en nous l’esprit de malice. Sommes-nous rien que troublés à la vue du sein que cette jeune demoiselle dissimule par honnêteté ! Les nourrices, quant à elles, ne nous échauffent point car l’usage et l’appréhension nous en préviennent. Il en va de même avec ces indiennes entièrement nues. Que nul ne se figure que mes vers enseignent le vice car en l’affaire je fais office de miroir et point de comptoir. Mon chant met en garde sans inciter comme au théâtre. C’est ainsi que les Sybarites40 insinuaient le dégoût de l’ivresse : ils soûlaient leurs esclaves afin que leurs fils mesurent bien l’infamie de ce vice. C’est de ta luxure que mes paroles s’inspirent. J’en avais composé de plus sérieux mais tu ne m’as pas écouté. Dont acte : tandis que tu croiras te divertir, je t’abreuverai à ton insu d’une certaine doctrine, sournoise peut-être, puisqu’elle te déplaît au naturel. Aussi que les Juges sévères ne viennent pas, dans leur rigueur, interrompre les accents de ma voix ni ne me condamnent tant qu’il me faille chanter six fois : alors le monde bientôt me saura gré ! Il en est tant qui gaspillent leur temps à putasser sans bien savoir ce qu’ils putassent, parce qu’en l’absence d’un maître ou d’un bon livre, ils n’ont pu s’initier à cet art que j’écris par miséricorde, au nom de l’utilité générale. Que ne puis-je éviter notamment certaines fredaines ! Quand on regorge aujourd’hui de ces méthodistes41 en quête du remède contre les engelures42 et mille autres choses encore, il faudrait que la putas34


Chant I

Trottoir, linogravure, 15 x 21 cm, 2007

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